HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME TROISIÈME — DOMAINES PARTICULIERS DE L'ACTIVITÉ INQUISITORIALE

 

CHAPITRE V. — L'HÉRÉSIE POLITIQUE UTILISÉE PAR L'ÉTAT.

 

 

Les princes séculiers devaient inévitablement suivre l'exemple donné par l'Église et user de l'arme efficace qu'était l'accusation d'hérésie, toutes les fois qu'ils pouvaient imposer leur volonté à l'organisation ecclésiastique.

C'est ainsi qu'après la mort d'Innocent VII, en 1406, alors que l'anarchie régnait à Rome, les Colonna et les Savelli jugèrent que le meilleur moyen de se débarrasser de leur ennemi Basilio Ordelaffi était de faire appel à l'intervention du Saint-Office. A leur instigation, l'Inquisition s'empara d'Ordelaffi et de deux de ses partisans, Matteo et Merenda. Grâce à l'aide de sa fille, Ordelaffi s'évada et fut condamné par contumace. Les autres avouèrent — sans doute après application de la torture — les hérésies qu'on leur imputait, furent livrés au bras séculier et dûment brûlés. On jeta à bas leurs maisons, sur l'emplacement desquelles s'élevèrent plus tard deux autres demeures, dont l'une fut le logis de Michel-Ange et l'autre celui de Salvator Rosa.

Mais les princes séculiers n'attendirent pas jusqu'au XVe siècle pour apprécier le secours qu'offraient l'hérésie et l'Inquisition à la réalisation de leurs desseins. Déjà, cent ans auparavant, les méthodes inquisitoriales avaient suggéré à Philippe le Bel l'idée du plus grand crime qui ait souillé le Moyen-Age : la destruction de l'Ordre des Templiers.

Quand, en 1119, Hugues de Payen, Geoffroi de Saint-Adhémar et leurs sept compagnons se dévouèrent à la pieuse tâche de débarrasser la route de Jérusalem des brigands qui l'infestaient et de permettre ainsi aux pèlerins de voyager en toute sécurité, tandis que, vers la même époque, Raymond du Puy organisait les Pauvres Frères de l'Hôpital de Saint-Jean, ils ouvrirent à l'ardeur belliqueuse et à l'enthousiasme religieux de cette époque une carrière irrésistiblement attrayante. L'étrange combinaison de la vie monastique et de la chevalerie répondait si bien à l'idéal chrétien d'alors que les Ordres Militaires ainsi fondés ne tardèrent pas à compter parmi les plus importantes institutions de l'Europe. En 1128, au concile de Troyes, une Règle élaborée, dit-on, par saint Bernard, fut imposée à Hugues et à ses associés, qui prirent le nom de Pauvres Soldats du Temple. On leur assigna un vêtement blanc, symbole d'innocence, auquel Eugène III ajouta une croix rouge ; leur étendard, Bauséant, mi-partie blanc et noir, et portant comme devise Non nobis Domine, devint bientôt le signe de ralliement de la Chevalerie chrétienne. La Règle, fondée sur celle du sévère Ordre cistercien, était extrêmement dure. Les membres étaient liés par les trois vœux monastiques d'obéissance, de pauvreté et de chasteté ; l'observance de ces vœux était exigée avec la plus grande rigueur dans les statuts de l'Ordre. Le candidat était tenu de demander la permission de devenir à jamais le serf et l'esclave de la « Maison » et on l'avertissait qu'à partir de ce jour il aliénait irrévocablement sa liberté. On lui promettait du pain, de l'eau et les pauvres vêtements de l'Ordre ; si, après sa mort, on trouvait chez lui de l'or ou de l'argent, son corps devait être jeté dans une fosse non consacrée ; s'il était déjà enseveli, on devait l'exhumer. La chasteté était prescrite de façon non moins absolue ; le baiser même d'une mère était interdit.

L'Ordre remplit vite de sa renommée l'Europe entière ; des chevaliers du sang le plus noble, des ducs et des princes renonçaient au monde pour servir le Christ dans ses rangs ; bientôt, à un chapitre général, se trouvèrent réunis trois cents chevaliers, sans compter les Frères servants. Leurs domaines s'agrandissaient sans cesse. On mettait à leur disposition des villes, des villages, des églises et des manoirs ; on faisait parvenir au Grand-Maître, résidant à Jérusalem, les revenus de ces propriétés, ainsi que les aumônes, produits d'une mendicité systématique, dont les agents visitaient les moindres recoins de la Chrétienté. L'Ordre était à peine organisé lorsqu'en 1133 le puissant roi guerrier d'Aragon, Alphonse Ier, surnommé el Batallador et aussi el Emperador — parce que son pouvoir s'étendait sur la Navarre et sur une grande partie de la Castille —, mourut sans enfant, laissant tous ses domaines, par tiers indivis, au Saint-Sépulcre, aux Chevaliers du Temple et à ceux de l'Hôpital. Les volontés du défunt ne furent pas exécutées, mais les chevaliers reçurent de son successeur, Ramiro el Monje, la promesse d'une compensation qui dut leur être accordée en effet. Philippe-Auguste fit preuve d'une libéralité plus pratique : en 1222, il laissa à chacun des deux Ordres deux mille marcs sans condition ; de plus, l'énorme somme de cinquante mille marcs devait leur être versée s'ils entretenaient en service pendant trois ans, dans la Terre-Sainte, trois cents chevaliers. On comprend que les Templiers aient pu, en 1191, acheter à Richard d'Angleterre, au prix de vingt-cinq mille marcs d'argent, l'ile de Chypre, qu'ils vendirent d'ailleurs pour le même prix, l'année suivante, à Gui, roi de Jérusalem. On peut aussi imaginer que ce développement considérable de richesse devait commencer à exciter l'appréhension et l'hostilité. En 1179, au concile de Latran, il s'engagea. entre les prélats et les Ordres Militaires, une âpre querelle dont le résultat fut la publication d'un décret exigeant des Templiers la restitution de toutes les églises et dimes récemment acquises ; en 1186, Urbain III définit la portée de cet ordre en le déclarant applicable aux acquisitions intervenues durant les dix années qui avaient précédé le concile[1].

On voit que les _prélats commençaient déjà à jalouser la nouvelle institution. En fait, l'antagonisme entre les Ordres mendiants et le clergé séculier, dont nous avons rappelé les phases au XIIIe siècle, n'était que la répétition de l'hostilité long 244 temps nourrie à l'égard des Ordres Militaires. Ceux-ci furent, dès le début, les favoris du Saint-Siège, dont la politique tendait à faire de ces chevaliers une milice dépendant uniquement de Rome, instrument docile pour l'extension de l'influence pontificale et pour l'asservissement des églises locales. Aussi furent-ils richement pourvus de privilèges et d'immunités ; on les exempta d'octrois, de dîmes et de taxes de toute sorte ; leurs églises et leurs maisons furent dotées du droit d'asile ; leurs personnes jouirent de l'inviolabilité ecclésiastique ; ils furent affranchis de toute obligation féodale et de toute allégeance, et déclarés justiciables de Rome seule ; les évêques reçurent défense de les excommunier et furent même tenus de déférer à la Curie romaine les innombrables questions soulevées par des querelles locales. En 1255, après la désastreuse croisade de saint Louis, on déclara que les aumônes données à leurs quêteurs emporteraient, pour les donateurs, les indulgences attachées à la Terre Sainte. Bref, les papes ne négligèrent rien pour aider au progrès de l'Ordre et pour l'attacher solidement à la chaire de Saint-Pierre.

Tôt ou tard, une brouille était inévitable entre la hiérarchie séculière et les Ordres Militaires. Les Templiers se plaignaient que les prélats essayassent de les opprimer, de leur imposer des exactions, de recouvrer par des subterfuges divers la juridiction à laquelle la papauté les avait soustraits. On violait leur droit d'asile ; les prêtres faisaient obstacle aux quêtes de leurs gents, retenaient ou interceptaient les legs pieux destinés à l'Ordre. De nombreuses querelles éclataient au sujet des sépultures et des droits afférents, car, jusqu'à la naissance des Ordres Mendiants et même plus tard, c'était chose fréquente, chez les nobles, de demander que leur service funèbre fût célébré au Temple ou à l'Hôpital. Les papes prêtaient toujours l'oreille à ces plaintes et la faveur qu'ils témoignaient aux chevaliers contribuait à aggraver l'animosité des prélats vaincus. Cependant, en l264, une rupture faillit se produire entre la papauté et le Temple. Urbain IV se mit en tête de destituer Etienne de Sissy, Maréchal de l'Ordre et Précepteur d'Apulie, probablement parce que ce personnage avait refusé de seconder la croisade entreprise contre Manfred. A la réception de l'avis l'invitant à résigner son mandat, Sissy répondit audacieusement à Urbain que nul pape n'était encore intervenu dans les affaires intérieures de l'Ordre et qu'il ne se démettrait de ses fonctions qu'entre les mains du Grand-Maître duquel il les tenait. Urbain excommunia l'insolent ; mais Sissy eut l'appui de l'Ordre, irrité que les ressources accumulées pour la guerre en Terre-Sainte servissent à la campagne du pape contre Manfred. L'année suivante, un nouveau pape, Clément IV, leva l'excommunication, mais reprocha vivement aux chevaliers leur ingratitude, en leur faisant observer que la papauté était seule capable de les défendre contre l'hostilité des évêques et des princes ; apparemment, cette hostilité était chose notoire, Pourtant l'Ordre résista et, de concert avec les Hospitaliers et les Cisterciens, refusa de payer une dime à Charles d'Anjou, ce qui n'empêcha pas Clément de lancer nombre de bulles confirmant ou accroissant les prérogatives du Temple[2].

Cet antagonisme des puissances temporelles et spirituelles était sans doute amplement justifié. Si, comme nous l'avons vu, les Ordres Mendiants déchurent rapidement de l'enthousiaste abnégation de Dominique et de François, on ne pouvait guère espérer que le Temple, dont les membres étaient des chevaliers ambitieux et belliqueux, conservât longtemps la dévotion ascétique de ses fondateurs. Dès 1152, le Grand-Maître, Bernard de Tremelai, par son égoïste empressement à s'assurer les dépouilles d'Ascalon, faillit empêcher la prise de cette ville ; puis, en 1172, la sauvage férocité d'Eudes de Saint-Amand, alors Grand-Maître, empêcha la conversion du Roi des Assassins et de tout son peuple, et hâta ainsi la chute du royaume de Jérusalem. Gautier Mapes n'a pas tout à fait tort d'attribuer, â cette occasion, les malheurs des chrétiens d'Orient à la corruption des Ordres Militaires. — Nous avons vu, par la réplique du roi Richard à Foulques de Neuilly, que, vers la fin du siècle, on associait déjà au seul nom de Templier un reproche d'orgueil. En 1207, Innocent III prit l'Ordre à parti dans une épître violemment réprobative. Trop souvent, disait-il, ses apostoliques oreilles étaient troublées par les plaintes que soulevaient les excès des Chevaliers. Désertant la loi de Dieu, scandalisant l'Église, ces hommes, par leur arrogance effrénée, abusent des énormes privilèges dont on les a comblés. Ils donnent leur croix au premier vagabond qui consent â leur payer deux ou trois deniers par an, et ils prétendent que de tels serviteurs peuvent remplir des fonctions ecclésiastiques et être enterrés chrétiennement, alors même qu'ils sont sous le poids de l'excommunication. Ainsi leurrés par le démon, ils leurrent â leur tour les âmes des fidèles. Le pape s'abstient d'insister davantage sur ces désordres et sur d'autres qui mériteraient aux coupables le retrait de leurs prérogatives ; il préfère espérer qu'ils se guériront eux-mêmes de leur perversité.

La violence de ces attaques pontificales s'explique peut-être par le manque de respect des Templiers à l'égard des légats pontificaux, tort auquel il est fait allusion â la fin de l'épître. Mais les accusations ont trait â un abus sur lequel on possède d'autres témoignages concluants. Bien que les statuts de l'Ordre établissent que l'achat direct ou indirect de l'admission constituait le crime de simonie, comportant l'expulsion pour le corrupteur et la dégradation pour le Précepteur complice, on ne saurait douter que nombre de personnages suspects aient réussi, par ces moyens, â s'introduire dans l'Ordre. De plus, les lettres pontificales et les privilèges si libéralement accordés aux Chevaliers étaient abusivement employés pour molester et opprimer les gens avec lesquels ils étaient en contact. En effet, comme ils étaient exclusivement justiciables de la curie romaine, sauf pour le crime d'hérésie, ils se trouvaient â l'abri des poursuites de tous ceux qui ne pouvaient affronter un long voyage et un procès dispendieux et d'issue douteuse. Les maux provoqués par ces abus augmentèrent encore considérablement quand on institua une classe de Frères Servants, par qui les immenses propriétés de l'Ordre étaient cultivées et gérées sans' frais de main-d'œuvre. Des paysans de toute catégorie, agriculteurs, bergers, porchers, manœuvres, domestiques, furent ainsi admis dans l'Ordre et finirent par en constituer les neuf dixièmes ; bien qu'ils se distinguassent par un manteau brun, remplaçant le vêtement blanc des Chevaliers et qu'ils se plaignissent d'être méprisés et opprimés par leurs nobles Frères, ces gens n'en étaient pas moins, dans leurs relations avec le monde extérieur, de véritables membres de l'Ordre, revêtus de l'inviolabilité et jouissant de tous les privilèges qu'apparemment ils ne rendaient pas moins odieux à leur entourage[3].

Ainsi les Chevaliers fournissaient d'amples motifs à l'hostilité extérieure et à l'agitation intestine, bien qu'on doive, semble-t-il, rejeter comme sans fondement l'accusation portée contre eux d'avoir, en 1229, trahi Frédéric II pour les Infidèles, et, en 1250, saint Louis pour le Soudan d'Égypte. Pourtant, Frédéric avait assurément quelque raison d'être mécontent de leur conduite au cours de sa croisade ; il se vengea en les chassant de Sicile en 1229 et en confisquant leurs domaines ; quand il les rappela, peu de temps après, et offrit de leur rendre leurs biens, il en garda cependant une grande partie. Néanmoins, de pieuses libéralités continuaient à accroître la fortune de l'Ordre, bien que les possessions chrétiennes en Orient diminuassent de plus en plus et que le peuple commençât à attribuer ces continuels désastres à la jalousie et à l'animosité existant entre les Ordres rivaux du Temple et de l'Hôpital.

En effet, cette rivalité violente avait abouti, en 1243, à une guerre ouverte en Palestine, à la grande joie de l'Infidèle. On tenta, pour remédier à ce mal, de fondre en une seule institution les deux Ordres et les Chevaliers Teutoniques. Au concile de Lyon, en 1274, Grégoire X s'efforça vainement d'obtenir cette fusion des trois Ordres ; les influences contraires, auxquelles s'ajoutait, disait-on, l'or des Chevaliers, étaient trop puissantes pour ne pas l'emporter.

Les reproches qu'on adressait aux Ordres Militaires n'étaient peut-être pas absolument mérités ; il est bien vrai que leurs querelles et, en général, l'indiscipline des chrétiens en Palestine contribuèrent fort à ruiner le royaume de Jérusalem ; mais la responsabilité véritable de ces désastres incombait plutôt à la papauté.

En envoyant des milliers d'hérétiques entreprendre la croisade à titre de châtiment, on ternissait fatalement l'éclat de ces entreprises. L'enthousiasme de la Chrétienté à lutter contre l'Infidèle se refroidit considérablement quand on vit la papauté employer à sa politique italienne l'argent levé et les vœux prononcés pour la Terre Sainte, et quand on proclama universellement la doctrine qui donnait le pas aux intérêts particuliers du Saint-Siège sur la conquête du Saint-Sépulcre. Puisqu'on pouvait obtenir le salut presque à tout moment, grâce à une courte période de service dans les guerres de la papauté, et cela en des pays peu éloignés, soit sur le Weser, soit en Lombardie, la dévotion qui avait entrainé vers les déserts de Syrie des milliers de chrétiens trouvait un chemin moins raboteux et plus sûr pour gagner le Paradis.

Aussi comprend-on aisément pourquoi, au cours des usurpations de la puissance temporelle au XIIIe siècle, les soldats et l'argent firent défaut pour défendre contre les innombrables hordes de Tartares les conquêtes de Godefroi de Bouillon. De plus, on avait fait de la Terre Sainte une sorte de lieu de déportation où l'on envoyait les malfaiteurs d'Europe, si bien que la colonie latine était presque entièrement composée de mécréants, dont les crimes et les désordres méritaient et appelaient la vengeance du ciel[4].

En 1291, la chute d'Acre chassa définitivement les chrétiens 246 des côtes de Syrie et provoqua par toute l'Europe une explosion de douleur et d'indignation. Dans ce siège désastreux, causé par la perfidie d'une bande de Croisés qui avaient refusé d'observer une trêve, les Hospitaliers récoltèrent plus de gloire que les Templiers. Cependant le Grand-Maître du Temple, Guillaume de Beaujeu, choisi pour diriger la défense, tomba en combattant vaillamment pour la croix. Après la capitulation et le massacre, son successeur, le moine Gaudini, fit voile vers Chypre avec dix Chevaliers, seuls survivants des cinq cents Templiers qui avaient soutenu l'assaut jusqu'au dernier moment. Cette fois encore, le bruit courut, non sans raison, que le désastre était le résultat de querelles entre les Ordres Militaires. Nicolas IV envoya en lutte des lettres aux rois et prélats de la Chrétienté pour leur demander leur avis sur un projet de fusion de ces Ordres, à l'occasion de la croisade qui devait partir à la Saint-Jean de 4293, sous la conduite d'Édouard Ier d'Angleterre. On reçut au moins une réponse approbative, émanant du concile provincial de Salzbourg ; mais Nicolas mourut avant que la nouvelle parvint à Rome. Un long interrègne, suivi de l'élection de l'ermite Pier Morrone, fit ajourner le projet qui fut repris par Boniface VIII, puis négligé et abandonné, sans doute par suite de l'absorbante querelle entre ce pape et Philippe le Bel. L'opinion/publique de l'époque est probablement reflétée avec exactitude dans un traité sur la conquête de la Terre Sainte, adressé à Édouard L'auteur propose que les deux Ordres, auxquels leurs scandaleuses querelles ont valu le mépris de la Chrétienté, soient fondus en un seul et confinés dans leurs domaines d'Orient, qui suffiront à leur entretien ; quant aux revenus de leurs propriétés respectives en Occident, estimés à huit cent mille livres tournois par an, ils seront employés à la croisade. Évidemment, l'idée qu'on pût saisir les biens des Ordres et les utiliser à meilleure fin qu'ils ne faisaient eux-mêmes, se propageait rapidement en pays chrétien.

L'Ordre s'était donc quelque peu discrédité auprès du public lorsque Jacques de Molay fut élu Grand-Maître en 1297, après une violente opposition des partisans de Hugues de Péraud. Quelques années d'ardente lutte pour reprendre pied en Palestine épuisèrent l'énergie et les ressources de l'Ordre. Le Temple se retira à Chypre, ne sortant de son inaction que pour prendre part à de nouvelles querelles qui éclatèrent dans l'île et valurent à Molay les reproches de Boniface VIII. Le pape n'hésita pas à affirmer que ces dissensions avaient causé la perte de la Palestine et que, si l'on n'y mettait un terme, elles feraient perdre à la croix son dernier refuge en Orient. L'exploit accompli ensuite par l'Ordre, bien que non officiel, ne fut pas de nature à lui concilier la faveur du public. Charles de Valois, le mauvais génie de son frère Philippe le Bel et de ses neveux, épousa en 1300 Catherine, petite-fille de Baudouin Il de Constantinople et impératrice titulaire. En 1306, il se mit en tête de faire valoir les droits de sa femme au trône impérial et trouva un auxiliaire docile en Clément V, persuadé que cette tentative, loin d'affaiblir le christianisme en Orient, permettrait, sinon de recouvrer la Palestine, du moins de réduire à l'obéissance l'Église Grecque. Le pape s'efforça donc d'unir les républiques et les princes d'Italie en vue de cette croisade contre des chrétiens. Charles II de Naples entreprit une expédition de concert avec les Templiers. Une flotte fut équipée sous le commandement de Roger, Templier hautement réputé pour son habileté et son audace. Cette flotte s'empara de Thessalonique ; mais, au lieu de poursuivre activement Andronicus II, les Templiers tournèrent leurs armes contre les princes latins de Grèce, ravagèrent cruellement les rivages de la Thrace, et de la Morée et revinrent avec un butin immense, après avoir soulevé des haines qui contribuèrent à leur ruine. Au contraire, les Hospitaliers s'acquirent un nouveau renom comme champions du Christ en conquérant vaillamment, après quatre ans de lutte, l'île de Rhodes, où ils devaient soutenir si longtemps la bannière du christianisme en Orient. En 1306, Clément V manda Molay et Guillaume de Villaret, Grand-Maître des Hospitaliers, pour les consulter au sujet d'une nouvelle croisade et du projet d'union, si souvent débattu et ajourné. Il les priait de voyager dans le plus grand secret possible. Tandis que l'Hospitalier, absorbé par les préparatifs du siège de Rhodes, s'excusait de ne pouvoir venir, Molay fit route en grand équipage. avec une suite de soixante Chevaliers et ne manifesta nullement l'intention de retourner dans son domaine d'Orient. Cette attitude permettait de redouter que les Templiers n'abandonnassent leur mission traditionnelle ; s'il en était ainsi, quels ambitieux desseins les poussaient à transférer en France leur quartier-général ? Les Chevaliers Teutoniques avaient abandonné l'Orient pour se constituer un royaume parmi les païens au nord-est de l'Europe. Les Templiers entretenaient-ils de semblables projets et songeaient-ils à s'établir plus près de Rome ?[5]

Pour que de tels soupçons prissent naissance, il n'était évidemment pas nécessaire qu'ils fussent fondés. Les historiens modernes se sont donné une peine inutile pour attribuer aux Templiers le projet de s'emparer du midi de la France et de l'ériger en royaume indépendant. L'Ordre s'était de bonne heure développé rapidement dans les provinces comprises entre la Garonne et le Rhône ; on a prétendu qu'il était profondément teinté de Catharisme et qu'il entretenait des relations avec les hérétiques cachés dans le pays. Mais ce sont là de pures suppositions sans aucune preuve. Il n'y avait pas trace de Catharisme dans l'Ordre[6] ; d'ailleurs, nous avons vu qu'a cette époque les Cathares de Languedoc avaient été virtuellement exterminés et que l'Inquisition avait conquis ce pays à la monarchie et à l'esprit français. Une telle alliance, loin de fortifier l'Ordre, aurait été pour lui une source de faiblesse, car elle eût soulevé contre les Chevaliers toute l'Europe en armes, et s'il avait existé, à cet égard, l'ombre d'une preuve, Philippe le Bel n'eût pas manqué d'en tirer parti. On ne saurait admettre davantage que les Templiers aient noué des intrigues avec les mécontents que comptait la population orthodoxe du Midi. Jamais Bernard Délicieux et les Carcassais n'auraient eu recours au faible Ferrand de Majorque, s'ils avaient pu appeler à leur aide le puissant Ordre du Temple. Mais cet Ordre, si grand que fût le nombre de ses adhérents, était totalement incapable de mener à bien les ambitieux projets qu'on lui attribue, parce qu'il était morcelé et disséminé à travers l'Europe entière ; l'impossibilité de concentrer ses forces, soit pour l'attaque, soit pour la défense, apparut lorsque les Chevaliers se rendirent presque sans résistance, les uns après les autres, dans les diverses contrées où ils résidaient.

Il s'en fallait d'ailleurs de beaucoup qu'ils fussent aussi nombreux et aussi riches qu'on l'a généralement supposé. Les circonstances dramatiques qui accompagnèrent leur ruine ont enflammé l'imagination des historiens du temps, naturellement portés à exagérer le contraste entre leur prospérité d'hier et leur déchéance du lendemain. Un contemporain anonyme prétend que les Templiers étaient si riches et si puissants que seule l'attaque secrète et soudaine de Philippe le Bel pouvait en venir à bout. Villani, autre contemporain, déclare que leur puissance et leur richesse étaient incalculables. Plus tard, avec le recul du temps, les appréciations grossirent encore. L'abbé Jean de Trittenheim assure que le Temple était le plus riche de tous les Ordres monastiques, non seulement en or et en argent, mais en territoires, en villes, en châteaux situés dans tous les pays de l'Europe. Des écrivains modernes sont allés plus loin en essayant de fournir des chiffres. Maillard de Chambure pense qu'il l'époque de leur ruine les Templiers étaient au nombre de trente mille, jouissant d'un revenu de huit millions de livres tournois. Wilcke estime leur revenu, en monnaie moderne, à vingt millions de thalers et affirme qu'en France même ils pouvaient mettre en campagne une armée de quinze mille cavaliers. Zöckler donne, comme chiffre de leurs revenus, cinquante-quatre millions de francs, et compte vingt mille Chevaliers. Même le scrupuleux Havemann se fait l'écho de l'extravagante légende d'après laquelle ils auraient pu, par la fortune et la puissance, rivaliser avec tous les princes de la Chrétienté ; enfin Schottmüller déclare que la France, à elle seule, comptait quinze mille Frères, et que, dans l'Ordre entier, ils dépassaient le nombre de vingt mille.

Le secret rigoureux qui entourait toutes les affaires de l'Ordre réduit toutes ces appréciations à la valeur de simples conjectures. En ce qui concerne le nombre des Chevaliers, les historiens n'ont pas pris garde que la grande majorité des membres était constituée par les Frères Servants, qui n'étaient pas des guerriers, mais des bergers, des cultivateurs, des domestiques travaillant sur les terres et dans les maisons des Chevaliers, sans guère ajouter à la force effective de ceux-ci. Puisque les Templiers considéraient comme une gloire légitime d'avoir perdu en Palestine, pendant les cent quatre-vingt années de leur existence active, vingt mille de leurs frères, on peut penser qu'A aucun moment leurs cadres ne comportèrent plus de quelques milliers de Chevaliers. Au concile de Vienne, lorsqu'on réclama la dissolution de l'Ordre, on s'appuya sur ce fait que plus de deux mille dépositions de témoins avaient été recueillies ; comme ces dépositions émanaient des prisonniers interrogés en France, en Angleterre, en Espagne, en Italie et en Allemagne, il est clair que le nombre total des Templiers devait être insignifiant en comparaison des chiffres généralement admis. Chypre fut le quartier-général de l'Ordre après la chute d'Acre ; pourtant, lors de l'arrestation en masse, il n'y avait dans l'île que cent dix-huit membres de tout grade. Le nombre restreint des prévenus qui comparurent dans les divers pays est singulièrement peu en rapport avec l'énorme total admis généralement par les chroniqueurs. Un contemporain, ardent partisan de la papauté, exprime la douleur que lui causent les peines justement infligées à quinze mille champions du Christ, ce qui peut passer pour l'estimation approximative du nombre des membres ; si, dans ce total, nous comptons quinze cents Chevaliers, nous serons probablement au-delà plutôt qu'en-deçà de la vérité.

Quant à la fortune de l'Ordre, on possède, par bonheur, quelques témoignages d'où il ressort qu'on a grossièrement exagéré sa richesse. En 1244, Matthieu Paris établit que l'Ordre possédait par toute la Chrétienté neuf mille manoirs, tandis que les Hospitaliers en avaient dix-neuf mille. Le Temple était surtout prospère en Aquitaine ; vers 1300, dans un compte des dîmes payées à Philippe le Bel par la province de Bordeaux, les Templiers sont inscrits pour six mille livres, les Hospitaliers pour une somme égale, alors que les Cisterciens payaient douze mille livres. Les registres d'un receveur royal, en 1293, mentionnent, en Auvergne, quatorze préceptoreries du Temple, payant en tout trois cent quatre-vingt-douze livres, tandis que les préceptoreries de l'Hôpital, au nombre de vingt-quatre, payent trois cent soixante-quatre livres. En 1298, lorsque Boniface VIII réclama le concours des Ordres Militaires pour sa guerre d'extermination contre les Colonna, il fixa la contribution du Temple et celle de l'Hôpital au même chiffre de 10.000 florins, tandis que les Chevaliers teutoniques n'eurent à fournir que 1.000 marcs[7]. Rappelons qu'un historien contemporain estime en tout les revenus annuels des deux principaux Ordres à huit cent mille livres, dont la majeure partie appartenait probablement à l'Hôpital.

Pourtant, la prospérité de l'Ordre était plus que suffisante pour exciter la cupidité des flibustiers royaux ; son pouvoir et ses privilèges étaient assez inquiétants pour éveiller de la méfiance dans l'esprit d'un despote moins soupçonneux que Philippe le Bel. On a mis en avant beaucoup d'ingénieuses théories pour expliquer l'acte de Philippe ; mais c'est se donner une peine bien superflue. Dans la querelle avec Boniface VIII, bien que les Templiers fussent accusés d'envoyer secrètement de l'argent à Rome au mépris des prohibitions royales, ils soutinrent la cause de Philippe et signèrent un acte approuvant et confirmant l'assemblée du Louvre, où, en juin 1303, Boniface fut formellement accusé d'hérésie, en même temps qu'on faisait appel à un futur concile pour résoudre la question. Entre le roi et les Templiers l'entente était, d'ailleurs, si cordiale que des lettres royales du 10 juillet 1303 montrent que la perception de tous les revenus royaux dans la France entière était confiée à Hugues de Péraud, Visiteur de l'Ordre en France, qui avait failli être élu Grand Maître. En juin 1304, Philippe confirma tous les privilèges des Templiers et, en octobre, il lança une Ordonnance leur accordant de nouvelles prérogatives et reconnaissant leurs mérites en termes chaleureux. En 1229, ils lui prêtèrent l'énorme somme de cinq cent mille livres pour le douaire de sa sœur. En 1306 même, quand Hugues de Péraud eut perdu deux mille marcs d'argent lors de la frauduleuse disparition des banquiers florentins Tommaso et Vanno Mozzi, Philippe intervint promptement et exigea d'Aimon, abbé de Saint Antoine, qui s'était porté garant de la bonne foi des banquiers, la restitution de la somme. Lorsque, dans ses graves embarras financiers, le roi altéra les monnaies au point de provoquer une émeute à Paris, ce fut au Temple qu'il se réfugia, ce furent les Templiers qui le défendirent contre les assauts de la foule. Mais ces obligations mêmes devaient peser désagréablement à un monarque avide d'absolutisme, hostile aux institutions féodales qu'il travaillait à confisquer à son profit. Sans doute, le Temple n'était pas assez fort pour arracher à la monarchie certaines provinces et les ériger en principauté indépendante ; mais il pouvait, à un moment quelconque, devenir un danger grave au cours de la lutte engagée contre les grands-feudataires qu'une communauté de sympathies et d'intérêts unissait aux Chevaliers.

Philippe s'attachait à réduire ces seigneurs à l'obéissance en étendant la juridiction royale ; or, les Templiers n'étaient soumis à aucune juridiction autre que celle du Saint-Siège. Ils n'étaient pas les sujets du roi ; ils ne lui devaient ni obéissance ni allégeance ; Philippe ne pouvait exiger d'eux le service militaire comme il l'exigeait de ses évêques ; en revanche, ils avaient le droit de déclarer la guerre et de conclure la paix, pour leur propre compte, sans encourir de responsabilité envers personne ; ils étaient revêtus de toute l'inviolabilité personnelle des ecclésiastiques, et le roi ne possédait contre eux aucun des moyens de coercition dont il disposait à l'égard du clergé gallican. Ils étaient exempts de toutes taxes, octrois et douanes ; leurs domaines ne contribuaient en rien aux revenus de l'État ; le roi pouvait seulement arracher au pape la concession d'une (lime. Alors qu'ils étaient ainsi, en toute chose, indépendants du pouvoir civil, les Chevaliers étaient tenus par leurs statuts à l'obéissance aveugle et passive envers leurs propres supérieurs. L'ordre du Maître était l'ordre de Dieu ; nul membre ne pouvait fermer à clef un sac ou une malle, se baigner ou se faire saigner, ouvrir même une lettre d'un parent sans la permission de son Commandeur ; toute désobéissance entrainait la perte de l'habit et l'emprisonnement dans les chaînes, avec toutes les irrévocables incapacités attachées à cette peine. Il est vrai qu'en 1295 des symptômes de turbulence se manifestèrent au sein de l'Ordre ; il fallut que Boniface VIII intervint pour contraindre les Frères à se soumettre à leur Maître ; mais ces troubles s'étaient apaisés ; dans les rangs des Chevaliers, la discipline était une obligation religieuse plus stricte encore que l'allégeance du vassal à son suzerain. Cette congrégation de guerriers était une anomalie au milieu de l'organisation féodale ; aussi, lorsque les Templiers semblèrent renoncer à leur rôle militaire en Orient, Philippe, considérant leur richesse et le nombre de leurs membres en France, devait voir en eux un obstacle éventuel à ses desseins absolutistes et songer à se débarrasser d'eux dès qu'il le pourrait. Au début de son règne, il avait cherché à mettre un terme aux perpétuelles acquisitions des Ordres religieux et des Templiers, qui faisaient tomber en main morte un nombre toujours croissant de domaines ; l'insuccès même de ses efforts sur ce point devait avoir fortifié en lui le sentiment du danger qui naissait de là. Si l'on demande pourquoi il s'attaqua aux Templiers plutôt qu'aux Hospitaliers, la raison en est peut-être que le Temple était le plus faible des deux Ordres, d'autant plus que le mystère dont il entourait ses rites l'avait exposé, depuis longtemps, aux suspicions et à la malignité populaire[8].

Walsingham pense que le dessein de Philippe, en attaquant les Templiers, était d'obtenir pour un de ses fils cadets le titre de Roi de Jérusalem, avec, comme apanage, les domaines du Temple. Un tel projet cadrait parfaitement avec les idées du temps, et eût eu pour résultat de précipiter de nouveau l'Europe contre la Syrie. Ce- fut peut-être là, en effet, une des raisons initiales, car la candidature de Philippe le Long au titre de Roi de Jérusalem fut posée et discutée au concile de Vienne ; mais il est évident que nul souverain étranger n'aurait permis que, sur ses domines, les possessions des Templiers passassent aux mains d'un membre de l'ambitieuse maison Capétienne.

En vérité, pour expliquer l'action de Philippe, il est peu utile de chercher des raisons autres que financières. Le roi était désespérément à court d'argent pour parer aux continuelles et écrasantes dépenses de sa longue guerre contre les Flamands. Il avait imposé de si lourdes taxes que certains de ses sujets se révoltaient et que d'autres étaient sur le point d'en faire autant. Il avait altéré les monnaies au point de mériter le surnom de Faux-monnayeur. Il ne lui restait que peu de ressources — et encore moins de scrupules. Le flot des confiscations dans le Languedoc commençait à tarir ; d'autre part, les sommes énormes que ces confiscations avaient fournies au trésor royal pendant plus d'un demi-siècle, enseignaient le profit d'une habile campagne contre l'hérésie. Philippe venait précisément de mener à bien une opération financière analogue à celle qu'il tillait tenter contre les Templiers : il avait arrêté tous les Juifs du royaume, les avait dépouillés de leurs biens et bannis ensuite sous peine de mort. Un mémoire touchant des projets à l'étude, conservé encore aujourd'hui dans le Trésor des Chartes, montre qu'il comptait bénéficier de même des biens confisqués aux Templiers. Malheureusement pour lui, comme nous le verrons, it ne prenait pas garde que ces biens, en tant que propriétés ecclésiastiques, étaient soumis aux droits imprescriptibles de l'Église,

L'histoire de Squin de Florian, Templier renégat, et de Noffo Dei, méchant Florentin, qui, tous deux condamnés à mort, auraient sauvé leur tête en machinant les accusations contre les Chevaliers, est probablement une invention due à l'imagination d'un chroniqueur et reproduite sans critique par beaucoup d'autres[9]. Une intervention de ce genre était d'ailleurs absolument superflue. L'étrange mystère dont les Templiers couvraient leurs affaires intérieures aiguillonnait naturellement la curiosité et les soupçons du peuple. Seul de tous les Ordres religieux, le Temple célébrait dans l'intimité la plus stricte le cérémonial d'admission ; les chapitres se tenaient au point du jour dans une salle dont les portes étaient rigoureusement gardées ; nul de ceux qui avaient pris part à la cérémonie ne devait parler de ce qui s'était passé, même à un autre Templier étranger au chapitre, sous peine d'encourir la plus lourde peine, l'expulsion. Il était inévitable que ces pratiques donnassent naissance à des racontars et à des calomnies, expliquant le mystère par des rites infâmes qu'il était impossible de célébrer au grand jour. Les Templiers eurent beaucoup à souffrir de ces soupçons. Quand les juges demandèrent à Humbert Blanc, Précepteur d'Auvergne, pourquoi, s'ils n'avaient rien à cacher, les Frères observaient ainsi le secret, il ne put que répondre : « par sottise ». Aussi rapportait-on communément que le néophyte était tenu de baiser le c.. de son précepteur, fable que les Hospitaliers se firent un plaisir de propager. Après cela, on comprend sans peine que le public attribuât à l'Ordre le vice de sodomie ; c'était d'ailleurs un vice très répandu au moyen âge, auquel les communautés religieuses étaient particulièrement sujettes. Peu auparavant, en 1202, un scandale de ce genre avait provoqué le bannissement de plusieurs profésseurs et théologiens de l'Université de Paris. De plus sombres rumeurs avaient cours aussi, relatives à des pratiques anti-chrétiennes introduites dans l'Ordre par un Grand Maître qui, prisonnier du Soudan de Babylone, avait obtenu sa liberté en promettant de rendre ces pratiques obligatoires. On contait encore cette légende : Aux premiers temps de l'Ordre, deux Templiers chevauchaient une même monture dans une bataille, au-delà des mers. Celui qui se tenait en avant se recommanda au Christ et fut grièvement blessé ; l'autre se recommanda à celui qui pouvait le mieux le secourir et resta sauf. Ce dernier était, disait-on, le démon dissimulé sous la forme humaine ; il annonça à son camarade blessé que, s'il voulait croire en lui, l'Ordre grandirait en prospérité et en puissance. Le Templier se laissa séduire et, de ce jour, l'erreur et l'impiété envahirent l'Ordre. Nous avons vu avec quelle facilité ces histoires trouvaient accès auprès des esprits sans critique du moyen Age, comment elles s'amplifiaient et se paraient des plus fantastiques détails. La mentalité publique était mûre pour ajouter foi à tout ce qu'on lui raconterait sur les Templiers : une étincelle devait suffire pour allumer l'incendie[10].

Les ministres et les agents de Philippe, Guillaume de Nogaret, Guillaume de Plaisian, Renaud de Roye et Enguerrand de Marigny, étaient parfaitement capables d'apprécier l'occasion qui s'offrait d'enrichir le trésor royal ; ils ne devaient pas être en peine de trouver des témoignages permettant de dresser une formidable liste d'accusations, car nous avons vu combien il fut facile de prouver, à l'aide de témoins d'apparence respectable, que Boniface VIII était coupable de crimes non moins affreux. En l'espèce, la tâche était encore plus aisée. Les Templiers ne pouvaient avoir échappé à la démoralisation générale dont étaient entachés les Ordres monastiques ; il devait y avoir nécessairement parmi eux nombre d'aventuriers sans scrupules, prêts à commettre tout crime qui pût leur procurer quelque profit. De plus, beaucoup d'anciens membres, expulsés pour leurs méfaits, n'avaient rien à perdre en satisfaisant leurs rancunes. Il y avait aussi des apostats en rupture de ban qui, s'ils étaient pris, étaient passibles d'emprisonnement ; il y avait enfin une multitude de ribauds infâmes, toujours à la disposition des agents royaux pour fournir, sur n'importe quoi, les témoignages demandés. Ces témoignages furent réunis sans bruit par Guillaume de Nogaret et conservés, dans le plus grand secret, à Corbeil, sous la garde du Dominicain Humbert. L'hérésie était naturellement l'accusation la plus importante et celle qu'il y avait le plus d'intérêt à produire. Sur ce chapitre, l'Inquisition était un auxiliaire infaillible pour obtenir la condamnation souhaitée. La rumeur publique, quel qu'en fût l'interprète, devait suffire à justifier l'arrestation et la mise en jugement ; le procès engagé, il était bien rare que la procédure inquisitoriale n'arrachât pas à la fin des preuves de la culpabilité. Une fois l'affaire décidée en haut lieu, l'issue fatale ne pouvait être douteuse : la condamnation des accusés était inévitable.

Pourtant, le succès de l'entreprise dépendait du bon vouloir de Clément V ; en effet, les tribunaux d'Inquisition, qu'il s'agit du Saint-Office ou de l'Inquisition épiscopale, étaient sous le contrôle du pape ; d'autre part, l'opinion publique réclamait que les Templiers français ne fussent pas seuls reconnus coupables, et que les membres étrangers subissent, eux aussi, la peine de leurs crimes. Pour que Philippe pût jouir des confiscations qu'il se promettait en France, il fallait que des mesures semblables fussent édictées par toute l'Europe, et, pour cela, la coopération du Saint-Siège était indispensable. Clément déclara plus tard que Philippe lui avait communiqué son projet dans tous ses détails avant son couronnement à Lyon, le 14 novembre 1305[11] ; mais, en cette affaire, les diverses bulles papales sont entachées de tant de mensonges qu'on ne peut guère faire fond sur ce qu'elles affirment. Assurément, les propos malveillants et diffamatoires qui couraient sur l'Ordre purent faire l'objet de quelque entretien ; mais Clément ne mérite probablement pas le reproche que lui ont adressé certains historiens, d'avoir voulu simplement leurrer Molay et Villaret, lorsqu'il les convoqua en 1306. Il me semble plus raisonnable de croire qu'en cette circonstance il agit de bonne foi et que ce fut Molay lui-même qui, par son imprudence, en donnant à croire qu'il s'établissait en France à titre permanent, excita les soupçons et la cupidité du roi et transforma en une action décisive ce qui, jusqu'alors, n'avait été qu'un vague projet[12].

Si cette opinion est justifiée, Philippe ne fut pas long à mûrir son dessein et ses agents se montrèrent actifs à recueillir les éléments de l'accusation. Au cours de son entrevue avec Clément, à Poitiers, au printemps de 1307, Philippe essaya vainement d'obtenir la condamnation de la mémoire de Boniface VIII ; ayant échoué de ce côté, il abandonna provisoirement cette affaire et mit en avant des charges contre les Templiers, mais sans résultat immédiat. Clément manda Molay, qui se présenta en compagnie de Raimbaud de Caron, Précepteur de Chypre, de Geoffroi de Jonneville, Précepteur d'Aquitaine et Poitou, et d'Hugues de Péraud, Visiteur de France, les trois principaux officiers de l'Ordre alors présents dans le royaume. On leur communiqua les accusations dans toute leur hideur. Clément eut, par la suite, l'audace de déclarer, à la face de l'Europe, que Molay, avant l'arrestation, lui avait avoué la vérité de ces allégations, en présence des Chevaliers ses subordonnés et de divers ecclésiastiques et laies ; mais c'est là un abominable mensonge. Les Templiers revinrent à Paris, évidemment délivrés de toute inquiétude, et persuadés qu'ils s'étaient complètement justifiés. Même Molay, la veille de son arrestation, le 12 octobre, eut l'honneur de tenir un des cordons du poêle aux obsèques de Catherine, femme de Charles de Valois, honneur qu'on lui avait assurément rendu pour lui laisser croire qu'il n'avait rien à craindre. Bien plus, le 24 août, Clément avait écrit à Philippe pour l'engager à conclure la paix avec l'Angleterre ; dans sa lettre, il faisait allusion aux accusations portées par le roi contre les Templiers dans leurs entretiens à Lyon et à Poitiers, et aux représentations faites à ce sujet par les agents du roi. Les griefs, disait-il, lui semblaient incroyables et impossibles ; mais Molay et les principaux officiers de l'Ordre s'étaient plaints de ces injurieuses dénonciations, avaient à plusieurs reprises réclamé une enquête et offert de se soumettre aux plus sévères châtiments si leur culpabilité était reconnue ; en conséquence, Clément, d'après l'avis de ses cardinaux, se proposait d'entamer, dès son retour à Poitiers, l'enquête demandée, en vue de laquelle il priait le roi de lui transmettre les documents en sa possession.

Il est évident que, jusqu'alors, Clément était peu ému et qu'il &efforçait, dans la mesure de son courage, d'enterrer l'affaire. Mais Philippe avait sous la main toutes les ressources nécessaires pour atteindre son but, et il était sûr que si l'Église se trouvait mêlée à la partie, Clément ne pourrait plus songer A refuser son concours. L'Inquisiteur de France, Guillaume de Paris, était en même temps chapelain du roi : on pouvait donc compter sur lui. Ce personnage avait, de par ses fonctions, le devoir de prendre connaissance de toute accusation d'hérésie et de requérir l'assistance du pouvoir séculier ; d'autre part, sa redoutable autorité l'élevait au-dessus de toutes les immunités spéciales et de l'inviolabilité personnelle des membres de l'Ordre. Des témoins dignes de foi dénonçaient les Templiers comme hérétiques : Frère Guillaume ne fit donc que se conformer strictement à la loi en sommant Philippe d'arrêter les Chevaliers qui se trouvaient sur son territoire et de les faire comparaitre devant le tribunal de l'Inquisition.

Le secret et l'unité d'action étaient les conditions nécessaires du succès. Philippe, dès qu'il eut vu, par la lettre de Clément, qu'il ne pouvait compter sur la coopération immédiate du pape, agit par lui-même sans perdre un instant. Il soutint toujours que toutes ses décisions avaient été prises sur l'ordre de l'inquisiteur, et, pour justifier sa hâte, prétendit que les Chevaliers réunissaient leurs trésors et se préparaient à la fuite. Le 14 septembre, des lettres royales furent envoyées aux divers représentants du roi sur toute l'étendue de la France, ordonnant, à la réquisition de Frère Guillaume, l'arrestation simultanée, le 43 octobre, de tous les membres de l'Ordre et la mise sous séquestre de tous leurs biens. Le 20 septembre, Frère Guillaume adressa aux inquisiteurs et aux prieurs, sous-prieurs et lecteurs dominicains une circulaire leur donnant mandat pour agir et énumérant les crimes des Templiers, crimes qui suffisaient, selon lui, pour ébranler la terre et bouleverser les éléments. Il avait, disait-il, examiné les témoignages et réclamé l'assistance du roi ; il ajoutait adroitement que le pape était informé des accusations portées contre les Chevaliers. Les instructions royales ordonnaient que les Templiers arrêtés fussent rigoureusement isolés ; ils devaient comparaître un à un devant les commissaires inquisitoriaux ; on leur donnerait lecture des chefs d'accusation ; on leur promettrait le pardon s'ils voulaient confesser la vérité et revenir à l'Église ; on les avertirait qu'en cas de refus, ils seraient mis à mort, et l'on n'épargnerait pas la torture pour obtenir les aveux. Les dépositions ainsi recueillies seraient transmises d'urgence au roi, sous le sceau des inquisiteurs. Tous les biens des Templiers seraient mis sous séquestre et soigneusement inventoriés. En procédant à une mesure qui devait soulever une si vive émotion, il fallait, dès l'abord, pouvoir la justifier en alléguant les premiers aveux des inculpés. A cet effet, on ne négligerait rien, promesses, menaces ou violences, pour arriver au résultat souhaité[13].

Tout cela était strictement conforme à la pratique inquisitoriale ; le résultat répondit à l'attente du roi. Grâce à l'habileté de Guillaume de Nogaret, à qui fut confiée la conduite de toute l'affaire, les arrestations furent opérées, par tout le royaume, le 13 octobre, au lever du soleil ; peu de Templiers réussirent à fuir. Nogaret lui-même prit possession du Temple de Paris où furent arrêtés environ cent quarante Templiers, parmi lesquels Molay et ses principaux officiers. Le trésor de l'Ordre tomba entre les mains du roi. De nombreux indices avaient annoncé cette catastrophe ; mais les Templiers connaissaient mal l'audace de Philippe et n'avaient fait aucun préparatif pour détourner le coup. Ils se trouvaient désormais désarmés, au pouvoir de l'impitoyable tribunal qui saurait à son gré leur arracher des aveux de culpabilité et les livrer au mépris et à l'exécration du genre humain.

Le premier soin de Philippe fut de s'assurer l'appui de l'opinion publique et de calmer l'agitation causée par cet événement inattendu. Le lendemain, samedi 14 octobre, les maitres de l'Université et les chanoines de la cathédrale furent convoqués à Notre-Dame, où Guillaume de Nogaret, le Prévôt de Paris et d'autres fonctionnaires royaux firent l'exposé des crimes dont les Templiers étaient accusés. Le jour suivant, dimanche 45, le peuple fut invité à se réunir dans le jardin du palais royal, où les Dominicains et les orateurs royaux lui expliquèrent l'affaire ; des mesures analogues furent adoptées par tout le royaume. Le lundi 16, des lettres royales furent envoyées à tous les princes de la Chrétienté, pour annoncer la découverte de l'hérésie des Templiers et presser les princes de seconder le roi dans la défense de la foi, en se conformant à son exemple. Aussitôt après, l'Inquisition se mit diligemment 262 à l'œuvre. Du 19 octobre au 24 novembre, Frère Guillaume et ses auxiliaires s'occupèrent à enregistrer les confessions de cent trente-huit prisonniers arrêtés au Temple ; les moyens employés étaient si efficaces que tous, sauf trois, reconnurent au moins quelques-unes des charges. Ce qu'étaient ces moyens, les procès-verbaux s'abstiennent naturellement de l'indiquer, var nous savons que la confession officielle était toujours rédigée au sortir de la chambre de torture et que la victime était tenue de jurer qu'elle avouait librement et sans contrainte, sans crainte ni violence, bien que le malheureux sût que, s'il rétractait ce qu'il avait dit ou promis de dire sur la roue, il s'exposait à une nouvelle torture, ou au bûcher, comme hérétique relaps. Les mêmes scènes se répétèrent sur toute l'étendue de la France, où les mandataires de Frère Guillaume, et parfois Frère Guillaume en personne, avec le concours des fonctionnaires royaux, menaient à bien la même besogne. D'ailleurs, le conciliant Guillaume, à défaut d'auxiliaires propres à un travail si considérable, chargeait à l'occasion les délégués royaux d'agir à sa place. On a conservé quelques procès-verbaux des interrogatoires tenus en Champagne, en Normandie, dans le Quercy, à Bigorre, à Beaucaire et dans le Languedoc ; ces documents font parfois mention de la torture, ce qui indique qu'elle était employée au besoin. Mais elle n'était pas toujours indispensable : la promesse du pardon et la menace du bûcher, jointes à la privation de nourriture et à la rigueur de la détention, suffisaient fréquemment à délier les langues. La procédure inquisitoriale était appliquée dans toute sa sévérité, comme l'atteste le nombre des morts et des suicides mentionnés sur les registres. Dans la seule ville de Paris, d'après le témoignage de Ponsard de Gisiac, trente-six Templiers périrent des suites de la torture ; à Sens, suivant Jacques de Sorciac, vingt-cinq étaient morts de leurs blessures et de leurs souffrances ; en d'autres lieux, la mortalité fut aussi considérable. Quand plus tard certains Templiers répétèrent leurs confessions devant le pape et les cardinaux en consistoire, ils dénoncèrent les tortures excessives qu'ils avaient endurées, ce qui n'empêcha pas Clément de spécifier, en relatant cette affaire, que leurs confessions avaient été libres et spontanées. Comme bien on le pense, Molay ne fut pas épargné ; on le réduisit promptement à merci. Sa confession du 24 octobre est extrêmement brève, sans doute, et n'admet qu'une partie des erreurs qu'on lui reprochait ; mais on obtint de lui qu'il signât une lettre adressée aux Frères, leur faisant savoir qu'il avait avoué et les engageant à faire de même, puisqu'ils avaient été jadis égarés par la même erreur. Dès que Molay et les autres chefs de l'Ordre se trouvèrent ainsi compromis, les maîtres et les étudiants de toutes les facultés de l'Université furent invités à s'assembler au Temple ; les malheureuses victimes comparurent devant cet auditoire et durent répéter leurs confessions, ce qu'ils firent, en ajoutant que les erreurs qu'on leur reprochait avaient régné dans l'Ordre depuis plus de trente ans.

Ces prétendues erreurs étaient au nombre de cinq : 1° Quand un néophyte était reçu, le Précepteur le menait derrière l'autel ou dans la sacristie, ou dans quelque autre lieu écarté, lui montrait un crucifix, l'obligeait â renier trois fois le Prophète et à cracher sur la croix. 2° On dépouillait le néophyte de ses vêtements et le Précepteur le baisait à trois reprises sur le c.., sur le nombril et sur la bouche. 3° On disait ensuite au néophyte que la sodomie était louable ; ce vice était, en effet, pratiqué communément dans tout l'Ordre. 4° La corde que les Templiers portaient jour et nuit sur leur chemise, comme symbole de chasteté, avait été consacrée en l'enroulant autour d'une idole en forme de tête humaine à longue barbe, et cette tête, bien que connue seulement du Grand Maitre et des plus anciens membres, était adorée dans les chapitres. 5° Les prêtres de l'Ordre ne consacraient pas l'hostie en célébrant l'office. — En août 1308, lorsque Clément envoya sur tous les points de l'Europe des listes de questions à poser aux accusés — listes dressées pour lui par Philippe et comprenant, suivant le modèle adopté, de quatre-vingt-sept à cent-vingt-sept questions —, ces cinq charges y figurèrent constamment, plus ou moins modifiées et amplifiées, en raison du nombre immense de confessions qui avaient été recueillies dans l'intervalle. On ajoutait que les baisers impudiques étaient réciproques, échangés entre le Chevalier chargé de la réception et le candidat admis ; que les Templiers ne croyaient pas au sacrement de l'autel ; qu'un chat paraissait dans les chapitres et que les Frères lui rendaient un culte ; que le Grand-Maître ou Précepteur qui présidait un chapitre était considéré comme capable d'absoudre tout péché ; qu'on apprenait aux Frères à acquérir des biens pour l'Ordre par des moyens licites ou illicites. Ces prévarications, assurait-on, n'étaient pas des erreurs passagères : c'étaient des règles fixes et immuables, établies dans l'Ordre à une époque si reculée qu'aucun membre n'avait conservé le souvenir de leur origine. On reprochait encore à l'Ordre le mystère dont il s'enveloppait et la négligence qu'il apportait à la distribution des aumônes. Mais toutes ces accusations ne satisfaisaient pas encore l'imagination populaire : les plus absurdes fantaisies trouvaient accès auprès des esprits crédules, comme il arrivait si souvent dans les affaires d'hérésie. Les Templiers avaient, disait-on, consenti à trahir saint Louis et la forteresse d'Acre ; ils avaient conclu un accord avec le Soudan de Babylone, si bien qu'au cas où une nouvelle croisade serait entreprise, tous les Chrétiens se trouveraient vendus à l'Infidèle. Ils avaient emporté une partie du trésor royal, causant ainsi grand dommage au royaume. La corde de chasteté devint un ceinturon de cuir, porté sur la peau même ; la mahommerie de ce ceinturon était si puissante qu'un Templier ne pouvait, tant qu'il le portait, renoncer à ses erreurs. Parfois on brûlait un Templier mort dans l'hérésie et, avec ses cendres, on composait une poudre qui confirmait les néophytes dans leur infidélité. Quand un enfant naissait d'une vierge séduite par un Templier, on le faisait rôtir et sa graisse servait à fabriquer un onguent dont on enduisait les idoles adorées dans les chapitres, et honorées, ajoutaient quelques-uns, de sacrifices humains. Telles étaient les fables qui, passant de bouche en bouche, contribuaient à accroitre l'horreur du peuple pour les victimes du roi.

Il n'est pas inutile de discuter ici la question toujours controversée de la culpabilité ou de l'innocence de l'Ordre. Les critiques ont été amenés, par des raisons diverses, à attribuer aux Templiers des erreurs manichéennes, gnostiques ou cabalistiques, qui justifieraient, en quelque mesure, leur triste sort. liammer-Purgstall se vantait d'avoir découvert et identifié jusqu'à trente images adorées par les Templiers, bien qu'à l'époque de leur brusque arrestation, l'inquisition, secondée par les créatures de Philippe, ait été incapable de mettre la main sur une seule idole. L'unique objet qui ressemblât à une idole était un petit reliquaire de métal en forme de tête de femme, provenant du Temple de Paris, où l'on trouva un petit crâne conservé comme relique, qu'on considérait comme celui d'une des Onze Mille Vierges[14].

Ce seul fait suffit à réfuter la plus grave des accusations, car, si l'on ajoute foi aux dépositions de certains accusés, ces idoles étaient conservées dans les Commanderies et servaient à toutes les réceptions de néophytes. Quant aux autres charges, qui n'admettaient pas de preuve matérielle de ce genre, remarquons que les théoriciens modernes ont beaucoup insisté sur le fait que les règles et les statuts de l'Ordre étaient réservés exclusivement aux chefs, pour en conclure qu'ils devaient contenir l'énoncé des secrets mystères de l'hérésie. Or, la procédure n'a produit aucune allégation de ce genre ; les accusateurs n'invoquaient jamais le texte des statuts, bien qu'on ait dû s'emparer de nombreux exemplaires lors de l'arrestation soudaine des Templiers. Le silence de l'accusation à cet égard est tout à fait concluant. D'ailleurs, quelque soin qu'on ait pris de détruire les statuts du Temple, deux ou trois exemplaires ont survécu et ont été publiés de nos jours. Ils respirent uniquement la piété la plus ascétique, la dévotion la plus absolue à l'Église ; les nombreux faits cités à l'appui de leurs prescriptions montrent que, jusqu'à une époque peu antérieure à la destruction de l'Ordre, on avait tenté de constants efforts pour imposer l'observance de la stricte Règle élaborée par saint Bernard et promulguée par le concile de Troyes, en 1128. Il n'existe donc contre l'Ordre aucun témoignage matériel, aucune preuve externe ; toute l'accusation repose exclusivement sur des confessions arrachées par la promesse du pardon et la menace du bûcher, par la torture, par la menace de la torture ou par la torture indirecte, c'est-à-dire par l'emprisonnement rigoureux et la privation de nourriture, méthodes dont l'Inquisition, tant pontificale qu'épiscopale, savait si bien tirer parti. Nous verrons, dans la suite de ce récit, que chaque fois que ces moyens furent négligés, on ne put obtenir aucun aveu de culpabilité[15]. Nul homme un peu versé dans la jurisprudence criminelle du moyen âge ne saurait faire le moindre cas de confessions obtenues par de tels moyens. L'affaire des Stedingers nous a permis de voir avec quelle facilité on rendait vraisemblable les accusations les moins fondées. La carrière de Conrad de Marbourg nous a montré comment la crainte de la mort et la promesse de l'absolution amenaient aisément des gens de haute naissance ou de situation élevée à se charger des crimes les plus vils et les plus invraisemblables. Nous verrons enfin, lorsque nous étudierons la persécution engagée contre les sorcières, avec quelle aisance la roue et l'estrapade arrachaient à des victimes de tout rang l'aveu qu'elles avaient pris part au Sabbat, entretenu des relations sexuelles avec des démons, jeté des sorts pour faire dépérir les moissons, provoqué des orages de grêle, tué, à l'aide de charmes magiques, des hommes et des bestiaux. Les chevauchées de sorcières volant à travers les airs sur des manches à balai, le commerce avec les incubes et les succubes, toutes ces accusations fantastiques 'reposent sur des témoignages de même qualité, mais de bien plus grand poids que les preuves sur la foi desquelles on condamna-les Templiers ; car la sorcière était sûre d'être brûlée si elle avouait et courait la chance d'échapper si elle résistait à la torture, au lieu que le Templier était menacé de mort s'il persistait à nier et s'entendait promettre l'impunité en récompense d'un aveu. Si nous admettons ces prétendues preuves contre les Templiers, nous ne pouvons honnêtement les rejeter en ce qui concerne les sorcières !

Puisque l'ensemble des témoignages est ainsi dépourvu de toute valeur intrinsèque, la seule méthode pour analyser scientifiquement l'affaire est de passer au crible la masse des dépositions et d'en déterminer le degré de vraisemblance, d'après la nature même des faits qu'elles allèguent. Plusieurs centaines de dépositions nous sont parvenues, recueillies en France, en Angleterre et en Italie. Le plus souvent elles sont à charge, car les affirmations d'innocence étaient généralement supprimées et l'on attachait le plus de valeur aux témoignages les plus accablants. Ces" documents sont assez nombreux et fournissent assez de matériaux pour permettre d'apprécier la qualité des preuves qui firent condamner les Templiers ; appliquons à ces données le critérium du sens commun et nous serons sûrs de serrer de près la vérité.

Tout d'abord, on se heurte à une invraisemblance qui tient à la nature même de l'Ordre : une association riche et ambitieuse, comme était celle des Templiers, ne pouvait se vouer secrètement à la dangereuse besogne de jeter les fondements d'une religion nouvelle. S'ils réussissaient à supplanter le Christianisme, ce succès ne leur vaudrait aucun avantage particulier, tandis que, s'ils étaient découverts, chose infiniment probable, leur perte était assurée. Admettre que les Templiers fussent les adeptes d'une hérésie particulière, c'est leur attribuer une exaltation spirituelle et une résignation au martyre que l'on pouvait attendre d'ascètes tels que les Cathares ou les Dolcinistes, mais qui étaient nécessairement étrangères à un Ordre dont le vice dissolvant était, en réalité, la prédominance des intérêts séculiers. En second lieu, si les Templiers avaient été occupés à propager une foi nouvelle, sous les yeux de l'Inquisition, ils se seraient montrés circonspects dans le choix des étrangers qu'ils initiaient ; ils auraient fait preuve d'une extrême réserve dans l'admission des membres et ne leur auraient révélé les secrets que peu à peu, lorsqu'ils auraient jugé les néophytes dignes de confiance et disposés à courir le risque du martyre. En troisième lieu, si quelque dogme nouveau avait été secrètement professé comme partie intégrante de la Règle, les doctrines en auraient été strictement définies et le rituel rigoureusement appliqué ; en conséquence, les témoins qui ont relaté leur initiation auraient tous rapporté le même récit et fourni les mêmes détails.

Pour répondre à l'objection tirée de la nature même de l'Ordre, il faudrait des témoignages tout à fait catégoriques et concordants ; or, on ne possède que des confessions arrachées par la menace de la torture et l'on ne voit pas un seul de ces prétendus hérétiques persistant dans la croyance qui lui est imputée. En second lieu, nous constatons, par les dépositions elles-mêmes, que l'admission des néophytes n'est subordonnée à aucune mesure de précaution. Aucun témoin ne mentionne un stage, une épreuve préliminaire, bien que plusieurs laissent entendre qu'ils ont obtenu d'être admis en cédant l'intégralité de leurs biens à l'Ordre. D'ailleurs, une des charges invoquées était précisément l'absence de tout noviciat, le fait que les candidats devenaient, de plano, membres titulaires, ce qui, d'après l'explication fournie par un chevalier du Mas-Deu, tenait à ce que leurs services étaient immédiatement requis contre les Sarrasins. On admettait des jeunes gens et même, en violation des statuts de l'Ordre, des enfants à partir de dix ou onze ans. Des Chevaliers de haute naissance, des prêtres, des laboureurs, des ouvriers agricoles, des valets et artisans de toute sorte, entraient ainsi dans l'Ordre ; or, si l'on ajoute foi à certaines dépositions, tous ces hommes étaient indistinctement tenus, sous peine de mort ou d'emprisonnement perpétuel, de subir les plus dures humiliations personnelles et d'accomplir l'horrible cérémonie consistant à cracher sur la croix ou à souiller d'outrages plus honteux encore cet emblème, objet de leur vénération et symbole de leur foi 1 Cette façon de propager l'hérésie par force dans l'Europe de l'Inquisition, de confier d'aussi terribles secrets à des enfants et à des hommes de toute condition, est une conception si puérile et si absurde, qu'elle suffit à discréditer entièrement les confessions où elle se rencontre.

L'autorité des témoignages n'est pas moins compromise par les détails contradictoires dont ils fourmillent. On interrogeait l'accusé sur une série de charges laborieusement échafaudées ; on lui demandait successivement de répondre à chaque chef d'accusation, si bien que les grandes lignes de ces prétendues confessions étaient toujours arrêtées d'avance. Si les griefs avaient été fondés, les réponses auraient peu varié ; mais au lieu d'une foi bien définie et d'un rituel systématique, on constate toutes les variations que purent imaginer des témoins s'efforçant d'inventer des histoires propres à satisfaire les bourreaux. Certains dirent qu'on leur inculquait le Déisme, que seul le Dieu du ciel devait être adoré. D'autres affirmaient qu'on les obligeait à renier Dieu. La formule généralement alléguée consistait à renoncer au Christ, ou à Jésus ; mais d'autres étaient invités à renier Notre Sire, ou la Profeta, ou le Christ, la Vierge et les Saints. Certains déclarèrent qu'ils ne pouvaient se rappeler s'ils avaient renoncé Dieu ou le Christ. Parfois il est dit qu'on leur enseignait qu'il ne fallait pas croire au Christ, que c'était un faux prophète,' titra avait souffert pour ses propres péchés ; mais, le plus souvent, la seule raison alléguée était que telle était la Règle de l'Ordre. Là même confusion se retrouve en ce qui concerne l'idole, sur laquelle s'est tant exercée l'imagination des commentateurs. Certains témoins juraient que cette idole était exhibée chaque fois qu'on recevait un néophyte, et (tue l'adoration de l'idole faisait partie du cérémonial de réception ; d'autres, qu'elle était exhibée et adorée seulement dans le mystère des chapitres ; la plupart déclaraient ne l'avoir jamais vue et n'en avoir jamais entendu parler. Parmi ceux qui prétendirent l'avoir vue, il s'en trouva à peine deux pour la décrire de façon identique, et cela, grâce aux données fournies par les chefs d'accusation, qui la représentaient comme ayant la forme d'une tête. Parfois cette tête est noire, parfois elle est blanche ; tantôt elle porte des cheveux noirs, tantôt une chevelure grisonnante, tantôt encore elle est pourvue d'une longue barbe blanche. Certains témoins avaient vu son cou et ses épaules couverts d'or ; un autre déclarait que c'était un démon (Maufé) qu'on ne pouvait contempler sans trembler ; un autre assurait que la tête avait en guise d'yeux des escarboucles qui illuminaient toute la salle ; un autre, qu'elle avait deux visages ; un autre, qu'elle en avait trois ; un autre, qu'elle avait quatre jambes, deux par derrière et deux par devant ; un autre encore disait que c'était une statue à trois têtes. Parfois c'est un tableau, parfois une plaque peinte, parfois une statuette de femme que le Précepteur tenait cachée sous ses vêtements et Montrait aux fidèles ; parfois encore, t'est une statue de jeune garçon, haute d'ale coudée, précieusement gardée au fond du trésor de la Préceptorerie. D'après un témoin, cette idole n'est pas humaine et affecte la forme d'un veau. Parfois on l'appelle le Sauveur, parfois Bafomet ou Maguineth — corruption de Mahomet — et on l'adore sous le nom d'Allah. Parfois c'est Dieu, créateur de toutes choses, qui fait fleurir les arbres et germer les plantes ; parfois encore c'est un ami de Dieu qui peut intercéder auprès de lui en faveur d'un suppliant. Parfois l'idole rend des oracles ; parfois elle est accompagnée ou remplacée par le Démon-qui prend la forme d'un chat gris ou noir ou d'un -corbeau, et qui répond aux questions qu'on lui pose ; la cérémonie s'achevait, comme le sabbat des sorcières, par l'entrée de démons sous l'aspect de femmes parfaitement belles[16].

On remarque des contradictions analogues dans les témoignages relatifs aux rites de l'admission. Les particularités spécifiées par la Règle sont décrites avec précision et d'une 272 manière concordante, mais quand les témoins en arrivent aux rites sacrilèges qu'on leur impute, ils se perdent au milieu des fantaisies les plus variées et s'abandonnent à leur imagination. Généralement, on exige à la fois que le néophyte renie le Christ et qu'il crache sur la croix ; mais souvent l'une ou l'autre de ces formalités suffit. Parfois cracher ne suffit pas ; il faut encore fouler aux pieds la croix ou même la souiller d'urine ; quelques témoins trop zélés déclaraient que les Templiers s'assemblaient annuellement pour accomplir cette dernière cérémonie ; d'autres, tout en admettant le sacrilège des rites de réception, disaient que l'adoration annuelle de la croix, le Vendredi Saint, était observée avec grande dévotion, conformément aux prescriptions de la Règle[17]. Généralement on disait que l'objet de l'outrage était une croix toute simple ; mais parfois il est question d'un crucifix ou d'une image de la crucifixion dans un missel ; la croix que portait le manteau du Précepteur servait aussi communément ; d'ailleurs, deux lignes tracées en croix sur le sol suffisaient. Souvent le néophyte était simplement tenu de cracher trois fois à terre sans rien dire et sans spécifier que cette marque de mépris s'adressât au Christ. Nombre de témoins affirmèrent que le sacrilège était accompli sous les yeux de tous les Frères assemblés : d'autres, que le néophyte était mené dans un coin sombre, ou derrière l'autel, ou dans une autre salle rigoureusement close ; parfois la cérémonie avait lieu dans un champ, parfois dans une grange, parfois dans une boutique de tonnelier, parfois encore dans une pièce qui servait à la fabrication des chaussures. Généralement on disait que le Précepteur imposait au néophyte l'obligation d'accomplir ce sacrilège ; mais souvent le soin était confié à un ou â plusieurs Frères Servants ; une fois même la personne qui officiait avait la tête cachée sous un capuchon. Presque toujours ce rite faisait partie du cérémonial de réception ; parfois même, il se plaçait avant l'administration des vœux ou la collation de l'habit ; mais, généralement, il avait lieu à la fin de la cérémonie, lorsque le néophyte était complètement préparé. Pourtant, il arrivait, à l'occasion, que cette formalité fût remise à un autre moment, ou au lendemain, ou à un jour plus éloigné ; deux ou trois fois même on l'avait différée de plusieurs mois ou de plusieurs années. Certains témoins déclaraient qu'elle faisait partie de toutes les admissions, d'autres qu'elle leur avait été imposée à eux-mêmes, mais qu'il n'en avait plus été question dans les réceptions auxquelles ils avaient assisté. En général, ils juraient que c'était là une des règles de l'Ordre ; mais, à certains autres, on avait expliqué que c'était une plaisanterie ; d'autres disaient qu'on leur avait ordonné d'accomplir cet acte avec leur bouche, non avec leur cœur. Un témoin dépose qu'on lui avait donné le choix ou de renier le Christ, ou de cracher sur la croix, ou d'accepter et de rendre le baiser impudique : il avait préféré cracher sur la croix. D'ailleurs, les témoignages relatifs à l'obligation même du sacrilège sont désespérément contradictoires. En bien des cas le néophyte pouvait en être dispensé au prix d'une légère résistance ; mais parfois on le jetait dans un noir donjon jusqu'à ce qu'il cédât. Egidio, Précepteur de San Gemignano de Florence, rapporta qu'il avait vu deux néophytes récalcitrants traies, dans les fers, à Rome, où ils avaient péri en prison ; Niccolô Regino, Précepteur de Grosseto, déclara que les néophytes, en cas de refus, étaient tués ou envoyés au loin, en Sardaigne par exemple, jusqu'à la fin de leurs jours. Geoffroi de Charney, Précepteur de Normandie, jura qu'il avait imposé cette obligation au premier néophyte reçu par lui, mais qu'il y avait absolument renoncé par la suite ; Gui Dauphin, un des officiers supérieurs de l'Ordre, fit une déclaration à peu près identique ; Gaucher de Liancourt, Précepteur de Reims, affirma, d'autre part, qu'il avait toujours exigé l'accomplissement de ce rite : s'il n'avait pas agi ainsi, il aurait été emprisonné pour la vie. Hugues de Péraud, le Visiteur de France, déclara que c'était, à ses yeux, une chose obligatoire[18].

Une autre accusation mérite qu'on s'y arrête un instant, parce qu'elle constitue une preuve de plus de la pauvreté des charges accumulées pour perdre l'Ordre. H s'agit du droit que s'arrogeait le Précepteur, dans les chapitres hebdomadaires, d'absoudre de leurs péchés tous les Frères présents, usurpant ainsi, quoique laïque, les fonctions d'un prêtre dans l'administration d'un sacrement. Les chapitres étaient des réunions religieuses dont l'objet était la confession des péchés, suivie de l'infliction de pénitences et de l'absolution ; ce fait était si notoire que, vers la fin du XIIIe siècle, un auteur reproche aux trois Ordres, Templiers, Hospitaliers et Chevaliers Teutoniques, d'empiéter ainsi sur les fonctions sacerdotales[19]. D'ailleurs, la question de savoir si une telle absolution était valable avait déjà été soulevée, mais non résolue, par Raymond de Pennaforte, dans la première moitié du siècle. Cette coutume est facile à expliquer. L'Ordre avait été fondé avant qu'on érigeât la pénitence en sacrement et que l'administration en eût été réservée aux prêtres ; à cette époque, la confession auriculaire n'était pas encore obligatoire. Le Temple était un Ordre monastique, et tous les Ordres monastiques avaient coutume de tenir des chapitres quotidiens ou hebdomadaires, dans lesquels les Frères étaient admis à confesser leurs péchés, à recevoir une pénitence, — généralement la flagellation immédiate — et à obtenir l'absolution des mains du dignitaire qui présidait, que ce dernier fût ou non investi des ordres. A l'époque de saint Thomas d'Aquin, on considérait encore cette absolution comme valable, même lorsqu'elle était accordée par un laïc. En 1317, Astesanus admet cette doctrine, que combattirent plus tard divers théologiens. D'ailleurs, la vieille opinion d'après laquelle, en l'absence d'un prêtre ou par suite de l'indignité de celui-ci, tout laïc pouvait entendre des confessions et accorder l'absolution, n'était pas encore abolie. Même après l'institution de la théorie sacramentelle, Thomas d'Aquin explique qu'en pareille occurrence Dieu prend la place du prêtre : l'absolution est en quelque sorte sacramentelle et assure le pardon de Dieu, sans comporter cependant réconciliation avec l'Église.

La Règle du Temple était fondée sur celle de Cîteaux. Dans sa simplicité première, telle qu'elle fut formulée par le concile de Troyes en 1127, le soin d'entendre les confessions et d'imposer les pénitences est entièrement confié au Maître. Dans la recension nouvelle et plus compliquée, qui remonte environ au milieu du XIIIe siècle, on voit prescrire la tenue de chapitres, chaque fois que plus de quatre Frères se trouveront réunis, la veille de Noël, de Pâques, de la Pentecôte et tous les dimanches à l'exception des dimanches de ces trois fêtes. Ces chapitres seront consacrés à la confession des péchés et â la pénitence. En fait, le chapitre était un confessionnal, et chaque Frère devait, avant d'y entrer, faire son examen de conscience et rechercher s'il n'avait pas à confesser quelque infraction à la Règle. De même que dans les chapitres monastiques, il pouvait se voir accuser de péchés qu'il ne confessait pas. A moins que le crime ne fût grave et n'entraînât quelque peine sévère, telle que l'emprisonnement ou l'expulsion, c'était le chapitre lui-même qui fixait la pénitence ; généralement, on infligeait la flagellation sur le dos nu ; toua les assistants devaient demander à Dieu de pardonner au pénitent, qui était invité à subir la peine avec joie ; c'était du péché, non de la pénitence qu'il devait avoir honte.

Au cours du XIIIe siècle, la coutume de cette confession capitulaire se perdit peu A peu dans les Ordres monastiques, tandis que devenait universelle la pratique de la confession auriculaire faite A un prêtre. Le coupable échappait ainsi à la honte de révéler ses péchés devant ses Frères ; il avait aussi l'avantage de s'en remettre A la discrétion du confesseur, qui pouvait le tenir quitte au prix d'une pénitence très légère.

Comme l'essence de la pénitence sacramentelle était son caractère spontané, le pénitent devait être consulté au sujet de cette infliction ; il pouvait choisir de compléter sa peine au purgatoire, et, parmi les théologiens, ce fut bientôt un lieu commun que le confesseur pouvait donner l'absolution pourvu qu'il eût amené le pécheur à réciter une seule fois le Pater, en guise de pénitence. C'était là une méthode beaucoup plus attrayante que la sévère discipline du chapitre : aussi les Templiers suivirent-ils l'exemple donné par les autres Ordres religieux et la coutume de la confession capitulaire fut, semble-t-il, à peu près abandonnée. L'absolution par le Précepteur devint une formule, accordant rémission des péchés que les Frères dissimulaient par honte ou par crainte de la pénitence[20]. Trois confessions sacramentelles par an remplacèrent les confessions capitulaires hebdomadaires ; elles ne pouvaient être entendues que par un chapelain de l'Ordre. On peut voir dans ce fait à la fois une des causes et une des conséquences de la croissante démoralisation de l'Ordre ; aussi cette pratique nouvelle fut accueillie peu favorablement par les partisans de la stricte observance. Vers 1300, Giraud de Villiers, Visiteur de France, reprocha au prêtre Jean de Calmota d'accorder trop facilement l'absolution à des Frères coupables, — tort que ce prêtre partageait d'ailleurs avec d'autres chapelains. Les privilèges de l'Ordre, affirme le Visiteur, permettent aux Précepteurs d'accorder l'absolution dans les chapitres, et si cette coutume s'était maintenue, on ne verrait pas tant de concussions et de crimes divers ; au contraire, les prêtres vendent l'absolution et prennent leur part dans les malversations qui ruinent le Temple. Ainsi, bien que pratiquement tombé en désuétude, le droit d'absolution était toujours revendiqué par les Précepteurs ; c'est probablement à quelque assertion de ce genre que fait allusion Clément V dans la bulle Faciens misericordiam, lorsqu'il déclare que Molay, antérieurement à son arrestation, a affirmé ce droit en présence *de plusieurs grands personnages. Il est impossible que Clément et les savants docteurs de la Curie aient ignoré que la coutume de la confession capitulaire fût traditionnelle dans les Ordres monastiques et militaires, et que la validité de l'absolution accordée en de telles circonstances par des laïques eût été admise par des théologiens comme Thomas d'Aquin. En s'efforçant de faire croire à la Chrétienté que c'était là une hérésie particulière aux Templiers, les persécuteurs attestaient qu'ils avaient conscience de la faiblesse de leur cause et qu'ils étaient prêts, pour atteindre leur but, à recourir à toutes sortes d'improbités.

Il est superflu de poursuivre cette analyse en ce qui concerne les autres charges, la corde de chasteté, les baisers obscènes, la licence de se livrer à la sodomie, la mutilation des canons de la messe[21]. Sur tous ces points on retrouve l'inextricable confusion que nous avons relevée au sujet du reniement du Christ. Comme les témoins avaient été reçus dans l'Ordre à des époques diverses, les uns cinquante ou soixante ans auparavant, d'autres quelques mois à peine avant les poursuites, et dans des lieux situés aux deux extrémités de l'Europe, comme la Palestine et l'Angleterre, on pourrait prétendre expliquer les divergences des témoignages par des usages locaux ou par l'évolution de la doctrine et du rituel. Mais l'examen des confessions montre qu'une telle explication est insuffisante ; il est impossible de classer les révélations par groupes, d'après l'époque ou le lieu de la cérémonie. Mais on peut instituer une classification tout à fait significative, d'après le tribunal devant lequel comparurent les accusés. Ce fait est souvent très sensible dans les dépositions des deux cents vingt-cinq inculpés qui furent envoyés, de diverses régions de la France, à la commission pontificale et furent interrogés en 1310 et 1311. Généralement ils faisaient effort pour que leurs dépositions concordassent avec celles qu'ils avaient prononcées devant l'Inquisition épiscopale ; on peut croire qu'ils restaient aussi fidèles à leur première version que leur mémoire le leur permettait. Or, il est facile de constater que l'emploi, plus ou moins sévère, des mesures rigoureuses, ou encore l'entente entre les prisonniers réunis dans une même geôle, donnèrent naissance à des récits combinés de façon à satisfaire les juges. Ainsi les confessions recueillies par l'Ordinaire de Poitiers présentent un caractère différent de celles que sut arracher l'évêque de Clermont ; on peut former des catégories distinctes avec les pénitents de l'évêque du Mans, de l'archevêque de Sens, de l'archevêque de Tours, des évêques d'Amiens, de Rodez, de Mâcon, bref, de presque tous les prélats qui jouèrent un rôle dans cette horrible tragédie.

Une autre particularité qui doit rendre suspects tous les témoignages, est le grand nombre des témoins qui jurèrent avoir confessé le sacrilège commis par eux à des prêtres et à des moines de tout genre, à des évêques et même à des pénitenciers pontificaux, et avoir reçu l'absolution après l'infliction d'une pénitence, généralement légère, telle que l'obligation de jeûner le vendredi pendant quelques mois ou pendant une année[22].

En effet, nul confesseur ordinaire ne pouvait absoudre un pécheur du crime d'hérésie ; ce péché était réservé à l'inquisiteur pontifical ou épiscopal. Tout ce qu'aurait pu faire le confesseur, t'eût été de renvoyer le pénitent devant quelque ecclésiastique ayant qualité pour l'absoudre, et l'absolution aurait comporté, en pareil cas, une lourde pénitence, entrainant l'exclusion de l'Ordre. D'ailleurs, supposer que, pendant cinquante ou cent ans, des milliers d'hommes aient pu être impliqués dans une semblable hérésie sans que le fait fût devenu notoire, c'est là une hypothèse si folle qu'elle enlève toute vraisemblance au fait même de ces prétendues confessions.

Ainsi, plus on examine avec attention l'énorme masse des dépositions, plus on reconnait qu'elles sont absolument sans valeur, impression confirmée par ce fait que l'accusation ne put nulle part obtenir de témoignage accablant sans avoir recours aux méthodes inquisitoriales. Si des milliers d'hommes avaient dû, malgré eux, abjurer leur foi et garder, sous le poids de la terreur, un redoutable secret, l'arrestation aurait été pour eux une délivrance ; tous se seraient empressés de décharger leur conscience et de demander leur réconciliation avec l'Église. On aurait pu, sans employer la torture, recueillir tous les témoignages nécessaires.

Aussi, le peu de vraisemblance de l'accusation, les moyens qu'on dut mettre en œuvre pour l'appuyer de preuves et l'incohérence des preuves ainsi obtenues, permettent de dire que nul esprit judicieux, jugeant en connaissance des faits, ne saurait hésiter à conclure. Ce n'est pas un verdict de « doute », mais une sentence d'acquittement qui s'impose à la conscience de l'historien. Quant à prétendre qu'il existât dans l'Ordre des grades secrets, et que seuls les hommes absolument sûrs y étaient initiés à de honteux mystères, c'est une thèse tout à fait insoutenable. D'abord, comme elle ne repose sur aucune preuve, elle constitue une pure conjecture ; en outre, il suffit de rappeler que presque tous les pénitents, laboureurs ou chevaliers, mentionnent le rite sacrilège au nombre des formalités de leur réception. En admettant que les témoins de l'accusation fussent dignes de foi, il résulterait de leurs déclarations mêmes que l'hérésie avait infecté l'Ordre tout entier.

Pourtant, il n'est pas impossible qu'il y ait eu quelque fond de vérité dans les racontars relatifs aux baisers obscènes. Nous savons, en effet, que la grande majorité de l'Ordre était composée de Frères Servants, pour lesquels les Chevaliers entretenaient un mépris extrême. Les mœurs brutales de l'époque permettaient à quelque insolent Chevalier de donner un ordre de ce genre pour inculquer le principe de l'obéissance absolue, alors qu'il admettait un plébéien A une fraternité et à une égalité toute théorique. D'autre part, qui oserait affirmer que quelques hommes, aigris par les déceptions de leur existence dans les rangs de l'Ordre, supportant mal les vœux irrévocables qui les liaient, peut-être aussi affranchis de toute conviction religieuse au contact de la licence orientale, n'aient pas, à l'occasion, mis à l'épreuve la soumission d'un néophyte en l'invitant A cracher sur la croix de l'habit qui leur était devenu odieux ?[23]

Tout homme qui connaît la perversité infiniment variée de la nature humaine, ou qui sait quelles étaient à cette époque les conditions de la vie monastique, admettra la, possibilité de tels actes, plaisanteries brutales ou dédaigneuse affirmation de suprématie. Mais notre conclusion n'en saurait être modifiée : l'Ordre, victime de cette horrible tragédie, était innocent des crimes pour lesquels on le frappa[24].

 

Tandis que Philippe saisissait sa proie, Clément, alors à Poitiers, travaillait à une besogne également lucrative : il envoyait à travers l'Allemagne des receveurs chargés de lever, sur tous les revenus ecclésiastiques, des Mmes pour la délivrance de la Terre Sainte. Troublé dans cette opération par la nouvelle de la mesure décisive et irrévocable prise par Philippe, sous l'autorité de l'inquisiteur Frère Guillaume, dans une affaire encore soumise à son examen, il fut d'abord blessé dans son orgueil et éprouva une indignation violente, accrue peut-être par la crainte de ne pouvoir prendre sa part, des dépouilles. Cependant il n'osa pas décliner publiquement toute responsabilité, car nul ne pouvait prévoir quelle serait, hors de France, l'attitude de l'opinion publique. Hésitant ainsi entre le ressentiment et la prudence, il écrivit à Philippe, le 27 octobre 1307, pour se plaindre que le roi eût pris parti dans une affaire qui, aux termes du bref du 24 août, était soumise à l'examen du pontife. Passant prudemment sous silence l'intervention du Saint-Office, qui justifiait, en droit, toute la procédure, Clément trouva un autre motif de récrimination : il fit observer au roi que les Templiers ne relevaient pas de la juridiction royale, mais de celle du Saint-Siège. Philippe avait donc commis une grave désobéissance en s'emparant de leurs personnes et de leurs biens, qu'il convenait de remettre immédiatement aux cardinaux délégués à cet effet. Ceux-ci, Bérenger de Frédole, cardinal des Saints Nérée et Achillée, et Étienne de Suissi, cardinal de S. Ciriaco, étaient tous deux Français et tous deux des créatures de Philippe : c'était l'influence du roi qui leur avait ouvert le sacré Collège. Aussi Philippe réussit-il sans peine à s'entendre avec eux. Bien qu'on poursuivit sans interruption les procès et la torture, Clément, par une autre lettre du ler décembre, félicita le roi d'avoir remis l'affaire aux soins du Saint-Siège ; puis, par une lettre du 23 décembre, Philippe déclara qu'il n'avait nullement dessein d'empiéter sur les droits de l'Église, tout en refusant d'abandonner les siens. H a, dit-il, livré les Templiers aux cardinaux ; quant aux biens des prisonniers, ils seront administrés à part et ne se confondront pas avec ceux de la Couronne. Le ressentiment de Clément était si bien apaisé que, le 22 novembre, avant même que les procès fussent achevés à Paris, il lança la bulle Pastoralia prœeminentiæ, adressée à tous les princes de l'Europe et relatant comment Philippe avait agi à la requête de l'inquisiteur de France, afin que les Templiers Pussent soumis au jugement de l'Église ; comment les chefs de l'Ordre avaient confessé les crimes qu'on leur reprochait ; comment lui-même, Clément, avait interrogé Fun d'entre eux qui se trouvait à son service et qui avait confirmé la vérité des imputations. En conséquence, Clément ordonnait à tous les souverains de suivre l'exemple donné par Philippe, de détenir les prisonniers et de séquestrer leurs biens au nom du pape et sous réserve de sa décision. Si l'Ordre était reconnu innocent, ses biens lui seraient rendus ; sinon, ils seraient employés à la délivrance de la Terre-Sainte[25]. Ce fut lé l'acte irrévocable qui décida du sort des Templiers, comme nous le verrons plus loin en étudiant, hors de France, le rôle joué par les princes de la Chrétienté.

Ainsi Philippe avait forcé la main à Clément. Le pape était chargé de mener l'enquête ; cette mission, confiée par lui aux soins de l'Inquisition, ne pouvait avoir pour résultat que la ruine de l'Ordre.

Ayant assuré par là sa position, le roi fit pousser activement l'interrogatoire des prisonniers sur toute l'étendue de son royaume. Il était servi par des agents pleins de vigilance, comme le montre le cas de deux Templiers allemands qui furent arrêtés alors qu'ils retournaient dans leur pays et livrés à l'inquisiteur des Trois-Évêchés. L'un d'eux était un prêtre, l'autre un Frère Servant ; l'inquisiteur ; en rendant compte de sa mission à Philippe, annonce qu'il n'a pas imposé la question au Frère Servant parce que celui-ci était très malade ; aucun des deux n'a avoué qu'il y eût dans l'Ordre rien qui ne fût pur et saint.

Les interrogatoires se poursuivaient, pendant l'hiver de 1308, lorsque Clément les interrompit de façon inattendue. Sur le motif de cette intervention, on est réduit à des conjectures ; peut-être jugea-t-il que les promesses faites par Philippe au sujet des biens des Templiers ne semblaient pas devoir être tenues et qu'il fallait que le Saint-Siège affirmât à nouveau son autorité.

Quelles 'que fussent ses raisons, il suspendit tout à coup les pouvoirs de tous les inquisiteurs et évêques de France et s'attribua à lui-même la connaissance de la cause, alléguant que la soudaineté de l'arrestation, opérée sans qu'il eût été consulté, bien qu'il fût si proche et si accessible, avait excité en lui de graves soupçons ; ces soupçons n'avaient pas été levés par les interrogatoires dont on lui avait soumis les procès-verbaux et qui paraissaient de nature à éveiller la méfiance. Le pape oubliait que lui-même avait, en novembre, proclamé à la face de la Chrétienté entière sa foi en la vérité des accusations. Toute la procédure judiciaire était si bien aux mains de l'Inquisition que l'intervention pontificale l'arrêta brusquement.

Philippe ne put contenir sa rage ; il écrivit à Clément une lettre indignée. Le pape, dit-il, a commis un grand péché ; les pontifes eux-mêmes, insinue-t-il, peuvent tomber dans l'hérésie. Clément a fait tort à tous les prélats et inquisiteurs de France ; il a fait concevoir aux Templiers de telles espérances que ceux-ci rétractent leurs confessions ; tel est, en particulier, le cas de Hugues de Péraud, qui a eu l'honneur de diner en compagnie des cardinaux-délégués.

Évidemment, quelque intrigue s'organisait ; Clément hésitait, ne sachant quel parti offrait le plus d'avantages, heureux cependant d'apparaître aux yeux de Philippe comme un auxiliaire indispensable. Le roi se montra tout d'abord disposé à affirmer son indépendance et à revendiquer sa juridiction ; il demanda conseil à l'Université, en lui soumettant sept questions astucieusement rédigées de façon à obtenir une approbation de ses desseins. Mais la Faculté de Théologie fit, le 25 mars 1308, la seule réponse qu'elle pût faire. Un tribunal séculier ne pouvait avoir connaissance d'un crime d'hérésie qu'à la requête de l'Église et après que celle-ci eût abandonné l'hérétique ; en cas de nécessité, le pouvoir séculier avait le droit d'arrêter un hérétique, mais seulement avec le dessein de le remettre au tribunal ecclésiastique ; _les Templiers, bien que soldats, n'en étaient pas moins des Religieux et, comme tels, ne dépendaient pas de la juridiction séculière ; si certains d'entre eux n'avaient pas formellement prononcé de vœux, ils n'étaient pas des Religieux, mais c'était là une affaire dont l'Église seule pouvait connaître ; les soupçons que les aveux avaient fait naitre contre la congrégation tout entière suffisaient à justifier une enquête au sujet de l'Ordre ; comme il y avait, contre tous les membres, des présomptions véhémentes, il convenait de prendre des mesures pour éviter que les Frères non encore réduits aux aveux ne se trouvassent à même de corrompre les autres ; enfin, il fallait garder les biens des Templiers pour en faire l'usage en vue duquel ces biens avaient été donnés à l'Ordre ; quant au mode d'administration, on adopterait celui qui répondrait le mieux à ces fins.

Battu de ce côté, Philippe résolut d'exercer, par un autre moyen, une pression plus forte encore sur Clément. Il fit appel à ses dociles évêques et convoqua une assemblée nationale, qui devait se tenir à Tours le 15 avril et délibérer avec lui au sujet des Templiers. Déjà, en 1302, à l'assemblée de Paris, il avait fait une place au Tiers-État ; il avait appris, au cours de sa querelle avec Boniface VIII, ce que valait l'appui de la bourgeoisie ; aussi invita-t-il de nouveau les communes, fondant ainsi l'institution des États-Généraux. Après quelque retard, l'assemblée se réunit en mai. Dans ses lettres de convocation, Philippe avait énuméré les crimes des Templiers comme des faits établis, pour la répression desquels devraient se lever, non seulement les armes et les lois, mais les bêtes brutes et les quatre éléments. Il désirait que ses sujets coopérassent à l'œuvre pie et ordonnait à chaque ville de choisir deux députés zélés pour la foi. Bien que les nobles eussent une secrète sympathie pour l'Ordre proscrit, il n'était pas difficile d'obtenir d'une assemblée réunie sous de tels auspices l'avis à peu près unanime que les Templiers avaient mérité la mort. Comme autre mesure préparatoire, le 25 mai, on fit comparaître Molay et quatre autres chefs de l'Ordre devant une assemblée où siégeaient l'inquisiteur Guillaume de Paris, le recteur de l'Université, le chancelier et l'official de l'Église de Paris, six maitres en théologie.et divers autres dignitaires ecclésiastiques. Molay, au nom de ses compagnons, répéta la confession relative à la coutume de renier le Christ et de cracher sur la croix ; on lui fit alors signer et revêtir de son sceau une lettre adressée à tous les Templiers de France, les relevant de l'obligation du secret et leur enjoignant, en vertu du vœu d'obéissance, de confesser toute la vérité à l'inquisiteur et aux Ordinaires épiscopaux.

Après quoi, le procès-verbal de cette séance rapporte que Molay demanda absolution, pardon et merci pour lui-même et pour ses compagnons, offrant d'accepter telle pénitence qu'on lui infligerait et d'obéir aux ordres de l'Église.

Ainsi fortifié de toute façon, Philippe quitta Tours à la fin de mai et se rendit auprès de Clément à Poitiers, suivi d'une escorte considérable où figuraient ses frères, ses fils et ses conseillers. Les discussions, au sujet de l'affaire, furent longues et ardentes. Philippe, par l'intermédiaire de son orateur Guillaume de Plaisian, soutenait que les Templiers avaient été reconnus coupables et qu'un châtiment devait être infligé immédiatement ; Clément reprenait ses anciens griefs, se plaignant qu'une affaire si grave, relevant exclusivement du Saint-Siège, fût poursuivie en dehors de son initiative. Une congrégation telle que l'Ordre du Temple avait partout en Europe de puissants amis, dont l'influence était grande auprès de la Curie ; aussi le pape était-il en proie à des perplexités multiples, selon que l'un ou l'autre parti avait le dessus. Mais il s'était irrévocablement lié, aux yeux de l'Europe entière, par sa bulle du 22 novembre ; la seule question était celle des conditions au prix desquelles il laisserait l'affaire suivre son cours en France, en rendant à l'Inquisition ses pouvoirs suspendus.

Le marchandage fut âpre, mais on arriva à une entente. Comme Clément s'était réservé le jugement final, il fallait instituer un semblant d'enquête. Soixante-douze Templiers furent extraits des prisons -de Paris pour être interrogés par le ppe et le sacré Collège, afin que les chefs de l'Église pussent affirmer qu'ils avaient personnellement reconnu la culpabilité des accusés. Clément pouvait, en vérité, redouter de se trouver en face de Molay et des chefs de l'Ordre qu'il était en train de trahir ; d'autre part, on ne pouvait, arbitrairement négliger de tels personnages. Aussi fit-on interrompre leur voyage à Chinon, près de Tours, sous prétexte de maladie, tandis que les autres inculpés poursuivaient leur route jusqu'à Poitiers. Du 28 juin au ter juillet, les accusés furent solennellement interrogés par cinq cardinaux amis de Philippe, délégués à cet effet. Le procès-verbal officiel de ces interrogatoires atteste le soin avec lequel on avait choisi les, hommes destinés à jouer un rôle dans cet infâme épisode de la tragédie. Quelques-uns étaient des témoins volontaires qui avaient quitté l'Ordre ou tenté de le quitter. Les autres, sentant peser sur eux la menace de la terrible peine qui frappait la rétractation, confirmèrent les confessions recueillies par l'Inquisition et arrachées, en bien des cas, par la torture. Puis, le 2 juillet, on les amena devant le pape en plein consistoire, et la même scène se renouvela. Ainsi la juridiction papale était reconnue ; Clément put, dans ses bulles subséquentes, prétendre parler en connaissance de cause et déclarer que les accusés avaient, spontanément et sans contrainte, avoué leurs erreurs, et humblement sollicité l'absolution et la réconciliation.

Voici quels étaient les termes de la convention conclue entre Clément et Philippe : les Templiers seraient livrés au pape, niais gardés, au nom du pape, par le roi ; leurs procès seraient instruits par les évêques des divers diocèses, auxquels, sur la demande spéciale et pressante du roi, seraient adjoints les inquisiteurs ; mais Molay et les Précepteurs d'Orient, de Normandie, de Poitou et de Provence seraient réservés pour être jugés en cour papale ; les biens confisqués seraient confiés à des commissaires nommés par le pape et par les évêques, commissaires auxquels le roi adjoindrait secrètement des délégués de son choix ; mais Philippe s'engageait par écrit à consacrer 'exclusivement ces biens aux œuvres de la Terre-Sainte. Clément déclara que la condamnation de l'Ordre en tant que congrégation religieuse était une question trop grave pour qu'on la résolût sans l'intervention d'un concile général ; on décida de convoquer ce concile pour octobre 1310. Le cardinal de Palestrina fut nommé représentant du pape, chargé de la personne des Templiers, mission dont il se délivra bientôt en remettant ses prisonniers au roi, à la condition qu'on les tint à la disposition de l'Église. Clément remplit le rôle que lui assignait le marché conclu en révoquant, le 5 juillet, la suspension des inquisiteurs et des évêques et en leur rendant leur juridiction dans l'espèce. En même temps, chacun des évêques de France reçut l'ordre de s'adjoindre deux membres du chapitre cathédral, deux Dominicains et deux Franciscains, et d'instruire les procès des divers Templiers du diocèse en permettant aux inquisiteurs d'intervenir à leur gré, mais en s'abstenant de prendre aucune mesure contre l'Ordre dans son ensemble ; tous les citoyens furent sommés, sous peine d'excommunication, d'arrêter les Templiers et de les livrer aux inquisiteurs ou aux magistrats épiscopaux ; Philippe fournit vingt exemplaires de lettres royales ordonnant à ses sujets de restituer aux délégués pontificaux tous biens meubles ou immeubles appartenant à l'Ordre[26].

Bien que Clément déclarât, dans ses bulles adressées à l'Europe, que Philippe avait fait preuve de désintéressement en restituant tous les biens des Templiers, ce point fut un de ceux sur lequel s'engagea un long duel, habilement soutenu de part et d'autre. L'affaire ne mérite pas qu'on l'étudie dans tous ses détails ; nous verrons comment, par une feinte, Philippe finit par gagner la partie, et conserva les droits auxquels il avait fait mine de renoncer[27].

Les pouvoirs rivaux s'étant ainsi entendus au sujet de leurs victimes, on reprit la procédure avec une énergie nouvelle. Molay et les chefs de l'Ordre, qui se trouvaient avec lui à Chinon, y furent détenus jusqu'au milieu du mois d'août ; à ce moment, les cardinaux des Saints Nerée et. Achillée, de S. Ciriaco et de S. Angelo vinrent les interroger. Les trois prélats firent savoir à Philippe, le 20 août, qu'ils avaient interrogé, le 17 et les jours suivants, le Grand Maître, le Maître de Chypre, le Visiteur de France et les Précepteurs de Normandie et de Poitou. Les inculpés avaient confirmé leurs' confessions antérieures et demandé humblement l'absolution et, la réconciliation ; qui leur avaient été accordées : on priait donc le roi di leur pardonner.

Notons ici deux points qui mettent en lumière la duplicité révoltante de toute cette affaire. Le 12 août, cinq jours avant que l'interrogatoire fût entamé, des bulles papales en exposaient déjà le résultat tout au long en affirmant que les confessions avaient été libres et spontanées ! De plus, en novembre 1309, quand la commission pontificale donna lecture de cette bulle à Molay, celui-ci fut stupéfié d'entendre la confession qu'on lui attribuait et, se signant deux fois, déclara qu'il souhaitait que Dieu eût permis d'appliquer actes gens si pervers la coutume des Sarrasins et des Tartares, car ces peuples décapitaient ou coupaient en deux quiconque altérait ainsi la vérité. Il eût ajouté quelques mots encore, si Guillaume de Plaisian, la créature de Philippe, feignant d'être l'ami du Templier, ne lui eût exposé les dangers qu'il courait en rétractant ainsi sa confession. Molay se contenta de demander qu'on lui laissât le temps de se recueillir.

Le 12 août, Clément lança une série de bulles réglant le genre de procédure applicable en l'espèce et attestant qu'il était entièrement prêt à remplir les engagements consentis lors de son entente avec Philippe. La bulle Faciens misericordiam, adressée aux prélats de la Chrétienté, relatait tout au long l'instruction suivie jusqu'à ce moment contre les accusés et l'aveu spontané de leurs crimes ; les prélats recevaient l'ordre de s'unir aux commissaires inquisitoriaux nommés par le pape, de citer les Templiers à comparaître devant eux et d'entamer une inquisition contre ces inculpés. Ensuite, on convoquerait des Conciles provinciaux, où serait établie, la culpabilité ou l'innocence individuelle des Chevaliers, les inquisiteurs locaux ayant le droit de participer à toute la procédure. De plus, le résultat des inquisitions serait transmis en diligence an pape. A cette bulle était annexée une longue et minutieuse énumération des points sur lesquels il fallait interroger les accusés (listes de griefs élaborées à Paris par les fonctionnaires royaux). Le tout devait être publié en langue vulgaire dans les diverses églises paroissiales. La bulle Regnans in cœlis, adressée aux princes et prélats, reproduisait la partie narrative de la bulle précédente et s'achevait par la convocation d'un concile général, qui se réunirait à Vienne le 1er octobre 1310, déciderait du sort de l'Ordre, délibérerait au sujet de la délivrance de la Terre-Sainte et prendrait les mes-sures nécessaires pour la réforme de l'Église. Par une seconde bulle, Faciens misericordiam, datée du 8 août, le pape adressait aux Templiers, collectivement et individuellement, la sommation formelle de comparaître devant le concile, soit en personne, soit par procuration, à jour fixé, pour répondre aux accusations portées contre leur Ordre; le cardinal de Palestrina, qui était chargé de leur surveillance, avait l'ordre d'amener au concile Molay et les Précepteurs de France, Normandie, Poitou, Aquitaine et Provence, pour que la sentence leur fuit signifiée. C'était là respecter strictement les exigences de la procédure judiciaire et la façon dont on sut s'y soustraire plus tard est un des traits les plus odieux de toute l'affaire. Enfin, il r eut encore d'autres bulles pourvoyant à la rémunération des commissaires pontificaux et des inquisiteurs, et ordonnant la séquestration générale des biens des Templiers, en attendant le résultat des procès, afin de consacrer ces biens à la Terre-Sainte en cas de condamnation. Une grande partie de ces biens, disait le pape, avait déjà été saisie et appropriée indument ; tous les détenteurs étaient sommés d'en opérer la restitution, sous peine d'excommunication. Tous les débiteurs de l'Ordre devaient s'acquitter ; quiconque avait connaissance de semblables dettes ou de biens détournés était tenu de le faire savoir. Cette série de bulles fut complétée, le 30 décembre, par une autre qui devait être lue dans toutes les églises : le pape déclarait les Templiers suspecta d'hérésie, ordonnait qu'on les arrêtât comme tels et qu'on les remit aux Ordinaires épiscopaux, interdisait aux princes et prélats de leur prêter un abri ou de leur témoigner aide ou faveur, sous peine d'excommunication et d'interdit. En même temps, une autre bulle était lancée aux princes de la Chrétienté, pour leur ordonner de s'emparer de tout Templier qui n'aurait pas encore été arrêté[28].

Ainsi étaient organisées, par toute l'Europe, les poursuites contre les Templiers. Même des pays lointains, tels que l'Achaïe, la Corse, la Sardaigne, ne furent pas oubliés. Le nombre considérable des inquisiteurs spéciaux qu'il fallait nommer causa quelque perte de temps ; de la correspondance échangée, à ce sujet, entre Philippe et Clément, il appert que ces inquisiteurs furent, en réalité, choisis par le roi. En France, la besogne fut rapidement mise sur pied ; après quelques six mois de répit, les Templiers se virent transférés, des tribunaux inquisitoriaux improvisés par Frère Guillaume, aux tribunaux épiscopaux organisés par Clément. Dans tous les diocèses, les évêques furent bientôt en pleine activité. Fait assez curieux, certains d'entre eux ne savaient trop s'ils avaient le droit d'employer la torture : ils demandèrent des instructions et Clément leur répondit qu'ils devaient se guider sur la loi écrite, ce qui leva leurs scrupules. Les instructions papales indiquent que cette procédure concerne seulement ceux des Templiers qui n'ont pas passé par les mains de Frère Guillaume et de ses commissaires ; mais il semble que cette distinction fut médiocrement observée. Clément hâta la marche de l'instruction, sans grand respect de la forme, et autorisa les évêques à agir en dehors de leurs diocèses respectifs sans se soucier du lieu d'origine des accusés. La seule fin qu'on se proposât était évidemment d'arracher à ces gens des confessions satisfaisantes, pour préparer le terrain aux conciles provinciaux qui seraient convoqués à l'effet de rendre les sentences définitives. Ceux qui avaient déjà avoué ne devaient vraisemblablement pas être disposés à se rétracter. Devant la commission pontificale, en 1310. Jean de Cochiac exhiba une lettre que Philippe de Vohet et Jean de Jamville, préposés par le pape et le roi à la garde des prisonniers, écrivaient aux Templiers confinés à Sens, à l'époque ou l'évêque d'Orléans se rendait dans cette ville pour les interroger, l'archevêché de Sens étant alors vacant ; les gardiens avertissaient les accusés que ceux qui rétracteraient les confessions prononcées devant los quizitor seraient brûlés comme relaps. Vohet, cité devant la commission, reconnut son sceau, mais déclina la paternité de la lettre ; la commission eut la prudence de ne pas pousser plus loin l'enquête. La plupart des accusés amenés devant la commission manifestèrent un extrême souci de faire concorder leurs déclarations avec celles qu'ils avaient faites devant les évêques, prouvant ainsi qu'ils savaient fort bien à quel danger une contradiction les exposait.

Ceux qui refusèrent de se confesser furent traités selon l'humeur des évêques et de leurs aides. Les registres de ces tribunaux ont généralement péri et nous sommes à peu près réduits aux propos des quelques témoins qui, devant la commission pontificale, firent par hasard allusion à leurs épreuves antérieures. Pourtant, la procédure engagée devant l'évêque de Clermont laisse à penser qu'ils ne furent pas toujours traités avec une odieuse brutalité. L'évêque avait à examiner soixante-neuf Templiers, dont quarante avouèrent, tandis que les vingt-neuf autres refusaient d'admettre qu'il y eût aucun vice dans l'Ordre. Alors le prélat les assembla tous et les répartit en deux groupes. Les réfractaires déclarèrent qu'ils maintenaient leurs dires, et que, s'ils avouaient plus tard par crainte de la torture, de la prison ou de quelque autre peine, ils suppliaient qu'on n'ajoutât pas foi à leurs déclarations et qu'on n'en fit pas une prévention contre eux ; il ne parait pas que par la suite on ait usé de contrainte à leur égard. Quant aux autres, on leur demanda s'ils avaient quelque chose à dire pour leur défense ou s'ils étaient prêts à entendre leur sentence ; ils répondirent unanimement qu'ils n'avaient aucune défense à faire valoir, qu'ils ne souhaitaient pas d'entendre leur sentence, mais qu'ils se remettaient à la merci de l'Eglise. Ce qu'était cette merci, nous le verrons plus loin. Tous les évêques n'étaient pas aussi doux que l'évêque de Clermont ; mais les fragments des dépositions faites devant la commission ne permettent pas toujours de distinguer l'action des tribunaux épiscopaux de celle des inquisiteurs délégués par Frère Guillaume. Quelques exemples suffiront à faire voir comment, par le concours de ces procédures, on obtint des témoignages contre l'Ordre.

Un cultivateur, Jean de Rompreye, déclara qu'il ne connaissait rien qui ne fuit pur dans l'Ordre, quoiqu'il eût confessé le contraire, après trois applications de la torture, devant l'évêque d'Orléans. Robert Vigier, Frère Servant, nia également les accusations, après les avoir reconnues vraies devant l'évêque de Nevers, à Paris, sous l'effet d'une torture cruelle à laquelle on lui apprit que trois de ses camarades. Gautier, Henri et Chanteloup, avaient succombé. Un prêtre, Bernard de Vado, avait été torturé par l'application du feu à la plante des pieds, avec une persistance telle que, quelques jours après, les os de ses talons tombèrent : comme preuve, il en exhiba les esquilles. Dix-neuf Frères originaires du Périgord s'étaient confessés devant l'évêque de Périgueux, à la suite de la torture et de la privation de nourriture ; l'un d'eux avait été tenu pendant six mois au pain et à l'eau, sans chaussures ni vêtements autres que sa chemise. Guillaume d'Erré, comparaissant devant l'évêque de Saintes, avait nié toutes les charges ; mais après avoir été mis au pain et à l'eau et menacé de la torture, il avait avoué la coutume de renier le Christ et de cracher sur la croix ; devant la commission, il rétracta ses aveux. Thomas de Pampelune, sous l'effet de multiples tortures subies à Saint-Jean-d'Angély, avait confirmé la confession de Molay ; puis, mis au pain et à l'eau, il avait confessé devant l'évêque de Saintes le rite consistant à cracher sur la croix, toutes déclarations qu'il rétracta devant la commission. On pourrait citer encore nombre de dépositions faites par les quelques accusés qui eurent le courage d'affronter le martyre suspendu sur la tête de ceux qui rétractaient leurs confessions. Sachant quelle terreur pesait sur ces malheureux sans amis et sans défense, on doit s'abstenir de blâmer trop sévèrement ceux qui cédèrent ; mais il faut d'autant plus admirer la constance de ceux qui résistèrent à la torture et bravèrent le bûcher pour la défense de l'Ordre. Le sentiment général de ces pauvres gens fut exprimé par Aymon de Barbara, qui avait été trois fois torturé et qui était demeuré pendant neuf semaines au pain et à l'eau. Il déclara douloureusement qu'il avait souffert dans sa chair et dans son âme, mais que, tant qu'il avait été en prison, il n'avait pas voulu rétracter sa confession. Les tortures morales que subissaient ces misérables créatures apparaissent dans le cas de Jean de Cormèle, Précepteur de Moissac : amené devant la commission, il hésita et ne voulut pas décrire la cérémonie de sa propre réception, tout en déclarant qu'il n'avait rien vu de mal dans la réception de ses frères. Le souvenir des tortures endurées à Paris, tortures qui lui avaient coûté quatre dents, lui ôta tout courage : il demanda qu'on lui laissât le temps de se recueillir. On lui accorda répit jusqu'au lendemain ; quand il reparut, sa résolution avait fléchi. H confessa toute la série des horreurs imputées à l'Ordre. On lui demanda s'il avait demandé conseil à quelqu'un ; il répondit négativement et déclara qu'il avait prié un prêtre de dire, pour lui, une messe du Saint-Esprit, afin que Dieu lui dictât ce qu'il devait faire.

Ces quelques exemples mettent en lumière la tâche à laquelle tout l'épiscopat français travailla durant la fin de l'année 4308, en 1309 et en 4310. Toute cette procédure ne concernait, d'ailleurs, que les personnes des membres de l'Ordre. Le sort des biens du Temple devait dépendre du jugement qui serait rendu sur l'Ordre en tant que congrégation collective ; à cet effet, Clément avait fixé le jour où l'Ordre devait comparaitre devant le concile de Vienne en la personne de ses syndics et de ses représentants, pour présenter sa défense et faire valoir les motifs qui s'opposaient à sa suppression. Comme les officiers et les membres étaient disséminés dans les diverses prisons de l'Europe, c'était là une chose manifestement impossible ; il fallait absolument trouver quelque moyen pour qu'ils fussent, au moins théoriquement, représentés, ne fût-ce que pour entendre prononcer la sentence. En conséquence, par une des bulles du 12 août 1308, le pape créait une commission, présidée par l'archevêque de Narbonne, chargée de citer à comparaître tous les Templiers de France et de transmettre le résultat de leurs interrogatoires à la cour de Rome. Puis d'autres bulles, lancées en mai 1309, ordonnèrent à la commission de se mettre à l'œuvre et en notifièrent l'existence à Philippe. Le 8 août 4309, les commissaires se réunirent dans l'abbaye de Sainte-Geneviève et, par lettres adressées aux archevêques du royaume, citèrent tous les Templiers à comparaître par devant eux le premier jour ouvrable après la Saint-Martin ; l'Ordre lui-même était sommé de se faire représenter au concile de Vienne par ses syndics et ses délégués, pour entendre telle sentence qu'il plairait à Dieu.

Au jour dit, 12 novembre, les commissaires se réunirent de nouveau, mais nul Templier ne se montra. Pendant une semaine, ils tinrent des assemblées quotidiennes ; ils respectaient la forme en faisant proclamer par un appariteur que, si quelqu'un désirait comparaître au nom de l'Ordre ou de ses membres, la commission était prête à l'écouter avec bienveillance ; mais cet appel restait sans écho. En examinant les réponses des prélats, on s'aperçut qu'ils avaient imparfaitement rempli leur mission. Évidemment, Philippe envisageait avec méfiance toute cette procédure et n'était pas d'humeur à la seconder. Le 18 novembre, un avis quelque peu péremptoire fut adressé à l'évêque de Paris, pour lui expliquer que les commissaires devaient agir, non contre les personnes, mais contre l'Ordre tout entier ; que nul de devait être contraint à comparaître, mais qu'on devait permettre à ceux qui le désireraient de se présenter. L'évêque se rendit alors le 22 novembre devant la commission ; on échangea des explications et des excuses ; une sommation envoyée à Philippe de Vohet et à Jean de Jamville, préposés par le pape et le roi à la garde des Templiers, décida ces fonctionnaires à promettre l'obéissance. Pourtant, la tâche présentait encore de grandes difficultés. Le 22, les commissaires furent secrètement avisés que plusieurs personnes étaient arrivées à Paris, sous des vêtements laïques, pour défendre l'Ordre, et avaient été jetées en prison. Aussitôt ils mandèrent le prévôt du Châtelet, Jean de Plublavch, qui déclara qu'il avait arrêté, sur l'ordre du roi, sept hommes qui passaient pour des Templiers, venus, sous un déguisement, louer à prix d'argent des avocats pour la défense de l'Ordre ; mais, après avoir torturé deux d'entre eux, le prévôt s'était assuré qu'il n'en était rien. Cette affaire, bien que sans grande importance, montre comment le roi avait résolu de contrôler les actes de la commission.

Celle-ci finit cependant par obtenir la comparution de Jacques de Molay, de Hugues de Péraud et de quelques-uns des Frères emprisonnés à Paris. Molay déclara qu'il n'était ni assez intelligent ni assez savant pour bien- défendre l'Ordre, mais qu'il se tiendrait pour vil et misérable s'il n'essayait pas de le faire. Il était prisonnier et sans argent ; il ne possédait pas quatre deniers vaillants et n'avait pour tout conseiller qu'un pauvre Frère Servant ; il demandait en grâce qu'on lui prêtât aide et conseil, afin qu'il pût agir de son mieux. Les commissaires lui rappelèrent que les procès pour hérésie n'étaient pas régis par les formes légales et qu'on n'y admettait pas d'avocats ; ils l'avertirent des dangers auxquels il s'exposait en défendant l'Ordre après avoir confessé la vérité des accusations. Ils eurent la bonté de (ui donner lecture de sa confession, telle que la relataient les cardinaux qui l'avaient recueillie à Chinon ; comme il manifestait son indignation et sa surprise, Guillaume de Plaisian, apparemment chargé par le roi de surveiller ces débats, lui donna, comme on sait, un avertissement amical qui cloua les lèvres du Templier. Molay demanda du temps ; lorsqu'il reparut, il se trouva en présence de Guillaume de Nogaret, prêt à tirer parti de la moindre imprudence. Par les lettres pontificales dont on lui avait donné connaissance, le Grand-Maître avait appris que le pape se réservait de le juger en personne, ainsi que les autres chefs de l'Ordre ; aussi demanda-t-il qu'on lui permît de comparaitre sans retard devant le tribunal pontifical. Ainsi se révéla la perfidie de cette astucieuse combinaison. On séparait les chefs des autres accusés, si bien que Molay, Hugues de Péraud et Geoffroi de Gonneville, amenés à croire qu'ils bénéficieraient d'un jugement spécial, abandonnèrent lâchement leurs disciples. Quant aux Frères, leurs réponses devant la commission furent en substance identiques à la déclaration de Géraud de Caux. Celui-ci dit qu'il était simple Chevalier, ne possédait ni cheval, ni armes, ni terres ; il ne savait comment défendre l'Ordre et, par conséquent. ne pouvait entreprendre cette tâche.

A ce moment Philippe se convainquit sans doute que les opérations de la commission ne présentaient aucun danger ; il cessa toute opposition et prêta obligeamment son concours. Le 28 novembre, une nouvelle citation fut envoyée aux évêques, les menaçant de la colère papale s'ils persistaient à négliger leurs devoirs. L'efficacité de ce message était encore accrue par l'ordre que Philippe adressait à ses geôliers d'accorder aux officiaux épiscopaux accès auprès des Templiers détenus ; en même temps, les baillis étaient invités à envoyer sous bonne garde, à Paris, tous les Templiers qui désireraient défendre leur Ordre.

Cette nouvelle citation avait fixé comme jour de comparution le 3 février 1310. Vers le 5, les Templiers commencèrent à affluer, presque tous 'avides de défendre leur Ordre. Leur nombre s'accrut au point que la commission finit par ne plus savoir où les loger ; enfin, le 28 mars, cinq cent quarante-six défenseurs de l'Ordre furent assemblés dans le jardin du palais épiscopal, où les commissaires leur expliquèrent l'objet de celle convocation et leur conseillèrent de choisir six, huit ou dix d'entre eux, qui agiraient par procuration ; on ne les réunirait plus et la commission commencerait ses travaux le 31 ; mais les délégués choisis par les Templiers auraient accès auprès de ceux-ci dans les diverses prisons et pourraient ainsi s'entendre avec les accusés sur les moyens de défense.

Il était impossible qu'une délibération s'engageât dans cette foule confuse d'hommes abandonnés de leurs chefs naturels, réunis à l'improviste et incapables, par suite des différences de langues et de dialectes, de communiquer entre eux. Beaucoup hésitaient à agir sans les ordres du Maître, car la Règle interdisait rigoureusement aux subordonnés toute initiative personnelle. Les commissaires semblaient sincèrement désireux de donner à l'affaire une allure régulière ; finalement, le 31, ils ordonnèrent à leurs notaires de visiter les Templiers dans les maisons de détention et de rendre compte à la commission des désirs et des conclusions des accusés. Cette formalité prit du temps ; les rapports des notaires, après leurs tournées quotidiennes, sont assez piteux. Les malheureux prisonniers étaient désespérément embarrassés de prendre un parti. Le plus grand nombre déclaraient que l'Ordre était pur et saint, mais ne savaient que faire en l'absence de leurs supérieurs. Tous suppliaient, souvent même en se jetant aux pieds des visiteurs, qu'on les admit de nouveau aux sacrements. Beaucoup demandaient qu'on leur accordât d'être enterrés en terre sainte ; d'autres offraient de payer un chapelain sur la misérable allocation qu'on leur distribuait ; quelques-uns demandaient que cette allocation fût augmentée, d'autres qu'on leur donnât des vêtements pour cacher leur nudité. Ils s'attachaient avec âpreté à une requête inacceptable, réclamant qu'on leur envoyât des hommes d'expérience et de savoir pour les conseiller et comparaître en leur nom ; car eux-mêmes étaient simples, illettrés, enchainés en prison et incapables d'agir ; ils demandaient encore qu'on assurât des garanties aux témoins, attendu que tous ceux qui avaient avoué étaient menacés du bûcher s'ils rétractaient leurs confessions. Une adresse présentée, le 4 avril, par les prisonniers détenus chez l'abbé de Tiron, nous éclaire sur les traitements odieux qu'ils subissaient. Ils affirment la pureté de l'Ordre et se déclarent prêts à le défendre autant qu'il est possible à des gens enchainés et passant leurs nuits dans de sombres tombeaux. Ils se plaignent de l'insuffisance de l'allocation ; sur les douze deniers qu'ils reçoivent chaque jour, ils doivent payer, pour leurs lits, trois deniers ; pour location de la cuisine, de linge de table et de corps, deux sols six deniers par semaine ; pour qu'on leur ôte et qu'on leur remette les fers lors des comparutions, deux sols ; pour le blanchissage, dix-huit deniers par quinzaine ; pour le bois et la chandelle, quatre deniers par jour ; enfin, pour le bac de Notre-Dame, seize deniers. Il est évident que les malheureux étaient exploités sans scrupule par leurs geôliers[29].

Le résultat de cette affaire fut que, le 7 avril, neuf délégués présentèrent ; au nom de tous, une adresse où il était dit que les prisonniers ne pouvaient nommer de représentants sans l'autorisation du Maître et du Convent ; toutefois, ils offraient individuellement et collectivement de défendre l'Ordre, et demandaient à assister au concile ou au procès, en quelque lieu qu'il fût jugé. Ils déclaraient que les accusations étaient des mensonges horribles et invraisemblables, forgés par des apostats et des fugitifs que leurs crimes avaient fait exclure de l'Ordre ; ces mensonges avaient été confirmés en torturant ceux qui soutenaient la vérité et en encourageant les calomniateurs par des récompenses ou des promesses. Il est stupéfiant, disaient-ils, de voir accorder à certains hommes, corrompus par des largesses temporelles, un crédit qu'on refuse à ceux qui ont conquis dans les supplices la palme du martyre, ou aux survivants qui, fidèles à leur conscience, ont souffert et souffrent journellement dans leurs donjons tant de tourments, de tribulations et de misères. En considération de la terreur qui pesait sur tous, ils demandaient que nul laie ou autre personnage puissant ne fût admis à assister à l'interrogatoire des Frères et qu'on leur assurât des garanties protectrices ; car ceux qui avaient avoué étaient quotidiennement menacés du bûcher, en cas de rétractation. En réponse, les commissaires déclinèrent toute responsabilité quant aux mauvais traitements et promirent de demander qu'on eût pour les prisonniers de bienveillants égards, conformément aux ordres du cardinal de Palestrina, commis par le pape à la garde des Templiers. Le Grand-Maître, ajoutaient-ils, avait été invité à défendre l'Ordre, mais avait refusé d'assumer cette tâche, arguant que le jugement de son propre cas était réservé au pape.

Ayant ainsi donné aux Templiers l'apparence d'une occasion de se défendre, les commissaires se mirent en mesure de recueillir des témoignages. Ils chargèrent quatre des Templiers délégués, Renaud de Provins, Précepteur d'Orléans, Pierre de Boulogne, Procureur de l'Ordre près la cour pontificale, Geoffroi de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, chevaliers, d'assister au serment des témoins et d'agir selon les besoins de la cause ; cependant ces personnages n'étaient pas officiellement admis comme avocats de l'Ordre. Les quatre délégués présentèrent, le 13 avril, une nouvelle adresse, où, après avoir fait allusion aux tortures employées pour arracher des confessions aux prévenus, ils affirmaient, comme chose notoire, que, pour obtenir des témoignages, on avait remis aux Templiers des lettres portant le sceau royal, leur promettant la liberté et de larges pensions viagères et leur annonçant la suppression définitive de leur Ordre. Cette protestation avait évidemment pour objet de préparer les voies à la disqualification des témoins à charge, le seul moyen de défense accordé, comme on sait, par la procédure inquisitoriale ; à cette fin, les quatre délégués demandaient également à connaître les noms de tous les témoins. Ils n'osaient pas réclamer copie des dépositions, mais insistaient vivement pour qu'elles fussent tenues secrètes, afin de détourner le danger que la publication aurait pu faire courir aux témoins. Après une interruption nécessitée par les fêtes de Pâques, on continua jusqu'au 9 mai à recueillir des témoignages, généralement hostiles à l'Ordre et émanant sans doute de témoins soigneusement triés. Le dimanche 40 mai, les commissaires furent soudain convoqués, à la requête de Renaud de Provins et de ses collègues, pour recevoir communication d'une foudroyante nouvelle : le concile de Sens, réuni en hâte à Paris, se proposait de poursuivre tous les Templiers qui avaient offert le défendre l'Ordre. Nombre de ces défenseurs avaient antérieurement avoué ; ils avaient héroïquement risqué leur vie le jour où, en affirmant la pureté de l'Ordre, ils avaient virtuellement rétracté leurs confessions. Aussi les quatre Templiers faisaient-ils appel à la protection des commissaires, attendu que l'action du concile devait fatalement se faire sentir sur les affaires en cours ; ils réclamaient des apostoli, demandaient que leurs personnes, leurs droits et l'Ordre tout entier fussent placés sous le contrôle du Saint-Siège et qu'on leur accordât le temps et l'argent nécessaires pour soutenir l'appel. En outre, ils priaient les commissaires d'inviter l'archevêque de Sens à ne prendre aucune mesure tant que l'enquête actuelle ne serait pas achevée, et ils exprimaient le vœu qu'on les envoyât, avec un ou deux notaires, soumettre au prélat une protestation, vu qu'ils ne pouvaient trouver d'homme de loi disposé à dresser pour eux un pareil acte. Les commissaires, profondément perplexes, discutèrent ce point jusqu'au soir, puis rappelèrent les Templiers et leur dirent qu'ils compatissaient de tout cœur à leur peine, mais qu'ils avaient les mains liées, l'archevêque et le concile agissant en vertu de pouvoirs délégués par le pape.

ll n'entrait pas dans le plan de Philippe que l'Ordre pût faire entendre des défenseurs. Cette réunion subite de près de six cents membres, alors qu'on avait pris soin de détacher d'eux leurs chefs, et les préparatifs de défense élaborés à la veille du concile, annonçaient une résistance que le roi résolut d'écraser dans l'œuf, avec l'énergie sans scrupules dont il était coutumier. Le moment était favorable, car après de longs efforts il venait d'obtenir de Clément l'archevêché de Sens (dont Paris était suffragant) pour une de ses plus zélées créatures, Philippe de Marigny, frère du ministre Enguerrand ; le nouveau dignitaire était entré en fonctions le 5 avril. La bulle Faciens misericordiam avait prescrit que, les enquêtes épiscopales une fois achevées, des conciles provinciaux fussent réunis pour juger les Frères à titre individuel. Le roi, grâce à ses archevêques, était donc maitre de la situation. Les conciles provinciaux furent tout-à-coup convoqués, celui de Sens à Paris, celui de Reims à Senlis, celui de Normandie à Pont-de-l'Arche, celui de Narbonne à Carcassonne, et l'on organisa une imposante manifestation qui devait paralyser instantanément et pour toujours toute tentative d'opposition à la volonté royale. On ne perdit pas de temps à un semblant de formalités judiciaires, car le droit canon voulait que les hérétiques relaps fussent condamnés sans être entendus. Le 11, le concile de Sens s'ouvrit à Paris. Le 12, tandis que les commissaires étaient occupés à recueillir des témoignages, ils reçurent l'ordre d'avoir à brûler le jour même cinquante-quatre de ceux qui avaient offert de défendre le Temple, ces gens ayant été condamnés comme hérétiques relaps pour avoir rétracté leurs confessions. Aussitôt ils envoyèrent au concile, pour demander un délai, Philippe de Vohet, gardien pontifical des Templiers, et Amis, archidiacre d'Orléans. Vohet et beaucoup d'autres personnes avaient affirmé, disaient les commissaires, que ceux des Templiers qui étaient morts en prison avaient, au péril de leurs âmes, affirmé la fausseté des imputations mises à la charge du Temple ; Renaud de Provins et ses collègues en avaient appelé aux commissaires contre le concile ; si les exécutions projetées avaient lieu, ce serait un obstacle aux fonctions des commissaires, car, depuis la veille, les témoins étaient affolés par la terreur et incapables de témoigner. Les messagers coururent à la salle du concile, où ils furent accueillis avec _mépris ; il n'était pas possible, leur répondit-on, que la commission les eût chargés d'un semblable message. Les cinquante-quatre martyrs furent entassés dans des charrettes et menés dans les champs voisins du couvent de Saint-Antoine ; là, on les mit lentement à mort en les brûlant à petit feu. Refusant toutes les offres de pardon en échange de nouveaux aveux, ils périrent avec une constance qui, dit us contemporain, mit leurs âmes en grand danger de perdition, car ce spectacle amena le peuple à croire faussement qu'ils étaient innocents. Le concile poursuivit ses travaux et, quelques jours plus tard, brûla quatre autres Templiers ; de la sorte, s'il se trouvait encore des gens disposés à défendre l'Ordre, ces audacieux sauraient désormais quel sort leur était réservé. Le concile fit exhumer et brûler les os de Jean de Tourne, qui avait été trésorier du Temple ; ceux qui avaient avoué et confirmé leurs confessions furent réconciliés à l'Église et mis en liberté ; ceux qui persistèrent à refuser de se confesser furent condamnés à la prison perpétuelle. C'étaient là des mesures plus humaines que n'en comportait l'ordinaire pratique inquisitoriale ; mais cette mansuétude était conforme aux intérêts de la politique royale. Quelques semaines plus tard, à Senlis, le concile de Reims brûla neuf autres victimes ; à Pont de l'Arche, on en brûla trois ; d'autres furent exécutées à Carcassonne[30].

Ces mesures féroces obtinrent le résultat qu'on en attendait. Quand, au lendemain des exécutions de Paris, le 13 mai, la commission ouvrit sa séance, le premier témoin introduit, Aimery de Villiers, se jeta à genoux, pâle de terreur, et se frappant la poitrine, tendant les mains vers l'autel, il appela la mort et la perdition sur son corps et son âme, s'il ne disait pas la vérité. Puis il déclara fausses les accusations portées contre l'Ordre, bien que, sous l'effet de la torture, il eût reconnu la vérité de certaines imputations. La veille, il avait vu cinquante-quatre de ses frères traînés au bûcher dans les fatales charrettes ; il avait senti alors qu'il ne pourrait supporter plus longtemps cette épreuve et qu'il serait capable de confesser aux commissaires ou à tout autre personne tout ce qu'on pourrait exiger de lui, fût-ce d'avoir tué le Seigneur Jésus. Finalement, il adjura les commissaires et les notaires de ne pas révéler ce qu'il venait de dire à ses geôliers ni aux fonctionnaires royaux, car il serait brûlé comme les cinquante-quatre victimes. Puis un témoin antérieurement interrogé, Jean Bertrand, vint supplier la commission de tenir secrète sa déposition en raison du danger qui le menaçait. A ce spectacle, la commission jugea qu'il serait sage, tant que régnerait cette terreur générale, de suspendre ses séances. Elle se réunit de nouveau le 18 pour réclamer inutilement à l'archevêque de Sens la mise en liberté de Renaud de Provins, qui avait comparu en jugement devant le concile. Pierre de Boulogne fut saisi de même par ordre du concile et ne fut jamais rendu à la commission. Nombre des Templiers qui s'étaient offerts comme défenseurs se hâtèrent de battre en retraite ; toute tentative pour faire entendre- les Templiers par le concile de Vienne fut nécessairement abandonnée. Clément eut-il quelque part à cette intervention qui mit fin aux travaux de sa commission ? On peut en douter, mais il est certain qu'il ne lit rien pour rendre aux commissaires leurs pouvoirs ; son indifférence le rendit complice du crime qui livrait à une mort horrible les malheureux qu'il avait invités à se défendre.

Le 4 avril, par la bulle Alma Mater, Clément avait ajourné le concile de Vienne d'octobre 1310 à octobre 1311, attendu que l'inquisition contre les Templiers réclamait plus de temps qu'on n'avait prévu. La commission n'avait donc pas lieu de se hâter et elle suspendit ses séances jusqu'au 3 novembre. Ses membres tardèrent à se réunir et elle ne recommença à siéger que le i7 décembre. Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges comparurent alors et protestèrent qu'ils ne pouvaient agir au nom de l'Ordre sans le concours de Renaud de Provins et de Pierre de Boulogne. La commission leur fit savoir que leurs deux collègues avaient solennellement renoncé à défendre l'Ordre, étaient revenus à leurs premières confessions et avaient été condamnés par le concile de Sens à l'emprisonnement perpétuel. Pierre avait d'ailleurs réussi à s'évader. La commission offrit alors aux deux Chevaliers de leur permettre d'assister au serment des témoins et de soulever des exceptions ; mais ils déclarèrent qu'ils n'avaient pas qualité pour cela et se retirèrent. Ainsi on renonçait à fournir à l'Ordre tout moyen de défense ; la suite de la procédure menée par la commission ne fut plus qu'une accumulation ex parte de témoignages à charge. Les commissaires siégèrent jusqu'en juin, écoutant scrupuleusement les témoins qu'on leur amena ; mais comme ces témoins étaient choisis par Philippe de Vohet et Jean de Jamville, on veilla évidemment à ce que leurs dépositions fussent de nature à convaincre les juges. D'ailleurs, la plupart des témoins avaient été réconciliés à l'Église après confession, abjuration et absolution ; ils n'appartenaient donc plus à l'Orge, qu'ils avaient abandonné à son destin. Parmi les nombreux Templiers qui avaient refusé d'avouer, bien peu furent admis à comparaître ; ceux qu'on entendit ne le furent sans doute que par accident. Quelques accusés eurent aussi l'audace de rétracter les déclarations faites devant les évêques ; mais, à part ces rares exceptions, toutes les dépositions furent hostiles à l'Ordre. D'autre part, il arriva souvent que des témoins, admis à prêter serment, ne comparurent jamais pour déposer, et ce ne dut pas être l'effet du hasard, vu que Renaud de Provins fut de ce nombre. Enfin, le 5 juin, la commission acheva ses travaux et transmit, sans commentaires, ses registres à Clément[31], comme document à joindre aux matériaux qui devaient éclairer le jugement de l'Église assemblée en concile à Vienne.

 

Avant d'aborder le dernier acte de la tragédie qui se joua à Vienne, il convient de rappeler brièvement les mesures prises hors de France contre les Templiers. En Angleterre, le roi Édouard II répondit, le 30 octobre 1307, à l'avertissement transmis par Philippe le 16 octobre ; le roi d'Angleterre et son conseil avaient prêté la plus grande attention à cette affaire ; leur étonnement avait été très vif ; la chose était si abominable qu'on avait peine à la croire vraie ; aussi le roi, pour obtenir de plus amples informations, avait-il envoyé son sénéchal à Agen. Les convictions d'Édouard étaient si fortes et son désir de protéger l'Ordre si ardent qu'il écrivit, le 4 décembre, aux rois de Portugal, de Castille, d'Aragon et de Naples, que les accusations devaient avoir pour sources la cupidité et l'envie ; il priait ces souverains de ne pas prêter l'oreille aux calomnies et de ne pas agir sans mûre réflexion, de peur qu'un Ordre célèbre par sa pureté et son honneur ne fût molesté avant d'avoir été légalement convaincu de crime. Il alla plus loin et répondit à Clément, le 10, que la réputation de pureté et d'orthodoxie dont jouissaient les Templiers d'Angleterre ne lui permettait pas d'ajouter foi, sans de nouvelles preuves, aux rumeurs accusatrices ; il invitait le pape à résister aux calomnies répandues par des envieux et des méchants. Cependant, quelques jours plus tard, il reçut la bulle lancée par Clément le 22 novembre, et ne put désormais révoquer en doute des faits affirmés à la face de la Chrétienté. Il se hâta d'obéir aux prescriptions de la bulle. Dès le 15, des ordres minutieux furent préparés et transmis à tous les sheriffs d'Angleterre, leur enjoignant d'arrêter tous les Templiers le 10 janvier 1308, avec des instructions touchant la mise en séquestre et l'administration des biens confisqués. Le 20, des ordres similaires furent envoyés à toutes les autorités anglaises en Irlande, en Écosse et dans le pays de Galles. Peut-être le voyage projeté d'Édouard à Boulogne, où il devait épouser Isabelle, fille de Philippe le Bel, ne fut-il pas étranger à ce soudain revirement.

Les arrestations opérées d'après les instructions royales, les Templiers furent tenus en captivité sur parole, mais non emprisonnés, en attendant l'intervention du Saint-Siège. Ni l'Église ni l'État n'étaient disposés, semble-t-il, à prendre l'initiative des poursuites. Le délai se prolongea, car, bien que des mandats eussent été conférés, le 12 août 1308, aux inquisiteurs pontificaux, Sicard de Lavaur et l'abbé de Lagny, ceux-ci ne partirent pas avant le mois de septembre 1309 ; le 13 de ce mois, les sauf-conduits signés par le roi à leur intention montrent qu'ils étaient arrivés en Angleterre. Alors on envoya partout l'ordre d'arrêter ceux des Templiers qui n'avaient pas encore été appréhendés et de les réunir à Londres, à Lincoln et à York, où auraient lieu les interrogatoires ; les évêques de ces sièges devaient assister à toutes les formalités. Des ordres analogues furent transmis en Irlande et en Écosse, où les inquisiteurs nommèrent des délégués pour mener l'affaire. Apparemment, on obtint malaisément des fonctionnaires l'accomplissement de leur devoir, car, le 44 décembre, il fallut enjoindre à tous les sheriffs de se saisir des Templiers qui parcouraient le pays sous des vêtements talques ; puis, au mois de mars de l'année suivante, et encore en janvier 1311, le scheriff d'York fut réprimandé pour avoir laissé en liberté les accusés confiés à sa garde. Évidemment, les inculpés avaient pour eux la sympathie du peuple.

Enfin, le 20 octobre 1309, les inquisiteurs pontificaux et l'évêque de Londres s'assemblèrent dans le palais épiscopal pour interroger les Templiers réunis à Londres. Les prévenus, questionnés à tour de rôle sur chacun des nombreux chefs d'accusation, affirmèrent tous l'innocence de l'Ordre. Des témoins étrangers à l'Ordre furent alors amenés et déclarèrent, pour la plupart, qu'ils entretenaient la même conviction ; quelques-uns, cependant, reproduisirent les vagues rumeurs et les scandaleuses histoires qu'avait répandues parmi la population le mystère des rites intérieurs de l'Ordre. Les inquisiteurs furent fort embarrassés : ils se trouvaient dans un pays où les lois n'admettaient pas l'usage de la torture, et, sans ce secours, ils étaient incapables de mener à bien la tâche qui avait motivé leur venue. Découragés, ils finirent par s'adresser au roi et obtinrent de lui qu'ordre fût donné aux gardiens des prisonniers de permettre aux inquisiteurs et aux Ordinaires épiscopaux de traiter à leur, guise les personnes des accusés, « conformément à la loi ecclésiastique » ; l'affreuse perversité de ce temps avait valu le nom de loi ecclésiastique aux indignes abus devant lesquels reculait encore la loi civile l

Des difficultés furent soulevées, soit par les geôliers, soit par les magistrats épiscopaux, car l'ordre fut réitéré le ter mars 1310 puis le 8 mars ; cette fois, on exigeait que les fonctionnaires récalcitrants donnassent les motifs de leur désobéissance aux injonctions antérieures. Cependant on n'obtint aucun témoignage de nature à récompenser tant d'efforts, bien qu'on prolongeât les interrogatoires pendant tout l'hiver et tout le printemps, jusqu'au 24 mai ; ce jour-là, trois fugitifs arrêtés furent amenés, par des moyens qu'on imagine sans peine, à confesser ce qu'on attendait d'eux ; on tira naturellement de ces confessions le plus grand parti possible. A la fin, Clément s'impatienta de voir l'affaire traîner en longueur. Le 6 août, il écrivit à Édouard il avait appris, disait-il, que le roi avait interdit l'usage de la torture, comme contraire aux lois du royaume, et qu'ainsi les inquisiteurs désarmés ne pouvaient obtenir de confessions. Aucune loi ni coutume ne devait primer les canons concernant ce genre d'affaires ; les conseillers et fonctionnaires d'Édouard, coupables d'avoir fait de la sorte obstacle à l'Inquisition, étaient passibles des peine, prévues pour ce grave délit ; quant au roi, il était invité à examiner si son attitude présente répondait à sa dignité et à ses intérêts ; la rémission de ses péchés lui était offerte s'il consentait à changer d'attitude. C'est là, peut-être, la plus curieuse vente d'indulgences dont l'histoire ait conservé le souvenir. En même temps, des lettres similaires étaient adressées à tous les évêques d'Angleterre, que le pape réprimandait de n'avoir pas écarté l'obstacle, comme ils en auraient eu le devoir. Sur ces instances, Édouard décréta de nouveau, le 26 août, que les évêques et inquisiteurs étaient autorisés à appliquer la loi ecclésiastique ; cette ordonnance fut réitérée le 6 et le 23 octobre, le 23 novembre et le 26 avril 1311. Dans les dernières instructions du roi, le mot de torture était formellement prononcé ; mais le souverain prenait soin de spécifier qu'il agissait par respect pour le Saint-Siège. Le 18 août 1311, les mêmes instructions furent transmises au sheriff d'York.

Ainsi l'Inquisition réussit cette fois à prendre pied en Angleterre ; mais, apparemment, les méthodes inquisitoriales étaient trop contraires à l'esprit de la nation pour pouvoir y porter tous leurs fruits. Malgré une instruction qui se poursuivit pendant plus de dix-huit mois, on ne réussit pas à établir la culpabilité des Templiers. Tout ce qu'on put obtenir fut que, dans les conciles provinciaux tenus à Londres et à York pendant le printemps et l'été de 1311, les inculpés reconnussent que leur réputation d'hérésie était trop « véhémente » pour leur permettre de se justifier par la « purgation » légale ; aussi demandèrent-ils qu'on leur pardonnât, promettant de se soumettre à telle pénitence qu'on leur imposerait. Quelques-uns consentirent aussi à une sorte d'abjuration. Les conciles ordonnèrent que ces Templiers fussent disséminés dans divers monastères pour y accomplir des pénitences déterminées, en attendant que le Saint-Siège eût statué sur le sort de l'Ordre. Telle fut, en Angleterre, la décision finale prise à l'égard des Templiers. On leur alloua généreusement une somme de quatre deniers par jour pour leur entretien ; Guillaume de la More, Maître d'Angleterre, se vit accorder deux shillings ; cette pension fut continuée, après sa mort, à Humbert Blanc, Précepteur d'Auvergne, lequel, pour son bonheur, se trouvait en Angleterre au moment des arrestations. Tout cela prouve que les Chevaliers ne furent pas tenus pour criminels ; Walsingham atteste, d'ailleurs, que, dans les monastères où on leur enjoignit de se retirer, ils donnèrent l'exemple de la piété et de la vertu. En Irlande et en Écosse, l'enquête ne fit surgir aucune preuve contre l'Ordre ; on recueillit seulement avec soin les rumeurs et les fables rapportées par des témoins étrangers[32].

 

En Lorraine, dès que parvint la nouvelle des arrestations opérées en France, le Précepteur de Villencourt ordonna aux Frères de raser leur barbe et de quitter l'habit, les relevant ainsi virtuellement de leur obédience. Le duc Thibault imita avec succès la politique d'extermination adoptée par Philippe. Un grand nombre de Templiers furent brûlés et le duc s'assura la majeure partie de leurs dépouilles.

On ne possède que des indications fragmentaires sur ce qui se passa en Allemagne. L'Ordre Teutonique offrait un emploi aux instincts chevaleresques des seigneurs allemands, si bien que le nombre des Templiers de ce pays était bien inférieur à celui des Templiers français. Leur sort fut moins tragique et attira relativement peu l'attention des chroniqueurs. Un annaliste rapporte qu'ils furent anéantis avec l'assentiment de l'empereur Henri, en châtiment de leurs intelligences avec les Sarrasins en Palestine et en Égypte et des préparatifs qu'ils faisaient pour se constituer un empire parmi les Chrétiens.

On voit que leur prétendue hérésie avait médiocrement impressionné l'esprit public. D'ailleurs, les mesures prises contre eux dépendirent, le plus souvent, des dispositions personnelles des princes-prélats qui gouvernaient les grands archevêchés. Burchard III de Magdebourg fut le premier à agir. Après une visite à la cour papale, nécessitée, en 1307, par son désir d'obtenir le pallium, il revint en mai 1308 avec l'ordre d'arrêter tous les Templiers de sa province ; comme il était déjà mal disposé à leur égard, il obéit avec empressement. Il n'y avait, sur son territoire, que quatre maisons de Templiers ; il mit la main sur ces demeures et sur leurs habitants, ce qui provoqua une longue série de querelles confuses, au cours desquelles il fut frappé, par l'évêque d'Halberstadt, d'une excommunication immédiatement révoquée par Clément ; de plus, en brûlant quelques-uns des Frères les plus récalcitrants, il souleva une guerre où les parents des victimes lui infligèrent de pénibles revers. En 1318, on voit encore les Hospitaliers se plaindre à Jean XXII que les Templiers soient demeurés en possession de la plus grande partie de leurs biens.

Conformément à la politique suivie par Clément en toute cette affaire, la bulle Faciens misericordiam d'août 1303, envoyée aux prélats allemands, réservait à la cour pontificale le jugement du grand-Précepteur d'Allemagne. Partout, sauf à Magdebourg, on obéit médiocrement aux instructions pressantes de la bulle. Le 30 décembre de la même année, Clément écrivit, sans grand succès, au duc d'Autriche, pour lui enjoindre d'arrêter tous les Templiers résidant sur ses domaines ; en même temps il investit les Ordinaires de Mayence, Trèves, Cologne, Magdebourg, Strasbourg et Constance d'un mandat inquisitorial spécial, pour mener la persécution dans leurs diocèses respectifs, tandis qu'il envoyait l'abbé de Crudacio agir en qualité d'inquisiteur pour le reste de l'Allemagne, en ordonnant aux prélats de fournir à ce magistrat une allocation journalière de cinq florins d'or. Ce fut seulement en 1310 que tes grands archevêques se décidèrent à entreprendre la tâche ; mais les résultats en furent médiocres. D'ailleurs, en 1310, Trêves et Cologne firent abandon, entre les mains de Burchard de Magdebourg, de leurs mandats inquisitoriaux pour la saisie des domaines appartenant aux Templiers ; Clément ratifia le transfert, en invitant Burchard à déployer la plus grande vigueur. Quant aux personnes mêmes des Templiers, une instruction s'engagea à Trèves : dix-sept témoins furent entendus, notamment trois Templiers ; l'affaire s'acheva par l'acquittement des prévenus. A Mayence, l'archevêque Pierre, qui avait encouru la disgrâce de Clément en transférant à ses suffragants son mandat pontifical relatif aux biens des Templiers, fut finalement contraint de convoquer un concile provincial, le 11 mai 1310. Soudain se présenta, sans avoir été invité, le wildgrave-rhingrave Hugo de Salm, commandeur de Grumbach, suivi de vingt Chevaliers armés. On craignit tout d'abord quelque violente agression. L'archevêque demanda à Hugo quelle déclaration il désirait faire ; le Templier affirma l'innocence de l'Ordre : les Frères livrés aux flammes avaient opiniâtrement démenti les accusations et la vérité de leurs dénégations était attestée par le fait que le feu avait respecté la croix de leurs manteaux ; la croyance à ce miracle avait une très grande prise sur l'opinion. Le Templier conclut par un appel au futur pape et à l'Église entière, et l'archevêque, pour éviter des désordres, accepta la protestation. Clément, à la nouvelle de ces événements, ordonna au concile de se réunir à nouveau et de faire son devoir. On obéit. Le wildgrave Frédéric de Salm, frère de Hugo et Maître de la province rhénane, offrit de subir l'ordalie du fer rougi au feu ; mais on jugea cette épreuve inutile. On interrogea quarante-neuf témoins, dont trente-sept Templiers : tous affirmèrent sous serment l'innocence de l'Ordre. Les douze témoins étrangers au Temple, qui étaient des personnages de distinction, firent d'éloquentes dépositions en sa faveur. L'archiprêtre Jean déclara qu'au moment d'une disette, alors que le prix d'une mesure de froment s'élevait de trois à trente-trois sols, la commanderie de Mostaire avait fait vivre un millier de personnes par jour. Le résultat fut un verdict d'acquittement. Le pape, très mécontent, ordonna à Burchard de Magdebourg de prendre en mains l'affaire à son tour. Il est probable que Burchard obéit avec empressement, mais en ignore avec quel succès. L'archevêque Pierre continua à appeler de ses vœux une entente et lorsque, au lendemain du concile de Vienne, il dut livrer aux Hospitaliers les biens des Templiers, il exigea des nouveaux propriétaires la reconnaissance d'une convention aux termes de laquelle, si le pape reconstituait l'Ordre, le manoir de Topfstadt ferait retour à ses anciens maitres[33].

 

En Italie, les Templiers étaient peu nombreux ; le pape pouvait plus facilement diriger la besogne d'extermination. A Naples, l'appel d'Édouard Il resta sans écho. La dynastie angevine était trop étroitement liée à la papauté pour hésiter à obéir, et quand un exemplaire de la bulle Pastoralis prœeminentiœ, du 21 novembre 1307, fut adressé à Robert, duc de Calabre, fils de Charles II, ce prince se mit immédiatement à l'œuvre. L'ordre d'arrêter les Templiers et de mettre leurs biens sous séquestre fut promptement envoyé dans toutes les provinces soumises à la couronne de Naples. Philippe, duc d'Achaïe et de Roumanie, fils cadet de Charles, fut aussitôt invité à exécuter, dans toutes les possessions du Levant, les instructions pontificales. Le 3 janvier 1308, les fonctionnaires de Provence et de Forcalquier reçurent l'ordre d'opérer les arrestations le 13 du même mois. En ces districts, le Temple comptait beaucoup de membres, dont il est probable que la plupart s'enfuirent, car on n'en arrêta que quarante-huit, qui passent pour avoir été jugés et exécutés, bien qu'un document atteste qu'Albert de Blacas, Précepteur d'Aix et de Saint-Maurice, emprisonné en 1308, occupait encore en 1318, avec l'assentiment des Hospitaliers, la commanderie de Saint-Maurice. Les biens meubles des Templiers furent partagés entre le pape et le roi ; les terres furent données à l'Hôpital. Dans le royaume de Naples proprement dit, il est à présumer que les inquisiteurs ne rencontrèrent pas d'obstacles et purent obtenir, grâce à leurs méthodes ordinaires, les témoignages désirés ; c'est du moins ce qui ressort de quelques documents fragmentaires relatifs à une commission pontificale envoyée en 305 4310 pour recueillir des preuves contre l'Ordre en général et, particulièrement, contre le grand-Précepteur d'Apulie, Oddo de Valdric. On en peut dire autant de la Sicile, où, comme nous l'avons vu, Frédéric d'Aragon avait introduit l'Inquisition en 1304.

Dans les États Pontificaux, on possède quelques renseignements plus complets sur la fin de l'affaire. Mais on ne sait rien de ce qui se passa à l'époque des arrestations : il est certain que, sur les territoires directement soumis à Clément, les ordres de la bulle du 22 novembre 1307 furent exécutés à la lettre, que tous les membres de l'Ordre furent arrêtés et qu'on employa les moyens connus pour leur arracher des confessions. Quand la commission papale fut envoyée à Paris pour fournir à l'Ordre l'opportunité de préparer sa défense en vue du concile de Vienne, on dépêcha en d'autres lieux des commissions similaires, armées de pouvoirs inquisitoriaux. On possède une partie du rapport adressé par Giacomo, évêque de Sutri, et Maître Pandolfo di Sabello, qui avaient reçu ce mandat pour le Patrimoine de saint Pierre ; bien que malheureusement incomplet, ce document permet de discerner quel dessein véritable se dissimulait sous l'apparent objet de ces commissions. En octobre 1309, les inquisiteurs commencèrent leurs opérations à Rome ; personne ne comparut devant eux, bien qu'ils eussent cité, non seulement tous les membres de l'Ordre, mais quiconque avait quelque lumière à fournir sur ce sujet. En décembre, ils se rendirent à Viterbe, où se trouvaient emprisonnés cinq Templiers, qui refusèrent de venir défendre leur Ordre. En janvier 1310, ils s'installèrent à Spolète, où ils ne découvrirent ni Templiers ni témoins. En février, ils se transportèrent à Assise, et adoptèrent le système consistant à ordonner qu'on amenât devant eux tous les Templiers et leurs fauteurs, procédé qu'ils reprirent, en mars, à Gubbio et qui fut également inefficace dans ces deux localités. En avril, à Aquila, ils citèrent des témoins afin de savoir si les Templiers possédaient quelque église dans les Abruzzes ; mais le Précepteur des Hospitaliers lui-même ne put leur fournir aucune indication. On assembla alors tous les Franciscains du lieu ; ils ne savaient rien de la mauvaise réputation de l'Ordre. Quelques jours plus tard, à Penna, les inquisiteurs imaginèrent un nouveau procédé ; ils invitèrent à comparaître devant eux quiconque, Templier ou étranger à l'Ordre, désirait défendre le Temple. Cette fois, on découvrit deux Templiers qui furent cités personnellement à plusieurs reprises et refusèrent de venir défendre l'Ordre. L'un d'eux, Gautier de Naples, fut excusé, parce qu'on n'était pas bien sûr qu'il appartint au Temple ; quant au second, nommé Cecco, on l'amena devant les inquisiteurs et il leur parla d'une idole conservée, pour l'adoration des fidèles, dans le trésor d'une préceptorerie d'Apulie. En mai, à Chieti, la commission réussit à s'emparer d'un autre Templier, qui confessa le reniement du Christ, l'adoration des idoles et d'autres méfaits.

Vers le 23 mai, ils étaient de retour à Rome et lançaient de nouvelles citations sans plus de succès que la première fois. La semaine suivante on les vit de nouveau à Viterbe ; ils avaient résolu de tirer quelques témoignages des cinq prisonniers détenus en cette ville ; mais ceux-ci leur firent savoir encore une fois que nul d'entre eux ne désirait comparaître devant les inquisiteurs ou assumer la défense de l'Ordre. On leur lança cinq citations, auxquelles ils répondirent par autant de refus ; mais les inquisiteurs n'étaient pas hommes à se laisser jouer. Ils se firent amener quatre des prisonniers et, par des moyens qu'on devine, leur délièrent la langue. Du 7 au 19 juin, ils s'occupèrent à recueillir les dépositions de leurs victimes qui avouèrent avoir renié le Christ, craché sur la croix, etc., toutes choses dont l'aveu fut officiellement qualifié de libre et spontané. Le 3 juillet, les commissaires se trouvaient à Albano et lançaient leurs citations habituelles ; mais, le 8, leur messager revint dire qu'il n'avait pu trouver un seul Templier en Campanie et en Maritime ; une séance à Velletri, le 16, fut non moins infructueuse. Le lendemain, ils citèrent d'autres témoins ; huit ecclésiastiques comparurent, mais ne surent que dire. Après quoi, à Segni, les commissaires entendirent cinq témoins qui ne leur fournirent aucune preuve. A Castel Fajole et à Tivoli, même insuccès ; mais, le 27, à Palombara, Gautier de Naples leur fut amené de Penna ; on avait sans doute cessé d'entretenir des doutes sur son affiliation à l'Ordre. Cette fuis, la constance des inquisiteurs fut récompensée par la révélation d'abondants détails concernant les pratiques hérétiques. lei s'achève le compte rendu ; cette active enquête, menée, neuf mois durant, dans un rayon aussi étendu, avait abouti à la découverte de huit Templiers et à la réception de sept témoignages à charge ! En admettant même que certains Templiers eussent réussi à passer inaperçus, ce document atteste, comme le reste de la procédure italienne, que leur nombre était fort restreint dans la péninsule.

Dans les autres parties de l'Italie, la bulle publiée par Clément, en 1307, pour ordonner aux archevêques d'entamer une enquête, parait n'avoir obtenu qu'une obéissance assez molle.

La première mesure dont on trouve mention est l'ordre lancé en 1308, par Fra Ottone, inquisiteur de Lombardie, de livrer trois Templiers au podestat de Casai. Mais il fallut sans doute donner une impulsion nouvelle à la persécution. En 1309, Giovanni, archevêque de Pise, fut nommé nonce apostolique avec mandat de mener l'affaire en Toscane, Lombardie, Dalmatie et Istrie, moyennant des émoluments de huit florins par jour, à prélever sur les biens du Temple. A Ancône, l'évêque de Fano interrogea un Templier, qui ne confessa rien, et dix-neuf autres témoins qui ne fournirent pas de dépositions accusatrices ; dans la Romagne, à Cesena, Rainaldo, archevêque de Ravenne, et l'évêque de Rimini interrogèrent deux Templiers qui attestèrent l'innocence de l'Ordre. L'archevêque, qui était inquisiteur pontifical contre les Templiers de Lombardie, de Toscane, de la Marche Trévisane et d'Istrie, poussa son enquête sur une grande partie de la Lombardie ; mais on ne voit pas qu'il ait obtenu quelque succès. Des lettres pontificales furent lancées par toute l'Italie, pour charger les inquisiteurs de rechercher les biens des Templiers ; les archevêques de Ravenne et de Pise étaient nommés administrateurs de ces biens qui étaient affermés et dont les revenus devaient être remis à Clément. Rainaldo de Ravenne sympathisait avec les Templiers et l'on ne pouvait attendre de lui des efforts bien ardents. Il convoqua, en 1309. à Bologne, un synode, où l'on fit mine de prendre en mains l'affaire, mais sans aucun résultat ; en 1310, quand son vicaire Bonincontro, porteur des bulles papales, arriva à Ravenne, Rainaldo ne dissimula pas ses dispositions favorables à l'égard des accusés. A la fin, pourtant, il dut agir ; le 25 novembre 1310, il lança une proclamation annonçant que le pape avait ordonné la tenue de conciles provinciaux pour l'interrogatoire et le jugement des Templiers ; conformément à ces instructions, l'archevêque convoquait un concile provincial qui devait s'assembler à Ravenne en janvier 1311, et il invitait les inquisiteurs à produire les témoignages qu'ils avaient recueillis à l'aide de la torture. Le concile siégea et discuta l'affaire sans aboutir. Un autre fut convoqué, pour le 1er juin, à Bologne, puis transféré à Ravenne et ajourné jusqu'au 18 juin. Cette fois, les évêques reçurent l'ordre d'amener, sous bonne garde, tous les Templiers de leurs diocèses, si bien que, le 19 juin, sept chevaliers comparurent. Le concile leur fit prêter serment, les interrogea seriatim sur toutes les charges énumérées par le pape et recueillit d'unanimes dénégations. On demanda alors au concile s'il fallait mettre les accusés à- la torture ; la réponse fut négative, malgré l'opposition de deux inquisiteurs dominicains présents à la séance. Il fut décidé que, vu l'approche du concile de Vienne, les inculpés ne seraient pas renvoyés devant le pape, mais qu'ils seraient soumis à la « purgation ». Mais le lendemain, le concile, réuni à nouveau, revint sur sa résolution première et décida, à l'unanimité, que les innocents seraient acquittés et les coupables punis ; parmi les innocents, il comptait ceux qui avaient confessé par crainte de la torture et rétracté leur confession, ainsi que ceux qui auraient rétracté leurs aveux s'ils n'avaient redouté une nouvelle application de torture. Quant à l'Ordre dans son ensemble, le concile était d'avis qu'on l'épargnât si les innocents y étaient en majorité et si les coupables étaient contraints à abjurer et à subir une punition au sein de l'Ordre même. Outre les sept chevaliers, cinq autres Frères figuraient parmi les accusés ; on leur ordonna de se justifier, le 1er août, par le serment de sept cojureurs, en présence d'Uberto, évêque de Bologne. On possède deux de ces « purgations » ; il est probable que tous les inculpés réussirent à remplir cette formalité. H n'est pas surprenant que Clément se soit indigné de cette dérogation à tous les usages inquisitoriaux et ait ordonné de livrer les relaps :au bûcher, ordre auquel on ne dut pas obéir, car l'évêque Bibi affirme qu'aucun Templier ne fut brillé en Italie. De plus, le concile, en nommant des délégués pour le concile de Vienne, recommanda à ceux-ci de s'opposer à l'abolition de l'Ordre si la corruption complète du Temple n'était pas établie.

Pour la Toscane et la Lombardie, Clément donna mandat spécial d'inquisiteurs à Giovanni, archevêque de Pise, à Antonio, évêque de Florence, et à un chanoine de Vérone, Pietro Giudici, de Rome. Ces hommes avaient l'ordre d'entamer des enquêtes, tant au sujet des Frères eux-mêmes que de l'Ordre tout entier. Ils assemblèrent un concile à Florence, en septembre 4310, puis, à l'instigation du pape, en septembre et octobre 1311. Ils ne se laissèrent arrêter par aucun scrupule et employèrent largement la torture ; aussi, comme nous le verrons plus loin, recueillirent-ils un certain nombre de témoignages favorables à l'accusation, que l'on se hâta d'expédier à Clément. Venise ajourna avec bienveillance l'inévitable suppression de l'Ordre et, le jour où se produisit cet événement, n'usa d'aucune cruauté inutile.

Chypre était le quartier-général de l'Ordre. C'était là que résidait le maréchal, Ayme d'Osiliers, chef du Temple en l'absence du Grand-Maître. Le « Convent » ou assemblée dirigeante s'y tenait également. La bulle papale ordonnant l'arrestation ne parvint dans l'île qu'en mai 1308, et l'on ne put songer à opérer de façon secrète ou subite, car les Templiers étaient informés de ce qui s'était passé en France. Ils comptaient nombre d'ennemis, par suite de la part qu'ils avaient prise aux luttes politiques de l'époque ; c'était à leur concours que le régent, Amaury de Tyr, avait dû d'obtenir le pouvoir. Ce personnage se hâta d'obéir aux instructions venues de Rome, non sans quelques appréhensions pourtant, car les Templiers se mirent tout d'abord sur la défensive. Mais la résistance était impossible et ils se soumirent au bout de quelques semaines ; leurs biens furent placés sous séquestre, leurs personnes tenues en captivité sur parole ; on ne leur refusa pas les sacrements. Cette situation se prolongea pendant deux ans ; puis, en avril 1310, l'abbé d'Alet et l'archiprêtre Tommaso de Rieti arrivèrent, en qualité d'inquisiteurs pontificaux chargés d'entamer une enquête contre les personnes des Frères et contre l'Ordre en général, avec l'aide des évêques de Limisso et de Famagosta. L'instruction s'ouvrit le 1er mai et se poursuivit jusqu'au 15 juin ; à ce moment, la procédure fut brusquement arrêtée, sans doute à la suite de l'agitation provoquée par le meurtre du régent Amaury. Tous les Templiers de l'île, au nombre de soixante-quinze, et cinquante-six autres témoins furent dûment interrogés sur toute la longue série des chefs d'accusation. L'unanimité des dénégations opposées par les Templiers, leur audace à. affirmer la-pureté de l'Ordre, montrent qu'on n'avait pas dû employer la torture. Mais leur innocence ressort plus évidente encore des témoignages apportés par les autres témoins, ecclésiastiques de tout grade, nobles et bourgeois ; bien que beaucoup d'entre eux fussent les ennemis politiques des accusés, ils témoignèrent éloquemment en faveur de l'Ordre. Comme le dirent certains de ces témoins, ils ne connaissaient que des faits à l'honneur du Temple. Tous s'étendirent sur les charitables libéralités de l'Ordre ; plusieurs décrivirent le zèle fervent avec lequel les Templiers accomplissaient leurs devoirs religieux. Un ou deux firent allusion aux soupçons provoqués parmi le peuple par le secret des assemblées capitulaires et des réceptions de néophytes ; le prieur dominicain de Nicosia relata les bruits rapportés de France par ses confrères après l'arrestation, et Simon de Sarezariis, prieur des Hospitaliers, dit qu'il avait reçu, de ses correspondants, des informations analogues ; mais on ne saurait douter qu'à Chypre, où les Templiers étaient connus mieux que partout ailleurs, il existât, parmi les amis ou les adversaires et surtout parmi les gens qui étaient depuis longtemps en relations familières avec eux, une sympathie générale à l'égard de l'Ordre ; nul ne lui avait imputé aucun crime jusqu'au jour où sa culpabilité avait été si gratuitement affirmée par les bulles du pape.

Tous ces renseignements, transmis à Clément, ne manquèrent pu de le mécontenter vivement ; en août 1311, voyant approcher l'époque du concile de Vienne, il dépêcha des ordres urgents pour que les Templiers fussent mis à la torture et qu'on tirât d'eux des confessions. Aucun document ne permet de savoir quel fut le résultat de cette tentative.

 

En Aragon, la lettre envoyée par Philippe au roi Jayme II, le 16 octobre 1307, était accompagnée d'une missive du Dominicain Fray Romeo de Bruguera, lequel affirmait avoir assisté à la confession de Jacques de Molay et de divers autres accusés. Néanmoins Jayme, à l'imitation d'Édouard Il, répondit, le 17 novembre, par un chaleureux éloge des Templiers de son royaume, en refusant de les arrêter sans preuves absolues de culpabilité ou sans ordres émanant du pape lui-même. Deux jours plus tard, il écrivit à Clément pour lui demander conseil et réclamer ses instructions ; mais Clément tarda à répondre jusqu'au 3 janvier 1308. Il renvoyait Jayme aux instructions du 22 novembre et promettait en récompense au roi, s'il exécutait ces ordres, de lui assurer la béatitude éternelle. Jayme n'avait pas attendu cette réponse pour agir ; lorsqu'il avait reçu par estafette, le 1er décembre 1307, la bulle du 22 novembre, il avait cessé d'hésiter. Ramon, évêque de Valence, et Ximenès de Luna, évêque de Saragosse, se trouvaient précisément à la cour ; il leur ordonna de mener, contre les Templiers, une diligente inquisition dans leurs diocèses respectifs. En même temps Fray Juan Llotger, inquisiteur-général d'Aragon, fut invité à extirper l'hérésie, Comme on prévoyait quelque résistance, des lettres royales furent lancées le 3 décembre, ordonnant l'arrestation immédiate de tous les membres de l'Ordre et la séquestration de leurs biens ; l'inquisiteur publia des édits citant les Templiers à comparaître devant son tribunal, au couvent dominicain de Valence, pour répondre de leur foi, et interdisant à tous les fonctionnaires locaux de prêter assistance aux accusés. Jayme convoqua également pour le 6 janvier 1308 un concile de prélats, chargés de délibérer avec l'inquisiteur au sujet de l'affaire. Ce zèle même ne satisfit pas l'impatience de Clément : dans une lettre du 22 janvier, le pape déclare que l'ennemi du genre humain attiédit le zèle du roi dans l'obéissance aux ordres du Saint-Siège ; il le somme donc de faire son devoir sans hésiter. L'insistance de Clément donne la mesure de sa propre impatience plutôt que de fa mollesse de Jayme. Nombre d'arrestations furent effectuées ; quelques Frères se rasèrent, quittèrent l'habit, et réussirent à se cacher ; d'autres tentèrent de s'enfuir par mer en emportant une grande partie de leur fortune ; mais des tempêtes les rejetèrent sur la côte et ils furent arrêtés. Cependant la plupart des chevaliers s'enfermèrent dans leurs châteaux. Ramon Sa Guardia, Précepteur du Mas Deu en Roussillon, agissant en qualité de lieutenant du commandeur d'Aragon, se fortifia à Miravet ; d'autres occupèrent les forteresses d'Ascon, Montço, Cantavieja, Vilell, Castellot et Chalamera. Le 20 janvier 4308, ils furent cités à comparaitre devant le concile de Tarragone ; ils refusèrent et Jayme promit aux prélats d'employer, pour réduire ces rebelles, toutes les forces du royaume. On constata que la tâche n'était pas aisée. Les seigneurs temporels promirent leur concours, à l'exception du comte d'Urgel, du vicomte de Rocaberti et de l'évêque de Girone ; mais les Templiers avaient pour eux la sympathie publique. Beaucoup de jeunes nobles embrassèrent leur cause et vinrent les rejoindre dans leurs châteaux ; quant à la population, elle obéit sans empressement à l'ordre de prendre les armes contre eux. Les Chevaliers se défendirent vaillamment. La première place qui capitula fut Castellot, en novembre ; peu après, Sa Guardia, enfermé à Miravet, reçut du roi et rejeta un ultimatum, aux termes duquel les Templiers sortiraient de leur forteresse avec leurs armes et se retireraient par groupes de deux ou trois dans des lieux déterminés ; ils ne pourraient s'éloigner de ces localités à plus de deux ou trois portées d'arc et recevraient, pour leur entretien, une allocation libérale ; le roi, de son côté, demanderait au pape d'ordonner aux évêques et aux inquisiteurs de hâter le procès. Sa Guardia avait adressé, le 18 octobre, un appel à Arnaud de Fontfroide, vice-chancelier papal, et, le 22 octobre, un autre appel à Clément lui-même ; il faisait valoir les services que l'Ordre avait rendus à la religion ; nombre de chevaliers, capturés par les Sarrasins, avaient langui en prison pendant vingt ou trente ans, alors qu'une abjuration leur aurait valu à la fois la liberté et de riches présents ; à cette époque même, soixante-dix Templiers subissaient cette douloureuse épreuve. Pour eux, ils étaient prêts comparaître en jugement devant le pape, ou à défendre leur foi, contre leurs accusateurs, les armes à la main, comme il convient à des chevaliers ; mais ils n'avaient ni prélats ni avocats pour plaider leur cause ; cette tâche appartenait au pape.

Miravet avait été déjà contraint à la capitulation lorsque Clément se décida à répondre, le 5 janvier 1309, à l'appel de Sa Guardia : il déclarait ingénieusement que, puisque les Templiers offraient de remettre entre ses mains leurs personnes et leurs biens, il avait envoyé, comme commissaire spécial pour les recevoir, Bertrand, prieur de Saint-Cassien de Béziers. Les autres citadelles des Templiers furent promptement réduites à céder ; seules les forteresses de Montço et de Chais mers tinrent bon jusqu'en juillet. La mission de Bertrand n'était pas aisée. Il avait l'ordre de mettre entre les mains du roi les personnes et les biens des accusés, et devait recevoir, en échange de ce dépôt, des lettres de reconnaissance &laient scellées du sceau royal ; mais Jayme n'était pas disposé à abandonner ses droits sur les biens saisis. Il allégua que la majeure partie procédait de la Couronne et que les sièges lui avaient coûté fort cher ; tout ce qu'il voulut bien promettre, ce fut, au cas où le concile abolirait l'Ordre, de restituer les biens, sous réserve des droits et des revendications de la Couronne. Quant aux personnes des Templiers, il ne se montra pas aussi pointilleux ; le 14 juillet il adressa aux viguiers l'ordre de remettre les prisonniers aux inquisiteurs et aux Ordinaires, dès que ceux-ci les réclameraient.

En 1310, Clément envoya en Aragon, comme ailleurs, des Inquisiteurs pontificaux spécialement chargés de conduire les procès. Ces magistrats rencontrèrent les mêmes difficultés que leurs collègues d'Angleterre, car, en Aragon, la loi ne reconnaissait pas la torture. En 1325, on voit les Cortés protester contre l'emploi de cette méthode et contre la procédure inquisitoriale, comme constituant des infractions aux libertés établies du pays ; le roi admit la protestation et promit que la torture ne serait appliquée qu'aux faux-monnayeurs, et seulement d'ans le cas où ces derniers seraient des étrangers ou des vagabonds. Pourtant, contre les Templiers, les inquisiteurs agirent de leur mieux. A leur requête, le 5 juillet 1310, le roi ordonna, à ses baillis de mettre les prisonniers aux fers et d'aggraver leur détention. Le concile de Tarragone intervint alors, et demanda que les accusés fussent bien gardés, mais qu'on ne les fit pas souffrir, attendu que rien ne prouvait encore leur culpabilité et que leur cas n'avait pas été définitivement jugé. En conséquence, le 20 octobre, le roi ordonna qu'on les laissât libres dans l'intérieur des châteaux où ils étaient détenus, en exigeant d'eux la promesse de ne pas s'évader, sous peine d'être réputés hérétiques. Ce n'était pas le moyen d'obtenir les témoignages indispensables aux inquisiteurs et Clément exigea, le 18 mars 1311, que les accusés fussent remis à un « tortionnaire religieux », qui les torturerait conformément aux canons ; il invita Jayme à prêter son concours, attendu que, jusqu'à ce jour, la procédure n'avait abouti qu'à une « suspicion véhémente ».

Tout d'abord, on n'obéit pas à cette cruelle injonction. En mai les Templiers supplièrent le roi de presser l'archevêque de Tarragone de régler leur affaire dans le concile qui allait s'ouvrir ; Jayme intervint à cet effet auprès de l'archevêque, mais sans résultat. En août, il ordonna qu’on les remît aux fers et qu'on les soumit à l'emprisonnement de rigueur. Évidemment, les représentants du pape perdaient patience : la date assignée au concile de Vienne approchait sans qu'on eût satisfait aux exigences du pontife, réclamant des témoignages accusateurs. Finalement, à la veille de la réunion du concile, le roi céda au pape. Le 29 septembre, il lança un ordre chargeant Umbert de Capdepont, un des juges royaux, d'assister au jugement ; la sentence serait portée par les inquisiteurs, Pedro de Montclus et Juan de Slotger, en compagnie des évêques de Lérida et de Vich délégués spécialement par le pape. On ne possède aucun détail sur l'enquête ; mais il est évident qu'on n'épargna pas la torture, car une lettre royale du 3 décembre ordonne de préparer des médicaments pour ceux des Templiers qui en auraient besoin par suite de l'application de la torture ou de maladie. Enfin, en mars 1312, l'archevêque de Tarragone demanda qu'on fit comparaître les accusés devant son concile provincial, alors sur le point de se réunir ; le roi consentit, mais on n'aboutit à rien, sans doute parce que le concile de Vienne siégeait encore. Lorsque la dissolution de l'Ordre eut été prononcée par Clément et que le sort des membres eut été remis à la décision des conciles locaux, un concile se tint à Tarragone, le 18 octobre 1312, pour régler cette question si longtemps laissée en suspens. Les Templiers comparurent et furent rigoureusement interrogés. Le 4 novembre on donna publiquement lecture de la sentence : c'était un acquittement sans considérants sur tous les chefs d'erreurs, crimes et impostures reprochés aux inculpés ; ceux-ci étaient déclarés exempts de tout soupçon : nul ne devait se permettre d'attaquer leur réputation. En raison de la dissolution de l'Ordre, le concile ne savait trop que faire de ces gens ; après un débat prolongé, on décida que, sauf avis ultérieur du pape, ils résideraient dans les diocèses où se trouvaient leurs domaines et, recevraient une allocation suffisante sur le produit de leurs terres confisquées. Ce décret fut exécuté : quand les biens du Temple passèrent entre les mains des Hospitaliers, ils demeurèrent grevés de cette charge. En 1349, une liste des pensions supportées de ce chef par les Hospitaliers donne à penser que les Templiers furent traités avec libéralité et reçurent ce qui leur était dû.

Jayme Ier de Majorque n'était pas en état de résister à la pression qu'exerçaient sur lui Philippe le Bel et Clément. Son petit royaume était constitué par les îles Baléares, les comtés de Roussillon et de Cerdagne, la Seigneurie de Montpellier et quelques autres domaines disséminés, à la merci de son puissant voisin. Aussi obéit-il promptement aux bulles papales du 22 novembre 1307. A la fin du même mois, tous les Templiers de ses territoires étaient prisonniers. La seule préceptorerie de Roussillon était celle du Mas Deu, une des places fortes du pays : les Templiers y furent enfermés tous ensemble, au nombre de vingt-cinq ; parmi eux se trouvait le Précepteur Ramon Sa Guardia, le vaillant défenseur de Miravet, qui avait été réclamé, après sa capitulation, par le roi de Majorque, et qui était venu, spontanément, rejoindre ses frères. A part le simple fait de l'arrestation, on ne sait rien de ce qui se passa dans les îles ; mais, sur le continent, on peut suivre avec quelque exactitude le cours des événements.

Le Roussillon constituait le diocèse d'Elne, suffragant de l'archevêché de Narbonne. Le 5 mai 1309, l'archevêque envoya à Ramon Costa, évêque d'Elne, la liste des chefs d'accusation, ainsi que la bulle du pape ordonnant une enquête. Le bon évêque ne semble pas avoir montré d'empressement à obéir : alléguant son état de santé, il ajourna l'affaire jusqu'en janvier 1310. A ce moment, conformément aux instructions reçues, il convoqua deux Franciscains et deux Dominicains et, assisté de deux de ses chanoines épiscopaux, procéda à l'interrogatoire des prisonniers. Évidemment, la torture ne fut pas employée, car, dans leurs interrogatoires prolongés, tous les accusés furent d'accord, en substance, pour affirmer la pureté et la piété de l'Ordre ; leur chapelain présenta comme preuve le rituel d'admission, écrit en langue profane et commençant par ces mots : Quan alcun proom reguer la compaya de la Mayso. Avec une généreuse indignation, ils refusèrent de croire que le Grand-Maître et les chefs de l'Ordre eussent confessé la vérité des accusations ; mais, si le fait était authentique, ces traîtres avaient menti par la gorge, ou bien, suivant l'expression de l'un d'eux, c'étaient des démons cachés sous une peau humaine. Quant à la corde de chasteté, un humble paysan, Frère Servant, expliqua que, non seulement les Frères se la procuraient partout où bon leur semblait, mais que, si elle venait à se rompre tandis qu'ils travaillaient la terre, on la remplaçait momentanément par une tresse de roseaux. La masse des dépositions, accompagnée d'une simple attestation confirmant l'exactitude des procès-verbaux, fut transmise au pape par l'évêque Ramon, le 31 août 1310, preuve que le prélat n'était pas pressé de les faire connaître. Ce résultat ne pouvait à aucun égard satisfaire Clément. En mars 1311, le pape envoya des ordres cruels pour l'application de la torture, ordres auxquels on obéit sans doute, car Jean de Bourgogne, sacristain de Majorque, fut nommé par Clément inquisiteur contre les Templiers d'Aragon, de Navarre et de Majorque. Des méthodes identiques durent être assurément appliquées dans les trois royaumes. Après le concile de Vienne, une controverse assez curieuse s'engagea, à ce sujet, entre les archevêques de Tarragone et de Narbonne. Le premier de ces prélats était, ainsi que l'évêque de Valence, gardien pontifical des propriétés des Templiers en Aragon, à Majorque et en Navarre. Il avait, parait-il, jugé à propos d'étendre sa juridiction aux Templiers du Roussillon et, le 15 octobre 1313, déclara Ramon Sa Guardia absous et innocent, en lui ordonnant de vivre, ainsi que ses Frères, au Mas Deu, avec une pension de trois cent cinquante livres et l'usufruit des jardins et des vergers ; les autres Templiers recevaient des pensions variant entre cent et trente livres. Or, en septembre 4315, Bernard, archevêque de Narbonne, ordonna à Guillen, successeur de l'évêque Ramon, d'amener au concile provincial, que lui-même avait convoqué, tous les Templiers emprisonnés dans le diocèse de Tarragone, et de présenter en même temps les documents relatifs aux procès de ces Templiers, pour qu'on disposât de la personne des accusés. Le roi Jayme Ier était mort en 1311 ; mais son fils et successeur, Sanche, intervint, déclara que Clément lui avait confié la garde des Templiers et qu'il ne se dessaisirait pas de ceux-ci sans un ordre du pape ; la papauté était alors vacante et l'élection d'un nouveau pontife ne paraissait pas devoir intervenir à brève échéance. Le roi ajoutait que, s'il y avait lieu de punir les Templiers, c'était à lui qu'il appartenait de les faire juger devant son tribunal, et, pour défendre sa juridiction, il fit appel au futur pape et au plus prochain concile. Cette mesure eut un plein succès : les Templiers ne furent pas inquiétés. Une liste des pensions payées en 1319 montre que, sur les vingt-cinq accusés interrogés en 1310 au Mas Deu, dix étaient morts ; les autres, ainsi qu'un Frère réuni plus tard aux premiers, touchaient des allocations se montant à un total annuel de neuf cent cinquante livres. Le roi Sanche obtint également de Clément un bref plaçant les Templiers des îles Baléares sous le contrôle de l'évêque de Majorque, Guillen de Villanova, lequel était apparemment disposé à les traiter avec bienveillance. La liste des pensions de 1319 mentionne qu'il y en avait encore neuf, dont les allocations atteignaient un total de trois cent soixante-deux livres dix sols. En 1329, il y avait encore neuf Templiers recevant des pensions 316 prélevées sur la préceptorerie du Mas Deu, bien que la plupart d'entre eux se fussent retirés dans leurs maisons ; il ne parait pas, en effet, qu'on leur imposât strictement des lieux de résidence. A cette époque, le nom de l'indomptable Ramon Sa Guardia avait disparu. Un à un, les Templiers s'éteignirent : en 1350, il ne survivait plus qu'un seul chevalier, Berenger dez Coll[34].

En Castille, aucune mesure ne fut prise, à ce qu'il semble, jusqu'au moment où la bulle Faciens misericordiam, du 12 août 1108, fut envoyée aux prélats, leur ordonnant d'agir de concert avec le Dominicain Eymeric de Navas, revêtu du mandat inquisitorial. Ferdinand IV somma le Maître de Castille, Rodrigo Yañez, de livrer tous les châteaux appartenant aux Templiers. Mais Yañez, au lieu d'obéir, alla trouver la reine-douairière, Maria de Molina, et offrit de lui livrer ces châteaux. Elle consulta Ferdinand et, avec l'assentiment du roi, accepta le dépôt. Mais, dans l'intervalle, Yañez avait engagé des négociations avec le frère du roi, l'infant Philippe, qui se trouvait en Galice, prêt à soulever une rébellion. Le Templier lui abandonna quatre châteaux à la condition qu'il soumit au roi, au nom de l'Ordre, l'arrangement suivant : si un procès régulier était entamé, devant les évêques, contre les Templiers, tous les châteaux seraient livrés à Ferdinand avant quinze jours ; mais si le roi ne consentait pas à donner des juges aux Templiers, Philippe et l'Ordre feraient cause commune pour se défendre. Le pouvoir royal était profondément déchu, en Castille, par suite des troubles qui avaient marqué la minorité de Ferdinand ; les révoltes étaient continuelles et les Templiers, sous la protection d'un prince du sang, pouvaient compter tout au moins sur des conditions honorables. Après quelque retard, Doña Maria se rendit à Léon, où Philippe vint la rejoindre ; elle lui montra les lettres pontificales ordonnant l'emprisonnement des Templiers et, la saisie de leurs biens, et lui fit observer l'erreur qu'il commettait en prenant la défense de gens excommuniés et accusés d'hérésie. En même temps elle promit que Ferdinand leur donnerait audience devant les prélats du royaume, et Philippe céda à ses arguments. Yañez fut mandé, et, se voyant abandonné, permit à Philippe de livrer au roi les quatre châteaux et s'engagea à rendre les autres. En l'absence de l'Inquisition, les Templiers obtinrent ainsi un procès en due forme par devant les évêques. Toutefois, on ne mit aucun empressement à poursuivre l'affaire ; ce fut le 15 avril 4310 seulement que l'archevêque Gonzalo de Tolède et Juan, évêque de Lisbonne, en qualité d'inquisiteurs nommés par Clément, citèrent les Templiers à comparaitre en jugement, le 27, à Medina del Campo. La citation ne portait que quatre-vingt-six noms ; les autres Templiers étaient convoqués en bloc ; mais, à Medina, on n'interrogea que trente Templiers et trois autres témoins, qui tous firent des dépositions favorables à l'Ordre : un prêtre jura qu'il avait reçu les confessions de nombreux Templiers à l'article de la mort, et aussi celles de Frères blessés mortellement par les infidèles ; tous étaient parfaitement orthodoxes. Les enquêtes menées par l'évêque de Lis- bonne à Medina Celi et à Orense ne furent pas plus concluantes. La seule décision de justice dont on ait connaissance est la sentence prononcée par le concile de Salamanque, pour la province de Compostelle ; tous les Templiers furent unanimement acquittés ; les ordres cruels lancés par Clément Vannée suivante, pour qu'on mit les accusés à la torture, furent, semble-t-il, négligés. Quand l'Ordre eut été dissous, les Templiers continuèrent, pour la plupart, à mener une vie exemplaire. Nombre d'entre eux se retirèrent dans les montagnes et finirent leurs jours dans une austérité d'anachorètes ; après leur mort, leurs cadavres résistèrent à la décomposition, témoignant ainsi de la sainteté de leur vie[35].

Le Portugal ressortissait ecclésiastiquement à la province de Compostelle, et l'évêque de Lisbonne, chargé de faire une enquête contre l'Ordre, ne put trouver la preuve d'aucun des griefs. Le sort des Templiers portugais fut exceptionnellement heureux, car le roi Diniz, en reconnaissance des services qu'ils lui avaient rendus dans ses guerres contre les Sarrasins, fonda l'Ordre nouveau de Jésus-Christ ou de Avis, pour lequel il obtint l'approbation de Jean XXII en 1318. Les Templiers et leurs terres furent transférés dans ce sûr refuge ; le Commandeur et nombre de Précepteurs conservèrent leur dignité et le nouvel Ordre fut simplement la continuation de l'ancien.

Cependant Clément voyait approcher la date fixée pour la réunion du concile de Vienne. Jusqu'à ce moment, il n'avait pu relever contre les Templiers aucune preuve solide en dehors des limites de la France, où évêques et inquisiteurs s'étaient faits les instruments de l'impitoyable volonté de Philippe. Peut-être, au début, Clément avait-il été le complice involontaire du roi ; mais les choses étaient trop avancées pour qu'il pût reculer. Peu importe si, comme le crurent nombre de ses contemporains, il reçut une part du butin ; il s'était personnellement engagé aux yeux de l'Europe entière, par la bulle de 22 novembre 1307, en affirmant la culpabilité des Templiers ; il avait reproduit hautement cette affirmation dans ses proclamations ultérieures, avec une abondance de détails n'admettant ni rétractation ni discussion ; de la sorte il comparaissait, en même temps que ses victimes, à la barre de la Chrétienté ; si le concile acquittait les Templiers, c'était la condamnation du pape. Clément n'était pas un juge, mais un adversaire, que l'instinct de la conservation contraignait à anéantir ses ennemis, sans se laisser arrêter par aucun scrupule dans le choix des moyens. Toutefois, son anxiété croissait à l'approche du concile et il cherchait de tous côtés à s'assurer les témoignages qui le justifieraient en prouvant l'hérésie de l'Ordre. Nous avons vu comment il pressa Édouard Il d'introduire la torture dans les tribunaux d'Angleterre, jusqu'alors purs de cette souillure, et comment il réussit à faire torturer les accusés, en Aragon, au mépris des libertés du pays. Ce ne furent là que les spécimens d'une série de bulles, les plus odieuses peut-être qui aient jamais émané d'un représentant de Dieu. De Chypre au Portugal, princes et prélats reçurent l'ordre d'arracher des confessions par la torture ; en certaines localités, disait Clément, cette formalité avait été négligemment et imprudemment omise ; il convenait de réparer cette faute ! Les canons exigeaient qu'en pareil cas ceux qui refusaient d'avouer fussent soumis à un « tortionnaire religieux » et qu'on leur imposât le respect de la vérité. Dans son ardeur, il écrivit même à son légat de Rhodes pour lui enjoindre d'aller à Chypre constater lui-même les résultats obtenus. Les dépositions ainsi recueillies devaient être transmises à Rome sans délai.

On ne saura jamais quelle accumulation de souffrances fut le produit de ces ordres inhumains. Non contents de torturer les accusés qui ne l'avaient pas été encore, les bourreaux, dans leur acharnement à grossir le nombre des dépositions, tirèrent des donjons ceux qui avaient déjà subi la torture et les y soumirent de nouveau, avec un redoublement de fureur, pour leur arracher quelques aveux plus extravagants encore. C'est ainsi qu'à Florence treize Templiers avaient été interrogés en 1310 ; quelques-uns avaient avoué. Obéissant aux nouveaux ordres du pape, les inquisiteurs s'assemblèrent une seconde fois en septembre 1311 et entamèrent une nouvelle série d'interrogatoires. Six des accusés cédèrent et fournirent des témoignages tout à fait satisfaisants, concernant l'adoration des idoles, des chats, etc. Mais les sept autres persistèrent à affirmer l'innocence de l'Ordre. Les inquisiteurs montrèrent qu'ils comprenaient les désirs de Clément en ne transmettant au pontife que les six confessions. Quant aux sept autres Frères, ces gens avaient été, dirent-ils, dûment mis à la question, mais n'avaient rien dit qui méritât d'être rapporté, car c'étaient des Frères-Servants ou des membres récemment initiés. Pourtant, en d'autres lieux, cette catégorie de Frères avait fourni les plus accablants et les plus précieux témoignages. Évidemment, Clément savait quel homme il choisissait lorsqu'il chargea l'archevêque de Pise de diriger cette inquisition. On possède encore un autre exemple des conséquences de la rage de Clément à se procurer, coûte que coûte, des dépositions significatives pour le concile. L'évêque de Nîmes tenait prisonniers au château d'Alais trente-trois Templiers, qui avaient déjà été interrogés et dont quelques-uns avaient laissé échapper des confessions généralement rétractées ensuite. Lorsque Clément ordonna la reprise de la torture, quatre de ces accusés étaient déjà marcs en prison ; les oing-neuf survivants furent extraits de leurs cachots en août 1311. Plusieurs avaient déjà été torturés trois ans auparavant, mais tous furent soumis de nouveau à la question et l'on tira d'eux les témoignages qu'on souhaitait d'obtenir, notamment l'aveu de l'adoration du démon.

Malgré ces infamies, il fallut que le pape et le roi fissent peser toute leur influence pour arracher au concile récalcitrant l'approbation de ce que la Chrétienté considérait manifestement comme une horrible injustice. Fait assez significatif, les actes de ce concile se sont comme envolés des archives pontificales ; l'historien est réduit à reconstituer les travaux de cette assemblée d'après quelques allusions des chroniqueurs contemporains et d'après les bulles papales qui en relatent les décisions. Des catholiques orthodoxes ont même contesté à ce concile le droit de passer pour œcuménique ; cependant on y vit siéger trois cents évêques délégués par tous les États de l'Europe ; un pape en eut la présidence et un livre de lois canoniques y fut adopté, nul ne sait comment[36].

La première question soumise aux Pères assemblés fut la demande de Clément, insistant pour que l'on condamnât l'Ordre sans entendre ses membres. Il avait, comme nous l'avons vu, cité solennellement l'Ordre à comparaitre devant le concile en la personne de ses chefs et de ses représentants ; il avait enjoint au cardinal de Palestrina, chargé de leur surveillance, de les amener à cet effet ; il avait spécialement organisé une commission pour écouter ceux qui désiraient prendre la défense de l'Ordre et pour s'entendre avec les accusés en vue du choix de délégués ; mais il n'avait élevé aucune protestation le jour où la sauvage brutalité de Philippe avait interrompu brusquement les opérations des commissaires. Or, le concile était réuni et les chefs de l'Ordre ne lui étaient pas amenés. Cette question était trop délicate pour qu'on pût la soumettre à la totalité des Pères ; on organisa une réunion privée à laquelle furent conviés des prélats choisis parmi les nations représentées, Espagne, France, Italie, Hongrie, Angleterre, Irlande et Écosse, afin de débattre l'affaire avec le pape et les cardinaux. Un jour du mois de novembre, comme cette assemblée écoutait la lecture des rapports transmis par les inquisiteurs, sept Templiers se présentèrent soudain et offrirent de défendre l'Ordre au nom de quinze cents ou deux mille Frères proscrits, qui erraient à travers les monts du Lyonnais. Ali lieu de leur donner audience, Clément les fit promptement jeter en prison ; quelques jours plus tard, deux autres, sans se laisser intimider par le sort de leurs prédécesseurs, vinrent tenter un effort analogue et furent incarcérés à leur tour. Ce qui troublait surtout Clément, c'est qu'il redoutait de la part de ces malheureux, poussés au désespoir, quelque attentat à sa vie même ; si bien qu'il prit des précautions spéciales et conseilla à Philippe d'en faire autant. Une pareille attitude n'était pas faite pour diminuer la honte qu'éprouvaient les prélats en voyant ce qu'on exigeait d'eux, sous prétexte que le retard causé par la discussion ferait tort à la Terre-Sainte ; quand on en vint au vote, il ne se trouva qu'un évêque italien et trois prélats français (les archevêques de Sens, Reims et Rouen, qui avaient brûlé les Templiers relaps), pour se résoudre à l'infamie de condamner l'Ordre sans l'entendre. Le concile pouvait à bon droit hésiter. En Allemagne, en Italie, en Espagne, les conciles provinciaux avaient solennellement déclaré n'avoir rien relevé de criminel ni dans l'Ordre ni chez ses membres. En Angleterre, les Templiers avaient seulement avoué qu'ils étaient accusés d'hérésie. La France était le seul pays où l'on avait pu obtenir des aveux complets de culpabilité. A supposer même que certains individus fussent criminels, ils avaient été frappés des pénitences voulues ; rien n'autorisait donc le concile à condamner sans jugement régulier un aussi noble membre de l'Église Militante que le grand Ordre du Temple[37].

Clément multiplia vainement ses efforts pour gagner le concile à sa cause. Tout ce qu'il put faire fut de prolonger la discussion jusqu'au milieu de février 1312 ; à ce moment, Philippe, qui avait convoqué une assemblée des Trois-États à Lyon, non loin de Vienne, arriva au concile, en compagnie de Charles de Valois, de ses trois fils et d'une suite assez nombreuse pour imposer aux prélats le respect du pouvoir royal. Jusqu'au dernier moment, Philippe resta fidèle à sa politique, inaugurée à Tours, consistant à intimider l'Église par la pression des autorités laïques, comme l'atteste un ordre royal envoyé le 14 mars au sénéchal de Toulouse, pour l'inviter à lever une contribution spéciale destinée à défrayer de leurs dépenses les délégués envoyés par cette ville successivement à Tours, à Poitiers, à Lyon et à Vienne « pour les affaires de la foi ou des Templiers n. De vives discussions s'engagèrent. Philippe avait adroitement remis en avant la question de la condamnation de Boniface VIII pour hérésie, affaira qu'il avait, l'année précédente, promis d'abandonner. Il était impossible d'accueillir cette demande du roi sans attaquer la légitimité des cardinaux promus par Boniface et, du même coup, celle de Clément. La pression exercée sur le concile par le roi et le pape finit par emporter les résistances et les Pères tranchèrent résolument le nœud gordien. Le 22 mars, Clément soumit à un consistoire secret, composé de cardinaux et de prélats, la bulle Vox in excelso, dans laquelle il reconnaissait que les preuves ne justifiaient pas, canoniquement, la condamnation définitive de l'Ordre, mais déclarait que l'Ordre avait été agité par un scandale tel que nul homme d'honneur ne pourrait désormais y entrer. De plus, ajoutait-il, tout retard aurait pour effet la dilapidation des domaines du Temple et ferait, par là-même, tort à la cause de la Terre Sainte ; en conséquence il convenait que le Saint-Siège prononçât, par provision, l'abolition de l'Ordre. Le 3 avril, la seconde session du concile s'ouvrit et la bulle y fut rendue publique. Clément la défendit en exposant qu'elle était nécessaire pour apaiser « son cher fils le roi de France ». L'opinion publique n'eut pas tort de croire que cet inique jugement était rendu par ordre de Philippe. Ainsi, après tant de cruautés et de souffrances, l'Ordre se trouvait aboli sa avoir été reconnu coupable. Il est à peu près certain que le concile acquiesça de bonne grâce à cette solution de la difficulté. Les membres de l'Ordre, à titre individuel, furent, en conséquence, affranchis de toute responsabilité. Ils comprirent que l'Ordre avait été trop indignement traité pour que les besoins de la politique papale n'obligeassent pas à pousser l'iniquité jusqu'au bout[38].

La question qui se présentait ensuite était celle des biens des Templiers. Elle donna lieu à un débat prolongé et quelque peu violent. On mettait en avant des projets divers ; finalement, Clément réussit à obtenir le transfert de ces biens aux Hospitaliers. Peut-être n'est-il pas vrai que ceux-ci eussent généreusement rémunéré son intervention ; mais cette opinion prévalut à l’époque et atteste assez le degré d'estime que lui accordaient ses contemporains. Le 2 mai, la bulle Ad providam annonça que, bien que la procédure n'eût pas jusqu'à ce jour permis la suppression légale de l'Ordre, il était irrévocablement aboli par commandement apostolique et placé « sous inhibition perpétuelle » ; quiconque prétendrait y adhérer et adopter l'habit encourrait ipso facto l'excommunication. Le Saint-Siège prenait possession des biens de l'Ordre et les transférait à l'Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, exception faite des propriétés situées dans les royaumes de Castille, Aragon, Majorque et Portugal. Dès le mois d'août 1310, Jayme d'Aragon avait pressé les rois ses frères de s'unir à lui pour la défense de leurs droits devant la cour papale ; bien qu'il s'abstînt de se rendre au concile où Clément l'invitait à venir apporter lui-même ses raisons, les trois rois prirent sein de faire énergiquement soutenir leurs opinions devant les Pères. En d'autres lieux, tous ceux qui occupaient et détenaient des biens ayant appartenu aux. Templiers furent sommés, quel que fût leur rang ou leur situation, de les remettre aux Hospitaliers avant un mois, sous peine d'excommunication. Cette bulle fut envoyée à tous les princes et prélats ; ces derniers reçurent l'ordre d'exiger la restitution des biens en employant énergiquement l'excommunication et l'interdit (1).

La brûlante question des biens des Templiers était donc réglée ; la difficulté, d'importance secondaire, concernant le sort des individus accusés, fut éludée en renvoyant les Templiers devant leurs conciles provinciaux, à l'exception des chefs, dont le jugement restait réservé au Saint-Siège. Tous les fugitifs -furent cités à comparaitre avant un an devant leurs évêques pour être interrogés et jugés ; toute contumace entrainerait -ipso facto l'excommunication ; quiconque resterait excommunié pendant un an sans demander l'absolution serait considère comme hérétique. Des instructions générales prescrivaient que les impénitents et les relaps fussent frappés des peines les plus sévères édictées par la loi. Le cas de ceux qui avaient refusé, même sous la torture, de reconnaître leurs erreurs, constituait un problème que toute la sagesse du concile ne put résoudre ; on les déféra aux conciles provinciaux, pour être traités conformément aux canons. A l'égard de ceux qui avaient avoué, la rigueur des lois serait tempérée par de généreuses mesures de clémence ; on les logerait dans les anciennes maisons de l'Ordre ou dans des monastères, en prenant garde de n'en pas réunir un trop grand nombre sous le même toit ; on leur ferait une pension convenable sur les revenus des biens de l'Ordre. Cependant tout l'intérêt de l'affaire était épuisé, une fois les propriétés de l'Ordre aliénées. Peu de conciles provinciaux semblent s'être occupés du jugement, exception faite de ceux de Tarragone et de Narbonne, dont nous avons déjà parlé. Beaucoup de Templiers moururent misérablement dans leurs donjons ; quelques-uns des prétendus « relaps » furent brûlés ; on en vit d'autres errer comme des vagabonds à travers l'Europe ; d'autres enfin gagnèrent péniblement leur vie par le travail manuel. A Naples, chose curieuse, Jean XXII ordonna, en 1318, qu'ils fussent secourus par les Dominicains et les Franciscains. Quand certains d'entre eux voulurent se marier, Jean XXII déclara que leurs vœux les liaient toujours et que tout mariage serait nul, admettant ainsi que leur réception dans l'Ordre avait été correcte et régulière. Il reconnut de même leur orthodoxie en leur permettant d'entrer dans d'autres Ordres. Un certain nombre de Templiers prirent ce parti, surtout en Allemagne, où leur sort fut moins pénible que partout ailleurs, et où les Hospitaliers les accueillirent, à la suite d'une résolution adoptée à la conférence de Francfort-sur-le-Mein en 1317. Le dernier Précepteur de Brandebourg, Frédéric de Alvensleben, fut admis dans l'Hôpital avec son grade. D'ailleurs, la sympathie de la population allemande fit assurer aux Templiers des revenus si considérables que les Hospitaliers en trouvèrent la charge trop lourde ; en 1318, Jean XXII interdit de donner aux anciens Templiers une pension qui leur permit d'amasser de l'argent ou de vivre luxueusement ; ils ne devaient recevoir que la stricte subsistance et les vêtements convenant à des religieux.

Il restait à décider du sort de Molay et des autres chefs, dont Clément s'était spécialement réservé le jugement ; on sait qu'il avait réussi par ce moyen à leur inspirer des espérances égoïstes et à obtenir qu'ils abandonnassent leurs frères. Ayant atteint ce but, le pape parut un moment les oublier dans leur douloureuse captivité. Ce fut seulement le 22 décembre 1313 qu'il nomma une commission de trois cardinaux, Arnaud de S. Sabina, Nicolas de S. Eusebio et Arnaldo de S. Prises, pour examiner la procédure menée contre eux et conclure par une absolution, une condamnation ou l'infliction d'une pénitence proportionnée à leurs crimes, en leur attribuant, sur les biens de l'Ordre, telles pensions que ces prélats jugeraient convenables. Les cardinaux ajournèrent leur jugement jusqu'au 19 mars 1314 ; ce jour-là, sur un échafaud dressé en face de Notre-Dame, prirent place Molay, Geoffroi de Charney, Maître de Normandie, Hugues de Péraud, Visiteur de France, et Godefroi de Gonneville, Maître d'Aquitaine, tirés des geôles où ils languissaient depuis près de sept ans, pour entendre prononcer la sentence arrêtée par les cardinaux, d'accord avec l'archevêque de Sens et divers prélats. Considérant les crimes confessés par les inculpés, la pénitence imposée était, conformément à la règle, l'emprisonnement perpétuel.

On croyait l'affaire achevée lorsque soudain, au grand déplaisir des prélats et au grand étonnement de la foule, Molay et. Geoffroi de Charney se levèrent. Ils avaient commis, dirent-ils, non les crimes qu'on leur imputait, mais l'infamie de trahir leur Ordre pour sauver leurs propres têtes. L'Ordre était pur et saint ; les accusations lancées contre lui étaient mensongères, leurs confessions fausses. En toute hâte, les cardinaux livrèrent les deux insolents au Prévôt de Paris et se retirèrent pour délibérer. Leur embarras ne dura guère. A la réception de la nouvelle, Philippe entra dans une fureur extrême. Une courte consultation de son Conseil suffit à décider de l'affaire. Les canons prescrivaient que l'hérétique relaps fût brûlé sans procès ; or, la rechute était notoire ; on n'attendit pas que la commission pontificale eût rendu un jugement formel. Le jour même, au coucher du soleil, on dressa un bûcher dans une petite Ile sur la Seine, l'Isle des Juifs, près du jardin du Palais. Là, Molay et Charney furent brûlés à petit feu, rejetant jusqu'au dernier moment toutes les offres de grâce en échange d'une rétractation. Ils subirent leur supplice avec une force d'âme qui leur valut auprès du peuple la réputation de martyrs ; leurs cendres furent précieusement recueillies comme des reliques. Il était réservé à un apologiste moderne de reg' lise de prétendre que leur intrépide résignation attestait qu'ils étaient bien les champions de Satan. Par leur mort, ils triomphèrent de leur persécuteur et se firent pardonner devant l'histoire la pusillanimité qui les avait induits à abandonner les malheureux confiés à leur garde. Hugues de Péraud et le Maître d'Aquitaine n'eurent pas le courage de les imiter ; ils acceptèrent la pénitence et moururent lentement dans leurs geôles. Il est probable que Raimbaud de Caron, le Précepteur à Chypre, avait déjà été délivré par la mort[39].

Comme Clément mourut, un peu plus d'un mois plus tard, dans les souffrances de l'horrible mal appelé lupus et comme, au bout de huit mois, Philippe, âgé de quarante-six ans seulement, périt, à son tour, d'un accident de chasse, ces deux événements firent naturellement surgir la légende d'après laquelle Molay aurait cité devant le tribunal de Dieu le pape et le roi. Les récits de ce genre étaient très répandus parmi le peuple, chez qui te sentiment de la justice avait été scandalisé par toute l'affaire. Même au loin, en Allemagne, on vit dans la mort de Philippe un juste châtiment de l'extermination des Templiers ; on racontait que Clément, sur son lit de mort, avait versé des larmes, bourrelé du remords des trois grands crimes qu'il avait commis : l'empoisonnement de Henri VI, La ruine des Templiers, la proscription des Béguins et des Béguines. Un historien italien du temps, de tendances favorables au pape, s'excuse de relater l'histoire d'un Templier proscrit et vagabond, lequel, amené de Naples devant Clément, brava audacieusement le pontife, fut condamné au bûcher, et, du milieu des flammes, cita Clément et Philippe devant le tribunal de Dieu avant une année, prédiction qui s'accomplit miraculeusement. Ces contes attestent l'émotion du peuple et sa profonde sympathie pour les martyrs[40].

D'ailleurs, si en France, pour des raisons faciles à comprendre, l'opinion contemporaine s'exprima avec prudence, partout ailleurs on attribua universellement la ruine des Templiers à la cupidité insatiable de Philippe et de Clément. En France même, le sentiment public penchait en faveur des victimes. Godefroi de Paris va certainement jusqu'aux extrêmes limites de l'audace lorsqu'il écrit :

Dyversement de ce l'en parle,

Et au monde en est grant bataille —

L'en puet bien décevoir l'ygiise

Mès l'en ne pust en nule guise

Dies décevoir. Je n'en dis plus :

Qui voudra dira le seurples.

Le Dominicain Pierre de la Palu, un des plus éminents théologiens du temps, fit preuve d'un singulier courage, fortifié par le sentiment élevé du devoir, lorsqu'en pleine ardeur de la persécution il se présenta devant la commission pontificale siégeant à Paris, déclara qu'il avait assisté à nombre d’interrogatoires au cours desquels certains accusés avaient confessé les charges alléguées, tandis que d'autres les niaient ; il affirma qu'à ses yeux les dénégations paraissaient plus dignes de foi que les confessions[41].

Avec le temps, la conviction de leur innocence se fortifia. Boccace prit leur parti. Saint Antonin de Florence, dont les' ouvrages historiques ont considérablement influé sur l'opinion du XVe siècle, prétendait que la ruine du Temple avait eu pour cause l'envie provoquée par ses richesses ; les écrivains populaires adoptèrent en général cette manière de voir. Raynald lui-même hésite et tient la balance égale entre les arguments des deux partis ; Campi assure qu'en Italie, au XVIIe siècle, nombre de gens prenaient les Templiers pour des saints et des martyrs. Finalement, vers le milieu du XVIIe siècle, le savant Du Puy entreprit de réhabiliter la mémoire de Philippe le Bel, en un ouvrage qui, par l'abondance de la documentation, est encore indispensable à l'historien d'aujourd'hui. Après lui, Gürtler, dans son histoire des Templiers, se montre incapable d'aboutir à une conclusion positive. Depuis, la question a été discutée en sens divers, avec une ardeur qui parait devoir laisser ce drame judiciaire au nombre des mystères éternellement débattus de l'histoire.

Quoi qu'il en soit, Philippe obtint ce qu'il convoitait. A partir de 1307, ses embarras financiers diminuèrent visiblement. Il était d'abord délivré de l'obligation des cinq cent mille livres empruntées par lui à l'Ordre ; puis il voyait tomber entre ses mains une énorme accumulation de biens et de valeurs de toute sorte, dont il n'aurait jamais à rendre compte. Il réclama le paiement de toutes les dettes contractées à l'égard de l'Ordre ; jusqu'en 1322, ses successeurs s'appliquèrent à cette tâche. Les Templiers avaient organisé, entre l'Orient et l'Occident, un important commerce d'argent, et l'on peut croire que Philippe sut appliquer la règle qui suspendait le paiement des dettes contractées par des hérétiques condamnés. Bien qu'il eût fait mine de vouloir livrer au pape les domaines fonciers, il en garda possession jusqu'à sa mort et en accapara les revenus. Il prit même pour lui les terres de Guyenne, qui appartenaient à la couronne d'Angleterre, en dépit des protestations d'Édouard, et il réclama les châteaux situés sur le territoire anglais, jusqu'au jour où Clément obtint de lui une renonciation. Il mit la main sur le grand Temple de Paris, mi-palais, mi-forteresse, une des merveilles architecturales de l'époque, et la mort seule réussit à lui faire lâcher prise. Quand, en mai 1312, le concile de Vienne, d'accord avec Philippe, eut adjugé les biens aux Hospitaliers, décision formellement approuvée en août par Philippe lui-même, Clément lui adressa, en décembre, plusieurs lettres pour l'inviter à aider au recouvrement de ce qui avait été détourné par des individus ; le roi dut promettre son concours ; cependant, en juin 1343, on voit Clément lui reprocher d'avoir refusé d'accorder à Albert de Châteauneuf, grand-Précepteur de l'Hôpital, le droit de gérer les biens de son Ordre mime et ceux du Temple de France. En 1314, le chapitre général de l'Hôpital donna plein pouvoir à Leonardo et à Francesco de Tibertis, pour entrer en possession de tous les biens du Temple promis à l'Ordre des Hospitaliers. En avril, un arrêt du Parlement constate que ces biens ont été donnés à l'Hôpital sur la demande spéciale de Philippe et que le roi en a investi Leonardo de Tibertis ; mais une clause restrictive établissait que ces biens étalent imposables pour subvenir aux frais des Templiers emprisonnés et pour les dépenses afférentes à la conduite des procès. Cette disposition était élastique, tant en ce qui touchait le montant des sommes que le délai consenti pour l'acquittement. Si Philippe eût vécu plus longtemps, il est probable que le règlement final n'aurait pas eu lieu. Mais les Hospitaliers furent heureux de pouvoir enfin, en 1317, clore cette affaire en abandonnant à Philippe le Long tous droits sur le revenu des immeubles que la Couronne avait détenus pendant dix ans ; quant aux biens mobiliers, on conclut un arrangement qui les laissait virtuellement entre les mains du roi. Les Hospitaliers acceptaient aussi de payer les dépenses nécessitées par l'entretien des Templiers prisonniers, ce qui leur valut toutes sortes d'exactions et de pillages de la part des fonctionnaires royaux[42].

D'ailleurs, ce ne fut pas là un règlement définitif ; Charles le Bel exigea encore des paiements par la suite. -De plus, l'oncle du roi, Charles de Valois, mit en avant des revendications auxquelles il fallut satisfaire ; l'effort pour recouvrer les terres et les biens usurpés par des particuliers se prolongea encore longtemps.

On est généralement d'accord pour reconnaître que ce don magnifique des biens fonciers du Temple appauvrit les Hospitaliers plutôt qu'il ne les enrichit. Il y avait eu d'incroyables saturnales de pillage. Quiconque, roi, noble ou prélat, pouvait mettre la main sur quelque portion de ces biens sans défense, s'en était promptement emparé ; or, pour revendiquer ces biens usurpés, il fallait verser des sommes considérables, soit au détenteur, soit au suzerain de celui-ci. En 1486, le margrave Otto de Brandebourg était entré dans l'Ordre du Temple et l'avait enrichi de ses immenses domaines. Le margrave Waldemar se saisit de ces terres, qu'il ne rendit qu'en 1322 ; encore le transfert aux Hospitaliers fut-il confirmé seulement en 1350, lorsque l'Hôpital consentit à payer cinq cents marcs d'argent. En Bohème, nombre de nobles prirent et gardèrent des biens appartenant au Temple ; le chevaleresque roi Jean détenait, dit-on, plus de vingt châteaux, et certains Templiers mêmes réussirent à en conserver quelques-uns qu'ils léguèrent à leurs héritiers. Les Ordres religieux ne restèrent pas en arrière et recueillirent leur part de butin ; Dominicains, Chartreux, Augustins, Célestins, tous figurent parmi les bénéficiaires du pillage. Même le pieux Robert de Naples mérita que Clément lui rappelât l'excommunication encourue par lui pour n'avoir pas rendu les biens des Templiers en Provence. D'ailleurs, Robert avait envoyé secrètement à son sénéchal l'ordre de ne point restituer ces biens aux archevêques d'Arles et d'Embrun, délégués à cet effet par le pape, et, avant de se résigner finalement à une restitution obligatoire, il tira de ces biens tout l'argent qu'il put. Peut-être l'Hôpital fut-il plus heureux à Chypre qu'ailleurs, car lorsque le nonce apostolique, Pierre, évêque de Rhodes, publia la bulle, le 7 novembre 1313, les possessions des Templiers furent, semble-t-il, cédées à l'Ordre sans contestation. En Angleterre, le faible Édouard Il lui-même tenta timidement de garder ces biens. Le 25 février 1309, Clément lui avait ordonné de les rétrocéder aux commissaires pontificaux délégués à cet effet ; mais Édouard ne parait pas avoir fait grand cas de cet ordre. Après le concile de Vienne, on le voit, le 12 août 1312, exprimer au prieur de l'Hôpital sa surprise en constatant que ce religieux s'efforce, en vertu de prétendues lettres pontificales, de s'emparer de ces biens, au préjudice manifeste de la dignité de la Couronne. Une grande partie avait été affermée et abandonnée aux indignes favoris d'Édouard ; aussi le roi se refusa-t-il, tant qu'il l'osa, à toute restitution. Quand il fallut céder, il montra une singulière bassesse, en faisant rédiger, le 24 novembre, un acte notarié par lequel il protestait contre cette mesure et déclarait consentir uniquement par crainte des dangers qu'un refus pouvait faire courir au souverain et au royaume. Il ordonnait que la propriété tilt grevée d'une redevance pour l'entretien des survivants du Temple ; mais il est douteux que cet ordre ait été fidèlement exécuté. Cependant il réussit à obtenir des Hospitaliers une somme de cent livres pour le Temple de Londres. En 1317, Jean XXII dut intervenir pour faire rendre gorge à des gens qui détenaient encore certains domaines usurpés[43].

La péninsule ibérique n'était pas visée par les dispositions de a bulle ordonnant le transfert aux Hospitaliers des biens du Temple et l'affaire restait à la discrétion de Clément. En ce qui touche le royaume de Majorque, le pape exerça son bon plaisir en 1343, en donnant au roi Sanche H la propriété mobilière et en lui enjoignant de céder les biens-fonds à l'Hôpital, à la condition que cet Ordre assumerait la mission naguère assignée au Temple. Mais cette intervention pontificale n'empêcha pas que les Hospitaliers dussent engager des marchandages avec le roi Sanche. Ce fut en février 1344 seulement que les territoires de l'ile de Majorque leur furent remis, contre promesse d'un versement annuel de onze mille sols et d'une allocation de vingt-deux mille cinq cents sols, à prélever sur les revenus incidents calculés depuis le jour où la donation avait été faite. Tous les revenus antérieurs à cette époque restaient la propriété de la Couronne. Aucun document ne permet d'établir ce gin se passa sur le continent ; assurément, il dut y avoir une transaction analogue. De plus, les pensions assignées aux Templiers furent pendant longtemps une lourde charge grevant la propriété.

En Aragon, on était moins disposé à se rendre aux désirs de la papauté. Les luttes continuelles contre les Sarrasins avaient conservé le souvenir des services rendus par le Temple, ou fait comprendre plus nettement le profit qu'on pouvait tirer de quelque Ordre nouveau tout dévoué aux intérêts nationaux ; tel n'était pas le cas des Hospitaliers, association essentiellement liée au service du Saint-Siège. Les Templiers avaient contribué, pour une forte part, à doutes les entreprises qui avaient reculé les frontières du royaume. Ils avaient été les fidèles auxiliaires de la monarchie, tant dans le conseil que sur le champ de bataille ; c'était surtout à eux que Jayme Ier avait dû d'être délivré, lorsqu'il était tombé au pouvoir de Montfort ; ils avaient occupé le premier rang dans les glorieuses campagnes qui avaient valu à ce roi le surnom de Conquistador. Pierre III et Jayme H avaient tout autant de raisons pour leur témoigner de la gratitude, et Jayme, après les avoir sacrifiés, souhaita naturellement d'employer leurs biens à la fondation de quelque Ordre nouveau dont il pût espérer les mêmes avantages. Mais Clément s'était engagé vis-à-vis des Hospitaliers et fit la sourde oreille aux représentations réitérées du roi. Cependant, à l'avènement de Jean XXII, les choses prirent une tournure plus favorable ; en 1317, Vidal de Vilanova, délégué par Jayme, obtint du pape une bulle autorisant l'établissement de l'Ordre de Nuestra Señora de Montesa, affilié à l'Ordre de Calatrava, duquel ses membres furent tirés. La mission du nouvel Ordre devait être la défense des côtes et des frontières de Valence contre les pirates et les Maures ; les propriétés des Templiers en Aragon et en Catalogne passaient aux Hospitaliers ; mais l'Ordre nouveau recevait, à Valence, à la fois les possessions du Temple et toutes celles de l'Hôpital, exception faite des propriétés situées dans la ville même et dans un rayon d'une lieue. En 1319, les préliminaires furent achevés : l'Ordre nouveau fut organisé et eut pour grand maître Gallien de Eril[44].

En Castille, le pillage commença de bonne heure. Deux ans et demi avant la condamnation de l'Ordre, le 15 juillet 1309, des lettres royales annoncent que Ferdinand IV a vendu à l'Ordre d'Alciintara, pour la somme de 130.000 maravédis, le château des Templiers et la ville de Capicha, ainsi qu'Almorchon et Garlitas, à la condition que, si le Temple est restauré ou si le pape ne veut pas accorder les biens du Temple au roi, celui-ci ne réclamera le retour des biens qu'en remboursant le prix d'achat. C'est là probablement un spécimen de nombreuses transactions dont le souvenir n'a pas été conservé, car on connaît un autre fait qui met en lumière plus vivement encore la rapacité du souverain. Par un document, du 13 février 1312, antérieur également à la décision finale de Vienne, on voit que Vasco Fernandez, Maître du Temple en Portugal, avait acheté à Gonzalo Perez, Maître d'Alcantara, la maison de Vallelas, en Portugal, au prix de 50.000 livres tournois. Ferdinand réussit à s'emparer de Vasco et se fit rembourser par Perez les 50.000 livres, dont il lui donna un reçu en forme, en lui promettant qu'il ne serait pas inquiété pour cette affaire. L'année n'était pas achevée lorsque Ferdinand mourut, laissant pour successeur son fils Alphonse XI, un enfant de deux ans. Dans l'anarchie de la régence, on songea peu à respecter les ordres pontificaux et la couronne garda la plus grande partie des terres confisquées aux Templiers, tandis que, le long de la frontière, des nobles et des villes réussissaient é obtenir leur part. Certains domaines furent donnés aux Ordres de Santiago et de Calatrava ; les Hospitaliers reçurent peu de chose. Après un intervalle d'un demi-siècle, un nouvel effort fut tenté : en 1366, Urbain V ordonna que tous les biens des Templiers fussent, avant deux mois, remis à l'Hôpital ; mais on peut présumer que l'injonction fut peu respectée. Cependant, en 1387, Clément VII, l'antipape d'Avignon, confirma quelques échanges de domaines provenant des Templiers, échanges intervenus entre les Hospitaliers et les Ordres de Santiago et de Calatrava[45]. On sait que la Castille avait toujours été singulièrement indépendante de la papauté. En Portugal, comme nous l'avons vu plus haut, l'ensemble des biens fit retour à l'Ordre de Jésus-Christ.

En Morée, où les domaines des Templiers étaient considérables, Clément avait exercé, dès le 11 novembre 1310, ses droits de propriété en ordonnant à ses administrateurs, le patriarche de Constantinople et l'archevêque de Patras, de prêter à Gautier de Brienne, duc d'Athènes, toutes les sommes déjà prélevées et toutes celles qu'on obtiendrait l'année suivante.

Ainsi disparut, sans la moindre lutte, une société qui avait passé pour la plus fière, la plus prospère et la plus redoutable de l'Europe. Nul n'aurait songé à l'attaquer si la procédure inquisitoriale n'avait mis à la disposition d'hommes habiles et peu scrupuleux les ressources nécessaires pour revêtir d'une forme légale une entreprise• de simple spoliation. Si j'ai donné, au récit de cette tragédie, un développement qui peut sembler disproportionné, mon excuse est qu'elle met en pleine évidence la situation désespérée de toute personne, si haut placée qu'elle fût, lorsque l'accusation d'hérésie était lancée contre elle et soutenue par la puissante organisation du Saint-Office.

 

Le cas du savant théologien Jean Petit n'offre pas une grande importance historique ; il mérite cependant d'être noté comme un exemple de l'accusation d'hérésie servant d'arme dans la guerre politique et de l'élasticité des définitions permettant d'appeler hérésies des délits difficilement justiciables des tribunaux ordinaires.

Sous Charles VI, le pouvoir royal, en France, était réduit-à une ombre. De fréquents accès de folie rendaient le roi incapable de gouverner et les querelles des princes du sang, turbulents et ambitieux, déchaînaient sur le royaume une véritable anarchie. Une rivalité particulièrement violente existait entre le frère du roi, Louis, duc d'Orléans, et son cousin, Jean-sans-Peur de Bourgogne. Si habituée à la violence que fût la société d'alors, l'émotion fut vive lorsque, par ordre de Jean-sans-Peur, le duc d'Orléans fut assassiné, en 1407, dans une rue de Paris, — meurtre qui fut vengé seulement en 1419, quand la hache de Tanneguy du Châtel paya la dette de haine sur le pont de Montereau. Jean-sans-Peur lui-même jugea nécessaire de trouver quelque justification à son acte sanguinaire ; il demanda l'assistance de Jean Petit, qui lut, devant la cour royale, une thèse intitulée Justificatio Ducis Burgundiœ, pour prouver que Jean avait agi correctement et en bon patriote, et qu'il méritait la reconnaissance du roi et du peuple. Rédigé dans le style conventionnel de la scolastique, ce traité n'était pas un simple pamphlet politique et comportait une argumentation fondée sur des principes généraux. Par une curieuse coïncidence, trois siècles environ auparavant, , un autre Johannes Parvus, plus connu sous le nom de Jean de Salisbury, le plus remarquable représentant de la civilisation de son époque, avait, dans un ouvrage de spéculation pure, soutenu qu'il faut sans pitié faire périr un tyran. Au dire de notre Jean Petit, « tout sujet ou vassal peut et doit, en bonne justice, tuer un tyran, par quelque moyen que ce soit, en particulier par ruse, nonobstant tout serment ou pacte, sans attendre une sentence ou un ordre judiciaire ». La portée de cette audacieuse proposition était limitée par la définition du tyran : le tyran est celui qui s'efforce, par cupidité, fraude, magie ou malignité, de priver le roi de son autorité souveraine. Quant au sujet ou vassal, c'est un homme inspiré par son attachement à son roi, et digne d'être chéri et récompensé par le souverain. Il n'était pas difficile de trouver dans les Écritures des exemples à l'appui de cette thèse, tels que le meurtre de Zimri par Phineas, ou celui d'Holoferne par Judith ; mais Jean Petit s'aventura sur un terrain contesté en déclarant que saint Michel n'avait pas attendu l'ordre de Dieu et s'était inspiré uniquement de son amour naturel pour frapper Satan de la mort éternelle, exploit qui lui valut les plus belles récompenses célestes.

Ce ne fut pas là un simple plaidoyer d'avocat, car le texte fut rédigé en langue profane et mis en vente. Jean sans Peur dut contribuer puissamment à répandre l'ouvrage, qui sans doute affermit dans leurs convictions les gens déjà convaincus. Ce livre aurait péri dans les ténèbres de l'oubli si, quelque six ans plus tard, la faction des Armagnacs, revenue au pouvoir, n'avait recherché le traité de Jean Petit pour s'en faire une arme contre les Bourguignons. L'auteur lui-même était mort quelques années auparavant et échappait ainsi à un procès pour hérésie ; toutefois, en novembre 1443, un concile national fut réuni à Paris, pour examiner neuf propositions extraites de l'ouvrage. Gérard, évêque de Paris, et l'inquisiteur Frère Jean Polet, invitèrent les maîtres en théologie de l'Université à donner leur avis ; les docteurs consultés condamnèrent solennellement les propositions. Le concile agita cette question, avec une infatigable prolixité, pendant vingt-huit séances ; finalement, le 23 février 1414, on se mit d'accord sur une sentence condamnant au feu les neuf propositions, comme erronées en foi et en morale, et manifestement scandaleuses. La sentence fut dûment exécutée deux jours plus tard, sur un échafaud devant Notre-Dame, en présence d'une foule considérable, pour l'édification de laquelle Benoît Gencien exposa en détail l'énormité de l'hérésie condamnée. Jean sans Peur fit appel de cette sentence au Saint-Siège, et Jean XXII chargea les trois cardinaux d'Orsini, d'Aquilée et de Florence d'examiner la cause et de rédiger un rapport. Ainsi, l'affaire de Jean Petit était devenue une question européenne ; mais, en dépit de l'intervention pontificale, une ordonnance royale du 17 mars enjoignit à tous les évêques du royaume de brûler les propositions condamnées ; le 18 mars, l'Université lança un ordre identique ; le 4 juin, un autre ordre royal prescrivit la publication de la sentence ; le 4 décembre, l'Université se rendit à la cour royale et prononça un discours à ce sujet ; enfin, le 27 décembre, Charles VI envoya au concile de Constance une lettre demandant aux Pères de s'associer à la condamnation, Évidemment, on exploitait l'affaire le plus possible ; le 4 janvier 1413, quand furent célébrées, à Notre-Dame, les obsèques si longtemps différées du duc d'Orléans, le chancelier Gerson prononça, devant le roi et la cour, un sermon dont l'audace excita d'universels commentaires. A l'entendre, le gouvernement du duc d'Orléans avait été meilleur que celui de tous les hommes qui avaient occupé le pouvoir après lui ; sans doute, le prédicateur ne réclamait pas la mort du duc de Bourgogne, mais il demandait l'humiliation de Jean sans Peur : on avait eu raison de briller les propositions de Jean Petit ; mais il restait encore des mesures à prendre, et Gerson se faisait fort de soutenir cette thèse contre quiconque se présenterait.

Telles étaient les dispositions d'esprit de Gerson lorsqu'il se rendit à Constance en qualité de chef du clergé gallican. Dans son premier discours au concile, le e mars 1415, il demanda instamment la condamnation des neuf propositions. Le procès de Jean XXII, la condamnation de Wickliff et de la communion sous les deux espèces, la discussion de l'affaire de Jean Huss, absorbèrent pendant un certain temps l'attention du concile et l'on ne prit de mesures au sujet des neuf propositions que le 15 juin. Dans l'intervalle, Gerson avait trouvé un allié parmi les nobles polonais. Jean de Falckenberg avait écrit un libelle où il appliquait les arguments de Jean Petit au meurtre de princes polonais ; l'archevêque de Gnesen avait sans peine obtenu, de l'Université.de Paris, la condamnation de l'ouvrage, et l'ambassadeur polonais unit ses efforts à ceux de Gerson pour faire proscrire les deux livres. Le 45 juin, Andrea Lascaris, évêque de Posen, proposa d'élire une commission qui entamerait une inquisition au sujet des nouvelles hérésies. Le nom de Jean Petit n'était pas prononcé, mais on comprit qu'il s'agissait de frapper les propositions du théologien français, car le seul vote négatif fut celui de Martin, évêque d'Arras et ambassadeur de Jean sans Peur. Ce prélat déclara que le seul objet des accusateurs était d'attaquer le duc, son maitre ; de plus, il protesta contre la nomination du cardinal Pierre d'Ailly, qui figurait dans la commission auprès des cardinaux d'Orsini, d'Aquilée et de Florence, tandis que le clergé italien choisissait deux représentants et que les clergés de France, d'Angleterre et d'Allemagne nommaient, chacun, quatre commissaires. Le 6 juin, après avoir rendu son jugement contre Huss, le concile condamna comme hérétique et scandaleuse la proposition Quilibet tyrannus, qui était, en somme, la première des neuf propositions condamnées à Paris. Mais cette mesure ne satisfit pas les Français, qui désiraient voir confirmer intégralement le jugement de l'Université.

Pendant les trente mois de session, Gerson fit de continuels efforts pour obtenir la confirmation désirée. Il affirmait que les hérésies de Jean Petit étaient plus graves que celles de Huss et de Jérôme, et il blâmait amèrement le concile d'avoir laissé inachevée son œuvre pie. La lutte et la discussion Usinèrent interminablement, entre les appels émanant de Charles VI et de l'Université d'une part et, d'autre part, ceux du duc de Bourgogne. Jean de Falkenberg fut jeté en prison ; mais on ne put obtenir que le concile poussât plus loin la répression ; à la fin, l'affaire s'éteignit d'elle-même. On a peine, aujourd'hui, à comprendre l'importance que prit ce débat aux yeux des contemporains. Gerson dut, plus tard, affronter les risées et les reproches pour avoir soumis une semblable question â une assemblée telle que le concile ; il se justifia en alléguant qu'il avait agi d'après les instructions du roi, de l'Université et de l'Église gallicane en ses représentants de la province de Sens. De plus, il soutint qu'ayant vu le zèle apporté par le concile à condamner les doctrines wickliffites et à brûler Huss et Jérôme, il eût été téméraire et injuste de supposer que les Pères ne dussent pas se montrer aussi ardents â réprimer les hérésies de Jean Petit, plus pernicieuses encore. Pour nous, ce qui importe le plus, est l'influence de ces événements sur la destinée de Gerson lui-même. Après la dissolution du concile, le chancelier n'osa pas s'exposer, en rentrant en France, à la haine du duc de Bourgogne ; il accepta avec joie le refuge que lui offrit, en Autriche, le duc Ernest, et exprima sa reconnaissance dans un poème élogieux. Il ne s'aventura plus jamais dans sa patrie au-delà de Lyon, où l'un de ses frères était moine dans un couvent de Célestins et où il gagna sa vie comme maitre d'école jusqu'à sa mort, le 14 juillet 1429.

 

La critique historique aurait depuis longtemps démontré le caractère mythique de la rapide apparition de Jeanne Darc, si les témoignages d'amis et d'adversaires, joints à l'autorité de documents authentiques, ne permettaient de dégager nettement sa merveilleuse carrière des détails légendaires dont on l'a enveloppée. Pour nous, l'histoire de Jeanne Darc offre cet intérêt particulier qu'elle atteste une fois de plus avec quelle facilité on pouvait employer la procédure inquisitoriale à des fins politiques ; cela suffit à justifier les développements dans lesquels nous allons entrer à ce sujet.

En 1429, la monarchie française semblait condamnée sans retour. Pour la génération qui avait grandi au milieu de dissensions furieuses, sous le règne du roi dément Charles VI, l'esprit de faction avait remplacé la fidélité au trône ou à la patrie ; les loyaux sujets n'étaient pas désignés sous le nom de partisans de Charles VII, mais sous celui d'Armagnacs, et les Bourguignons préféraient la domination de l'étranger à l'autorité de leur souverain héréditaire. Paris, en dépit des affreuses privations et des maux causés par la guerre, s'était allègrement soumis aux Anglais par affection pour le duc :de Bourgogne, l'allié des envahisseurs. Jeanne Darc rapportait que, dans son village natal de Domremy, sur la frontière de la Lorraine, il n'y avait qu'un seul Bourguignon et qu'elle aurait voulu qu'on lui tranchât la tété ; mais Domremy et Vaucouleurs constituaient les seuls centres armagnacs de la France du nord-est, et les enfants du pays engageaient fréquemment, avec les jeunes Bourguignons de Marey, des batailles d'où ils revenaient au logis blessés et en sang.

Même la mort du victorieux Henry V, en 1423, n'avait pas semblé arrêter le cours des succès de l'Angleterre. Sous l'habile régence du duc de Bedford, frère du feu roi, secondé par des capitaines comme Salisbury, Talbot, Scales et Falstolf, le jeune. Henry VI parut destiné à occuper le trône français de son grand’père, Charles VI, conformément aux clauses du traité de Troyes. En 1424, la bataille de Verneuil (lit un nouvel Azincourt. La seule province de Dauphiné perdit trois cents chevaliers sur le champ de bataille, et, sans la fidélité• des domaines acquis à la suite des croisades albigeoises, Charles VII aurait été, dès ce moment, un roi sans royaume. Rejeté au sud de la Loire, il avait reçu le sobriquet de Roi de Bourges. Inconstant et irrésolu, dominé par d'indignes favoris, il ne savait s'il devait battre en retraite vers le sud et s'établir finalement dans les montagnes du Dauphiné, ou bien chercher un refuge en Espagne ou en Écosse. En 1420, sa dernière ligne de défense sur la Loire fut menacée par l'investissement d'Orléans. Il était incapable de délivrer les assiégés : pendant cinq mois, l'héroïque cité résista ; puis, réduits au désespoir, les citoyens envoyèrent le célèbre chevalier Pothon de Xaintrailles offrir leur hommage au duc de Bourgogne. Le duc aurait volontiers agréé cette offre, mais il avait besoin de l'assentiment de son allié anglais, et Bedford refusa avec mépris, ne voulant pas, dit-il, battre le buisson pour qu'un autre eût l'oiseau. Le siège se prolongea encore pendant deux mois : au printemps de 1429, toute résistance ultérieure paraissait inutile ; Charles n'avait plus d'autre ressource qu'une honteuse retraite et un exil éventuel.

Telle était la situation désespérée de la monarchie française lorsque l'enthousiasme de Jeanne Darc ralluma les courages qu'avait éteints une série ininterrompue de revers, réveilla la fidélité des sujets du roi, étouffée sous l'esprit de faction, fit de la religion l'aiguillon du patriotisme et remplaça le désespoir par la confiance. Bien rares, assurément, dans l'histoire du monde, sont ceux à qui fut donné d'influer ainsi sur la destinée d'une nation ; peut-être cet honneur ne fut-il jamais dévolu à une âme plus humble et, en apparence, moins apte à le soutenir[46].

Née le 6 janvier 1442, au petit hameau de Domremy, sur les confins. de. la Lorraine et de la Champagne, Jeanne n'avait pas encore accompli sa dix-septième année lorsqu'elle assuma délibérément le rôle de libératrice de sa patrie[47]. Ses parents, honnêtes paysans, lui avaient donné l'éducation qui convenait à sa condition sociale ; elle ne savait, bien entendu, ni lire ni écrire ; mais elle avait appris par cœur le Pater, l'Ave Maria et le Credo ; elle avait gardé les vaches et était habile à la couture. Lors de son procès, elle se flatta qu'aucune fille ou femme de Rouen ne lui en remontrerait sur le maniement de l'aiguille. Grâce à ses occupations rustiques, elle était devenue grande et vigoureuse ; active et résistante. On a dit plus tard qu'elle pouvait passer six jours et autant de nuits sans ôter sa cuirasse et l'on conta des histoires merveilleuses sur l'aisance avec laquelle elle s'abstenait de nourriture alors qu'elle endurait, dans la bataille et l'assaut, les plus épuisantes fatigues. Ainsi sa forte constitution physique était dominée par un système nerveux plus énergique encore et, de plus, singulièrement excitable. Sa confiance résolue en elle-même apparut le jour où elle fut recherchée en mariage par un brave citoyen de Toul, dont les parents de la jeune fille favorisaient les visées. La trouvant hostile à ses projets, l'amoureux eut recours à la loi, avec l'assentiment probable des Dam, et cita Jeanne devant l'Official de Toul pour remplir la promesse de mariage qu'il prétendait avoir reçue d'elle. Malgré sa jeunesse, Jeanne comparut sans timidité devant le tribunal, jura qu'elle n'avait fait aucune promesse et fut débarrassée de son indiscret prétendant. A treize ans, elle commença à avoir des extases et des visions. L'archange Michel lui apparut tout d'abord et fut suivi de sainte Catherine et de sainte Marguerite, spécialement envoyées par Dieu pour veiller sur Jeanne et pour la guider. L'archange Gabriel aussi vint parfois lui apporter des conseils ; Jeanne se crut l'instrument de la volonté divine et, par une sorte de transposition, prit les mouvements de son âme ardente pour des commandements célestes. Elle en vint à convoquer à son gré ses conseillers divins et à obtenir leurs instructions en toute circonstance critique. Ses juges insistèrent vivement sur un vieux hêtre, voisin 'de Domremy, surnommé l'Arbre des Darnes ou l'Arbre des Fées, près duquel jaillissait un ruisseau réputé pour ses vertus miraculeuses. Il y avait une survivance de l'adoration des arbres et des sources dans les fêtes annuelles où les jeunes filles du village se réunissaient autour du hêtre, dansaient, chantaient et suspendaient des guirlandes aux rameaux ; mais Jeanne, tout en se joignant à ses compagnes, réservait d'ordinaire ses guirlandes pour en décorer l'autel de la Vierge, dans l'église voisine. Jeanne, dès la première apparition de ses célestes visiteurs, fit vœu de virginité. Elle croyait être consacrée et marquée pour quelque mission divine à laquelle il fallait sacrifier tous les liens terrestres. En rapportant à ses juges que ses parents étaient presque devenus fous de douleur, à la suite de son départ, elle ajouta que si elle avait eu cent pères et mères, elle les aurait abandonnés pour accomplir sa mission. Cette concentration intérieure devait probablement se refléter sur son visage, car plusieurs chroniqueurs déclarent que nul homme ne pouvait la regarder d'un œil lascif.

Tout d'abord, ses guides célestes lui dirent simplement de se bien conduire et d'être assidue à l'église ; mais, quand elle commença à comprendre l'état désespéré de la monarchie et à partager les ardentes passions de l'époque, il arriva naturellement que ces instructions purement morales se changèrent en l'ordre d'apporter, au peuple désolé, le message libérateur. Dans ses extases, elle sentait qu'elle était l'instrument choisi ; à la fin, ses Voix, suivant le nom qu'elle leur donnait habituellement, vinrent, plusieurs fois par semaine, la presser d'aller en France lever le siège d'Orléans. Elle tremblait de révéler sa mission à ses parents ; ils durent cependant avoir vent du projet, car, deux ans avant le départ de Jeanne, son père, Jacques Darc, rêva qu'elle s'en allait avec des soldats, et dit à ses fils que, s'il pensait que son rêve dût se réaliser, il aimerait mieux voir Jeanne noyée par eux, ou qu'il la noierait de ses propres mains. A partir de ce jour, elle fut l'objet d'une surveillance attentive ; mais l'insistance de ses conseillers célestes se traduisit par des reproches ; ils la trouvaient lente à obéir et elle ne put supporter une plus longue attente. Elle obtint la permission d'aller voir son oncle, Denis Laxart, et lui persuada de la mettre secrètement en rapport avec Robert de Baudricourt, qui occupait, au nom du roi, le château de Vaucouleurs, situé dans le voisinage. Ses Voix lui avaient prédit qu'elle essuierait deux refus et réussirait à la troisième tentative. La prédiction se réalisa. Le brave chevalier, après avoir tout d'abord invité l'oncle à châtier la jeune fille, finit par se laisser convaincre et promit de demander au roi l'autorisation d'envoyer Jeanne rejoindre la cour. Elle devait avoir acquis dés lors une réputation de prophétesse inspirée, car tandis qu'on attendait la réponse du roi, le duc de Lorraine, alors malade, manda Jeanne auprès de lui ; elle lui déclara que, s'il voulait recouvrer la santé, il fallait tout d'abord qu'il se réconciliât avec sa femme. L'autorisation royale arriva ; Baudricourt donna à Jeanne un costume et une épée, lui fournit une modeste escorte composée d'un chevalier et de cinq hommes d'armes, et se lava les mains de l'affaire.

La petite troupe se mit en marche le 13 février 1429 ; c'était un long et périlleux voyage ; il fallait parcourir cent cinquante lieues, au cœur de l'hiver, en pays ennemi. Le seul fait que Jeanne et son escorte aient pu arriver à destination au bout de onze jours, passa, aux yeux de la population, pour une sorte de miracle où se manifestait la faveur divine. Le 24 février on parvint à Chinon, où Charles tenait sa cour ; là, de nouveaux obstacles devaient surgir devant Jeanne. Il est vrai que certaines personnes de sens voyaient en elle, assure-t-on, la réalisation d'une prophétie de Merlin : Descendet virgo dorsum sagittarii et flores virgineos obscurabit ; d'autres déclaraient que sa venue avait été annoncée par la Sibylle et par Bède le Vénérable ; d'autres lui demandèrent s'il n'y avait pas, dans son pays, une forêt appelée le Bois-Chênu, attendu qu'une vieille prédiction disait que de ce Bois-Chênu viendrait une jeune fille douée de pouvoirs miraculeux. Elle les remplit de joie en leur apprenant que ce bois était situé à une lieue seulement de la maison paternelle. Mais les hommes qui faisaient fond sur le savoir humain secouaient la tête et qualifiaient de folie sa prétendue mission. Pourtant, la cause royale paraissait à tel point désespérée qu'on jugea les prétentions de Jeanne assez sérieuses pour mériter une enquête. Des prélats et des docteurs en théologie, des juristes et des hommes d'État interrogèrent la jeune fille pendant un mois ; tous furent successivement séduits par sa simplicité, sa ferveur, sa conviction et la finesse de ses réponses. Mais cela ne suffisait pas encore. A Poitiers siégeaient le Parlement de Charles et une Université composée des quelques théologiens qui avaient déserté l'Université de Paris, désormais gagnée à la cause anglaise. On envoya Jeanne en cette ville, où, pendant trois semaines, on lui fit subir le supplice d'un interrogatoire sans fin. En même temps on scrutait avec soin sa vie passée : ces enquêtes établirent que sa bonne réputation était entièrement justifiée et qu'elle était digne de créance. On invita Charles à lui demander de prouver, par quelque signe, qu'elle était l'envoyée de Dieu ; mais elle refusa, déclarant que l'ordre céleste voulait que ce signe apparaît devant Orléans et non ailleurs. Finalement, la conclusion officielle, exprimée avec grande prudence, fut qu'en raison de sa vie honnête et de ses mœurs louables, et sur la promesse d'un signe attestant sa mission devant Orléans, le roi ne devait pas l'empêcher de se rendre en ce lieu ; il convenait qu'il l'y fit mener en sûreté ; car repousser l'offre de la jeune fille sans apparence de mal, serait faire affront au Saint-Esprit, et se rendre indigne de la grâce et de l'assistance de Dieu[48].

Deux mois s'étaient écoulés dans tous ces préliminaires ; le mois d'avril s'achevait saris qu'une décision Mt intervenue. On préparait un convoi destiné à ravitailler Orléans ; Jeanne fut autorisée à accompagner ce convoi. D'après les instructions de ses Voix, elle se fit apprêter un étendard où figurait sur un fond blanc, entre deux anges, le Christ tenant le monde ; cet étendard, qui fut toujours au premier rang dans la bataille et qui passa pour un gage assuré de victoire, finit par être soupçonné d'être une œuvre de sorcellerie. Jeanne se vit assigner une escorte, une garde, mais n'exerça jamais, semble-t-il, de commandement officiel ; cependant elle prétendait entrer en campagne comme envoyée de Dieu et jugea bon d'envoyer d'abord une sommation à l'ennemi. Le 18 avril, elle adressa quatre lettres, l'une à Henry VI, les trois autres au Régent Bedford, aux chefs campés devant Orléans et aux soldats anglais de cette armée ; elle demandait la restitution des clefs de toutes les villes occupées en France par l'ennemi ; elle se déclarait prête à conclure la paix si les Anglais abandonnaient le pays et fournissaient une indemnité pour compenser les torts causés par l'invasion ; sinon, en vertu du mandat qu'elle avait reçu de Dieu, elle les chasserait de France par une attaque armée dont on n'avait pas vu d'exemple depuis mille ans. Ces épitres excitèrent un vif étonnement dans le camp anglais. Le bruit de l'arrivée de Jeanne s'était répandu ; on la dénonçait comme une sorcière ; tous ceux qui avaient foi en elle étaient des hérétiques ; Talbot déclarait que si elle tombait entre ses mains, il la brûlerait vive, et les messagers qui apportèrent ses lettres ne furent sauvés d'un sort semblable que grave à Dunois, alors commandant d'Orléans, qui menaça d'exercer des représailles[49].

Une dizaine de jours plus tard, le convoi partit, sous la conduite de Gilles de Rais et du maréchal de Sainte-Sévère. Jeanne avait promis qu'on ne rencontrerait aucune opposition et son crédit s'accrut considérablement quand on vit cette prédiction se réaliser. Bien que le convoi passât à une ou deux portées de flèche des lignes anglaises d'investissement et qu'on perdit beaucoup de temps à faire franchir la Loire aux troupeaux et aux vivres destinés à la ville, l'ennemi ne tenta aucune attaque. Il en fut de même lorsqu'un second convoi arriva à Orléans le 4 mai, à la surprise des Français et à la colère des Parisiens qui suivaient de loin les événements et qui ne pouvaient comprendre la paralysie dont semblaient avoir été soudain frappées les armes anglaises. Jeanne avait attendu avec impatience ces derniers renforts et demanda qu'on prit immédiatement l'offensive contre les assiégeants. Sans la consulter, on donna le jour même l'assaut à un ouvrage avancé des Anglais sur l'autre rive de la Loire. La légende rapporte que Jeanne s'éveilla au milieu de son sommeil, en s'écriant qu'on massacrait ses gens, et, sans prendre même le temps d'agrafer entièrement son armure, sauta à cheval et sortit au galop par la porte conduisant au champ de bataille. L'attaque avait mal commencé ; mais dès que Jeanne fut arrivée, aucun Anglais ne réussit plus à blesser un Français et la bastille fut emportée. De violents engagements eurent lieu les jours suivants. Le 6, Jeanne fut blessée au pied par une chausse-trape et, le 7, à l'épaule par une flèche ; mais, après une résistance acharnée, tout les ouvrages anglais de la rive gauche de la Loire furent pris et leurs garnisons tuées ou capturées. Les pertes anglaises furent estimées à six ou huit mille hommes, tandis que les Français ne perdirent pas plus d'une centaine de combattants. Le 8, les Anglais levèrent le siège et battirent en retraite si précipitamment qu'ils abandonnèrent leurs malades et leurs blessés, leur artillerie et leurs magasins. Les Français, enflammés par la victoire, brûlaient de poursuivre les fuyards ; mais Jeanne s'y opposa : n Laissez-les partir, dit-elle ; ce n'est pas la volonté de Messire qu'ils soient battus aujourd'hui ; vous les retrouverez une autre fois. » Son ascendant moral était tel, à ce moment, qu'on lui obéit. L'état d'esprit des ennemis avait changé de façon si merveilleuse que si, disait-on, avant la venue de Jeanne, deux cents Anglais mettaient en déroute cinq cents Français, maintenant deux cents Français étaient capables de battre cinq cents Anglais. Monstrelet lui-même, bien que peu favorable à la Pucelle, reconnait qu'une fois Orléans délivré, nul capitaine ne remplit de son renom les bouches des hommes plus que ne fit Jeanne, bien qu'elle fût entourée de chevaliers fameux, tels que Dunois, La Rire et Pothon de Xaintrailles. Le Régent Bedford, écrivant au Conseil anglais, ne put voir dans cette catastrophe qu'une épreuve imposée par la colère divine, pour châtier la crainte misérable qu'inspirait aux soldats « un disciple et un rejeton du démon, appelé la Pucelle, qui se servait de faux enchantements et de sorcellerie ». Non seulement, dit-il, les forces anglaises ont perdu de leur nombre et de leur ardeur, mais l'ennemi se voit encouragé à lever des troupes en masse.

Dans l'état d'épuisement chronique où se trouvait le trésor royal, il n'était pas facile pour Charles de tirer parti de ce succès inattendu ; mais l'enthousiasme de la nation était excité et l'on pouvait trouver des troupes pour tenir la campagne. D'Alençon fut envoyé avec une armée pour expulser l'ennemi de la vallée de la Loire ; il emmena Jeanne avec lui. Suffolk s'était fortifié dans Jargeau, mais la place fut, prise d'assaut et le chef anglais fait prisonnier avec tous ceux de ses hommes qui n'avaient pas péri dans la lutte. Faute d'argent, on dut revenir â Tours, où Jeanne pressa vivement Charles d'aller se faire couronner à Reims. Elle avait toujours affirmé que sa mission consistait â délivrer Orléans et â procurer au roi la couronne ; elle déclarait que ses jours étaient comptés et qu'il ne fallait pas mépriser le conseil de ses Voix. Mais la prudence l'emporta ; on comprit qu'il était nécessaire de ruiner d'abord la domination anglaise dans les provinces du centre. Une seconde expédition fut mise sur pied. Beaugency fut assiégé et pris, et, le 48 juin, la bataille de Patay répara, dans une certaine mesure, les désastres d'Azincourt et de Verneuil. Après une faible résistance, les Anglais s'enfuirent. Deux mille cinq cents d'entre eux restèrent sur le champ de bataille, un grand nombre d'hommes furent faits prisonniers et, avec eux, Talbot, Scales et divers autres personnages de marque. Ainsi, après un peu plus de six semaines, tous les grands capitaines anglais étaient morts ou captifs, à l'exception de Falstolf, dont Bedford punit la fuite à Patay en lui arrachant l'Ordre de la Jarretière. Les troupes ennemies étaient dispersées et découragées, leur prestige était détruit. Il n'était pas surprenant qu'en tous ces événements un des partis vit la main de Dieu, l'autre celle du démon. Même le chroniqueur normand P. Cochon dit que les Anglais auraient abandonné le sol de France si le Régent y avait consenti et qu'ils étaient abattus à tel point qu'un Français pouvait mettre en fuite trois d'entre eux.

Une lettre écrite, de la cour de Charles VII, au duc de Milan, trois jours après le triomphe de Patay, raconte les miracles des semaines précédentes et montre quelle était la réputation de Jeanne, avec quelle rapidité sa légende prenait corps. A la naissance de la Pucelle, rapporte la lettre, les villageois étaient pleins de joie sans savoir pourquoi ; les coqs battirent des ailes pendant deux heures et firent entendre un chant tout différent de leur cri habituel. La lettre décrivait ensuite, en termes outrés, les visions de Jeanne, ses prouesses personnelles et son endurance. La délivrance d'Orléans, la prise de Jargeau, de Mehun-sur-Loire, de Beaugency, la suprême bonne fortune de Patay, tout lui était attribué ; c'était elle qui avait eu l'initiative de l'action, elle qui avait mené l'armée et remporté tous les succès ; la lettre ne mentionnait aucun autre capitaine. On rapportait, de plus, qu'elle prédisait déjà la délivrance de Charles d'Orléans, captif des Anglais depuis quinze ans, et qu'elle avait envoyé à l'ennemi une sommation d'avoir à rendre leur prisonnier.

On ne pouvait désormais douter que Jeanne fût guidée par l'inspiration directe de Dieu. Le 25 juin, à Gien, on délibéra sur les mesures à prendre, et bien que les conseillers de Charles fussent d'avis de s'emparer de La Charité et de chasser l'ennemi de l'Orléanais et du Berri, le roi céda aux instances de Jeanne et approuva la marelle sur Reims. L'entreprise semblait folle ; la ville de Reims était en pays ennemi ; des forteresses en barraient la route et les ressources royales étaient insuffisantes pour équiper et approvisionner une armée ou pour acquérir des engins de siège. Mais l'enthousiasme était devenu de la fièvre ; la prudence humaine passait pour un manque de foi. Les volontaires affluèrent dès que se répandit au loin la nouvelle des intentions du roi ; certains gentilshommes, trop pauvres pour acheter des armes et des chevaux, s'offrirent avec joie à servir comme simples archers et valets d'armée. La Trémouille, le favori du roi, se croyant menacé dans la faveur de Charles, obtint qu'on refusât le concours d'une foule de volontaires ; sans lui, disait-on, on aurait facilement réuni une armée capable de chasser l'Anglais du sol de France. Ces troupes mal organisées se mirent en route. Auxerre, bien que dépourvue de garnison, refusa d'ouvrir ses portes, mais fournit des vivres. Jeanne aurait voulu donner l'assaut à la ville ; mais le roi poursuivit son voyage, à l'instigation, dit-on, de la Trémouille, qui avait reçu de la ville une prime de deux mille livres. Troyes était occupée par un fort contingent d'Anglais et de Bourguignons ; on ne pouvait laisser derrière soi cette menace et l'armée campa pendant cinq ou six jours devant les murs qu'elle ne pouvait battre en brèche, faute d'artillerie. Les soldats n'avaient ni argent ni vivres ; la seule nourriture consistait en épis de blés et en fèves volées dans les champs. La situation était décourageante ; un conseil de guerre proposa la retraite, sur le conseil du chancelier Renaud de Chartres, archevêque de Reims. On convoqua Jeanne, qui déclara que la ville se rendrait avant deux jours. Ce délai lui fut accordé et aussitôt elle se mit en mesure de réunir des matériaux pour combler les tranchées et fit dresser en batterie quelques petites couleuvrines. Les habitants, pris d'une panique soudaine, demandèrent à capituler ; on laissa sortir la garnison et la ville rentra dans le devoir.

Quand Jeanne entra dans Troyes, elle fut abordée par un certain Frère Richard, que le peuple avait chargé de l'interroger. Le digne moine, ne sachant trop si elle venait du ciel ou de l'enfer, s'approcha avec prudence, en répandant de l'eau bénite et en faisant force signes de croix ; à la fin Jeanne sourit et l'invita à s'avancer sans crainte, car elle n'avait pas dessein de s'envoler. Ce Frère Richard était un prédicateur franciscain renommé, revenu depuis peu d'un pèlerinage à Jérusalem et qui, au mois d'avril, avait, par son éloquence, produit une très vive impression à Paris. Du 16 au 26 avril, il avait prêché chaque jour devant des auditoires variant de cinq à six mille personnes, et il avait excité une émotion si ardente qu'un certain jour on alluma dans les rues une centaine de feux de joie dans lesquels les hommes jetèrent leurs cartes, leurs dés, leurs tables de jeu, tandis que les femmes sacrifiaient de même leurs parures et leurs colifichets. Jeanne acquit une autorité si absolue sur ce moine qu'il se voua à son service et la suivit dans toutes ses campagnes, employant son éloquence à convertir les hommes, non de leurs péchés, mais de leur infidélité à Charles. Quand les bons Parisiens apprirent la chose, ils revinrent à leurs cartes et à leurs dés pour faire pièce au moine. Même ils abandonnèrent, pour la croix rouge de Bourgogne, une petite médaille de plomb, portant le nom de Jésus, que Richard leur avait distribuée. Au milieu des passions de l'époque, la religion n'était, pour les deux factions en présence, que la servante de l'esprit de parti.

La marche vers Reims fut une succession de triomphantes étapes. Châlons-sur-Marne envoya, une demi-journée de route en avance, des députés apporter sa soumission et prêter serment d'allégeance. A Septsaux, la garnison s'enfuit et la population reçut son roi avec enthousiasme, tandis que les ducs de Lorraine et de Bar venaient le rejoindre avec des troupes assez fortes. Reims était commandée, au nom du duc de Bourgogne, par le seigneur de Saveuse, un des plus vaillants guerriers de l'époque ; mais les citoyens furent terrifiés par l'arrivée de la Pucelle, dont les merveilles leur avaient été rapportées et avaient frappé leur imagination ; ils se déclarèrent en faveur de Charles et Saveuse fut obligé de s'enfuir. Charles entra dans la ville le 16 juillet et Tut accueilli avec joie. Le lendemain, dimanche 17 juillet, il fut couronné roi de France. Pendant la cérémonie, Jeanne se tint auprès de l'autel, ayant à la main son étendard. Plus tard, ses juges parurent croire qu'elle avait tenu l'étendard dans la cathédrale pour que cet insigne exerçât l'influence occulte dont il était doué et ils lui demandèrent curieusement les raisons de cet acte. Elle répondit simplement : « Il avait été la peine, il était juste qu'il fût à l'honneur ».

Jeanne pouvait à bon droit soutenir que sa mission était achevée. En un peu plus de trois mois, elle avait fait de l'homme qui, à Chinon, se préparait à la fuite, un roi auquel ses flatteurs donnaient déjà le titre de Victorieux. Encore quelques mois de semblables succès, et Charles serait solidement rétabli sur son trône. Personne ne pouvait douter que les résultats acquis ne fussent le gage d'une rapide succession de victoires. On avait entamé, avec le duc de Bourgogne, des négociations dont le résultat attendu devait être de détacher le duc de la cause anglaise. Jeanne lui avait écrit, quelques semaines auparavant, pour le prier d'assister au couronnement ; le jour de la cérémonie, elle lui adressa une autre lettre, le sommant de revenir à son allégeance. En peu de jours, Beauvais, Senlis, Laon, Soissons, Château-Thierry, Provins, Compiègne et d'autres places reconnurent Charles comme roi et reçurent des garnisons royales. L'exultation était universelle ; la population revenait à son souverain avec les tees-ports d'un délire contagieux. Quand Charles passait, les paysans s'assemblaient et, les larmes aux yeux, le bénissaient et remerciaient Dieu d'avoir enfin fait luire l'aube de la paix. Tous reconnaissaient, dans ce changement de fortune, l'œuvre de Jeanne. Christine de Pisan, écrivant vers cette époque, la compare à Esther, à Judith, à Déborah, à Gédéon, à Josué ; Moise même n'est pas plus grand que Jeanne. Une litanie composée à ce moment contient une prière où il est dit que Dieu a délivré la France par la main de la Pucelle. Un chroniqueur bourguignon rapporte que tous les soldats français voyaient en elle un messager divin capable de chasser l'Anglais. Même après que l'enthousiasme de l'heure se fut calmé, Thomassin, qui relate les faits officiellement dans un ouvrage adressé à Louis XI, n'hésite pas à dire que, de tous les signes par lesquels Dieu manifesta son amour pour la France, il n'y en eut jamais de plus grand et de plus merveilleux que l'apparition de cette Pucelle. C'était à Jeanne qu'était due la restauration du royaume, tombé si bas qu'il eût péri sans la venue de la libératrice. Elle passait pour un oracle de Dieu sur d'autres sujets encore. Le comte d'Armagnac s'adressa à elle pour savoir auquel des trois papes il fallait adhérer : elle répondit qu'elle lèverait les doutes du comte avec l'aide du Roi du monde entier, lorsqu'elle-même serait délivrée des soucis de la guerre. S'il faut avouer que son extraordinaire fortune lui tourna la tête au point de la pousser à écrire des lettres comminatoires aux Hussites, reconnaissons, d'autre part, qu'elle resta toujours bienveillante et charitable à l'égard des pauvres et des humbles. Elle les protégeait, autant qu'elle pouvait, contre les horreurs de la guerre, les réconfortait et les soutenait, et ils manifestaient leur vénération et leur reconnaissance en baisant ses mains, ses pieds et ses vêtements, ce dont ses impitoyables juges n'eurent pas honte, un peu plus tard, de lui faire un crime[50].

Cependant il ne semble pas que Jeanne ait eu, dans l'armée royale, un titre ou un commandement défini. Christine parle d'elle, il est vrai, comme du chef reconnu :

Et de nos gens preux et habiles

Est principale chevetaine.

Mais il est à croire que sa situation, au milieu des soldats, était uniquement fondée sur l'influence morale que lui avaient value ses prodigieux exploits et la croyance à sa mission divine. Charles lui témoigna sa reconnaissance par des dons généreux. Jeanne fut vêtue avec magnificence ; on mit à son service de nobles demoiselles, un maitre d'hôtel, des pages, des valets. Elle avait cinq chevaux d'armes, sept ou huit chevaux de fatigue et quand elle fut faite prisonnière, elle possédait dix à douze mille francs, somme assez minime, dit-elle à ses juges, pour qu'on pût l'emporter à la guerre. Au lendemain du couronnement, à la requête de Jeanne, Charles accorda comme privilège, à Domremy et à Creux, l'exemption de toute taxe, faveur qui fut respectée jusqu'à la Révolution ; puis, en décembre 1429, il anoblit spontanément la famille Darc et sa postérité, en donnant comme armes à la maison deux fleurs-de-lis traversées par un glaive sur champ d'azur, et en accordant aux descendants le droit de porter le nom de Du Lis. Tout cela était une faible rémunération des inestimables services rendus par Jeanne ; les juges en firent pourtant un chef d'accusation spécial contre leur victime[51].

Toute l'Europe était émue de cette prodigieuse apparition. CC Non seulement les hommes d'État et les guerriers observaient avec étonnement les étranges vicissitudes de la lutte, mais des érudits et des théologiens étaient divisés sur le point de savoir si elle était l'instrument de puissances célestes ou d'esprits infernaux ; partout, ils discutaient et rédigeaient des mémoires pour soutenir l'une ou l'autre opinion. En Angleterre, bien entendu, on était unanime à partager la croyance populaire que Shakespeare met dans la bouche de Talbot, attribuant les victoires de la « sorcière » à la crainte qu'elle inspire et non à la force de ses armes :

A witch by fear, not force, like Hannibal,

Drives back our troops and conquers as ahe lists.

En effet, elle causait au% ennemis une terreur si générale que lorsqu'il fut question, en mai 1430, d'envoyer Henry VI recevoir la couronne à Paris, des capitaines et des soldats faisant partie de l'escorte désignée désertèrent et se cachèrent ; en décembre, alors que. Jeanne était prisonnière au château de Rouen, et qu'on entreprit le voyage projeté, les mêmes désordres se produisirent ; il fallut lancer aux shérifs un nouvel édit ordonnant l'arrestation des hommes qui désertaient quotidiennement, au grand péril de la personne royale et du royaume de France. Ailleurs, on ne tenait pas la question pour tranchée et l'on argumentait en faisant appel à toutes les ressources de la logique scolastique. On a conservé certains écrits de ce genre, attribués à Gerson, qui montrent la nature des doutes entretenus alors par les doctes. Jeanne était-elle une femme ou un fantôme ? Fallait-il, considérer ses actions comme divines ou comme « phitoniques » et illusoires ? Si ces actes sont le résultat de causes surnaturelles, émanent-ils de bons esprits ou d'esprits malins ? Pour les défenseurs de Jeanne, la difficulté la plus grave était le port des vêtements masculins et des cheveux coupés court ; il y avait là un grief indéniable, qui contribua le plus à motiver sa condamnation. Pour se tirer d'embarras, on dut admettre que l'Ancienne Loi interdit aux femmes le port du costume masculin, mais que cette interdiction, purement juridique, n'avait pas une autorité absolue sous la Loi Nouvelle ; l'objet de cette prohibition était uniquement la sauvegarde des mœurs et de la décence ; il convenait de considérer les circonstances et les intentions ; en sorte que la loi divine ne pouvait interdire l'équipement viril et guerrier à Jeanne, femme virile et guerrière[52]. On justifiait de la même façon la coupe de ses cheveux, interdite pourtant par l'apôtre Paul.

Pendant les quelques semaines qui suivirent le couronnement, Jeanne fut à l'apogée de sa gloire. Une suite ininterrompue de succès avait démontré la réalité de sa mission divine. Elle avait sauvé la monarchie ; nul .ne doutait que l'envahisseur dût être, à bref délai, chassé de France. Il est possible qu'elle ait déclaré, comme on l'a rapporté, que sa tâche était achevée et qu'elle désirait retourner chez ses parents pour garder leurs troupeaux, ainsi qu'elle avait jadis accoutumé de faire. En raison des événements qui suivirent, les chroniqueurs durent créer ou accepter cette version pour maintenir la théorie de l'inspiration divine de Jeanne. Lors de ses échecs ultérieurs, devant Paris et La Charité, Jeanne dut se persuader naturellement que ces tentatives avaient échoué parce qu'elles axaient eu lieu malgré l'avis des Voix ; cependant tout concourt à prouver qu'à cette époque elle avait toujours une égale foi en son succès. Ainsi une lettre écrite de Reims, le jour du couronnement, par un personnage évidemment bien informé, rapporte que l'armée se préparait à partir le lendemain pour Paris et que la Pucelle ne doutait pas de pouvoir réduire la ville à l'obéissance. Elle ne tenait pas non plus sa mission comme réellement achevée, puisqu'elle avait, dès le début, annoncé son projet de délivrer Charles d'Orléans, et que, devant ses juges, elle exposa qu'elle avait eu dessein d'envahir l'Angleterre pour délivrer le captif, ou de faire assez de prisonniers pour contraindre l'ennemi à un échange. Ses Voix lui avaient promis la réussite et, si elle n'avait été prise, elle aurait achevé celte tâche en trois ans[53].

Quoi qu'il en soit, depuis ce jour, l'étonnant bonheur qui. 354 s'était attaché à ses pas cessa de la soutenir ; des alternatives de succès et de revers montrèrent que les Français avaient perdu l'ardeur première de leur enthousiasme, ou que les Anglais, remis de leur panique, s'étaient résolument déterminés à combattre les puissances infernales. Bedford parvint à mettre en campagne une armée imposante, avec le concours du cardinal Beaufort qui lui céda (pour une forte somme, dit-on) quatre mille croisés levés en Angleterre contre les Hussites. L'Anglais barrait la route de Paris : trois fois les deux armées, de valeur à peu près égale, se trouvèrent face à face ; mais Bedford sut toujours choisir habilement une forte position que Charles n'osait attaquer, car la prudence humaine avait manifestement remplacé l'audacieuse confiance qui avait margué l'expédition contre Reims. Les intrigues des factions qui entouraient Charles VII apparaissent dans la tentative de retraite sur la Loire, rendue vaine par l'échec de Bray-sur-Seine ; quand les courtisans échouèrent dans leur attaque contre les Anglais qui gardaient le passage du fleuve, cet insuccès fut accueilli avec joie par Jeanne, par les ducs de Bourbon et d'Alençon et par le parti hostile à La Trémouille. Charles fut Obligé de rester au nord de la Loire. Vers la fin d'août, Bedford, redoutant une invasion en Normandie, se rendit dans cette province, et laissa ainsi découverte la route de Paris. Charles s'avança jusqu'à Saint-Denis qu'il prit, sans résistance, le 25 août.

Le 7 septembre on tenta de s'emparer de Paris par surprise, avec la connivence d'amis qui se trouvaient dans la place ; cette tentative ayant avorté, on donna un assaut en masse à la Porte Saint-Honoré le 8 septembre, jour de la Nativité de la Vierge. Cependant l'eau du fossé intérieur était profonde et l'artillerie des murs faisait son devoir ; après cinq ou six heures de lutte acharnée, les assaillants furent repoussés en perdant cinq cents hommes tués et mille blessés. Comme toujours, Jeanne avait combattu au premier rang, jusqu'au moment où elle tomba, la jambe percée d'une flèche ; à côté d'elle, son porte-étendard fut tué. Elle déclara plus tard que ses Voix ne lui avaient pas conseillé cette tentative et qu'elle s'était laissé emporter par l'ardeur chevaleresque de l'armée ; mais cette affirmation est démentie par des témoignages contemporains. Dans sa lettre au comte d'Armagnac, Jeanne promet de répondre à la question du comte quand elle aura des loisirs à Paris, ce qui implique qu'elle espérait prendre la ville.

Désormais la carrière de Jeanne connut des vicissitudes diverses, où la mauvaise fortune l'emporta de plus en plus sur la bonne. A Saint-Pierre-les-Moustiers, le vieil enthousiasme donna aux volontaires l'illusion de monter à l'assaut aussi aisément que s'ils gravissaient un escalier ; mais ce ne fut que le préliminaire du siège de La Charité, qui échoua complètement. Cette fois encore, Jeanne allégua que l'entreprise avait été tentée sans l'ordre des Voix. On disait couramment que La Trémouille l'avait envoyée risquer l'aventure avec des forces insuffisantes et lui avait refusé les renforts nécessaires. Durant l'hiver, elle se trouvait à Lagny, ou se passa un petit fait qui servit plus tard à appuyer l'accusation de sorcellerie. Une femme avait mis au monde un enfant qui paraissait mort ; les parents, redoutant que le nouveau-né ne fût enterré sans avoir reçu le baptême, le portèrent à l'église, où le petit être demeura, pendant trois jours, sans donner signe de vie. Les jeunes filles de la ville se réunirent dans l'église pour prier et Jeanne se joignit à elles. Soudain l'enfant parut revivre, bâilla trois fois, fut baptisé en hâte, puis mourut et fut enseveli en terre sainte. On attribua à Jeanne le bénéfice du miracle, qui plus tard devint une 8harge contre elle. C'est vers la même époque que se place probablement l'incident relatif à un cheval de l'évêque de Senlis. Jeanne prit la bête pour son usage personnel ; puis, voyant que l'animal ne lui convenait pas, elle le renvoya à l'évêque et lui fit verser en outre deux cents saluts d'or — le salut d'or valait vingt-deux sous parisis —. Lors du procès, on tira de cette histoire une grave inculpation, preuve de l'avidité avec laquelle on rechercha et exploita contre elle les moindres incidents de son passé de soldat.

Au début du printemps de 1430, le duc de Bourgogne vint au secours de ses alliés anglais en levant une forte armée pour reprendre Compiègne. L'activité de Jeanne ne se relâchait pas. Pendant la semaine de Pâques, vers le milieu d'avril, on la voit dans les tranchées de Melun, ou ses Voix lui annoncèrent qu'elle serait prisonnière avant la Saint-Jean, mais ne lui dirent rien de plus. Avant la fin du mois elle attaqua les Bourguignons en marche, à Pont-l'Évêque, avec l'appui de son vieux compagnon d'armes Pothon de Xaintrailles ; elle eut le dessous. Alors elle engagea une lutte désespérée contre un partisan bourguignon, Franquet d'Arras, qui fut fait prisonnier avec toutes ses troupes ; ce chef de bande était un pillard fâcheusement célèbre ; les magistrats de Lagny le réclamèrent pour le juger et, après une enquête qui dura quinze jours, l'exécutèrent comme voleur et assassin. On tint Jeanne responsable de cette mort qui fit l'objet d'une des plus graves accusations portées contre elle. Vers le lev mai, Compiègne fut investie. Ce siège devait être l'événement décisif de la campagne ; aussi Jeanne accourut-elle à la rescousse. Le 5, avant l'aube, elle réussit à entrer dans la ville avec des renforts. Dans l'après-midi du même jour, on résolut de faire une sortie que Jeanne conduisit, à son ordinaire, en compagnie de Pothon et de divers capitaines. Elle assaillit le camp d'un fameux chevalier de la Toison d'Or, Bauldon de Voyelle, qui, bien qu'attaqué à l'improviste, fit une vaillante résistance. Dei lignes avoisinantes, d'autres troupes' vinrent seconder Bauldon, et la bataille demeura quelque temps indécise. Un corps de mille Anglais, qui s'étaient attardés sur la route de Paris pour aider Philippe de Bourgogne, se jetèrent entre les Français et la ville, prenant en dos l'armée de Jeanne. La Pucelle recula et s'efforça de ramener ses gens sains et saufs ; mais, tandis qu'elle couvrait la retraite, elle ne put regagner les fortifications et fut faite prisonnière par le Bâtard de Vendôme, officier de Jean de Luxembourg, comte de Ligny, qui commandait en second au nom du duc. On a naturellement parlé de trahison, mais cette opinion ne semble pas fondée. Pothon fut pris également ; ce fut évidemment là un des hasards de la guerre.

La joie fut grande dans le camp bourguignon lorsqu'on apprit que la redoutable Pucelle était prisonnière. Anglais et Bourguignons s'abandonnèrent à des transports d'allégresse ; au témoignage du Bourguignon Monstrelet, témoin oculaire, la capture de Jeanne paraissait plus précieuse qu'un renfort de cinq cents hommes d'armes, car il n’y avait pas de capitaine ou de Chef qui inspirât une telle frayeur. Les soldats ento raient en foule le logis de la Pucelle, à Marigny ; le duc de Bourgogne vint lui-même lui rendre visite et eut aine elle in court entretien. Aussitôt s'éleva Une discussion ; à qui appartiendrait la captive ? Comme prisonnière de guerre, elle était la propriété de Jean de Luxembourg ; à cette époque où l'on payait rançon, les prisonniers étaient une richesse. D'après les coutumes du temps, Henry VI, comme chef de la ligue, avait le droit de revendiquer pour lui tout général commandant ou tout prince, en payant à l'auteur de la capture la somme de dix mille livres. C'était là une importante prérogative, car, pendant les guerres d'Édouard III, Bertrand du Guesclin avait été racheté cent mille livres, le connétable de Clisson s'était libéré au même prix et, en 1429, le duc d'Alençon avait payé la liberté deux cent mille couronnes. Mais, dans l'état d'épuisement où se trouvait le trésor anglais, dix mille livres constituaient une somme qu'on ne pouvait facilement réunir. Cependant il était absolument nécessaire que les Anglais missent la main sur Jeanne, non seulement pour empêcher que les Français la rachetaient, mais encore pour réduire à néant ses sortilèges en la faisant condamner par la juridiction ecclésiastique. A cette fin, et à l'intérieur des lignes anglaises, l'Inquisition était un instrument tout désigné. Jeanne était publiquement réputée sorcière ; comme telle, elle était justiciable de l'Inquisition qui avait le droit de réclamer la connaissance de ses crimes. En conséquence, peu de jours après sa capture, Martin Billon, vicaire de l'inquisiteur de France, demanda formellement livraison de la prisonnière et l'Université de Paris adressa au duc de Bourgogne deux lettres conseillant le prompt jugement et l'exécution de Jeanne, de peur que les ennemis du duc ne réussissent à la délivrer. Nous avons vu à quel point l'Inquisition de France était, à cette époque, déchue de son importance d'autrefois. Jean de Luxembourg n'était nullement disposé à livrer, sans compensation, sa précieuse prise. On eut recours à un autre expédient. Compiègne, où Jeanne avait été capturée, dépendait du diocèse de Beauvais. Pierre Cauchon, comte-évêque de Beauvais, bien que Français originaire du Rémois, était ardent partisan des Anglais et sa cruauté sans scrupules lui mérita plus tard la haine violente de sa propre faction. Il avait été chassé de son siège, l'année précédente, lorsque son peuple avait rendu hommage à Charles à la suite des succès de Jeanne : aussi pouvait-on présumer qu'il n'entretenait pas, à l'égard de la Pucelle, des sentiments bienveillants. On l'invita à réclamer la prisonnière pour la juger en vertu de sa juridiction épiscopale ; mais lui-même recula devant cette odieuse besogne et refusa d'agir, à moins qu'on ne lui prouvât que tel était son devoir. Peut-être la promesse de l'évêché de Lisieux, qui lui fit retour par la suite et récompensa ses services, aida-t-elle à le convaincre, tandis que l'on apaisait ses scrupules en invoquant l'autorité de l'Université de Paris. Le 14 juillet, l'Université adressa à Jean de Luxembourg des lettres où elle lui rappelait que, par son serment de chevalerie, il était tenu de défendre l'honneur de Dieu, la foi catholique et la sainte Église. Du fait de Jeanne, des idolâtries, des erreurs, de fausses doctrines, des maux innombrables s'étaient répandus par toute la France ; l'affaire ne pouvait souffrir de délai. L'Inquisition avait formellement revendiqué le droit de juger la prisonnière, et Jean était instamment prié de la livrer à l'évêque de Beauvais, qui la réclamait également ; tous les prélats-inquisiteurs sont juges en matière de foi et tous les chrétiens, quel que soit leur rang doivent obéir à ces juges sous peine d'encourir la rigueur des lois ; au contraire, par une prompte obéissance, Jean s'assurera la grâce et l'amour de Dieu, et contribuera à l'exaltation de la foi. Une fois muni de ces assurances, Pierre Cauchon ne perdit plus un instant. Il quitta aussitôt Paris, en compagnie d'un notaire et d'un représentant de l'Université, et. le 16, présenta son message au duc de Bourgogne, campé devant Compiègne ; il produisit aussi une sommation adressée par lui-même au duc, à Jean de Luxembourg et au Bâtard de Vendôme, demandant qu'on lui livrât Jeanne, pour qu'elle fût jugée à son tribunal sous l'inculpation de sorcellerie, idolâtrie, invocation du démon, et autres crimes concernant la foi. Il se déclarait prêt à entamer le procès, avec l'assistance de l'inquisiteur et de docteurs en théologie, pour l'exaltation de la foi et l'édification de ceux que cette femme avait égarés. Il offrait de plus une rançon de six mille livres et, au Bâtard de Vendôme, une pension de deux ou trois cents livres ; si ce prix ne suffisait pas, la somme serait portée à dix mille livres, bien que Jeanne ne fuit pas un assez grand personnage pour que le roi eût le droit de la réclamer en échange de cette somme ; si les princes l'exigeaient, le paiement serait assuré par des garanties. Le duc transmit ces lettres à Jean de Luxembourg, lequel, après quelque discussion, consentit à vendre sa prisonnière au prix stipulé. Bedford dut convoquer les États de Normandie et lever une taxe spéciale pour réunir la somme. Ce fut le 20 octobre seulement que Jean reçut sa prime et se dessaisit de sa captive.

Pendant tous ces délais, Charles VII, à son éternel déshonneur, ne fit rien pour sauver la femme à laquelle il devait sa couronne. Au cours du long procès qui s'engagea ensuite, il ne demanda même pas à Eugène IV ou au concile de Bâle d'évoquer l'affaire devant leur tribunal ; pourtant, en un cas aussi grave, il aurait été difficile de rejeter son appel. Sans doute, les récents services de Jeanne n'avaient pas été aussi brillants que ceux du début ; peut-être Charles avait-il reconnu qu'après tout ce n'était qu'une simple femme ; peut-être aussi apaisa-t-il ses scrupules en se disant que si Jeanne était une messagère divine, on pouvait s'en remettre à Dieu pour la tirer de cette épreuve. En outre, à la cour, le parti de la paix, ayant à sa tête le favori La Trémouille, ne désirait nullement voir l'héroïne recouvrer sa liberté, et le faible et égoïste souverain abandonna Jeanne à son destin, comme il devait, vingt ans plus tard, abandonner Jacques Cœur.

Cependant Jeanne avait été transférée sous bonne garde, de peur qu'elle ne s'évadât par quelque artifice magique, de Marigny au château de Beaulieu et, de là, au château de Beaurevoir. Dans cette dernière prison elle excita-la pitié de la dame de Beaurevoir et de la demoiselle de Luxembourg, tante de Jean. Celle-ci adressa de violentes remontrances â son neveu, lorsqu'elle sut comment il avait traité avec les Anglais ; les deux dames essayèrent de persuader â Jeanne d'adopter un costume féminin. Leur bienveillance dut produire sur elle une impression assez vive, car elle déclara plus tard qu'elle aurait changé de costume pour l'amour de ces dames plutôt que pour aucune femme de France. Mais son énergie remuante s'irritait de cette longue détention ; deux fois elle tenta de s'évader. Un jour elle réussit â enfermer ses gardiens dans sa cellule et se serait enfuie si le geôlier ne l'avait aperçue et arrêtée. Puis, lorsqu'elle apprit qu'elle allait être livrée aux Anglais, elle se jeta, de désespoir, du haut de sa tour dans le fossé. Ses Voix le lui avaient interdit, mais elle déclara qu'elle aimait mieux mourir que de tomber aux mains des Anglais ; plus tard, on lui fit un crime de cette tentative de suicide. On la releva sans connaissance, mais elle ne mourut pas ; un sort plus douloureux l'attendait, et elle se rétablit promptement. Elle put à bon droit déplorer sa guérison lorsqu'elle se vit menée â Rouen, chargée de chaînes et enfermée dans une étroite cellule ou de grossiers gardiens l'observaient jour et nuit. On dit même qu'elle fut jetée, les fers aux poignets, â la taille et aux chevilles, dans une cage de fer spécialement fabriquée -a cet effet. Elle avait été livrée â l'Église et non aux autorités séculières ; on aurait dû l'incarcérer dans une geôle ecclésiastique ; mais les Anglais avaient acheté leur proie et restèrent sourd â toute réclamation. Warwick avait la charge de la prisonnière et n'entendait la confier â personne.

Pierre Cauchon ne se hâtait pas d'entamer son infâme besogne. Un mois s'écoula ; â Paris, on s'irritait de ces retards. La capitale, complètement gagnée aux Anglais, nourrissait contre Jeanne une haine particulière, non seulement parce que la Pucelle avait promis à ses soldats, le jour de l'assaut, de laisser mettre la ville à sac et passer les habitants au fil de Pépée, mais parce que les succès de Jeanne, en étendant le domaine royal, avaient provoqué une sorte de blocus dont les Parisiens eurent beaucoup à souffrir. Cette haine s'exprima par la bouche des docteurs de l'Université, qui, dès le début, poursuivirent Jeanne avec un acharnement infatigable. Non contents d'avoir, par leur intervention, obtenu que la prisonnière fût livrée aux Anglais, ils adressèrent à Pierre Cauchon, le 2f novembre, des lettres pour lui reprocher sa lenteur à entamer la procédure ; en même temps ils écrivirent au roi d'Angleterre pour demander que le procès eût lieu à Paris, où l'on pourrait trouver sans peine nombre de savants théologiens. Pourtant Cauchon hésitait encore. Peut-être, lorsqu'il en vint à considérer les preuves sur lesquelles il devait fonder sa poursuite, en reconnut-il la faiblesse, ce dont ne pouvaient s'apercevoir des gens aveuglés par l'esprit de parti. Aussi était-il occupé à recueillir des informations sur tous les détails de l'existence de Jeanne, comme l'attestent ses interrogatoires, qui dénotent une merveilleuse connaissance des moindres faits susceptibles de constituer une charge. En outre, il fallait respecter certaines formalités, préliminaires. La juridiction de Cauchon était compétente parce que l'accusée avait, été capturée dans le diocèse de Beauvais ; mais le prélat était alors exilé de son siège et, de plus, on exigeait de lui qu'il conduisit un procès, non seulement dans un autre diocèse, mais dans une autre province. L'archevêché de Rouen étant vacant, Cauchon eut recours à un expédient : il demanda aux membres du chapitre l'autorisation de tenir des assises ecclésiastiques dans les limites de leur juridiction. La requête fut accueillie favorablement et l'évêque choisit une assemblée d'experts, pour connaître de l'affaire en qualité d'assesseurs. L'Université en envoya un grand nombre, dont les dépenses furent payées par le gouvernement, anglais ; mais il fut plus malaisé de trouver des complices parmi les prélats et les docteurs de Rouen même. A l'une des premières séances, Nicolas de Houppeland déclara nettement que ni Cauchon, ni les autres juges, appartenant au parti hostile à Jeanne, n'avaient le droit de siéger, d'autant que l'accusée avait été déjà interrogée par l'archevêque de Reims qui était métropolitain de Beauvais.

Cette déclaration valut à Nicolas d'être emprisonné au château de Rouen ; on le menaça de le bannir en Angleterre et de le noyer ; mais ses amis obtinrent finalement sa mise en liberté. Tous les hommes appelés à faire partie du tribunal se convainquirent bientôt que la moindre marque de bienveillance à l'égard de l'accusée les exposerait à la vengeance des Anglais ; on jugea nécessaire d'imposer une amende à quiconque manquerait une séance. A la fin, un respectable corps de théologiens et de juristes se trouva réuni ; on comptait cinquante à soixante membres, parmi lesquels des hommes comme les abbés de Fécamp, Jumièges, Sainte-Catherine, Cormeilles, Préaux, le prieur de Longueville, l'archidiacre et le trésorier de Rouen et d'autres personnages de marque. Le 3 janvier 1431, des lettres-patentes furent lancées par le roi, ordonnant que Jeanne lin remise à Pierre Cauchon chaque' fois qu'une comparution serait nécessaire ; tous les officiers étaient tenus de seconder l'évêque lorsque celui-ci réclamerait leur aide. Comme si la culpabilité était déjà établie, les lettres énuméraient les hérésies et les méfaits do l'inculpée et concluaient, de façon significative, en décidant que, si Jeanne était acquittée, elle ne devait pas être mise en liberté, mais confiée A la garde du roi.

Pourtant, ce fut seulement le 9 que Cauchon assembla ses experts, à ce moment au nombre de huit, et leur soumit la procédure menée par lui jusque-là. Les experts jugèrent que les informations étaient insuffisantes et qu'un supplément d'enquête s'imposait ; ils protestèrent aussi, mais sans succès, contre la détention de Jeanne dans une prison civile. On prit immédiatement des mesures en vue des enquêtes nouvelles. Nicolas Bailly l'ut délégué pour aller recueillir des détails sur l'enfance de Jeanne ; il revint, porteur de renseignements entièrement favorables ; Cauchon détruisit son rapport et, refusa de payer les frais du voyage. On adopta la méthode inquisitoriale consistant à obliger l'accusée à se trahir elle-même. Un des assesseurs, Nicolas l'Oyseleur, se déguisa en laïc et fut admis dans la cellule de Jeanne. Il feignit d'être un Lorrain emprisonné pour sa fidélité à Charles VII et gagna ainsi la confiance de la prisonnière, qui prit l'habitude de s'entretenir avec lui à cœur ouvert. Puis Warwick et Cauchon, assistés de deux notaires, se cachèrent dans une cellule voisine dont la cloison avait été percée, tandis que l'Oyseleur amenait Jeanne à parler de ses visions. Mais la ruse échoua ; un des notaires, peu familier avec la procédure inquisitoriale, déclara que cette pratique était illégale et, courageusement, refusa de s'y associer. Alors Jean Estivet, chanoine de Beauvais, qui faisait fonction d'accusateur, tenta le même expédient, mais ne réussit pas mieux[54].

Ce fut seulement le 19 février que les chefs d'accusation furent prêts et qu'on put les soumettre aux assesseurs ; mais alors surgit une nouvelle difficulté. Jusqu'à ce jour, le tribunal n'avait pas compté, parmi ses membres, de représentant de l'Inquisition ; on reconnut que cela viciait la procédure. Frère Jean Graveran était inquisiteur de France et avait, en 1424, nommé Frère Jean le Maître vicaire ou délégué pour Rouen. Le Maître ne se sentait apparemment pas de goût pour la besogne et se tenait à l'écart ; mais on ne pouvait se passer de lui et, à la réunion du 19 février, on décida de le sommer, en présence de deux notaires, de prendre part aux débats et de venir entendre la lecture de l'accusation et des dépositions des témoins. On recourut même, dit-on, aux menaces, et Le Maître surmonta sa répugnance. L'après-midi eut lieu une autre séance, à laquelle il fut présent, et quand on l'invita à agir, il se déclara prêt à le faire si son mandat paraissait suffisant. Le scrupule allégué était ingénieux. Le Maître était inquisiteur de Rouen, il est vrai ; mais Cauchon, en qualité d'évêque d'un diocèse appartenant à une autre province, exerçait la juridiction épiscopale de Beauvais sur un « territoire emprunté » ; Le Maître ne savait si lui-même avait le droit d'intervenir. Ses doutes ne furent levés que le 22 ; en attendant que Graveran lui eût fait parvenir un mandat plus étendu, il consentit à assister aux séances, pour l'acquit de sa conscience et pour empêcher que toute la procédure ne devint caduque, ce qui eût été le cas, aux yeux de tous, si la cause avait été instruite sans le concours de l'Inquisition. Enfin, le 12 mars, il reçut de Graveran — qui s'excusait de ne pouvoir venir lui-même — un mandat spécial, qui lui permit de partager la présidence avec Cauchon. La sentence fut rendue au nom de ions deux, et Jean Le Maître fut dûment payé de ses services par les Anglais.

Le 21 février, Jean Estivet, l'accusateur, demanda que la prisonnière comparût et fût interrogée. Avant qu'on n'introduisît Jeanne, Cauchon exposa qu'elle avait instamment imploré de lui le privilège d'entendre la messe, mais qu'en raison des crimes dont elle était accusée et du vêtement masculin qu'elle portait, il avait refusé d'accéder à. cette requête. Le tribunal approuva cette manière de juger l'affaire par anticipation et Jeanne fut introduite dans la salle, les fers aux pieds. Elle se plaignit amèrement de cette cruauté. Nous avons vu, en effet, qu'on enlevait les fers aux Templiers eux-mêmes avant les interrogatoires. Mais Jeanne n'était que nominalement au pouvoir du tribunal et Cauchon endossa la responsabilité de cette outrageante mesure, justifiée, déclara-t-il, par des tentatives réitérées d'évasion. Jeanne répliqua qu'elle avait le droit de chercher à fuir, attendu qu'elle n'avait pas donné sa parole. Cauchon appela alors les gardes anglais qui accompagnaient la prisonnière et s'amusa à leur faire prêter serment de la surveiller avec soin, sans doute pour le futile plaisir de montrer qu'il exerçait une certaine autorité sur eux.

Il est inutile d'analyser dans tous leurs détails les interrogatoires auxquels Jeanne fut soumise ; ces interrogatoires se prolongèrent pendant les trois mois qui suivirent, avec une interruption du 18 avril au II mai, en raison d'une maladie dont elle faillit mourir. La paysanne ignorante, affaiblie par les souffrances d'un cruel emprisonnement, obligée de répondre chaque jour aux habiles et captieuses questions imaginées par des juges de choix, ne perdit jamais sa présence d'esprit ni sa merveilleuse lucidité. On lui tendit des pièges qu'elle évita d'un sûr instinct. On fit pleuvoir sur elle des questions qui, auraient embarrassé des théologiens de l'école ; une demi-douzaine d'ergoteurs acharnés l'assaillaient à la fois et interrompaient ses répliques ; le désordre était parfois tel que les notaires finirent par s'avouer incapables de dresser une minute intelligible. On analysait avec soin les réponses de Jeanne, puis on la faisait revenir l'après-midi pour reprendre la même discussion sous une forme différente ; mais toujours les accusateurs étaient déçus. Durant toute la série de ces interrogatoires, elle fit preuve d'un admirable mélange de simplicité, de finesse, de sang-froid et de fermeté, en un mot de qualités qui auraient fait honneur à un vieux diplomate de profession. Elle refusa de prêter, sans conditions, le serment de répondre à toutes les questions qu'on lui poserait, et le déclara franchement « le ne sais pas ce que vous me demanderez ; peut-être m'interrogerez-vous sur des choses que je ne veux pas vous dire. » Elle consentait à répondre à toute question relative à sa foi et aux griefs qui avaient motivé sa mise en jugement ; mais elle ne répondrait pas sur autre chose. Quand l'acharnement de Cauchon dépassait les limites, elle se tournait vers lui et l'avertissait en ces termes : « Vous vous intitulez mon juge ; je ne sais si vous l'êtes en effet, mais prenez garde de ne pas juger injustement, car vous vous exposez à de grands dangers ; je vous en avertis afin que, si Notre Seigneur vous châtie, j'aie, moi du moins, fait mon devoir. » Quand on lui demanda si saint Michel était nu lorsqu'il lui rendait visite, elle-répliqua : « Croyez-vous donc que le Seigneur n'aie pas de quoi habiller ses anges ? » Comme elle rapportait une conversation avec sainte Catherine au sujet du résultat du siège de Compiègne, une expression qui lui échappa fit croire au juge qu'il pourrait la prendre en défaut : il l'interrompit pour lui demander si elle avait dit : « Dieu laissera-t-il si méchamment périr les bonnes gens de Compiègne ? » Mais elle corrigea tranquillement ce propos en répétant : « Quoi Dieu laissera-t-il périr ces bonnes gens de Compiègne, qui se sont montrés si fidèles à leur maitre ? » Elle ne pouvait savoir que toute tentative pour se soustraire à un tribunal ecclésiastique était un péché de la plus grande noirceur ; pourtant, quand on l'éprouva en lui posant cette insidieuse question : « S'évaderait-elle si l'occasion de s'enfuir lui était offerte ? » elle répondit que si la porte était ouverte, elle s'en irait, ne fût-ce que pour voir si le Seigneur voulait qu'elle s'enfuit. Quand on lui offrit traîtreusement d'organiser une grande procession pour supplier Dieu de l'amener à un meilleur état d'esprit, elle répliqua avec calme qu'elle souhaitait que tous les bons catholiques priassent pour elle. Quand on la menaça de la torture et qu'on lui annonça que l'exécuteur était prêt, elle dit avec simplicité : « Si vous m'arrachez des aveux par la souffrance, je soutiendrai qu'ils sont le résultat de la violence. » Ainsi, entre l'horreur de son donjon et les clameurs de la salle d'interrogatoire, où, parfois une douzaine de questionneurs furieux l'attaquaient tous ensemble, elle ne faiblit pas une fois pendant ces longues et douloureuses semaines.

Jeanne était soutenue par son état de constante exaltation, entretenu lui-même par les visions qui lui apparaissaient jour et nuit, par l'inaltérable conviction d'être l'élue de Dieu, d'agir sous l'inspiration divine, et par la résignation avec laquelle elle acceptait d'avance la volonté du Seigneur. Dans sa prison, il semble que ses transports extatiques furent plus fréquents encore qu'auparavant. Ses célestes visiteurs venaient à son appel et lui donnaient la solution des questions périlleuses. Souvent elle refusait de répondre aux interrogations avant d'avoir consulté ses Voix pour savoir s'il lui était permis de révéler ce qu'on exigeait d'elle ; puis, à une audience suivante, elle déclarait qu'elle avait été autorisée à parler. Évidemment, les réponses des Voix variaient selon ses dispositions morales. Parfois elle croyait apprendre qu'elle serait triomphalement délivrée ; parfois les Voix lui conseillaient de ne plus redouter le martyre, car elle gagnerait par là le Paradis. Quand elle rapporta à ses juges cette dernière révélation, on lui demanda insidieusement si elle se sentait sûre du salut ; elle déclara qu'elle était aussi certaine d'aller au ciel que si elle y était déjà. Alors on lui demanda si elle se croyait incapable de commettre un péché mortel. Instinctivement, elle abandonna ce dangereux terrain : « Je ne sais rien à ce sujet ; j'ai foi en le Seigneur ».

Finalement, sur un point important, les juges réussirent à l'embarrasser. On l'avait avertie que si elle avait commis quelque acte contraire à la foi, il fallait qu'elle se soumît à la décision de l'Église. Pour elle, l'Église était représentée par Cauchon et son tribunal ; se soumettre à ces gens serait reconnaître que toute sa vie avait été une imposture, que son commerce avec les saints et les anges n'était que fréquentation de démons, qu'elle-même était une sorcière digne du bûcher et ne pouvait y échapper que par la clémence de ses persécuteurs. Elle offrit de se soumettre à Dieu et aux saints ; mais c'était là, lui dit-on, l'Église triomphante et céleste ; il fallait qu'elle se soumît à l'Église militante et terrestre, sinon elle était hérétique et devait être livrée aux flammes par l'entremise du bras séculier. Profitant de son ignorance, les juges lui mirent le marché en mains sous la forme la plus nette. Comme on lui demandait si elle voulait se soumettre au pape, elle ne sut que dire : « Conduisez-moi vers lui et je lui répondrai ». A la fin, on l'amena à admettre qu'elle obéirait à l'Église pourvu que l'Église ne lui ordonnât pas de faire l'impossible ; mais, quand on l'invita à définir l'impossible, elle dit que c'était renoncer à faire ce que Dieu lui avait ordonné et renier ce qu'elle avait affirmé sur la vérité de ses visions. De cela, elle ne voulait répondre qu'à Dieu seul[55].

Jusqu'au 27 mars, les interrogatoires avaient été purement préparatoires. Puis le véritable procès s'engagea : on lut à Jeanne une longue série de chefs d'accusation fondés sur les informations recueillies. Un débat assez animé s'éleva entre les experts, mais on finit par décider qu'elle devait répondre aux charges seriatim et sur-le-champ, ce qu'elle fit avec sa clarté et son intrépidité accoutumées, en refusant l'avocat que Cauchon offrait de lui procurer. Divers interrogatoires suivirent ; puis la maladie de Jeanne interrompit les débats ; quand elle rut rétablie, le 12 mai, douze membres du tribunal se réunirent chez Cauchon pour décider s'il convenait de la mettre à la torture. Par bonheur, cette infamie lui fut épargnée. Un des juges vota pour l'application de la torture, afin qu'on vit, disait-il, s'il était possible de la réduire à se soumettre à l'Église ; un autre, l'espion Nicolas l'Oyseleur, conseilla charitablement la torture comme un salutaire remède pour l'accusée ; neuf autres furent d'avis que la torture n'était pas requise ou que l'affaire était assez claire dans l'état ; Cauchon, semble-t-il, s'abstint de voter. Pendant ce temps, un comité secret, choisi par Cauchon, avait réduit à douze les articles d'accusation. Ces douze griefs, bien que grossièrement contraires à la vérité, étaient considérés comme pleinement prouvés et confessés ; ils fournirent la substance des délibérations ultérieures et de la sentence finale. Nous avons vu, dans l'affaire de Marguerite la Porete, comment l'Inquisition de Paris, au lieu de convoquer une assemblée d'experts, avait soumis à l'Université un rapport écrit touchant les charges soi-disant prouvées ; l'Université avait donné un avis conditionnel, sous réserve de l'exactitu1le du rapport ; mais cette décision équivalait, comme on sait, à un jugement. Dans le cas actuel, on invoqua ce précédent ; on envoya copie des articles d'accusation à cinquante-huit savants experts, ainsi qu'au chapitre de Rouen et 'à l'Université de Paris, en demandant que les avis fussent rendus à jour dit. De toutes les autorités consultées, l'Université était de beaucoup la plus importante et une délégation spéciale alla lui porter des lettres du conseil royal et de l'évêque de Beauvais. Connaissant 'état d'esprit de l'Université, nous pouvons juger cette précaution bien superflue ; le fait qu'on y recourut montre sur quelle base peu solide était édifiée toute l'accusation. L'Université s'astreignit, pour la forme, à une délibération minutieuse et fit élaborer par les Facultés de théologie et de droit sa décision, qui fut approuvée le 14 mai et envoyée à Rouen.

Le 19 mai, les assesseurs se réunirent pour recevoir communication de la réponse de l'Université ; puis on alla aux voix. Certains opinaient pour l'abandon immédiat au bras séculier, ce qui aurait été strictement conforme à la procédure inquisitoriale régulière ; mais quelques assesseurs jugèrent sans doute excessive l'audacieuse prétention de tenir pour crimes avoués par Jeanne les articles d'accusation. Une proposition plus humaine prévalut ; on convint que Jeanne serait entendue encore une fois ; on lui donnerait lecture des articles et de la décision rendue par l'Université, et le verdict final dépendrait de ce qu'elle alléguerait pour sa défense. En conséquence, le 23 mai, elle fut amenée, à cet effet, devant le tribunal. Un bref résumé du document qu'on lui lut, montrera, par la trivialité de nombre des charges et par le caractère criminel qu'on leur attribua, à quel point la culpabilité de Jeanne était décidée d'avance. L'Université, selon son habitude, avait pris la précaution d'ajouter que la décision était valable à la condition que les chefs d'accusation fussent dûment prouvés ; mais on ne tint aucun compte de cette restriction, et Jeanne fut haranguée comme si elle avait confessé la vérité des charges et subi une condamnation formelle.

I. Visions d'anges et de saints. — Ces visions sont déclarées superstitieuses, émanant d'esprits malins et diaboliques.

Il. Le signe miraculeux manifesté aux yeux de Charles ; la couronne apportée par saint Michel. — Après avoir constaté les contradictions existant entre les divers récits de Jeanne, on déclare que cette histoire est mensongère, que c'est une chose présomptueuse, trompeuse, pernicieuse, attentatoire à la dignité de l'Église angélique.

III. Prétention d'avoir reconnu des saints et des anges d'après les enseignements et les encouragements qu'ils apportent croyance en ces apparitions comme en la foi du Christ. — Les raisons alléguées par l'accusée ont été insuffisantes et sa croyance est téméraire ; comparer la confiance en ces apparitions à la confiance en Jésus-Christ est une erreur de foi.

IV. Prédiction d'évènements à venir ; prétention de reconnaître, par l'entremise des Voix, des personnes inconnues. — Superstition et divination, assertion présomptueuse et vaine jactance.

V. Port de vêtements masculins et de cheveux courts ; réception des sacrements en cet état sous prétexte que Dieu l'ordonne ainsi. — C'est là blasphémer Dieu, outrager les sacrements, transgresser la loi divine, l'Écriture Sainte et les décrets canoniques ; c'est pourquoi l'on dit â Jeanne : « Tu es entachée de crime contre la foi, tu es coupable de vaine jactance et suspecte d'idolâtrie ; tu te condamnes toi-même en ne consentant pas â porter les vêtements de ton sexe et en pratiquant les coutumes des païens et Sarrasins ».

VI. Mettre sur ses lettres le nom de Jésus, celui de Marie et le signe de la croix ; menacer, si l'on n'obéit pas à ces lettres, de montrer dans la bataille de quel côté est le bon droit. — « Tu es meurtrière et cruelle, tu recherches l'effusion du sang humain ; tu es séditieuse et tu provoques â la tyrannie ; tu blasphèmes Dieu, ses commandements et ses révélations. »

VII. Avoir rendu son père et sa mère presque fous de douleur en les abandonnant ; avoir promis à Charles de reconstituer son royaume ; le tout par ordre de Dieu. — « Tu as été méchante envers tes parents, tu as transgressé le commandement de Dieu qui ordonne de les honorer. Tu as causé du scandale, blasphémé Dieu, erré en la foi et fait à ton roi une promesse téméraire et présomptueuse. »

VIII. Avoir sauté de la tour de Beaurevoir dans le fossé et préféré la mort à la captivité entre les mains des Anglais, malgré la défense des Voix. — Pusillanimité, tendance au désespoir et au suicide ; en disant que Dieu a pardonné ce crime, « tu fais erreur sur la question du libre-arbitre humain ».

IX. Dire que sainte Catherine et sainte Marguerite lui ont promis le Paradis si elle conservait sa virginité ; être assurée de ce fait et affirmer que, si elle était en état de péché mortel, ces saintes ne lui rendraient pas visite. — « Tu es entachée d'erreur touchant la foi chrétienne. »

X. Avoir dit que sainte Catherine et sainte Marguerite parlaient français et non anglais, parce qu'elles n'étaient pas du parti des Anglais ; avoir dit qu'après avoir su que les Voix étaient favorables à Charles, elle avait cessé d'aimer les Bourguignons. — Blasphème téméraire contre ces saintes, transgression du commandement divin qui dit : « Tu aimeras ton prochain ».

XI. Vénérer les visiteurs célestes et croire qu'ils sont envoyés de Dieu, sans avoir consulté un ecclésiastique ; être certaine de cela comme on croit au Christ et à la Passion ; refuser de révéler, sans l'ordre de Dieu, le signe miraculeux accordé à Charles. — « Tu es une idolâtre, tu as invoqué des dénions, tu erres en la foi ; tu as témérairement prêté un serment illicite. »

XII. Refuser d'obéir aux ordres de l'Église si ces ordres sont contraires au prétendu commandement de Dieu, et rejeter le jugement de l'Église militante. — « Tu es schismatique, tu entretiens des opinions contraires à la vérité et à l'autorité de l'Église, et jusqu'au présent jour, tu as pernicieusement erré en la foi de Dieu ».

Maître Pierre Maurice, après avoir lu cet extraordinaire document, se mit à haranguer Jeanne avec une odieuse affectation de bienveillance, l'appelant « Jehanne ma chère amie », la pressant avec ardeur, par voie d'argumentation, de se soumettre au jugement de l'Église ; sinon, la damnation de son âme était certaine, et son corps courait de grands dangers de mort. Elle répondit avec fermeté que, si le feu était allumé et si l'exécuteur était prêt à la jeter dans les flammes, elle ne -changerait pas un mot à ses déclarations antérieures. Il ne restait plus qu'à la faire comparaître le lendemain pour entendre la sentence finale[56].

Le 24, les préparatifs d'un autodafé étaient achevés dans le cimetière de Saint Ouen. Le bûcher était prêt à recevoir sa proie ; sur deux estrades se tenaient le cardinal de Beaufort et divers dignitaires ; sur une troisième estrade prirent place Pierre Cauchon, Jean le Maître, Jeanne et Maître Guillaume Èrard, qui prononça le sermon d'usage. Dans l'emportement de son éloquence, le prédicateur s'écria que Charles VII avait été reconnu hérétique et schismatique ; mais Jeanne l'interrompit : « Parlez de moi, non du roi ; c'est un bon chrétien ! » Elle demeura ferme jusqu'au milieu de la lecture de la sentence de « libération » ; à ce moment, elle céda aux exhortations continuelles, mêlées de menaces et de promesses, dont elle avait été accablée depuis la veille au soir et annonça qu'elle était prête à se soumettre. On lui donna lecture d'une formule d'abjuration et, après quelques discussions, elle consentit à se laisser conduire la main pour griffonner le signe de la croix qui lui tenait lieu de signature. Puis on prononça une nouvelle sentence, qu'on avait préparée à l'avance et qui lui infligeait la peine ordinaire de l'emprisonnement perpétuel au pain et à l'eau. En vain elle supplia qu'on l'envoyât dans une prison ecclésiastique. Quand même Cauchon eût voulu accéder à cette prière, il n'en aurait pas eu le pouvoir ; il enjoignit donc aux gardes de la reconduire dans sa cellule[57].

Les Anglais furent naturellement furieux de voir leur proie leur échapper. Ils auraient pu juger Jeanne sommairement en cour séculière pour sorcellerie et la brûler sans délai ; mais pour s'assurer la personne de la prisonnière, ils avaient dû faire appel aux autorités ecclésiastiques et à l'Inquisition, et ils connaissaient trop peu la jurisprudence applicable à l'hérésie pour savoir que la procédure inquisitoriale était fondée sur le désir de sauver l'âme et non de faire périr le corps. Quand ils virent la tournure que prenait l'affaire, ils s'émurent vivement de ce qu'ils ne pouvaient manquer de tenir pour une dérision. La mort de Jeanne était, à leurs yeux, une nécessité politique, et voilà que la victime leur était soustraite bien qu'elle tilt en leur pouvoir. Les ecclésiastiques, en dépit de la servilité dont ils avaient fait preuve, furent assaillis de menaces de mort ; les épées furent même tirées des fourreaux et les juges purent à grand peine quitter, sains et saufs, le cimetière de Saint Ouen.

Dans l'après-midi, Jean le Maître et plusieurs des assesseurs visitèrent Jeanne dans sa cellule, firent valoir aux yeux de la captive la clémence de l'Église et la reconnaissance avec laquelle il convenait d'accueillir sa sentence ; ils lui conseillèrent de renoncer à ses révélations et à sa folie, car, si elle retombait dans l'erreur, elle ne pourrait plus espérer aucune merci. Elle s'humilia et, quand on la pressa de revêtir une robe de femme, elle y consentit. La robe fut apportée et elle s'en vêtit ; les vêtements d'hommes furent placés dans un sac et laissés dans la cellule.

Ce qui se passa ensuite n'a jamais été parfaitement élucidé. Les récits sont peu fidèles et contradictoires, — pures conjectures, sans doute — et la vérité demeure ensevelie au fond du donjon de Rouen. Assurément, ses cruels gardiens, furieux qu'elle eût échappé aux flammes, durent la maltraiter avec une odieuse brutalité ; peut-être, comme on l'a dit, allèrent-ils jusqu'à la frapper, à la traîner par les cheveux et à menacer de lui faire violence, si bien qu'à la fin elle comprit que seuls ses vêtements masculins pouvaient la défendre. Peut-être aussi, comme l'affirment d'autres récits, ses Voix lui reprochèrent-elles sa lâcheté, de sorte qu'elle se résolut à reprendre son ancien costume. Peut-être enfin Warwick, dans le dessein arrêté de la pousser à une rechute, fit-il nuitamment soustraire la robe de Jeanne, l'obligeant ainsi à revêtir le costume masculin. Le fait qu'on laissa ces vêtements à sa portée, au lieu de les enlever de la cellule, décèle tout au moins le désir de l'exciter à les reprendre. Quoi qu'il en soit, après qu'elle eut porté sa robe de femme pendant deux ou trois jours, on fit savoir à ses juges qu'elle avait commis une « rechute » et abandonné les vêtements de son sexe. Le 28 mai, les juges accoururent dans la prison pour vérifier le fait. L'incohérence des réponses qu'elle fit à leurs questions montre à quel point elle était épuisée par le poids des terribles épreuves auxquelles elle avait été soumise. Elle commença par reconnaître simplement qu'elle avait repris son ancien habillement ; puis elle allégua que cette mise lui convenait mieux, puisqu'elle devait vivre entourée d'hommes ; personne ne l'avait contrainte à commettre cet acte ; mais elle niait avoir juré de ne pas revenir à sa mise habituelle. Puis elle dit qu'elle avait repris ses vêtements parce qu'on ne lui avait pas tenu parole ; on lui avait promis qu'elle entendrait la messe, recevrait les sacrements et serait délivrée de ses chaînes. Elle aimait mieux mourir que de vivre dans les fers. Si elle était admise à la messe et délivrée de ses fers, elle obéirait en toutes choses aux ordres de l'Église. Elle avait en- tendu ses Voix depuis l'abjuration ; ses saintes lui avaient dit qu'elle avait encouru la damnation en se rétractant pour sauver sa vie, car elle ne s'était rétractée que par peur du feu. Les Voix étaient celles de sainte Catherine et de sainte Marguerite, que Dieu envoyait vers elle ; cela, elle ne l'avait jamais rétracté, ou, si elle l'avait nié, elle avait menti. Elle préférait la mort au supplice de la captivité ; mais si ses juges le désiraient, elle reprendrait sa robe de femme ; quant au reste, elle ne savait rien de plus.

Ces contradictions incohérentes, ces cris de remords et de désespoir, si différents de son intrépide assurance de jadis, montrent que les geôliers avaient accompli leur besogne, que le corps et l'âme de l'infortunée avaient souffert plus qu'ils ne pouvaient supporter. Les juges étaient suffisamment édifiés ; Jeanne était relapse avouée ; l'Église n'avait plus à s'occuper d'elle que pour la livrer au bras séculier. En conséquence, le lendemain, 29 mai, Cauchon assembla tous les assesseurs qui se trouvèrent à sa disposition, leur annonça que Jeanne était retombée dans l'erreur en reprenant son costume masculin et en soutenant, à l'instigation du démon, que ses Voix étaient revenues. Le sort qu'elle méritait ne faisait pas question. Elle était relapse et la seule discussion porta sur un détail de procédure : convenait-il de lui donner lecture de son abjuration avant de l'abandonner 'au bras séculier ? La majorité était favorable au respect de cette formalité ; mais Cauchon et Le Maître n'en tinrent pas compte.

Le lendemain, 30 mai, au lever du soleil, Frère Martin l'Advenu et divers autres ecclésiastiques furent envoyés à la prison pour annoncer à Jeanne qu'elle serait brûlée le matin même. La malheureuse, terrifiée, se jeta sur le sol, s'arracha les cheveux, poussa des cris perçants ; puis, se calmant un peu, elle déclara que cela ne serait jamais arrivé si elle avait été placée dans une prison ecclésiastique, indiquant ainsi que la brutalité de son emprisonnement l'avait amenée à revenir sur son abjuration. Elle se confessa à L'Advenu et exprima le désir de communier. L'homme, embarrassé, envoya consulter Cauchon qui accorda ce que Jeanne demandait ; le sacrement fut apporté dans la geôle avec la solennité accoutumée. On a prétendu à tort que c'était là reconnaître l'innocence de la condamnée ; en réalité, la loi prescrivait qu'on ne refusât jamais là communion au relaps qui la demandait au dernier moment ; le seul fait de réclamer le sacrement, après confession préalable, constituait, en effet, un témoignage de la contrition du coupable et de son désir de revenir à l'Église[58].

L'estrade du prédicateur et le bûcher avaient été dressés sur la place du Viel Marché. Jeanne fut amenée au milieu d'une foule houleuse qui barrait les rues. On dit que, pendant le trajet, Nicolas l'Oyseleur, le misérable espion, perça les rangs du peuple et des gardes et bondit dans la charrette, pour demander - pardon à Jeanne : mais avant qu'elle eût pu lui accorder ce pardon, les Anglais le jetèrent à bas de la voiture et l'auraient massacré si Warwick n'était venu à son secours et ne lui avait sauvé la vie en l'aidant à quitter la ville. Sur l'estrade, Nicolas Midi prononça son sermon ; on lut la sentence de « libération » et Jeanne fut abandonnée aux autorités séculières. Cauchon, Le Maître et les autres ecclésiastiques quittèrent l'estrade ; le bailli de Rouen reçut de leurs mains la condamnée et ordonna qu'elle fût menée au lieu d'exécution et brûlée. On a dit que l'absence de condamnation par une cour séculière était une irrégularité ; en réalité, nous savons que cette formalité était inutile, surtout lorsqu'il s'agissait d'un coupable relaps. Sur la tête de Jeanne on plaça une couronne en papier portant ces mots : « Hérétique, Relapse, Apostate, Idolâtre », et on la mena au bûcher. D'après certains récits, elle poussa des cris et des lamentations qui arrachèrent à la foule des larmes de pitié ; mais d'autres disent qu'elle fut pleine de résignation et de calme et que son dernier souffle s'exhala dans une prière. Quand le feu eut dévoré ses vêtements, on écarta les fagots 374 embrasés pour que la foule pût voir le cadavre calciné et constater ainsi que Jeanne était bien une femme. La curiosité publique satisfaite, on acheva de réduire le corps en cendres et on jeta les cendres dans la Seine[59].

Il restait, pour ceux qui avaient joué un rôle dans cette tragédie, à se justifier en déshonorant leur victime et en répandant de faux bruits au sujet du procès. Les juges comprenaient évidemment que, bien qu'ils se fussent abrités derrière l'autorité de l'Université de Paris, ils avaient encouru une grave responsabilité, car ils obtinrent du roi des lettres couvrant entièrement leur conduite ; le souverain s'engageait à se constituer lui-même partie dans toute poursuite qui pourrait être entamée contre eux devant un concile général ou devant le pape. La régence sentait si bien qu'il lui fallait se disculpe r aux yeux de l'Europe, que des lettres furent envoyées, au nom de Henry VI, à tous les souverains et évêques, pour expliquer comment Jeanne avait exercé d'inhumaines cruautés jusqu'au jour où le pouvoir divin, par pitié pour les souffrances du peuple, avait permis qu'elle fût capturée ; bien qu'elle eût pu être punie de ses crimes par des tribunaux séculiers, elle avait été livrée à l'Église, qui l'avait traitée avec douceur et bienveillance, et, après sa confession, lui avait charitablement imposé la pénitence de l'emprisonnement ; mais son orgueil avait éclaté en flammes pestilentielles ; elle était retombée dans ses erreurs et dans sa folie ; elle avait alors été abandonnée au bras séculier et, sentant venir sa fin, avait confessé que les esprits qu'elle invoquait étaient faux et mensongers, que ses démons l'avaient déçue et bafouée ; finalement, elle avait été brûlée en présence du peuple.

Ce mensonge officiel n'était rien auprès des bruits qu'on répandait perfidement au sujet de Jeanne. Le brave Bourgeois de Paris, qui rapporte l'exécution dans son Journal, énumère les crimes qui motivèrent la condamnation, en mélangeant aux vrais chefs d'accusation d'autres griefs, échos des mensonges qu'on imposait adroitement à la crédulité publique. A l'en croire, Jeanne avait coutume, en chevauchant, de brandir un grand bâton avec lequel elle frappait cruellement les gens qui lui déplaisaient ; en beaucoup de pays, elle tuait impitoyablement les hommes et les femmes qui ne lui obéissaient pas ; un jour, comme elle était menacée d'un outrage, elle s'était précipitée du haut d'une tour sans se blesser et s'était flattée de pouvoir, à son gré, déchainer le tonnerre et opérer d'autres prodiges. Cependant le Bourgeois reconnaît qu'à Rouen même beaucoup de gens estimaient qu'elle avait subi le martyre pour son maître légitime[60]. Évidemment, on discernait que, par son horrible mort, elle avait dignement couronné sa mission et que la sympathie inspirée par ses épreuves continuait son œuvre en réveillant le sentiment populaire.

Plus d'un mois après, le 4 juillet, à Paris, on tenta de combattre ce mouvement de sympathie croissante en faisant prononcer un sermon par un inquisiteur dominicain, probablement Jean Le Maître. Le prédicateur s'étendit longuement sur les méfaits de Jeanne et sur la pitié que lui avaient témoignée ses juges. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait porté des habits masculins et ses parents l'auraient tuée, s'ils n'avaient craint de charger leur conscience. Aussi les avait-elle quittés, entrainée par le démon ; depuis ce jour, elle avait vécu du massacre des Chrétiens, se délectant de feu et de sang, jusqu'à son exécution. Elle s'était rétractée et avait abjuré ; on lui avait infligé comme pénitence quatre années de prison au pain et à l'eau ; mais elle ne put supporter ce traitement un seul jour, car, dans sa prison, elle se faisait servir comme une grande dame. Le diable lui était apparu avec deux démons et, redoutant de la perdre, lui avait dit : a Créature perverse, qui as, par peur, abandonné tes vêtements, rassure-toi, nous te protégerons contre tous les hommes. » Aussitôt elle s'était déshabillée et avait revêtu son costume masculin, qu'elle avait caché au préalable dans la paillasse de son lit ; elle avait en Satan une 376 telle confiance qu'elle déclara se repentir d'avoir abandonné ses vêtements habituels. Alors, constatant qu'elle persistait dans l'erreur, les maîtres de l'Université l'avaient livrée au bras séculier pour qu'elle fût brûlée ; lorsqu'elle s'était vue menacée de mort, elle avait appelé les démons à son aide ; mais, une fois jugée, elle n'avait pu, par aucune invocation, les amener auprès d'elle. Alors elle avait commencé à mieux comprendre son crime, mais il était trop tard. Le révérend prédicateur ajouta qu'il y avait quatre créatures malfaisantes de cette espèce. On en avait pris trois, cette Pucelle, Péronne et l'amie de celle-ci. La quatrième se trouvait dans le parti des Armagnacs ; elle se nommait Catherine de la Rochelle et déclarait qu'une fois l'hostie consacrée, elle discernait les plus mystérieux secrets du Seigneur.

Ces dernières phrases faisaient allusion à diverses émules de Jeanne. L'impression produite par la Pucelle sur l'esprit populaire devait inévitablement pousser certaines-femmes à l'imiter, soit par imposture, soit en toute bonne foi. Péronne était une vieille femme, originaire de la Bretagne, qui, en compagnie d'une amie, fut capturée à Corbeil, en mars 1430, et amenée à Paris. Non contente d'affirmer que Jeanne était inspirée par le ciel, elle jura que Dieu lui apparaissait souvent à elle-même, sous la forme humaine, vêtu d'une robe blanche et d'une cape écarlate, pour lui enjoindre de seconder Jeanne ; elle avoua qu'elle avait reçu la communion deux fois le même jour ; c'était Frère Richard qui la lui avait administrée à Jargeau. Les deux femmes furent jugées par l'Université ; la plus jeune abjura, mais Péronne tint bon et fut brûlée le 3 septembre. Catherine de la Rochelle était également une des protégées du Frère Richard ; elle en voulait beaucoup à Jeanne qui avait refusé de la seconder. Elle était venue trouver la Pucelle à Jargeau, puis à Montfaucon, dans le Berri, en déclarant que, chaque nuit, elle voyait apparaître une femme blanche, vêtue de drap d'or : l'apparition lui disait que le roi lui donnerait des chevaux et des trompettes et qu'elle irait par toutes les villes proclamer que quiconque avait de l'argent ou des trésors apportât ces richesses pour payer les soldats de Jeanne ; si les gens cachaient leur or, elle découvrirait toutes leurs retraites. Jeanne avait trop de bon sens pour se laisser prendre à cette, proposition. Elle invita Catherine à retourner au logis, près de son mari et de ses enfants, et demanda conseil à ses Voix, qui déclarèrent que toute cette histoire n'était que folie et mensonge. Pourtant la Pucelle écrivit au roi pour l'aviser de cette affaire et accepta l'offre de Catherine, qui prétendait lui faire voir la nocturne visiteuse. La première nuit, Jeanne s'endormit et apprit, à son 3réveil, que l'apparition s'était montrée pendant son sommeil. Alors elle prit la précaution de dormir pendant le jour et veilla toute une nuit sans voir la Dame blanche. Dans le cas de Catherine, il y avait probablement plus d'imposture que de véritable enthousiasme ; cependant il semble qu'elle échappa à l'Inquisition.

Pendant l'emprisonnement de Jeanne, sa place fut occupée un moment par un paysan, nommé tantôt Pastourel, tantôt Guillaume le Berger. Cet homme prétendait que des révélations divines lui ordonnaient de s'armer pour seconder la cause du roi. Il démontrait l'authenticité de sa mission en exhibant des stigmates qu'il portait à la main, au côté et au pied, comme saint François, et il obtint de la sorte un certain crédit. Pothon de Xaintrailles, l'ancien compagnon d'armes de Jeanne, avait confiance en lui et l'emmenait dans ses aventureuses campagnes. Cependant la carrière de Guillaume fut courte. Il accompagnait une expédition entreprise en Normandie sous la conduite du maréchal de Boussac et de Pothon, quand la troupe fut surprise et dispersée par Warwick. Pothon et le berger furent faits prisonniers et conduits triomphalement à Rouen. Les Anglais avaient appris, lors du procès de Jeanne, à connaître les délais de la procédure inquisitoriale ; aussi préférèrent-ils une méthode plus sommaire. Le malheureux prophète fut traîné à la Seine et noyé sans jugement. Son influence s'était exercée dans une sphère trop étroite pour qu'il méritât qu'on fît de lui un exemple.

Ainsi périt Jeanne Darc ; mais l'état d'esprit qu'elle avait créé était hors de l'atteinte de tout évêque ou inquisiteur. Ce meurtre juridique fut, par surcroît, un crime inutile. En 1435, le traité d'Arras détacha la Bourgogne de l'alliance anglaise, et, une à une, les conquêtes de Henry V furent arrachées à la faible main de son fils. En 1449, quand Charles VII prit possession de Rouen, il ordonna d'entamer immédiatement une enquête au sujet des circonstances du procès, car il ne convenait pas à la dignité d'un roi de France de devoir le trône à une sorcière condamnée et brûlée par l'Église. Cependant le jour n'était pas encore venu où l'autorité séculière pût casser une sentence inquisitoriale : la tentative fut abandonnée. En 1458 un autre effort fut entrepris par l'archevêque d'Estouteville de Rouen ; mais bien qu'il fût cardinal et légat du pape, et bien qu'en cette affaire il s'adjoignit l'inquisiteur de France, Jean Brehal, il ne put que recueillir quelques témoignages. L'intervention du pape parut nécessaire pour la révision d'une affaire d'hérésie jugée par l'Inquisition. En vue d'obtenir cette intervention, la mère et les deux frères de Jeanne firent appel à Rome, en qualité de victimes indirectes de la condamnation. A la fin, en 1455, Calixte III nomma commissaires, pour recevoir et juger leurs doléances, l'archevêque de Rouen, les évêques de Paris et de Coutances et l'inquisiteur Jean Brehal. Isabelle Darc et ses fils comparurent comme plaignants contre Cauchon et Le Maître et la procédure fut menée à leurs frais. Cauchon était mort et Le Maître ne comparut pas ; il avait probablement trouvé un refuge auprès de ses frères dominicains, car on ne put le découvrir. Bien que l'Université de Paris ne fût pas en cause, on prit mille précautions pour la ménager en insistant sans cesse sur le caractère frauduleux des douze articles soumis à sa décision ; dans le jugement final, on eut soin d'affirmer la fausseté de ces articles et d'en ordonner la destruction par autorité de justice. En réalité, on peut se demander si ces articles étaient plus trompeurs que tous les rapports soumis d'ordinaire par les inquisiteurs à la décision des experts. Finalement, le 7 juillet 1456, on rendit un jugement favorable aux plaignants ; on déclarait que ceux-ci n'avaient encouru aucune infamie ; on proclamait la nullité de toute la procédure ; on ordonnait la publication de cet arrêt à Rouen et dans toutes les cités du royaume ; de solennelles processions devaient avoir lieu sur la place de l'abjuration et de l'exécution ; en ce dernier endroit, une croix serait érigée pour perpétuer le souvenir du martyre de Jeanne. Cette croix, restaurée de nos jours, s'élève encore sur cette place de Rouen, témoignage de l'efficacité de l'Inquisition comme instrument des pires desseins de la politique.

 

 

 



[1] L'importance acquise par les Templiers dans l'organisation sociale de l'époque apparut en 1191, quand on les nomma conservateurs de la Trêve de Dieu, par laquelle les nobles et prélats du Languedoc s'engageaient à épargner en temps de guerre les animaux, les instruments et les semences utilisées par l'agriculture. Pour prix de leurs soins, les Templiers devaient recevoir un boisseau de blé par labour. — Hans Prutz, Malteser Urkunden, München, 1883, 44-5.

[2] La mendicité organisée des Templiers devait être particulièrement odieuse tant au clergé séculier qu'aux Mendiants. Monsignor Bini a publié un document de 1240, dans lequel le Précepteur de Lucques donne à Albertine di Pontremoli mandat pour quêter au nom de l'Ordre. Albertino emploie an certain Aliotto, qui fait la quête de juin au carnaval suivant et dont le salaire consiste à pouvoir quêter pour son propre compte du carnaval jusqu'à l'octave de Pâques (Bini, Dei Tempieri in Toscana, p. 401-2, 439-40). Pour les scandaleuses disputes qui surgirent entre le clergé séculier et les Ordres Militaires au sujet de cette mendicité privilégiée, voir Faucon, Registres de Boniface VIII, n° 1950, p. 748. — En 1193, l'archevêque de Lyon se plaignit à Innocent III de l'audace de certains quæstuarii employés par les Hospitaliers. Ces quêteurs, bien que laïcs illettrés, maries ou menant une vie de désordres, revendiquaient des privilèges et des immunités ecclésiastiques sans ôtes responsables devant les autorités ecclésiastiques. Ils avaient battu jusqu'au sang le vicaire d'une église ; puis, l'évêque avant interdit le sanctuaire jusqu'à purification ultérieure, ils y firent de force célébrer l'office divin. Ils avaient brave encore en d'autres occasions l'autorité épiscopale. (Innocent. PP. III, Regest. lib. I, Ep. 450.) Les Ordres dont les prérogatives donnaient lieu à de tels abus encouraient nécessairement la haine excitée par leurs audacieux agents. — Voir également les plaintes du concile d'Arles en 1285, au sujet des immunités réclamées par des gens qui ne portaient même pas l'habit des Templiers. — C. Arelsiens, ann. 1260 (1265) cap. 12 (Harduin. VII. 514).

[3] En 8307, lors de l'arrestation des Templiers à Beaucaire, sur soixante prisonniers, cinq étaient Chevaliers, un était prêtre : les cinquante-quatre autres étaient Frères Servants ; en juin 1310, sur trente-trois captifs détenus au château d'Alais, quatre étaient Chevaliers, un était prêtre, les vingt-huit autres étaient Frères Servants (Vaissette, IV. 141). Dans les procès dont on a conservé la relation, la proportion des Chevaliers est plus faible encore. Les Frères Servants parvenaient quelque fois à la dignité de Précepteur ; mais cette charge était de peu d'importance, puisqu'on voit, dans un interrogatoire de juin 1310, un Frère Servant, Giovanni di Neritose, Précepteur de Castello Villari, parler de lui-même comme d'un homme simplex et rusticus (Schottmüller, Der Untergang des Templer-Ordens, Berlin. 1887, II. 125, 130). — L'orgueil nobiliaire de l'Ordre est attesté par la règle qui n'admettait comme Chevaliers que les hommes de race noble. Dans les statuts est cité le cas suivant : un Chevalier avait été reçu comme descendant de Chevaliers ; mais ses compatriotes déclarèrent qu'il n'était pas fils d'un Chevalier. On le manda d'Antioche à un chapitre qui établit la vérité de l'allégation : on lui ôta le manteau blanc et on le revêtit du manteau brun. Le Précepteur qui l'avait admis était alors en Europe ; quand il revint eu Syrie, on loi demanda compte de son acte. Il allégua qu'il avait agi conformément aux ordres donnés par son Commandeur de Poitou. La chose fut reconnue vraie ; s'il en dit été autrement, et s'il n'eût été bon Chevalier (proudans), il aurait également perdu l'habit (Règle, § 586).

[4] L'Hôpital donnait prise aux mêmes reproches que le Temple. En 1238 Grégoire IX attaqua énergiquement les Chevaliers de saint Jean, en raison de l'abus qu’ils faisaient de leurs privilèges ; il blâma leur manque de chasteté et leurs trahisons à la cause de Dieu en Palestine. Il affirmait même que, parmi eux, se trouvait plus d'un hérétique. (Raynald. ann. 4238, n° 31-2.) — Un sirvente composé par un Templier, évidemment au lendemain de la chute d'Acre, constate avec amertume que le Saint-Siège a sacrifié la Terre-Sainte son ambition et à sa cupidité (Meyer, Recueil d'anciens Textes, p. 96.) Même la désastreuse perte d'Acre ne mit pas fin à la politique ambitieuse de la papauté. La conquête de la Palestine était un bon prétexte pour lever des dîmes sur les églises de la Chrétienté ; en 1298, on voit Boniface VIII utiliser une partie des fonds ainsi recueillie à la poursuite de sa querelle personnelle contre les Colonna. — Registres de Boniface VIII, n° 2643 (T. II. p. 168).

[5] L'invitation adresses au Grand-Maître de l'Hôpital est datée du 6 juin 1306 (Regest. Clem. PP. V. T. I. p. 190). Molay dut être convoqué à la même époque. D'après certains brefs lancés par Clément, le 13 juin 1306, en faveur de Humbert Blanc, Précepteur d'Auvergne, il est vraisemblable que celui-ci était engagé dans quelque croisade (Ibid. p. 191-2), probablement en relation avec l'entreprise de Charles de Valois. Cependant, quand Hugues de Péraud et d'autres chefs de l'Ordre se préparèrent à s'embarquer, en novembre, Clément les retint (Ibid. T. II, p. 5). — Les historiens ont coutume de prétendre que Molay transféra, de Chypre à Paris, le quartier général du Temple. Pourtant, quand l'ordre d'arrestation lancé par le pape arriva h Chypre, le 27 tuai 1308, le maréchal, le drapier et le trésorier se rendirent ainsi que d'autres, ce qui montre qu'on n'avait nullement songé à déplacer le centre administratif de l'Ordre. (Dupuy, Traités concernent l'Histoire de France, éd. 1700, p. 83, 132). — Raimbaut de Caron, Précepteur de Chypre, qui avait apparemment accompagné Molay, fut entité en même temps que lui an Temple de Paris (Procès ses Templiers, II, 374) ; exception faite de ce personnage, les principaux chevaliers arrêtés étaient simplement des dignitaires locaux. — Je pense également que Shottmüller a suffisamment établi (Der Untergang der Templer-Ordens, Berlin, 1887, I, 66, 99 ; II, 38) le peu de créance que mérite l'histoire de l'immense trésor apporté en France par Molay. Il fait remarquer en outre (I, 98) que l'existence des archives de l'Ordre à Malte montre qu'on ne les avait évidemment pas transportées en France, où elles eussent été détruites.

[6] La relation contemporaine la plus détaillée et la plus digne de foi, concernant la chute des Templiers, est peut-être celle de Bernard Gui (Flor. Chronic., ap. Bouquet, III, 716 sq.). Or, s'il se tat trouvé dans l'Ordre le moindre élément de Catharisme, Bernard Oui n'eût pas manqué de s'en apercevoir et de le dénoncer.

[7] Un exemple des exagérations qui ont eu cours au sujet des Templiers est l'audacieuse assertion que l'Ordre possédait, en Roussillon et en Cerdagne, la moitié du pays ; en réalité, l'examen de son cartulaire atteste qu'il ne possédait que quatre fiefs seigneuriaux, avec quelques droits fragmentaires sur des fermages, des dîmes ou des vilainages, en soixante-dix autres localités. En revanche, la seule abbaye de Saint Michel de Cuza possédait trente fiefs seigneuriaux et des droits similaires en deux cents autres localités ; chacune des deux abbayes d'Arles et de Cornella de Conflent était plus riche que les Templiers. — Allart, Bulletin de la Société Agricole, Scientifique et Littéraire des Pyrénées-Orientales, t. XV, p. 107-8.

[8] Schottmüller (Der Untergang dei Templer-Ordens, Berlin, 1887, I, 85) pense que le prêt de cinq cent mille livres à Philippe est probablement une légende populaire, née du fait que les Templiers intervinrent, comme banquiers, dans le paiement du douaire de la sœur du roi.

[9] Les contemporains les mieux informés, Bernard Gui, le continuateur de Nangis, Jean de Saint-Victor, les Grandes Chroniques, ne font pas mention de cette histoire. — Cependant Noffo Dei est un personnage historique, que Guillaume de Nogaret employa peut-être à réunir et à manipuler les témoignages. On lui voit jouer un rôle analogue, à la même époque, dans une poursuite contre Guichard, évêque de Troyes, persécution qui ressemble singulièrement à l'affaire des Templiers. Jute récompense de ses crimes, il fut pendu en 1313. (Rigault, Le Procès de Guichard, évêque de Troyes, p. 23, 30, 41, 49, 99-101, 219, 297.)

[10] Le crime de sodomie était jugé par les tribunaux ecclésiastiques ; le coupable était brûlé vif. (Très Ancien. Cout. de Bretagne, art. 112, 149 ap. Bourdet de Richebourg, IV, 227, 932. — Statuta Criminalia Mediolani e tenebris in lucem edita, cap. 51, Bergomi, 1594). — Un exemple d'application de la peine par la justice séculière se présenta à Bourges en 1445 (!ean Chartier, Hist. de Charles VII, éd. Godefroy, p. 72), et un autre à Zurich en 1482 (V. Ansheim, Die Berner Chronik, Beni, 1884, I, 221), bien qu'en 1451 Nicolas V eût soumis ce crime à l'Inquisition (Ripoll, III, 301). En Angleterre, c'était un crime séculier passible du bûcher (Horne, Myror of Justice, cap. IV, § 14) ; en Espagne, le châtiment était la castration et la lapidation (El Fuero real de España, lib. IV, Tit. IX, l. 2). — Les invraisemblables histoires rapportées par Antonio Sicci da Vercelli à la commission papale, en mars 1311, au sujet des faits dont il aurait été témoin en Syrie et en Italie, montrent que le peuple croyait à l'existence d'un terrible secret qu'aucun membre de l'Ordre n'osait révéler (Procès, I, 644-5). — On peut noter comme une coïncidence les accusations d'hérésie lancées contre l'Ordre Teutonique, en 1307, par l'archevêque de Riga. Le Grand-Maître, Cari Raid, fut cité à comparaître devant Clément et évita, non sans peine, que son Ordre subit le même sort que celui du Temple. (Wilcke, II, 118.)

[11] Les Itinéraires de Philippe et la relation des visites pastorales de Bertrand de Goth (Clément V) suffisant à faire justice de la légende, mise en circulation par Villani, d'après laquelle une entente préalable aurait eu lieu, à ce sujet, entre Philippe et Clément, à Saint-Jean d’Angély (voir Van Os, de Abolitione Ordinis Templariorum, Herbipoli, 1874, p. 14-66). Il n'en est pas moins vrai que, dans la pratique, Clément fut aux ordres de Philippe le Bel.

[12] La théorie de Schottmüller (Der Untergang des Templer-Ordens, I, 91), d'après laquelle Clément aurait convoqué les chefs des deux Ordres Militaires pour s'assurer leur protection contre Philippe, me parait dépourvue de toute vraisemblance.

[13] Clément V, dans ses lettres du 21 novembre à Edouard d'Angleterre, et du 22 novembre à Robert, duc de Calabre, dit que Philippe a agi sur l'ordre de l'Inquisition et soumis les prisonniers au jugement de l'Eglise (Rymer, III, 30 ; Mss. Chio carello, T. VIII). Le Saint-Office passait à cette époque pour être l'auteur responsable de toute l'affaire (Chron. Franc. Pipini c. 49. op. Muratori, S. B. I, IX. 749-50). La bulle Faciens misericordiam, du 12 août 1308, donne à tous les inquisiteurs d'Europe l'ordre de participer à la procédure subséquente (Mag. Bull. Rom. IX, 138). — D'ailleurs, toute l'affaire fut une opération strictement inquisitoriale, et, chose assez curieuse, partout où l'Inquisition était en pleine activité, comme en France et en Italie, on n'eut pas de peine à recueillir les témoignages nécessaires. Au contraire, en Castille, en Allemagne, on échoua ; nous verrons comment, en Angleterre, on ne réussit à rien tant qu'on n'eut pas établi l'inquisition momentanément à cet effet.

[14] Wilcke, II, 424. — Procès des Templiers, II, 288. — La pauvreté des preuves dont se contentent certains archéologues apparait dans l'inutile labeur de M. Mignard, qui s'imagina trouver, dans un coffret de pierre sculptée, découvert à Essarois en 1789, tous les secrets du Manichéisme gnostique, et conclut immédiatement de là que ce coffret avait sûrement appartenu aux Templiers, ceux-ci ayant eu use commanderie à huit ou dix milles de là ; ce coffret aurait donc été l'arche où ils enfermaient leur idole, Bapbomet. (Mignard, Monographie de coffret de M. le duc de Blacas, Paris, 1832 — Suite, 1853). — [L'original de ce coffret est égaré ; il y en a un moulage au musée de Dijon. Cf. E. Pfeiffer, Zwei vermeintliche Templerdankemale, dans Zeitschrift far Kalturgeschichte, t. IV (1897), p. 385-419. — Trad.] — Il est Impossible de ne pas respecter l'autorité du professeur Hans Prutz, dont j’ai fréquemment cité les recherches dans les archives de Valette ; mais on ne peut que regretter de voir un homme de si grand mérite perdre sa peine à ressembler les fragments contradictoires de dépositions arrachés à des témoins torturés pour établir l'existence d'un dualisme hérétique, mélangé d'éléments cathares et de doctrines luciféraines, dont les malheureux Stedingers eux-mêmes sont appelés à fournir confirmation (Oxheintlehre u. Gehgimstatuten des Tempelherren-Ordens, Berlin, 1879, p. 62, 86, 100). Pour empêcher les historiens de l'avenir de gâcher ainsi leurs efforts, il devrait suffire de faire observer que, si l'Ordre avait eu assez d'ardeur et de conviction pour organiser et propager une hérésie nouvelle, il s'y serait indubitablement trouvé au moins quelques martyrs, comme en ont fourni butes les sectes hérétiques. Or, aucun des Templiers n'avoua la croyance qu'on lei attribuait, aucun ne déclara y persister. Tous ceux à qui les souffrances arrachèrent une confession abjurèrent à l'envi les erreurs qu'on leur imputait et demandèrent l'absolution. Un seul cas d'endurcissement aurait été, pour Philippe et pour Clément, plus précieux que tout autre témoignage et serait devenu le pivot de tout le procès ; mais ce cas ne se produisit pas. Tous les Templiers qui marchèrent au bûcher furent des martyrs d'une autre espèce — c'étaient des hommes à qui la torture avait arraché des confessions, qui les avaient ensuite rétractées et qui préférèrent le supplice à la honte de persister dans des aveux extorqués. Les ingénieux historiens qui se sont plu à reconstituer les doctrines secrètes des Templiers ne semblent pas avoir songe qu'il leur fallait imaginer une hérésie dont les adeptes, au lieu de souffrir pour la défense de leur foi, consentent à se laisser brûler par vingtaines plutôt que de se la voir attribuer. Le seul récit de l'affaire suffit a montrer le caractère romanesque de toutes les hypothèses si laborieusement édifiées, et particulièrement de celle de M. Mignard, qui prouve que les Templiers étaient des Cathares, hérétiques spécialement célèbres pour leur soif du martyre ! — Je n'ai pas eu le loisir de consulter le livre de Loiseleur, La Doctrine Secrète des Templiers (Orléans, 1875) ; mais d'après les emprunts qu'y fait Prutz, je présume que cet ouvrage est fondé sur une base aussi fragile et prête par suite à une réfutation non moins aisée. Les spéculations de Wilcke sont trop absurdement grossières pour mériter qu'on s'arrête à les réfuter.

[15] Les historiens peu familiarisés avec les coutumes judiciaires de l'époque so sont lamé tromper par la formule ordinaire, affirmant que la confirmation de la confession n'a été obtenue ni par violence ni par menace de torture. Voir Raynald. ann. 1307, n° 12, et Bini, Dei Templeri in Toscana, p. 418. Wilcke soutient positivement (op. cit., II, 318) que Molay ne fut jamais mis à la torture. Cela est possible, sans doute (Amalr. Anger, Vit. Clem. V, ap. Muratori, III, II, 481) ; mais il vit torturer tous ses compagnons, et s’il céda avant ou après la roue, c'est là une pure question de force nerveuse. Prutz va même jusqu'à dire qu'en Angleterre on n'employa ni la torture ni l'intimidation (Geheimlehre, p. 104) ; nous verrons plus loin que c'est une erreur. Van Os (De Aboi. Ord. Templ., p. 107, 109) est plus audacieux encore et déclare qu'une confession confirmée après torture est aussi probante que si la torture n'était pas intervenue. Cependant, il oublie soigneusement de noter que la rétractation était tenue pour rechute et entraînait la peine du bûcher. — On peut juger de la façon dont était appliqué le système par l'interrogatoire du Précepteur de Chypre, Raimbaud de Caron, devant l'Inquisiteur Guillaume, le 10 novembre 1307. A son premier interrogatoire, le prévenu avoua seulement qu'on lui avait dit, en présence de son oncle l'évêque de Carpentras, qu'il devrait, pour être admis, renier le Christ. La question fut alors suspendue, puis reprise. Alors la mémoire lui revint : lors de sa réception, il avait dû renier le Christ et cracher sur la croix ; puis on lui avait appris que les satisfactions de la sodomie étaient licites. Or, cette confession, manifestement obtenue par la torture, s'achève par la formule ordinaire : l’inculpé jure qu'il a avoué sans violence, et sans crainte de prison ou de torture. (Procès, II, 374-5.)

[16] Le Dr Wilcke (II, 131-2) voit en cet être multiforme et imaginaire tantôt une image de saint Jean-Baptiste, tantôt le trinitaire Makroprosopus de la Cabale ! — Parmi les quelques témoins étrangers à l'Ordre qui comparurent, en 13 0-11, devant la commission pontificale, se trouvait Antonio Sied de Verceil, notaire impérial et apostolique, qui avait, pendant quarante ans, servi, à ce titre, les Templiers en Syrie, et que l'Inquisition de Pans avait employé récemment au cours de l'affaire. Il raconte gravement, entre autres souvenirs de son séjour en Orient, l'histoire suivante qui circulait à Sidon. Jadis un seigneur de cette ville aima désespérément et sans succès une noble jeune fille d'Arménie ; celle-ci mourut et, pendant la nuit qui suivit l'enterrement, le seigneur, imitant Périandre de Corinthe, ouvrit la tombe et posséda la morte. Une voix mystérieuse lui dit : « Revenez dans neuf mois, et vous trouverez ici une tête, votre fils ! » Il revint au jour fixé et trouva dans la tombe une tête humaine ; la voix dit alors : « Gardez cette tête et vous lui devrez votre fortune ! » A l'époque où le témoin avait entendu raconter cette histoire, le précepteur de Sidon était Matthieu le Sauvage de Picardie, qui avait fait alliance avec le Soudan de Babylone, chacun d'eux ayant bu du sang de l'autre. Puis un certain Julian, qui avait pris possession de Sidon et de la fameuse tête, entra dans l'Ordre, auquel il donna la ville et toutes ses richesses. Il fut plus tard chassé et se fit admettre chez les Hospitaliers, qu'il abandonna finalement pour les Prémontrés (Procès, I, 645-6). Cette histoire quelque peu incohérente émut si vivement les commissaires qu'ils la firent écrire par Antonio lui-même et ne manquèrent jamais ensuite de demander des renseignements sur la tête de Sidon à tous les témoins qui avaient résidé en Syrie. Peu après, Jean Senandi, qui avait vécu, cinq années durant, à Sidon, les informa que les Templiers avaient acheté la ville et que Julian, qui avait été un des seigneurs de la cité, était entré dans l'Ordre, puis avait apostasie et était mort pauvre. Un de ses ancêtres passait pour avoir aimé une jeune fille et violé le cadavre de celle-ci ; mais l'informateur n'avait jamais entendu parler de la tête (ibid., II, 140). Pierre de Nobillac avait passé de longues années au-delà des mers, mais n'avait rien appris au sujet de cette tête (Ibid., 215). A la fin, la curiosité des inquisiteurs reçut satisfaction : Hugues de Faure confirma le fait que Sidon avait été achetée par le Grand-Maître Thomas Bérard (1157-1273) ; il ajouta qu'après la chute d'Acre, il avait entendu dire, à Chypre, que l'héritière de Maraclee, en Tripoli, avait été aimée par un noble, lequel avait exhumé le cadavre de la jeune fille, l'avait violée et lui avait coupé la tête, une voix lui ayant dit de garder précieusement cette tête, car elle avait le pouvoir d'anéantir quiconque la regarderait. Il enveloppa la relique, la conserva dans un coffre, et plus tard, à Chypre, s'il désirait ruiner une ville ou faire périr des Grecs, il dévoilait l'objet et arrivait ainsi à ses fins. Désireux de détruire Constantinople, il fit voile vers cette ville en emportant la tête ; mais sa vieille nourrice, curieuse de savoir ce que contenait le coffre si soigneusement conservé par lui, l'ouvrit, et aussitôt une tempête subite fondit sur le navire et le coula bas avec tout l'équipage, à l'exception de quelques marins qui survécurent pour rapporter l'histoire. Depuis ce jour, on n'a plus trouvé de poisson dans cette partie de la mer (Ibid., 223-4). Guillaume Avril avait séjourné pendant sept ans au-delà des mers, sans entendre parler de la tête ; mais on lui avait dit que, dans le tourbillon de Setalias, une tête se montrait parfois, et qu'alors tous les vaisseaux périssaient corps et biens (Ibid., 238). Tous ces contes absurdes furent soumis au concile de Vienne, comme faisant partie des témoignages recueillis contre l'Ordre !

[17] A la fête de la Sainte-Croix en mai et septembre, et le Vendredi-Saint, les Templiers s'assemblaient en masse et, se dépouillant de leurs chaussures, de leurs chapeaux et de leurs épées, adoraient la croix en chantant cet hymne :

Ador le Crist et benesese le Crist

Qui per la sancta tua crou nos resemist.

(Procès, II, 474, 481, 503.

[18] Il est difficile de comprendre le raisonnement de Michelet (Procès, II, VII-VIII), qui prétend que l'uniformité des dénégations, dans une série de dépositions recueillies par l'évêque d'Elne, laisse à penser que les déclarations ont été concertées é l'avance, alors que les différences qui existent entre les propos de ceux qui s'avouent coupables, seraient la preuve de leur véracité. S, les Templiers étaient innocents, les dénégations opposées aux charges énumérées devant eux devaient être nécessairement identiques ; s'ils étaient- coupables, les confessions auraient dû être également uniformes. Ainsi l'identité d'un des groupes et la diversité de l'autre concourent à ruiner l’accusation.

[19] Plus tard, les Hospitaliers évitèrent cette pratique, désormais considérée comme illégale, en exigeant que leurs prieurs fussent ordonnés prêtres. (Joh. Friburgens. Summus Confessorum, lib. III, tit. XXXIII, Q. 47.) — Ce fut seulement à partir de la bulle Omne datum optimum, publiée à plusieurs reprises entre 1162 et 1181, que les Templiers furent autorisés à admettre des prêtres dans leur Ordre (Prutz, Entwicklung u. Untergang des Tempelherrenordens, p. 260. — Rymer, Fœdera, I, 30, 54). On usa de la permission avec réserve et le nombre des >êtres fut restreint. Pour un membre lai, recevoir les sainte Ordres était un des plus graves délits, puni du plus sévère châtiment, (Règle, Art. 450.) — La Règle des Chevaliers Teutoniques était fondée sur celle des Templiers ; l'absolution était administrée par l'officier qui présidait aux chapitres. (Perlbach, Die Statuten des deutschen Ordens, p. 77 (Halle a. S. 1890).

[20] Voir la confession de Guiraud de Caux, Raoul Gisi, Renaud de Tremblaye, Pierre de Blois et Guillem de Masayaa (Procès, I, 390, 398, 425, 517 ; II, 126).

[21] La preuve indiscutable que les prêtres Templiers ne mutilaient pas la formule de consécration de la messe, est fournie, dans la procédure menée à Chypre, par des prêtres qui avaient longtemps vécu auprès des Templiers en Orient. (Processus Cypricus. Schottmüller, II, 379, 382, 383).

[22] On ne comprend guère l'obligation de jeûner le vendredi imposée comme pénitence à un Templier, alors que les règles ascétiques de l'Ordre exigeaient déjà le jeûne le plus rigoureux. La viande n'était admise que trois jours par semaine et un second carême était observé, depuis le dimanche qui précédait la saint Martin jusqu'à Noël (Règle, §§ 28, 76).

[23] Cette hypothèse n'est pas invraisemblable, si l'on ajoute foi à la confession d'un Frère Servant, Jean d'Aumônes, qui déclara que, lors de sa réception, son Précepteur fit sortir de la chapelle tous les antres Frères et, après quelques difficultés, l'obligea à cracher sur la croix ; après quoi le Précepteur lui dit : « Va te confesser, imbécile ! » Jean se confessa aussitôt à un Franciscain qui lui imposa, pour toute pénitence, de jeûner trois vendredis, en disant que ce cérémonial avait pour objet d'éprouver la constance du néophyte au cas où il serait fait prisonnier par les Sarrasins (Procès, I, 388-91). — Un autre Frère Servant, Pierre de Cherrut, rapporta que, lorsqu'on l'eut contraint à renier Dieu, son Précepteur lui adressa un sourire dédaigneux, comme s'il méprisait la bassesse du renégat (Ibid., I, 531.) — Le Frère Servant Eudes de Bores, alors âge de vingt ans, fit un récit également intéressant. Après sa réception, deux des Frères l'avaient mené dans une autre pièce et l'avaient obligé à renier le Christ. Comme il refusait tout d'abord, un des Frères lui dit que, dans son pays, les gens reniaient Dieu des centaines de fois à la moindre occasion ; c'était là une exagération ; cependant « Je reoye Dieu » était une exclamation très commune. Quand le Précepteur entendit pleurer le néophyte, il invita les Frères à cesser de le tourmenter, attendu qu'ils finiraient par le rendre fou. Puis il déclara à Eudes que tout cela était une simple plaisanterie (Ibid., II, 100-2). — Ce que valaient en réalité ces Incidents, on peut l'apprécier par l'histoire que rapporta un témoin au cours de l'enquête menée à Chypre en mai 1310. H avait entendu dire à un Génois, nommé Malter. Zaccaria, qui avait été longtemps prisonnier au Caire, que le Soudan d'Egypte, apprenant les poursuites engagées contre l'Ordre, avait tiré de prison une quarantaine de Templiers faits prisonniers par lui, dix ans auparavant, dans l'île de Tortose et leur avait offert la richesse, s'ils consentaient à renier leur foi. Surpris et Irrité de leur refus, il les renvoya dans leurs donjons et les priva de nourriture et de boisson ; ils périrent ainsi jusqu'au dernier plutôt que de commettre une apostasie. (Schottmüller, op. cit., II, 150.)

[24] Depuis que ces lignes ont été écrites, on a publié plusieurs ouvrages relatifs à la culpabilité on à l'innocence des Templiers Le professeur Hans Prutz, dans son livre Entwicklung und Untergang des Tempeiherrenordens (Berlin, 1888), donne un excellent récit de l'histoire et de la ruine de l'Ordre, fondé sur des documents en partie nouveaux ; il a quelque pin changé d'opinion au sujet de la culpabilité. Dans The Templars' Trials, John Y. A. Morehead (sous le pseudonyme de I. Shallow) [Londres, 1888], affirme énergiquement la vérité des accusations. Le Dr Julius Omelin a publié Schuld oder Unschuld den Templarordens (Stuttgart, 1893) où il prend fortement parti en faveur de l'innocence et classe les confessions existantes de façon à faciliter considérablement toute discussion future. Le plus récent résumé de l'état actuel de la controverse nous est fourni par un article du Dr Karl Wenck dans la revue Göttingische gelehrte Anseigen, n° 7, 1896. [Voir aussi le chapitre de M. Langlois dans la nouvelle Histoire de France dirigée par M. E. Lavisse (Paris, 1901) ; M. Langlois accepte l'opinion de M. Lea et n'oublie pas de lui en faire honneur. — Trad.)

[25] Apparemment, on s'attendait partout à voir les Hospitaliers partager le sort des Templiers et l'on se montrait déjà disposé à les piller, car Clément dut lancer, le 21 décembre 1307, une bulle confirmant tous les privilèges et immunités de l’Hôpital ; il envoya même par toute l'Europe, des lettres ordonnant qu’on protégeât les Hospitaliers contre toute intervention malveillante (Regest. Clem. PP. V., t. III, p. 14, 17-18, 204, 473 ; t. IV. p. 418).

[26] Guillaume de Plaisian, qui fut le principal instrument de Philippe au cours de cette transaction, reçut des marques spéciales de la faveur de Clément par des brefs datés du 5 août (Regest. Clement. PP. V. T. III. p. 216, 227).

[27] Clément nomma, en France, six curateurs chargés de veiller sur les biens du Saint-Siège. P4r lettres du 5 janvier 1309, il accordait à chacun d'eux, sur les biens des Templiers, une prime de quarante sous parisis, en monnaie courante, pour chaque nuit qu'il leur faudrait passer hors de chez eux, tout en les invitant à ne pas quitter leur demeure sana nécessité (Regest. T. IV, p. 439). Un bref du 28 janvier 1310 transférait, de l'évêque de liaison au chanoine Gérard de Bussy, la garde de certaines maisons confisquées aux Templiers, ce qui montre que Clément avait réussi à entrer en possession d'une partie des biens (ibid. T. v. p. 88).

[28] Le pape se réservait de juger le Maître d'Angleterre et le Maître d'Allemagne. Le bulle Faciens misericordiam, telle qu'elle fut adressée à l'Allemagne, n'ordonnait pas la convocation de conciles provinciaux (Harduin. VII. 1353). — Maigre tout ce qui s'était delà passé, cette bulle causa, semble-t-il, une grande surprise hors de France. Walter d'Hemingford l'appelle bullam horribilem contra Templarios (Chron. éd. 1849, II, 279).

[29] Procès, I, 103-51. — N'oublions pas que l'allocation était payée en une monnaie dépréciée considérablement par suite des fraudes de Philippe le Bel. D'après un document de 1318, la livre tournois était inférieure à la livre normale dans la proportion de 1 à 4 ½ (Olim, III, 1279). — D'autres Templiers s'offrirent plus tard pour défendre l'Ordre, si bien que, le 2 mai, le nombre de ces défenseurs atteignit cinq cent soixante-treize.

[30] Tous les évêques n'étaient pas disposés à admettre la doctrine inquisitoriale assimilant à la rechute la rétractation d'une confession. La question fut discutée au concile de Narbonne et déridée par la négative. (Raynouard, p. 106.) — Ceux qui refusèrent de se confesser furent une minorité infime. Certains documents, relatifs aux frais de détention des Templiers à Senlis, attestent que soixante-cinq n'ont pas été réconciliés, ce qui signifie qu'ils n'avaient pas avoué. (Ibid., p. 107.)

[31] Urie attestation notariée porte que ce volumineux registre consistait en 219 folios de quarante lignes par pages, soit en tout 17.510 lignes. — Les témoins furent l'objet d'une surveillance attentive, comme le prouve le cas de trois d'entre eux, Martin de Mont Richard, Jean Durand et Jean de Ruans. Ceux-ci affirmèrent, le 22 mars, qu'ils n'avaient jamais rien vu de mal dans l'Ordre. Deux jours plus tard, on les fit comparaitre à nouveau et Ils déclarèrent qu'ils avaient menti par sottise. Devant les évêques ils avaient confessé la coutume de renier le Christ et de cracher sur la croix, et ils avaient alors dit la vérité. Qui peut douter du mode de persuasion dont on avait usé entera mn dans l'intervalle ? (Procès, II, 68-96, 107-9.)

[32] On se montra véritablement libéral à l'égard des Templiers, comme le prouve l'allocation accordée à l'évêque de Glasgow', emprisonné, en 1312, au château de Porchester. Ce prélat reçut 6 deniers par jour ; son valet, 3 deniers ; son chapelain, 1 denier ¼ ; son valet, 1 denier ¼ (Rymer, III. 383). Les gages du portier du Temple, à Andrea, furent rués à 2 deniers par une charte d'Edouard Il en 1314 (Wilcke, 408).

[33] Raynald lui-même mentionne, comme preuve de l'innocence des Templiers, le fait que les croix de leurs habits ne furent pas brûlées (ann. 1307, n° 12).

[34] Je n'ai trouvé aucun détail concernant le sort des Templiers de Navarre ; mais comme Louis le Hutin, fils de Philippe le Bel, acquit ce royaume en 1307, les méthodes françaises y prévalurent naturellement et l'inquisiteur papal, Jean de Bourgogne, put à loisir obtenir les témoignages suivant la méthode qui lui parut la plus efficace.

[35] Il me semble qu'il s’est glissé quelque erreur dans la date d'une lettre royale du 20 juillet 1308, par laquelle, — attendu que le pape a rendu une sentence abolissant l’Ordre du Temple — Ferdinand annonce qu'il accorde à l'Ordre de Santiago le derecho de Lyctuosa (Loytosa), dent le Temple avait joui auparavant. Cette prérogative comportait qu'à la mort d'un vassal, si ce vassal avait un cheval, la bête appartenait au suzerain ; s'il avait plusieurs chevaux, le suzerain prenait le meilleur de tous ; si le défunt n'avait pas de chevaux, on devait payer au suzerain la somme de 600 maravédis. (Memorias de Fernando IV, t. II, p. 607.)

[36] Un manuscrit du Vatican, cite par Raynald, ann. 1311, n° 54, montre combien l'on jugea nécessaire, en parlant des mesures prises par le concile à l'égard des Templiers, de chercher des expressions apologétiques. — De l'énorme accumulation de documents relatifs aux Templiers, on ne possède aujourd'hui que des fragmente. Assurément, certaines pièces durent s'égarer au cours des déplacements de Clément V (Franz Ehrle, Archic für Lit.-u. Kirchengeschischte, 1885, p. 7) ; d'autres furent perdues pendant le Schisme, quand Hennit XIII emporta à Peniscola une partie des archives (Schottmüller, I, 705) : d'autres encore, dans le transport des papiers de la curie d'Avignon à Rome. En 1810, lorsque Napoléon ordonna de transférer les archives pontificales à Paris, où elles restèrent jusqu'en 1815, le premier soin du général Radet, inspecteur-général français à Rome, fut de s'emparer des pièces relatives au procès des Templiers et Galilée (Regest. Clément. PP V. Rome, I855, t. I, Proleg. p. CCXXIX). Pendant le séjour des archives à Paris, Raynouard y puisa abondamment pour la composition de l'ouvrage si souvent cité plus haut ; mais, alors même, il ne put mettre la main que sur un nombre restreint de documenta, dont une partie se trouve aujourd'hui parmi les manuscrits du Vatican. Pourtant Schottmüller, le plus récent des historiens qui ont fait des recherches à ce sujet, exprime l'espoir qu'on retrouvera un jour les pièces qui manquent (op. cit., I, 713). Les caisses envoyées à Paris étaient au nombre de 3.230, et les archivistes pontificaux se plaignirent que beaucoup de documenta ne leur eussent pas été restitués. Les autorités françaises affirmèrent que les fonctionnaires pontificaux auxquels avaient été remis les papiers en avaient vendu une immense quantité à des épiciers. (Reg. Clem. V. Proleg. p. CCXCIII-CCXCVIII.)

[37] Si Schottmüller est dans le vrai lorsqu'il présume que la Deminutio laboris examinantium processus contra ordinem Templi in Anglia, publiée par lui d'après un manuscrit du Vatican (op. cit., II, 78 sq.), avait été composée pour être soumise à la commission du concile de Vienne, ce fait montre la façon moins que scrupuleuse dont on altéra les dépositions pour égarer les hommes appelés à rendre le jugement définitif. Tous les témoignages favorables sont supprimés, tandis que sont sérieusement exposés, comme preuves irréfragables, les plus extravagants racontera de femmes et de moines.

[38] En 1773, quand Clément XIV voulut abolir l'Ordre des Jésuites par une application arbitraire de l'autorité pontificale, il ne manqua pas d'alléguer, comme précédent et suppression des Templiers par Clément V. Voir ce qu'il dit dans sa bulle du 11 juillet 1773 (Bullar. Roman. Contin., 1847, v. 620.) — Les beaux esprits de l’époque ne laissèrent pas passer l'affaire sans exercer leur serre aux dépens des acteurs. Bernard Gui cite, comme courant à ce moment, ce vers léonin : Res est exempli destructa superbia Templi. Hocsemius note ce chronogramme, composé par P. de Awans et faisant peut-être allusion au trésor récolté par Philippe. — Pour des esprits autrement déposés, nombre de présages annoncèrent la colère Ciel, soit contre les crimes de l'Ordre, soit contre ceux des destructeurs du Temple. Ce furent des éclipses de soleil et de lune, des parhélies, des parasélènes, des flammes montant de la terre vers le ciel, des coups de tonnerre dans un ciel serein. Près de Padoue, une jument mit bas un poulain à neuf pattes : en Lombardie, on aperçut des vols d’oiseaux inconnus ; par tout le territoire pastouan, un hiver pluvieux fut suivi d'un été avec tempêtes de grêle, si bien que les moissons périrent. Nul aruspice étrusque, nul augure romain n'aurait pu exiger le plus clairs présages ; on croirait lire une page de Tite-Live. — Albertini Mussati, Hist. August. Ruhr. X, XI (Muratori, S. R. I. X. 377-9,) — Cf. Ptol. Lucens., Hist. Eccles., lib. XXIX (Ibid., XI, 1233) : Fr. Jordan, Chron., ann. 1314 (Muratori, Antiq. v. 799).

[39] Dans sa hâte, Philippe ne s'arrêta pas à examiner s'il avait des droits sur des Juifs. Il se trouva quels moines de Saint-Germain des Prés revendiquèrent haute et basse justice en cette île, et se plaignirent que leurs droits eussent été par l'exécution. Philippe publia des lettres attestant que cet empiétement sur leurs privilèges ne leur causerait aucun préjudice dans l'avenir (Olim, II, 599).

[40] Clément avait une si détestable renommée que d'autres légendes du même genre avaient cours au sujet de sa mort. En voici un spécimen. Etant encore archevêque de Bordeaux, il eut une violente querelle avec Gautier de Bruges, pieux Franciscain auquel Nicolas Ill avait imposé, de force, l'évêché de Poitiers. Quand il fut élu pape, Clément satisfit sa rancune en déposant Gantier et en le, renvoyant dans un couvent. Gautier n'éleva aucune récrimination ; mais à son lit de mort, il en appela au jugement de Dieu et mourut en tenant à la main un papier par lequel il citait le pape oppresseur à comparaître, à jour dit, devant le divin tribunal. On ne put Lui arracher ce papier et il fallut l'enterrer ainsi. L'année suivante, Clément palma par hasard en ce lieu, fit ouvrir la tombe, trouva le cadavre en parfait état de conservation et ordonna qu'on lui remît le papier. Cette lecture le terrifia extrêmement et, au jour filé, il dut obéir à la citation. (Wadding, ann. 1279, n° 13. - Chron. Glassberger, ann. 1307.) — Guillaume de Nogaret, qui avait été le principal instrument de Philippe, est le héros d'une histoire analogue. Un Templier marchant au bûcher l'aperçut et le cita à comparaitre avant huit jours ; le huitième jour, Nogaret mourut. — Chron. Astens, c. 27 (Muratori, S. R. 1. IX, 194.) — Pour les différentes versions de la mort de Philippe, voir Godefroi de Paris, vers 6687-6757.

[41] Bien significative est la prudence dont fait preuve, vers la fin du siècle, le cardinal Nicolas Roselli ; en résumant l'affaire, il insinue qu'il y eut des causes secrètes et que ce fut l'œuvre du roi Philippe (Nicolaus Card. Arag. de Factis summnr. Pontet. [Baluze et Mansi, Miscell., I, 443]). — Dante n'hésite pas à dénoncer Philippe (Purgator, XX.) — Les autorités qui affirment la culpabilité des Templiers sont Ferreti Vicentini, Hist. (Muratori, S R I. IX. 1017-18). Chron. Parmens., ann. 1309 (Ibid., IX, 880). — Albertin. Mussat, Hist. August., Ruhr. X (Ibid. X. 377). — Chron. Guillel. Scoti (Bouquet, XXI. 205). — Hermanni Corneri, Chron. ann. 1309 (Eccard., II, 971-2). Le vieux mot allemand Tempelhaus, signifiant maison de prostitution, atteste les mœurs licencieuses que le peuple attribuait à l'Ordre (Trithem., Chron. Hirsaug. ann. 1307). — Henri Martin prétend que les traditions de la France septentrionale sont hostiles aux Templiers, tandis que celles du Midi leur sont favorables. Il donne comme exemple une ballade bretonne dans laquelle les « Moines rouges » ou Templiers ont représentés comme de féroces débauchés qui enlèvent de jeunes femmes et les font périr, ainsi que le fruit de leurs coupables amours [mais cette ballade est sans doute une fraude moderne, Trad.]. D'autre part, à Gavarnie (Bigorre), on vénère sept têtes humaines qui passent pour être celles de Templiers martyrises, et une croyance populaire prétend que, la nuit anniversaire de l'abolition de l'Ordre, un fantôme arme de pied en cap et portant le manteau blanc à croix rouge, apparaît dans le cimetière et crie par trois fois : « Qui veut défendre le saint Temple ; qui veut délivrer le sépulcre du Seigneur ? » et les sept têtes répondent aux trois appels : « Personne, personne ! Le Temple est détruit ! » (Histoire de France, t. IV, p 496-7 (ed. 1855).

[42] Jusqu'en 1337 encore, on trouve, dans les comptes de la Sénéchaussée de Toulouse, un chapitre spécial réservé aux sommes prélevées sur les biens des Templiers ; il est vrai qu'en cette année 1337, le revenu était néant. (Vaissette, éd. Privat, X. Pr. 785.) — Pour le commerce d'argent des Templiers, voir Schottmüller, I, 64.

[43] Le 23 février 1310, Clément accorda l'absolution à Bernard de Bayulli, chanoine et chancelier de l'abbaye de Cornelia, en Roussillon ; ce personnage avait encouru l'excommunication pour usurpation d'un cheval, d'une mule et de divers objets, d'une valeur totale de soixante livres tournois, provenant de la préceptorerie de Gardin, dans le diocèse de Lérida. (Regest. Clement. PP. V., t. V, p. 41.)

[44] Ilescas (Hist. Pontifical, lib. VI, c. 9) constate, dans la seconde moitié du XVIe siècle, qu'il y a eu quatorze Maîtres de Montesa et que pas un seul n'a été marié, à l'exception du Maître d'alors, D. Cesar de Borja.

[45] En 1383, on voit Alphonse XI donner à Don Alonso Fernandes Caronel les châteaux de Capilla et Burguillos, anciennes propriétés des Templiers. (Barrantes, Ilustraciones de la Casa de Nichia, Part. III, cap. XXVI ; Part. IV, cap. II.)

[46] Bien que les Anglais l'aient toujours appelée Joan of Arc, le vrai nom de famille de Jeanne était Darc. (Vallet de Viriville, Charles du Lis, p. XII-XIII.)

[47] Le pays natal de Jeanne était si voisin de la frontière qu'une nouvelle délimitation fit passer, en 1571, à la Lorraine, le groupe de maisons comprenant le logis des Darc, tandis qu'un groupe voisin restait à la France. (Vallet de Vinylite, ubi sup., p. 44-5.)

[48] Les chroniques mentionnent nombre de miracles par lesquels Jeanne aurait levé les doutes de Charles ; on rapportait qu'elle l'avait reconnu du premier coup d'œil, bien qu'il fût vêtu simplement et caché au milieu de brillants courtisans ; on disait aussi qu'elle avait révélé au roi le secret, connu de Dieu et de lui seul, de certaines prières et de certaines requêtes adressées à Dieu par Charles dans son oratoire de Loches (Chronique, p. 419, 455 ; Jean Chartier, Hist. de Charles VII, éd. Godefroy, p. 19 ; Görres, p. 105-9). Peut-être quelque parole fortuite prononcée par Jeanne avait-elle frappé l'esprit vacillant de Charles et produit sur lui une impression profonde ; mais la légende se forma si rapidement autour de la Pu-relie qu'on y introduisit à tout instant de nouveaux miracles. Jeanne déclara à ses juges que Charles et plusieurs conseillers royaux, entre autres le duc de Bourbon, avaient vu ses anges gardiens et entendit ses Vois, et que le roi lui-même avait reçu d'importantes révélations (Procès, p. 472). Elle dit aussi qu'un signe matériel avait établi la divinité de sa mission. Sous l'effet de l'habile interrogatoire des juges, ce signe, qui était d'abord un secret révélé au roi seul (p. 477), se changea en une histoire extraordinaire : saint Michel, accompagné de sainte Catherine, de sainte Marguerite et de nombreux anges, était venu la chercher à son logis, l'avait suivie au palais du roi, avait gravi l'escalier et franchi la porte, et avait donné à l'archevêque de Reims une couronne d'or, d'une richesse indescriptible, telle que nul orfèvre au monde n'en saurait faire de semblable. L'archevêque avait remis cette couronne an roi, tandis que l'archange annonçait à Charles qu’avec l'aide de Dieu et de Jeanne, champion de Dieu, il recouvrerait la France entière ; mais que, s'il n'employait pas le secours de la Pucelle, son couronnement serait différé. — Tout cela avait été vu et entendu, affirmait-elle, par l'archevêque d'Alençon et divers prélats, par Charles de Bourbon, par le duc d'Alençon, par La Trémouille et par trois cents autres témoins. C'était à la suite de ce miracle qu'elle avait été délivrée des fastidieux interrogatoires des ecclésiastiques. Quand on lui demanda si elle s'en rapportait au témoignage de l'archevêque, elle répondit : « Faites-le venir et permettez que je m'entretienne avec lui ; il n'osera pas dire le contraire de ce que je vous ai dit. » L'offre était sans danger, car le procès avait lieu à Rouen, en terre anglaise, et l'archevêque était chancelier de France (Procès, p. 483-6, 495, 505). D'ailleurs, le témoignage du prélat, si on l'avait recueilli, n'aurait probablement pas été favorable à l'accusée, car l'archevêque appartenait an parti du favori La Trémouille, — lequel avait toujours été l'ennemi de la Pucelle.

[49] Les lettres de Jeanne, telles qu'elles furent produites à son procès, avalent été falsifiées, du moins au dire de l'accusée. (Le Brun de Charmettes, Histoire de Jeanne d'Arc, III, 348.

[50] Voir ce que Christine de Pisan dit de Jeanne dans Buchez, p. 542. — Ce qui troublait le comte d'Armagnac fut la dernière convulsion du Grand Schisme. Hennit XIII, qui ne s'était jamais soumis au concile de Constance, mourut en 1424 ; ses cardinaux se querellèrent et élurent doux titulaires de cette papauté chimérique, Clément VIII et Denon XIV. En 1429, le concile de Tortose déposa les deux pontifes ; mais, à ce moment, le comte d'Armagnac pouvait encore s'imaginer que, sur ce sujet, un avis céleste était désirable.

[51] Tous les ans on inscrivait, sur le rôle des taxes, en face des noms de Domremy et de Groux : Néant, la Pucelle. Par une prérogative extraordinaire, la noblesse accordée à la famille de Jeanne se transmettait aux descendants de sexe féminin comme à la lignée masculine ; tous étaient également exemptés de taxes. Comme des mariages nombreux étendaient cette noblesse à des membres de la riche bourgeoisie, l'exemption prit un tel développement qu'en 1614 il fallut en limiter le bénéfice aux descendants miles (Vallet de Viriville, Charles du Lis, p. 24, 88).

[52] Vers l'année 1300, Jean de Fribourg eut l'occasion d'agiter la question du port des vêtements masculine par des femmes Il admet que cette pratique est interdite par le Deutéronome (XXII, 5), mais il ajoute qu’on y peut recourir sans péché en cas de nécessité, soit pour échapper à un ennemi, soit faute d'autres vêtements, soit pour quelque raison similaire. (Joh. Friburgens., Summæ Coafessorum, lib. III, tit. XXXIV, Q. 254.

[53] Le peuple expliquait la glorieuse carrière de Jeanne en associant sa bonne fortune à la possession d'une épée dont la lame était marquée de cinq croix. Jeanne avait découvert cette arme dans l'église de Sainte-Catherine de Fierbois et ne s'en était jamais dessaisie depuis. Pendant la marche sur Reims, voyant qu'on méprisait l’ordre, donné par elle, de chasser de l'armée les prostituées, elle frappa du plat de cette épée plusieurs femmes perdues, et la lame se brisa. On ne trouva pas d'armurier capable de rajuster les fragments ; Jeanne dut porter use autre épée, et dès lors sa bonne fortune l'abandonna. (Jean Chartier, p. 20, 29, 42.)

[54] Un des assesseurs au moins, Thomas de Courcelles, était un homme de savoir et de caractère élevé. Au lendemain du procès de Jeanne, il joua un rôle important au concile de Bâle, en s'opposant aux revendications de la papauté. Æneas Sylvius dit de ce personnage : Inter sacrarum litterarum doctores insignis, quo nemo plura ex decretis sacri concilii dictavit, vir juxta doctrinam mirabili, et amabilis, sed modesta quadam verecundia semper intuens terram (Æn. Sylv. Comment. de Gestis Croncil. lib. I. p. 7. Ed. 1571) — Thomas de Courcelles mourut, doyen de Notre-Dame, en 1449 (Le Brun, III, 235).

[55] Procès, p. 489, 491, 494, 495, 499, 500, 501. — En 1456, lorsqu'on réhabilita la mémoire de Jeanne et qu'on cassa la sentence de condamnation, il fut naturellement nécessaire de prouver qu'elle n'avait pas refuse de se soumettre è l'Eglise. On trouva des témoignera établissant que Nicolas l'Oyseleur, en qui elle continuait à avoir confiance, lavait secrètement avisée qu'elle se perdait si elle se soumettait à l'Eglise ; mais Jean de la Fontaine, un autre assesseur, l'avait visitée dans sa prison en compagnie de deux Dominicains, Isambard de la Pierre et Martin l'Advenu, et lui avait expliqua qu'au concile de Bâle, alors en séance, elle avait beaucoup d'amis et d'ennemis ; à l'audience suivante, le 30 mars, Frère Isambard de la Pierre répéta publiquement cet avis, si bien que Jeanne offrit de se soumettre au concile et demanda également qu'on la conduisit au pape. Cauchon avait interdit qu'on mentionnât ce fait dans le procès-verbal et, sans l'intervention de l'inquisiteur Jean le Mettre, les trois conseillers de Jeanne auraient couru de grands dangers de mort (L'Averdy, p. 476-7. - Le Brun de Charmettes, IV. 8-13. - Buchon, p. 518-19). La procédure de réhabilitation est tout aussi suspecte que la procédure de condamnation ; chacun était alors désireux de fournir des informations nouvelles et de prouver que Jeanne avait été indignement traitée. Jusqu'au 19e interrogatoire, le 27 mars 1431, Jean de la Fontaine avait été un de ceux qui votèrent les plus rigoureuses mesures contre Jeanne (Procès, p. 495).

[56] En étudiant la sentence de l'Université et de l'Inquisition, il ne faut pas perdre de vue que les visions du Sauveur, de la Vierge, des Saints étaient d'occurrence quasi journalière, et que l'Église les admettait et les respectait. L'excitabilité spirituelle du moyen âge mettait le monde surnaturel en relations étroites avec le monde réel. On trouvera une série d'histoires de ce genre dans les Dialogues de Césaire d'Heisterbach. D'ailleurs, comme détail de droit ecclésiastique, les visions de Jeanne avaient été déjà examinées et approuvées par les prélats et les docteurs de Chinon et de Poitiers, et notamment par le métropolitain de Cauchon, Renaud, archevêque de Reims.

[57] Il existe deux formules d'abjuration qu'on dit avoir été signées par Jeanne : l'une est courte et simple, l'autre détaillée (Procès, p. 508 ; Le Brun de Charmettes, IV, 135-7). On a reproché à Cauchon d'avoir lu à Jeanne la formule plus brève et d'y avoir substitué l'autre au moment de recueillir la signature. Jeanne s'en plaignit plus tard, alléguant qu'elle n'avait jamais promis d’abandonner ses vêtements masculins, promesse qui figurait dans la formule détaillée, mais non dans l'autre. On a beaucoup insisté sur ce fait, mais sans grande raison. L'abjuration la plus brève est l'aveu sans condition des erreurs, la rétractation et la soumission à l’Église ; elle était donc aussi obligatoire et aussi absolue que l'autre.

[58] Une semaine après l'exécution de Jeanne, sept ecclésiastiques qui s'étaient trouvée dans sa cellule dressèrent un rapport attestant qu'elle avait reconnu avoir été trompée par ses Voix et qu'elle avait supplié les Anglais et les Bourguignons de lui pardonner tout le mal qu’elle leur avait fait. Mais c'est là évidemment un témoignage fabriqué à plaisir ; d'ailleurs, l'acte ne porte même pas d'attestation notariés. — Le Brun de Charmettes, IV. 220-5.

[59] Le Brun de Charmettes, IV. 188-210. — Procès, p. 509-10. — Journal d'un Bourgeois de Paris, an 1431. — Quand se fut calmée l'agitation qui avait provoqué la condamnation de Jeanne et lorsqu'on vit l'inutilité de ce crime, on fit un effort pour rejeter la responsabilité des autorités ecclésiastiques sur les autorités séculières ; on déclara qu’il y avait eu irrégularité à l'exécuter sans jugement formel d'un tribunal laïc. Deux ans plus tard, Louis de Luxembourg, alors archevêque de Rouen, et Guillaume Duval, vicaire de l'inquisiteur, condamnèrent pour hérésie un certain Georges Solenfant et, en remettant le condamné au bailli de Rouen, recommandèrent qu'on ne le mît pas à mort, comme Jeanne, sans un jugement définitif ; on conséquence, on prononça pour la forme ure nouvelle sentence. — L'Averdy, p. 498.

[60] Journal d'un Bourgeois de Paris, an 1431. — Le 8 août 1431, un moine, nommé Jean de la Pierre, fut amené devant Cauchon et Le Maître sous l'accusation d'avoir médit du procès de Jeanne. C'était là un grave délit quand l'Inquisition était en jeu. Le moine demanda pardon à genoux et allégua comme excuse qu'il avait bu plus que de raison, le jour où il avait tenu les propos incriminés. On le traita charitablement en l'emprisonnant au pain et à l'eau, dans le couvent dominicain, jusqu'aux Pâques suivantes. — L'Averdy, p. 141.