Les
princes séculiers devaient inévitablement suivre l'exemple donné par l'Église
et user de l'arme efficace qu'était l'accusation d'hérésie, toutes les fois
qu'ils pouvaient imposer leur volonté à l'organisation ecclésiastique. C'est
ainsi qu'après la mort d'Innocent VII, en 1406, alors que l'anarchie régnait
à Rome, les Colonna et les Savelli jugèrent que le meilleur moyen de se
débarrasser de leur ennemi Basilio Ordelaffi était de faire appel à
l'intervention du Saint-Office. A leur instigation, l'Inquisition s'empara
d'Ordelaffi et de deux de ses partisans, Matteo et Merenda. Grâce à l'aide de
sa fille, Ordelaffi s'évada et fut condamné par contumace. Les autres
avouèrent — sans doute après application de la torture — les hérésies qu'on
leur imputait, furent livrés au bras séculier et dûment brûlés. On jeta à bas
leurs maisons, sur l'emplacement desquelles s'élevèrent plus tard deux autres
demeures, dont l'une fut le logis de Michel-Ange et l'autre celui de Salvator
Rosa. Mais
les princes séculiers n'attendirent pas jusqu'au XVe siècle pour apprécier le
secours qu'offraient l'hérésie et l'Inquisition à la réalisation de leurs
desseins. Déjà, cent ans auparavant, les méthodes inquisitoriales avaient
suggéré à Philippe le Bel l'idée du plus grand crime qui ait souillé le
Moyen-Age : la destruction de l'Ordre des Templiers. Quand,
en 1119, Hugues de Payen, Geoffroi de Saint-Adhémar et leurs sept compagnons
se dévouèrent à la pieuse tâche de débarrasser la route de Jérusalem des
brigands qui l'infestaient et de permettre ainsi aux pèlerins de voyager en
toute sécurité, tandis que, vers la même époque, Raymond du Puy organisait
les Pauvres Frères de l'Hôpital de Saint-Jean, ils ouvrirent à
l'ardeur belliqueuse et à l'enthousiasme religieux de cette époque une
carrière irrésistiblement attrayante. L'étrange combinaison de la vie monastique
et de la chevalerie répondait si bien à l'idéal chrétien d'alors que les
Ordres Militaires ainsi fondés ne tardèrent pas à compter parmi les plus
importantes institutions de l'Europe. En 1128, au concile de Troyes, une
Règle élaborée, dit-on, par saint Bernard, fut imposée à Hugues et à ses
associés, qui prirent le nom de Pauvres Soldats du Temple. On leur
assigna un vêtement blanc, symbole d'innocence, auquel Eugène III ajouta une
croix rouge ; leur étendard, Bauséant, mi-partie blanc et noir, et
portant comme devise Non nobis Domine, devint bientôt le signe de
ralliement de la Chevalerie chrétienne. La Règle, fondée sur celle du sévère
Ordre cistercien, était extrêmement dure. Les membres étaient liés par les
trois vœux monastiques d'obéissance, de pauvreté et de chasteté ; l'observance
de ces vœux était exigée avec la plus grande rigueur dans les statuts de
l'Ordre. Le candidat était tenu de demander la permission de devenir à jamais
le serf et l'esclave de la « Maison » et on l'avertissait qu'à
partir de ce jour il aliénait irrévocablement sa liberté. On lui promettait
du pain, de l'eau et les pauvres vêtements de l'Ordre ; si, après sa mort, on
trouvait chez lui de l'or ou de l'argent, son corps devait être jeté dans une
fosse non consacrée ; s'il était déjà enseveli, on devait l'exhumer. La
chasteté était prescrite de façon non moins absolue ; le baiser même d'une
mère était interdit. L'Ordre
remplit vite de sa renommée l'Europe entière ; des chevaliers du sang le plus
noble, des ducs et des princes renonçaient au monde pour servir le Christ
dans ses rangs ; bientôt, à un chapitre général, se trouvèrent réunis trois
cents chevaliers, sans compter les Frères servants. Leurs domaines
s'agrandissaient sans cesse. On mettait à leur disposition des villes, des
villages, des églises et des manoirs ; on faisait parvenir au Grand-Maître,
résidant à Jérusalem, les revenus de ces propriétés, ainsi que les aumônes,
produits d'une mendicité systématique, dont les agents visitaient les
moindres recoins de la Chrétienté. L'Ordre était à peine organisé lorsqu'en
1133 le puissant roi guerrier d'Aragon, Alphonse Ier, surnommé el
Batallador et aussi el Emperador — parce que son pouvoir
s'étendait sur la Navarre et sur une grande partie de la Castille —, mourut
sans enfant, laissant tous ses domaines, par tiers indivis, au
Saint-Sépulcre, aux Chevaliers du Temple et à ceux de l'Hôpital. Les volontés
du défunt ne furent pas exécutées, mais les chevaliers reçurent de son
successeur, Ramiro el Monje, la promesse d'une compensation qui dut leur être
accordée en effet. Philippe-Auguste fit preuve d'une libéralité plus pratique
: en 1222, il laissa à chacun des deux Ordres deux mille marcs sans condition
; de plus, l'énorme somme de cinquante mille marcs devait leur être versée
s'ils entretenaient en service pendant trois ans, dans la Terre-Sainte, trois
cents chevaliers. On comprend que les Templiers aient pu, en 1191, acheter à
Richard d'Angleterre, au prix de vingt-cinq mille marcs d'argent, l'ile de
Chypre, qu'ils vendirent d'ailleurs pour le même prix, l'année suivante, à
Gui, roi de Jérusalem. On peut aussi imaginer que ce développement
considérable de richesse devait commencer à exciter l'appréhension et
l'hostilité. En 1179, au concile de Latran, il s'engagea. entre les prélats
et les Ordres Militaires, une âpre querelle dont le résultat fut la
publication d'un décret exigeant des Templiers la restitution de toutes les
églises et dimes récemment acquises ; en 1186, Urbain III définit la portée
de cet ordre en le déclarant applicable aux acquisitions intervenues durant
les dix années qui avaient précédé le concile[1]. On voit
que les _prélats commençaient déjà à jalouser la nouvelle institution. En
fait, l'antagonisme entre les Ordres mendiants et le clergé séculier, dont
nous avons rappelé les phases au XIIIe siècle, n'était que la répétition de
l'hostilité long 244 temps nourrie à l'égard des Ordres Militaires. Ceux-ci
furent, dès le début, les favoris du Saint-Siège, dont la politique tendait à
faire de ces chevaliers une milice dépendant uniquement de Rome, instrument
docile pour l'extension de l'influence pontificale et pour l'asservissement
des églises locales. Aussi furent-ils richement pourvus de privilèges et
d'immunités ; on les exempta d'octrois, de dîmes et de taxes de toute sorte ;
leurs églises et leurs maisons furent dotées du droit d'asile ; leurs personnes
jouirent de l'inviolabilité ecclésiastique ; ils furent affranchis de toute
obligation féodale et de toute allégeance, et déclarés justiciables de Rome
seule ; les évêques reçurent défense de les excommunier et furent même tenus
de déférer à la Curie romaine les innombrables questions soulevées par des
querelles locales. En 1255, après la désastreuse croisade de saint Louis, on
déclara que les aumônes données à leurs quêteurs emporteraient, pour les
donateurs, les indulgences attachées à la Terre Sainte. Bref, les papes ne
négligèrent rien pour aider au progrès de l'Ordre et pour l'attacher
solidement à la chaire de Saint-Pierre. Tôt ou
tard, une brouille était inévitable entre la hiérarchie séculière et les
Ordres Militaires. Les Templiers se plaignaient que les prélats essayassent
de les opprimer, de leur imposer des exactions, de recouvrer par des
subterfuges divers la juridiction à laquelle la papauté les avait soustraits.
On violait leur droit d'asile ; les prêtres faisaient obstacle aux quêtes de
leurs gents, retenaient ou interceptaient les legs pieux destinés à l'Ordre.
De nombreuses querelles éclataient au sujet des sépultures et des droits
afférents, car, jusqu'à la naissance des Ordres Mendiants et même plus tard,
c'était chose fréquente, chez les nobles, de demander que leur service
funèbre fût célébré au Temple ou à l'Hôpital. Les papes prêtaient toujours
l'oreille à ces plaintes et la faveur qu'ils témoignaient aux chevaliers
contribuait à aggraver l'animosité des prélats vaincus. Cependant, en l264,
une rupture faillit se produire entre la papauté et le Temple. Urbain IV se
mit en tête de destituer Etienne de Sissy, Maréchal de l'Ordre et Précepteur
d'Apulie, probablement parce que ce personnage avait refusé de seconder la
croisade entreprise contre Manfred. A la réception de l'avis l'invitant à
résigner son mandat, Sissy répondit audacieusement à Urbain que nul pape
n'était encore intervenu dans les affaires intérieures de l'Ordre et qu'il ne
se démettrait de ses fonctions qu'entre les mains du Grand-Maître duquel il
les tenait. Urbain excommunia l'insolent ; mais Sissy eut l'appui de l'Ordre,
irrité que les ressources accumulées pour la guerre en Terre-Sainte
servissent à la campagne du pape contre Manfred. L'année suivante, un nouveau
pape, Clément IV, leva l'excommunication, mais reprocha vivement aux
chevaliers leur ingratitude, en leur faisant observer que la papauté était
seule capable de les défendre contre l'hostilité des évêques et des princes ;
apparemment, cette hostilité était chose notoire, Pourtant l'Ordre résista
et, de concert avec les Hospitaliers et les Cisterciens, refusa de payer une
dime à Charles d'Anjou, ce qui n'empêcha pas Clément de lancer nombre de
bulles confirmant ou accroissant les prérogatives du Temple[2]. Cet
antagonisme des puissances temporelles et spirituelles était sans doute
amplement justifié. Si, comme nous l'avons vu, les Ordres Mendiants déchurent
rapidement de l'enthousiaste abnégation de Dominique et de François, on ne
pouvait guère espérer que le Temple, dont les membres étaient des chevaliers
ambitieux et belliqueux, conservât longtemps la dévotion ascétique de ses
fondateurs. Dès 1152, le Grand-Maître, Bernard de Tremelai, par son égoïste
empressement à s'assurer les dépouilles d'Ascalon, faillit empêcher la prise
de cette ville ; puis, en 1172, la sauvage férocité d'Eudes de Saint-Amand,
alors Grand-Maître, empêcha la conversion du Roi des Assassins et de tout son
peuple, et hâta ainsi la chute du royaume de Jérusalem. Gautier Mapes n'a pas
tout à fait tort d'attribuer, â cette occasion, les malheurs des chrétiens
d'Orient à la corruption des Ordres Militaires. — Nous avons vu, par la
réplique du roi Richard à Foulques de Neuilly, que, vers la fin du siècle, on
associait déjà au seul nom de Templier un reproche d'orgueil. En 1207,
Innocent III prit l'Ordre à parti dans une épître violemment réprobative.
Trop souvent, disait-il, ses apostoliques oreilles étaient troublées par les plaintes
que soulevaient les excès des Chevaliers. Désertant la loi de Dieu,
scandalisant l'Église, ces hommes, par leur arrogance effrénée, abusent des
énormes privilèges dont on les a comblés. Ils donnent leur croix au premier
vagabond qui consent â leur payer deux ou trois deniers par an, et ils
prétendent que de tels serviteurs peuvent remplir des fonctions
ecclésiastiques et être enterrés chrétiennement, alors même qu'ils sont sous
le poids de l'excommunication. Ainsi leurrés par le démon, ils leurrent â
leur tour les âmes des fidèles. Le pape s'abstient d'insister davantage sur
ces désordres et sur d'autres qui mériteraient aux coupables le retrait de
leurs prérogatives ; il préfère espérer qu'ils se guériront eux-mêmes de leur
perversité. La
violence de ces attaques pontificales s'explique peut-être par le manque de
respect des Templiers à l'égard des légats pontificaux, tort auquel il est
fait allusion â la fin de l'épître. Mais les accusations ont trait â un abus
sur lequel on possède d'autres témoignages concluants. Bien que les statuts
de l'Ordre établissent que l'achat direct ou indirect de l'admission
constituait le crime de simonie, comportant l'expulsion pour le corrupteur et
la dégradation pour le Précepteur complice, on ne saurait douter que nombre
de personnages suspects aient réussi, par ces moyens, â s'introduire dans
l'Ordre. De plus, les lettres pontificales et les privilèges si libéralement
accordés aux Chevaliers étaient abusivement employés pour molester et
opprimer les gens avec lesquels ils étaient en contact. En effet, comme ils
étaient exclusivement justiciables de la curie romaine, sauf pour le crime
d'hérésie, ils se trouvaient â l'abri des poursuites de tous ceux qui ne
pouvaient affronter un long voyage et un procès dispendieux et d'issue
douteuse. Les maux provoqués par ces abus augmentèrent encore
considérablement quand on institua une classe de Frères Servants, par qui les
immenses propriétés de l'Ordre étaient cultivées et gérées sans' frais de
main-d'œuvre. Des paysans de toute catégorie, agriculteurs, bergers,
porchers, manœuvres, domestiques, furent ainsi admis dans l'Ordre et finirent
par en constituer les neuf dixièmes ; bien qu'ils se distinguassent par un
manteau brun, remplaçant le vêtement blanc des Chevaliers et qu'ils se
plaignissent d'être méprisés et opprimés par leurs nobles Frères, ces gens
n'en étaient pas moins, dans leurs relations avec le monde extérieur, de
véritables membres de l'Ordre, revêtus de l'inviolabilité et jouissant de
tous les privilèges qu'apparemment ils ne rendaient pas moins odieux à leur
entourage[3]. Ainsi
les Chevaliers fournissaient d'amples motifs à l'hostilité extérieure et à
l'agitation intestine, bien qu'on doive, semble-t-il, rejeter comme sans
fondement l'accusation portée contre eux d'avoir, en 1229, trahi Frédéric II
pour les Infidèles, et, en 1250, saint Louis pour le Soudan d'Égypte.
Pourtant, Frédéric avait assurément quelque raison d'être mécontent de leur
conduite au cours de sa croisade ; il se vengea en les chassant de Sicile en
1229 et en confisquant leurs domaines ; quand il les rappela, peu de temps
après, et offrit de leur rendre leurs biens, il en garda cependant une grande
partie. Néanmoins, de pieuses libéralités continuaient à accroître la fortune
de l'Ordre, bien que les possessions chrétiennes en Orient diminuassent de
plus en plus et que le peuple commençât à attribuer ces continuels désastres
à la jalousie et à l'animosité existant entre les Ordres rivaux du Temple et
de l'Hôpital. En
effet, cette rivalité violente avait abouti, en 1243, à une guerre ouverte en
Palestine, à la grande joie de l'Infidèle. On tenta, pour remédier à ce mal,
de fondre en une seule institution les deux Ordres et les Chevaliers
Teutoniques. Au concile de Lyon, en 1274, Grégoire X s'efforça vainement
d'obtenir cette fusion des trois Ordres ; les influences contraires,
auxquelles s'ajoutait, disait-on, l'or des Chevaliers, étaient trop
puissantes pour ne pas l'emporter. Les
reproches qu'on adressait aux Ordres Militaires n'étaient peut-être pas
absolument mérités ; il est bien vrai que leurs querelles et, en général,
l'indiscipline des chrétiens en Palestine contribuèrent fort à ruiner le
royaume de Jérusalem ; mais la responsabilité véritable de ces désastres
incombait plutôt à la papauté. En
envoyant des milliers d'hérétiques entreprendre la croisade à titre de
châtiment, on ternissait fatalement l'éclat de ces entreprises.
L'enthousiasme de la Chrétienté à lutter contre l'Infidèle se refroidit
considérablement quand on vit la papauté employer à sa politique italienne
l'argent levé et les vœux prononcés pour la Terre Sainte, et quand on
proclama universellement la doctrine qui donnait le pas aux intérêts
particuliers du Saint-Siège sur la conquête du Saint-Sépulcre. Puisqu'on
pouvait obtenir le salut presque à tout moment, grâce à une courte période de
service dans les guerres de la papauté, et cela en des pays peu éloignés,
soit sur le Weser, soit en Lombardie, la dévotion qui avait entrainé vers les
déserts de Syrie des milliers de chrétiens trouvait un chemin moins raboteux
et plus sûr pour gagner le Paradis. Aussi
comprend-on aisément pourquoi, au cours des usurpations de la puissance
temporelle au XIIIe siècle, les soldats et l'argent firent défaut pour
défendre contre les innombrables hordes de Tartares les conquêtes de Godefroi
de Bouillon. De plus, on avait fait de la Terre Sainte une sorte de lieu de
déportation où l'on envoyait les malfaiteurs d'Europe, si bien que la colonie
latine était presque entièrement composée de mécréants, dont les crimes et
les désordres méritaient et appelaient la vengeance du ciel[4]. En
1291, la chute d'Acre chassa définitivement les chrétiens 246 des côtes de
Syrie et provoqua par toute l'Europe une explosion de douleur et
d'indignation. Dans ce siège désastreux, causé par la perfidie d'une bande de
Croisés qui avaient refusé d'observer une trêve, les Hospitaliers récoltèrent
plus de gloire que les Templiers. Cependant le Grand-Maître du Temple,
Guillaume de Beaujeu, choisi pour diriger la défense, tomba en combattant
vaillamment pour la croix. Après la capitulation et le massacre, son
successeur, le moine Gaudini, fit voile vers Chypre avec dix Chevaliers,
seuls survivants des cinq cents Templiers qui avaient soutenu l'assaut
jusqu'au dernier moment. Cette fois encore, le bruit courut, non sans raison,
que le désastre était le résultat de querelles entre les Ordres Militaires.
Nicolas IV envoya en lutte des lettres aux rois et prélats de la Chrétienté
pour leur demander leur avis sur un projet de fusion de ces Ordres, à
l'occasion de la croisade qui devait partir à la Saint-Jean de 4293, sous la
conduite d'Édouard Ier d'Angleterre. On reçut au moins une réponse
approbative, émanant du concile provincial de Salzbourg ; mais Nicolas mourut
avant que la nouvelle parvint à Rome. Un long interrègne, suivi de l'élection
de l'ermite Pier Morrone, fit ajourner le projet qui fut repris par Boniface
VIII, puis négligé et abandonné, sans doute par suite de l'absorbante
querelle entre ce pape et Philippe le Bel. L'opinion/publique de l'époque est
probablement reflétée avec exactitude dans un traité sur la conquête de la
Terre Sainte, adressé à Édouard L'auteur propose que les deux Ordres,
auxquels leurs scandaleuses querelles ont valu le mépris de la Chrétienté,
soient fondus en un seul et confinés dans leurs domaines d'Orient, qui
suffiront à leur entretien ; quant aux revenus de leurs propriétés
respectives en Occident, estimés à huit cent mille livres tournois par an,
ils seront employés à la croisade. Évidemment, l'idée qu'on pût saisir les
biens des Ordres et les utiliser à meilleure fin qu'ils ne faisaient
eux-mêmes, se propageait rapidement en pays chrétien. L'Ordre
s'était donc quelque peu discrédité auprès du public lorsque Jacques de Molay
fut élu Grand-Maître en 1297, après une violente opposition des partisans de
Hugues de Péraud. Quelques années d'ardente lutte pour reprendre pied en
Palestine épuisèrent l'énergie et les ressources de l'Ordre. Le Temple se
retira à Chypre, ne sortant de son inaction que pour prendre part à de
nouvelles querelles qui éclatèrent dans l'île et valurent à Molay les
reproches de Boniface VIII. Le pape n'hésita pas à affirmer que ces
dissensions avaient causé la perte de la Palestine et que, si l'on n'y
mettait un terme, elles feraient perdre à la croix son dernier refuge en
Orient. L'exploit accompli ensuite par l'Ordre, bien que non officiel, ne fut
pas de nature à lui concilier la faveur du public. Charles de Valois, le
mauvais génie de son frère Philippe le Bel et de ses neveux, épousa en 1300
Catherine, petite-fille de Baudouin Il de Constantinople et impératrice
titulaire. En 1306, il se mit en tête de faire valoir les droits de sa femme
au trône impérial et trouva un auxiliaire docile en Clément V, persuadé que
cette tentative, loin d'affaiblir le christianisme en Orient, permettrait,
sinon de recouvrer la Palestine, du moins de réduire à l'obéissance l'Église
Grecque. Le pape s'efforça donc d'unir les républiques et les princes
d'Italie en vue de cette croisade contre des chrétiens. Charles II de Naples
entreprit une expédition de concert avec les Templiers. Une flotte fut
équipée sous le commandement de Roger, Templier hautement réputé pour son
habileté et son audace. Cette flotte s'empara de Thessalonique ; mais, au
lieu de poursuivre activement Andronicus II, les Templiers tournèrent leurs
armes contre les princes latins de Grèce, ravagèrent cruellement les rivages
de la Thrace, et de la Morée et revinrent avec un butin immense, après avoir
soulevé des haines qui contribuèrent à leur ruine. Au contraire, les
Hospitaliers s'acquirent un nouveau renom comme champions du Christ en
conquérant vaillamment, après quatre ans de lutte, l'île de Rhodes, où ils
devaient soutenir si longtemps la bannière du christianisme en Orient. En
1306, Clément V manda Molay et Guillaume de Villaret, Grand-Maître des
Hospitaliers, pour les consulter au sujet d'une nouvelle croisade et du
projet d'union, si souvent débattu et ajourné. Il les priait de voyager dans
le plus grand secret possible. Tandis que l'Hospitalier, absorbé par les
préparatifs du siège de Rhodes, s'excusait de ne pouvoir venir, Molay fit
route en grand équipage. avec une suite de soixante Chevaliers et ne
manifesta nullement l'intention de retourner dans son domaine d'Orient. Cette
attitude permettait de redouter que les Templiers n'abandonnassent leur
mission traditionnelle ; s'il en était ainsi, quels ambitieux desseins les poussaient
à transférer en France leur quartier-général ? Les Chevaliers Teutoniques
avaient abandonné l'Orient pour se constituer un royaume parmi les païens au
nord-est de l'Europe. Les Templiers entretenaient-ils de semblables projets
et songeaient-ils à s'établir plus près de Rome ?[5] Pour
que de tels soupçons prissent naissance, il n'était évidemment pas nécessaire
qu'ils fussent fondés. Les historiens modernes se sont donné une peine
inutile pour attribuer aux Templiers le projet de s'emparer du midi de la
France et de l'ériger en royaume indépendant. L'Ordre s'était de bonne heure
développé rapidement dans les provinces comprises entre la Garonne et le
Rhône ; on a prétendu qu'il était profondément teinté de Catharisme et qu'il
entretenait des relations avec les hérétiques cachés dans le pays. Mais ce
sont là de pures suppositions sans aucune preuve. Il n'y avait pas trace de
Catharisme dans l'Ordre[6] ; d'ailleurs, nous avons vu
qu'a cette époque les Cathares de Languedoc avaient été virtuellement
exterminés et que l'Inquisition avait conquis ce pays à la monarchie et à
l'esprit français. Une telle alliance, loin de fortifier l'Ordre, aurait été
pour lui une source de faiblesse, car elle eût soulevé contre les Chevaliers
toute l'Europe en armes, et s'il avait existé, à cet égard, l'ombre d'une
preuve, Philippe le Bel n'eût pas manqué d'en tirer parti. On ne saurait
admettre davantage que les Templiers aient noué des intrigues avec les
mécontents que comptait la population orthodoxe du Midi. Jamais Bernard
Délicieux et les Carcassais n'auraient eu recours au faible Ferrand de
Majorque, s'ils avaient pu appeler à leur aide le puissant Ordre du Temple.
Mais cet Ordre, si grand que fût le nombre de ses adhérents, était totalement
incapable de mener à bien les ambitieux projets qu'on lui attribue, parce
qu'il était morcelé et disséminé à travers l'Europe entière ; l'impossibilité
de concentrer ses forces, soit pour l'attaque, soit pour la défense, apparut
lorsque les Chevaliers se rendirent presque sans résistance, les uns après
les autres, dans les diverses contrées où ils résidaient. Il s'en
fallait d'ailleurs de beaucoup qu'ils fussent aussi nombreux et aussi riches
qu'on l'a généralement supposé. Les circonstances dramatiques qui
accompagnèrent leur ruine ont enflammé l'imagination des historiens du temps,
naturellement portés à exagérer le contraste entre leur prospérité d'hier et
leur déchéance du lendemain. Un contemporain anonyme prétend que les
Templiers étaient si riches et si puissants que seule l'attaque secrète et
soudaine de Philippe le Bel pouvait en venir à bout. Villani, autre
contemporain, déclare que leur puissance et leur richesse étaient
incalculables. Plus tard, avec le recul du temps, les appréciations
grossirent encore. L'abbé Jean de Trittenheim assure que le Temple était le
plus riche de tous les Ordres monastiques, non seulement en or et en argent,
mais en territoires, en villes, en châteaux situés dans tous les pays de
l'Europe. Des écrivains modernes sont allés plus loin en essayant de fournir
des chiffres. Maillard de Chambure pense qu'il l'époque de leur ruine les
Templiers étaient au nombre de trente mille, jouissant d'un revenu de huit
millions de livres tournois. Wilcke estime leur revenu, en monnaie moderne, à
vingt millions de thalers et affirme qu'en France même ils pouvaient mettre
en campagne une armée de quinze mille cavaliers. Zöckler donne, comme chiffre
de leurs revenus, cinquante-quatre millions de francs, et compte vingt mille
Chevaliers. Même le scrupuleux Havemann se fait l'écho de l'extravagante
légende d'après laquelle ils auraient pu, par la fortune et la puissance,
rivaliser avec tous les princes de la Chrétienté ; enfin Schottmüller déclare
que la France, à elle seule, comptait quinze mille Frères, et que, dans
l'Ordre entier, ils dépassaient le nombre de vingt mille. Le
secret rigoureux qui entourait toutes les affaires de l'Ordre réduit toutes
ces appréciations à la valeur de simples conjectures. En ce qui concerne le
nombre des Chevaliers, les historiens n'ont pas pris garde que la grande
majorité des membres était constituée par les Frères Servants, qui n'étaient
pas des guerriers, mais des bergers, des cultivateurs, des domestiques
travaillant sur les terres et dans les maisons des Chevaliers, sans guère
ajouter à la force effective de ceux-ci. Puisque les Templiers considéraient
comme une gloire légitime d'avoir perdu en Palestine, pendant les cent
quatre-vingt années de leur existence active, vingt mille de leurs frères, on
peut penser qu'A aucun moment leurs cadres ne comportèrent plus de quelques
milliers de Chevaliers. Au concile de Vienne, lorsqu'on réclama la
dissolution de l'Ordre, on s'appuya sur ce fait que plus de deux mille
dépositions de témoins avaient été recueillies ; comme ces dépositions
émanaient des prisonniers interrogés en France, en Angleterre, en Espagne, en
Italie et en Allemagne, il est clair que le nombre total des Templiers devait
être insignifiant en comparaison des chiffres généralement admis. Chypre fut
le quartier-général de l'Ordre après la chute d'Acre ; pourtant, lors de
l'arrestation en masse, il n'y avait dans l'île que cent dix-huit membres de
tout grade. Le nombre restreint des prévenus qui comparurent dans les divers
pays est singulièrement peu en rapport avec l'énorme total admis généralement
par les chroniqueurs. Un contemporain, ardent partisan de la papauté, exprime
la douleur que lui causent les peines justement infligées à quinze mille
champions du Christ, ce qui peut passer pour l'estimation approximative du
nombre des membres ; si, dans ce total, nous comptons quinze cents
Chevaliers, nous serons probablement au-delà plutôt qu'en-deçà de la vérité. Quant à
la fortune de l'Ordre, on possède, par bonheur, quelques témoignages d'où il
ressort qu'on a grossièrement exagéré sa richesse. En 1244, Matthieu Paris
établit que l'Ordre possédait par toute la Chrétienté neuf mille manoirs,
tandis que les Hospitaliers en avaient dix-neuf mille. Le Temple était
surtout prospère en Aquitaine ; vers 1300, dans un compte des dîmes payées à
Philippe le Bel par la province de Bordeaux, les Templiers sont inscrits pour
six mille livres, les Hospitaliers pour une somme égale, alors que les
Cisterciens payaient douze mille livres. Les registres d'un receveur royal,
en 1293, mentionnent, en Auvergne, quatorze préceptoreries du Temple, payant
en tout trois cent quatre-vingt-douze livres, tandis que les préceptoreries
de l'Hôpital, au nombre de vingt-quatre, payent trois cent soixante-quatre
livres. En 1298, lorsque Boniface VIII réclama le concours des Ordres
Militaires pour sa guerre d'extermination contre les Colonna, il fixa la
contribution du Temple et celle de l'Hôpital au même chiffre de 10.000
florins, tandis que les Chevaliers teutoniques n'eurent à fournir que 1.000
marcs[7]. Rappelons qu'un historien
contemporain estime en tout les revenus annuels des deux principaux Ordres à
huit cent mille livres, dont la majeure partie appartenait probablement à
l'Hôpital. Pourtant,
la prospérité de l'Ordre était plus que suffisante pour exciter la cupidité
des flibustiers royaux ; son pouvoir et ses privilèges étaient assez
inquiétants pour éveiller de la méfiance dans l'esprit d'un despote moins
soupçonneux que Philippe le Bel. On a mis en avant beaucoup d'ingénieuses
théories pour expliquer l'acte de Philippe ; mais c'est se donner une peine
bien superflue. Dans la querelle avec Boniface VIII, bien que les Templiers
fussent accusés d'envoyer secrètement de l'argent à Rome au mépris des
prohibitions royales, ils soutinrent la cause de Philippe et signèrent un
acte approuvant et confirmant l'assemblée du Louvre, où, en juin 1303,
Boniface fut formellement accusé d'hérésie, en même temps qu'on faisait appel
à un futur concile pour résoudre la question. Entre le roi et les Templiers
l'entente était, d'ailleurs, si cordiale que des lettres royales du 10
juillet 1303 montrent que la perception de tous les revenus royaux dans la
France entière était confiée à Hugues de Péraud, Visiteur de l'Ordre en
France, qui avait failli être élu Grand Maître. En juin 1304, Philippe
confirma tous les privilèges des Templiers et, en octobre, il lança une
Ordonnance leur accordant de nouvelles prérogatives et reconnaissant leurs
mérites en termes chaleureux. En 1229, ils lui prêtèrent l'énorme somme de
cinq cent mille livres pour le douaire de sa sœur. En 1306 même, quand Hugues
de Péraud eut perdu deux mille marcs d'argent lors de la frauduleuse
disparition des banquiers florentins Tommaso et Vanno Mozzi, Philippe
intervint promptement et exigea d'Aimon, abbé de Saint Antoine, qui s'était
porté garant de la bonne foi des banquiers, la restitution de la somme.
Lorsque, dans ses graves embarras financiers, le roi altéra les monnaies au
point de provoquer une émeute à Paris, ce fut au Temple qu'il se réfugia, ce
furent les Templiers qui le défendirent contre les assauts de la foule. Mais
ces obligations mêmes devaient peser désagréablement à un monarque avide
d'absolutisme, hostile aux institutions féodales qu'il travaillait à
confisquer à son profit. Sans doute, le Temple n'était pas assez fort pour
arracher à la monarchie certaines provinces et les ériger en principauté
indépendante ; mais il pouvait, à un moment quelconque, devenir un danger
grave au cours de la lutte engagée contre les grands-feudataires qu'une
communauté de sympathies et d'intérêts unissait aux Chevaliers. Philippe
s'attachait à réduire ces seigneurs à l'obéissance en étendant la juridiction
royale ; or, les Templiers n'étaient soumis à aucune juridiction autre que
celle du Saint-Siège. Ils n'étaient pas les sujets du roi ; ils ne lui
devaient ni obéissance ni allégeance ; Philippe ne pouvait exiger d'eux le
service militaire comme il l'exigeait de ses évêques ; en revanche, ils
avaient le droit de déclarer la guerre et de conclure la paix, pour leur
propre compte, sans encourir de responsabilité envers personne ; ils étaient
revêtus de toute l'inviolabilité personnelle des ecclésiastiques, et le roi
ne possédait contre eux aucun des moyens de coercition dont il disposait à
l'égard du clergé gallican. Ils étaient exempts de toutes taxes, octrois et
douanes ; leurs domaines ne contribuaient en rien aux revenus de l'État ; le
roi pouvait seulement arracher au pape la concession d'une (lime. Alors
qu'ils étaient ainsi, en toute chose, indépendants du pouvoir civil, les Chevaliers
étaient tenus par leurs statuts à l'obéissance aveugle et passive envers
leurs propres supérieurs. L'ordre du Maître était l'ordre de Dieu ; nul
membre ne pouvait fermer à clef un sac ou une malle, se baigner ou se faire
saigner, ouvrir même une lettre d'un parent sans la permission de son
Commandeur ; toute désobéissance entrainait la perte de l'habit et
l'emprisonnement dans les chaînes, avec toutes les irrévocables incapacités
attachées à cette peine. Il est vrai qu'en 1295 des symptômes de turbulence
se manifestèrent au sein de l'Ordre ; il fallut que Boniface VIII intervint
pour contraindre les Frères à se soumettre à leur Maître ; mais ces troubles
s'étaient apaisés ; dans les rangs des Chevaliers, la discipline était une
obligation religieuse plus stricte encore que l'allégeance du vassal à son
suzerain. Cette congrégation de guerriers était une anomalie au milieu de
l'organisation féodale ; aussi, lorsque les Templiers semblèrent renoncer à
leur rôle militaire en Orient, Philippe, considérant leur richesse et le
nombre de leurs membres en France, devait voir en eux un obstacle éventuel à
ses desseins absolutistes et songer à se débarrasser d'eux dès qu'il le
pourrait. Au début de son règne, il avait cherché à mettre un terme aux
perpétuelles acquisitions des Ordres religieux et des Templiers, qui
faisaient tomber en main morte un nombre toujours croissant de domaines ;
l'insuccès même de ses efforts sur ce point devait avoir fortifié en lui le
sentiment du danger qui naissait de là. Si l'on demande pourquoi il s'attaqua
aux Templiers plutôt qu'aux Hospitaliers, la raison en est peut-être que le
Temple était le plus faible des deux Ordres, d'autant plus que le mystère
dont il entourait ses rites l'avait exposé, depuis longtemps, aux suspicions
et à la malignité populaire[8]. Walsingham
pense que le dessein de Philippe, en attaquant les Templiers, était d'obtenir
pour un de ses fils cadets le titre de Roi de Jérusalem, avec, comme apanage,
les domaines du Temple. Un tel projet cadrait parfaitement avec les idées du temps,
et eût eu pour résultat de précipiter de nouveau l'Europe contre la Syrie.
Ce- fut peut-être là, en effet, une des raisons initiales, car la candidature
de Philippe le Long au titre de Roi de Jérusalem fut posée et discutée au
concile de Vienne ; mais il est évident que nul souverain étranger n'aurait
permis que, sur ses domines, les possessions des Templiers passassent aux
mains d'un membre de l'ambitieuse maison Capétienne. En
vérité, pour expliquer l'action de Philippe, il est peu utile de chercher des
raisons autres que financières. Le roi était désespérément à court d'argent
pour parer aux continuelles et écrasantes dépenses de sa longue guerre contre
les Flamands. Il avait imposé de si lourdes taxes que certains de ses sujets
se révoltaient et que d'autres étaient sur le point d'en faire autant. Il
avait altéré les monnaies au point de mériter le surnom de Faux-monnayeur. Il
ne lui restait que peu de ressources — et encore moins de scrupules. Le flot
des confiscations dans le Languedoc commençait à tarir ; d'autre part, les
sommes énormes que ces confiscations avaient fournies au trésor royal pendant
plus d'un demi-siècle, enseignaient le profit d'une habile campagne contre
l'hérésie. Philippe venait précisément de mener à bien une opération
financière analogue à celle qu'il tillait tenter contre les Templiers : il
avait arrêté tous les Juifs du royaume, les avait dépouillés de leurs biens
et bannis ensuite sous peine de mort. Un mémoire touchant des projets à
l'étude, conservé encore aujourd'hui dans le Trésor des Chartes, montre qu'il
comptait bénéficier de même des biens confisqués aux Templiers.
Malheureusement pour lui, comme nous le verrons, it ne prenait pas garde que
ces biens, en tant que propriétés ecclésiastiques, étaient soumis aux droits
imprescriptibles de l'Église, L'histoire
de Squin de Florian, Templier renégat, et de Noffo Dei, méchant Florentin,
qui, tous deux condamnés à mort, auraient sauvé leur tête en machinant les
accusations contre les Chevaliers, est probablement une invention due à
l'imagination d'un chroniqueur et reproduite sans critique par beaucoup
d'autres[9]. Une intervention de ce genre
était d'ailleurs absolument superflue. L'étrange mystère dont les Templiers
couvraient leurs affaires intérieures aiguillonnait naturellement la
curiosité et les soupçons du peuple. Seul de tous les Ordres religieux, le
Temple célébrait dans l'intimité la plus stricte le cérémonial d'admission ;
les chapitres se tenaient au point du jour dans une salle dont les portes
étaient rigoureusement gardées ; nul de ceux qui avaient pris part à la
cérémonie ne devait parler de ce qui s'était passé, même à un autre Templier
étranger au chapitre, sous peine d'encourir la plus lourde peine,
l'expulsion. Il était inévitable que ces pratiques donnassent naissance à des
racontars et à des calomnies, expliquant le mystère par des rites infâmes
qu'il était impossible de célébrer au grand jour. Les Templiers eurent
beaucoup à souffrir de ces soupçons. Quand les juges demandèrent à Humbert
Blanc, Précepteur d'Auvergne, pourquoi, s'ils n'avaient rien à cacher, les
Frères observaient ainsi le secret, il ne put que répondre : « par
sottise ». Aussi rapportait-on communément que le néophyte était tenu de
baiser le c.. de son précepteur, fable que les Hospitaliers se firent un
plaisir de propager. Après cela, on comprend sans peine que le public
attribuât à l'Ordre le vice de sodomie ; c'était d'ailleurs un vice très
répandu au moyen âge, auquel les communautés religieuses étaient
particulièrement sujettes. Peu auparavant, en 1202, un scandale de ce genre
avait provoqué le bannissement de plusieurs profésseurs et théologiens de
l'Université de Paris. De plus sombres rumeurs avaient cours aussi, relatives
à des pratiques anti-chrétiennes introduites dans l'Ordre par un Grand Maître
qui, prisonnier du Soudan de Babylone, avait obtenu sa liberté en promettant
de rendre ces pratiques obligatoires. On contait encore cette légende : Aux
premiers temps de l'Ordre, deux Templiers chevauchaient une même monture dans
une bataille, au-delà des mers. Celui qui se tenait en avant se recommanda au
Christ et fut grièvement blessé ; l'autre se recommanda à celui qui pouvait
le mieux le secourir et resta sauf. Ce dernier était, disait-on, le démon
dissimulé sous la forme humaine ; il annonça à son camarade blessé que, s'il
voulait croire en lui, l'Ordre grandirait en prospérité et en puissance. Le
Templier se laissa séduire et, de ce jour, l'erreur et l'impiété envahirent
l'Ordre. Nous avons vu avec quelle facilité ces histoires trouvaient accès
auprès des esprits sans critique du moyen Age, comment elles s'amplifiaient et
se paraient des plus fantastiques détails. La mentalité publique était mûre
pour ajouter foi à tout ce qu'on lui raconterait sur les Templiers : une
étincelle devait suffire pour allumer l'incendie[10]. Les
ministres et les agents de Philippe, Guillaume de Nogaret, Guillaume de
Plaisian, Renaud de Roye et Enguerrand de Marigny, étaient parfaitement
capables d'apprécier l'occasion qui s'offrait d'enrichir le trésor royal ;
ils ne devaient pas être en peine de trouver des témoignages permettant de
dresser une formidable liste d'accusations, car nous avons vu combien il fut
facile de prouver, à l'aide de témoins d'apparence respectable, que Boniface
VIII était coupable de crimes non moins affreux. En l'espèce, la tâche était
encore plus aisée. Les Templiers ne pouvaient avoir échappé à la
démoralisation générale dont étaient entachés les Ordres monastiques ; il
devait y avoir nécessairement parmi eux nombre d'aventuriers sans scrupules,
prêts à commettre tout crime qui pût leur procurer quelque profit. De plus,
beaucoup d'anciens membres, expulsés pour leurs méfaits, n'avaient rien à
perdre en satisfaisant leurs rancunes. Il y avait aussi des apostats en
rupture de ban qui, s'ils étaient pris, étaient passibles d'emprisonnement ;
il y avait enfin une multitude de ribauds infâmes, toujours à la disposition
des agents royaux pour fournir, sur n'importe quoi, les témoignages demandés.
Ces témoignages furent réunis sans bruit par Guillaume de Nogaret et
conservés, dans le plus grand secret, à Corbeil, sous la garde du Dominicain
Humbert. L'hérésie était naturellement l'accusation la plus importante et
celle qu'il y avait le plus d'intérêt à produire. Sur ce chapitre,
l'Inquisition était un auxiliaire infaillible pour obtenir la condamnation
souhaitée. La rumeur publique, quel qu'en fût l'interprète, devait suffire à
justifier l'arrestation et la mise en jugement ; le procès engagé, il était
bien rare que la procédure inquisitoriale n'arrachât pas à la fin des preuves
de la culpabilité. Une fois l'affaire décidée en haut lieu, l'issue fatale ne
pouvait être douteuse : la condamnation des accusés était inévitable. Pourtant,
le succès de l'entreprise dépendait du bon vouloir de Clément V ; en effet,
les tribunaux d'Inquisition, qu'il s'agit du Saint-Office ou de l'Inquisition
épiscopale, étaient sous le contrôle du pape ; d'autre part, l'opinion
publique réclamait que les Templiers français ne fussent pas seuls reconnus
coupables, et que les membres étrangers subissent, eux aussi, la peine de
leurs crimes. Pour que Philippe pût jouir des confiscations qu'il se
promettait en France, il fallait que des mesures semblables fussent édictées
par toute l'Europe, et, pour cela, la coopération du Saint-Siège était
indispensable. Clément déclara plus tard que Philippe lui avait communiqué
son projet dans tous ses détails avant son couronnement à Lyon, le 14
novembre 1305[11] ; mais, en cette affaire, les
diverses bulles papales sont entachées de tant de mensonges qu'on ne peut
guère faire fond sur ce qu'elles affirment. Assurément, les propos
malveillants et diffamatoires qui couraient sur l'Ordre purent faire l'objet
de quelque entretien ; mais Clément ne mérite probablement pas le reproche
que lui ont adressé certains historiens, d'avoir voulu simplement leurrer
Molay et Villaret, lorsqu'il les convoqua en 1306. Il me semble plus
raisonnable de croire qu'en cette circonstance il agit de bonne foi et que ce
fut Molay lui-même qui, par son imprudence, en donnant à croire qu'il
s'établissait en France à titre permanent, excita les soupçons et la cupidité
du roi et transforma en une action décisive ce qui, jusqu'alors, n'avait été
qu'un vague projet[12]. Si
cette opinion est justifiée, Philippe ne fut pas long à mûrir son dessein et
ses agents se montrèrent actifs à recueillir les éléments de l'accusation. Au
cours de son entrevue avec Clément, à Poitiers, au printemps de 1307,
Philippe essaya vainement d'obtenir la condamnation de la mémoire de Boniface
VIII ; ayant échoué de ce côté, il abandonna provisoirement cette affaire et
mit en avant des charges contre les Templiers, mais sans résultat immédiat.
Clément manda Molay, qui se présenta en compagnie de Raimbaud de Caron,
Précepteur de Chypre, de Geoffroi de Jonneville, Précepteur d'Aquitaine et
Poitou, et d'Hugues de Péraud, Visiteur de France, les trois principaux
officiers de l'Ordre alors présents dans le royaume. On leur communiqua les
accusations dans toute leur hideur. Clément eut, par la suite, l'audace de
déclarer, à la face de l'Europe, que Molay, avant l'arrestation, lui avait
avoué la vérité de ces allégations, en présence des Chevaliers ses
subordonnés et de divers ecclésiastiques et laies ; mais c'est là un
abominable mensonge. Les Templiers revinrent à Paris, évidemment délivrés de
toute inquiétude, et persuadés qu'ils s'étaient complètement justifiés. Même
Molay, la veille de son arrestation, le 12 octobre, eut l'honneur de tenir un
des cordons du poêle aux obsèques de Catherine, femme de Charles de Valois,
honneur qu'on lui avait assurément rendu pour lui laisser croire qu'il
n'avait rien à craindre. Bien plus, le 24 août, Clément avait écrit à
Philippe pour l'engager à conclure la paix avec l'Angleterre ; dans sa
lettre, il faisait allusion aux accusations portées par le roi contre les
Templiers dans leurs entretiens à Lyon et à Poitiers, et aux représentations
faites à ce sujet par les agents du roi. Les griefs, disait-il, lui
semblaient incroyables et impossibles ; mais Molay et les principaux
officiers de l'Ordre s'étaient plaints de ces injurieuses dénonciations,
avaient à plusieurs reprises réclamé une enquête et offert de se soumettre
aux plus sévères châtiments si leur culpabilité était reconnue ; en
conséquence, Clément, d'après l'avis de ses cardinaux, se proposait
d'entamer, dès son retour à Poitiers, l'enquête demandée, en vue de laquelle
il priait le roi de lui transmettre les documents en sa possession. Il est
évident que, jusqu'alors, Clément était peu ému et qu'il &efforçait, dans
la mesure de son courage, d'enterrer l'affaire. Mais Philippe avait sous la
main toutes les ressources nécessaires pour atteindre son but, et il était
sûr que si l'Église se trouvait mêlée à la partie, Clément ne pourrait plus
songer A refuser son concours. L'Inquisiteur de France, Guillaume de Paris,
était en même temps chapelain du roi : on pouvait donc compter sur lui. Ce
personnage avait, de par ses fonctions, le devoir de prendre connaissance de
toute accusation d'hérésie et de requérir l'assistance du pouvoir séculier ;
d'autre part, sa redoutable autorité l'élevait au-dessus de toutes les
immunités spéciales et de l'inviolabilité personnelle des membres de l'Ordre.
Des témoins dignes de foi dénonçaient les Templiers comme hérétiques : Frère
Guillaume ne fit donc que se conformer strictement à la loi en sommant
Philippe d'arrêter les Chevaliers qui se trouvaient sur son territoire et de
les faire comparaitre devant le tribunal de l'Inquisition. Le
secret et l'unité d'action étaient les conditions nécessaires du succès.
Philippe, dès qu'il eut vu, par la lettre de Clément, qu'il ne pouvait
compter sur la coopération immédiate du pape, agit par lui-même sans perdre
un instant. Il soutint toujours que toutes ses décisions avaient été prises
sur l'ordre de l'inquisiteur, et, pour justifier sa hâte, prétendit que les
Chevaliers réunissaient leurs trésors et se préparaient à la fuite. Le 14
septembre, des lettres royales furent envoyées aux divers représentants du
roi sur toute l'étendue de la France, ordonnant, à la réquisition de Frère
Guillaume, l'arrestation simultanée, le 43 octobre, de tous les membres de
l'Ordre et la mise sous séquestre de tous leurs biens. Le 20 septembre, Frère
Guillaume adressa aux inquisiteurs et aux prieurs, sous-prieurs et lecteurs
dominicains une circulaire leur donnant mandat pour agir et énumérant les
crimes des Templiers, crimes qui suffisaient, selon lui, pour ébranler la
terre et bouleverser les éléments. Il avait, disait-il, examiné les
témoignages et réclamé l'assistance du roi ; il ajoutait adroitement que le
pape était informé des accusations portées contre les Chevaliers. Les
instructions royales ordonnaient que les Templiers arrêtés fussent
rigoureusement isolés ; ils devaient comparaître un à un devant les
commissaires inquisitoriaux ; on leur donnerait lecture des chefs
d'accusation ; on leur promettrait le pardon s'ils voulaient confesser la
vérité et revenir à l'Église ; on les avertirait qu'en cas de refus, ils
seraient mis à mort, et l'on n'épargnerait pas la torture pour obtenir les
aveux. Les dépositions ainsi recueillies seraient transmises d'urgence au
roi, sous le sceau des inquisiteurs. Tous les biens des Templiers seraient
mis sous séquestre et soigneusement inventoriés. En procédant à une mesure
qui devait soulever une si vive émotion, il fallait, dès l'abord, pouvoir la
justifier en alléguant les premiers aveux des inculpés. A cet effet, on ne
négligerait rien, promesses, menaces ou violences, pour arriver au résultat
souhaité[13]. Tout
cela était strictement conforme à la pratique inquisitoriale ; le résultat
répondit à l'attente du roi. Grâce à l'habileté de Guillaume de Nogaret, à
qui fut confiée la conduite de toute l'affaire, les arrestations furent
opérées, par tout le royaume, le 13 octobre, au lever du soleil ; peu de
Templiers réussirent à fuir. Nogaret lui-même prit possession du Temple de
Paris où furent arrêtés environ cent quarante Templiers, parmi lesquels Molay
et ses principaux officiers. Le trésor de l'Ordre tomba entre les mains du
roi. De nombreux indices avaient annoncé cette catastrophe ; mais les
Templiers connaissaient mal l'audace de Philippe et n'avaient fait aucun
préparatif pour détourner le coup. Ils se trouvaient désormais désarmés, au
pouvoir de l'impitoyable tribunal qui saurait à son gré leur arracher des
aveux de culpabilité et les livrer au mépris et à l'exécration du genre
humain. Le
premier soin de Philippe fut de s'assurer l'appui de l'opinion publique et de
calmer l'agitation causée par cet événement inattendu. Le lendemain, samedi
14 octobre, les maitres de l'Université et les chanoines de la cathédrale
furent convoqués à Notre-Dame, où Guillaume de Nogaret, le Prévôt de Paris et
d'autres fonctionnaires royaux firent l'exposé des crimes dont les Templiers
étaient accusés. Le jour suivant, dimanche 45, le peuple fut invité à se
réunir dans le jardin du palais royal, où les Dominicains et les orateurs
royaux lui expliquèrent l'affaire ; des mesures analogues furent adoptées par
tout le royaume. Le lundi 16, des lettres royales furent envoyées à tous les
princes de la Chrétienté, pour annoncer la découverte de l'hérésie des
Templiers et presser les princes de seconder le roi dans la défense de la
foi, en se conformant à son exemple. Aussitôt après, l'Inquisition se mit
diligemment 262 à l'œuvre. Du 19 octobre au 24 novembre, Frère Guillaume et
ses auxiliaires s'occupèrent à enregistrer les confessions de cent
trente-huit prisonniers arrêtés au Temple ; les moyens employés étaient si
efficaces que tous, sauf trois, reconnurent au moins quelques-unes des
charges. Ce qu'étaient ces moyens, les procès-verbaux s'abstiennent
naturellement de l'indiquer, var nous savons que la confession officielle
était toujours rédigée au sortir de la chambre de torture et que la victime
était tenue de jurer qu'elle avouait librement et sans contrainte, sans
crainte ni violence, bien que le malheureux sût que, s'il rétractait ce qu'il
avait dit ou promis de dire sur la roue, il s'exposait à une nouvelle
torture, ou au bûcher, comme hérétique relaps. Les mêmes scènes se répétèrent
sur toute l'étendue de la France, où les mandataires de Frère Guillaume, et
parfois Frère Guillaume en personne, avec le concours des fonctionnaires
royaux, menaient à bien la même besogne. D'ailleurs, le conciliant Guillaume,
à défaut d'auxiliaires propres à un travail si considérable, chargeait à
l'occasion les délégués royaux d'agir à sa place. On a conservé quelques
procès-verbaux des interrogatoires tenus en Champagne, en Normandie, dans le Quercy,
à Bigorre, à Beaucaire et dans le Languedoc ; ces documents font parfois
mention de la torture, ce qui indique qu'elle était employée au besoin. Mais
elle n'était pas toujours indispensable : la promesse du pardon et la menace
du bûcher, jointes à la privation de nourriture et à la rigueur de la
détention, suffisaient fréquemment à délier les langues. La procédure
inquisitoriale était appliquée dans toute sa sévérité, comme l'atteste le
nombre des morts et des suicides mentionnés sur les registres. Dans la seule
ville de Paris, d'après le témoignage de Ponsard de Gisiac, trente-six
Templiers périrent des suites de la torture ; à Sens, suivant Jacques de
Sorciac, vingt-cinq étaient morts de leurs blessures et de leurs souffrances
; en d'autres lieux, la mortalité fut aussi considérable. Quand plus tard
certains Templiers répétèrent leurs confessions devant le pape et les
cardinaux en consistoire, ils dénoncèrent les tortures excessives qu'ils
avaient endurées, ce qui n'empêcha pas Clément de spécifier, en relatant
cette affaire, que leurs confessions avaient été libres et spontanées. Comme
bien on le pense, Molay ne fut pas épargné ; on le réduisit promptement à
merci. Sa confession du 24 octobre est extrêmement brève, sans doute, et
n'admet qu'une partie des erreurs qu'on lui reprochait ; mais on obtint de
lui qu'il signât une lettre adressée aux Frères, leur faisant savoir qu'il
avait avoué et les engageant à faire de même, puisqu'ils avaient été jadis
égarés par la même erreur. Dès que Molay et les autres chefs de l'Ordre se
trouvèrent ainsi compromis, les maîtres et les étudiants de toutes les
facultés de l'Université furent invités à s'assembler au Temple ; les
malheureuses victimes comparurent devant cet auditoire et durent répéter
leurs confessions, ce qu'ils firent, en ajoutant que les erreurs qu'on leur
reprochait avaient régné dans l'Ordre depuis plus de trente ans. Ces
prétendues erreurs étaient au nombre de cinq : 1° Quand un néophyte était
reçu, le Précepteur le menait derrière l'autel ou dans la sacristie, ou dans
quelque autre lieu écarté, lui montrait un crucifix, l'obligeait â renier
trois fois le Prophète et à cracher sur la croix. 2° On dépouillait le
néophyte de ses vêtements et le Précepteur le baisait à trois reprises sur le
c.., sur le nombril et sur la bouche. 3° On disait ensuite au néophyte que la
sodomie était louable ; ce vice était, en effet, pratiqué communément dans
tout l'Ordre. 4° La corde que les Templiers portaient jour et nuit sur leur
chemise, comme symbole de chasteté, avait été consacrée en l'enroulant autour
d'une idole en forme de tête humaine à longue barbe, et cette tête, bien que
connue seulement du Grand Maitre et des plus anciens membres, était adorée
dans les chapitres. 5° Les prêtres de l'Ordre ne consacraient pas l'hostie en
célébrant l'office. — En août 1308, lorsque Clément envoya sur tous les
points de l'Europe des listes de questions à poser aux accusés — listes
dressées pour lui par Philippe et comprenant, suivant le modèle adopté, de
quatre-vingt-sept à cent-vingt-sept questions —, ces cinq charges y
figurèrent constamment, plus ou moins modifiées et amplifiées, en raison du nombre
immense de confessions qui avaient été recueillies dans l'intervalle. On
ajoutait que les baisers impudiques étaient réciproques, échangés entre le
Chevalier chargé de la réception et le candidat admis ; que les Templiers ne
croyaient pas au sacrement de l'autel ; qu'un chat paraissait dans les chapitres
et que les Frères lui rendaient un culte ; que le Grand-Maître ou Précepteur
qui présidait un chapitre était considéré comme capable d'absoudre tout péché
; qu'on apprenait aux Frères à acquérir des biens pour l'Ordre par des moyens
licites ou illicites. Ces prévarications, assurait-on, n'étaient pas des
erreurs passagères : c'étaient des règles fixes et immuables, établies dans
l'Ordre à une époque si reculée qu'aucun membre n'avait conservé le souvenir
de leur origine. On reprochait encore à l'Ordre le mystère dont il
s'enveloppait et la négligence qu'il apportait à la distribution des aumônes.
Mais toutes ces accusations ne satisfaisaient pas encore l'imagination
populaire : les plus absurdes fantaisies trouvaient accès auprès des esprits
crédules, comme il arrivait si souvent dans les affaires d'hérésie. Les
Templiers avaient, disait-on, consenti à trahir saint Louis et la forteresse
d'Acre ; ils avaient conclu un accord avec le Soudan de Babylone, si bien
qu'au cas où une nouvelle croisade serait entreprise, tous les Chrétiens se
trouveraient vendus à l'Infidèle. Ils avaient emporté une partie du trésor
royal, causant ainsi grand dommage au royaume. La corde de chasteté devint un
ceinturon de cuir, porté sur la peau même ; la mahommerie de ce
ceinturon était si puissante qu'un Templier ne pouvait, tant qu'il le
portait, renoncer à ses erreurs. Parfois on brûlait un Templier mort dans
l'hérésie et, avec ses cendres, on composait une poudre qui confirmait les
néophytes dans leur infidélité. Quand un enfant naissait d'une vierge séduite
par un Templier, on le faisait rôtir et sa graisse servait à fabriquer un
onguent dont on enduisait les idoles adorées dans les chapitres, et honorées,
ajoutaient quelques-uns, de sacrifices humains. Telles étaient les fables
qui, passant de bouche en bouche, contribuaient à accroitre l'horreur du
peuple pour les victimes du roi. Il
n'est pas inutile de discuter ici la question toujours controversée de la
culpabilité ou de l'innocence de l'Ordre. Les critiques ont été amenés, par
des raisons diverses, à attribuer aux Templiers des erreurs manichéennes,
gnostiques ou cabalistiques, qui justifieraient, en quelque mesure, leur
triste sort. liammer-Purgstall se vantait d'avoir découvert et identifié
jusqu'à trente images adorées par les Templiers, bien qu'à l'époque de leur
brusque arrestation, l'inquisition, secondée par les créatures de Philippe,
ait été incapable de mettre la main sur une seule idole. L'unique objet qui
ressemblât à une idole était un petit reliquaire de métal en forme de tête de
femme, provenant du Temple de Paris, où l'on trouva un petit crâne conservé
comme relique, qu'on considérait comme celui d'une des Onze Mille Vierges[14]. Ce seul
fait suffit à réfuter la plus grave des accusations, car, si l'on ajoute foi
aux dépositions de certains accusés, ces idoles étaient conservées dans les
Commanderies et servaient à toutes les réceptions de néophytes. Quant aux
autres charges, qui n'admettaient pas de preuve matérielle de ce genre, remarquons
que les théoriciens modernes ont beaucoup insisté sur le fait que les règles
et les statuts de l'Ordre étaient réservés exclusivement aux chefs, pour en
conclure qu'ils devaient contenir l'énoncé des secrets mystères de l'hérésie.
Or, la procédure n'a produit aucune allégation de ce genre ; les accusateurs
n'invoquaient jamais le texte des statuts, bien qu'on ait dû s'emparer de
nombreux exemplaires lors de l'arrestation soudaine des Templiers. Le silence
de l'accusation à cet égard est tout à fait concluant. D'ailleurs, quelque
soin qu'on ait pris de détruire les statuts du Temple, deux ou trois
exemplaires ont survécu et ont été publiés de nos jours. Ils respirent
uniquement la piété la plus ascétique, la dévotion la plus absolue à l'Église
; les nombreux faits cités à l'appui de leurs prescriptions montrent que,
jusqu'à une époque peu antérieure à la destruction de l'Ordre, on avait tenté
de constants efforts pour imposer l'observance de la stricte Règle élaborée
par saint Bernard et promulguée par le concile de Troyes, en 1128. Il
n'existe donc contre l'Ordre aucun témoignage matériel, aucune preuve externe
; toute l'accusation repose exclusivement sur des confessions arrachées par
la promesse du pardon et la menace du bûcher, par la torture, par la menace
de la torture ou par la torture indirecte, c'est-à-dire par l'emprisonnement
rigoureux et la privation de nourriture, méthodes dont l'Inquisition, tant
pontificale qu'épiscopale, savait si bien tirer parti. Nous verrons, dans la
suite de ce récit, que chaque fois que ces moyens furent négligés, on ne put
obtenir aucun aveu de culpabilité[15]. Nul homme un peu versé dans la
jurisprudence criminelle du moyen âge ne saurait faire le moindre cas de
confessions obtenues par de tels moyens. L'affaire des Stedingers nous a
permis de voir avec quelle facilité on rendait vraisemblable les accusations
les moins fondées. La carrière de Conrad de Marbourg nous a montré comment la
crainte de la mort et la promesse de l'absolution amenaient aisément des gens
de haute naissance ou de situation élevée à se charger des crimes les plus
vils et les plus invraisemblables. Nous verrons enfin, lorsque nous
étudierons la persécution engagée contre les sorcières, avec quelle aisance
la roue et l'estrapade arrachaient à des victimes de tout rang l'aveu
qu'elles avaient pris part au Sabbat, entretenu des relations sexuelles avec
des démons, jeté des sorts pour faire dépérir les moissons, provoqué des
orages de grêle, tué, à l'aide de charmes magiques, des hommes et des
bestiaux. Les chevauchées de sorcières volant à travers les airs sur des
manches à balai, le commerce avec les incubes et les succubes, toutes ces
accusations fantastiques 'reposent sur des témoignages de même qualité, mais
de bien plus grand poids que les preuves sur la foi desquelles on
condamna-les Templiers ; car la sorcière était sûre d'être brûlée si elle
avouait et courait la chance d'échapper si elle résistait à la torture, au
lieu que le Templier était menacé de mort s'il persistait à nier et
s'entendait promettre l'impunité en récompense d'un aveu. Si nous admettons
ces prétendues preuves contre les Templiers, nous ne pouvons honnêtement les
rejeter en ce qui concerne les sorcières ! Puisque
l'ensemble des témoignages est ainsi dépourvu de toute valeur intrinsèque, la
seule méthode pour analyser scientifiquement l'affaire est de passer au
crible la masse des dépositions et d'en déterminer le degré de vraisemblance,
d'après la nature même des faits qu'elles allèguent. Plusieurs centaines de
dépositions nous sont parvenues, recueillies en France, en Angleterre et en
Italie. Le plus souvent elles sont à charge, car les affirmations d'innocence
étaient généralement supprimées et l'on attachait le plus de valeur aux
témoignages les plus accablants. Ces" documents sont assez nombreux et
fournissent assez de matériaux pour permettre d'apprécier la qualité des
preuves qui firent condamner les Templiers ; appliquons à ces données le
critérium du sens commun et nous serons sûrs de serrer de près la vérité. Tout
d'abord, on se heurte à une invraisemblance qui tient à la nature même de
l'Ordre : une association riche et ambitieuse, comme était celle des
Templiers, ne pouvait se vouer secrètement à la dangereuse besogne de jeter
les fondements d'une religion nouvelle. S'ils réussissaient à supplanter le
Christianisme, ce succès ne leur vaudrait aucun avantage particulier, tandis
que, s'ils étaient découverts, chose infiniment probable, leur perte était
assurée. Admettre que les Templiers fussent les adeptes d'une hérésie
particulière, c'est leur attribuer une exaltation spirituelle et une
résignation au martyre que l'on pouvait attendre d'ascètes tels que les
Cathares ou les Dolcinistes, mais qui étaient nécessairement étrangères à un
Ordre dont le vice dissolvant était, en réalité, la prédominance des intérêts
séculiers. En second lieu, si les Templiers avaient été occupés à propager
une foi nouvelle, sous les yeux de l'Inquisition, ils se seraient montrés
circonspects dans le choix des étrangers qu'ils initiaient ; ils auraient
fait preuve d'une extrême réserve dans l'admission des membres et ne leur
auraient révélé les secrets que peu à peu, lorsqu'ils auraient jugé les
néophytes dignes de confiance et disposés à courir le risque du martyre. En
troisième lieu, si quelque dogme nouveau avait été secrètement professé comme
partie intégrante de la Règle, les doctrines en auraient été strictement
définies et le rituel rigoureusement appliqué ; en conséquence, les témoins
qui ont relaté leur initiation auraient tous rapporté le même récit et fourni
les mêmes détails. Pour
répondre à l'objection tirée de la nature même de l'Ordre, il faudrait des
témoignages tout à fait catégoriques et concordants ; or, on ne possède que
des confessions arrachées par la menace de la torture et l'on ne voit pas un
seul de ces prétendus hérétiques persistant dans la croyance qui lui est
imputée. En second lieu, nous constatons, par les dépositions elles-mêmes,
que l'admission des néophytes n'est subordonnée à aucune mesure de
précaution. Aucun témoin ne mentionne un stage, une épreuve préliminaire,
bien que plusieurs laissent entendre qu'ils ont obtenu d'être admis en cédant
l'intégralité de leurs biens à l'Ordre. D'ailleurs, une des charges invoquées
était précisément l'absence de tout noviciat, le fait que les candidats
devenaient, de plano, membres titulaires, ce qui, d'après
l'explication fournie par un chevalier du Mas-Deu, tenait à ce que leurs
services étaient immédiatement requis contre les Sarrasins. On admettait des
jeunes gens et même, en violation des statuts de l'Ordre, des enfants à
partir de dix ou onze ans. Des Chevaliers de haute naissance, des prêtres,
des laboureurs, des ouvriers agricoles, des valets et artisans de toute
sorte, entraient ainsi dans l'Ordre ; or, si l'on ajoute foi à certaines
dépositions, tous ces hommes étaient indistinctement tenus, sous peine de
mort ou d'emprisonnement perpétuel, de subir les plus dures humiliations
personnelles et d'accomplir l'horrible cérémonie consistant à cracher sur la
croix ou à souiller d'outrages plus honteux encore cet emblème, objet de leur
vénération et symbole de leur foi 1 Cette façon de propager l'hérésie par
force dans l'Europe de l'Inquisition, de confier d'aussi terribles secrets à
des enfants et à des hommes de toute condition, est une conception si puérile
et si absurde, qu'elle suffit à discréditer entièrement les confessions où
elle se rencontre. L'autorité
des témoignages n'est pas moins compromise par les détails contradictoires
dont ils fourmillent. On interrogeait l'accusé sur une série de charges
laborieusement échafaudées ; on lui demandait successivement de répondre à
chaque chef d'accusation, si bien que les grandes lignes de ces prétendues
confessions étaient toujours arrêtées d'avance. Si les griefs avaient été
fondés, les réponses auraient peu varié ; mais au lieu d'une foi bien définie
et d'un rituel systématique, on constate toutes les variations que purent
imaginer des témoins s'efforçant d'inventer des histoires propres à
satisfaire les bourreaux. Certains dirent qu'on leur inculquait le Déisme,
que seul le Dieu du ciel devait être adoré. D'autres affirmaient qu'on les
obligeait à renier Dieu. La formule généralement alléguée consistait à
renoncer au Christ, ou à Jésus ; mais d'autres étaient invités à renier Notre
Sire, ou la Profeta, ou le Christ, la Vierge et les Saints. Certains
déclarèrent qu'ils ne pouvaient se rappeler s'ils avaient renoncé Dieu ou le
Christ. Parfois il est dit qu'on leur enseignait qu'il ne fallait pas croire
au Christ, que c'était un faux prophète,' titra avait souffert pour ses
propres péchés ; mais, le plus souvent, la seule raison alléguée était que
telle était la Règle de l'Ordre. Là même confusion se retrouve en ce qui
concerne l'idole, sur laquelle s'est tant exercée l'imagination des
commentateurs. Certains témoins juraient que cette idole était exhibée chaque
fois qu'on recevait un néophyte, et (tue l'adoration de l'idole faisait
partie du cérémonial de réception ; d'autres, qu'elle était exhibée et adorée
seulement dans le mystère des chapitres ; la plupart déclaraient ne l'avoir
jamais vue et n'en avoir jamais entendu parler. Parmi ceux qui prétendirent
l'avoir vue, il s'en trouva à peine deux pour la décrire de façon identique,
et cela, grâce aux données fournies par les chefs d'accusation, qui la
représentaient comme ayant la forme d'une tête. Parfois cette tête est noire,
parfois elle est blanche ; tantôt elle porte des cheveux noirs, tantôt une
chevelure grisonnante, tantôt encore elle est pourvue d'une longue barbe
blanche. Certains témoins avaient vu son cou et ses épaules couverts d'or ;
un autre déclarait que c'était un démon (Maufé) qu'on ne pouvait contempler
sans trembler ; un autre assurait que la tête avait en guise d'yeux des
escarboucles qui illuminaient toute la salle ; un autre, qu'elle avait deux
visages ; un autre, qu'elle en avait trois ; un autre, qu'elle avait quatre jambes,
deux par derrière et deux par devant ; un autre encore disait que c'était une
statue à trois têtes. Parfois c'est un tableau, parfois une plaque peinte,
parfois une statuette de femme que le Précepteur tenait cachée sous ses
vêtements et Montrait aux fidèles ; parfois encore, t'est une statue de jeune
garçon, haute d'ale coudée, précieusement gardée au fond du trésor de la
Préceptorerie. D'après un témoin, cette idole n'est pas humaine et affecte la
forme d'un veau. Parfois on l'appelle le Sauveur, parfois Bafomet
ou Maguineth — corruption de Mahomet — et on l'adore sous le nom
d'Allah. Parfois c'est Dieu, créateur de toutes choses, qui fait fleurir les
arbres et germer les plantes ; parfois encore c'est un ami de Dieu qui peut
intercéder auprès de lui en faveur d'un suppliant. Parfois l'idole rend des
oracles ; parfois elle est accompagnée ou remplacée par le Démon-qui prend la
forme d'un chat gris ou noir ou d'un -corbeau, et qui répond aux questions
qu'on lui pose ; la cérémonie s'achevait, comme le sabbat des sorcières, par
l'entrée de démons sous l'aspect de femmes parfaitement belles[16]. On
remarque des contradictions analogues dans les témoignages relatifs aux rites
de l'admission. Les particularités spécifiées par la Règle sont décrites avec
précision et d'une 272 manière concordante, mais quand les témoins en
arrivent aux rites sacrilèges qu'on leur impute, ils se perdent au milieu des
fantaisies les plus variées et s'abandonnent à leur imagination.
Généralement, on exige à la fois que le néophyte renie le Christ et qu'il
crache sur la croix ; mais souvent l'une ou l'autre de ces formalités suffit.
Parfois cracher ne suffit pas ; il faut encore fouler aux pieds la croix ou
même la souiller d'urine ; quelques témoins trop zélés déclaraient que les
Templiers s'assemblaient annuellement pour accomplir cette dernière cérémonie
; d'autres, tout en admettant le sacrilège des rites de réception, disaient
que l'adoration annuelle de la croix, le Vendredi Saint, était observée avec
grande dévotion, conformément aux prescriptions de la Règle[17]. Généralement on disait que
l'objet de l'outrage était une croix toute simple ; mais parfois il est
question d'un crucifix ou d'une image de la crucifixion dans un missel ; la
croix que portait le manteau du Précepteur servait aussi communément ; d'ailleurs,
deux lignes tracées en croix sur le sol suffisaient. Souvent le néophyte
était simplement tenu de cracher trois fois à terre sans rien dire et sans
spécifier que cette marque de mépris s'adressât au Christ. Nombre de témoins
affirmèrent que le sacrilège était accompli sous les yeux de tous les Frères
assemblés : d'autres, que le néophyte était mené dans un coin sombre, ou
derrière l'autel, ou dans une autre salle rigoureusement close ; parfois la
cérémonie avait lieu dans un champ, parfois dans une grange, parfois dans une
boutique de tonnelier, parfois encore dans une pièce qui servait à la
fabrication des chaussures. Généralement on disait que le Précepteur imposait
au néophyte l'obligation d'accomplir ce sacrilège ; mais souvent le soin
était confié à un ou â plusieurs Frères Servants ; une fois même la personne
qui officiait avait la tête cachée sous un capuchon. Presque toujours ce rite
faisait partie du cérémonial de réception ; parfois même, il se plaçait avant
l'administration des vœux ou la collation de l'habit ; mais, généralement, il
avait lieu à la fin de la cérémonie, lorsque le néophyte était complètement
préparé. Pourtant, il arrivait, à l'occasion, que cette formalité fût remise
à un autre moment, ou au lendemain, ou à un jour plus éloigné ; deux ou trois
fois même on l'avait différée de plusieurs mois ou de plusieurs années.
Certains témoins déclaraient qu'elle faisait partie de toutes les admissions,
d'autres qu'elle leur avait été imposée à eux-mêmes, mais qu'il n'en avait
plus été question dans les réceptions auxquelles ils avaient assisté. En
général, ils juraient que c'était là une des règles de l'Ordre ; mais, à
certains autres, on avait expliqué que c'était une plaisanterie ; d'autres
disaient qu'on leur avait ordonné d'accomplir cet acte avec leur bouche, non
avec leur cœur. Un témoin dépose qu'on lui avait donné le choix ou de renier
le Christ, ou de cracher sur la croix, ou d'accepter et de rendre le baiser
impudique : il avait préféré cracher sur la croix. D'ailleurs, les
témoignages relatifs à l'obligation même du sacrilège sont désespérément
contradictoires. En bien des cas le néophyte pouvait en être dispensé au prix
d'une légère résistance ; mais parfois on le jetait dans un noir donjon
jusqu'à ce qu'il cédât. Egidio, Précepteur de San Gemignano de Florence,
rapporta qu'il avait vu deux néophytes récalcitrants traies, dans les fers, à
Rome, où ils avaient péri en prison ; Niccolô Regino, Précepteur de Grosseto,
déclara que les néophytes, en cas de refus, étaient tués ou envoyés au loin,
en Sardaigne par exemple, jusqu'à la fin de leurs jours. Geoffroi de Charney,
Précepteur de Normandie, jura qu'il avait imposé cette obligation au premier
néophyte reçu par lui, mais qu'il y avait absolument renoncé par la suite ;
Gui Dauphin, un des officiers supérieurs de l'Ordre, fit une déclaration à
peu près identique ; Gaucher de Liancourt, Précepteur de Reims, affirma,
d'autre part, qu'il avait toujours exigé l'accomplissement de ce rite : s'il
n'avait pas agi ainsi, il aurait été emprisonné pour la vie. Hugues de
Péraud, le Visiteur de France, déclara que c'était, à ses yeux, une chose
obligatoire[18]. Une
autre accusation mérite qu'on s'y arrête un instant, parce qu'elle constitue
une preuve de plus de la pauvreté des charges accumulées pour perdre l'Ordre.
H s'agit du droit que s'arrogeait le Précepteur, dans les chapitres
hebdomadaires, d'absoudre de leurs péchés tous les Frères présents, usurpant
ainsi, quoique laïque, les fonctions d'un prêtre dans l'administration d'un
sacrement. Les chapitres étaient des réunions religieuses dont l'objet était
la confession des péchés, suivie de l'infliction de pénitences et de
l'absolution ; ce fait était si notoire que, vers la fin du XIIIe siècle, un
auteur reproche aux trois Ordres, Templiers, Hospitaliers et Chevaliers
Teutoniques, d'empiéter ainsi sur les fonctions sacerdotales[19]. D'ailleurs, la question de
savoir si une telle absolution était valable avait déjà été soulevée, mais
non résolue, par Raymond de Pennaforte, dans la première moitié du siècle.
Cette coutume est facile à expliquer. L'Ordre avait été fondé avant qu'on érigeât
la pénitence en sacrement et que l'administration en eût été réservée aux
prêtres ; à cette époque, la confession auriculaire n'était pas encore
obligatoire. Le Temple était un Ordre monastique, et tous les Ordres
monastiques avaient coutume de tenir des chapitres quotidiens ou
hebdomadaires, dans lesquels les Frères étaient admis à confesser leurs
péchés, à recevoir une pénitence, — généralement la flagellation immédiate —
et à obtenir l'absolution des mains du dignitaire qui présidait, que ce dernier
fût ou non investi des ordres. A l'époque de saint Thomas d'Aquin, on
considérait encore cette absolution comme valable, même lorsqu'elle était
accordée par un laïc. En 1317, Astesanus admet cette doctrine, que
combattirent plus tard divers théologiens. D'ailleurs, la vieille opinion
d'après laquelle, en l'absence d'un prêtre ou par suite de l'indignité de
celui-ci, tout laïc pouvait entendre des confessions et accorder
l'absolution, n'était pas encore abolie. Même après l'institution de la
théorie sacramentelle, Thomas d'Aquin explique qu'en pareille occurrence Dieu
prend la place du prêtre : l'absolution est en quelque sorte sacramentelle et
assure le pardon de Dieu, sans comporter cependant réconciliation avec
l'Église. La
Règle du Temple était fondée sur celle de Cîteaux. Dans sa simplicité
première, telle qu'elle fut formulée par le concile de Troyes en 1127, le
soin d'entendre les confessions et d'imposer les pénitences est entièrement
confié au Maître. Dans la recension nouvelle et plus compliquée, qui remonte
environ au milieu du XIIIe siècle, on voit prescrire la tenue de chapitres,
chaque fois que plus de quatre Frères se trouveront réunis, la veille de Noël,
de Pâques, de la Pentecôte et tous les dimanches à l'exception des dimanches
de ces trois fêtes. Ces chapitres seront consacrés à la confession des péchés
et â la pénitence. En fait, le chapitre était un confessionnal, et chaque
Frère devait, avant d'y entrer, faire son examen de conscience et rechercher
s'il n'avait pas à confesser quelque infraction à la Règle. De même que dans
les chapitres monastiques, il pouvait se voir accuser de péchés qu'il ne
confessait pas. A moins que le crime ne fût grave et n'entraînât quelque
peine sévère, telle que l'emprisonnement ou l'expulsion, c'était le chapitre
lui-même qui fixait la pénitence ; généralement, on infligeait la
flagellation sur le dos nu ; toua les assistants devaient demander à Dieu de
pardonner au pénitent, qui était invité à subir la peine avec joie ; c'était
du péché, non de la pénitence qu'il devait avoir honte. Au
cours du XIIIe siècle, la coutume de cette confession capitulaire se perdit
peu A peu dans les Ordres monastiques, tandis que devenait universelle la
pratique de la confession auriculaire faite A un prêtre. Le coupable
échappait ainsi à la honte de révéler ses péchés devant ses Frères ; il avait
aussi l'avantage de s'en remettre A la discrétion du confesseur, qui pouvait
le tenir quitte au prix d'une pénitence très légère. Comme
l'essence de la pénitence sacramentelle était son caractère spontané, le
pénitent devait être consulté au sujet de cette infliction ; il pouvait
choisir de compléter sa peine au purgatoire, et, parmi les théologiens, ce
fut bientôt un lieu commun que le confesseur pouvait donner l'absolution
pourvu qu'il eût amené le pécheur à réciter une seule fois le Pater, en guise
de pénitence. C'était là une méthode beaucoup plus attrayante que la sévère
discipline du chapitre : aussi les Templiers suivirent-ils l'exemple donné
par les autres Ordres religieux et la coutume de la confession capitulaire
fut, semble-t-il, à peu près abandonnée. L'absolution par le Précepteur
devint une formule, accordant rémission des péchés que les Frères
dissimulaient par honte ou par crainte de la pénitence[20]. Trois confessions
sacramentelles par an remplacèrent les confessions capitulaires hebdomadaires
; elles ne pouvaient être entendues que par un chapelain de l'Ordre. On peut
voir dans ce fait à la fois une des causes et une des conséquences de la
croissante démoralisation de l'Ordre ; aussi cette pratique nouvelle fut
accueillie peu favorablement par les partisans de la stricte observance. Vers
1300, Giraud de Villiers, Visiteur de France, reprocha au prêtre Jean de
Calmota d'accorder trop facilement l'absolution à des Frères coupables, —
tort que ce prêtre partageait d'ailleurs avec d'autres chapelains. Les
privilèges de l'Ordre, affirme le Visiteur, permettent aux Précepteurs
d'accorder l'absolution dans les chapitres, et si cette coutume s'était
maintenue, on ne verrait pas tant de concussions et de crimes divers ; au
contraire, les prêtres vendent l'absolution et prennent leur part dans les
malversations qui ruinent le Temple. Ainsi, bien que pratiquement tombé en
désuétude, le droit d'absolution était toujours revendiqué par les
Précepteurs ; c'est probablement à quelque assertion de ce genre que fait
allusion Clément V dans la bulle Faciens misericordiam, lorsqu'il
déclare que Molay, antérieurement à son arrestation, a affirmé ce droit en
présence *de plusieurs grands personnages. Il est impossible que Clément et
les savants docteurs de la Curie aient ignoré que la coutume de la confession
capitulaire fût traditionnelle dans les Ordres monastiques et militaires, et
que la validité de l'absolution accordée en de telles circonstances par des
laïques eût été admise par des théologiens comme Thomas d'Aquin. En
s'efforçant de faire croire à la Chrétienté que c'était là une hérésie
particulière aux Templiers, les persécuteurs attestaient qu'ils avaient
conscience de la faiblesse de leur cause et qu'ils étaient prêts, pour
atteindre leur but, à recourir à toutes sortes d'improbités. Il est
superflu de poursuivre cette analyse en ce qui concerne les autres charges,
la corde de chasteté, les baisers obscènes, la licence de se livrer à la
sodomie, la mutilation des canons de la messe[21]. Sur tous ces points on
retrouve l'inextricable confusion que nous avons relevée au sujet du
reniement du Christ. Comme les témoins avaient été reçus dans l'Ordre à des
époques diverses, les uns cinquante ou soixante ans auparavant, d'autres
quelques mois à peine avant les poursuites, et dans des lieux situés aux deux
extrémités de l'Europe, comme la Palestine et l'Angleterre, on pourrait
prétendre expliquer les divergences des témoignages par des usages locaux ou
par l'évolution de la doctrine et du rituel. Mais l'examen des confessions
montre qu'une telle explication est insuffisante ; il est impossible de
classer les révélations par groupes, d'après l'époque ou le lieu de la
cérémonie. Mais on peut instituer une classification tout à fait
significative, d'après le tribunal devant lequel comparurent les accusés. Ce
fait est souvent très sensible dans les dépositions des deux cents vingt-cinq
inculpés qui furent envoyés, de diverses régions de la France, à la
commission pontificale et furent interrogés en 1310 et 1311. Généralement ils
faisaient effort pour que leurs dépositions concordassent avec celles qu'ils
avaient prononcées devant l'Inquisition épiscopale ; on peut croire qu'ils
restaient aussi fidèles à leur première version que leur mémoire le leur
permettait. Or, il est facile de constater que l'emploi, plus ou moins
sévère, des mesures rigoureuses, ou encore l'entente entre les prisonniers
réunis dans une même geôle, donnèrent naissance à des récits combinés de
façon à satisfaire les juges. Ainsi les confessions recueillies par
l'Ordinaire de Poitiers présentent un caractère différent de celles que sut
arracher l'évêque de Clermont ; on peut former des catégories distinctes avec
les pénitents de l'évêque du Mans, de l'archevêque de Sens, de l'archevêque
de Tours, des évêques d'Amiens, de Rodez, de Mâcon, bref, de presque tous les
prélats qui jouèrent un rôle dans cette horrible tragédie. Une
autre particularité qui doit rendre suspects tous les témoignages, est le
grand nombre des témoins qui jurèrent avoir confessé le sacrilège commis par
eux à des prêtres et à des moines de tout genre, à des évêques et même à des
pénitenciers pontificaux, et avoir reçu l'absolution après l'infliction d'une
pénitence, généralement légère, telle que l'obligation de jeûner le vendredi
pendant quelques mois ou pendant une année[22]. En
effet, nul confesseur ordinaire ne pouvait absoudre un pécheur du crime
d'hérésie ; ce péché était réservé à l'inquisiteur pontifical ou épiscopal.
Tout ce qu'aurait pu faire le confesseur, t'eût été de renvoyer le pénitent
devant quelque ecclésiastique ayant qualité pour l'absoudre, et l'absolution aurait
comporté, en pareil cas, une lourde pénitence, entrainant l'exclusion de
l'Ordre. D'ailleurs, supposer que, pendant cinquante ou cent ans, des
milliers d'hommes aient pu être impliqués dans une semblable hérésie sans que
le fait fût devenu notoire, c'est là une hypothèse si folle qu'elle enlève
toute vraisemblance au fait même de ces prétendues confessions. Ainsi,
plus on examine avec attention l'énorme masse des dépositions, plus on
reconnait qu'elles sont absolument sans valeur, impression confirmée par ce
fait que l'accusation ne put nulle part obtenir de témoignage accablant sans
avoir recours aux méthodes inquisitoriales. Si des milliers d'hommes avaient
dû, malgré eux, abjurer leur foi et garder, sous le poids de la terreur, un
redoutable secret, l'arrestation aurait été pour eux une délivrance ; tous se
seraient empressés de décharger leur conscience et de demander leur
réconciliation avec l'Église. On aurait pu, sans employer la torture,
recueillir tous les témoignages nécessaires. Aussi,
le peu de vraisemblance de l'accusation, les moyens qu'on dut mettre en œuvre
pour l'appuyer de preuves et l'incohérence des preuves ainsi obtenues,
permettent de dire que nul esprit judicieux, jugeant en connaissance des
faits, ne saurait hésiter à conclure. Ce n'est pas un verdict de « doute »,
mais une sentence d'acquittement qui s'impose à la conscience de l'historien.
Quant à prétendre qu'il existât dans l'Ordre des grades secrets, et que seuls
les hommes absolument sûrs y étaient initiés à de honteux mystères, c'est une
thèse tout à fait insoutenable. D'abord, comme elle ne repose sur aucune preuve,
elle constitue une pure conjecture ; en outre, il suffit de rappeler que
presque tous les pénitents, laboureurs ou chevaliers, mentionnent le rite
sacrilège au nombre des formalités de leur réception. En admettant que les
témoins de l'accusation fussent dignes de foi, il résulterait de leurs
déclarations mêmes que l'hérésie avait infecté l'Ordre tout entier. Pourtant,
il n'est pas impossible qu'il y ait eu quelque fond de vérité dans les
racontars relatifs aux baisers obscènes. Nous savons, en effet, que la grande
majorité de l'Ordre était composée de Frères Servants, pour lesquels les
Chevaliers entretenaient un mépris extrême. Les mœurs brutales de l'époque
permettaient à quelque insolent Chevalier de donner un ordre de ce genre pour
inculquer le principe de l'obéissance absolue, alors qu'il admettait un
plébéien A une fraternité et à une égalité toute théorique. D'autre part, qui
oserait affirmer que quelques hommes, aigris par les déceptions de leur
existence dans les rangs de l'Ordre, supportant mal les vœux irrévocables qui
les liaient, peut-être aussi affranchis de toute conviction religieuse au
contact de la licence orientale, n'aient pas, à l'occasion, mis à l'épreuve
la soumission d'un néophyte en l'invitant A cracher sur la croix de l'habit
qui leur était devenu odieux ?[23] Tout
homme qui connaît la perversité infiniment variée de la nature humaine, ou
qui sait quelles étaient à cette époque les conditions de la vie monastique,
admettra la, possibilité de tels actes, plaisanteries brutales ou dédaigneuse
affirmation de suprématie. Mais notre conclusion n'en saurait être modifiée :
l'Ordre, victime de cette horrible tragédie, était innocent des crimes pour
lesquels on le frappa[24]. Tandis
que Philippe saisissait sa proie, Clément, alors à Poitiers, travaillait à
une besogne également lucrative : il envoyait à travers l'Allemagne des
receveurs chargés de lever, sur tous les revenus ecclésiastiques, des Mmes
pour la délivrance de la Terre Sainte. Troublé dans cette opération par la
nouvelle de la mesure décisive et irrévocable prise par Philippe, sous
l'autorité de l'inquisiteur Frère Guillaume, dans une affaire encore soumise
à son examen, il fut d'abord blessé dans son orgueil et éprouva une
indignation violente, accrue peut-être par la crainte de ne pouvoir prendre
sa part, des dépouilles. Cependant il n'osa pas décliner publiquement toute
responsabilité, car nul ne pouvait prévoir quelle serait, hors de France,
l'attitude de l'opinion publique. Hésitant ainsi entre le ressentiment et la
prudence, il écrivit à Philippe, le 27 octobre 1307, pour se plaindre que le
roi eût pris parti dans une affaire qui, aux termes du bref du 24 août, était
soumise à l'examen du pontife. Passant prudemment sous silence l'intervention
du Saint-Office, qui justifiait, en droit, toute la procédure, Clément trouva
un autre motif de récrimination : il fit observer au roi que les Templiers ne
relevaient pas de la juridiction royale, mais de celle du Saint-Siège.
Philippe avait donc commis une grave désobéissance en s'emparant de leurs
personnes et de leurs biens, qu'il convenait de remettre immédiatement aux
cardinaux délégués à cet effet. Ceux-ci, Bérenger de Frédole, cardinal des
Saints Nérée et Achillée, et Étienne de Suissi, cardinal de S. Ciriaco,
étaient tous deux Français et tous deux des créatures de Philippe : c'était
l'influence du roi qui leur avait ouvert le sacré Collège. Aussi Philippe
réussit-il sans peine à s'entendre avec eux. Bien qu'on poursuivit sans
interruption les procès et la torture, Clément, par une autre lettre du ler
décembre, félicita le roi d'avoir remis l'affaire aux soins du Saint-Siège ;
puis, par une lettre du 23 décembre, Philippe déclara qu'il n'avait nullement
dessein d'empiéter sur les droits de l'Église, tout en refusant d'abandonner
les siens. H a, dit-il, livré les Templiers aux cardinaux ; quant aux biens
des prisonniers, ils seront administrés à part et ne se confondront pas avec
ceux de la Couronne. Le ressentiment de Clément était si bien apaisé que, le
22 novembre, avant même que les procès fussent achevés à Paris, il lança la
bulle Pastoralia prœeminentiæ, adressée à tous les princes de l'Europe
et relatant comment Philippe avait agi à la requête de l'inquisiteur de France,
afin que les Templiers Pussent soumis au jugement de l'Église ; comment les
chefs de l'Ordre avaient confessé les crimes qu'on leur reprochait ; comment
lui-même, Clément, avait interrogé Fun d'entre eux qui se trouvait à son
service et qui avait confirmé la vérité des imputations. En conséquence,
Clément ordonnait à tous les souverains de suivre l'exemple donné par
Philippe, de détenir les prisonniers et de séquestrer leurs biens au nom du
pape et sous réserve de sa décision. Si l'Ordre était reconnu innocent, ses
biens lui seraient rendus ; sinon, ils seraient employés à la délivrance de
la Terre-Sainte[25]. Ce fut lé l'acte irrévocable
qui décida du sort des Templiers, comme nous le verrons plus loin en
étudiant, hors de France, le rôle joué par les princes de la Chrétienté. Ainsi
Philippe avait forcé la main à Clément. Le pape était chargé de mener
l'enquête ; cette mission, confiée par lui aux soins de l'Inquisition, ne
pouvait avoir pour résultat que la ruine de l'Ordre. Ayant
assuré par là sa position, le roi fit pousser activement l'interrogatoire des
prisonniers sur toute l'étendue de son royaume. Il était servi par des agents
pleins de vigilance, comme le montre le cas de deux Templiers allemands qui
furent arrêtés alors qu'ils retournaient dans leur pays et livrés à
l'inquisiteur des Trois-Évêchés. L'un d'eux était un prêtre, l'autre un Frère
Servant ; l'inquisiteur ; en rendant compte de sa mission à Philippe, annonce
qu'il n'a pas imposé la question au Frère Servant parce que celui-ci était
très malade ; aucun des deux n'a avoué qu'il y eût dans l'Ordre rien qui ne
fût pur et saint. Les
interrogatoires se poursuivaient, pendant l'hiver de 1308, lorsque Clément
les interrompit de façon inattendue. Sur le motif de cette intervention, on
est réduit à des conjectures ; peut-être jugea-t-il que les promesses faites
par Philippe au sujet des biens des Templiers ne semblaient pas devoir être
tenues et qu'il fallait que le Saint-Siège affirmât à nouveau son autorité. Quelles
'que fussent ses raisons, il suspendit tout à coup les pouvoirs de tous les
inquisiteurs et évêques de France et s'attribua à lui-même la connaissance de
la cause, alléguant que la soudaineté de l'arrestation, opérée sans qu'il eût
été consulté, bien qu'il fût si proche et si accessible, avait excité en lui
de graves soupçons ; ces soupçons n'avaient pas été levés par les
interrogatoires dont on lui avait soumis les procès-verbaux et qui
paraissaient de nature à éveiller la méfiance. Le pape oubliait que lui-même
avait, en novembre, proclamé à la face de la Chrétienté entière sa foi en la
vérité des accusations. Toute la procédure judiciaire était si bien aux mains
de l'Inquisition que l'intervention pontificale l'arrêta brusquement. Philippe
ne put contenir sa rage ; il écrivit à Clément une lettre indignée. Le pape,
dit-il, a commis un grand péché ; les pontifes eux-mêmes, insinue-t-il,
peuvent tomber dans l'hérésie. Clément a fait tort à tous les prélats et
inquisiteurs de France ; il a fait concevoir aux Templiers de telles
espérances que ceux-ci rétractent leurs confessions ; tel est, en
particulier, le cas de Hugues de Péraud, qui a eu l'honneur de diner en
compagnie des cardinaux-délégués. Évidemment,
quelque intrigue s'organisait ; Clément hésitait, ne sachant quel parti
offrait le plus d'avantages, heureux cependant d'apparaître aux yeux de
Philippe comme un auxiliaire indispensable. Le roi se montra tout d'abord
disposé à affirmer son indépendance et à revendiquer sa juridiction ; il
demanda conseil à l'Université, en lui soumettant sept questions
astucieusement rédigées de façon à obtenir une approbation de ses desseins.
Mais la Faculté de Théologie fit, le 25 mars 1308, la seule réponse qu'elle
pût faire. Un tribunal séculier ne pouvait avoir connaissance d'un crime
d'hérésie qu'à la requête de l'Église et après que celle-ci eût abandonné
l'hérétique ; en cas de nécessité, le pouvoir séculier avait le droit
d'arrêter un hérétique, mais seulement avec le dessein de le remettre au
tribunal ecclésiastique ; _les Templiers, bien que soldats, n'en étaient pas
moins des Religieux et, comme tels, ne dépendaient pas de la juridiction
séculière ; si certains d'entre eux n'avaient pas formellement prononcé de
vœux, ils n'étaient pas des Religieux, mais c'était là une affaire dont
l'Église seule pouvait connaître ; les soupçons que les aveux avaient fait
naitre contre la congrégation tout entière suffisaient à justifier une enquête
au sujet de l'Ordre ; comme il y avait, contre tous les membres, des
présomptions véhémentes, il convenait de prendre des mesures pour éviter que
les Frères non encore réduits aux aveux ne se trouvassent à même de corrompre
les autres ; enfin, il fallait garder les biens des Templiers pour en faire
l'usage en vue duquel ces biens avaient été donnés à l'Ordre ; quant au mode
d'administration, on adopterait celui qui répondrait le mieux à ces fins. Battu
de ce côté, Philippe résolut d'exercer, par un autre moyen, une pression plus
forte encore sur Clément. Il fit appel à ses dociles évêques et convoqua une
assemblée nationale, qui devait se tenir à Tours le 15 avril et délibérer
avec lui au sujet des Templiers. Déjà, en 1302, à l'assemblée de Paris, il
avait fait une place au Tiers-État ; il avait appris, au cours de sa querelle
avec Boniface VIII, ce que valait l'appui de la bourgeoisie ; aussi
invita-t-il de nouveau les communes, fondant ainsi l'institution des
États-Généraux. Après quelque retard, l'assemblée se réunit en mai. Dans ses
lettres de convocation, Philippe avait énuméré les crimes des Templiers comme
des faits établis, pour la répression desquels devraient se lever, non
seulement les armes et les lois, mais les bêtes brutes et les quatre
éléments. Il désirait que ses sujets coopérassent à l'œuvre pie et ordonnait
à chaque ville de choisir deux députés zélés pour la foi. Bien que les nobles
eussent une secrète sympathie pour l'Ordre proscrit, il n'était pas difficile
d'obtenir d'une assemblée réunie sous de tels auspices l'avis à peu près
unanime que les Templiers avaient mérité la mort. Comme autre mesure
préparatoire, le 25 mai, on fit comparaître Molay et quatre autres chefs de
l'Ordre devant une assemblée où siégeaient l'inquisiteur Guillaume de Paris,
le recteur de l'Université, le chancelier et l'official de l'Église de Paris,
six maitres en théologie.et divers autres dignitaires ecclésiastiques. Molay,
au nom de ses compagnons, répéta la confession relative à la coutume de
renier le Christ et de cracher sur la croix ; on lui fit alors signer et
revêtir de son sceau une lettre adressée à tous les Templiers de France, les
relevant de l'obligation du secret et leur enjoignant, en vertu du vœu
d'obéissance, de confesser toute la vérité à l'inquisiteur et aux Ordinaires
épiscopaux. Après
quoi, le procès-verbal de cette séance rapporte que Molay demanda absolution,
pardon et merci pour lui-même et pour ses compagnons, offrant d'accepter
telle pénitence qu'on lui infligerait et d'obéir aux ordres de l'Église. Ainsi
fortifié de toute façon, Philippe quitta Tours à la fin de mai et se rendit
auprès de Clément à Poitiers, suivi d'une escorte considérable où figuraient
ses frères, ses fils et ses conseillers. Les discussions, au sujet de
l'affaire, furent longues et ardentes. Philippe, par l'intermédiaire de son
orateur Guillaume de Plaisian, soutenait que les Templiers avaient été reconnus
coupables et qu'un châtiment devait être infligé immédiatement ; Clément
reprenait ses anciens griefs, se plaignant qu'une affaire si grave, relevant
exclusivement du Saint-Siège, fût poursuivie en dehors de son initiative. Une
congrégation telle que l'Ordre du Temple avait partout en Europe de puissants
amis, dont l'influence était grande auprès de la Curie ; aussi le pape était-il
en proie à des perplexités multiples, selon que l'un ou l'autre parti avait
le dessus. Mais il s'était irrévocablement lié, aux yeux de l'Europe entière,
par sa bulle du 22 novembre ; la seule question était celle des conditions au
prix desquelles il laisserait l'affaire suivre son cours en France, en
rendant à l'Inquisition ses pouvoirs suspendus. Le
marchandage fut âpre, mais on arriva à une entente. Comme Clément s'était
réservé le jugement final, il fallait instituer un semblant d'enquête.
Soixante-douze Templiers furent extraits des prisons -de Paris pour être
interrogés par le ppe et le sacré Collège, afin que les chefs de l'Église
pussent affirmer qu'ils avaient personnellement reconnu la culpabilité des
accusés. Clément pouvait, en vérité, redouter de se trouver en face de Molay
et des chefs de l'Ordre qu'il était en train de trahir ; d'autre part, on ne
pouvait, arbitrairement négliger de tels personnages. Aussi fit-on
interrompre leur voyage à Chinon, près de Tours, sous prétexte de maladie,
tandis que les autres inculpés poursuivaient leur route jusqu'à Poitiers. Du
28 juin au ter juillet, les accusés furent solennellement interrogés par cinq
cardinaux amis de Philippe, délégués à cet effet. Le procès-verbal officiel
de ces interrogatoires atteste le soin avec lequel on avait choisi les,
hommes destinés à jouer un rôle dans cet infâme épisode de la tragédie.
Quelques-uns étaient des témoins volontaires qui avaient quitté l'Ordre ou
tenté de le quitter. Les autres, sentant peser sur eux la menace de la
terrible peine qui frappait la rétractation, confirmèrent les confessions
recueillies par l'Inquisition et arrachées, en bien des cas, par la torture.
Puis, le 2 juillet, on les amena devant le pape en plein consistoire, et la
même scène se renouvela. Ainsi la juridiction papale était reconnue ; Clément
put, dans ses bulles subséquentes, prétendre parler en connaissance de cause
et déclarer que les accusés avaient, spontanément et sans contrainte, avoué
leurs erreurs, et humblement sollicité l'absolution et la réconciliation. Voici
quels étaient les termes de la convention conclue entre Clément et Philippe :
les Templiers seraient livrés au pape, niais gardés, au nom du pape, par le
roi ; leurs procès seraient instruits par les évêques des divers diocèses,
auxquels, sur la demande spéciale et pressante du roi, seraient adjoints les
inquisiteurs ; mais Molay et les Précepteurs d'Orient, de Normandie, de
Poitou et de Provence seraient réservés pour être jugés en cour papale ; les
biens confisqués seraient confiés à des commissaires nommés par le pape et
par les évêques, commissaires auxquels le roi adjoindrait secrètement des
délégués de son choix ; mais Philippe s'engageait par écrit à consacrer
'exclusivement ces biens aux œuvres de la Terre-Sainte. Clément déclara que
la condamnation de l'Ordre en tant que congrégation religieuse était une
question trop grave pour qu'on la résolût sans l'intervention d'un concile
général ; on décida de convoquer ce concile pour octobre 1310. Le cardinal de
Palestrina fut nommé représentant du pape, chargé de la personne des
Templiers, mission dont il se délivra bientôt en remettant ses prisonniers au
roi, à la condition qu'on les tint à la disposition de l'Église. Clément
remplit le rôle que lui assignait le marché conclu en révoquant, le 5 juillet,
la suspension des inquisiteurs et des évêques et en leur rendant leur
juridiction dans l'espèce. En même temps, chacun des évêques de France reçut
l'ordre de s'adjoindre deux membres du chapitre cathédral, deux Dominicains
et deux Franciscains, et d'instruire les procès des divers Templiers du
diocèse en permettant aux inquisiteurs d'intervenir à leur gré, mais en
s'abstenant de prendre aucune mesure contre l'Ordre dans son ensemble ; tous
les citoyens furent sommés, sous peine d'excommunication, d'arrêter les
Templiers et de les livrer aux inquisiteurs ou aux magistrats épiscopaux ;
Philippe fournit vingt exemplaires de lettres royales ordonnant à ses sujets
de restituer aux délégués pontificaux tous biens meubles ou immeubles
appartenant à l'Ordre[26]. Bien
que Clément déclarât, dans ses bulles adressées à l'Europe, que Philippe
avait fait preuve de désintéressement en restituant tous les biens des
Templiers, ce point fut un de ceux sur lequel s'engagea un long duel,
habilement soutenu de part et d'autre. L'affaire ne mérite pas qu'on l'étudie
dans tous ses détails ; nous verrons comment, par une feinte, Philippe finit
par gagner la partie, et conserva les droits auxquels il avait fait mine de
renoncer[27]. Les
pouvoirs rivaux s'étant ainsi entendus au sujet de leurs victimes, on reprit
la procédure avec une énergie nouvelle. Molay et les chefs de l'Ordre, qui se
trouvaient avec lui à Chinon, y furent détenus jusqu'au milieu du mois d'août
; à ce moment, les cardinaux des Saints Nerée et. Achillée, de S. Ciriaco et
de S. Angelo vinrent les interroger. Les trois prélats firent savoir à
Philippe, le 20 août, qu'ils avaient interrogé, le 17 et les jours suivants,
le Grand Maître, le Maître de Chypre, le Visiteur de France et les
Précepteurs de Normandie et de Poitou. Les inculpés avaient confirmé leurs'
confessions antérieures et demandé humblement l'absolution et, la
réconciliation ; qui leur avaient été accordées : on priait donc le roi di
leur pardonner. Notons
ici deux points qui mettent en lumière la duplicité révoltante de toute cette
affaire. Le 12 août, cinq jours avant que l'interrogatoire fût entamé, des
bulles papales en exposaient déjà le résultat tout au long en affirmant que
les confessions avaient été libres et spontanées ! De plus, en novembre 1309,
quand la commission pontificale donna lecture de cette bulle à Molay,
celui-ci fut stupéfié d'entendre la confession qu'on lui attribuait et, se signant
deux fois, déclara qu'il souhaitait que Dieu eût permis d'appliquer actes
gens si pervers la coutume des Sarrasins et des Tartares, car ces peuples
décapitaient ou coupaient en deux quiconque altérait ainsi la vérité. Il eût
ajouté quelques mots encore, si Guillaume de Plaisian, la créature de
Philippe, feignant d'être l'ami du Templier, ne lui eût exposé les dangers
qu'il courait en rétractant ainsi sa confession. Molay se contenta de
demander qu'on lui laissât le temps de se recueillir. Le 12
août, Clément lança une série de bulles réglant le genre de procédure
applicable en l'espèce et attestant qu'il était entièrement prêt à remplir
les engagements consentis lors de son entente avec Philippe. La bulle Faciens
misericordiam, adressée aux prélats de la Chrétienté, relatait tout au
long l'instruction suivie jusqu'à ce moment contre les accusés et l'aveu
spontané de leurs crimes ; les prélats recevaient l'ordre de s'unir aux
commissaires inquisitoriaux nommés par le pape, de citer les Templiers à
comparaître devant eux et d'entamer une inquisition contre ces inculpés.
Ensuite, on convoquerait des Conciles provinciaux, où serait établie, la
culpabilité ou l'innocence individuelle des Chevaliers, les inquisiteurs
locaux ayant le droit de participer à toute la procédure. De plus, le
résultat des inquisitions serait transmis en diligence an pape. A cette bulle
était annexée une longue et minutieuse énumération des points sur lesquels il
fallait interroger les accusés (listes de griefs élaborées à Paris par les
fonctionnaires royaux). Le tout devait être publié en langue vulgaire dans
les diverses églises paroissiales. La bulle Regnans in cœlis, adressée
aux princes et prélats, reproduisait la partie narrative de la bulle
précédente et s'achevait par la convocation d'un concile général, qui se
réunirait à Vienne le 1er octobre 1310, déciderait du sort de l'Ordre,
délibérerait au sujet de la délivrance de la Terre-Sainte et prendrait les
mes-sures nécessaires pour la réforme de l'Église. Par une seconde bulle, Faciens
misericordiam, datée du 8 août, le pape adressait aux Templiers,
collectivement et individuellement, la sommation formelle de comparaître
devant le concile, soit en personne, soit par procuration, à jour fixé, pour
répondre aux accusations portées contre leur Ordre; le cardinal de
Palestrina, qui était chargé de leur surveillance, avait l'ordre d'amener au
concile Molay et les Précepteurs de France, Normandie, Poitou, Aquitaine et
Provence, pour que la sentence leur fuit signifiée. C'était là respecter
strictement les exigences de la procédure judiciaire et la façon dont on sut
s'y soustraire plus tard est un des traits les plus odieux de toute
l'affaire. Enfin, il r eut encore d'autres bulles pourvoyant à la
rémunération des commissaires pontificaux et des inquisiteurs, et ordonnant
la séquestration générale des biens des Templiers, en attendant le résultat
des procès, afin de consacrer ces biens à la Terre-Sainte en cas de
condamnation. Une grande partie de ces biens, disait le pape, avait déjà été
saisie et appropriée indument ; tous les détenteurs étaient sommés d'en
opérer la restitution, sous peine d'excommunication. Tous les débiteurs de
l'Ordre devaient s'acquitter ; quiconque avait connaissance de semblables
dettes ou de biens détournés était tenu de le faire savoir. Cette série de
bulles fut complétée, le 30 décembre, par une autre qui devait être lue dans
toutes les églises : le pape déclarait les Templiers suspecta d'hérésie,
ordonnait qu'on les arrêtât comme tels et qu'on les remit aux Ordinaires
épiscopaux, interdisait aux princes et prélats de leur prêter un abri ou de
leur témoigner aide ou faveur, sous peine d'excommunication et d'interdit. En
même temps, une autre bulle était lancée aux princes de la Chrétienté, pour
leur ordonner de s'emparer de tout Templier qui n'aurait pas encore été
arrêté[28]. Ainsi
étaient organisées, par toute l'Europe, les poursuites contre les Templiers.
Même des pays lointains, tels que l'Achaïe, la Corse, la Sardaigne, ne furent
pas oubliés. Le nombre considérable des inquisiteurs spéciaux qu'il fallait
nommer causa quelque perte de temps ; de la correspondance échangée, à ce
sujet, entre Philippe et Clément, il appert que ces inquisiteurs furent, en
réalité, choisis par le roi. En France, la besogne fut rapidement mise sur
pied ; après quelques six mois de répit, les Templiers se virent transférés,
des tribunaux inquisitoriaux improvisés par Frère Guillaume, aux tribunaux épiscopaux
organisés par Clément. Dans tous les diocèses, les évêques furent bientôt en
pleine activité. Fait assez curieux, certains d'entre eux ne savaient trop
s'ils avaient le droit d'employer la torture : ils demandèrent des
instructions et Clément leur répondit qu'ils devaient se guider sur la loi
écrite, ce qui leva leurs scrupules. Les instructions papales indiquent que
cette procédure concerne seulement ceux des Templiers qui n'ont pas passé par
les mains de Frère Guillaume et de ses commissaires ; mais il semble que
cette distinction fut médiocrement observée. Clément hâta la marche de
l'instruction, sans grand respect de la forme, et autorisa les évêques à agir
en dehors de leurs diocèses respectifs sans se soucier du lieu d'origine des
accusés. La seule fin qu'on se proposât était évidemment d'arracher à ces
gens des confessions satisfaisantes, pour préparer le terrain aux conciles
provinciaux qui seraient convoqués à l'effet de rendre les sentences
définitives. Ceux qui avaient déjà avoué ne devaient vraisemblablement pas
être disposés à se rétracter. Devant la commission pontificale, en 1310. Jean
de Cochiac exhiba une lettre que Philippe de Vohet et Jean de Jamville,
préposés par le pape et le roi à la garde des prisonniers, écrivaient aux
Templiers confinés à Sens, à l'époque ou l'évêque d'Orléans se rendait dans
cette ville pour les interroger, l'archevêché de Sens étant alors vacant ;
les gardiens avertissaient les accusés que ceux qui rétracteraient les
confessions prononcées devant los quizitor seraient brûlés comme relaps.
Vohet, cité devant la commission, reconnut son sceau, mais déclina la
paternité de la lettre ; la commission eut la prudence de ne pas pousser plus
loin l'enquête. La plupart des accusés amenés devant la commission
manifestèrent un extrême souci de faire concorder leurs déclarations avec
celles qu'ils avaient faites devant les évêques, prouvant ainsi qu'ils
savaient fort bien à quel danger une contradiction les exposait. Ceux
qui refusèrent de se confesser furent traités selon l'humeur des évêques et
de leurs aides. Les registres de ces tribunaux ont généralement péri et nous
sommes à peu près réduits aux propos des quelques témoins qui, devant la
commission pontificale, firent par hasard allusion à leurs épreuves
antérieures. Pourtant, la procédure engagée devant l'évêque de Clermont
laisse à penser qu'ils ne furent pas toujours traités avec une odieuse
brutalité. L'évêque avait à examiner soixante-neuf Templiers, dont quarante
avouèrent, tandis que les vingt-neuf autres refusaient d'admettre qu'il y eût
aucun vice dans l'Ordre. Alors le prélat les assembla tous et les répartit en
deux groupes. Les réfractaires déclarèrent qu'ils maintenaient leurs dires,
et que, s'ils avouaient plus tard par crainte de la torture, de la prison ou
de quelque autre peine, ils suppliaient qu'on n'ajoutât pas foi à leurs
déclarations et qu'on n'en fit pas une prévention contre eux ; il ne parait
pas que par la suite on ait usé de contrainte à leur égard. Quant aux autres,
on leur demanda s'ils avaient quelque chose à dire pour leur défense ou s'ils
étaient prêts à entendre leur sentence ; ils répondirent unanimement qu'ils
n'avaient aucune défense à faire valoir, qu'ils ne souhaitaient pas
d'entendre leur sentence, mais qu'ils se remettaient à la merci de l'Eglise.
Ce qu'était cette merci, nous le verrons plus loin. Tous les évêques
n'étaient pas aussi doux que l'évêque de Clermont ; mais les fragments des
dépositions faites devant la commission ne permettent pas toujours de
distinguer l'action des tribunaux épiscopaux de celle des inquisiteurs
délégués par Frère Guillaume. Quelques exemples suffiront à faire voir
comment, par le concours de ces procédures, on obtint des témoignages contre
l'Ordre. Un
cultivateur, Jean de Rompreye, déclara qu'il ne connaissait rien qui ne fuit
pur dans l'Ordre, quoiqu'il eût confessé le contraire, après trois
applications de la torture, devant l'évêque d'Orléans. Robert Vigier, Frère
Servant, nia également les accusations, après les avoir reconnues vraies
devant l'évêque de Nevers, à Paris, sous l'effet d'une torture cruelle à laquelle
on lui apprit que trois de ses camarades. Gautier, Henri et Chanteloup,
avaient succombé. Un prêtre, Bernard de Vado, avait été torturé par
l'application du feu à la plante des pieds, avec une persistance telle que,
quelques jours après, les os de ses talons tombèrent : comme preuve, il en
exhiba les esquilles. Dix-neuf Frères originaires du Périgord s'étaient
confessés devant l'évêque de Périgueux, à la suite de la torture et de la
privation de nourriture ; l'un d'eux avait été tenu pendant six mois au pain
et à l'eau, sans chaussures ni vêtements autres que sa chemise. Guillaume
d'Erré, comparaissant devant l'évêque de Saintes, avait nié toutes les
charges ; mais après avoir été mis au pain et à l'eau et menacé de la
torture, il avait avoué la coutume de renier le Christ et de cracher sur la
croix ; devant la commission, il rétracta ses aveux. Thomas de Pampelune,
sous l'effet de multiples tortures subies à Saint-Jean-d'Angély, avait
confirmé la confession de Molay ; puis, mis au pain et à l'eau, il avait
confessé devant l'évêque de Saintes le rite consistant à cracher sur la
croix, toutes déclarations qu'il rétracta devant la commission. On pourrait
citer encore nombre de dépositions faites par les quelques accusés qui eurent
le courage d'affronter le martyre suspendu sur la tête de ceux qui
rétractaient leurs confessions. Sachant quelle terreur pesait sur ces
malheureux sans amis et sans défense, on doit s'abstenir de blâmer trop
sévèrement ceux qui cédèrent ; mais il faut d'autant plus admirer la
constance de ceux qui résistèrent à la torture et bravèrent le bûcher pour la
défense de l'Ordre. Le sentiment général de ces pauvres gens fut exprimé par
Aymon de Barbara, qui avait été trois fois torturé et qui était demeuré
pendant neuf semaines au pain et à l'eau. Il déclara douloureusement qu'il
avait souffert dans sa chair et dans son âme, mais que, tant qu'il avait été
en prison, il n'avait pas voulu rétracter sa confession. Les tortures morales
que subissaient ces misérables créatures apparaissent dans le cas de Jean de
Cormèle, Précepteur de Moissac : amené devant la commission, il hésita et ne
voulut pas décrire la cérémonie de sa propre réception, tout en déclarant
qu'il n'avait rien vu de mal dans la réception de ses frères. Le souvenir des
tortures endurées à Paris, tortures qui lui avaient coûté quatre dents, lui
ôta tout courage : il demanda qu'on lui laissât le temps de se recueillir. On
lui accorda répit jusqu'au lendemain ; quand il reparut, sa résolution avait
fléchi. H confessa toute la série des horreurs imputées à l'Ordre. On lui
demanda s'il avait demandé conseil à quelqu'un ; il répondit négativement et
déclara qu'il avait prié un prêtre de dire, pour lui, une messe du
Saint-Esprit, afin que Dieu lui dictât ce qu'il devait faire. Ces
quelques exemples mettent en lumière la tâche à laquelle tout l'épiscopat
français travailla durant la fin de l'année 4308, en 1309 et en 4310. Toute
cette procédure ne concernait, d'ailleurs, que les personnes des membres de
l'Ordre. Le sort des biens du Temple devait dépendre du jugement qui serait
rendu sur l'Ordre en tant que congrégation collective ; à cet effet, Clément
avait fixé le jour où l'Ordre devait comparaitre devant le concile de Vienne
en la personne de ses syndics et de ses représentants, pour présenter sa
défense et faire valoir les motifs qui s'opposaient à sa suppression. Comme
les officiers et les membres étaient disséminés dans les diverses prisons de
l'Europe, c'était là une chose manifestement impossible ; il fallait
absolument trouver quelque moyen pour qu'ils fussent, au moins théoriquement,
représentés, ne fût-ce que pour entendre prononcer la sentence. En
conséquence, par une des bulles du 12 août 1308, le pape créait une
commission, présidée par l'archevêque de Narbonne, chargée de citer à
comparaître tous les Templiers de France et de transmettre le résultat de
leurs interrogatoires à la cour de Rome. Puis d'autres bulles, lancées en mai
1309, ordonnèrent à la commission de se mettre à l'œuvre et en notifièrent
l'existence à Philippe. Le 8 août 4309, les commissaires se réunirent dans
l'abbaye de Sainte-Geneviève et, par lettres adressées aux archevêques du
royaume, citèrent tous les Templiers à comparaître par devant eux le premier
jour ouvrable après la Saint-Martin ; l'Ordre lui-même était sommé de se
faire représenter au concile de Vienne par ses syndics et ses délégués, pour
entendre telle sentence qu'il plairait à Dieu. Au jour
dit, 12 novembre, les commissaires se réunirent de nouveau, mais nul Templier
ne se montra. Pendant une semaine, ils tinrent des assemblées quotidiennes ;
ils respectaient la forme en faisant proclamer par un appariteur que, si
quelqu'un désirait comparaître au nom de l'Ordre ou de ses membres, la
commission était prête à l'écouter avec bienveillance ; mais cet appel
restait sans écho. En examinant les réponses des prélats, on s'aperçut qu'ils
avaient imparfaitement rempli leur mission. Évidemment, Philippe envisageait
avec méfiance toute cette procédure et n'était pas d'humeur à la seconder. Le
18 novembre, un avis quelque peu péremptoire fut adressé à l'évêque de Paris,
pour lui expliquer que les commissaires devaient agir, non contre les personnes,
mais contre l'Ordre tout entier ; que nul de devait être contraint à
comparaître, mais qu'on devait permettre à ceux qui le désireraient de se
présenter. L'évêque se rendit alors le 22 novembre devant la commission ; on
échangea des explications et des excuses ; une sommation envoyée à Philippe
de Vohet et à Jean de Jamville, préposés par le pape et le roi à la garde des
Templiers, décida ces fonctionnaires à promettre l'obéissance. Pourtant, la
tâche présentait encore de grandes difficultés. Le 22, les commissaires
furent secrètement avisés que plusieurs personnes étaient arrivées à Paris,
sous des vêtements laïques, pour défendre l'Ordre, et avaient été jetées en
prison. Aussitôt ils mandèrent le prévôt du Châtelet, Jean de Plublavch, qui
déclara qu'il avait arrêté, sur l'ordre du roi, sept hommes qui passaient
pour des Templiers, venus, sous un déguisement, louer à prix d'argent des
avocats pour la défense de l'Ordre ; mais, après avoir torturé deux d'entre
eux, le prévôt s'était assuré qu'il n'en était rien. Cette affaire, bien que
sans grande importance, montre comment le roi avait résolu de contrôler les
actes de la commission. Celle-ci
finit cependant par obtenir la comparution de Jacques de Molay, de Hugues de
Péraud et de quelques-uns des Frères emprisonnés à Paris. Molay déclara qu'il
n'était ni assez intelligent ni assez savant pour bien- défendre l'Ordre,
mais qu'il se tiendrait pour vil et misérable s'il n'essayait pas de le
faire. Il était prisonnier et sans argent ; il ne possédait pas quatre
deniers vaillants et n'avait pour tout conseiller qu'un pauvre Frère Servant
; il demandait en grâce qu'on lui prêtât aide et conseil, afin qu'il pût agir
de son mieux. Les commissaires lui rappelèrent que les procès pour hérésie
n'étaient pas régis par les formes légales et qu'on n'y admettait pas
d'avocats ; ils l'avertirent des dangers auxquels il s'exposait en défendant
l'Ordre après avoir confessé la vérité des accusations. Ils eurent la bonté
de (ui donner lecture de sa confession, telle que la relataient les cardinaux
qui l'avaient recueillie à Chinon ; comme il manifestait son indignation et
sa surprise, Guillaume de Plaisian, apparemment chargé par le roi de
surveiller ces débats, lui donna, comme on sait, un avertissement amical qui
cloua les lèvres du Templier. Molay demanda du temps ; lorsqu'il reparut, il
se trouva en présence de Guillaume de Nogaret, prêt à tirer parti de la
moindre imprudence. Par les lettres pontificales dont on lui avait donné
connaissance, le Grand-Maître avait appris que le pape se réservait de le
juger en personne, ainsi que les autres chefs de l'Ordre ; aussi demanda-t-il
qu'on lui permît de comparaitre sans retard devant le tribunal pontifical.
Ainsi se révéla la perfidie de cette astucieuse combinaison. On séparait les
chefs des autres accusés, si bien que Molay, Hugues de Péraud et Geoffroi de
Gonneville, amenés à croire qu'ils bénéficieraient d'un jugement spécial,
abandonnèrent lâchement leurs disciples. Quant aux Frères, leurs réponses
devant la commission furent en substance identiques à la déclaration de
Géraud de Caux. Celui-ci dit qu'il était simple Chevalier, ne possédait ni
cheval, ni armes, ni terres ; il ne savait comment défendre l'Ordre et, par
conséquent. ne pouvait entreprendre cette tâche. A ce
moment Philippe se convainquit sans doute que les opérations de la commission
ne présentaient aucun danger ; il cessa toute opposition et prêta
obligeamment son concours. Le 28 novembre, une nouvelle citation fut envoyée
aux évêques, les menaçant de la colère papale s'ils persistaient à négliger
leurs devoirs. L'efficacité de ce message était encore accrue par l'ordre que
Philippe adressait à ses geôliers d'accorder aux officiaux épiscopaux accès
auprès des Templiers détenus ; en même temps, les baillis étaient invités à
envoyer sous bonne garde, à Paris, tous les Templiers qui désireraient
défendre leur Ordre. Cette
nouvelle citation avait fixé comme jour de comparution le 3 février 1310.
Vers le 5, les Templiers commencèrent à affluer, presque tous 'avides de
défendre leur Ordre. Leur nombre s'accrut au point que la commission finit
par ne plus savoir où les loger ; enfin, le 28 mars, cinq cent quarante-six
défenseurs de l'Ordre furent assemblés dans le jardin du palais épiscopal, où
les commissaires leur expliquèrent l'objet de celle convocation et leur
conseillèrent de choisir six, huit ou dix d'entre eux, qui agiraient par
procuration ; on ne les réunirait plus et la commission commencerait ses
travaux le 31 ; mais les délégués choisis par les Templiers auraient accès
auprès de ceux-ci dans les diverses prisons et pourraient ainsi s'entendre
avec les accusés sur les moyens de défense. Il
était impossible qu'une délibération s'engageât dans cette foule confuse
d'hommes abandonnés de leurs chefs naturels, réunis à l'improviste et
incapables, par suite des différences de langues et de dialectes, de
communiquer entre eux. Beaucoup hésitaient à agir sans les ordres du Maître,
car la Règle interdisait rigoureusement aux subordonnés toute initiative
personnelle. Les commissaires semblaient sincèrement désireux de donner à
l'affaire une allure régulière ; finalement, le 31, ils ordonnèrent à leurs
notaires de visiter les Templiers dans les maisons de détention et de rendre
compte à la commission des désirs et des conclusions des accusés. Cette
formalité prit du temps ; les rapports des notaires, après leurs tournées
quotidiennes, sont assez piteux. Les malheureux prisonniers étaient
désespérément embarrassés de prendre un parti. Le plus grand nombre
déclaraient que l'Ordre était pur et saint, mais ne savaient que faire en
l'absence de leurs supérieurs. Tous suppliaient, souvent même en se jetant aux
pieds des visiteurs, qu'on les admit de nouveau aux sacrements. Beaucoup
demandaient qu'on leur accordât d'être enterrés en terre sainte ; d'autres
offraient de payer un chapelain sur la misérable allocation qu'on leur
distribuait ; quelques-uns demandaient que cette allocation fût augmentée,
d'autres qu'on leur donnât des vêtements pour cacher leur nudité. Ils
s'attachaient avec âpreté à une requête inacceptable, réclamant qu'on leur
envoyât des hommes d'expérience et de savoir pour les conseiller et comparaître
en leur nom ; car eux-mêmes étaient simples, illettrés, enchainés en prison
et incapables d'agir ; ils demandaient encore qu'on assurât des garanties aux
témoins, attendu que tous ceux qui avaient avoué étaient menacés du bûcher
s'ils rétractaient leurs confessions. Une adresse présentée, le 4 avril, par
les prisonniers détenus chez l'abbé de Tiron, nous éclaire sur les
traitements odieux qu'ils subissaient. Ils affirment la pureté de l'Ordre et
se déclarent prêts à le défendre autant qu'il est possible à des gens
enchainés et passant leurs nuits dans de sombres tombeaux. Ils se plaignent
de l'insuffisance de l'allocation ; sur les douze deniers qu'ils reçoivent
chaque jour, ils doivent payer, pour leurs lits, trois deniers ; pour
location de la cuisine, de linge de table et de corps, deux sols six deniers
par semaine ; pour qu'on leur ôte et qu'on leur remette les fers lors des
comparutions, deux sols ; pour le blanchissage, dix-huit deniers par
quinzaine ; pour le bois et la chandelle, quatre deniers par jour ; enfin,
pour le bac de Notre-Dame, seize deniers. Il est évident que les malheureux
étaient exploités sans scrupule par leurs geôliers[29]. Le
résultat de cette affaire fut que, le 7 avril, neuf délégués présentèrent ;
au nom de tous, une adresse où il était dit que les prisonniers ne pouvaient
nommer de représentants sans l'autorisation du Maître et du Convent ;
toutefois, ils offraient individuellement et collectivement de défendre
l'Ordre, et demandaient à assister au concile ou au procès, en quelque lieu
qu'il fût jugé. Ils déclaraient que les accusations étaient des mensonges
horribles et invraisemblables, forgés par des apostats et des fugitifs que
leurs crimes avaient fait exclure de l'Ordre ; ces mensonges avaient été
confirmés en torturant ceux qui soutenaient la vérité et en encourageant les
calomniateurs par des récompenses ou des promesses. Il est stupéfiant,
disaient-ils, de voir accorder à certains hommes, corrompus par des largesses
temporelles, un crédit qu'on refuse à ceux qui ont conquis dans les supplices
la palme du martyre, ou aux survivants qui, fidèles à leur conscience, ont
souffert et souffrent journellement dans leurs donjons tant de tourments, de
tribulations et de misères. En considération de la terreur qui pesait sur
tous, ils demandaient que nul laie ou autre personnage puissant ne fût admis
à assister à l'interrogatoire des Frères et qu'on leur assurât des garanties
protectrices ; car ceux qui avaient avoué étaient quotidiennement menacés du
bûcher, en cas de rétractation. En réponse, les commissaires déclinèrent
toute responsabilité quant aux mauvais traitements et promirent de demander
qu'on eût pour les prisonniers de bienveillants égards, conformément aux
ordres du cardinal de Palestrina, commis par le pape à la garde des
Templiers. Le Grand-Maître, ajoutaient-ils, avait été invité à défendre
l'Ordre, mais avait refusé d'assumer cette tâche, arguant que le jugement de
son propre cas était réservé au pape. Ayant
ainsi donné aux Templiers l'apparence d'une occasion de se défendre, les
commissaires se mirent en mesure de recueillir des témoignages. Ils
chargèrent quatre des Templiers délégués, Renaud de Provins, Précepteur
d'Orléans, Pierre de Boulogne, Procureur de l'Ordre près la cour pontificale,
Geoffroi de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, chevaliers, d'assister au
serment des témoins et d'agir selon les besoins de la cause ; cependant ces
personnages n'étaient pas officiellement admis comme avocats de l'Ordre. Les
quatre délégués présentèrent, le 13 avril, une nouvelle adresse, où, après
avoir fait allusion aux tortures employées pour arracher des confessions aux
prévenus, ils affirmaient, comme chose notoire, que, pour obtenir des
témoignages, on avait remis aux Templiers des lettres portant le sceau royal,
leur promettant la liberté et de larges pensions viagères et leur annonçant
la suppression définitive de leur Ordre. Cette protestation avait évidemment
pour objet de préparer les voies à la disqualification des témoins à charge,
le seul moyen de défense accordé, comme on sait, par la procédure
inquisitoriale ; à cette fin, les quatre délégués demandaient également à
connaître les noms de tous les témoins. Ils n'osaient pas réclamer copie des
dépositions, mais insistaient vivement pour qu'elles fussent tenues secrètes,
afin de détourner le danger que la publication aurait pu faire courir aux
témoins. Après une interruption nécessitée par les fêtes de Pâques, on
continua jusqu'au 9 mai à recueillir des témoignages, généralement hostiles à
l'Ordre et émanant sans doute de témoins soigneusement triés. Le dimanche 40
mai, les commissaires furent soudain convoqués, à la requête de Renaud de
Provins et de ses collègues, pour recevoir communication d'une foudroyante
nouvelle : le concile de Sens, réuni en hâte à Paris, se proposait de
poursuivre tous les Templiers qui avaient offert le défendre l'Ordre. Nombre
de ces défenseurs avaient antérieurement avoué ; ils avaient héroïquement
risqué leur vie le jour où, en affirmant la pureté de l'Ordre, ils avaient
virtuellement rétracté leurs confessions. Aussi les quatre Templiers
faisaient-ils appel à la protection des commissaires, attendu que l'action du
concile devait fatalement se faire sentir sur les affaires en cours ; ils
réclamaient des apostoli, demandaient que leurs personnes, leurs
droits et l'Ordre tout entier fussent placés sous le contrôle du Saint-Siège
et qu'on leur accordât le temps et l'argent nécessaires pour soutenir
l'appel. En outre, ils priaient les commissaires d'inviter l'archevêque de
Sens à ne prendre aucune mesure tant que l'enquête actuelle ne serait pas
achevée, et ils exprimaient le vœu qu'on les envoyât, avec un ou deux
notaires, soumettre au prélat une protestation, vu qu'ils ne pouvaient
trouver d'homme de loi disposé à dresser pour eux un pareil acte. Les
commissaires, profondément perplexes, discutèrent ce point jusqu'au soir,
puis rappelèrent les Templiers et leur dirent qu'ils compatissaient de tout
cœur à leur peine, mais qu'ils avaient les mains liées, l'archevêque et le
concile agissant en vertu de pouvoirs délégués par le pape. ll
n'entrait pas dans le plan de Philippe que l'Ordre pût faire entendre des
défenseurs. Cette réunion subite de près de six cents membres, alors qu'on
avait pris soin de détacher d'eux leurs chefs, et les préparatifs de défense
élaborés à la veille du concile, annonçaient une résistance que le roi
résolut d'écraser dans l'œuf, avec l'énergie sans scrupules dont il était
coutumier. Le moment était favorable, car après de longs efforts il venait
d'obtenir de Clément l'archevêché de Sens (dont Paris était suffragant) pour
une de ses plus zélées créatures, Philippe de Marigny, frère du ministre
Enguerrand ; le nouveau dignitaire était entré en fonctions le 5 avril. La
bulle Faciens misericordiam avait prescrit que, les enquêtes
épiscopales une fois achevées, des conciles provinciaux fussent réunis pour
juger les Frères à titre individuel. Le roi, grâce à ses archevêques, était
donc maitre de la situation. Les conciles provinciaux furent tout-à-coup
convoqués, celui de Sens à Paris, celui de Reims à Senlis, celui de Normandie
à Pont-de-l'Arche, celui de Narbonne à Carcassonne, et l'on organisa une
imposante manifestation qui devait paralyser instantanément et pour toujours
toute tentative d'opposition à la volonté royale. On ne perdit pas de temps à
un semblant de formalités judiciaires, car le droit canon voulait que les
hérétiques relaps fussent condamnés sans être entendus. Le 11, le concile de
Sens s'ouvrit à Paris. Le 12, tandis que les commissaires étaient occupés à
recueillir des témoignages, ils reçurent l'ordre d'avoir à brûler le jour
même cinquante-quatre de ceux qui avaient offert de défendre le Temple, ces
gens ayant été condamnés comme hérétiques relaps pour avoir rétracté leurs
confessions. Aussitôt ils envoyèrent au concile, pour demander un délai,
Philippe de Vohet, gardien pontifical des Templiers, et Amis, archidiacre
d'Orléans. Vohet et beaucoup d'autres personnes avaient affirmé, disaient les
commissaires, que ceux des Templiers qui étaient morts en prison avaient, au
péril de leurs âmes, affirmé la fausseté des imputations mises à la charge du
Temple ; Renaud de Provins et ses collègues en avaient appelé aux
commissaires contre le concile ; si les exécutions projetées avaient lieu, ce
serait un obstacle aux fonctions des commissaires, car, depuis la veille, les
témoins étaient affolés par la terreur et incapables de témoigner. Les
messagers coururent à la salle du concile, où ils furent accueillis avec
_mépris ; il n'était pas possible, leur répondit-on, que la commission les
eût chargés d'un semblable message. Les cinquante-quatre martyrs furent
entassés dans des charrettes et menés dans les champs voisins du couvent de
Saint-Antoine ; là, on les mit lentement à mort en les brûlant à petit feu.
Refusant toutes les offres de pardon en échange de nouveaux aveux, ils
périrent avec une constance qui, dit us contemporain, mit leurs âmes en grand
danger de perdition, car ce spectacle amena le peuple à croire faussement
qu'ils étaient innocents. Le concile poursuivit ses travaux et, quelques
jours plus tard, brûla quatre autres Templiers ; de la sorte, s'il se
trouvait encore des gens disposés à défendre l'Ordre, ces audacieux sauraient
désormais quel sort leur était réservé. Le concile fit exhumer et brûler les
os de Jean de Tourne, qui avait été trésorier du Temple ; ceux qui avaient
avoué et confirmé leurs confessions furent réconciliés à l'Église et mis en
liberté ; ceux qui persistèrent à refuser de se confesser furent condamnés à
la prison perpétuelle. C'étaient là des mesures plus humaines que n'en comportait
l'ordinaire pratique inquisitoriale ; mais cette mansuétude était conforme
aux intérêts de la politique royale. Quelques semaines plus tard, à Senlis,
le concile de Reims brûla neuf autres victimes ; à Pont de l'Arche, on en
brûla trois ; d'autres furent exécutées à Carcassonne[30]. Ces
mesures féroces obtinrent le résultat qu'on en attendait. Quand, au lendemain
des exécutions de Paris, le 13 mai, la commission ouvrit sa séance, le
premier témoin introduit, Aimery de Villiers, se jeta à genoux, pâle de
terreur, et se frappant la poitrine, tendant les mains vers l'autel, il
appela la mort et la perdition sur son corps et son âme, s'il ne disait pas la
vérité. Puis il déclara fausses les accusations portées contre l'Ordre, bien
que, sous l'effet de la torture, il eût reconnu la vérité de certaines
imputations. La veille, il avait vu cinquante-quatre de ses frères traînés au
bûcher dans les fatales charrettes ; il avait senti alors qu'il ne pourrait
supporter plus longtemps cette épreuve et qu'il serait capable de confesser
aux commissaires ou à tout autre personne tout ce qu'on pourrait exiger de
lui, fût-ce d'avoir tué le Seigneur Jésus. Finalement, il adjura les
commissaires et les notaires de ne pas révéler ce qu'il venait de dire à ses
geôliers ni aux fonctionnaires royaux, car il serait brûlé comme les
cinquante-quatre victimes. Puis un témoin antérieurement interrogé, Jean
Bertrand, vint supplier la commission de tenir secrète sa déposition en
raison du danger qui le menaçait. A ce spectacle, la commission jugea qu'il
serait sage, tant que régnerait cette terreur générale, de suspendre ses
séances. Elle se réunit de nouveau le 18 pour réclamer inutilement à
l'archevêque de Sens la mise en liberté de Renaud de Provins, qui avait
comparu en jugement devant le concile. Pierre de Boulogne fut saisi de même
par ordre du concile et ne fut jamais rendu à la commission. Nombre des
Templiers qui s'étaient offerts comme défenseurs se hâtèrent de battre en
retraite ; toute tentative pour faire entendre- les Templiers par le concile
de Vienne fut nécessairement abandonnée. Clément eut-il quelque part à cette
intervention qui mit fin aux travaux de sa commission ? On peut en douter,
mais il est certain qu'il ne lit rien pour rendre aux commissaires leurs
pouvoirs ; son indifférence le rendit complice du crime qui livrait à une
mort horrible les malheureux qu'il avait invités à se défendre. Le 4
avril, par la bulle Alma Mater, Clément avait ajourné le concile de Vienne
d'octobre 1310 à octobre 1311, attendu que l'inquisition contre les Templiers
réclamait plus de temps qu'on n'avait prévu. La commission n'avait donc pas
lieu de se hâter et elle suspendit ses séances jusqu'au 3 novembre. Ses
membres tardèrent à se réunir et elle ne recommença à siéger que le i7
décembre. Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges comparurent alors
et protestèrent qu'ils ne pouvaient agir au nom de l'Ordre sans le concours
de Renaud de Provins et de Pierre de Boulogne. La commission leur fit savoir
que leurs deux collègues avaient solennellement renoncé à défendre l'Ordre,
étaient revenus à leurs premières confessions et avaient été condamnés par le
concile de Sens à l'emprisonnement perpétuel. Pierre avait d'ailleurs réussi
à s'évader. La commission offrit alors aux deux Chevaliers de leur permettre
d'assister au serment des témoins et de soulever des exceptions ; mais ils
déclarèrent qu'ils n'avaient pas qualité pour cela et se retirèrent. Ainsi on
renonçait à fournir à l'Ordre tout moyen de défense ; la suite de la
procédure menée par la commission ne fut plus qu'une accumulation ex parte de
témoignages à charge. Les commissaires siégèrent jusqu'en juin, écoutant
scrupuleusement les témoins qu'on leur amena ; mais comme ces témoins étaient
choisis par Philippe de Vohet et Jean de Jamville, on veilla évidemment à ce
que leurs dépositions fussent de nature à convaincre les juges. D'ailleurs,
la plupart des témoins avaient été réconciliés à l'Église après confession,
abjuration et absolution ; ils n'appartenaient donc plus à l'Orge, qu'ils
avaient abandonné à son destin. Parmi les nombreux Templiers qui avaient
refusé d'avouer, bien peu furent admis à comparaître ; ceux qu'on entendit ne
le furent sans doute que par accident. Quelques accusés eurent aussi l'audace
de rétracter les déclarations faites devant les évêques ; mais, à part ces
rares exceptions, toutes les dépositions furent hostiles à l'Ordre. D'autre part,
il arriva souvent que des témoins, admis à prêter serment, ne comparurent
jamais pour déposer, et ce ne dut pas être l'effet du hasard, vu que Renaud
de Provins fut de ce nombre. Enfin, le 5 juin, la commission acheva ses
travaux et transmit, sans commentaires, ses registres à Clément[31], comme document à joindre aux
matériaux qui devaient éclairer le jugement de l'Église assemblée en concile
à Vienne. Avant
d'aborder le dernier acte de la tragédie qui se joua à Vienne, il convient de
rappeler brièvement les mesures prises hors de France contre les Templiers.
En Angleterre, le roi Édouard II répondit, le 30 octobre 1307, à
l'avertissement transmis par Philippe le 16 octobre ; le roi d'Angleterre et
son conseil avaient prêté la plus grande attention à cette affaire ; leur
étonnement avait été très vif ; la chose était si abominable qu'on avait
peine à la croire vraie ; aussi le roi, pour obtenir de plus amples
informations, avait-il envoyé son sénéchal à Agen. Les convictions d'Édouard
étaient si fortes et son désir de protéger l'Ordre si ardent qu'il écrivit,
le 4 décembre, aux rois de Portugal, de Castille, d'Aragon et de Naples, que
les accusations devaient avoir pour sources la cupidité et l'envie ; il
priait ces souverains de ne pas prêter l'oreille aux calomnies et de ne pas
agir sans mûre réflexion, de peur qu'un Ordre célèbre par sa pureté et son
honneur ne fût molesté avant d'avoir été légalement convaincu de crime. Il
alla plus loin et répondit à Clément, le 10, que la réputation de pureté et
d'orthodoxie dont jouissaient les Templiers d'Angleterre ne lui permettait
pas d'ajouter foi, sans de nouvelles preuves, aux rumeurs accusatrices ; il
invitait le pape à résister aux calomnies répandues par des envieux et des
méchants. Cependant, quelques jours plus tard, il reçut la bulle lancée par
Clément le 22 novembre, et ne put désormais révoquer en doute des faits
affirmés à la face de la Chrétienté. Il se hâta d'obéir aux prescriptions de
la bulle. Dès le 15, des ordres minutieux furent préparés et transmis à tous
les sheriffs d'Angleterre, leur enjoignant d'arrêter tous les
Templiers le 10 janvier 1308, avec des instructions touchant la mise en
séquestre et l'administration des biens confisqués. Le 20, des ordres
similaires furent envoyés à toutes les autorités anglaises en Irlande, en
Écosse et dans le pays de Galles. Peut-être le voyage projeté d'Édouard à
Boulogne, où il devait épouser Isabelle, fille de Philippe le Bel, ne fut-il
pas étranger à ce soudain revirement. Les
arrestations opérées d'après les instructions royales, les Templiers furent
tenus en captivité sur parole, mais non emprisonnés, en attendant
l'intervention du Saint-Siège. Ni l'Église ni l'État n'étaient disposés,
semble-t-il, à prendre l'initiative des poursuites. Le délai se prolongea,
car, bien que des mandats eussent été conférés, le 12 août 1308, aux
inquisiteurs pontificaux, Sicard de Lavaur et l'abbé de Lagny, ceux-ci ne
partirent pas avant le mois de septembre 1309 ; le 13 de ce mois, les sauf-conduits
signés par le roi à leur intention montrent qu'ils étaient arrivés en
Angleterre. Alors on envoya partout l'ordre d'arrêter ceux des Templiers qui
n'avaient pas encore été appréhendés et de les réunir à Londres, à Lincoln et
à York, où auraient lieu les interrogatoires ; les évêques de ces sièges
devaient assister à toutes les formalités. Des ordres analogues furent
transmis en Irlande et en Écosse, où les inquisiteurs nommèrent des délégués
pour mener l'affaire. Apparemment, on obtint malaisément des fonctionnaires
l'accomplissement de leur devoir, car, le 44 décembre, il fallut enjoindre à
tous les sheriffs de se saisir des Templiers qui parcouraient le pays sous
des vêtements talques ; puis, au mois de mars de l'année suivante, et encore
en janvier 1311, le scheriff d'York fut réprimandé pour avoir laissé
en liberté les accusés confiés à sa garde. Évidemment, les inculpés avaient
pour eux la sympathie du peuple. Enfin,
le 20 octobre 1309, les inquisiteurs pontificaux et l'évêque de Londres
s'assemblèrent dans le palais épiscopal pour interroger les Templiers réunis
à Londres. Les prévenus, questionnés à tour de rôle sur chacun des nombreux
chefs d'accusation, affirmèrent tous l'innocence de l'Ordre. Des témoins
étrangers à l'Ordre furent alors amenés et déclarèrent, pour la plupart,
qu'ils entretenaient la même conviction ; quelques-uns, cependant,
reproduisirent les vagues rumeurs et les scandaleuses histoires qu'avait
répandues parmi la population le mystère des rites intérieurs de l'Ordre. Les
inquisiteurs furent fort embarrassés : ils se trouvaient dans un pays où les
lois n'admettaient pas l'usage de la torture, et, sans ce secours, ils
étaient incapables de mener à bien la tâche qui avait motivé leur venue.
Découragés, ils finirent par s'adresser au roi et obtinrent de lui qu'ordre
fût donné aux gardiens des prisonniers de permettre aux inquisiteurs et aux
Ordinaires épiscopaux de traiter à leur, guise les personnes des accusés, « conformément
à la loi ecclésiastique » ; l'affreuse perversité de ce temps avait valu
le nom de loi ecclésiastique aux indignes abus devant lesquels reculait
encore la loi civile l Des
difficultés furent soulevées, soit par les geôliers, soit par les magistrats
épiscopaux, car l'ordre fut réitéré le ter mars 1310 puis le 8 mars ; cette
fois, on exigeait que les fonctionnaires récalcitrants donnassent les motifs
de leur désobéissance aux injonctions antérieures. Cependant on n'obtint
aucun témoignage de nature à récompenser tant d'efforts, bien qu'on
prolongeât les interrogatoires pendant tout l'hiver et tout le printemps,
jusqu'au 24 mai ; ce jour-là, trois fugitifs arrêtés furent amenés, par des
moyens qu'on imagine sans peine, à confesser ce qu'on attendait d'eux ; on
tira naturellement de ces confessions le plus grand parti possible. A la fin,
Clément s'impatienta de voir l'affaire traîner en longueur. Le 6 août, il
écrivit à Édouard il avait appris, disait-il, que le roi avait interdit
l'usage de la torture, comme contraire aux lois du royaume, et qu'ainsi les
inquisiteurs désarmés ne pouvaient obtenir de confessions. Aucune loi ni coutume
ne devait primer les canons concernant ce genre d'affaires ; les conseillers
et fonctionnaires d'Édouard, coupables d'avoir fait de la sorte obstacle à
l'Inquisition, étaient passibles des peine, prévues pour ce grave délit ;
quant au roi, il était invité à examiner si son attitude présente répondait à
sa dignité et à ses intérêts ; la rémission de ses péchés lui était offerte
s'il consentait à changer d'attitude. C'est là, peut-être, la plus curieuse
vente d'indulgences dont l'histoire ait conservé le souvenir. En même temps,
des lettres similaires étaient adressées à tous les évêques d'Angleterre, que
le pape réprimandait de n'avoir pas écarté l'obstacle, comme ils en auraient
eu le devoir. Sur ces instances, Édouard décréta de nouveau, le 26 août, que
les évêques et inquisiteurs étaient autorisés à appliquer la loi ecclésiastique
; cette ordonnance fut réitérée le 6 et le 23 octobre, le 23 novembre et le
26 avril 1311. Dans les dernières instructions du roi, le mot de torture
était formellement prononcé ; mais le souverain prenait soin de spécifier
qu'il agissait par respect pour le Saint-Siège. Le 18 août 1311, les mêmes
instructions furent transmises au sheriff d'York. Ainsi
l'Inquisition réussit cette fois à prendre pied en Angleterre ; mais,
apparemment, les méthodes inquisitoriales étaient trop contraires à l'esprit
de la nation pour pouvoir y porter tous leurs fruits. Malgré une instruction
qui se poursuivit pendant plus de dix-huit mois, on ne réussit pas à établir
la culpabilité des Templiers. Tout ce qu'on put obtenir fut que, dans les
conciles provinciaux tenus à Londres et à York pendant le printemps et l'été
de 1311, les inculpés reconnussent que leur réputation d'hérésie était trop «
véhémente » pour leur permettre de se justifier par la « purgation » légale ;
aussi demandèrent-ils qu'on leur pardonnât, promettant de se soumettre à
telle pénitence qu'on leur imposerait. Quelques-uns consentirent aussi à une
sorte d'abjuration. Les conciles ordonnèrent que ces Templiers fussent
disséminés dans divers monastères pour y accomplir des pénitences
déterminées, en attendant que le Saint-Siège eût statué sur le sort de
l'Ordre. Telle fut, en Angleterre, la décision finale prise à l'égard des
Templiers. On leur alloua généreusement une somme de quatre deniers par jour
pour leur entretien ; Guillaume de la More, Maître d'Angleterre, se vit
accorder deux shillings ; cette pension fut continuée, après sa mort,
à Humbert Blanc, Précepteur d'Auvergne, lequel, pour son bonheur, se trouvait
en Angleterre au moment des arrestations. Tout cela prouve que les Chevaliers
ne furent pas tenus pour criminels ; Walsingham atteste, d'ailleurs, que,
dans les monastères où on leur enjoignit de se retirer, ils donnèrent
l'exemple de la piété et de la vertu. En Irlande et en Écosse, l'enquête ne
fit surgir aucune preuve contre l'Ordre ; on recueillit seulement avec soin
les rumeurs et les fables rapportées par des témoins étrangers[32]. En
Lorraine, dès que parvint la nouvelle des arrestations opérées en France, le
Précepteur de Villencourt ordonna aux Frères de raser leur barbe et de
quitter l'habit, les relevant ainsi virtuellement de leur obédience. Le duc
Thibault imita avec succès la politique d'extermination adoptée par Philippe.
Un grand nombre de Templiers furent brûlés et le duc s'assura la majeure
partie de leurs dépouilles. On ne
possède que des indications fragmentaires sur ce qui se passa en Allemagne.
L'Ordre Teutonique offrait un emploi aux instincts chevaleresques des
seigneurs allemands, si bien que le nombre des Templiers de ce pays était
bien inférieur à celui des Templiers français. Leur sort fut moins tragique
et attira relativement peu l'attention des chroniqueurs. Un annaliste
rapporte qu'ils furent anéantis avec l'assentiment de l'empereur Henri, en
châtiment de leurs intelligences avec les Sarrasins en Palestine et en Égypte
et des préparatifs qu'ils faisaient pour se constituer un empire parmi les
Chrétiens. On voit
que leur prétendue hérésie avait médiocrement impressionné l'esprit public.
D'ailleurs, les mesures prises contre eux dépendirent, le plus souvent, des
dispositions personnelles des princes-prélats qui gouvernaient les grands
archevêchés. Burchard III de Magdebourg fut le premier à agir. Après une
visite à la cour papale, nécessitée, en 1307, par son désir d'obtenir le
pallium, il revint en mai 1308 avec l'ordre d'arrêter tous les Templiers de
sa province ; comme il était déjà mal disposé à leur égard, il obéit avec
empressement. Il n'y avait, sur son territoire, que quatre maisons de
Templiers ; il mit la main sur ces demeures et sur leurs habitants, ce qui
provoqua une longue série de querelles confuses, au cours desquelles il fut
frappé, par l'évêque d'Halberstadt, d'une excommunication immédiatement
révoquée par Clément ; de plus, en brûlant quelques-uns des Frères les plus
récalcitrants, il souleva une guerre où les parents des victimes lui
infligèrent de pénibles revers. En 1318, on voit encore les Hospitaliers se
plaindre à Jean XXII que les Templiers soient demeurés en possession de la
plus grande partie de leurs biens. Conformément
à la politique suivie par Clément en toute cette affaire, la bulle Faciens
misericordiam d'août 1303, envoyée aux prélats allemands, réservait à la
cour pontificale le jugement du grand-Précepteur d'Allemagne. Partout, sauf à
Magdebourg, on obéit médiocrement aux instructions pressantes de la bulle. Le
30 décembre de la même année, Clément écrivit, sans grand succès, au duc
d'Autriche, pour lui enjoindre d'arrêter tous les Templiers résidant sur ses
domaines ; en même temps il investit les Ordinaires de Mayence, Trèves, Cologne,
Magdebourg, Strasbourg et Constance d'un mandat inquisitorial spécial, pour
mener la persécution dans leurs diocèses respectifs, tandis qu'il envoyait
l'abbé de Crudacio agir en qualité d'inquisiteur pour le reste de
l'Allemagne, en ordonnant aux prélats de fournir à ce magistrat une
allocation journalière de cinq florins d'or. Ce fut seulement en 1310 que tes
grands archevêques se décidèrent à entreprendre la tâche ; mais les résultats
en furent médiocres. D'ailleurs, en 1310, Trêves et Cologne firent abandon,
entre les mains de Burchard de Magdebourg, de leurs mandats inquisitoriaux
pour la saisie des domaines appartenant aux Templiers ; Clément ratifia le
transfert, en invitant Burchard à déployer la plus grande vigueur. Quant aux
personnes mêmes des Templiers, une instruction s'engagea à Trèves : dix-sept
témoins furent entendus, notamment trois Templiers ; l'affaire s'acheva par
l'acquittement des prévenus. A Mayence, l'archevêque Pierre, qui avait
encouru la disgrâce de Clément en transférant à ses suffragants son mandat
pontifical relatif aux biens des Templiers, fut finalement contraint de
convoquer un concile provincial, le 11 mai 1310. Soudain se présenta, sans
avoir été invité, le wildgrave-rhingrave Hugo de Salm, commandeur de
Grumbach, suivi de vingt Chevaliers armés. On craignit tout d'abord quelque
violente agression. L'archevêque demanda à Hugo quelle déclaration il
désirait faire ; le Templier affirma l'innocence de l'Ordre : les Frères
livrés aux flammes avaient opiniâtrement démenti les accusations et la vérité
de leurs dénégations était attestée par le fait que le feu avait respecté la
croix de leurs manteaux ; la croyance à ce miracle avait une très grande
prise sur l'opinion. Le Templier conclut par un appel au futur pape et à
l'Église entière, et l'archevêque, pour éviter des désordres, accepta la
protestation. Clément, à la nouvelle de ces événements, ordonna au concile de
se réunir à nouveau et de faire son devoir. On obéit. Le wildgrave Frédéric
de Salm, frère de Hugo et Maître de la province rhénane, offrit de subir
l'ordalie du fer rougi au feu ; mais on jugea cette épreuve inutile. On
interrogea quarante-neuf témoins, dont trente-sept Templiers : tous
affirmèrent sous serment l'innocence de l'Ordre. Les douze témoins étrangers
au Temple, qui étaient des personnages de distinction, firent d'éloquentes
dépositions en sa faveur. L'archiprêtre Jean déclara qu'au moment d'une disette,
alors que le prix d'une mesure de froment s'élevait de trois à trente-trois
sols, la commanderie de Mostaire avait fait vivre un millier de personnes par
jour. Le résultat fut un verdict d'acquittement. Le pape, très mécontent,
ordonna à Burchard de Magdebourg de prendre en mains l'affaire à son tour. Il
est probable que Burchard obéit avec empressement, mais en ignore avec quel
succès. L'archevêque Pierre continua à appeler de ses vœux une entente et
lorsque, au lendemain du concile de Vienne, il dut livrer aux Hospitaliers
les biens des Templiers, il exigea des nouveaux propriétaires la
reconnaissance d'une convention aux termes de laquelle, si le pape
reconstituait l'Ordre, le manoir de Topfstadt ferait retour à ses anciens
maitres[33]. En
Italie, les Templiers étaient peu nombreux ; le pape pouvait plus facilement
diriger la besogne d'extermination. A Naples, l'appel d'Édouard Il resta sans
écho. La dynastie angevine était trop étroitement liée à la papauté pour
hésiter à obéir, et quand un exemplaire de la bulle Pastoralis prœeminentiœ,
du 21 novembre 1307, fut adressé à Robert, duc de Calabre, fils de Charles
II, ce prince se mit immédiatement à l'œuvre. L'ordre d'arrêter les Templiers
et de mettre leurs biens sous séquestre fut promptement envoyé dans toutes
les provinces soumises à la couronne de Naples. Philippe, duc d'Achaïe et de
Roumanie, fils cadet de Charles, fut aussitôt invité à exécuter, dans toutes
les possessions du Levant, les instructions pontificales. Le 3 janvier 1308,
les fonctionnaires de Provence et de Forcalquier reçurent l'ordre d'opérer
les arrestations le 13 du même mois. En ces districts, le Temple comptait
beaucoup de membres, dont il est probable que la plupart s'enfuirent, car on
n'en arrêta que quarante-huit, qui passent pour avoir été jugés et exécutés,
bien qu'un document atteste qu'Albert de Blacas, Précepteur d'Aix et de
Saint-Maurice, emprisonné en 1308, occupait encore en 1318, avec
l'assentiment des Hospitaliers, la commanderie de Saint-Maurice. Les biens
meubles des Templiers furent partagés entre le pape et le roi ; les terres
furent données à l'Hôpital. Dans le royaume de Naples proprement dit, il est
à présumer que les inquisiteurs ne rencontrèrent pas d'obstacles et purent
obtenir, grâce à leurs méthodes ordinaires, les témoignages désirés ; c'est
du moins ce qui ressort de quelques documents fragmentaires relatifs à une
commission pontificale envoyée en 305 4310 pour recueillir des preuves contre
l'Ordre en général et, particulièrement, contre le grand-Précepteur d'Apulie,
Oddo de Valdric. On en peut dire autant de la Sicile, où, comme nous l'avons
vu, Frédéric d'Aragon avait introduit l'Inquisition en 1304. Dans
les États Pontificaux, on possède quelques renseignements plus complets sur
la fin de l'affaire. Mais on ne sait rien de ce qui se passa à l'époque des
arrestations : il est certain que, sur les territoires directement soumis à
Clément, les ordres de la bulle du 22 novembre 1307 furent exécutés à la
lettre, que tous les membres de l'Ordre furent arrêtés et qu'on employa les
moyens connus pour leur arracher des confessions. Quand la commission papale
fut envoyée à Paris pour fournir à l'Ordre l'opportunité de préparer sa
défense en vue du concile de Vienne, on dépêcha en d'autres lieux des
commissions similaires, armées de pouvoirs inquisitoriaux. On possède une
partie du rapport adressé par Giacomo, évêque de Sutri, et Maître Pandolfo di
Sabello, qui avaient reçu ce mandat pour le Patrimoine de saint Pierre ; bien
que malheureusement incomplet, ce document permet de discerner quel dessein
véritable se dissimulait sous l'apparent objet de ces commissions. En octobre
1309, les inquisiteurs commencèrent leurs opérations à Rome ; personne ne
comparut devant eux, bien qu'ils eussent cité, non seulement tous les membres
de l'Ordre, mais quiconque avait quelque lumière à fournir sur ce sujet. En
décembre, ils se rendirent à Viterbe, où se trouvaient emprisonnés cinq
Templiers, qui refusèrent de venir défendre leur Ordre. En janvier 1310, ils
s'installèrent à Spolète, où ils ne découvrirent ni Templiers ni témoins. En
février, ils se transportèrent à Assise, et adoptèrent le système consistant
à ordonner qu'on amenât devant eux tous les Templiers et leurs fauteurs,
procédé qu'ils reprirent, en mars, à Gubbio et qui fut également inefficace
dans ces deux localités. En avril, à Aquila, ils citèrent des témoins afin de
savoir si les Templiers possédaient quelque église dans les Abruzzes ; mais
le Précepteur des Hospitaliers lui-même ne put leur fournir aucune
indication. On assembla alors tous les Franciscains du lieu ; ils ne savaient
rien de la mauvaise réputation de l'Ordre. Quelques jours plus tard, à Penna,
les inquisiteurs imaginèrent un nouveau procédé ; ils invitèrent à comparaître
devant eux quiconque, Templier ou étranger à l'Ordre, désirait défendre le
Temple. Cette fois, on découvrit deux Templiers qui furent cités
personnellement à plusieurs reprises et refusèrent de venir défendre l'Ordre.
L'un d'eux, Gautier de Naples, fut excusé, parce qu'on n'était pas bien sûr
qu'il appartint au Temple ; quant au second, nommé Cecco, on l'amena devant
les inquisiteurs et il leur parla d'une idole conservée, pour l'adoration des
fidèles, dans le trésor d'une préceptorerie d'Apulie. En mai, à Chieti, la
commission réussit à s'emparer d'un autre Templier, qui confessa le reniement
du Christ, l'adoration des idoles et d'autres méfaits. Vers le
23 mai, ils étaient de retour à Rome et lançaient de nouvelles citations sans
plus de succès que la première fois. La semaine suivante on les vit de
nouveau à Viterbe ; ils avaient résolu de tirer quelques témoignages des cinq
prisonniers détenus en cette ville ; mais ceux-ci leur firent savoir encore
une fois que nul d'entre eux ne désirait comparaître devant les inquisiteurs
ou assumer la défense de l'Ordre. On leur lança cinq citations, auxquelles
ils répondirent par autant de refus ; mais les inquisiteurs n'étaient pas
hommes à se laisser jouer. Ils se firent amener quatre des prisonniers et,
par des moyens qu'on devine, leur délièrent la langue. Du 7 au 19 juin, ils
s'occupèrent à recueillir les dépositions de leurs victimes qui avouèrent
avoir renié le Christ, craché sur la croix, etc., toutes choses dont l'aveu
fut officiellement qualifié de libre et spontané. Le 3 juillet, les
commissaires se trouvaient à Albano et lançaient leurs citations habituelles
; mais, le 8, leur messager revint dire qu'il n'avait pu trouver un seul
Templier en Campanie et en Maritime ; une séance à Velletri, le 16, fut non
moins infructueuse. Le lendemain, ils citèrent d'autres témoins ; huit
ecclésiastiques comparurent, mais ne surent que dire. Après quoi, à Segni, les
commissaires entendirent cinq témoins qui ne leur fournirent aucune preuve. A
Castel Fajole et à Tivoli, même insuccès ; mais, le 27, à Palombara, Gautier
de Naples leur fut amené de Penna ; on avait sans doute cessé d'entretenir
des doutes sur son affiliation à l'Ordre. Cette fuis, la constance des
inquisiteurs fut récompensée par la révélation d'abondants détails concernant
les pratiques hérétiques. lei s'achève le compte rendu ; cette active
enquête, menée, neuf mois durant, dans un rayon aussi étendu, avait abouti à
la découverte de huit Templiers et à la réception de sept témoignages à
charge ! En admettant même que certains Templiers eussent réussi à
passer inaperçus, ce document atteste, comme le reste de la procédure
italienne, que leur nombre était fort restreint dans la péninsule. Dans
les autres parties de l'Italie, la bulle publiée par Clément, en 1307, pour
ordonner aux archevêques d'entamer une enquête, parait n'avoir obtenu qu'une
obéissance assez molle. La
première mesure dont on trouve mention est l'ordre lancé en 1308, par Fra
Ottone, inquisiteur de Lombardie, de livrer trois Templiers au podestat de
Casai. Mais il fallut sans doute donner une impulsion nouvelle à la
persécution. En 1309, Giovanni, archevêque de Pise, fut nommé nonce
apostolique avec mandat de mener l'affaire en Toscane, Lombardie, Dalmatie et
Istrie, moyennant des émoluments de huit florins par jour, à prélever sur les
biens du Temple. A Ancône, l'évêque de Fano interrogea un Templier, qui ne
confessa rien, et dix-neuf autres témoins qui ne fournirent pas de
dépositions accusatrices ; dans la Romagne, à Cesena, Rainaldo, archevêque de
Ravenne, et l'évêque de Rimini interrogèrent deux Templiers qui attestèrent
l'innocence de l'Ordre. L'archevêque, qui était inquisiteur pontifical contre
les Templiers de Lombardie, de Toscane, de la Marche Trévisane et d'Istrie,
poussa son enquête sur une grande partie de la Lombardie ; mais on ne voit
pas qu'il ait obtenu quelque succès. Des lettres pontificales furent lancées
par toute l'Italie, pour charger les inquisiteurs de rechercher les biens des
Templiers ; les archevêques de Ravenne et de Pise étaient nommés
administrateurs de ces biens qui étaient affermés et dont les revenus
devaient être remis à Clément. Rainaldo de Ravenne sympathisait avec les
Templiers et l'on ne pouvait attendre de lui des efforts bien ardents. Il
convoqua, en 1309. à Bologne, un synode, où l'on fit mine de prendre en mains
l'affaire, mais sans aucun résultat ; en 1310, quand son vicaire Bonincontro,
porteur des bulles papales, arriva à Ravenne, Rainaldo ne dissimula pas ses
dispositions favorables à l'égard des accusés. A la fin, pourtant, il dut
agir ; le 25 novembre 1310, il lança une proclamation annonçant que le pape
avait ordonné la tenue de conciles provinciaux pour l'interrogatoire et le
jugement des Templiers ; conformément à ces instructions, l'archevêque
convoquait un concile provincial qui devait s'assembler à Ravenne en janvier
1311, et il invitait les inquisiteurs à produire les témoignages qu'ils
avaient recueillis à l'aide de la torture. Le concile siégea et discuta
l'affaire sans aboutir. Un autre fut convoqué, pour le 1er juin, à Bologne,
puis transféré à Ravenne et ajourné jusqu'au 18 juin. Cette fois, les évêques
reçurent l'ordre d'amener, sous bonne garde, tous les Templiers de leurs
diocèses, si bien que, le 19 juin, sept chevaliers comparurent. Le concile
leur fit prêter serment, les interrogea seriatim sur toutes les
charges énumérées par le pape et recueillit d'unanimes dénégations. On
demanda alors au concile s'il fallait mettre les accusés à- la torture ; la
réponse fut négative, malgré l'opposition de deux inquisiteurs dominicains
présents à la séance. Il fut décidé que, vu l'approche du concile de Vienne,
les inculpés ne seraient pas renvoyés devant le pape, mais qu'ils seraient
soumis à la « purgation ». Mais le lendemain, le concile, réuni à nouveau,
revint sur sa résolution première et décida, à l'unanimité, que les innocents
seraient acquittés et les coupables punis ; parmi les innocents, il comptait
ceux qui avaient confessé par crainte de la torture et rétracté leur
confession, ainsi que ceux qui auraient rétracté leurs aveux s'ils n'avaient
redouté une nouvelle application de torture. Quant à l'Ordre dans son
ensemble, le concile était d'avis qu'on l'épargnât si les innocents y étaient
en majorité et si les coupables étaient contraints à abjurer et à subir une
punition au sein de l'Ordre même. Outre les sept chevaliers, cinq autres
Frères figuraient parmi les accusés ; on leur ordonna de se justifier, le 1er
août, par le serment de sept cojureurs, en présence d'Uberto, évêque de
Bologne. On possède deux de ces « purgations » ; il est probable que tous les
inculpés réussirent à remplir cette formalité. H n'est pas surprenant que
Clément se soit indigné de cette dérogation à tous les usages inquisitoriaux
et ait ordonné de livrer les relaps :au bûcher, ordre auquel on ne dut pas
obéir, car l'évêque Bibi affirme qu'aucun Templier ne fut brillé en Italie.
De plus, le concile, en nommant des délégués pour le concile de Vienne,
recommanda à ceux-ci de s'opposer à l'abolition de l'Ordre si la corruption
complète du Temple n'était pas établie. Pour la
Toscane et la Lombardie, Clément donna mandat spécial d'inquisiteurs à
Giovanni, archevêque de Pise, à Antonio, évêque de Florence, et à un chanoine
de Vérone, Pietro Giudici, de Rome. Ces hommes avaient l'ordre d'entamer des
enquêtes, tant au sujet des Frères eux-mêmes que de l'Ordre tout entier. Ils
assemblèrent un concile à Florence, en septembre 4310, puis, à l'instigation
du pape, en septembre et octobre 1311. Ils ne se laissèrent arrêter par aucun
scrupule et employèrent largement la torture ; aussi, comme nous le verrons
plus loin, recueillirent-ils un certain nombre de témoignages favorables à
l'accusation, que l'on se hâta d'expédier à Clément. Venise ajourna avec
bienveillance l'inévitable suppression de l'Ordre et, le jour où se produisit
cet événement, n'usa d'aucune cruauté inutile. Chypre
était le quartier-général de l'Ordre. C'était là que résidait le maréchal,
Ayme d'Osiliers, chef du Temple en l'absence du Grand-Maître. Le « Convent »
ou assemblée dirigeante s'y tenait également. La bulle papale ordonnant
l'arrestation ne parvint dans l'île qu'en mai 1308, et l'on ne put songer à
opérer de façon secrète ou subite, car les Templiers étaient informés de ce
qui s'était passé en France. Ils comptaient nombre d'ennemis, par suite de la
part qu'ils avaient prise aux luttes politiques de l'époque ; c'était à leur
concours que le régent, Amaury de Tyr, avait dû d'obtenir le pouvoir. Ce
personnage se hâta d'obéir aux instructions venues de Rome, non sans quelques
appréhensions pourtant, car les Templiers se mirent tout d'abord sur la défensive.
Mais la résistance était impossible et ils se soumirent au bout de quelques
semaines ; leurs biens furent placés sous séquestre, leurs personnes tenues
en captivité sur parole ; on ne leur refusa pas les sacrements. Cette
situation se prolongea pendant deux ans ; puis, en avril 1310, l'abbé d'Alet
et l'archiprêtre Tommaso de Rieti arrivèrent, en qualité d'inquisiteurs
pontificaux chargés d'entamer une enquête contre les personnes des Frères et contre
l'Ordre en général, avec l'aide des évêques de Limisso et de Famagosta.
L'instruction s'ouvrit le 1er mai et se poursuivit jusqu'au 15 juin ; à ce
moment, la procédure fut brusquement arrêtée, sans doute à la suite de
l'agitation provoquée par le meurtre du régent Amaury. Tous les Templiers de
l'île, au nombre de soixante-quinze, et cinquante-six autres témoins furent
dûment interrogés sur toute la longue série des chefs d'accusation.
L'unanimité des dénégations opposées par les Templiers, leur audace à.
affirmer la-pureté de l'Ordre, montrent qu'on n'avait pas dû employer la
torture. Mais leur innocence ressort plus évidente encore des témoignages
apportés par les autres témoins, ecclésiastiques de tout grade, nobles et
bourgeois ; bien que beaucoup d'entre eux fussent les ennemis politiques des
accusés, ils témoignèrent éloquemment en faveur de l'Ordre. Comme le dirent
certains de ces témoins, ils ne connaissaient que des faits à l'honneur du
Temple. Tous s'étendirent sur les charitables libéralités de l'Ordre ;
plusieurs décrivirent le zèle fervent avec lequel les Templiers
accomplissaient leurs devoirs religieux. Un ou deux firent allusion aux
soupçons provoqués parmi le peuple par le secret des assemblées capitulaires et
des réceptions de néophytes ; le prieur dominicain de Nicosia relata les
bruits rapportés de France par ses confrères après l'arrestation, et Simon de
Sarezariis, prieur des Hospitaliers, dit qu'il avait reçu, de ses
correspondants, des informations analogues ; mais on ne saurait douter qu'à
Chypre, où les Templiers étaient connus mieux que partout ailleurs, il
existât, parmi les amis ou les adversaires et surtout parmi les gens qui
étaient depuis longtemps en relations familières avec eux, une sympathie
générale à l'égard de l'Ordre ; nul ne lui avait imputé aucun crime jusqu'au
jour où sa culpabilité avait été si gratuitement affirmée par les bulles du
pape. Tous
ces renseignements, transmis à Clément, ne manquèrent pu de le mécontenter
vivement ; en août 1311, voyant approcher l'époque du concile de Vienne, il
dépêcha des ordres urgents pour que les Templiers fussent mis à la torture et
qu'on tirât d'eux des confessions. Aucun document ne permet de savoir quel
fut le résultat de cette tentative. En
Aragon, la lettre envoyée par Philippe au roi Jayme II, le 16 octobre 1307,
était accompagnée d'une missive du Dominicain Fray Romeo de Bruguera, lequel
affirmait avoir assisté à la confession de Jacques de Molay et de divers
autres accusés. Néanmoins Jayme, à l'imitation d'Édouard Il, répondit, le 17
novembre, par un chaleureux éloge des Templiers de son royaume, en refusant
de les arrêter sans preuves absolues de culpabilité ou sans ordres émanant du
pape lui-même. Deux jours plus tard, il écrivit à Clément pour lui demander
conseil et réclamer ses instructions ; mais Clément tarda à répondre jusqu'au
3 janvier 1308. Il renvoyait Jayme aux instructions du 22 novembre et
promettait en récompense au roi, s'il exécutait ces ordres, de lui assurer la
béatitude éternelle. Jayme n'avait pas attendu cette réponse pour agir ;
lorsqu'il avait reçu par estafette, le 1er décembre 1307, la bulle du 22
novembre, il avait cessé d'hésiter. Ramon, évêque de Valence, et Ximenès de
Luna, évêque de Saragosse, se trouvaient précisément à la cour ; il leur
ordonna de mener, contre les Templiers, une diligente inquisition dans leurs
diocèses respectifs. En même temps Fray Juan Llotger, inquisiteur-général
d'Aragon, fut invité à extirper l'hérésie, Comme on prévoyait quelque résistance,
des lettres royales furent lancées le 3 décembre, ordonnant l'arrestation
immédiate de tous les membres de l'Ordre et la séquestration de leurs biens ;
l'inquisiteur publia des édits citant les Templiers à comparaître devant son
tribunal, au couvent dominicain de Valence, pour répondre de leur foi, et
interdisant à tous les fonctionnaires locaux de prêter assistance aux
accusés. Jayme convoqua également pour le 6 janvier 1308 un concile de
prélats, chargés de délibérer avec l'inquisiteur au sujet de l'affaire. Ce
zèle même ne satisfit pas l'impatience de Clément : dans une lettre du 22
janvier, le pape déclare que l'ennemi du genre humain attiédit le zèle
du roi dans l'obéissance aux ordres du Saint-Siège ; il le somme donc de
faire son devoir sans hésiter. L'insistance de Clément donne la mesure de sa
propre impatience plutôt que de fa mollesse de Jayme. Nombre d'arrestations
furent effectuées ; quelques Frères se rasèrent, quittèrent l'habit, et
réussirent à se cacher ; d'autres tentèrent de s'enfuir par mer en emportant
une grande partie de leur fortune ; mais des tempêtes les rejetèrent sur la
côte et ils furent arrêtés. Cependant la plupart des chevaliers s'enfermèrent
dans leurs châteaux. Ramon Sa Guardia, Précepteur du Mas Deu en Roussillon, agissant
en qualité de lieutenant du commandeur d'Aragon, se fortifia à Miravet ;
d'autres occupèrent les forteresses d'Ascon, Montço, Cantavieja, Vilell,
Castellot et Chalamera. Le 20 janvier 4308, ils furent cités à comparaitre
devant le concile de Tarragone ; ils refusèrent et Jayme promit aux prélats
d'employer, pour réduire ces rebelles, toutes les forces du royaume. On
constata que la tâche n'était pas aisée. Les seigneurs temporels promirent
leur concours, à l'exception du comte d'Urgel, du vicomte de Rocaberti et de
l'évêque de Girone ; mais les Templiers avaient pour eux la sympathie
publique. Beaucoup de jeunes nobles embrassèrent leur cause et vinrent les
rejoindre dans leurs châteaux ; quant à la population, elle obéit sans
empressement à l'ordre de prendre les armes contre eux. Les Chevaliers se
défendirent vaillamment. La première place qui capitula fut Castellot, en
novembre ; peu après, Sa Guardia, enfermé à Miravet, reçut du roi et
rejeta un ultimatum, aux termes duquel les Templiers sortiraient de leur
forteresse avec leurs armes et se retireraient par groupes de deux ou trois
dans des lieux déterminés ; ils ne pourraient s'éloigner de ces localités à
plus de deux ou trois portées d'arc et recevraient, pour leur entretien, une
allocation libérale ; le roi, de son côté, demanderait au pape d'ordonner aux
évêques et aux inquisiteurs de hâter le procès. Sa Guardia avait adressé, le
18 octobre, un appel à Arnaud de Fontfroide, vice-chancelier papal, et, le 22
octobre, un autre appel à Clément lui-même ; il faisait valoir les services
que l'Ordre avait rendus à la religion ; nombre de chevaliers, capturés par
les Sarrasins, avaient langui en prison pendant vingt ou trente ans, alors
qu'une abjuration leur aurait valu à la fois la liberté et de riches présents
; à cette époque même, soixante-dix Templiers subissaient cette douloureuse
épreuve. Pour eux, ils étaient prêts comparaître en jugement devant le pape,
ou à défendre leur foi, contre leurs accusateurs, les armes à la main, comme
il convient à des chevaliers ; mais ils n'avaient ni prélats ni avocats pour
plaider leur cause ; cette tâche appartenait au pape. Miravet
avait été déjà contraint à la capitulation lorsque Clément se décida à
répondre, le 5 janvier 1309, à l'appel de Sa Guardia : il déclarait
ingénieusement que, puisque les Templiers offraient de remettre entre ses
mains leurs personnes et leurs biens, il avait envoyé, comme commissaire
spécial pour les recevoir, Bertrand, prieur de Saint-Cassien de Béziers. Les
autres citadelles des Templiers furent promptement réduites à céder ; seules
les forteresses de Montço et de Chais mers tinrent bon jusqu'en juillet. La
mission de Bertrand n'était pas aisée. Il avait l'ordre de mettre entre les
mains du roi les personnes et les biens des accusés, et devait recevoir, en
échange de ce dépôt, des lettres de reconnaissance &laient scellées du
sceau royal ; mais Jayme n'était pas disposé à abandonner ses droits sur les
biens saisis. Il allégua que la majeure partie procédait de la Couronne et
que les sièges lui avaient coûté fort cher ; tout ce qu'il voulut bien
promettre, ce fut, au cas où le concile abolirait l'Ordre, de restituer les
biens, sous réserve des droits et des revendications de la Couronne. Quant
aux personnes des Templiers, il ne se montra pas aussi pointilleux ; le 14
juillet il adressa aux viguiers l'ordre de remettre les prisonniers aux
inquisiteurs et aux Ordinaires, dès que ceux-ci les réclameraient. En
1310, Clément envoya en Aragon, comme ailleurs, des Inquisiteurs pontificaux
spécialement chargés de conduire les procès. Ces magistrats rencontrèrent les
mêmes difficultés que leurs collègues d'Angleterre, car, en Aragon, la loi ne
reconnaissait pas la torture. En 1325, on voit les Cortés protester contre
l'emploi de cette méthode et contre la procédure inquisitoriale, comme
constituant des infractions aux libertés établies du pays ; le roi admit la
protestation et promit que la torture ne serait appliquée qu'aux
faux-monnayeurs, et seulement d'ans le cas où ces derniers seraient des
étrangers ou des vagabonds. Pourtant, contre les Templiers, les inquisiteurs
agirent de leur mieux. A leur requête, le 5 juillet 1310, le roi ordonna, à
ses baillis de mettre les prisonniers aux fers et d'aggraver leur détention.
Le concile de Tarragone intervint alors, et demanda que les accusés fussent
bien gardés, mais qu'on ne les fit pas souffrir, attendu que rien ne prouvait
encore leur culpabilité et que leur cas n'avait pas été définitivement jugé.
En conséquence, le 20 octobre, le roi ordonna qu'on les laissât libres dans
l'intérieur des châteaux où ils étaient détenus, en exigeant d'eux la
promesse de ne pas s'évader, sous peine d'être réputés hérétiques. Ce n'était
pas le moyen d'obtenir les témoignages indispensables aux inquisiteurs et
Clément exigea, le 18 mars 1311, que les accusés fussent remis à un « tortionnaire
religieux », qui les torturerait conformément aux canons ; il invita
Jayme à prêter son concours, attendu que, jusqu'à ce jour, la procédure
n'avait abouti qu'à une « suspicion véhémente ». Tout
d'abord, on n'obéit pas à cette cruelle injonction. En mai les Templiers
supplièrent le roi de presser l'archevêque de Tarragone de régler leur
affaire dans le concile qui allait s'ouvrir ; Jayme intervint à cet effet
auprès de l'archevêque, mais sans résultat. En août, il ordonna qu’on les remît
aux fers et qu'on les soumit à l'emprisonnement de rigueur. Évidemment, les
représentants du pape perdaient patience : la date assignée au concile de
Vienne approchait sans qu'on eût satisfait aux exigences du pontife,
réclamant des témoignages accusateurs. Finalement, à la veille de la réunion
du concile, le roi céda au pape. Le 29 septembre, il lança un ordre chargeant
Umbert de Capdepont, un des juges royaux, d'assister au jugement ; la
sentence serait portée par les inquisiteurs, Pedro de Montclus et Juan de
Slotger, en compagnie des évêques de Lérida et de Vich délégués spécialement
par le pape. On ne possède aucun détail sur l'enquête ; mais il est évident
qu'on n'épargna pas la torture, car une lettre royale du 3 décembre ordonne
de préparer des médicaments pour ceux des Templiers qui en auraient besoin
par suite de l'application de la torture ou de maladie. Enfin, en mars 1312,
l'archevêque de Tarragone demanda qu'on fit comparaître les accusés devant
son concile provincial, alors sur le point de se réunir ; le roi consentit,
mais on n'aboutit à rien, sans doute parce que le concile de Vienne siégeait
encore. Lorsque la dissolution de l'Ordre eut été prononcée par Clément et
que le sort des membres eut été remis à la décision des conciles locaux, un
concile se tint à Tarragone, le 18 octobre 1312, pour régler cette question
si longtemps laissée en suspens. Les Templiers comparurent et furent
rigoureusement interrogés. Le 4 novembre on donna publiquement lecture de la
sentence : c'était un acquittement sans considérants sur tous les chefs
d'erreurs, crimes et impostures reprochés aux inculpés ; ceux-ci étaient
déclarés exempts de tout soupçon : nul ne devait se permettre d'attaquer leur
réputation. En raison de la dissolution de l'Ordre, le concile ne savait trop
que faire de ces gens ; après un débat prolongé, on décida que, sauf avis
ultérieur du pape, ils résideraient dans les diocèses où se trouvaient leurs
domaines et, recevraient une allocation suffisante sur le produit de leurs
terres confisquées. Ce décret fut exécuté : quand les biens du Temple
passèrent entre les mains des Hospitaliers, ils demeurèrent grevés de cette
charge. En 1349, une liste des pensions supportées de ce chef par les
Hospitaliers donne à penser que les Templiers furent traités avec libéralité
et reçurent ce qui leur était dû. Jayme
Ier de Majorque n'était pas en état de résister à la pression qu'exerçaient
sur lui Philippe le Bel et Clément. Son petit royaume était constitué par les
îles Baléares, les comtés de Roussillon et de Cerdagne, la Seigneurie de
Montpellier et quelques autres domaines disséminés, à la merci de son
puissant voisin. Aussi obéit-il promptement aux bulles papales du 22 novembre
1307. A la fin du même mois, tous les Templiers de ses territoires étaient
prisonniers. La seule préceptorerie de Roussillon était celle du Mas Deu, une
des places fortes du pays : les Templiers y furent enfermés tous ensemble, au
nombre de vingt-cinq ; parmi eux se trouvait le Précepteur Ramon Sa Guardia,
le vaillant défenseur de Miravet, qui avait été réclamé, après sa
capitulation, par le roi de Majorque, et qui était venu, spontanément,
rejoindre ses frères. A part le simple fait de l'arrestation, on ne sait rien
de ce qui se passa dans les îles ; mais, sur le continent, on peut suivre
avec quelque exactitude le cours des événements. Le
Roussillon constituait le diocèse d'Elne, suffragant de l'archevêché de
Narbonne. Le 5 mai 1309, l'archevêque envoya à Ramon Costa, évêque d'Elne, la
liste des chefs d'accusation, ainsi que la bulle du pape ordonnant une
enquête. Le bon évêque ne semble pas avoir montré d'empressement à obéir : alléguant
son état de santé, il ajourna l'affaire jusqu'en janvier 1310. A ce moment,
conformément aux instructions reçues, il convoqua deux Franciscains et deux
Dominicains et, assisté de deux de ses chanoines épiscopaux, procéda à
l'interrogatoire des prisonniers. Évidemment, la torture ne fut pas employée,
car, dans leurs interrogatoires prolongés, tous les accusés furent d'accord,
en substance, pour affirmer la pureté et la piété de l'Ordre ; leur chapelain
présenta comme preuve le rituel d'admission, écrit en langue profane et
commençant par ces mots : Quan alcun proom reguer la compaya de la Mayso.
Avec une généreuse indignation, ils refusèrent de croire que le Grand-Maître
et les chefs de l'Ordre eussent confessé la vérité des accusations ; mais, si
le fait était authentique, ces traîtres avaient menti par la gorge, ou bien,
suivant l'expression de l'un d'eux, c'étaient des démons cachés sous une peau
humaine. Quant à la corde de chasteté, un humble paysan, Frère Servant,
expliqua que, non seulement les Frères se la procuraient partout où bon leur
semblait, mais que, si elle venait à se rompre tandis qu'ils travaillaient la
terre, on la remplaçait momentanément par une tresse de roseaux. La masse des
dépositions, accompagnée d'une simple attestation confirmant l'exactitude des
procès-verbaux, fut transmise au pape par l'évêque Ramon, le 31 août 1310,
preuve que le prélat n'était pas pressé de les faire connaître. Ce résultat
ne pouvait à aucun égard satisfaire Clément. En mars 1311, le pape envoya des
ordres cruels pour l'application de la torture, ordres auxquels on obéit sans
doute, car Jean de Bourgogne, sacristain de Majorque, fut nommé par Clément
inquisiteur contre les Templiers d'Aragon, de Navarre et de Majorque. Des
méthodes identiques durent être assurément appliquées dans les trois
royaumes. Après le concile de Vienne, une controverse assez curieuse
s'engagea, à ce sujet, entre les archevêques de Tarragone et de Narbonne. Le
premier de ces prélats était, ainsi que l'évêque de Valence, gardien
pontifical des propriétés des Templiers en Aragon, à Majorque et en Navarre.
Il avait, parait-il, jugé à propos d'étendre sa juridiction aux Templiers du
Roussillon et, le 15 octobre 1313, déclara Ramon Sa Guardia absous et
innocent, en lui ordonnant de vivre, ainsi que ses Frères, au Mas Deu, avec
une pension de trois cent cinquante livres et l'usufruit des jardins et des
vergers ; les autres Templiers recevaient des pensions variant entre cent et
trente livres. Or, en septembre 4315, Bernard, archevêque de Narbonne,
ordonna à Guillen, successeur de l'évêque Ramon, d'amener au concile
provincial, que lui-même avait convoqué, tous les Templiers emprisonnés dans
le diocèse de Tarragone, et de présenter en même temps les documents relatifs
aux procès de ces Templiers, pour qu'on disposât de la personne des accusés.
Le roi Jayme Ier était mort en 1311 ; mais son fils et successeur, Sanche,
intervint, déclara que Clément lui avait confié la garde des Templiers et
qu'il ne se dessaisirait pas de ceux-ci sans un ordre du pape ; la papauté était
alors vacante et l'élection d'un nouveau pontife ne paraissait pas devoir
intervenir à brève échéance. Le roi ajoutait que, s'il y avait lieu de punir
les Templiers, c'était à lui qu'il appartenait de les faire juger devant son
tribunal, et, pour défendre sa juridiction, il fit appel au futur pape et au
plus prochain concile. Cette mesure eut un plein succès : les Templiers ne
furent pas inquiétés. Une liste des pensions payées en 1319 montre que, sur
les vingt-cinq accusés interrogés en 1310 au Mas Deu, dix étaient morts ; les
autres, ainsi qu'un Frère réuni plus tard aux premiers, touchaient des
allocations se montant à un total annuel de neuf cent cinquante livres. Le
roi Sanche obtint également de Clément un bref plaçant les Templiers des îles
Baléares sous le contrôle de l'évêque de Majorque, Guillen de Villanova,
lequel était apparemment disposé à les traiter avec bienveillance. La liste
des pensions de 1319 mentionne qu'il y en avait encore neuf, dont les
allocations atteignaient un total de trois cent soixante-deux livres dix
sols. En 1329, il y avait encore neuf Templiers recevant des pensions 316
prélevées sur la préceptorerie du Mas Deu, bien que la plupart d'entre eux se
fussent retirés dans leurs maisons ; il ne parait pas, en effet, qu'on leur
imposât strictement des lieux de résidence. A cette époque, le nom de
l'indomptable Ramon Sa Guardia avait disparu. Un à un, les Templiers
s'éteignirent : en 1350, il ne survivait plus qu'un seul chevalier, Berenger
dez Coll[34]. En
Castille, aucune mesure ne fut prise, à ce qu'il semble, jusqu'au moment où
la bulle Faciens misericordiam, du 12 août 1108, fut envoyée aux
prélats, leur ordonnant d'agir de concert avec le Dominicain Eymeric de
Navas, revêtu du mandat inquisitorial. Ferdinand IV somma le Maître de
Castille, Rodrigo Yañez, de livrer tous les châteaux appartenant aux Templiers.
Mais Yañez, au lieu d'obéir, alla trouver la reine-douairière, Maria de
Molina, et offrit de lui livrer ces châteaux. Elle consulta Ferdinand et,
avec l'assentiment du roi, accepta le dépôt. Mais, dans l'intervalle, Yañez
avait engagé des négociations avec le frère du roi, l'infant Philippe, qui se
trouvait en Galice, prêt à soulever une rébellion. Le Templier lui abandonna
quatre châteaux à la condition qu'il soumit au roi, au nom de l'Ordre,
l'arrangement suivant : si un procès régulier était entamé, devant les
évêques, contre les Templiers, tous les châteaux seraient livrés à Ferdinand
avant quinze jours ; mais si le roi ne consentait pas à donner des juges aux
Templiers, Philippe et l'Ordre feraient cause commune pour se défendre. Le
pouvoir royal était profondément déchu, en Castille, par suite des troubles
qui avaient marqué la minorité de Ferdinand ; les révoltes étaient
continuelles et les Templiers, sous la protection d'un prince du sang,
pouvaient compter tout au moins sur des conditions honorables. Après quelque
retard, Doña Maria se rendit à Léon, où Philippe vint la rejoindre ; elle lui
montra les lettres pontificales ordonnant l'emprisonnement des Templiers et,
la saisie de leurs biens, et lui fit observer l'erreur qu'il commettait en
prenant la défense de gens excommuniés et accusés d'hérésie. En même temps
elle promit que Ferdinand leur donnerait audience devant les prélats du
royaume, et Philippe céda à ses arguments. Yañez fut mandé, et, se voyant
abandonné, permit à Philippe de livrer au roi les quatre châteaux et
s'engagea à rendre les autres. En l'absence de l'Inquisition, les Templiers
obtinrent ainsi un procès en due forme par devant les évêques. Toutefois, on
ne mit aucun empressement à poursuivre l'affaire ; ce fut le 15 avril 4310
seulement que l'archevêque Gonzalo de Tolède et Juan, évêque de Lisbonne, en
qualité d'inquisiteurs nommés par Clément, citèrent les Templiers à comparaitre
en jugement, le 27, à Medina del Campo. La citation ne portait que
quatre-vingt-six noms ; les autres Templiers étaient convoqués en bloc ;
mais, à Medina, on n'interrogea que trente Templiers et trois autres témoins,
qui tous firent des dépositions favorables à l'Ordre : un prêtre jura qu'il
avait reçu les confessions de nombreux Templiers à l'article de la mort, et
aussi celles de Frères blessés mortellement par les infidèles ; tous étaient
parfaitement orthodoxes. Les enquêtes menées par l'évêque de Lis- bonne à
Medina Celi et à Orense ne furent pas plus concluantes. La seule décision de
justice dont on ait connaissance est la sentence prononcée par le concile de
Salamanque, pour la province de Compostelle ; tous les Templiers furent unanimement
acquittés ; les ordres cruels lancés par Clément Vannée suivante, pour qu'on
mit les accusés à la torture, furent, semble-t-il, négligés. Quand l'Ordre
eut été dissous, les Templiers continuèrent, pour la plupart, à mener une vie
exemplaire. Nombre d'entre eux se retirèrent dans les montagnes et finirent
leurs jours dans une austérité d'anachorètes ; après leur mort, leurs
cadavres résistèrent à la décomposition, témoignant ainsi de la sainteté de
leur vie[35]. Le
Portugal ressortissait ecclésiastiquement à la province de Compostelle, et
l'évêque de Lisbonne, chargé de faire une enquête contre l'Ordre, ne put
trouver la preuve d'aucun des griefs. Le sort des Templiers portugais fut
exceptionnellement heureux, car le roi Diniz, en reconnaissance des services
qu'ils lui avaient rendus dans ses guerres contre les Sarrasins, fonda l'Ordre
nouveau de Jésus-Christ ou de Avis, pour lequel il obtint l'approbation de
Jean XXII en 1318. Les Templiers et leurs terres furent transférés dans ce
sûr refuge ; le Commandeur et nombre de Précepteurs conservèrent leur dignité
et le nouvel Ordre fut simplement la continuation de l'ancien. Cependant
Clément voyait approcher la date fixée pour la réunion du concile de Vienne.
Jusqu'à ce moment, il n'avait pu relever contre les Templiers aucune preuve
solide en dehors des limites de la France, où évêques et inquisiteurs
s'étaient faits les instruments de l'impitoyable volonté de Philippe.
Peut-être, au début, Clément avait-il été le complice involontaire du roi ;
mais les choses étaient trop avancées pour qu'il pût reculer. Peu importe si,
comme le crurent nombre de ses contemporains, il reçut une part du butin ; il
s'était personnellement engagé aux yeux de l'Europe entière, par la bulle de
22 novembre 1307, en affirmant la culpabilité des Templiers ; il avait
reproduit hautement cette affirmation dans ses proclamations ultérieures,
avec une abondance de détails n'admettant ni rétractation ni discussion ; de
la sorte il comparaissait, en même temps que ses victimes, à la barre de la
Chrétienté ; si le concile acquittait les Templiers, c'était la condamnation
du pape. Clément n'était pas un juge, mais un adversaire, que l'instinct de
la conservation contraignait à anéantir ses ennemis, sans se laisser arrêter
par aucun scrupule dans le choix des moyens. Toutefois, son anxiété croissait
à l'approche du concile et il cherchait de tous côtés à s'assurer les
témoignages qui le justifieraient en prouvant l'hérésie de l'Ordre. Nous
avons vu comment il pressa Édouard Il d'introduire la torture dans les
tribunaux d'Angleterre, jusqu'alors purs de cette souillure, et comment il
réussit à faire torturer les accusés, en Aragon, au mépris des libertés du
pays. Ce ne furent là que les spécimens d'une série de bulles, les plus
odieuses peut-être qui aient jamais émané d'un représentant de Dieu. De
Chypre au Portugal, princes et prélats reçurent l'ordre d'arracher des
confessions par la torture ; en certaines localités, disait Clément, cette
formalité avait été négligemment et imprudemment omise ; il convenait de
réparer cette faute ! Les canons exigeaient qu'en pareil cas ceux qui
refusaient d'avouer fussent soumis à un « tortionnaire religieux » et qu'on
leur imposât le respect de la vérité. Dans son ardeur, il écrivit même à son
légat de Rhodes pour lui enjoindre d'aller à Chypre constater lui-même les
résultats obtenus. Les dépositions ainsi recueillies devaient être transmises
à Rome sans délai. On ne
saura jamais quelle accumulation de souffrances fut le produit de ces ordres
inhumains. Non contents de torturer les accusés qui ne l'avaient pas été
encore, les bourreaux, dans leur acharnement à grossir le nombre des
dépositions, tirèrent des donjons ceux qui avaient déjà subi la torture et les
y soumirent de nouveau, avec un redoublement de fureur, pour leur arracher
quelques aveux plus extravagants encore. C'est ainsi qu'à Florence treize
Templiers avaient été interrogés en 1310 ; quelques-uns avaient avoué.
Obéissant aux nouveaux ordres du pape, les inquisiteurs s'assemblèrent une
seconde fois en septembre 1311 et entamèrent une nouvelle série
d'interrogatoires. Six des accusés cédèrent et fournirent des témoignages
tout à fait satisfaisants, concernant l'adoration des idoles, des chats, etc.
Mais les sept autres persistèrent à affirmer l'innocence de l'Ordre. Les
inquisiteurs montrèrent qu'ils comprenaient les désirs de Clément en ne
transmettant au pontife que les six confessions. Quant aux sept autres
Frères, ces gens avaient été, dirent-ils, dûment mis à la question, mais
n'avaient rien dit qui méritât d'être rapporté, car c'étaient des
Frères-Servants ou des membres récemment initiés. Pourtant, en d'autres
lieux, cette catégorie de Frères avait fourni les plus accablants et les plus
précieux témoignages. Évidemment, Clément savait quel homme il choisissait
lorsqu'il chargea l'archevêque de Pise de diriger cette inquisition. On
possède encore un autre exemple des conséquences de la rage de Clément à se
procurer, coûte que coûte, des dépositions significatives pour le concile.
L'évêque de Nîmes tenait prisonniers au château d'Alais trente-trois
Templiers, qui avaient déjà été interrogés et dont quelques-uns avaient
laissé échapper des confessions généralement rétractées ensuite. Lorsque
Clément ordonna la reprise de la torture, quatre de ces accusés étaient déjà
marcs en prison ; les oing-neuf survivants furent extraits de leurs cachots en
août 1311. Plusieurs avaient déjà été torturés trois ans auparavant, mais
tous furent soumis de nouveau à la question et l'on tira d'eux les
témoignages qu'on souhaitait d'obtenir, notamment l'aveu de l'adoration du
démon. Malgré
ces infamies, il fallut que le pape et le roi fissent peser toute leur
influence pour arracher au concile récalcitrant l'approbation de ce que la
Chrétienté considérait manifestement comme une horrible injustice. Fait assez
significatif, les actes de ce concile se sont comme envolés des archives
pontificales ; l'historien est réduit à reconstituer les travaux de cette
assemblée d'après quelques allusions des chroniqueurs contemporains et
d'après les bulles papales qui en relatent les décisions. Des catholiques
orthodoxes ont même contesté à ce concile le droit de passer pour œcuménique
; cependant on y vit siéger trois cents évêques délégués par tous les États
de l'Europe ; un pape en eut la présidence et un livre de lois canoniques y
fut adopté, nul ne sait comment[36]. La
première question soumise aux Pères assemblés fut la demande de Clément,
insistant pour que l'on condamnât l'Ordre sans entendre ses membres. Il
avait, comme nous l'avons vu, cité solennellement l'Ordre à comparaitre
devant le concile en la personne de ses chefs et de ses représentants ; il
avait enjoint au cardinal de Palestrina, chargé de leur surveillance, de les
amener à cet effet ; il avait spécialement organisé une commission pour
écouter ceux qui désiraient prendre la défense de l'Ordre et pour s'entendre
avec les accusés en vue du choix de délégués ; mais il n'avait élevé aucune
protestation le jour où la sauvage brutalité de Philippe avait interrompu
brusquement les opérations des commissaires. Or, le concile était réuni et
les chefs de l'Ordre ne lui étaient pas amenés. Cette question était trop
délicate pour qu'on pût la soumettre à la totalité des Pères ; on organisa
une réunion privée à laquelle furent conviés des prélats choisis parmi les
nations représentées, Espagne, France, Italie, Hongrie, Angleterre, Irlande
et Écosse, afin de débattre l'affaire avec le pape et les cardinaux. Un jour
du mois de novembre, comme cette assemblée écoutait la lecture des rapports
transmis par les inquisiteurs, sept Templiers se présentèrent soudain et
offrirent de défendre l'Ordre au nom de quinze cents ou deux mille Frères
proscrits, qui erraient à travers les monts du Lyonnais. Ali lieu de leur
donner audience, Clément les fit promptement jeter en prison ; quelques jours
plus tard, deux autres, sans se laisser intimider par le sort de leurs
prédécesseurs, vinrent tenter un effort analogue et furent incarcérés à leur
tour. Ce qui troublait surtout Clément, c'est qu'il redoutait de la part de
ces malheureux, poussés au désespoir, quelque attentat à sa vie même ; si
bien qu'il prit des précautions spéciales et conseilla à Philippe d'en faire
autant. Une pareille attitude n'était pas faite pour diminuer la honte
qu'éprouvaient les prélats en voyant ce qu'on exigeait d'eux, sous prétexte
que le retard causé par la discussion ferait tort à la Terre-Sainte ; quand
on en vint au vote, il ne se trouva qu'un évêque italien et trois prélats
français (les archevêques de Sens, Reims et Rouen, qui avaient brûlé les
Templiers relaps), pour se résoudre à l'infamie de condamner l'Ordre sans
l'entendre. Le concile pouvait à bon droit hésiter. En Allemagne, en Italie,
en Espagne, les conciles provinciaux avaient solennellement déclaré n'avoir
rien relevé de criminel ni dans l'Ordre ni chez ses membres. En Angleterre,
les Templiers avaient seulement avoué qu'ils étaient accusés d'hérésie. La
France était le seul pays où l'on avait pu obtenir des aveux complets de
culpabilité. A supposer même que certains individus fussent criminels, ils
avaient été frappés des pénitences voulues ; rien n'autorisait donc le
concile à condamner sans jugement régulier un aussi noble membre de l'Église
Militante que le grand Ordre du Temple[37]. Clément
multiplia vainement ses efforts pour gagner le concile à sa cause. Tout ce
qu'il put faire fut de prolonger la discussion jusqu'au milieu de février
1312 ; à ce moment, Philippe, qui avait convoqué une assemblée des
Trois-États à Lyon, non loin de Vienne, arriva au concile, en compagnie de
Charles de Valois, de ses trois fils et d'une suite assez nombreuse pour
imposer aux prélats le respect du pouvoir royal. Jusqu'au dernier moment,
Philippe resta fidèle à sa politique, inaugurée à Tours, consistant à
intimider l'Église par la pression des autorités laïques, comme l'atteste un
ordre royal envoyé le 14 mars au sénéchal de Toulouse, pour l'inviter à lever
une contribution spéciale destinée à défrayer de leurs dépenses les délégués
envoyés par cette ville successivement à Tours, à Poitiers, à Lyon et à
Vienne « pour les affaires de la foi ou des Templiers n. De vives discussions
s'engagèrent. Philippe avait adroitement remis en avant la question de la condamnation
de Boniface VIII pour hérésie, affaira qu'il avait, l'année précédente,
promis d'abandonner. Il était impossible d'accueillir cette demande du roi
sans attaquer la légitimité des cardinaux promus par Boniface et, du même
coup, celle de Clément. La pression exercée sur le concile par le roi et le
pape finit par emporter les résistances et les Pères tranchèrent résolument
le nœud gordien. Le 22 mars, Clément soumit à un consistoire secret, composé
de cardinaux et de prélats, la bulle Vox in excelso, dans laquelle il
reconnaissait que les preuves ne justifiaient pas, canoniquement, la
condamnation définitive de l'Ordre, mais déclarait que l'Ordre avait été
agité par un scandale tel que nul homme d'honneur ne pourrait désormais y
entrer. De plus, ajoutait-il, tout retard aurait pour effet la dilapidation
des domaines du Temple et ferait, par là-même, tort à la cause de la Terre
Sainte ; en conséquence il convenait que le Saint-Siège prononçât, par
provision, l'abolition de l'Ordre. Le 3 avril, la seconde session du concile
s'ouvrit et la bulle y fut rendue publique. Clément la défendit en exposant
qu'elle était nécessaire pour apaiser « son cher fils le roi de France ».
L'opinion publique n'eut pas tort de croire que cet inique jugement était
rendu par ordre de Philippe. Ainsi, après tant de cruautés et de souffrances,
l'Ordre se trouvait aboli sa avoir été reconnu coupable. Il est à peu près
certain que le concile acquiesça de bonne grâce à cette solution de la
difficulté. Les membres de l'Ordre, à titre individuel, furent, en conséquence,
affranchis de toute responsabilité. Ils comprirent que l'Ordre avait été trop
indignement traité pour que les besoins de la politique papale n'obligeassent
pas à pousser l'iniquité jusqu'au bout[38]. La
question qui se présentait ensuite était celle des biens des Templiers. Elle
donna lieu à un débat prolongé et quelque peu violent. On mettait en avant
des projets divers ; finalement, Clément réussit à obtenir le transfert de
ces biens aux Hospitaliers. Peut-être n'est-il pas vrai que ceux-ci eussent
généreusement rémunéré son intervention ; mais cette opinion prévalut à l’époque
et atteste assez le degré d'estime que lui accordaient ses contemporains. Le
2 mai, la bulle Ad providam annonça que, bien que la procédure n'eût
pas jusqu'à ce jour permis la suppression légale de l'Ordre, il était
irrévocablement aboli par commandement apostolique et placé « sous inhibition
perpétuelle » ; quiconque prétendrait y adhérer et adopter l'habit encourrait
ipso facto l'excommunication. Le Saint-Siège prenait possession des
biens de l'Ordre et les transférait à l'Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem,
exception faite des propriétés situées dans les royaumes de Castille, Aragon,
Majorque et Portugal. Dès le mois d'août 1310, Jayme d'Aragon avait pressé
les rois ses frères de s'unir à lui pour la défense de leurs droits devant la
cour papale ; bien qu'il s'abstînt de se rendre au concile où Clément
l'invitait à venir apporter lui-même ses raisons, les trois rois prirent sein
de faire énergiquement soutenir leurs opinions devant les Pères. En d'autres
lieux, tous ceux qui occupaient et détenaient des biens ayant appartenu aux.
Templiers furent sommés, quel que fût leur rang ou leur situation, de les
remettre aux Hospitaliers avant un mois, sous peine d'excommunication. Cette
bulle fut envoyée à tous les princes et prélats ; ces derniers reçurent
l'ordre d'exiger la restitution des biens en employant énergiquement
l'excommunication et l'interdit (1). La
brûlante question des biens des Templiers était donc réglée ; la difficulté,
d'importance secondaire, concernant le sort des individus accusés, fut éludée
en renvoyant les Templiers devant leurs conciles provinciaux, à l'exception
des chefs, dont le jugement restait réservé au Saint-Siège. Tous les fugitifs
-furent cités à comparaitre avant un an devant leurs évêques pour être interrogés
et jugés ; toute contumace entrainerait -ipso facto l'excommunication ;
quiconque resterait excommunié pendant un an sans demander l'absolution
serait considère comme hérétique. Des instructions générales prescrivaient
que les impénitents et les relaps fussent frappés des peines les plus sévères
édictées par la loi. Le cas de ceux qui avaient refusé, même sous la torture,
de reconnaître leurs erreurs, constituait un problème que toute la sagesse du
concile ne put résoudre ; on les déféra aux conciles provinciaux, pour être
traités conformément aux canons. A l'égard de ceux qui avaient avoué, la
rigueur des lois serait tempérée par de généreuses mesures de clémence ; on
les logerait dans les anciennes maisons de l'Ordre ou dans des monastères, en
prenant garde de n'en pas réunir un trop grand nombre sous le même toit ; on
leur ferait une pension convenable sur les revenus des biens de l'Ordre.
Cependant tout l'intérêt de l'affaire était épuisé, une fois les propriétés
de l'Ordre aliénées. Peu de conciles provinciaux semblent s'être occupés du
jugement, exception faite de ceux de Tarragone et de Narbonne, dont nous
avons déjà parlé. Beaucoup de Templiers moururent misérablement dans leurs
donjons ; quelques-uns des prétendus « relaps » furent brûlés ; on en vit
d'autres errer comme des vagabonds à travers l'Europe ; d'autres enfin
gagnèrent péniblement leur vie par le travail manuel. A Naples, chose
curieuse, Jean XXII ordonna, en 1318, qu'ils fussent secourus par les
Dominicains et les Franciscains. Quand certains d'entre eux voulurent se
marier, Jean XXII déclara que leurs vœux les liaient toujours et que tout
mariage serait nul, admettant ainsi que leur réception dans l'Ordre avait été
correcte et régulière. Il reconnut de même leur orthodoxie en leur permettant
d'entrer dans d'autres Ordres. Un certain nombre de Templiers prirent ce
parti, surtout en Allemagne, où leur sort fut moins pénible que partout
ailleurs, et où les Hospitaliers les accueillirent, à la suite d'une
résolution adoptée à la conférence de Francfort-sur-le-Mein en 1317. Le
dernier Précepteur de Brandebourg, Frédéric de Alvensleben, fut admis dans
l'Hôpital avec son grade. D'ailleurs, la sympathie de la population allemande
fit assurer aux Templiers des revenus si considérables que les Hospitaliers
en trouvèrent la charge trop lourde ; en 1318, Jean XXII interdit de donner
aux anciens Templiers une pension qui leur permit d'amasser de l'argent ou de
vivre luxueusement ; ils ne devaient recevoir que la stricte subsistance et
les vêtements convenant à des religieux. Il
restait à décider du sort de Molay et des autres chefs, dont Clément s'était
spécialement réservé le jugement ; on sait qu'il avait réussi par ce moyen à
leur inspirer des espérances égoïstes et à obtenir qu'ils abandonnassent
leurs frères. Ayant atteint ce but, le pape parut un moment les oublier dans
leur douloureuse captivité. Ce fut seulement le 22 décembre 1313 qu'il nomma
une commission de trois cardinaux, Arnaud de S. Sabina, Nicolas de S. Eusebio
et Arnaldo de S. Prises, pour examiner la procédure menée contre eux et
conclure par une absolution, une condamnation ou l'infliction d'une pénitence
proportionnée à leurs crimes, en leur attribuant, sur les biens de l'Ordre,
telles pensions que ces prélats jugeraient convenables. Les cardinaux
ajournèrent leur jugement jusqu'au 19 mars 1314 ; ce jour-là, sur un échafaud
dressé en face de Notre-Dame, prirent place Molay, Geoffroi de Charney, Maître
de Normandie, Hugues de Péraud, Visiteur de France, et Godefroi de
Gonneville, Maître d'Aquitaine, tirés des geôles où ils languissaient depuis
près de sept ans, pour entendre prononcer la sentence arrêtée par les
cardinaux, d'accord avec l'archevêque de Sens et divers prélats. Considérant
les crimes confessés par les inculpés, la pénitence imposée était, conformément
à la règle, l'emprisonnement perpétuel. On
croyait l'affaire achevée lorsque soudain, au grand déplaisir des prélats et
au grand étonnement de la foule, Molay et. Geoffroi de Charney se levèrent.
Ils avaient commis, dirent-ils, non les crimes qu'on leur imputait, mais
l'infamie de trahir leur Ordre pour sauver leurs propres têtes. L'Ordre était
pur et saint ; les accusations lancées contre lui étaient mensongères, leurs
confessions fausses. En toute hâte, les cardinaux livrèrent les deux
insolents au Prévôt de Paris et se retirèrent pour délibérer. Leur embarras
ne dura guère. A la réception de la nouvelle, Philippe entra dans une fureur
extrême. Une courte consultation de son Conseil suffit à décider de
l'affaire. Les canons prescrivaient que l'hérétique relaps fût brûlé sans
procès ; or, la rechute était notoire ; on n'attendit pas que la commission
pontificale eût rendu un jugement formel. Le jour même, au coucher du soleil,
on dressa un bûcher dans une petite Ile sur la Seine, l'Isle des Juifs, près
du jardin du Palais. Là, Molay et Charney furent brûlés à petit feu, rejetant
jusqu'au dernier moment toutes les offres de grâce en échange d'une
rétractation. Ils subirent leur supplice avec une force d'âme qui leur valut
auprès du peuple la réputation de martyrs ; leurs cendres furent
précieusement recueillies comme des reliques. Il était réservé à un
apologiste moderne de reg' lise de prétendre que leur intrépide résignation
attestait qu'ils étaient bien les champions de Satan. Par leur mort, ils
triomphèrent de leur persécuteur et se firent pardonner devant l'histoire la
pusillanimité qui les avait induits à abandonner les malheureux confiés à
leur garde. Hugues de Péraud et le Maître d'Aquitaine n'eurent pas le courage
de les imiter ; ils acceptèrent la pénitence et moururent lentement dans
leurs geôles. Il est probable que Raimbaud de Caron, le Précepteur à Chypre,
avait déjà été délivré par la mort[39]. Comme
Clément mourut, un peu plus d'un mois plus tard, dans les souffrances de
l'horrible mal appelé lupus et comme, au bout de huit mois, Philippe,
âgé de quarante-six ans seulement, périt, à son tour, d'un accident de
chasse, ces deux événements firent naturellement surgir la légende d'après laquelle
Molay aurait cité devant le tribunal de Dieu le pape et le roi. Les récits de
ce genre étaient très répandus parmi le peuple, chez qui te sentiment de la
justice avait été scandalisé par toute l'affaire. Même au loin, en Allemagne,
on vit dans la mort de Philippe un juste châtiment de l'extermination des
Templiers ; on racontait que Clément, sur son lit de mort, avait versé des
larmes, bourrelé du remords des trois grands crimes qu'il avait commis :
l'empoisonnement de Henri VI, La ruine des Templiers, la proscription des
Béguins et des Béguines. Un historien italien du temps, de tendances
favorables au pape, s'excuse de relater l'histoire d'un Templier proscrit et vagabond,
lequel, amené de Naples devant Clément, brava audacieusement le pontife, fut
condamné au bûcher, et, du milieu des flammes, cita Clément et Philippe
devant le tribunal de Dieu avant une année, prédiction qui s'accomplit
miraculeusement. Ces contes attestent l'émotion du peuple et sa profonde sympathie
pour les martyrs[40]. D'ailleurs,
si en France, pour des raisons faciles à comprendre, l'opinion contemporaine
s'exprima avec prudence, partout ailleurs on attribua universellement la
ruine des Templiers à la cupidité insatiable de Philippe et de Clément. En
France même, le sentiment public penchait en faveur des victimes. Godefroi de
Paris va certainement jusqu'aux extrêmes limites de l'audace lorsqu'il écrit
: Dyversement
de ce l'en parle, Et
au monde en est grant bataille — L'en
puet bien décevoir l'ygiise Mès
l'en ne pust en nule guise Dies
décevoir. Je n'en dis plus : Qui
voudra dira le seurples. Le
Dominicain Pierre de la Palu, un des plus éminents théologiens du temps, fit
preuve d'un singulier courage, fortifié par le sentiment élevé du devoir,
lorsqu'en pleine ardeur de la persécution il se présenta devant la commission
pontificale siégeant à Paris, déclara qu'il avait assisté à nombre d’interrogatoires
au cours desquels certains accusés avaient confessé les charges alléguées,
tandis que d'autres les niaient ; il affirma qu'à ses yeux les dénégations
paraissaient plus dignes de foi que les confessions[41]. Avec le
temps, la conviction de leur innocence se fortifia. Boccace prit leur parti.
Saint Antonin de Florence, dont les' ouvrages historiques ont
considérablement influé sur l'opinion du XVe siècle, prétendait que la ruine
du Temple avait eu pour cause l'envie provoquée par ses richesses ; les
écrivains populaires adoptèrent en général cette manière de voir. Raynald
lui-même hésite et tient la balance égale entre les arguments des deux partis
; Campi assure qu'en Italie, au XVIIe siècle, nombre de gens prenaient les
Templiers pour des saints et des martyrs. Finalement, vers le milieu du XVIIe
siècle, le savant Du Puy entreprit de réhabiliter la mémoire de Philippe le
Bel, en un ouvrage qui, par l'abondance de la documentation, est encore
indispensable à l'historien d'aujourd'hui. Après lui, Gürtler, dans son
histoire des Templiers, se montre incapable d'aboutir à une conclusion
positive. Depuis, la question a été discutée en sens divers, avec une ardeur
qui parait devoir laisser ce drame judiciaire au nombre des mystères
éternellement débattus de l'histoire. Quoi
qu'il en soit, Philippe obtint ce qu'il convoitait. A partir de 1307, ses
embarras financiers diminuèrent visiblement. Il était d'abord délivré de
l'obligation des cinq cent mille livres empruntées par lui à l'Ordre ; puis
il voyait tomber entre ses mains une énorme accumulation de biens et de
valeurs de toute sorte, dont il n'aurait jamais à rendre compte. Il réclama
le paiement de toutes les dettes contractées à l'égard de l'Ordre ; jusqu'en
1322, ses successeurs s'appliquèrent à cette tâche. Les Templiers avaient
organisé, entre l'Orient et l'Occident, un important commerce d'argent, et
l'on peut croire que Philippe sut appliquer la règle qui suspendait le
paiement des dettes contractées par des hérétiques condamnés. Bien qu'il eût
fait mine de vouloir livrer au pape les domaines fonciers, il en garda
possession jusqu'à sa mort et en accapara les revenus. Il prit même pour lui
les terres de Guyenne, qui appartenaient à la couronne d'Angleterre, en dépit
des protestations d'Édouard, et il réclama les châteaux situés sur le
territoire anglais, jusqu'au jour où Clément obtint de lui une renonciation. Il
mit la main sur le grand Temple de Paris, mi-palais, mi-forteresse, une des
merveilles architecturales de l'époque, et la mort seule réussit à lui faire
lâcher prise. Quand, en mai 1312, le concile de Vienne, d'accord avec
Philippe, eut adjugé les biens aux Hospitaliers, décision formellement
approuvée en août par Philippe lui-même, Clément lui adressa, en décembre,
plusieurs lettres pour l'inviter à aider au recouvrement de ce qui avait été
détourné par des individus ; le roi dut promettre son concours ; cependant,
en juin 1343, on voit Clément lui reprocher d'avoir refusé d'accorder à
Albert de Châteauneuf, grand-Précepteur de l'Hôpital, le droit de gérer les
biens de son Ordre mime et ceux du Temple de France. En 1314, le chapitre
général de l'Hôpital donna plein pouvoir à Leonardo et à Francesco de
Tibertis, pour entrer en possession de tous les biens du Temple promis à
l'Ordre des Hospitaliers. En avril, un arrêt du Parlement constate que ces
biens ont été donnés à l'Hôpital sur la demande spéciale de Philippe et que
le roi en a investi Leonardo de Tibertis ; mais une clause restrictive
établissait que ces biens étalent imposables pour subvenir aux frais des
Templiers emprisonnés et pour les dépenses afférentes à la conduite des
procès. Cette disposition était élastique, tant en ce qui touchait le montant
des sommes que le délai consenti pour l'acquittement. Si Philippe eût vécu
plus longtemps, il est probable que le règlement final n'aurait pas eu lieu.
Mais les Hospitaliers furent heureux de pouvoir enfin, en 1317, clore cette
affaire en abandonnant à Philippe le Long tous droits sur le revenu des
immeubles que la Couronne avait détenus pendant dix ans ; quant aux biens
mobiliers, on conclut un arrangement qui les laissait virtuellement entre les
mains du roi. Les Hospitaliers acceptaient aussi de payer les dépenses
nécessitées par l'entretien des Templiers prisonniers, ce qui leur valut
toutes sortes d'exactions et de pillages de la part des fonctionnaires royaux[42]. D'ailleurs,
ce ne fut pas là un règlement définitif ; Charles le Bel exigea encore des
paiements par la suite. -De plus, l'oncle du roi, Charles de Valois, mit en
avant des revendications auxquelles il fallut satisfaire ; l'effort pour
recouvrer les terres et les biens usurpés par des particuliers se prolongea
encore longtemps. On est
généralement d'accord pour reconnaître que ce don magnifique des biens
fonciers du Temple appauvrit les Hospitaliers plutôt qu'il ne les enrichit. Il
y avait eu d'incroyables saturnales de pillage. Quiconque, roi, noble ou
prélat, pouvait mettre la main sur quelque portion de ces biens sans défense,
s'en était promptement emparé ; or, pour revendiquer ces biens usurpés, il
fallait verser des sommes considérables, soit au détenteur, soit au suzerain
de celui-ci. En 1486, le margrave Otto de Brandebourg était entré dans
l'Ordre du Temple et l'avait enrichi de ses immenses domaines. Le margrave
Waldemar se saisit de ces terres, qu'il ne rendit qu'en 1322 ; encore le
transfert aux Hospitaliers fut-il confirmé seulement en 1350, lorsque
l'Hôpital consentit à payer cinq cents marcs d'argent. En Bohème, nombre de
nobles prirent et gardèrent des biens appartenant au Temple ; le
chevaleresque roi Jean détenait, dit-on, plus de vingt châteaux, et certains
Templiers mêmes réussirent à en conserver quelques-uns qu'ils léguèrent à
leurs héritiers. Les Ordres religieux ne restèrent pas en arrière et
recueillirent leur part de butin ; Dominicains, Chartreux, Augustins,
Célestins, tous figurent parmi les bénéficiaires du pillage. Même le pieux
Robert de Naples mérita que Clément lui rappelât l'excommunication encourue
par lui pour n'avoir pas rendu les biens des Templiers en Provence.
D'ailleurs, Robert avait envoyé secrètement à son sénéchal l'ordre de ne
point restituer ces biens aux archevêques d'Arles et d'Embrun, délégués à cet
effet par le pape, et, avant de se résigner finalement à une restitution
obligatoire, il tira de ces biens tout l'argent qu'il put. Peut-être
l'Hôpital fut-il plus heureux à Chypre qu'ailleurs, car lorsque le nonce
apostolique, Pierre, évêque de Rhodes, publia la bulle, le 7 novembre 1313,
les possessions des Templiers furent, semble-t-il, cédées à l'Ordre sans
contestation. En Angleterre, le faible Édouard Il lui-même tenta timidement
de garder ces biens. Le 25 février 1309, Clément lui avait ordonné de les
rétrocéder aux commissaires pontificaux délégués à cet effet ; mais Édouard
ne parait pas avoir fait grand cas de cet ordre. Après le concile de Vienne,
on le voit, le 12 août 1312, exprimer au prieur de l'Hôpital sa surprise en
constatant que ce religieux s'efforce, en vertu de prétendues lettres
pontificales, de s'emparer de ces biens, au préjudice manifeste de la dignité
de la Couronne. Une grande partie avait été affermée et abandonnée aux
indignes favoris d'Édouard ; aussi le roi se refusa-t-il, tant qu'il l'osa, à
toute restitution. Quand il fallut céder, il montra une singulière bassesse,
en faisant rédiger, le 24 novembre, un acte notarié par lequel il protestait
contre cette mesure et déclarait consentir uniquement par crainte des dangers
qu'un refus pouvait faire courir au souverain et au royaume. Il ordonnait que
la propriété tilt grevée d'une redevance pour l'entretien des survivants du
Temple ; mais il est douteux que cet ordre ait été fidèlement exécuté.
Cependant il réussit à obtenir des Hospitaliers une somme de cent livres pour
le Temple de Londres. En 1317, Jean XXII dut intervenir pour faire rendre
gorge à des gens qui détenaient encore certains domaines usurpés[43]. La
péninsule ibérique n'était pas visée par les dispositions de a bulle
ordonnant le transfert aux Hospitaliers des biens du Temple et l'affaire
restait à la discrétion de Clément. En ce qui touche le royaume de Majorque,
le pape exerça son bon plaisir en 1343, en donnant au roi Sanche H la
propriété mobilière et en lui enjoignant de céder les biens-fonds à
l'Hôpital, à la condition que cet Ordre assumerait la mission naguère
assignée au Temple. Mais cette intervention pontificale n'empêcha pas que les
Hospitaliers dussent engager des marchandages avec le roi Sanche. Ce fut en
février 1344 seulement que les territoires de l'ile de Majorque leur furent
remis, contre promesse d'un versement annuel de onze mille sols et d'une
allocation de vingt-deux mille cinq cents sols, à prélever sur les revenus
incidents calculés depuis le jour où la donation avait été faite. Tous les
revenus antérieurs à cette époque restaient la propriété de la Couronne.
Aucun document ne permet d'établir ce gin se passa sur le continent ;
assurément, il dut y avoir une transaction analogue. De plus, les pensions
assignées aux Templiers furent pendant longtemps une lourde charge grevant la
propriété. En
Aragon, on était moins disposé à se rendre aux désirs de la papauté. Les
luttes continuelles contre les Sarrasins avaient conservé le souvenir des
services rendus par le Temple, ou fait comprendre plus nettement le profit
qu'on pouvait tirer de quelque Ordre nouveau tout dévoué aux intérêts
nationaux ; tel n'était pas le cas des Hospitaliers, association
essentiellement liée au service du Saint-Siège. Les Templiers avaient
contribué, pour une forte part, à doutes les entreprises qui avaient reculé
les frontières du royaume. Ils avaient été les fidèles auxiliaires de la
monarchie, tant dans le conseil que sur le champ de bataille ; c'était
surtout à eux que Jayme Ier avait dû d'être délivré, lorsqu'il était tombé au
pouvoir de Montfort ; ils avaient occupé le premier rang dans les glorieuses
campagnes qui avaient valu à ce roi le surnom de Conquistador. Pierre III
et Jayme H avaient tout autant de raisons pour leur témoigner de la
gratitude, et Jayme, après les avoir sacrifiés, souhaita naturellement d'employer
leurs biens à la fondation de quelque Ordre nouveau dont il pût espérer les
mêmes avantages. Mais Clément s'était engagé vis-à-vis des Hospitaliers et
fit la sourde oreille aux représentations réitérées du roi. Cependant, à
l'avènement de Jean XXII, les choses prirent une tournure plus favorable ; en
1317, Vidal de Vilanova, délégué par Jayme, obtint du pape une bulle
autorisant l'établissement de l'Ordre de Nuestra Señora de Montesa,
affilié à l'Ordre de Calatrava, duquel ses membres furent tirés. La mission
du nouvel Ordre devait être la défense des côtes et des frontières de Valence
contre les pirates et les Maures ; les propriétés des Templiers en Aragon et
en Catalogne passaient aux Hospitaliers ; mais l'Ordre nouveau recevait, à
Valence, à la fois les possessions du Temple et toutes celles de l'Hôpital,
exception faite des propriétés situées dans la ville même et dans un rayon
d'une lieue. En 1319, les préliminaires furent achevés : l'Ordre nouveau fut
organisé et eut pour grand maître Gallien de Eril[44]. En
Castille, le pillage commença de bonne heure. Deux ans et demi avant la
condamnation de l'Ordre, le 15 juillet 1309, des lettres royales annoncent
que Ferdinand IV a vendu à l'Ordre d'Alciintara, pour la somme de 130.000
maravédis, le château des Templiers et la ville de Capicha, ainsi qu'Almorchon
et Garlitas, à la condition que, si le Temple est restauré ou si le pape ne
veut pas accorder les biens du Temple au roi, celui-ci ne réclamera le retour
des biens qu'en remboursant le prix d'achat. C'est là probablement un
spécimen de nombreuses transactions dont le souvenir n'a pas été conservé,
car on connaît un autre fait qui met en lumière plus vivement encore la
rapacité du souverain. Par un document, du 13 février 1312, antérieur
également à la décision finale de Vienne, on voit que Vasco Fernandez, Maître
du Temple en Portugal, avait acheté à Gonzalo Perez, Maître d'Alcantara, la
maison de Vallelas, en Portugal, au prix de 50.000 livres tournois. Ferdinand
réussit à s'emparer de Vasco et se fit rembourser par Perez les 50.000
livres, dont il lui donna un reçu en forme, en lui promettant qu'il ne serait
pas inquiété pour cette affaire. L'année n'était pas achevée lorsque
Ferdinand mourut, laissant pour successeur son fils Alphonse XI, un enfant de
deux ans. Dans l'anarchie de la régence, on songea peu à respecter les ordres
pontificaux et la couronne garda la plus grande partie des terres confisquées
aux Templiers, tandis que, le long de la frontière, des nobles et des villes
réussissaient é obtenir leur part. Certains domaines furent donnés aux Ordres
de Santiago et de Calatrava ; les Hospitaliers reçurent peu de chose. Après
un intervalle d'un demi-siècle, un nouvel effort fut tenté : en 1366, Urbain
V ordonna que tous les biens des Templiers fussent, avant deux mois, remis à
l'Hôpital ; mais on peut présumer que l'injonction fut peu respectée. Cependant,
en 1387, Clément VII, l'antipape d'Avignon, confirma quelques échanges de
domaines provenant des Templiers, échanges intervenus entre les Hospitaliers
et les Ordres de Santiago et de Calatrava[45]. On sait que la Castille avait
toujours été singulièrement indépendante de la papauté. En Portugal, comme
nous l'avons vu plus haut, l'ensemble des biens fit retour à l'Ordre de
Jésus-Christ. En
Morée, où les domaines des Templiers étaient considérables, Clément avait
exercé, dès le 11 novembre 1310, ses droits de propriété en ordonnant à ses
administrateurs, le patriarche de Constantinople et l'archevêque de Patras,
de prêter à Gautier de Brienne, duc d'Athènes, toutes les sommes déjà
prélevées et toutes celles qu'on obtiendrait l'année suivante. Ainsi
disparut, sans la moindre lutte, une société qui avait passé pour la plus
fière, la plus prospère et la plus redoutable de l'Europe. Nul n'aurait songé
à l'attaquer si la procédure inquisitoriale n'avait mis à la disposition
d'hommes habiles et peu scrupuleux les ressources nécessaires pour revêtir
d'une forme légale une entreprise• de simple spoliation. Si j'ai donné, au
récit de cette tragédie, un développement qui peut sembler disproportionné, mon
excuse est qu'elle met en pleine évidence la situation désespérée de toute
personne, si haut placée qu'elle fût, lorsque l'accusation d'hérésie était
lancée contre elle et soutenue par la puissante organisation du Saint-Office. Le cas
du savant théologien Jean Petit n'offre pas une grande importance historique
; il mérite cependant d'être noté comme un exemple de l'accusation d'hérésie
servant d'arme dans la guerre politique et de l'élasticité des définitions
permettant d'appeler hérésies des délits difficilement justiciables des
tribunaux ordinaires. Sous
Charles VI, le pouvoir royal, en France, était réduit-à une ombre. De
fréquents accès de folie rendaient le roi incapable de gouverner et les
querelles des princes du sang, turbulents et ambitieux, déchaînaient sur le
royaume une véritable anarchie. Une rivalité particulièrement violente
existait entre le frère du roi, Louis, duc d'Orléans, et son cousin,
Jean-sans-Peur de Bourgogne. Si habituée à la violence que fût la société
d'alors, l'émotion fut vive lorsque, par ordre de Jean-sans-Peur, le duc d'Orléans
fut assassiné, en 1407, dans une rue de Paris, — meurtre qui fut vengé
seulement en 1419, quand la hache de Tanneguy du Châtel paya la dette de
haine sur le pont de Montereau. Jean-sans-Peur lui-même jugea nécessaire de
trouver quelque justification à son acte sanguinaire ; il demanda
l'assistance de Jean Petit, qui lut, devant la cour royale, une thèse
intitulée Justificatio Ducis Burgundiœ, pour prouver que Jean avait
agi correctement et en bon patriote, et qu'il méritait la reconnaissance du
roi et du peuple. Rédigé dans le style conventionnel de la scolastique, ce
traité n'était pas un simple pamphlet politique et comportait une
argumentation fondée sur des principes généraux. Par une curieuse coïncidence,
trois siècles environ auparavant, , un autre Johannes Parvus, plus connu sous
le nom de Jean de Salisbury, le plus remarquable représentant de la civilisation
de son époque, avait, dans un ouvrage de spéculation pure, soutenu qu'il faut
sans pitié faire périr un tyran. Au dire de notre Jean Petit, « tout sujet ou
vassal peut et doit, en bonne justice, tuer un tyran, par quelque moyen que
ce soit, en particulier par ruse, nonobstant tout serment ou pacte, sans
attendre une sentence ou un ordre judiciaire ». La portée de cette audacieuse
proposition était limitée par la définition du tyran : le tyran est celui qui
s'efforce, par cupidité, fraude, magie ou malignité, de priver le roi de son
autorité souveraine. Quant au sujet ou vassal, c'est un homme inspiré par son
attachement à son roi, et digne d'être chéri et récompensé par le souverain.
Il n'était pas difficile de trouver dans les Écritures des exemples à l'appui
de cette thèse, tels que le meurtre de Zimri par Phineas, ou celui
d'Holoferne par Judith ; mais Jean Petit s'aventura sur un terrain contesté
en déclarant que saint Michel n'avait pas attendu l'ordre de Dieu et s'était
inspiré uniquement de son amour naturel pour frapper Satan de la mort
éternelle, exploit qui lui valut les plus belles récompenses célestes. Ce ne
fut pas là un simple plaidoyer d'avocat, car le texte fut rédigé en langue
profane et mis en vente. Jean sans Peur dut contribuer puissamment à répandre
l'ouvrage, qui sans doute affermit dans leurs convictions les gens déjà
convaincus. Ce livre aurait péri dans les ténèbres de l'oubli si, quelque six
ans plus tard, la faction des Armagnacs, revenue au pouvoir, n'avait
recherché le traité de Jean Petit pour s'en faire une arme contre les
Bourguignons. L'auteur lui-même était mort quelques années auparavant et
échappait ainsi à un procès pour hérésie ; toutefois, en novembre 1443, un
concile national fut réuni à Paris, pour examiner neuf propositions extraites
de l'ouvrage. Gérard, évêque de Paris, et l'inquisiteur Frère Jean Polet,
invitèrent les maîtres en théologie de l'Université à donner leur avis ; les docteurs
consultés condamnèrent solennellement les propositions. Le concile agita
cette question, avec une infatigable prolixité, pendant vingt-huit séances ;
finalement, le 23 février 1414, on se mit d'accord sur une sentence
condamnant au feu les neuf propositions, comme erronées en foi et en morale,
et manifestement scandaleuses. La sentence fut dûment exécutée deux jours
plus tard, sur un échafaud devant Notre-Dame, en présence d'une foule considérable,
pour l'édification de laquelle Benoît Gencien exposa en détail l'énormité de
l'hérésie condamnée. Jean sans Peur fit appel de cette sentence au
Saint-Siège, et Jean XXII chargea les trois cardinaux d'Orsini, d'Aquilée et
de Florence d'examiner la cause et de rédiger un rapport. Ainsi, l'affaire de
Jean Petit était devenue une question européenne ; mais, en dépit de
l'intervention pontificale, une ordonnance royale du 17 mars enjoignit à tous
les évêques du royaume de brûler les propositions condamnées ; le 18 mars,
l'Université lança un ordre identique ; le 4 juin, un autre ordre royal
prescrivit la publication de la sentence ; le 4 décembre, l'Université se
rendit à la cour royale et prononça un discours à ce sujet ; enfin, le 27
décembre, Charles VI envoya au concile de Constance une lettre demandant aux
Pères de s'associer à la condamnation, Évidemment, on exploitait l'affaire le
plus possible ; le 4 janvier 1413, quand furent célébrées, à Notre-Dame, les
obsèques si longtemps différées du duc d'Orléans, le chancelier Gerson
prononça, devant le roi et la cour, un sermon dont l'audace excita
d'universels commentaires. A l'entendre, le gouvernement du duc d'Orléans
avait été meilleur que celui de tous les hommes qui avaient occupé le pouvoir
après lui ; sans doute, le prédicateur ne réclamait pas la mort du duc de
Bourgogne, mais il demandait l'humiliation de Jean sans Peur : on avait eu raison
de briller les propositions de Jean Petit ; mais il restait encore des
mesures à prendre, et Gerson se faisait fort de soutenir cette thèse contre
quiconque se présenterait. Telles
étaient les dispositions d'esprit de Gerson lorsqu'il se rendit à Constance
en qualité de chef du clergé gallican. Dans son premier discours au concile,
le e mars 1415, il demanda instamment la condamnation des neuf propositions.
Le procès de Jean XXII, la condamnation de Wickliff et de la communion sous
les deux espèces, la discussion de l'affaire de Jean Huss, absorbèrent
pendant un certain temps l'attention du concile et l'on ne prit de mesures au
sujet des neuf propositions que le 15 juin. Dans l'intervalle, Gerson avait
trouvé un allié parmi les nobles polonais. Jean de Falckenberg avait écrit un
libelle où il appliquait les arguments de Jean Petit au meurtre de princes
polonais ; l'archevêque de Gnesen avait sans peine obtenu, de l'Université.de
Paris, la condamnation de l'ouvrage, et l'ambassadeur polonais unit ses
efforts à ceux de Gerson pour faire proscrire les deux livres. Le 45 juin,
Andrea Lascaris, évêque de Posen, proposa d'élire une commission qui
entamerait une inquisition au sujet des nouvelles hérésies. Le nom de Jean
Petit n'était pas prononcé, mais on comprit qu'il s'agissait de frapper les
propositions du théologien français, car le seul vote négatif fut celui de
Martin, évêque d'Arras et ambassadeur de Jean sans Peur. Ce prélat déclara
que le seul objet des accusateurs était d'attaquer le duc, son maitre ; de
plus, il protesta contre la nomination du cardinal Pierre d'Ailly, qui
figurait dans la commission auprès des cardinaux d'Orsini, d'Aquilée et de
Florence, tandis que le clergé italien choisissait deux représentants et que
les clergés de France, d'Angleterre et d'Allemagne nommaient, chacun, quatre
commissaires. Le 6 juin, après avoir rendu son jugement contre Huss, le
concile condamna comme hérétique et scandaleuse la proposition Quilibet
tyrannus, qui était, en somme, la première des neuf propositions
condamnées à Paris. Mais cette mesure ne satisfit pas les Français, qui
désiraient voir confirmer intégralement le jugement de l'Université. Pendant
les trente mois de session, Gerson fit de continuels efforts pour obtenir la
confirmation désirée. Il affirmait que les hérésies de Jean Petit étaient
plus graves que celles de Huss et de Jérôme, et il blâmait amèrement le
concile d'avoir laissé inachevée son œuvre pie. La lutte et la discussion
Usinèrent interminablement, entre les appels émanant de Charles VI et de
l'Université d'une part et, d'autre part, ceux du duc de Bourgogne. Jean de
Falkenberg fut jeté en prison ; mais on ne put obtenir que le concile poussât
plus loin la répression ; à la fin, l'affaire s'éteignit d'elle-même. On a
peine, aujourd'hui, à comprendre l'importance que prit ce débat aux yeux des
contemporains. Gerson dut, plus tard, affronter les risées et les reproches
pour avoir soumis une semblable question â une assemblée telle que le concile
; il se justifia en alléguant qu'il avait agi d'après les instructions du
roi, de l'Université et de l'Église gallicane en ses représentants de la
province de Sens. De plus, il soutint qu'ayant vu le zèle apporté par le
concile à condamner les doctrines wickliffites et à brûler Huss et Jérôme, il
eût été téméraire et injuste de supposer que les Pères ne dussent pas se
montrer aussi ardents â réprimer les hérésies de Jean Petit, plus
pernicieuses encore. Pour nous, ce qui importe le plus, est l'influence de
ces événements sur la destinée de Gerson lui-même. Après la dissolution du
concile, le chancelier n'osa pas s'exposer, en rentrant en France, à la haine
du duc de Bourgogne ; il accepta avec joie le refuge que lui offrit, en
Autriche, le duc Ernest, et exprima sa reconnaissance dans un poème élogieux.
Il ne s'aventura plus jamais dans sa patrie au-delà de Lyon, où l'un de ses
frères était moine dans un couvent de Célestins et où il gagna sa vie comme
maitre d'école jusqu'à sa mort, le 14 juillet 1429. La
critique historique aurait depuis longtemps démontré le caractère mythique de
la rapide apparition de Jeanne Darc, si les témoignages d'amis et
d'adversaires, joints à l'autorité de documents authentiques, ne permettaient
de dégager nettement sa merveilleuse carrière des détails légendaires dont on
l'a enveloppée. Pour nous, l'histoire de Jeanne Darc offre cet intérêt
particulier qu'elle atteste une fois de plus avec quelle facilité on pouvait
employer la procédure inquisitoriale à des fins politiques ; cela suffit à
justifier les développements dans lesquels nous allons entrer à ce sujet. En
1429, la monarchie française semblait condamnée sans retour. Pour la
génération qui avait grandi au milieu de dissensions furieuses, sous le règne
du roi dément Charles VI, l'esprit de faction avait remplacé la fidélité au
trône ou à la patrie ; les loyaux sujets n'étaient pas désignés sous le nom
de partisans de Charles VII, mais sous celui d'Armagnacs, et les Bourguignons
préféraient la domination de l'étranger à l'autorité de leur souverain
héréditaire. Paris, en dépit des affreuses privations et des maux causés par
la guerre, s'était allègrement soumis aux Anglais par affection pour le duc
:de Bourgogne, l'allié des envahisseurs. Jeanne Darc rapportait que, dans son
village natal de Domremy, sur la frontière de la Lorraine, il n'y avait qu'un
seul Bourguignon et qu'elle aurait voulu qu'on lui tranchât la tété ; mais
Domremy et Vaucouleurs constituaient les seuls centres armagnacs de la France
du nord-est, et les enfants du pays engageaient fréquemment, avec les jeunes
Bourguignons de Marey, des batailles d'où ils revenaient au logis blessés et
en sang. Même la
mort du victorieux Henry V, en 1423, n'avait pas semblé arrêter le cours des
succès de l'Angleterre. Sous l'habile régence du duc de Bedford, frère du feu
roi, secondé par des capitaines comme Salisbury, Talbot, Scales et Falstolf,
le jeune. Henry VI parut destiné à occuper le trône français de son grand’père,
Charles VI, conformément aux clauses du traité de Troyes. En 1424, la
bataille de Verneuil (lit un nouvel Azincourt. La seule province de Dauphiné
perdit trois cents chevaliers sur le champ de bataille, et, sans la fidélité•
des domaines acquis à la suite des croisades albigeoises, Charles VII aurait
été, dès ce moment, un roi sans royaume. Rejeté au sud de la Loire, il avait
reçu le sobriquet de Roi de Bourges. Inconstant et irrésolu, dominé par
d'indignes favoris, il ne savait s'il devait battre en retraite vers le sud
et s'établir finalement dans les montagnes du Dauphiné, ou bien chercher un
refuge en Espagne ou en Écosse. En 1420, sa dernière ligne de défense sur la
Loire fut menacée par l'investissement d'Orléans. Il était incapable de
délivrer les assiégés : pendant cinq mois, l'héroïque cité résista ; puis,
réduits au désespoir, les citoyens envoyèrent le célèbre chevalier Pothon de
Xaintrailles offrir leur hommage au duc de Bourgogne. Le duc aurait
volontiers agréé cette offre, mais il avait besoin de l'assentiment de son
allié anglais, et Bedford refusa avec mépris, ne voulant pas, dit-il, battre
le buisson pour qu'un autre eût l'oiseau. Le siège se prolongea encore
pendant deux mois : au printemps de 1429, toute résistance ultérieure
paraissait inutile ; Charles n'avait plus d'autre ressource qu'une honteuse
retraite et un exil éventuel. Telle
était la situation désespérée de la monarchie française lorsque
l'enthousiasme de Jeanne Darc ralluma les courages qu'avait éteints une série
ininterrompue de revers, réveilla la fidélité des sujets du roi, étouffée
sous l'esprit de faction, fit de la religion l'aiguillon du patriotisme et
remplaça le désespoir par la confiance. Bien rares, assurément, dans
l'histoire du monde, sont ceux à qui fut donné d'influer ainsi sur la
destinée d'une nation ; peut-être cet honneur ne fut-il jamais dévolu à une âme
plus humble et, en apparence, moins apte à le soutenir[46]. Née le
6 janvier 1442, au petit hameau de Domremy, sur les confins. de. la Lorraine
et de la Champagne, Jeanne n'avait pas encore accompli sa dix-septième année
lorsqu'elle assuma délibérément le rôle de libératrice de sa patrie[47]. Ses parents, honnêtes paysans,
lui avaient donné l'éducation qui convenait à sa condition sociale ; elle ne
savait, bien entendu, ni lire ni écrire ; mais elle avait appris par cœur le Pater,
l'Ave Maria et le Credo ; elle avait gardé les vaches et était
habile à la couture. Lors de son procès, elle se flatta qu'aucune fille ou
femme de Rouen ne lui en remontrerait sur le maniement de l'aiguille. Grâce à
ses occupations rustiques, elle était devenue grande et vigoureuse ; active
et résistante. On a dit plus tard qu'elle pouvait passer six jours et autant
de nuits sans ôter sa cuirasse et l'on conta des histoires merveilleuses sur
l'aisance avec laquelle elle s'abstenait de nourriture alors qu'elle
endurait, dans la bataille et l'assaut, les plus épuisantes fatigues. Ainsi
sa forte constitution physique était dominée par un système nerveux plus
énergique encore et, de plus, singulièrement excitable. Sa confiance résolue
en elle-même apparut le jour où elle fut recherchée en mariage par un brave
citoyen de Toul, dont les parents de la jeune fille favorisaient les visées.
La trouvant hostile à ses projets, l'amoureux eut recours à la loi, avec
l'assentiment probable des Dam, et cita Jeanne devant l'Official de Toul pour
remplir la promesse de mariage qu'il prétendait avoir reçue d'elle. Malgré sa
jeunesse, Jeanne comparut sans timidité devant le tribunal, jura qu'elle
n'avait fait aucune promesse et fut débarrassée de son indiscret prétendant.
A treize ans, elle commença à avoir des extases et des visions. L'archange
Michel lui apparut tout d'abord et fut suivi de sainte Catherine et de sainte
Marguerite, spécialement envoyées par Dieu pour veiller sur Jeanne et pour la
guider. L'archange Gabriel aussi vint parfois lui apporter des conseils ;
Jeanne se crut l'instrument de la volonté divine et, par une sorte de
transposition, prit les mouvements de son âme ardente pour des commandements
célestes. Elle en vint à convoquer à son gré ses conseillers divins et à
obtenir leurs instructions en toute circonstance critique. Ses juges
insistèrent vivement sur un vieux hêtre, voisin 'de Domremy, surnommé l'Arbre
des Darnes ou l'Arbre des Fées, près duquel jaillissait un ruisseau réputé
pour ses vertus miraculeuses. Il y avait une survivance de l'adoration des
arbres et des sources dans les fêtes annuelles où les jeunes filles du
village se réunissaient autour du hêtre, dansaient, chantaient et
suspendaient des guirlandes aux rameaux ; mais Jeanne, tout en se joignant à
ses compagnes, réservait d'ordinaire ses guirlandes pour en décorer l'autel
de la Vierge, dans l'église voisine. Jeanne, dès la première apparition de
ses célestes visiteurs, fit vœu de virginité. Elle croyait être consacrée et
marquée pour quelque mission divine à laquelle il fallait sacrifier tous les
liens terrestres. En rapportant à ses juges que ses parents étaient presque
devenus fous de douleur, à la suite de son départ, elle ajouta que si elle
avait eu cent pères et mères, elle les aurait abandonnés pour accomplir sa
mission. Cette concentration intérieure devait probablement se refléter sur
son visage, car plusieurs chroniqueurs déclarent que nul homme ne pouvait la
regarder d'un œil lascif. Tout
d'abord, ses guides célestes lui dirent simplement de se bien conduire et
d'être assidue à l'église ; mais, quand elle commença à comprendre l'état
désespéré de la monarchie et à partager les ardentes passions de l'époque, il
arriva naturellement que ces instructions purement morales se changèrent en
l'ordre d'apporter, au peuple désolé, le message libérateur. Dans ses
extases, elle sentait qu'elle était l'instrument choisi ; à la fin, ses Voix,
suivant le nom qu'elle leur donnait habituellement, vinrent, plusieurs fois
par semaine, la presser d'aller en France lever le siège d'Orléans. Elle
tremblait de révéler sa mission à ses parents ; ils durent cependant avoir
vent du projet, car, deux ans avant le départ de Jeanne, son père, Jacques
Darc, rêva qu'elle s'en allait avec des soldats, et dit à ses fils que, s'il
pensait que son rêve dût se réaliser, il aimerait mieux voir Jeanne noyée par
eux, ou qu'il la noierait de ses propres mains. A partir de ce jour, elle fut
l'objet d'une surveillance attentive ; mais l'insistance de ses conseillers
célestes se traduisit par des reproches ; ils la trouvaient lente à obéir et
elle ne put supporter une plus longue attente. Elle obtint la permission
d'aller voir son oncle, Denis Laxart, et lui persuada de la mettre
secrètement en rapport avec Robert de Baudricourt, qui occupait, au nom du
roi, le château de Vaucouleurs, situé dans le voisinage. Ses Voix lui avaient
prédit qu'elle essuierait deux refus et réussirait à la troisième tentative.
La prédiction se réalisa. Le brave chevalier, après avoir tout d'abord invité
l'oncle à châtier la jeune fille, finit par se laisser convaincre et promit
de demander au roi l'autorisation d'envoyer Jeanne rejoindre la cour. Elle
devait avoir acquis dés lors une réputation de prophétesse inspirée, car
tandis qu'on attendait la réponse du roi, le duc de Lorraine, alors malade,
manda Jeanne auprès de lui ; elle lui déclara que, s'il voulait recouvrer la
santé, il fallait tout d'abord qu'il se réconciliât avec sa femme.
L'autorisation royale arriva ; Baudricourt donna à Jeanne un costume et une
épée, lui fournit une modeste escorte composée d'un chevalier et de cinq
hommes d'armes, et se lava les mains de l'affaire. La
petite troupe se mit en marche le 13 février 1429 ; c'était un long et
périlleux voyage ; il fallait parcourir cent cinquante lieues, au cœur de
l'hiver, en pays ennemi. Le seul fait que Jeanne et son escorte aient pu
arriver à destination au bout de onze jours, passa, aux yeux de la
population, pour une sorte de miracle où se manifestait la faveur divine. Le
24 février on parvint à Chinon, où Charles tenait sa cour ; là, de nouveaux
obstacles devaient surgir devant Jeanne. Il est vrai que certaines personnes
de sens voyaient en elle, assure-t-on, la réalisation d'une prophétie de
Merlin : Descendet virgo dorsum sagittarii et flores virgineos obscurabit
; d'autres déclaraient que sa venue avait été annoncée par la Sibylle et par
Bède le Vénérable ; d'autres lui demandèrent s'il n'y avait pas, dans son
pays, une forêt appelée le Bois-Chênu, attendu qu'une vieille
prédiction disait que de ce Bois-Chênu viendrait une jeune fille douée de
pouvoirs miraculeux. Elle les remplit de joie en leur apprenant que ce bois
était situé à une lieue seulement de la maison paternelle. Mais les hommes
qui faisaient fond sur le savoir humain secouaient la tête et qualifiaient de
folie sa prétendue mission. Pourtant, la cause royale paraissait à tel point
désespérée qu'on jugea les prétentions de Jeanne assez sérieuses pour mériter
une enquête. Des prélats et des docteurs en théologie, des juristes et des
hommes d'État interrogèrent la jeune fille pendant un mois ; tous furent
successivement séduits par sa simplicité, sa ferveur, sa conviction et la
finesse de ses réponses. Mais cela ne suffisait pas encore. A Poitiers
siégeaient le Parlement de Charles et une Université composée des quelques
théologiens qui avaient déserté l'Université de Paris, désormais gagnée à la
cause anglaise. On envoya Jeanne en cette ville, où, pendant trois semaines,
on lui fit subir le supplice d'un interrogatoire sans fin. En même temps on
scrutait avec soin sa vie passée : ces enquêtes établirent que sa bonne
réputation était entièrement justifiée et qu'elle était digne de créance. On
invita Charles à lui demander de prouver, par quelque signe, qu'elle était
l'envoyée de Dieu ; mais elle refusa, déclarant que l'ordre céleste voulait
que ce signe apparaît devant Orléans et non ailleurs. Finalement, la
conclusion officielle, exprimée avec grande prudence, fut qu'en raison de sa
vie honnête et de ses mœurs louables, et sur la promesse d'un signe attestant
sa mission devant Orléans, le roi ne devait pas l'empêcher de se rendre en ce
lieu ; il convenait qu'il l'y fit mener en sûreté ; car repousser l'offre de
la jeune fille sans apparence de mal, serait faire affront au Saint-Esprit,
et se rendre indigne de la grâce et de l'assistance de Dieu[48]. Deux
mois s'étaient écoulés dans tous ces préliminaires ; le mois d'avril
s'achevait saris qu'une décision Mt intervenue. On préparait un convoi
destiné à ravitailler Orléans ; Jeanne fut autorisée à accompagner ce convoi.
D'après les instructions de ses Voix, elle se fit apprêter un étendard où
figurait sur un fond blanc, entre deux anges, le Christ tenant le monde ; cet
étendard, qui fut toujours au premier rang dans la bataille et qui passa pour
un gage assuré de victoire, finit par être soupçonné d'être une œuvre de
sorcellerie. Jeanne se vit assigner une escorte, une garde, mais n'exerça
jamais, semble-t-il, de commandement officiel ; cependant elle prétendait
entrer en campagne comme envoyée de Dieu et jugea bon d'envoyer d'abord une
sommation à l'ennemi. Le 18 avril, elle adressa quatre lettres, l'une à Henry
VI, les trois autres au Régent Bedford, aux chefs campés devant Orléans et
aux soldats anglais de cette armée ; elle demandait la restitution des clefs
de toutes les villes occupées en France par l'ennemi ; elle se déclarait
prête à conclure la paix si les Anglais abandonnaient le pays et
fournissaient une indemnité pour compenser les torts causés par l'invasion ;
sinon, en vertu du mandat qu'elle avait reçu de Dieu, elle les chasserait de
France par une attaque armée dont on n'avait pas vu d'exemple depuis mille
ans. Ces épitres excitèrent un vif étonnement dans le camp anglais. Le bruit
de l'arrivée de Jeanne s'était répandu ; on la dénonçait comme une sorcière ;
tous ceux qui avaient foi en elle étaient des hérétiques ; Talbot déclarait
que si elle tombait entre ses mains, il la brûlerait vive, et les messagers
qui apportèrent ses lettres ne furent sauvés d'un sort semblable que grave à
Dunois, alors commandant d'Orléans, qui menaça d'exercer des représailles[49]. Une
dizaine de jours plus tard, le convoi partit, sous la conduite de Gilles de
Rais et du maréchal de Sainte-Sévère. Jeanne avait promis qu'on ne
rencontrerait aucune opposition et son crédit s'accrut considérablement quand
on vit cette prédiction se réaliser. Bien que le convoi passât à une ou deux
portées de flèche des lignes anglaises d'investissement et qu'on perdit
beaucoup de temps à faire franchir la Loire aux troupeaux et aux vivres
destinés à la ville, l'ennemi ne tenta aucune attaque. Il en fut de même
lorsqu'un second convoi arriva à Orléans le 4 mai, à la surprise des Français
et à la colère des Parisiens qui suivaient de loin les événements et qui ne
pouvaient comprendre la paralysie dont semblaient avoir été soudain frappées
les armes anglaises. Jeanne avait attendu avec impatience ces derniers
renforts et demanda qu'on prit immédiatement l'offensive contre les
assiégeants. Sans la consulter, on donna le jour même l'assaut à un ouvrage
avancé des Anglais sur l'autre rive de la Loire. La légende rapporte que
Jeanne s'éveilla au milieu de son sommeil, en s'écriant qu'on massacrait ses
gens, et, sans prendre même le temps d'agrafer entièrement son armure, sauta
à cheval et sortit au galop par la porte conduisant au champ de bataille.
L'attaque avait mal commencé ; mais dès que Jeanne fut arrivée, aucun Anglais
ne réussit plus à blesser un Français et la bastille fut emportée. De
violents engagements eurent lieu les jours suivants. Le 6, Jeanne fut blessée
au pied par une chausse-trape et, le 7, à l'épaule par une flèche ; mais,
après une résistance acharnée, tout les ouvrages anglais de la rive gauche de
la Loire furent pris et leurs garnisons tuées ou capturées. Les pertes
anglaises furent estimées à six ou huit mille hommes, tandis que les Français
ne perdirent pas plus d'une centaine de combattants. Le 8, les Anglais
levèrent le siège et battirent en retraite si précipitamment qu'ils
abandonnèrent leurs malades et leurs blessés, leur artillerie et leurs
magasins. Les Français, enflammés par la victoire, brûlaient de poursuivre
les fuyards ; mais Jeanne s'y opposa : n Laissez-les partir, dit-elle ; ce
n'est pas la volonté de Messire qu'ils soient battus aujourd'hui ; vous les
retrouverez une autre fois. » Son ascendant moral était tel, à ce moment,
qu'on lui obéit. L'état d'esprit des ennemis avait changé de façon si
merveilleuse que si, disait-on, avant la venue de Jeanne, deux cents Anglais
mettaient en déroute cinq cents Français, maintenant deux cents Français
étaient capables de battre cinq cents Anglais. Monstrelet lui-même, bien que
peu favorable à la Pucelle, reconnait qu'une fois Orléans délivré, nul
capitaine ne remplit de son renom les bouches des hommes plus que ne fit
Jeanne, bien qu'elle fût entourée de chevaliers fameux, tels que Dunois, La
Rire et Pothon de Xaintrailles. Le Régent Bedford, écrivant au Conseil
anglais, ne put voir dans cette catastrophe qu'une épreuve imposée par la
colère divine, pour châtier la crainte misérable qu'inspirait aux soldats «
un disciple et un rejeton du démon, appelé la Pucelle, qui se servait de faux
enchantements et de sorcellerie ». Non seulement, dit-il, les forces
anglaises ont perdu de leur nombre et de leur ardeur, mais l'ennemi se voit
encouragé à lever des troupes en masse. Dans
l'état d'épuisement chronique où se trouvait le trésor royal, il n'était pas
facile pour Charles de tirer parti de ce succès inattendu ; mais
l'enthousiasme de la nation était excité et l'on pouvait trouver des troupes
pour tenir la campagne. D'Alençon fut envoyé avec une armée pour expulser
l'ennemi de la vallée de la Loire ; il emmena Jeanne avec lui. Suffolk
s'était fortifié dans Jargeau, mais la place fut, prise d'assaut et le chef
anglais fait prisonnier avec tous ceux de ses hommes qui n'avaient pas péri
dans la lutte. Faute d'argent, on dut revenir â Tours, où Jeanne pressa
vivement Charles d'aller se faire couronner à Reims. Elle avait toujours
affirmé que sa mission consistait â délivrer Orléans et â procurer au roi la
couronne ; elle déclarait que ses jours étaient comptés et qu'il ne fallait
pas mépriser le conseil de ses Voix. Mais la prudence l'emporta ; on comprit
qu'il était nécessaire de ruiner d'abord la domination anglaise dans les
provinces du centre. Une seconde expédition fut mise sur pied. Beaugency fut
assiégé et pris, et, le 48 juin, la bataille de Patay répara, dans une
certaine mesure, les désastres d'Azincourt et de Verneuil. Après une faible
résistance, les Anglais s'enfuirent. Deux mille cinq cents d'entre eux
restèrent sur le champ de bataille, un grand nombre d'hommes furent faits
prisonniers et, avec eux, Talbot, Scales et divers autres personnages de
marque. Ainsi, après un peu plus de six semaines, tous les grands capitaines
anglais étaient morts ou captifs, à l'exception de Falstolf, dont Bedford
punit la fuite à Patay en lui arrachant l'Ordre de la Jarretière. Les troupes
ennemies étaient dispersées et découragées, leur prestige était détruit. Il
n'était pas surprenant qu'en tous ces événements un des partis vit la main de
Dieu, l'autre celle du démon. Même le chroniqueur normand P. Cochon dit que
les Anglais auraient abandonné le sol de France si le Régent y avait consenti
et qu'ils étaient abattus à tel point qu'un Français pouvait mettre en fuite
trois d'entre eux. Une
lettre écrite, de la cour de Charles VII, au duc de Milan, trois jours après
le triomphe de Patay, raconte les miracles des semaines précédentes et montre
quelle était la réputation de Jeanne, avec quelle rapidité sa légende prenait
corps. A la naissance de la Pucelle, rapporte la lettre, les villageois
étaient pleins de joie sans savoir pourquoi ; les coqs battirent des ailes
pendant deux heures et firent entendre un chant tout différent de leur cri
habituel. La lettre décrivait ensuite, en termes outrés, les visions de
Jeanne, ses prouesses personnelles et son endurance. La délivrance d'Orléans,
la prise de Jargeau, de Mehun-sur-Loire, de Beaugency, la suprême bonne
fortune de Patay, tout lui était attribué ; c'était elle qui avait eu
l'initiative de l'action, elle qui avait mené l'armée et remporté tous les
succès ; la lettre ne mentionnait aucun autre capitaine. On rapportait, de
plus, qu'elle prédisait déjà la délivrance de Charles d'Orléans, captif des
Anglais depuis quinze ans, et qu'elle avait envoyé à l'ennemi une sommation
d'avoir à rendre leur prisonnier. On ne
pouvait désormais douter que Jeanne fût guidée par l'inspiration directe de
Dieu. Le 25 juin, à Gien, on délibéra sur les mesures à prendre, et bien que
les conseillers de Charles fussent d'avis de s'emparer de La Charité et de
chasser l'ennemi de l'Orléanais et du Berri, le roi céda aux instances de
Jeanne et approuva la marelle sur Reims. L'entreprise semblait folle ; la
ville de Reims était en pays ennemi ; des forteresses en barraient la route
et les ressources royales étaient insuffisantes pour équiper et
approvisionner une armée ou pour acquérir des engins de siège. Mais
l'enthousiasme était devenu de la fièvre ; la prudence humaine passait pour
un manque de foi. Les volontaires affluèrent dès que se répandit au loin la
nouvelle des intentions du roi ; certains gentilshommes, trop pauvres pour acheter
des armes et des chevaux, s'offrirent avec joie à servir comme simples
archers et valets d'armée. La Trémouille, le favori du roi, se croyant menacé
dans la faveur de Charles, obtint qu'on refusât le concours d'une foule de
volontaires ; sans lui, disait-on, on aurait facilement réuni une armée
capable de chasser l'Anglais du sol de France. Ces troupes mal organisées se
mirent en route. Auxerre, bien que dépourvue de garnison, refusa d'ouvrir ses
portes, mais fournit des vivres. Jeanne aurait voulu donner l'assaut à la
ville ; mais le roi poursuivit son voyage, à l'instigation, dit-on, de la
Trémouille, qui avait reçu de la ville une prime de deux mille livres. Troyes
était occupée par un fort contingent d'Anglais et de Bourguignons ; on ne
pouvait laisser derrière soi cette menace et l'armée campa pendant cinq ou
six jours devant les murs qu'elle ne pouvait battre en brèche, faute
d'artillerie. Les soldats n'avaient ni argent ni vivres ; la seule nourriture
consistait en épis de blés et en fèves volées dans les champs. La situation
était décourageante ; un conseil de guerre proposa la retraite, sur le conseil
du chancelier Renaud de Chartres, archevêque de Reims. On convoqua Jeanne,
qui déclara que la ville se rendrait avant deux jours. Ce délai lui fut
accordé et aussitôt elle se mit en mesure de réunir des matériaux pour
combler les tranchées et fit dresser en batterie quelques petites
couleuvrines. Les habitants, pris d'une panique soudaine, demandèrent à
capituler ; on laissa sortir la garnison et la ville rentra dans le devoir. Quand
Jeanne entra dans Troyes, elle fut abordée par un certain Frère Richard, que
le peuple avait chargé de l'interroger. Le digne moine, ne sachant trop si
elle venait du ciel ou de l'enfer, s'approcha avec prudence, en répandant de
l'eau bénite et en faisant force signes de croix ; à la fin Jeanne sourit et
l'invita à s'avancer sans crainte, car elle n'avait pas dessein de s'envoler.
Ce Frère Richard était un prédicateur franciscain renommé, revenu depuis peu
d'un pèlerinage à Jérusalem et qui, au mois d'avril, avait, par son
éloquence, produit une très vive impression à Paris. Du 16 au 26 avril, il
avait prêché chaque jour devant des auditoires variant de cinq à six mille
personnes, et il avait excité une émotion si ardente qu'un certain jour on
alluma dans les rues une centaine de feux de joie dans lesquels les hommes
jetèrent leurs cartes, leurs dés, leurs tables de jeu, tandis que les femmes
sacrifiaient de même leurs parures et leurs colifichets. Jeanne acquit une
autorité si absolue sur ce moine qu'il se voua à son service et la suivit
dans toutes ses campagnes, employant son éloquence à convertir les hommes,
non de leurs péchés, mais de leur infidélité à Charles. Quand les bons
Parisiens apprirent la chose, ils revinrent à leurs cartes et à leurs dés
pour faire pièce au moine. Même ils abandonnèrent, pour la croix rouge de
Bourgogne, une petite médaille de plomb, portant le nom de Jésus, que Richard
leur avait distribuée. Au milieu des passions de l'époque, la religion
n'était, pour les deux factions en présence, que la servante de l'esprit de
parti. La
marche vers Reims fut une succession de triomphantes étapes. Châlons-sur-Marne
envoya, une demi-journée de route en avance, des députés apporter sa
soumission et prêter serment d'allégeance. A Septsaux, la garnison s'enfuit
et la population reçut son roi avec enthousiasme, tandis que les ducs de Lorraine
et de Bar venaient le rejoindre avec des troupes assez fortes. Reims était
commandée, au nom du duc de Bourgogne, par le seigneur de Saveuse, un des
plus vaillants guerriers de l'époque ; mais les citoyens furent terrifiés par
l'arrivée de la Pucelle, dont les merveilles leur avaient été rapportées et
avaient frappé leur imagination ; ils se déclarèrent en faveur de Charles et
Saveuse fut obligé de s'enfuir. Charles entra dans la ville le 16 juillet et
Tut accueilli avec joie. Le lendemain, dimanche 17 juillet, il fut couronné
roi de France. Pendant la cérémonie, Jeanne se tint auprès de l'autel, ayant
à la main son étendard. Plus tard, ses juges parurent croire qu'elle avait
tenu l'étendard dans la cathédrale pour que cet insigne exerçât l'influence
occulte dont il était doué et ils lui demandèrent curieusement les raisons de
cet acte. Elle répondit simplement : « Il avait été la peine, il était
juste qu'il fût à l'honneur ». Jeanne
pouvait à bon droit soutenir que sa mission était achevée. En un peu plus de
trois mois, elle avait fait de l'homme qui, à Chinon, se préparait à la
fuite, un roi auquel ses flatteurs donnaient déjà le titre de Victorieux.
Encore quelques mois de semblables succès, et Charles serait solidement
rétabli sur son trône. Personne ne pouvait douter que les résultats acquis ne
fussent le gage d'une rapide succession de victoires. On avait entamé, avec
le duc de Bourgogne, des négociations dont le résultat attendu devait être de
détacher le duc de la cause anglaise. Jeanne lui avait écrit, quelques
semaines auparavant, pour le prier d'assister au couronnement ; le jour de la
cérémonie, elle lui adressa une autre lettre, le sommant de revenir à son
allégeance. En peu de jours, Beauvais, Senlis, Laon, Soissons,
Château-Thierry, Provins, Compiègne et d'autres places reconnurent Charles
comme roi et reçurent des garnisons royales. L'exultation était universelle ;
la population revenait à son souverain avec les tees-ports d'un délire
contagieux. Quand Charles passait, les paysans s'assemblaient et, les larmes
aux yeux, le bénissaient et remerciaient Dieu d'avoir enfin fait luire l'aube
de la paix. Tous reconnaissaient, dans ce changement de fortune, l'œuvre de
Jeanne. Christine de Pisan, écrivant vers cette époque, la compare à Esther,
à Judith, à Déborah, à Gédéon, à Josué ; Moise même n'est pas plus grand que
Jeanne. Une litanie composée à ce moment contient une prière où il est dit
que Dieu a délivré la France par la main de la Pucelle. Un chroniqueur
bourguignon rapporte que tous les soldats français voyaient en elle un
messager divin capable de chasser l'Anglais. Même après que l'enthousiasme de
l'heure se fut calmé, Thomassin, qui relate les faits officiellement dans un
ouvrage adressé à Louis XI, n'hésite pas à dire que, de tous les signes par
lesquels Dieu manifesta son amour pour la France, il n'y en eut jamais de
plus grand et de plus merveilleux que l'apparition de cette Pucelle. C'était
à Jeanne qu'était due la restauration du royaume, tombé si bas qu'il eût péri
sans la venue de la libératrice. Elle passait pour un oracle de Dieu sur
d'autres sujets encore. Le comte d'Armagnac s'adressa à elle pour savoir
auquel des trois papes il fallait adhérer : elle répondit qu'elle lèverait
les doutes du comte avec l'aide du Roi du monde entier, lorsqu'elle-même
serait délivrée des soucis de la guerre. S'il faut avouer que son
extraordinaire fortune lui tourna la tête au point de la pousser à écrire des
lettres comminatoires aux Hussites, reconnaissons, d'autre part, qu'elle
resta toujours bienveillante et charitable à l'égard des pauvres et des
humbles. Elle les protégeait, autant qu'elle pouvait, contre les horreurs de
la guerre, les réconfortait et les soutenait, et ils manifestaient leur
vénération et leur reconnaissance en baisant ses mains, ses pieds et ses
vêtements, ce dont ses impitoyables juges n'eurent pas honte, un peu plus
tard, de lui faire un crime[50]. Cependant
il ne semble pas que Jeanne ait eu, dans l'armée royale, un titre ou un
commandement défini. Christine parle d'elle, il est vrai, comme du chef
reconnu : Et
de nos gens preux
et habiles Est
principale chevetaine. Mais il
est à croire que sa situation, au milieu des soldats, était uniquement fondée
sur l'influence morale que lui avaient value ses prodigieux exploits et la
croyance à sa mission divine. Charles lui témoigna sa reconnaissance par des
dons généreux. Jeanne fut vêtue avec magnificence ; on mit à son service de
nobles demoiselles, un maitre d'hôtel, des pages, des valets. Elle avait cinq
chevaux d'armes, sept ou huit chevaux de fatigue et quand elle fut faite
prisonnière, elle possédait dix à douze mille francs, somme assez minime,
dit-elle à ses juges, pour qu'on pût l'emporter à la guerre. Au lendemain du
couronnement, à la requête de Jeanne, Charles accorda comme privilège, à
Domremy et à Creux, l'exemption de toute taxe, faveur qui fut respectée
jusqu'à la Révolution ; puis, en décembre 1429, il anoblit spontanément la
famille Darc et sa postérité, en donnant comme armes à la maison deux
fleurs-de-lis traversées par un glaive sur champ d'azur, et en accordant aux
descendants le droit de porter le nom de Du Lis. Tout cela était une faible
rémunération des inestimables services rendus par Jeanne ; les juges en
firent pourtant un chef d'accusation spécial contre leur victime[51]. Toute
l'Europe était émue de cette prodigieuse apparition. CC Non seulement les
hommes d'État et les guerriers observaient avec étonnement les étranges
vicissitudes de la lutte, mais des érudits et des théologiens étaient divisés
sur le point de savoir si elle était l'instrument de puissances célestes ou
d'esprits infernaux ; partout, ils discutaient et rédigeaient des mémoires
pour soutenir l'une ou l'autre opinion. En Angleterre, bien entendu, on était
unanime à partager la croyance populaire que Shakespeare met dans la bouche
de Talbot, attribuant les victoires de la « sorcière » à la crainte qu'elle
inspire et non à la force de ses armes : A
witch by fear, not force, like Hannibal, Drives
back our troops and conquers as ahe lists. En
effet, elle causait au% ennemis une terreur si générale que lorsqu'il fut
question, en mai 1430, d'envoyer Henry VI recevoir la couronne à Paris, des
capitaines et des soldats faisant partie de l'escorte désignée désertèrent et
se cachèrent ; en décembre, alors que. Jeanne était prisonnière au château de
Rouen, et qu'on entreprit le voyage projeté, les mêmes désordres se
produisirent ; il fallut lancer aux shérifs un nouvel édit ordonnant
l'arrestation des hommes qui désertaient quotidiennement, au grand péril de
la personne royale et du royaume de France. Ailleurs, on ne tenait pas la
question pour tranchée et l'on argumentait en faisant appel à toutes les
ressources de la logique scolastique. On a conservé certains écrits de ce
genre, attribués à Gerson, qui montrent la nature des doutes entretenus alors
par les doctes. Jeanne était-elle une femme ou un fantôme ? Fallait-il,
considérer ses actions comme divines ou comme « phitoniques » et illusoires
? Si ces actes sont le résultat de causes surnaturelles, émanent-ils de bons
esprits ou d'esprits malins ? Pour les défenseurs de Jeanne, la difficulté la
plus grave était le port des vêtements masculins et des cheveux coupés court
; il y avait là un grief indéniable, qui contribua le plus à motiver sa
condamnation. Pour se tirer d'embarras, on dut admettre que l'Ancienne Loi
interdit aux femmes le port du costume masculin, mais que cette interdiction,
purement juridique, n'avait pas une autorité absolue sous la Loi Nouvelle ;
l'objet de cette prohibition était uniquement la sauvegarde des mœurs et de
la décence ; il convenait de considérer les circonstances et les intentions ;
en sorte que la loi divine ne pouvait interdire l'équipement viril et
guerrier à Jeanne, femme virile et guerrière[52]. On justifiait de la même façon
la coupe de ses cheveux, interdite pourtant par l'apôtre Paul. Pendant
les quelques semaines qui suivirent le couronnement, Jeanne fut à l'apogée de
sa gloire. Une suite ininterrompue de succès avait démontré la réalité de sa
mission divine. Elle avait sauvé la monarchie ; nul .ne doutait que
l'envahisseur dût être, à bref délai, chassé de France. Il est possible
qu'elle ait déclaré, comme on l'a rapporté, que sa tâche était achevée et
qu'elle désirait retourner chez ses parents pour garder leurs troupeaux,
ainsi qu'elle avait jadis accoutumé de faire. En raison des événements qui
suivirent, les chroniqueurs durent créer ou accepter cette version pour
maintenir la théorie de l'inspiration divine de Jeanne. Lors de ses échecs
ultérieurs, devant Paris et La Charité, Jeanne dut se persuader naturellement
que ces tentatives avaient échoué parce qu'elles axaient eu lieu malgré
l'avis des Voix ; cependant tout concourt à prouver qu'à cette époque elle
avait toujours une égale foi en son succès. Ainsi une lettre écrite de Reims,
le jour du couronnement, par un personnage évidemment bien informé, rapporte
que l'armée se préparait à partir le lendemain pour Paris et que la Pucelle
ne doutait pas de pouvoir réduire la ville à l'obéissance. Elle ne tenait pas
non plus sa mission comme réellement achevée, puisqu'elle avait, dès le début,
annoncé son projet de délivrer Charles d'Orléans, et que, devant ses juges,
elle exposa qu'elle avait eu dessein d'envahir l'Angleterre pour délivrer le
captif, ou de faire assez de prisonniers pour contraindre l'ennemi à un
échange. Ses Voix lui avaient promis la réussite et, si elle n'avait été
prise, elle aurait achevé celte tâche en trois ans[53]. Quoi
qu'il en soit, depuis ce jour, l'étonnant bonheur qui. 354 s'était attaché à
ses pas cessa de la soutenir ; des alternatives de succès et de revers
montrèrent que les Français avaient perdu l'ardeur première de leur
enthousiasme, ou que les Anglais, remis de leur panique, s'étaient résolument
déterminés à combattre les puissances infernales. Bedford parvint à mettre en
campagne une armée imposante, avec le concours du cardinal Beaufort qui lui
céda (pour une forte somme, dit-on) quatre mille croisés levés en Angleterre
contre les Hussites. L'Anglais barrait la route de Paris : trois fois les
deux armées, de valeur à peu près égale, se trouvèrent face à face ; mais
Bedford sut toujours choisir habilement une forte position que Charles
n'osait attaquer, car la prudence humaine avait manifestement remplacé
l'audacieuse confiance qui avait margué l'expédition contre Reims. Les
intrigues des factions qui entouraient Charles VII apparaissent dans la
tentative de retraite sur la Loire, rendue vaine par l'échec de Bray-sur-Seine
; quand les courtisans échouèrent dans leur attaque contre les Anglais qui
gardaient le passage du fleuve, cet insuccès fut accueilli avec joie par
Jeanne, par les ducs de Bourbon et d'Alençon et par le parti hostile à La
Trémouille. Charles fut Obligé de rester au nord de la Loire. Vers la fin
d'août, Bedford, redoutant une invasion en Normandie, se rendit dans cette
province, et laissa ainsi découverte la route de Paris. Charles s'avança
jusqu'à Saint-Denis qu'il prit, sans résistance, le 25 août. Le 7
septembre on tenta de s'emparer de Paris par surprise, avec la connivence
d'amis qui se trouvaient dans la place ; cette tentative ayant avorté, on
donna un assaut en masse à la Porte Saint-Honoré le 8 septembre, jour de la
Nativité de la Vierge. Cependant l'eau du fossé intérieur était profonde et
l'artillerie des murs faisait son devoir ; après cinq ou six heures de lutte
acharnée, les assaillants furent repoussés en perdant cinq cents hommes tués
et mille blessés. Comme toujours, Jeanne avait combattu au premier rang,
jusqu'au moment où elle tomba, la jambe percée d'une flèche ; à côté d'elle,
son porte-étendard fut tué. Elle déclara plus tard que ses Voix ne lui
avaient pas conseillé cette tentative et qu'elle s'était laissé emporter par
l'ardeur chevaleresque de l'armée ; mais cette affirmation est démentie par
des témoignages contemporains. Dans sa lettre au comte d'Armagnac, Jeanne
promet de répondre à la question du comte quand elle aura des loisirs à
Paris, ce qui implique qu'elle espérait prendre la ville. Désormais
la carrière de Jeanne connut des vicissitudes diverses, où la mauvaise
fortune l'emporta de plus en plus sur la bonne. A Saint-Pierre-les-Moustiers,
le vieil enthousiasme donna aux volontaires l'illusion de monter à l'assaut
aussi aisément que s'ils gravissaient un escalier ; mais ce ne fut que le
préliminaire du siège de La Charité, qui échoua complètement. Cette fois
encore, Jeanne allégua que l'entreprise avait été tentée sans l'ordre des
Voix. On disait couramment que La Trémouille l'avait envoyée risquer
l'aventure avec des forces insuffisantes et lui avait refusé les renforts
nécessaires. Durant l'hiver, elle se trouvait à Lagny, ou se passa un petit
fait qui servit plus tard à appuyer l'accusation de sorcellerie. Une femme
avait mis au monde un enfant qui paraissait mort ; les parents, redoutant que
le nouveau-né ne fût enterré sans avoir reçu le baptême, le portèrent à
l'église, où le petit être demeura, pendant trois jours, sans donner signe de
vie. Les jeunes filles de la ville se réunirent dans l'église pour prier et
Jeanne se joignit à elles. Soudain l'enfant parut revivre, bâilla trois fois,
fut baptisé en hâte, puis mourut et fut enseveli en terre sainte. On attribua
à Jeanne le bénéfice du miracle, qui plus tard devint une 8harge contre elle.
C'est vers la même époque que se place probablement l'incident relatif à un
cheval de l'évêque de Senlis. Jeanne prit la bête pour son usage personnel ;
puis, voyant que l'animal ne lui convenait pas, elle le renvoya à l'évêque et
lui fit verser en outre deux cents saluts d'or — le salut d'or valait
vingt-deux sous parisis —. Lors du procès, on tira de cette histoire une
grave inculpation, preuve de l'avidité avec laquelle on rechercha et exploita
contre elle les moindres incidents de son passé de soldat. Au
début du printemps de 1430, le duc de Bourgogne vint au secours de ses alliés
anglais en levant une forte armée pour reprendre Compiègne. L'activité de
Jeanne ne se relâchait pas. Pendant la semaine de Pâques, vers le milieu
d'avril, on la voit dans les tranchées de Melun, ou ses Voix lui annoncèrent
qu'elle serait prisonnière avant la Saint-Jean, mais ne lui dirent rien de
plus. Avant la fin du mois elle attaqua les Bourguignons en marche, à
Pont-l'Évêque, avec l'appui de son vieux compagnon d'armes Pothon de
Xaintrailles ; elle eut le dessous. Alors elle engagea une lutte désespérée
contre un partisan bourguignon, Franquet d'Arras, qui fut fait prisonnier
avec toutes ses troupes ; ce chef de bande était un pillard fâcheusement
célèbre ; les magistrats de Lagny le réclamèrent pour le juger et, après une
enquête qui dura quinze jours, l'exécutèrent comme voleur et assassin. On
tint Jeanne responsable de cette mort qui fit l'objet d'une des plus graves
accusations portées contre elle. Vers le lev mai, Compiègne fut investie. Ce
siège devait être l'événement décisif de la campagne ; aussi Jeanne
accourut-elle à la rescousse. Le 5, avant l'aube, elle réussit à entrer dans
la ville avec des renforts. Dans l'après-midi du même jour, on résolut de
faire une sortie que Jeanne conduisit, à son ordinaire, en compagnie de
Pothon et de divers capitaines. Elle assaillit le camp d'un fameux chevalier
de la Toison d'Or, Bauldon de Voyelle, qui, bien qu'attaqué à l'improviste,
fit une vaillante résistance. Dei lignes avoisinantes, d'autres troupes'
vinrent seconder Bauldon, et la bataille demeura quelque temps indécise. Un
corps de mille Anglais, qui s'étaient attardés sur la route de Paris pour
aider Philippe de Bourgogne, se jetèrent entre les Français et la ville,
prenant en dos l'armée de Jeanne. La Pucelle recula et s'efforça de ramener ses
gens sains et saufs ; mais, tandis qu'elle couvrait la retraite, elle ne put
regagner les fortifications et fut faite prisonnière par le Bâtard de
Vendôme, officier de Jean de Luxembourg, comte de Ligny, qui commandait en
second au nom du duc. On a naturellement parlé de trahison, mais cette
opinion ne semble pas fondée. Pothon fut pris également ; ce fut évidemment
là un des hasards de la guerre. La joie
fut grande dans le camp bourguignon lorsqu'on apprit que la redoutable
Pucelle était prisonnière. Anglais et Bourguignons s'abandonnèrent à des
transports d'allégresse ; au témoignage du Bourguignon Monstrelet, témoin
oculaire, la capture de Jeanne paraissait plus précieuse qu'un renfort de cinq
cents hommes d'armes, car il n’y avait pas de capitaine ou de Chef qui
inspirât une telle frayeur. Les soldats ento raient en foule le logis de la
Pucelle, à Marigny ; le duc de Bourgogne vint lui-même lui rendre visite et
eut aine elle in court entretien. Aussitôt s'éleva Une discussion ; à qui
appartiendrait la captive ? Comme prisonnière de guerre, elle était la
propriété de Jean de Luxembourg ; à cette époque où l'on payait rançon, les
prisonniers étaient une richesse. D'après les coutumes du temps, Henry VI,
comme chef de la ligue, avait le droit de revendiquer pour lui tout général
commandant ou tout prince, en payant à l'auteur de la capture la somme de dix
mille livres. C'était là une importante prérogative, car, pendant les guerres
d'Édouard III, Bertrand du Guesclin avait été racheté cent mille livres, le
connétable de Clisson s'était libéré au même prix et, en 1429, le duc
d'Alençon avait payé la liberté deux cent mille couronnes. Mais, dans l'état
d'épuisement où se trouvait le trésor anglais, dix mille livres constituaient
une somme qu'on ne pouvait facilement réunir. Cependant il était absolument
nécessaire que les Anglais missent la main sur Jeanne, non seulement pour
empêcher que les Français la rachetaient, mais encore pour réduire à néant
ses sortilèges en la faisant condamner par la juridiction ecclésiastique. A
cette fin, et à l'intérieur des lignes anglaises, l'Inquisition était un
instrument tout désigné. Jeanne était publiquement réputée sorcière ; comme
telle, elle était justiciable de l'Inquisition qui avait le droit de réclamer
la connaissance de ses crimes. En conséquence, peu de jours après sa capture,
Martin Billon, vicaire de l'inquisiteur de France, demanda formellement
livraison de la prisonnière et l'Université de Paris adressa au duc de
Bourgogne deux lettres conseillant le prompt jugement et l'exécution de
Jeanne, de peur que les ennemis du duc ne réussissent à la délivrer. Nous
avons vu à quel point l'Inquisition de France était, à cette époque, déchue
de son importance d'autrefois. Jean de Luxembourg n'était nullement disposé à
livrer, sans compensation, sa précieuse prise. On eut recours à un autre
expédient. Compiègne, où Jeanne avait été capturée, dépendait du diocèse de
Beauvais. Pierre Cauchon, comte-évêque de Beauvais, bien que Français
originaire du Rémois, était ardent partisan des Anglais et sa cruauté sans
scrupules lui mérita plus tard la haine violente de sa propre faction. Il
avait été chassé de son siège, l'année précédente, lorsque son peuple avait
rendu hommage à Charles à la suite des succès de Jeanne : aussi pouvait-on
présumer qu'il n'entretenait pas, à l'égard de la Pucelle, des sentiments
bienveillants. On l'invita à réclamer la prisonnière pour la juger en vertu
de sa juridiction épiscopale ; mais lui-même recula devant cette odieuse
besogne et refusa d'agir, à moins qu'on ne lui prouvât que tel était son
devoir. Peut-être la promesse de l'évêché de Lisieux, qui lui fit retour par
la suite et récompensa ses services, aida-t-elle à le convaincre, tandis que
l'on apaisait ses scrupules en invoquant l'autorité de l'Université de Paris.
Le 14 juillet, l'Université adressa à Jean de Luxembourg des lettres où elle
lui rappelait que, par son serment de chevalerie, il était tenu de défendre
l'honneur de Dieu, la foi catholique et la sainte Église. Du fait de Jeanne,
des idolâtries, des erreurs, de fausses doctrines, des maux innombrables
s'étaient répandus par toute la France ; l'affaire ne pouvait souffrir de
délai. L'Inquisition avait formellement revendiqué le droit de juger la
prisonnière, et Jean était instamment prié de la livrer à l'évêque de
Beauvais, qui la réclamait également ; tous les prélats-inquisiteurs sont
juges en matière de foi et tous les chrétiens, quel que soit leur rang
doivent obéir à ces juges sous peine d'encourir la rigueur des lois ; au
contraire, par une prompte obéissance, Jean s'assurera la grâce et l'amour de
Dieu, et contribuera à l'exaltation de la foi. Une fois muni de ces
assurances, Pierre Cauchon ne perdit plus un instant. Il quitta aussitôt
Paris, en compagnie d'un notaire et d'un représentant de l'Université, et. le
16, présenta son message au duc de Bourgogne, campé devant Compiègne ; il
produisit aussi une sommation adressée par lui-même au duc, à Jean de
Luxembourg et au Bâtard de Vendôme, demandant qu'on lui livrât Jeanne, pour
qu'elle fût jugée à son tribunal sous l'inculpation de sorcellerie,
idolâtrie, invocation du démon, et autres crimes concernant la foi. Il se
déclarait prêt à entamer le procès, avec l'assistance de l'inquisiteur et de
docteurs en théologie, pour l'exaltation de la foi et l'édification de ceux
que cette femme avait égarés. Il offrait de plus une rançon de six mille
livres et, au Bâtard de Vendôme, une pension de deux ou trois cents livres ;
si ce prix ne suffisait pas, la somme serait portée à dix mille livres, bien
que Jeanne ne fuit pas un assez grand personnage pour que le roi eût le droit
de la réclamer en échange de cette somme ; si les princes l'exigeaient, le
paiement serait assuré par des garanties. Le duc transmit ces lettres à Jean
de Luxembourg, lequel, après quelque discussion, consentit à vendre sa
prisonnière au prix stipulé. Bedford dut convoquer les États de Normandie et
lever une taxe spéciale pour réunir la somme. Ce fut le 20 octobre seulement
que Jean reçut sa prime et se dessaisit de sa captive. Pendant
tous ces délais, Charles VII, à son éternel déshonneur, ne fit rien pour
sauver la femme à laquelle il devait sa couronne. Au cours du long procès qui
s'engagea ensuite, il ne demanda même pas à Eugène IV ou au concile de Bâle
d'évoquer l'affaire devant leur tribunal ; pourtant, en un cas aussi grave,
il aurait été difficile de rejeter son appel. Sans doute, les récents
services de Jeanne n'avaient pas été aussi brillants que ceux du début ;
peut-être Charles avait-il reconnu qu'après tout ce n'était qu'une simple
femme ; peut-être aussi apaisa-t-il ses scrupules en se disant que si Jeanne
était une messagère divine, on pouvait s'en remettre à Dieu pour la tirer de
cette épreuve. En outre, à la cour, le parti de la paix, ayant à sa tête le
favori La Trémouille, ne désirait nullement voir l'héroïne recouvrer sa
liberté, et le faible et égoïste souverain abandonna Jeanne à son destin,
comme il devait, vingt ans plus tard, abandonner Jacques Cœur. Cependant
Jeanne avait été transférée sous bonne garde, de peur qu'elle ne s'évadât par
quelque artifice magique, de Marigny au château de Beaulieu et, de là, au
château de Beaurevoir. Dans cette dernière prison elle excita-la pitié de la
dame de Beaurevoir et de la demoiselle de Luxembourg, tante de Jean. Celle-ci
adressa de violentes remontrances â son neveu, lorsqu'elle sut comment il
avait traité avec les Anglais ; les deux dames essayèrent de persuader â
Jeanne d'adopter un costume féminin. Leur bienveillance dut produire sur elle
une impression assez vive, car elle déclara plus tard qu'elle aurait changé
de costume pour l'amour de ces dames plutôt que pour aucune femme de France.
Mais son énergie remuante s'irritait de cette longue détention ; deux fois
elle tenta de s'évader. Un jour elle réussit â enfermer ses gardiens dans sa
cellule et se serait enfuie si le geôlier ne l'avait aperçue et arrêtée.
Puis, lorsqu'elle apprit qu'elle allait être livrée aux Anglais, elle se
jeta, de désespoir, du haut de sa tour dans le fossé. Ses Voix le lui avaient
interdit, mais elle déclara qu'elle aimait mieux mourir que de tomber aux
mains des Anglais ; plus tard, on lui fit un crime de cette tentative de
suicide. On la releva sans connaissance, mais elle ne mourut pas ; un sort
plus douloureux l'attendait, et elle se rétablit promptement. Elle put à bon
droit déplorer sa guérison lorsqu'elle se vit menée â Rouen, chargée de
chaînes et enfermée dans une étroite cellule ou de grossiers gardiens
l'observaient jour et nuit. On dit même qu'elle fut jetée, les fers aux
poignets, â la taille et aux chevilles, dans une cage de fer spécialement
fabriquée -a cet effet. Elle avait été livrée â l'Église et non aux autorités
séculières ; on aurait dû l'incarcérer dans une geôle ecclésiastique ; mais
les Anglais avaient acheté leur proie et restèrent sourd â toute réclamation.
Warwick avait la charge de la prisonnière et n'entendait la confier â
personne. Pierre
Cauchon ne se hâtait pas d'entamer son infâme besogne. Un mois s'écoula ; â
Paris, on s'irritait de ces retards. La capitale, complètement gagnée aux
Anglais, nourrissait contre Jeanne une haine particulière, non seulement
parce que la Pucelle avait promis à ses soldats, le jour de l'assaut, de
laisser mettre la ville à sac et passer les habitants au fil de Pépée, mais
parce que les succès de Jeanne, en étendant le domaine royal, avaient
provoqué une sorte de blocus dont les Parisiens eurent beaucoup à souffrir.
Cette haine s'exprima par la bouche des docteurs de l'Université, qui, dès le
début, poursuivirent Jeanne avec un acharnement infatigable. Non contents
d'avoir, par leur intervention, obtenu que la prisonnière fût livrée aux
Anglais, ils adressèrent à Pierre Cauchon, le 2f novembre, des lettres pour
lui reprocher sa lenteur à entamer la procédure ; en même temps ils
écrivirent au roi d'Angleterre pour demander que le procès eût lieu à Paris,
où l'on pourrait trouver sans peine nombre de savants théologiens. Pourtant Cauchon
hésitait encore. Peut-être, lorsqu'il en vint à considérer les preuves sur
lesquelles il devait fonder sa poursuite, en reconnut-il la faiblesse, ce
dont ne pouvaient s'apercevoir des gens aveuglés par l'esprit de parti. Aussi
était-il occupé à recueillir des informations sur tous les détails de
l'existence de Jeanne, comme l'attestent ses interrogatoires, qui dénotent
une merveilleuse connaissance des moindres faits susceptibles de constituer
une charge. En outre, il fallait respecter certaines formalités,
préliminaires. La juridiction de Cauchon était compétente parce que l'accusée
avait, été capturée dans le diocèse de Beauvais ; mais le prélat était alors
exilé de son siège et, de plus, on exigeait de lui qu'il conduisit un procès,
non seulement dans un autre diocèse, mais dans une autre province.
L'archevêché de Rouen étant vacant, Cauchon eut recours à un expédient : il
demanda aux membres du chapitre l'autorisation de tenir des assises
ecclésiastiques dans les limites de leur juridiction. La requête fut
accueillie favorablement et l'évêque choisit une assemblée d'experts, pour
connaître de l'affaire en qualité d'assesseurs. L'Université en envoya un
grand nombre, dont les dépenses furent payées par le gouvernement, anglais ;
mais il fut plus malaisé de trouver des complices parmi les prélats et les
docteurs de Rouen même. A l'une des premières séances, Nicolas de Houppeland
déclara nettement que ni Cauchon, ni les autres juges, appartenant au parti
hostile à Jeanne, n'avaient le droit de siéger, d'autant que l'accusée avait
été déjà interrogée par l'archevêque de Reims qui était métropolitain de
Beauvais. Cette
déclaration valut à Nicolas d'être emprisonné au château de Rouen ; on le
menaça de le bannir en Angleterre et de le noyer ; mais ses amis obtinrent
finalement sa mise en liberté. Tous les hommes appelés à faire partie du
tribunal se convainquirent bientôt que la moindre marque de bienveillance à
l'égard de l'accusée les exposerait à la vengeance des Anglais ; on jugea
nécessaire d'imposer une amende à quiconque manquerait une séance. A la fin,
un respectable corps de théologiens et de juristes se trouva réuni ; on
comptait cinquante à soixante membres, parmi lesquels des hommes comme les
abbés de Fécamp, Jumièges, Sainte-Catherine, Cormeilles, Préaux, le prieur de
Longueville, l'archidiacre et le trésorier de Rouen et d'autres personnages
de marque. Le 3 janvier 1431, des lettres-patentes furent lancées par le roi,
ordonnant que Jeanne lin remise à Pierre Cauchon chaque' fois qu'une
comparution serait nécessaire ; tous les officiers étaient tenus de seconder
l'évêque lorsque celui-ci réclamerait leur aide. Comme si la culpabilité
était déjà établie, les lettres énuméraient les hérésies et les méfaits do
l'inculpée et concluaient, de façon significative, en décidant que, si Jeanne
était acquittée, elle ne devait pas être mise en liberté, mais confiée A la
garde du roi. Pourtant,
ce fut seulement le 9 que Cauchon assembla ses experts, à ce moment au nombre
de huit, et leur soumit la procédure menée par lui jusque-là. Les experts
jugèrent que les informations étaient insuffisantes et qu'un supplément
d'enquête s'imposait ; ils protestèrent aussi, mais sans succès, contre la
détention de Jeanne dans une prison civile. On prit immédiatement des mesures
en vue des enquêtes nouvelles. Nicolas Bailly l'ut délégué pour aller
recueillir des détails sur l'enfance de Jeanne ; il revint, porteur de
renseignements entièrement favorables ; Cauchon détruisit son rapport et,
refusa de payer les frais du voyage. On adopta la méthode inquisitoriale
consistant à obliger l'accusée à se trahir elle-même. Un des assesseurs,
Nicolas l'Oyseleur, se déguisa en laïc et fut admis dans la cellule de
Jeanne. Il feignit d'être un Lorrain emprisonné pour sa fidélité à Charles
VII et gagna ainsi la confiance de la prisonnière, qui prit l'habitude de
s'entretenir avec lui à cœur ouvert. Puis Warwick et Cauchon, assistés de
deux notaires, se cachèrent dans une cellule voisine dont la cloison avait
été percée, tandis que l'Oyseleur amenait Jeanne à parler de ses visions.
Mais la ruse échoua ; un des notaires, peu familier avec la procédure
inquisitoriale, déclara que cette pratique était illégale et, courageusement,
refusa de s'y associer. Alors Jean Estivet, chanoine de Beauvais, qui faisait
fonction d'accusateur, tenta le même expédient, mais ne réussit pas mieux[54]. Ce fut
seulement le 19 février que les chefs d'accusation furent prêts et qu'on put
les soumettre aux assesseurs ; mais alors surgit une nouvelle difficulté.
Jusqu'à ce jour, le tribunal n'avait pas compté, parmi ses membres, de
représentant de l'Inquisition ; on reconnut que cela viciait la procédure.
Frère Jean Graveran était inquisiteur de France et avait, en 1424, nommé
Frère Jean le Maître vicaire ou délégué pour Rouen. Le Maître ne se sentait
apparemment pas de goût pour la besogne et se tenait à l'écart ; mais on ne
pouvait se passer de lui et, à la réunion du 19 février, on décida de le
sommer, en présence de deux notaires, de prendre part aux débats et de venir
entendre la lecture de l'accusation et des dépositions des témoins. On
recourut même, dit-on, aux menaces, et Le Maître surmonta sa répugnance.
L'après-midi eut lieu une autre séance, à laquelle il fut présent, et quand
on l'invita à agir, il se déclara prêt à le faire si son mandat paraissait
suffisant. Le scrupule allégué était ingénieux. Le Maître était inquisiteur
de Rouen, il est vrai ; mais Cauchon, en qualité d'évêque d'un diocèse
appartenant à une autre province, exerçait la juridiction épiscopale de
Beauvais sur un « territoire emprunté » ; Le Maître ne savait si
lui-même avait le droit d'intervenir. Ses doutes ne furent levés que le 22 ;
en attendant que Graveran lui eût fait parvenir un mandat plus étendu, il
consentit à assister aux séances, pour l'acquit de sa conscience et pour
empêcher que toute la procédure ne devint caduque, ce qui eût été le cas, aux
yeux de tous, si la cause avait été instruite sans le concours de
l'Inquisition. Enfin, le 12 mars, il reçut de Graveran — qui s'excusait de ne
pouvoir venir lui-même — un mandat spécial, qui lui permit de partager la
présidence avec Cauchon. La sentence fut rendue au nom de ions deux, et Jean
Le Maître fut dûment payé de ses services par les Anglais. Le 21
février, Jean Estivet, l'accusateur, demanda que la prisonnière comparût et
fût interrogée. Avant qu'on n'introduisît Jeanne, Cauchon exposa qu'elle
avait instamment imploré de lui le privilège d'entendre la messe, mais qu'en
raison des crimes dont elle était accusée et du vêtement masculin qu'elle
portait, il avait refusé d'accéder à. cette requête. Le tribunal approuva
cette manière de juger l'affaire par anticipation et Jeanne fut introduite
dans la salle, les fers aux pieds. Elle se plaignit amèrement de cette
cruauté. Nous avons vu, en effet, qu'on enlevait les fers aux Templiers
eux-mêmes avant les interrogatoires. Mais Jeanne n'était que nominalement au
pouvoir du tribunal et Cauchon endossa la responsabilité de cette outrageante
mesure, justifiée, déclara-t-il, par des tentatives réitérées d'évasion.
Jeanne répliqua qu'elle avait le droit de chercher à fuir, attendu qu'elle
n'avait pas donné sa parole. Cauchon appela alors les gardes anglais qui
accompagnaient la prisonnière et s'amusa à leur faire prêter serment de la
surveiller avec soin, sans doute pour le futile plaisir de montrer qu'il
exerçait une certaine autorité sur eux. Il est
inutile d'analyser dans tous leurs détails les interrogatoires auxquels
Jeanne fut soumise ; ces interrogatoires se prolongèrent pendant les trois
mois qui suivirent, avec une interruption du 18 avril au II mai, en raison
d'une maladie dont elle faillit mourir. La paysanne ignorante, affaiblie par
les souffrances d'un cruel emprisonnement, obligée de répondre chaque jour
aux habiles et captieuses questions imaginées par des juges de choix, ne
perdit jamais sa présence d'esprit ni sa merveilleuse lucidité. On lui tendit
des pièges qu'elle évita d'un sûr instinct. On fit pleuvoir sur elle des
questions qui, auraient embarrassé des théologiens de l'école ; une
demi-douzaine d'ergoteurs acharnés l'assaillaient à la fois et interrompaient
ses répliques ; le désordre était parfois tel que les notaires finirent par
s'avouer incapables de dresser une minute intelligible. On analysait avec
soin les réponses de Jeanne, puis on la faisait revenir l'après-midi pour
reprendre la même discussion sous une forme différente ; mais toujours les
accusateurs étaient déçus. Durant toute la série de ces interrogatoires, elle
fit preuve d'un admirable mélange de simplicité, de finesse, de sang-froid et
de fermeté, en un mot de qualités qui auraient fait honneur à un vieux
diplomate de profession. Elle refusa de prêter, sans conditions, le serment
de répondre à toutes les questions qu'on lui poserait, et le déclara
franchement « le ne sais pas ce que vous me demanderez ; peut-être
m'interrogerez-vous sur des choses que je ne veux pas vous dire. » Elle
consentait à répondre à toute question relative à sa foi et aux griefs qui
avaient motivé sa mise en jugement ; mais elle ne répondrait pas sur autre
chose. Quand l'acharnement de Cauchon dépassait les limites, elle se tournait
vers lui et l'avertissait en ces termes : « Vous vous intitulez mon juge
; je ne sais si vous l'êtes en effet, mais prenez garde de ne pas juger
injustement, car vous vous exposez à de grands dangers ; je vous en avertis
afin que, si Notre Seigneur vous châtie, j'aie, moi du moins, fait mon
devoir. » Quand on lui demanda si saint Michel était nu lorsqu'il lui
rendait visite, elle-répliqua : « Croyez-vous donc que le Seigneur n'aie
pas de quoi habiller ses anges ? » Comme elle rapportait une
conversation avec sainte Catherine au sujet du résultat du siège de
Compiègne, une expression qui lui échappa fit croire au juge qu'il pourrait
la prendre en défaut : il l'interrompit pour lui demander si elle avait dit :
« Dieu laissera-t-il si méchamment périr les bonnes gens de Compiègne ? »
Mais elle corrigea tranquillement ce propos en répétant : « Quoi Dieu
laissera-t-il périr ces bonnes gens de Compiègne, qui se sont montrés si
fidèles à leur maitre ? » Elle ne pouvait savoir que toute
tentative pour se soustraire à un tribunal ecclésiastique était un péché de
la plus grande noirceur ; pourtant, quand on l'éprouva en lui posant cette
insidieuse question : « S'évaderait-elle si l'occasion de s'enfuir lui
était offerte ? » elle répondit que si la porte était ouverte, elle s'en
irait, ne fût-ce que pour voir si le Seigneur voulait qu'elle s'enfuit. Quand
on lui offrit traîtreusement d'organiser une grande procession pour supplier
Dieu de l'amener à un meilleur état d'esprit, elle répliqua avec calme
qu'elle souhaitait que tous les bons catholiques priassent pour elle. Quand
on la menaça de la torture et qu'on lui annonça que l'exécuteur était prêt,
elle dit avec simplicité : « Si vous m'arrachez des aveux par la
souffrance, je soutiendrai qu'ils sont le résultat de la violence. » Ainsi,
entre l'horreur de son donjon et les clameurs de la salle d'interrogatoire,
où, parfois une douzaine de questionneurs furieux l'attaquaient tous
ensemble, elle ne faiblit pas une fois pendant ces longues et douloureuses
semaines. Jeanne
était soutenue par son état de constante exaltation, entretenu lui-même par
les visions qui lui apparaissaient jour et nuit, par l'inaltérable conviction
d'être l'élue de Dieu, d'agir sous l'inspiration divine, et par la
résignation avec laquelle elle acceptait d'avance la volonté du Seigneur.
Dans sa prison, il semble que ses transports extatiques furent plus fréquents
encore qu'auparavant. Ses célestes visiteurs venaient à son appel et lui
donnaient la solution des questions périlleuses. Souvent elle refusait de
répondre aux interrogations avant d'avoir consulté ses Voix pour savoir s'il
lui était permis de révéler ce qu'on exigeait d'elle ; puis, à une audience
suivante, elle déclarait qu'elle avait été autorisée à parler. Évidemment,
les réponses des Voix variaient selon ses dispositions morales. Parfois elle
croyait apprendre qu'elle serait triomphalement délivrée ; parfois les Voix
lui conseillaient de ne plus redouter le martyre, car elle gagnerait par là
le Paradis. Quand elle rapporta à ses juges cette dernière révélation, on lui
demanda insidieusement si elle se sentait sûre du salut ; elle déclara
qu'elle était aussi certaine d'aller au ciel que si elle y était déjà. Alors
on lui demanda si elle se croyait incapable de commettre un péché mortel.
Instinctivement, elle abandonna ce dangereux terrain : « Je ne sais rien
à ce sujet ; j'ai foi en le Seigneur ». Finalement,
sur un point important, les juges réussirent à l'embarrasser. On l'avait
avertie que si elle avait commis quelque acte contraire à la foi, il fallait
qu'elle se soumît à la décision de l'Église. Pour elle, l'Église était
représentée par Cauchon et son tribunal ; se soumettre à ces gens serait
reconnaître que toute sa vie avait été une imposture, que son commerce avec
les saints et les anges n'était que fréquentation de démons, qu'elle-même
était une sorcière digne du bûcher et ne pouvait y échapper que par la
clémence de ses persécuteurs. Elle offrit de se soumettre à Dieu et aux
saints ; mais c'était là, lui dit-on, l'Église triomphante et céleste ; il
fallait qu'elle se soumît à l'Église militante et terrestre, sinon elle était
hérétique et devait être livrée aux flammes par l'entremise du bras séculier.
Profitant de son ignorance, les juges lui mirent le marché en mains sous la
forme la plus nette. Comme on lui demandait si elle voulait se soumettre au
pape, elle ne sut que dire : « Conduisez-moi vers lui et je lui répondrai ».
A la fin, on l'amena à admettre qu'elle obéirait à l'Église pourvu que
l'Église ne lui ordonnât pas de faire l'impossible ; mais, quand on l'invita
à définir l'impossible, elle dit que c'était renoncer à faire ce que Dieu lui
avait ordonné et renier ce qu'elle avait affirmé sur la vérité de ses
visions. De cela, elle ne voulait répondre qu'à Dieu seul[55]. Jusqu'au
27 mars, les interrogatoires avaient été purement préparatoires. Puis le
véritable procès s'engagea : on lut à Jeanne une longue série de chefs
d'accusation fondés sur les informations recueillies. Un débat assez animé
s'éleva entre les experts, mais on finit par décider qu'elle devait répondre
aux charges seriatim et sur-le-champ, ce qu'elle fit avec sa clarté et
son intrépidité accoutumées, en refusant l'avocat que Cauchon offrait de lui
procurer. Divers interrogatoires suivirent ; puis la maladie de Jeanne
interrompit les débats ; quand elle rut rétablie, le 12 mai, douze membres du
tribunal se réunirent chez Cauchon pour décider s'il convenait de la mettre à
la torture. Par bonheur, cette infamie lui fut épargnée. Un des juges vota
pour l'application de la torture, afin qu'on vit, disait-il, s'il était
possible de la réduire à se soumettre à l'Église ; un autre, l'espion Nicolas
l'Oyseleur, conseilla charitablement la torture comme un salutaire remède
pour l'accusée ; neuf autres furent d'avis que la torture n'était pas requise
ou que l'affaire était assez claire dans l'état ; Cauchon, semble-t-il,
s'abstint de voter. Pendant ce temps, un comité secret, choisi par Cauchon,
avait réduit à douze les articles d'accusation. Ces douze griefs, bien que
grossièrement contraires à la vérité, étaient considérés comme pleinement
prouvés et confessés ; ils fournirent la substance des délibérations
ultérieures et de la sentence finale. Nous avons vu, dans l'affaire de
Marguerite la Porete, comment l'Inquisition de Paris, au lieu de convoquer
une assemblée d'experts, avait soumis à l'Université un rapport écrit
touchant les charges soi-disant prouvées ; l'Université avait donné un avis
conditionnel, sous réserve de l'exactitu1le du rapport ; mais cette décision
équivalait, comme on sait, à un jugement. Dans le cas actuel, on invoqua ce
précédent ; on envoya copie des articles d'accusation à cinquante-huit
savants experts, ainsi qu'au chapitre de Rouen et 'à l'Université de Paris,
en demandant que les avis fussent rendus à jour dit. De toutes les autorités
consultées, l'Université était de beaucoup la plus importante et une
délégation spéciale alla lui porter des lettres du conseil royal et de l'évêque
de Beauvais. Connaissant 'état d'esprit de l'Université, nous pouvons juger
cette précaution bien superflue ; le fait qu'on y recourut montre sur quelle
base peu solide était édifiée toute l'accusation. L'Université s'astreignit,
pour la forme, à une délibération minutieuse et fit élaborer par les Facultés
de théologie et de droit sa décision, qui fut approuvée le 14 mai et envoyée
à Rouen. Le 19
mai, les assesseurs se réunirent pour recevoir communication de la réponse de
l'Université ; puis on alla aux voix. Certains opinaient pour l'abandon
immédiat au bras séculier, ce qui aurait été strictement conforme à la
procédure inquisitoriale régulière ; mais quelques assesseurs jugèrent sans
doute excessive l'audacieuse prétention de tenir pour crimes avoués par
Jeanne les articles d'accusation. Une proposition plus humaine prévalut ; on
convint que Jeanne serait entendue encore une fois ; on lui donnerait lecture
des articles et de la décision rendue par l'Université, et le verdict final
dépendrait de ce qu'elle alléguerait pour sa défense. En conséquence, le 23
mai, elle fut amenée, à cet effet, devant le tribunal. Un bref résumé du
document qu'on lui lut, montrera, par la trivialité de nombre des charges et
par le caractère criminel qu'on leur attribua, à quel point la culpabilité de
Jeanne était décidée d'avance. L'Université, selon son habitude, avait pris
la précaution d'ajouter que la décision était valable à la condition que les
chefs d'accusation fussent dûment prouvés ; mais on ne tint aucun compte de
cette restriction, et Jeanne fut haranguée comme si elle avait confessé la
vérité des charges et subi une condamnation formelle. I. Visions
d'anges et de saints. — Ces visions sont déclarées superstitieuses,
émanant d'esprits malins et diaboliques. Il. Le
signe miraculeux manifesté aux yeux de Charles ; la couronne apportée par
saint Michel. — Après avoir constaté les contradictions existant entre
les divers récits de Jeanne, on déclare que cette histoire est mensongère,
que c'est une chose présomptueuse, trompeuse, pernicieuse, attentatoire à la
dignité de l'Église angélique. III. Prétention
d'avoir reconnu des saints et des anges d'après les enseignements et les
encouragements qu'ils apportent croyance en ces apparitions comme en la foi
du Christ. — Les raisons alléguées par l'accusée ont été insuffisantes et
sa croyance est téméraire ; comparer la confiance en ces apparitions à la
confiance en Jésus-Christ est une erreur de foi. IV. Prédiction
d'évènements à venir ; prétention de reconnaître, par l'entremise des Voix,
des personnes inconnues. — Superstition et divination, assertion
présomptueuse et vaine jactance. V. Port
de vêtements masculins et de cheveux courts ; réception des sacrements en cet
état sous prétexte que Dieu l'ordonne ainsi. — C'est là blasphémer Dieu,
outrager les sacrements, transgresser la loi divine, l'Écriture Sainte et les
décrets canoniques ; c'est pourquoi l'on dit â Jeanne : « Tu es entachée de
crime contre la foi, tu es coupable de vaine jactance et suspecte d'idolâtrie
; tu te condamnes toi-même en ne consentant pas â porter les vêtements de ton
sexe et en pratiquant les coutumes des païens et Sarrasins ». VI. Mettre
sur ses lettres le nom de Jésus, celui de Marie et le signe de la croix ;
menacer, si l'on n'obéit pas à ces lettres, de montrer dans la bataille de quel
côté est le bon droit. — « Tu es meurtrière et cruelle, tu recherches
l'effusion du sang humain ; tu es séditieuse et tu provoques â la tyrannie ;
tu blasphèmes Dieu, ses commandements et ses révélations. » VII. Avoir
rendu son père et sa mère presque fous de douleur en les abandonnant ; avoir
promis à Charles de reconstituer son royaume ; le tout par ordre de Dieu.
— « Tu as été méchante envers tes parents, tu as transgressé le commandement
de Dieu qui ordonne de les honorer. Tu as causé du scandale, blasphémé Dieu,
erré en la foi et fait à ton roi une promesse téméraire et présomptueuse. » VIII. Avoir
sauté de la tour de Beaurevoir dans le fossé et préféré la mort à la
captivité entre les mains des Anglais, malgré la défense des Voix. —
Pusillanimité, tendance au désespoir et au suicide ; en disant que Dieu a
pardonné ce crime, « tu fais erreur sur la question du libre-arbitre humain
». IX. Dire
que sainte Catherine et sainte Marguerite lui ont promis le Paradis si elle
conservait sa virginité ; être assurée de ce fait et affirmer que, si elle
était en état de péché mortel, ces saintes ne lui rendraient pas visite.
— « Tu es entachée d'erreur touchant la foi chrétienne. » X. Avoir
dit que sainte Catherine et sainte Marguerite parlaient français et non
anglais, parce qu'elles n'étaient pas du parti des Anglais ; avoir dit
qu'après avoir su que les Voix étaient favorables à Charles, elle avait cessé
d'aimer les Bourguignons. — Blasphème téméraire contre ces saintes,
transgression du commandement divin qui dit : « Tu aimeras ton prochain
». XI. Vénérer
les visiteurs célestes et croire qu'ils sont envoyés de Dieu, sans avoir
consulté un ecclésiastique ; être certaine de cela comme on croit au Christ
et à la Passion ; refuser de révéler, sans l'ordre de Dieu, le signe
miraculeux accordé à Charles. — « Tu es une idolâtre, tu as invoqué des
dénions, tu erres en la foi ; tu as témérairement prêté un serment illicite.
» XII. Refuser
d'obéir aux ordres de l'Église si ces ordres sont contraires au prétendu
commandement de Dieu, et rejeter le jugement de l'Église militante. — «
Tu es schismatique, tu entretiens des opinions contraires à la vérité et à
l'autorité de l'Église, et jusqu'au présent jour, tu as pernicieusement erré
en la foi de Dieu ». Maître
Pierre Maurice, après avoir lu cet extraordinaire document, se mit à
haranguer Jeanne avec une odieuse affectation de bienveillance, l'appelant «
Jehanne ma chère amie », la pressant avec ardeur, par voie d'argumentation,
de se soumettre au jugement de l'Église ; sinon, la damnation de son âme
était certaine, et son corps courait de grands dangers de mort. Elle répondit
avec fermeté que, si le feu était allumé et si l'exécuteur était prêt à la
jeter dans les flammes, elle ne -changerait pas un mot à ses déclarations
antérieures. Il ne restait plus qu'à la faire comparaître le lendemain pour
entendre la sentence finale[56]. Le 24,
les préparatifs d'un autodafé étaient achevés dans le cimetière de
Saint Ouen. Le bûcher était prêt à recevoir sa proie ; sur deux estrades se
tenaient le cardinal de Beaufort et divers dignitaires ; sur une troisième
estrade prirent place Pierre Cauchon, Jean le Maître, Jeanne et Maître
Guillaume Èrard, qui prononça le sermon d'usage. Dans l'emportement de son
éloquence, le prédicateur s'écria que Charles VII avait été reconnu hérétique
et schismatique ; mais Jeanne l'interrompit : « Parlez de moi, non du roi ;
c'est un bon chrétien ! » Elle demeura ferme jusqu'au milieu de la lecture de
la sentence de « libération » ; à ce moment, elle céda aux
exhortations continuelles, mêlées de menaces et de promesses, dont elle avait
été accablée depuis la veille au soir et annonça qu'elle était prête à se
soumettre. On lui donna lecture d'une formule d'abjuration et, après quelques
discussions, elle consentit à se laisser conduire la main pour griffonner le
signe de la croix qui lui tenait lieu de signature. Puis on prononça une
nouvelle sentence, qu'on avait préparée à l'avance et qui lui infligeait la
peine ordinaire de l'emprisonnement perpétuel au pain et à l'eau. En vain
elle supplia qu'on l'envoyât dans une prison ecclésiastique. Quand même
Cauchon eût voulu accéder à cette prière, il n'en aurait pas eu le pouvoir ;
il enjoignit donc aux gardes de la reconduire dans sa cellule[57]. Les
Anglais furent naturellement furieux de voir leur proie leur échapper. Ils
auraient pu juger Jeanne sommairement en cour séculière pour sorcellerie et
la brûler sans délai ; mais pour s'assurer la personne de la prisonnière, ils
avaient dû faire appel aux autorités ecclésiastiques et à l'Inquisition, et
ils connaissaient trop peu la jurisprudence applicable à l'hérésie pour
savoir que la procédure inquisitoriale était fondée sur le désir de sauver
l'âme et non de faire périr le corps. Quand ils virent la tournure que
prenait l'affaire, ils s'émurent vivement de ce qu'ils ne pouvaient manquer
de tenir pour une dérision. La mort de Jeanne était, à leurs yeux, une
nécessité politique, et voilà que la victime leur était soustraite bien
qu'elle tilt en leur pouvoir. Les ecclésiastiques, en dépit de la servilité
dont ils avaient fait preuve, furent assaillis de menaces de mort ; les épées
furent même tirées des fourreaux et les juges purent à grand peine quitter,
sains et saufs, le cimetière de Saint Ouen. Dans
l'après-midi, Jean le Maître et plusieurs des assesseurs visitèrent Jeanne
dans sa cellule, firent valoir aux yeux de la captive la clémence de l'Église
et la reconnaissance avec laquelle il convenait d'accueillir sa sentence ;
ils lui conseillèrent de renoncer à ses révélations et à sa folie, car, si
elle retombait dans l'erreur, elle ne pourrait plus espérer aucune merci.
Elle s'humilia et, quand on la pressa de revêtir une robe de femme, elle y
consentit. La robe fut apportée et elle s'en vêtit ; les vêtements d'hommes
furent placés dans un sac et laissés dans la cellule. Ce qui
se passa ensuite n'a jamais été parfaitement élucidé. Les récits sont peu
fidèles et contradictoires, — pures conjectures, sans doute — et la vérité
demeure ensevelie au fond du donjon de Rouen. Assurément, ses cruels
gardiens, furieux qu'elle eût échappé aux flammes, durent la maltraiter avec
une odieuse brutalité ; peut-être, comme on l'a dit, allèrent-ils jusqu'à la
frapper, à la traîner par les cheveux et à menacer de lui faire violence, si
bien qu'à la fin elle comprit que seuls ses vêtements masculins pouvaient la
défendre. Peut-être aussi, comme l'affirment d'autres récits, ses Voix lui
reprochèrent-elles sa lâcheté, de sorte qu'elle se résolut à reprendre son
ancien costume. Peut-être enfin Warwick, dans le dessein arrêté de la pousser
à une rechute, fit-il nuitamment soustraire la robe de Jeanne, l'obligeant
ainsi à revêtir le costume masculin. Le fait qu'on laissa ces vêtements à sa
portée, au lieu de les enlever de la cellule, décèle tout au moins le désir
de l'exciter à les reprendre. Quoi qu'il en soit, après qu'elle eut porté sa
robe de femme pendant deux ou trois jours, on fit savoir à ses juges qu'elle
avait commis une « rechute » et abandonné les vêtements de son sexe. Le 28
mai, les juges accoururent dans la prison pour vérifier le fait.
L'incohérence des réponses qu'elle fit à leurs questions montre à quel point
elle était épuisée par le poids des terribles épreuves auxquelles elle avait
été soumise. Elle commença par reconnaître simplement qu'elle avait repris
son ancien habillement ; puis elle allégua que cette mise lui convenait
mieux, puisqu'elle devait vivre entourée d'hommes ; personne ne l'avait
contrainte à commettre cet acte ; mais elle niait avoir juré de ne pas
revenir à sa mise habituelle. Puis elle dit qu'elle avait repris ses
vêtements parce qu'on ne lui avait pas tenu parole ; on lui avait promis
qu'elle entendrait la messe, recevrait les sacrements et serait délivrée de
ses chaînes. Elle aimait mieux mourir que de vivre dans les fers. Si elle
était admise à la messe et délivrée de ses fers, elle obéirait en toutes
choses aux ordres de l'Église. Elle avait en- tendu ses Voix depuis
l'abjuration ; ses saintes lui avaient dit qu'elle avait encouru la damnation
en se rétractant pour sauver sa vie, car elle ne s'était rétractée que par
peur du feu. Les Voix étaient celles de sainte Catherine et de sainte
Marguerite, que Dieu envoyait vers elle ; cela, elle ne l'avait jamais
rétracté, ou, si elle l'avait nié, elle avait menti. Elle préférait la mort
au supplice de la captivité ; mais si ses juges le désiraient, elle
reprendrait sa robe de femme ; quant au reste, elle ne savait rien de plus. Ces
contradictions incohérentes, ces cris de remords et de désespoir, si
différents de son intrépide assurance de jadis, montrent que les geôliers
avaient accompli leur besogne, que le corps et l'âme de l'infortunée avaient
souffert plus qu'ils ne pouvaient supporter. Les juges étaient suffisamment
édifiés ; Jeanne était relapse avouée ; l'Église n'avait plus à s'occuper
d'elle que pour la livrer au bras séculier. En conséquence, le lendemain, 29
mai, Cauchon assembla tous les assesseurs qui se trouvèrent à sa disposition,
leur annonça que Jeanne était retombée dans l'erreur en reprenant son costume
masculin et en soutenant, à l'instigation du démon, que ses Voix étaient
revenues. Le sort qu'elle méritait ne faisait pas question. Elle était
relapse et la seule discussion porta sur un détail de procédure :
convenait-il de lui donner lecture de son abjuration avant de l'abandonner
'au bras séculier ? La majorité était favorable au respect de cette formalité
; mais Cauchon et Le Maître n'en tinrent pas compte. Le
lendemain, 30 mai, au lever du soleil, Frère Martin l'Advenu et divers autres
ecclésiastiques furent envoyés à la prison pour annoncer à Jeanne qu'elle
serait brûlée le matin même. La malheureuse, terrifiée, se jeta sur le sol,
s'arracha les cheveux, poussa des cris perçants ; puis, se calmant un peu,
elle déclara que cela ne serait jamais arrivé si elle avait été placée dans
une prison ecclésiastique, indiquant ainsi que la brutalité de son
emprisonnement l'avait amenée à revenir sur son abjuration. Elle se confessa
à L'Advenu et exprima le désir de communier. L'homme, embarrassé, envoya
consulter Cauchon qui accorda ce que Jeanne demandait ; le sacrement fut
apporté dans la geôle avec la solennité accoutumée. On a prétendu à tort que
c'était là reconnaître l'innocence de la condamnée ; en réalité, la loi
prescrivait qu'on ne refusât jamais là communion au relaps qui la demandait
au dernier moment ; le seul fait de réclamer le sacrement, après confession
préalable, constituait, en effet, un témoignage de la contrition du coupable
et de son désir de revenir à l'Église[58]. L'estrade
du prédicateur et le bûcher avaient été dressés sur la place du Viel Marché.
Jeanne fut amenée au milieu d'une foule houleuse qui barrait les rues. On dit
que, pendant le trajet, Nicolas l'Oyseleur, le misérable espion, perça les
rangs du peuple et des gardes et bondit dans la charrette, pour demander -
pardon à Jeanne : mais avant qu'elle eût pu lui accorder ce pardon, les
Anglais le jetèrent à bas de la voiture et l'auraient massacré si Warwick
n'était venu à son secours et ne lui avait sauvé la vie en l'aidant à quitter
la ville. Sur l'estrade, Nicolas Midi prononça son sermon ; on lut la
sentence de « libération » et Jeanne fut abandonnée aux autorités séculières.
Cauchon, Le Maître et les autres ecclésiastiques quittèrent l'estrade ; le
bailli de Rouen reçut de leurs mains la condamnée et ordonna qu'elle fût
menée au lieu d'exécution et brûlée. On a dit que l'absence de condamnation
par une cour séculière était une irrégularité ; en réalité, nous savons que
cette formalité était inutile, surtout lorsqu'il s'agissait d'un coupable
relaps. Sur la tête de Jeanne on plaça une couronne en papier portant ces
mots : « Hérétique, Relapse, Apostate, Idolâtre », et on la mena au bûcher.
D'après certains récits, elle poussa des cris et des lamentations qui
arrachèrent à la foule des larmes de pitié ; mais d'autres disent qu'elle fut
pleine de résignation et de calme et que son dernier souffle s'exhala dans une
prière. Quand le feu eut dévoré ses vêtements, on écarta les fagots 374
embrasés pour que la foule pût voir le cadavre calciné et constater ainsi que
Jeanne était bien une femme. La curiosité publique satisfaite, on acheva de
réduire le corps en cendres et on jeta les cendres dans la Seine[59]. Il
restait, pour ceux qui avaient joué un rôle dans cette tragédie, à se
justifier en déshonorant leur victime et en répandant de faux bruits au sujet
du procès. Les juges comprenaient évidemment que, bien qu'ils se fussent
abrités derrière l'autorité de l'Université de Paris, ils avaient encouru une
grave responsabilité, car ils obtinrent du roi des lettres couvrant
entièrement leur conduite ; le souverain s'engageait à se constituer lui-même
partie dans toute poursuite qui pourrait être entamée contre eux devant un
concile général ou devant le pape. La régence sentait si bien qu'il lui
fallait se disculpe r aux yeux de l'Europe, que des lettres furent envoyées,
au nom de Henry VI, à tous les souverains et évêques, pour expliquer comment
Jeanne avait exercé d'inhumaines cruautés jusqu'au jour où le pouvoir divin,
par pitié pour les souffrances du peuple, avait permis qu'elle fût capturée ;
bien qu'elle eût pu être punie de ses crimes par des tribunaux séculiers,
elle avait été livrée à l'Église, qui l'avait traitée avec douceur et
bienveillance, et, après sa confession, lui avait charitablement imposé la
pénitence de l'emprisonnement ; mais son orgueil avait éclaté en flammes
pestilentielles ; elle était retombée dans ses erreurs et dans sa folie ;
elle avait alors été abandonnée au bras séculier et, sentant venir sa fin,
avait confessé que les esprits qu'elle invoquait étaient faux et mensongers,
que ses démons l'avaient déçue et bafouée ; finalement, elle avait été brûlée
en présence du peuple. Ce
mensonge officiel n'était rien auprès des bruits qu'on répandait perfidement
au sujet de Jeanne. Le brave Bourgeois de Paris, qui rapporte l'exécution
dans son Journal, énumère les crimes qui motivèrent la condamnation, en
mélangeant aux vrais chefs d'accusation d'autres griefs, échos des mensonges
qu'on imposait adroitement à la crédulité publique. A l'en croire, Jeanne
avait coutume, en chevauchant, de brandir un grand bâton avec lequel elle
frappait cruellement les gens qui lui déplaisaient ; en beaucoup de pays,
elle tuait impitoyablement les hommes et les femmes qui ne lui obéissaient
pas ; un jour, comme elle était menacée d'un outrage, elle s'était précipitée
du haut d'une tour sans se blesser et s'était flattée de pouvoir, à son gré,
déchainer le tonnerre et opérer d'autres prodiges. Cependant le Bourgeois
reconnaît qu'à Rouen même beaucoup de gens estimaient qu'elle avait subi le
martyre pour son maître légitime[60]. Évidemment, on discernait que,
par son horrible mort, elle avait dignement couronné sa mission et que la
sympathie inspirée par ses épreuves continuait son œuvre en réveillant le
sentiment populaire. Plus
d'un mois après, le 4 juillet, à Paris, on tenta de combattre ce mouvement de
sympathie croissante en faisant prononcer un sermon par un inquisiteur
dominicain, probablement Jean Le Maître. Le prédicateur s'étendit longuement
sur les méfaits de Jeanne et sur la pitié que lui avaient témoignée ses
juges. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait porté des habits masculins et
ses parents l'auraient tuée, s'ils n'avaient craint de charger leur
conscience. Aussi les avait-elle quittés, entrainée par le démon ; depuis ce
jour, elle avait vécu du massacre des Chrétiens, se délectant de feu et de
sang, jusqu'à son exécution. Elle s'était rétractée et avait abjuré ; on lui
avait infligé comme pénitence quatre années de prison au pain et à l'eau ;
mais elle ne put supporter ce traitement un seul jour, car, dans sa prison,
elle se faisait servir comme une grande dame. Le diable lui était apparu avec
deux démons et, redoutant de la perdre, lui avait dit : a Créature perverse,
qui as, par peur, abandonné tes vêtements, rassure-toi, nous te protégerons
contre tous les hommes. » Aussitôt elle s'était déshabillée et avait revêtu
son costume masculin, qu'elle avait caché au préalable dans la paillasse de
son lit ; elle avait en Satan une 376 telle confiance qu'elle déclara se
repentir d'avoir abandonné ses vêtements habituels. Alors, constatant qu'elle
persistait dans l'erreur, les maîtres de l'Université l'avaient livrée au
bras séculier pour qu'elle fût brûlée ; lorsqu'elle s'était vue menacée de
mort, elle avait appelé les démons à son aide ; mais, une fois jugée, elle
n'avait pu, par aucune invocation, les amener auprès d'elle. Alors elle avait
commencé à mieux comprendre son crime, mais il était trop tard. Le révérend
prédicateur ajouta qu'il y avait quatre créatures malfaisantes de cette espèce.
On en avait pris trois, cette Pucelle, Péronne et l'amie de celle-ci. La
quatrième se trouvait dans le parti des Armagnacs ; elle se nommait Catherine
de la Rochelle et déclarait qu'une fois l'hostie consacrée, elle discernait les
plus mystérieux secrets du Seigneur. Ces
dernières phrases faisaient allusion à diverses émules de Jeanne.
L'impression produite par la Pucelle sur l'esprit populaire devait
inévitablement pousser certaines-femmes à l'imiter, soit par imposture, soit
en toute bonne foi. Péronne était une vieille femme, originaire de la
Bretagne, qui, en compagnie d'une amie, fut capturée à Corbeil, en mars 1430,
et amenée à Paris. Non contente d'affirmer que Jeanne était inspirée par le
ciel, elle jura que Dieu lui apparaissait souvent à elle-même, sous la forme
humaine, vêtu d'une robe blanche et d'une cape écarlate, pour lui enjoindre
de seconder Jeanne ; elle avoua qu'elle avait reçu la communion deux fois le
même jour ; c'était Frère Richard qui la lui avait administrée à Jargeau. Les
deux femmes furent jugées par l'Université ; la plus jeune abjura, mais
Péronne tint bon et fut brûlée le 3 septembre. Catherine de la Rochelle était
également une des protégées du Frère Richard ; elle en voulait beaucoup à
Jeanne qui avait refusé de la seconder. Elle était venue trouver la Pucelle à
Jargeau, puis à Montfaucon, dans le Berri, en déclarant que, chaque nuit,
elle voyait apparaître une femme blanche, vêtue de drap d'or : l'apparition
lui disait que le roi lui donnerait des chevaux et des trompettes et qu'elle
irait par toutes les villes proclamer que quiconque avait de l'argent ou des
trésors apportât ces richesses pour payer les soldats de Jeanne ; si les gens
cachaient leur or, elle découvrirait toutes leurs retraites. Jeanne avait
trop de bon sens pour se laisser prendre à cette, proposition. Elle invita
Catherine à retourner au logis, près de son mari et de ses enfants, et
demanda conseil à ses Voix, qui déclarèrent que toute cette histoire n'était
que folie et mensonge. Pourtant la Pucelle écrivit au roi pour l'aviser de
cette affaire et accepta l'offre de Catherine, qui prétendait lui faire voir
la nocturne visiteuse. La première nuit, Jeanne s'endormit et apprit, à son
3réveil, que l'apparition s'était montrée pendant son sommeil. Alors elle
prit la précaution de dormir pendant le jour et veilla toute une nuit sans
voir la Dame blanche. Dans le cas de Catherine, il y avait probablement plus
d'imposture que de véritable enthousiasme ; cependant il semble qu'elle
échappa à l'Inquisition. Pendant
l'emprisonnement de Jeanne, sa place fut occupée un moment par un paysan,
nommé tantôt Pastourel, tantôt Guillaume le Berger. Cet homme prétendait que
des révélations divines lui ordonnaient de s'armer pour seconder la cause du
roi. Il démontrait l'authenticité de sa mission en exhibant des stigmates
qu'il portait à la main, au côté et au pied, comme saint François, et il
obtint de la sorte un certain crédit. Pothon de Xaintrailles, l'ancien
compagnon d'armes de Jeanne, avait confiance en lui et l'emmenait dans ses
aventureuses campagnes. Cependant la carrière de Guillaume fut courte. Il
accompagnait une expédition entreprise en Normandie sous la conduite du
maréchal de Boussac et de Pothon, quand la troupe fut surprise et dispersée
par Warwick. Pothon et le berger furent faits prisonniers et conduits
triomphalement à Rouen. Les Anglais avaient appris, lors du procès de Jeanne,
à connaître les délais de la procédure inquisitoriale ; aussi préférèrent-ils
une méthode plus sommaire. Le malheureux prophète fut traîné à la Seine et
noyé sans jugement. Son influence s'était exercée dans une sphère trop
étroite pour qu'il méritât qu'on fît de lui un exemple. Ainsi périt Jeanne Darc ; mais l'état d'esprit qu'elle avait créé était hors de l'atteinte de tout évêque ou inquisiteur. Ce meurtre juridique fut, par surcroît, un crime inutile. En 1435, le traité d'Arras détacha la Bourgogne de l'alliance anglaise, et, une à une, les conquêtes de Henry V furent arrachées à la faible main de son fils. En 1449, quand Charles VII prit possession de Rouen, il ordonna d'entamer immédiatement une enquête au sujet des circonstances du procès, car il ne convenait pas à la dignité d'un roi de France de devoir le trône à une sorcière condamnée et brûlée par l'Église. Cependant le jour n'était pas encore venu où l'autorité séculière pût casser une sentence inquisitoriale : la tentative fut abandonnée. En 1458 un autre effort fut entrepris par l'archevêque d'Estouteville de Rouen ; mais bien qu'il fût cardinal et légat du pape, et bien qu'en cette affaire il s'adjoignit l'inquisiteur de France, Jean Brehal, il ne put que recueillir quelques témoignages. L'intervention du pape parut nécessaire pour la révision d'une affaire d'hérésie jugée par l'Inquisition. En vue d'obtenir cette intervention, la mère et les deux frères de Jeanne firent appel à Rome, en qualité de victimes indirectes de la condamnation. A la fin, en 1455, Calixte III nomma commissaires, pour recevoir et juger leurs doléances, l'archevêque de Rouen, les évêques de Paris et de Coutances et l'inquisiteur Jean Brehal. Isabelle Darc et ses fils comparurent comme plaignants contre Cauchon et Le Maître et la procédure fut menée à leurs frais. Cauchon était mort et Le Maître ne comparut pas ; il avait probablement trouvé un refuge auprès de ses frères dominicains, car on ne put le découvrir. Bien que l'Université de Paris ne fût pas en cause, on prit mille précautions pour la ménager en insistant sans cesse sur le caractère frauduleux des douze articles soumis à sa décision ; dans le jugement final, on eut soin d'affirmer la fausseté de ces articles et d'en ordonner la destruction par autorité de justice. En réalité, on peut se demander si ces articles étaient plus trompeurs que tous les rapports soumis d'ordinaire par les inquisiteurs à la décision des experts. Finalement, le 7 juillet 1456, on rendit un jugement favorable aux plaignants ; on déclarait que ceux-ci n'avaient encouru aucune infamie ; on proclamait la nullité de toute la procédure ; on ordonnait la publication de cet arrêt à Rouen et dans toutes les cités du royaume ; de solennelles processions devaient avoir lieu sur la place de l'abjuration et de l'exécution ; en ce dernier endroit, une croix serait érigée pour perpétuer le souvenir du martyre de Jeanne. Cette croix, restaurée de nos jours, s'élève encore sur cette place de Rouen, témoignage de l'efficacité de l'Inquisition comme instrument des pires desseins de la politique. |
[1]
L'importance acquise par les Templiers dans l'organisation sociale de l'époque
apparut en 1191, quand on les nomma conservateurs de la Trêve de Dieu, par
laquelle les nobles et prélats du Languedoc s'engageaient à épargner en temps
de guerre les animaux, les instruments et les semences utilisées par
l'agriculture. Pour prix de leurs soins, les Templiers devaient recevoir un
boisseau de blé par labour. — Hans Prutz, Malteser Urkunden, München,
1883, 44-5.
[2]
La mendicité organisée des Templiers devait être particulièrement odieuse tant
au clergé séculier qu'aux Mendiants. Monsignor Bini a publié un document de
1240, dans lequel le Précepteur de Lucques donne à Albertine di Pontremoli
mandat pour quêter au nom de l'Ordre. Albertino emploie an certain Aliotto, qui
fait la quête de juin au carnaval suivant et dont le salaire consiste à pouvoir
quêter pour son propre compte du carnaval jusqu'à l'octave de Pâques (Bini, Dei
Tempieri in Toscana, p. 401-2, 439-40). Pour les scandaleuses disputes qui
surgirent entre le clergé séculier et les Ordres Militaires au sujet de cette
mendicité privilégiée, voir Faucon, Registres de Boniface VIII, n° 1950,
p. 748. — En 1193, l'archevêque de Lyon se plaignit à Innocent III de l'audace
de certains quæstuarii employés par les Hospitaliers. Ces quêteurs, bien
que laïcs illettrés, maries ou menant une vie de désordres, revendiquaient des
privilèges et des immunités ecclésiastiques sans ôtes responsables devant les
autorités ecclésiastiques. Ils avaient battu jusqu'au sang le vicaire d'une
église ; puis, l'évêque avant interdit le sanctuaire jusqu'à purification
ultérieure, ils y firent de force célébrer l'office divin. Ils avaient brave
encore en d'autres occasions l'autorité épiscopale. (Innocent. PP. III, Regest.
lib. I, Ep. 450.) Les Ordres dont les prérogatives donnaient lieu à de tels
abus encouraient nécessairement la haine excitée par leurs audacieux agents. —
Voir également les plaintes du concile d'Arles en 1285, au sujet des immunités
réclamées par des gens qui ne portaient même pas l'habit des Templiers. — C.
Arelsiens, ann. 1260 (1265) cap. 12 (Harduin. VII. 514).
[3]
En 8307, lors de l'arrestation des Templiers à Beaucaire, sur soixante
prisonniers, cinq étaient Chevaliers, un était prêtre : les cinquante-quatre
autres étaient Frères Servants ; en juin 1310, sur trente-trois captifs détenus
au château d'Alais, quatre étaient Chevaliers, un était prêtre, les vingt-huit
autres étaient Frères Servants (Vaissette, IV. 141). Dans les procès dont on a
conservé la relation, la proportion des Chevaliers est plus faible encore. Les
Frères Servants parvenaient quelque fois à la dignité de Précepteur ; mais
cette charge était de peu d'importance, puisqu'on voit, dans un interrogatoire
de juin 1310, un Frère Servant, Giovanni di Neritose, Précepteur de Castello
Villari, parler de lui-même comme d'un homme simplex et rusticus
(Schottmüller, Der Untergang des Templer-Ordens, Berlin. 1887, II. 125,
130). — L'orgueil nobiliaire de l'Ordre est attesté par la règle qui
n'admettait comme Chevaliers que les hommes de race noble. Dans les statuts est
cité le cas suivant : un Chevalier avait été reçu comme descendant de
Chevaliers ; mais ses compatriotes déclarèrent qu'il n'était pas fils d'un
Chevalier. On le manda d'Antioche à un chapitre qui établit la vérité de
l'allégation : on lui ôta le manteau blanc et on le revêtit du manteau brun. Le
Précepteur qui l'avait admis était alors en Europe ; quand il revint eu Syrie,
on loi demanda compte de son acte. Il allégua qu'il avait agi conformément aux
ordres donnés par son Commandeur de Poitou. La chose fut reconnue vraie ; s'il
en dit été autrement, et s'il n'eût été bon Chevalier (proudans), il
aurait également perdu l'habit (Règle, § 586).
[4]
L'Hôpital donnait prise aux mêmes reproches que le Temple. En 1238 Grégoire IX
attaqua énergiquement les Chevaliers de saint Jean, en raison de l'abus qu’ils
faisaient de leurs privilèges ; il blâma leur manque de chasteté et leurs
trahisons à la cause de Dieu en Palestine. Il affirmait même que, parmi eux, se
trouvait plus d'un hérétique. (Raynald. ann. 4238, n° 31-2.) — Un sirvente
composé par un Templier, évidemment au lendemain de la chute d'Acre, constate
avec amertume que le Saint-Siège a sacrifié la Terre-Sainte son ambition et à
sa cupidité (Meyer, Recueil d'anciens Textes, p. 96.) Même la désastreuse perte
d'Acre ne mit pas fin à la politique ambitieuse de la papauté. La conquête de
la Palestine était un bon prétexte pour lever des dîmes sur les églises de la
Chrétienté ; en 1298, on voit Boniface VIII utiliser une partie des fonds ainsi
recueillie à la poursuite de sa querelle personnelle contre les Colonna. — Registres
de Boniface VIII, n° 2643 (T. II. p. 168).
[5]
L'invitation adresses au Grand-Maître de l'Hôpital est datée du 6 juin 1306 (Regest.
Clem. PP. V. T. I. p. 190). Molay dut être convoqué à la même époque.
D'après certains brefs lancés par Clément, le 13 juin 1306, en faveur de
Humbert Blanc, Précepteur d'Auvergne, il est vraisemblable que celui-ci était
engagé dans quelque croisade (Ibid. p. 191-2), probablement en relation
avec l'entreprise de Charles de Valois. Cependant, quand Hugues de Péraud et
d'autres chefs de l'Ordre se préparèrent à s'embarquer, en novembre, Clément
les retint (Ibid. T. II, p. 5). — Les historiens ont coutume de prétendre que
Molay transféra, de Chypre à Paris, le quartier général du Temple. Pourtant,
quand l'ordre d'arrestation lancé par le pape arriva h Chypre, le 27 tuai 1308,
le maréchal, le drapier et le trésorier se rendirent ainsi que d'autres, ce qui
montre qu'on n'avait nullement songé à déplacer le centre administratif de
l'Ordre. (Dupuy, Traités concernent l'Histoire de France, éd. 1700, p.
83, 132). — Raimbaut de Caron, Précepteur de Chypre, qui avait apparemment
accompagné Molay, fut entité en même temps que lui an Temple de Paris (Procès
ses Templiers, II, 374) ; exception faite de ce personnage, les principaux
chevaliers arrêtés étaient simplement des dignitaires locaux. — Je pense
également que Shottmüller a suffisamment établi (Der Untergang der
Templer-Ordens, Berlin, 1887, I, 66, 99 ; II, 38) le peu de créance que
mérite l'histoire de l'immense trésor apporté en France par Molay. Il fait
remarquer en outre (I, 98) que l'existence des archives de l'Ordre à Malte
montre qu'on ne les avait évidemment pas transportées en France, où elles
eussent été détruites.
[6]
La relation contemporaine la plus détaillée et la plus digne de foi, concernant
la chute des Templiers, est peut-être celle de Bernard Gui (Flor. Chronic.,
ap. Bouquet, III, 716 sq.). Or, s'il se tat trouvé dans l'Ordre le moindre
élément de Catharisme, Bernard Oui n'eût pas manqué de s'en apercevoir et de le
dénoncer.
[7]
Un exemple des exagérations qui ont eu cours au sujet des Templiers est
l'audacieuse assertion que l'Ordre possédait, en Roussillon et en Cerdagne, la
moitié du pays ; en réalité, l'examen de son cartulaire atteste qu'il ne
possédait que quatre fiefs seigneuriaux, avec quelques droits fragmentaires sur
des fermages, des dîmes ou des vilainages, en soixante-dix autres localités. En
revanche, la seule abbaye de Saint Michel de Cuza possédait trente fiefs
seigneuriaux et des droits similaires en deux cents autres localités ; chacune
des deux abbayes d'Arles et de Cornella de Conflent était plus riche que les
Templiers. — Allart, Bulletin de la Société Agricole, Scientifique et
Littéraire des Pyrénées-Orientales, t. XV, p. 107-8.
[8]
Schottmüller (Der Untergang dei Templer-Ordens, Berlin, 1887, I, 85)
pense que le prêt de cinq cent mille livres à Philippe est probablement une
légende populaire, née du fait que les Templiers intervinrent, comme banquiers,
dans le paiement du douaire de la sœur du roi.
[9]
Les contemporains les mieux informés, Bernard Gui, le continuateur de Nangis,
Jean de Saint-Victor, les Grandes Chroniques, ne font pas mention de cette
histoire. — Cependant Noffo Dei est un personnage historique, que Guillaume de
Nogaret employa peut-être à réunir et à manipuler les témoignages. On lui voit
jouer un rôle analogue, à la même époque, dans une poursuite contre Guichard,
évêque de Troyes, persécution qui ressemble singulièrement à l'affaire des
Templiers. Jute récompense de ses crimes, il fut pendu en 1313. (Rigault, Le
Procès de Guichard, évêque de Troyes, p. 23, 30, 41, 49, 99-101, 219, 297.)
[10]
Le crime de sodomie était jugé par les tribunaux ecclésiastiques ; le coupable
était brûlé vif. (Très Ancien. Cout. de Bretagne, art. 112, 149 ap.
Bourdet de Richebourg, IV, 227, 932. — Statuta Criminalia Mediolani e
tenebris in lucem edita, cap. 51, Bergomi, 1594). — Un exemple
d'application de la peine par la justice séculière se présenta à Bourges en
1445 (!ean Chartier, Hist. de Charles VII, éd. Godefroy, p. 72), et un autre à
Zurich en 1482 (V. Ansheim, Die Berner Chronik, Beni, 1884, I, 221),
bien qu'en 1451 Nicolas V eût soumis ce crime à l'Inquisition (Ripoll, III,
301). En Angleterre, c'était un crime séculier passible du bûcher (Horne, Myror
of Justice, cap. IV, § 14) ; en Espagne, le châtiment était la castration
et la lapidation (El Fuero real de España, lib. IV, Tit. IX, l. 2). —
Les invraisemblables histoires rapportées par Antonio Sicci da Vercelli à la
commission papale, en mars 1311, au sujet des faits dont il aurait été témoin
en Syrie et en Italie, montrent que le peuple croyait à l'existence d'un
terrible secret qu'aucun membre de l'Ordre n'osait révéler (Procès, I, 644-5).
— On peut noter comme une coïncidence les accusations d'hérésie lancées contre
l'Ordre Teutonique, en 1307, par l'archevêque de Riga. Le Grand-Maître, Cari
Raid, fut cité à comparaître devant Clément et évita, non sans peine, que son
Ordre subit le même sort que celui du Temple. (Wilcke, II, 118.)
[11]
Les Itinéraires de Philippe et la relation des visites pastorales de Bertrand
de Goth (Clément V) suffisant à faire justice de la légende, mise en
circulation par Villani, d'après laquelle une entente préalable aurait eu lieu,
à ce sujet, entre Philippe et Clément, à Saint-Jean d’Angély (voir Van Os, de
Abolitione Ordinis Templariorum, Herbipoli, 1874, p. 14-66). Il n'en est
pas moins vrai que, dans la pratique, Clément fut aux ordres de Philippe le
Bel.
[12]
La théorie de Schottmüller (Der Untergang des Templer-Ordens, I, 91),
d'après laquelle Clément aurait convoqué les chefs des deux Ordres Militaires
pour s'assurer leur protection contre Philippe, me parait dépourvue de toute
vraisemblance.
[13]
Clément V, dans ses lettres du 21 novembre à Edouard d'Angleterre, et du 22
novembre à Robert, duc de Calabre, dit que Philippe a agi sur l'ordre de
l'Inquisition et soumis les prisonniers au jugement de l'Eglise (Rymer, III, 30
; Mss. Chio carello, T. VIII). Le Saint-Office passait à cette époque pour être
l'auteur responsable de toute l'affaire (Chron. Franc. Pipini c. 49. op.
Muratori, S. B. I, IX. 749-50). La bulle Faciens misericordiam, du 12
août 1308, donne à tous les inquisiteurs d'Europe l'ordre de participer à la
procédure subséquente (Mag. Bull. Rom. IX, 138). — D'ailleurs, toute
l'affaire fut une opération strictement inquisitoriale, et, chose assez
curieuse, partout où l'Inquisition était en pleine activité, comme en France et
en Italie, on n'eut pas de peine à recueillir les témoignages nécessaires. Au
contraire, en Castille, en Allemagne, on échoua ; nous verrons comment, en
Angleterre, on ne réussit à rien tant qu'on n'eut pas établi l'inquisition
momentanément à cet effet.
[14]
Wilcke, II, 424. — Procès des Templiers, II, 288. — La pauvreté des
preuves dont se contentent certains archéologues apparait dans l'inutile labeur
de M. Mignard, qui s'imagina trouver, dans un coffret de pierre sculptée,
découvert à Essarois en 1789, tous les secrets du Manichéisme gnostique, et
conclut immédiatement de là que ce coffret avait sûrement appartenu aux
Templiers, ceux-ci ayant eu use commanderie à huit ou dix milles de là ; ce
coffret aurait donc été l'arche où ils enfermaient leur idole, Bapbomet.
(Mignard, Monographie de coffret de M. le duc de Blacas, Paris, 1832 — Suite,
1853). — [L'original de ce coffret est égaré ; il y en a un moulage au musée de
Dijon. Cf. E. Pfeiffer, Zwei vermeintliche Templerdankemale, dans
Zeitschrift far Kalturgeschichte, t. IV (1897), p. 385-419. — Trad.] — Il
est Impossible de ne pas respecter l'autorité du professeur Hans Prutz, dont
j’ai fréquemment cité les recherches dans les archives de Valette ; mais on ne
peut que regretter de voir un homme de si grand mérite perdre sa peine à
ressembler les fragments contradictoires de dépositions arrachés à des témoins
torturés pour établir l'existence d'un dualisme hérétique, mélangé d'éléments
cathares et de doctrines luciféraines, dont les malheureux Stedingers eux-mêmes
sont appelés à fournir confirmation (Oxheintlehre u. Gehgimstatuten des
Tempelherren-Ordens, Berlin, 1879, p. 62, 86, 100). Pour empêcher les
historiens de l'avenir de gâcher ainsi leurs efforts, il devrait suffire de
faire observer que, si l'Ordre avait eu assez d'ardeur et de conviction pour
organiser et propager une hérésie nouvelle, il s'y serait indubitablement
trouvé au moins quelques martyrs, comme en ont fourni butes les sectes
hérétiques. Or, aucun des Templiers n'avoua la croyance qu'on lei attribuait,
aucun ne déclara y persister. Tous ceux à qui les souffrances arrachèrent une
confession abjurèrent à l'envi les erreurs qu'on leur imputait et demandèrent
l'absolution. Un seul cas d'endurcissement aurait été, pour Philippe et pour
Clément, plus précieux que tout autre témoignage et serait devenu le pivot de
tout le procès ; mais ce cas ne se produisit pas. Tous les Templiers qui
marchèrent au bûcher furent des martyrs d'une autre espèce — c'étaient des
hommes à qui la torture avait arraché des confessions, qui les avaient ensuite
rétractées et qui préférèrent le supplice à la honte de persister dans des
aveux extorqués. Les ingénieux historiens qui se sont plu à reconstituer les
doctrines secrètes des Templiers ne semblent pas avoir songe qu'il leur fallait
imaginer une hérésie dont les adeptes, au lieu de souffrir pour la défense de
leur foi, consentent à se laisser brûler par vingtaines plutôt que de se la
voir attribuer. Le seul récit de l'affaire suffit a montrer le caractère
romanesque de toutes les hypothèses si laborieusement édifiées, et
particulièrement de celle de M. Mignard, qui prouve que les Templiers étaient
des Cathares, hérétiques spécialement célèbres pour leur soif du martyre ! — Je
n'ai pas eu le loisir de consulter le livre de Loiseleur, La Doctrine
Secrète des Templiers (Orléans, 1875) ; mais d'après les emprunts qu'y fait
Prutz, je présume que cet ouvrage est fondé sur une base aussi fragile et prête
par suite à une réfutation non moins aisée. Les spéculations de Wilcke sont
trop absurdement grossières pour mériter qu'on s'arrête à les réfuter.
[15]
Les historiens peu familiarisés avec les coutumes judiciaires de l'époque so
sont lamé tromper par la formule ordinaire, affirmant que la confirmation de la
confession n'a été obtenue ni par violence ni par menace de torture. Voir
Raynald. ann. 1307, n° 12, et Bini, Dei Templeri in Toscana, p. 418.
Wilcke soutient positivement (op. cit., II, 318) que Molay ne fut jamais mis à
la torture. Cela est possible, sans doute (Amalr. Anger, Vit. Clem. V,
ap. Muratori, III, II, 481) ; mais il vit torturer tous ses compagnons, et s’il
céda avant ou après la roue, c'est là une pure question de force nerveuse.
Prutz va même jusqu'à dire qu'en Angleterre on n'employa ni la torture ni
l'intimidation (Geheimlehre, p. 104) ; nous verrons plus loin que c'est
une erreur. Van Os (De Aboi. Ord. Templ., p. 107, 109) est plus
audacieux encore et déclare qu'une confession confirmée après torture est aussi
probante que si la torture n'était pas intervenue. Cependant, il oublie
soigneusement de noter que la rétractation était tenue pour rechute et
entraînait la peine du bûcher. — On peut juger de la façon dont était appliqué
le système par l'interrogatoire du Précepteur de Chypre, Raimbaud de Caron,
devant l'Inquisiteur Guillaume, le 10 novembre 1307. A son premier
interrogatoire, le prévenu avoua seulement qu'on lui avait dit, en présence de
son oncle l'évêque de Carpentras, qu'il devrait, pour être admis, renier le
Christ. La question fut alors suspendue, puis reprise. Alors la mémoire lui
revint : lors de sa réception, il avait dû renier le Christ et cracher sur
la croix ; puis on lui avait appris que les satisfactions de la sodomie étaient
licites. Or, cette confession, manifestement obtenue par la torture, s'achève
par la formule ordinaire : l’inculpé jure qu'il a avoué sans violence, et sans
crainte de prison ou de torture. (Procès, II, 374-5.)
[16]
Le Dr Wilcke (II, 131-2) voit en cet être multiforme et imaginaire tantôt une
image de saint Jean-Baptiste, tantôt le trinitaire Makroprosopus de la
Cabale ! — Parmi les quelques témoins étrangers à l'Ordre qui comparurent, en
13 0-11, devant la commission pontificale, se trouvait Antonio Sied de Verceil,
notaire impérial et apostolique, qui avait, pendant quarante ans, servi, à ce
titre, les Templiers en Syrie, et que l'Inquisition de Pans avait employé
récemment au cours de l'affaire. Il raconte gravement, entre autres souvenirs
de son séjour en Orient, l'histoire suivante qui circulait à Sidon. Jadis un
seigneur de cette ville aima désespérément et sans succès une noble jeune fille
d'Arménie ; celle-ci mourut et, pendant la nuit qui suivit l'enterrement, le
seigneur, imitant Périandre de Corinthe, ouvrit la tombe et posséda la morte.
Une voix mystérieuse lui dit : « Revenez dans neuf mois, et vous trouverez ici
une tête, votre fils ! » Il revint au jour fixé et trouva dans la tombe une
tête humaine ; la voix dit alors : « Gardez cette tête et vous lui devrez votre
fortune ! » A l'époque où le témoin avait entendu raconter cette histoire, le
précepteur de Sidon était Matthieu le Sauvage de Picardie, qui avait fait
alliance avec le Soudan de Babylone, chacun d'eux ayant bu du sang de l'autre.
Puis un certain Julian, qui avait pris possession de Sidon et de la fameuse
tête, entra dans l'Ordre, auquel il donna la ville et toutes ses richesses. Il
fut plus tard chassé et se fit admettre chez les Hospitaliers, qu'il abandonna
finalement pour les Prémontrés (Procès, I, 645-6). Cette histoire
quelque peu incohérente émut si vivement les commissaires qu'ils la firent
écrire par Antonio lui-même et ne manquèrent jamais ensuite de demander des
renseignements sur la tête de Sidon à tous les témoins qui avaient résidé en
Syrie. Peu après, Jean Senandi, qui avait vécu, cinq années durant, à Sidon,
les informa que les Templiers avaient acheté la ville et que Julian, qui avait
été un des seigneurs de la cité, était entré dans l'Ordre, puis avait apostasie
et était mort pauvre. Un de ses ancêtres passait pour avoir aimé une jeune
fille et violé le cadavre de celle-ci ; mais l'informateur n'avait jamais
entendu parler de la tête (ibid., II, 140). Pierre de Nobillac avait
passé de longues années au-delà des mers, mais n'avait rien appris au sujet de
cette tête (Ibid., 215). A la fin, la curiosité des inquisiteurs reçut
satisfaction : Hugues de Faure confirma le fait que Sidon avait été achetée par
le Grand-Maître Thomas Bérard (1157-1273) ; il ajouta qu'après la chute d'Acre,
il avait entendu dire, à Chypre, que l'héritière de Maraclee, en Tripoli, avait
été aimée par un noble, lequel avait exhumé le cadavre de la jeune fille,
l'avait violée et lui avait coupé la tête, une voix lui ayant dit de garder
précieusement cette tête, car elle avait le pouvoir d'anéantir quiconque la
regarderait. Il enveloppa la relique, la conserva dans un coffre, et plus tard,
à Chypre, s'il désirait ruiner une ville ou faire périr des Grecs, il dévoilait
l'objet et arrivait ainsi à ses fins. Désireux de détruire Constantinople, il
fit voile vers cette ville en emportant la tête ; mais sa vieille nourrice,
curieuse de savoir ce que contenait le coffre si soigneusement conservé par
lui, l'ouvrit, et aussitôt une tempête subite fondit sur le navire et le coula
bas avec tout l'équipage, à l'exception de quelques marins qui survécurent pour
rapporter l'histoire. Depuis ce jour, on n'a plus trouvé de poisson dans cette
partie de la mer (Ibid., 223-4). Guillaume Avril avait séjourné pendant
sept ans au-delà des mers, sans entendre parler de la tête ; mais on lui avait
dit que, dans le tourbillon de Setalias, une tête se montrait parfois, et
qu'alors tous les vaisseaux périssaient corps et biens (Ibid., 238).
Tous ces contes absurdes furent soumis au concile de Vienne, comme faisant
partie des témoignages recueillis contre l'Ordre !
[17]
A la fête de la Sainte-Croix en mai et septembre, et le Vendredi-Saint, les
Templiers s'assemblaient en masse et, se dépouillant de leurs chaussures, de
leurs chapeaux et de leurs épées, adoraient la croix en chantant cet hymne :
Ador le Crist
et benesese le Crist
Qui per la
sancta tua crou nos resemist.
(Procès, II, 474, 481, 503.
[18]
Il est difficile de comprendre le raisonnement de Michelet (Procès, II,
VII-VIII), qui prétend que l'uniformité des dénégations, dans une série de
dépositions recueillies par l'évêque d'Elne, laisse à penser que les
déclarations ont été concertées é l'avance, alors que les différences qui
existent entre les propos de ceux qui s'avouent coupables, seraient la preuve
de leur véracité. S, les Templiers étaient innocents, les dénégations opposées
aux charges énumérées devant eux devaient être nécessairement identiques ;
s'ils étaient- coupables, les confessions auraient dû être également uniformes.
Ainsi l'identité d'un des groupes et la diversité de l'autre concourent à
ruiner l’accusation.
[19]
Plus tard, les Hospitaliers évitèrent cette pratique, désormais considérée
comme illégale, en exigeant que leurs prieurs fussent ordonnés prêtres. (Joh.
Friburgens. Summus Confessorum, lib. III, tit. XXXIII, Q. 47.) — Ce fut
seulement à partir de la bulle Omne datum optimum, publiée à plusieurs
reprises entre 1162 et 1181, que les Templiers furent autorisés à admettre des
prêtres dans leur Ordre (Prutz, Entwicklung u. Untergang des
Tempelherrenordens, p. 260. — Rymer, Fœdera, I, 30, 54). On usa de
la permission avec réserve et le nombre des >êtres fut restreint. Pour un
membre lai, recevoir les sainte Ordres était un des plus graves délits, puni du
plus sévère châtiment, (Règle, Art. 450.) — La Règle des Chevaliers
Teutoniques était fondée sur celle des Templiers ; l'absolution était
administrée par l'officier qui présidait aux chapitres. (Perlbach, Die
Statuten des deutschen Ordens, p. 77 (Halle a. S. 1890).
[20]
Voir la confession de Guiraud de Caux, Raoul Gisi, Renaud de Tremblaye, Pierre
de Blois et Guillem de Masayaa (Procès, I, 390, 398, 425, 517 ; II,
126).
[21]
La preuve indiscutable que les prêtres Templiers ne mutilaient pas la formule
de consécration de la messe, est fournie, dans la procédure menée à Chypre, par
des prêtres qui avaient longtemps vécu auprès des Templiers en Orient. (Processus
Cypricus. Schottmüller, II, 379, 382, 383).
[22]
On ne comprend guère l'obligation de jeûner le vendredi imposée comme pénitence
à un Templier, alors que les règles ascétiques de l'Ordre exigeaient déjà le
jeûne le plus rigoureux. La viande n'était admise que trois jours par semaine
et un second carême était observé, depuis le dimanche qui précédait la saint
Martin jusqu'à Noël (Règle, §§ 28, 76).
[23]
Cette hypothèse n'est pas invraisemblable, si l'on ajoute foi à la confession
d'un Frère Servant, Jean d'Aumônes, qui déclara que, lors de sa réception, son
Précepteur fit sortir de la chapelle tous les antres Frères et, après quelques
difficultés, l'obligea à cracher sur la croix ; après quoi le Précepteur lui
dit : « Va te confesser, imbécile ! » Jean se confessa aussitôt à un
Franciscain qui lui imposa, pour toute pénitence, de jeûner trois vendredis, en
disant que ce cérémonial avait pour objet d'éprouver la constance du néophyte
au cas où il serait fait prisonnier par les Sarrasins (Procès, I,
388-91). — Un autre Frère Servant, Pierre de Cherrut, rapporta que, lorsqu'on
l'eut contraint à renier Dieu, son Précepteur lui adressa un sourire
dédaigneux, comme s'il méprisait la bassesse du renégat (Ibid., I, 531.)
— Le Frère Servant Eudes de Bores, alors âge de vingt ans, fit un récit
également intéressant. Après sa réception, deux des Frères l'avaient mené dans
une autre pièce et l'avaient obligé à renier le Christ. Comme il refusait tout
d'abord, un des Frères lui dit que, dans son pays, les gens reniaient Dieu des
centaines de fois à la moindre occasion ; c'était là une exagération ;
cependant « Je reoye Dieu » était une exclamation très commune. Quand le
Précepteur entendit pleurer le néophyte, il invita les Frères à cesser de le
tourmenter, attendu qu'ils finiraient par le rendre fou. Puis il déclara à
Eudes que tout cela était une simple plaisanterie (Ibid., II, 100-2). —
Ce que valaient en réalité ces Incidents, on peut l'apprécier par l'histoire
que rapporta un témoin au cours de l'enquête menée à Chypre en mai 1310. H
avait entendu dire à un Génois, nommé Malter. Zaccaria, qui avait été longtemps
prisonnier au Caire, que le Soudan d'Egypte, apprenant les poursuites engagées
contre l'Ordre, avait tiré de prison une quarantaine de Templiers faits
prisonniers par lui, dix ans auparavant, dans l'île de Tortose et leur avait
offert la richesse, s'ils consentaient à renier leur foi. Surpris et Irrité de
leur refus, il les renvoya dans leurs donjons et les priva de nourriture et de
boisson ; ils périrent ainsi jusqu'au dernier plutôt que de commettre une
apostasie. (Schottmüller, op. cit., II, 150.)
[24]
Depuis que ces lignes ont été écrites, on a publié plusieurs ouvrages relatifs
à la culpabilité on à l'innocence des Templiers Le professeur Hans Prutz, dans
son livre Entwicklung und Untergang des
Tempeiherrenordens (Berlin, 1888), donne un excellent récit de
l'histoire et de la ruine de l'Ordre, fondé sur des documents en partie
nouveaux ; il a quelque pin changé d'opinion au sujet de la culpabilité. Dans The
Templars' Trials, John Y. A. Morehead (sous le pseudonyme de I. Shallow)
[Londres, 1888], affirme énergiquement la vérité des accusations. Le Dr Julius
Omelin a publié Schuld oder Unschuld den Templarordens (Stuttgart, 1893)
où il prend fortement parti en faveur de l'innocence et classe les confessions
existantes de façon à faciliter considérablement toute discussion future. Le
plus récent résumé de l'état actuel de la controverse nous est fourni par un article
du Dr Karl Wenck dans la revue Göttingische gelehrte Anseigen, n° 7,
1896. [Voir aussi le chapitre de M. Langlois dans la nouvelle Histoire de
France dirigée par M. E. Lavisse (Paris, 1901) ; M. Langlois accepte
l'opinion de M. Lea et n'oublie pas de lui en faire honneur. — Trad.)
[25]
Apparemment, on s'attendait partout à voir les Hospitaliers partager le sort
des Templiers et l'on se montrait déjà disposé à les piller, car Clément dut
lancer, le 21 décembre 1307, une bulle confirmant tous les privilèges et
immunités de l’Hôpital ; il envoya même par toute l'Europe, des lettres
ordonnant qu’on protégeât les Hospitaliers contre toute intervention
malveillante (Regest. Clem. PP. V., t. III, p. 14, 17-18, 204, 473 ; t.
IV. p. 418).
[26]
Guillaume de Plaisian, qui fut le principal instrument de Philippe au cours de
cette transaction, reçut des marques spéciales de la faveur de Clément par des
brefs datés du 5 août (Regest. Clement. PP. V. T. III. p. 216, 227).
[27]
Clément nomma, en France, six curateurs chargés de veiller sur les biens du
Saint-Siège. P4r lettres du 5 janvier 1309, il accordait à chacun d'eux, sur
les biens des Templiers, une prime de quarante sous parisis, en monnaie
courante, pour chaque nuit qu'il leur faudrait passer hors de chez eux, tout en
les invitant à ne pas quitter leur demeure sana nécessité (Regest. T. IV,
p. 439). Un bref du 28 janvier 1310 transférait, de l'évêque de liaison au
chanoine Gérard de Bussy, la garde de certaines maisons confisquées aux
Templiers, ce qui montre que Clément avait réussi à entrer en possession d'une
partie des biens (ibid. T. v. p. 88).
[28]
Le pape se réservait de juger le Maître d'Angleterre et le Maître d'Allemagne.
Le bulle Faciens misericordiam, telle qu'elle fut adressée à
l'Allemagne, n'ordonnait pas la convocation de conciles provinciaux (Harduin.
VII. 1353). — Maigre tout ce qui s'était delà passé, cette bulle causa,
semble-t-il, une grande surprise hors de France. Walter d'Hemingford l'appelle bullam
horribilem contra Templarios (Chron. éd. 1849, II, 279).
[29]
Procès, I, 103-51. — N'oublions pas que l'allocation était payée en une
monnaie dépréciée considérablement par suite des fraudes de Philippe le Bel.
D'après un document de 1318, la livre tournois était inférieure à la livre
normale dans la proportion de 1 à 4 ½ (Olim, III, 1279). — D'autres
Templiers s'offrirent plus tard pour défendre l'Ordre, si bien que, le 2 mai,
le nombre de ces défenseurs atteignit cinq cent soixante-treize.
[30]
Tous les évêques n'étaient pas disposés à admettre la doctrine inquisitoriale
assimilant à la rechute la rétractation d'une confession. La question fut
discutée au concile de Narbonne et déridée par la négative. (Raynouard, p.
106.) — Ceux qui refusèrent de se confesser furent une minorité infime.
Certains documents, relatifs aux frais de détention des Templiers à Senlis,
attestent que soixante-cinq n'ont pas été réconciliés, ce qui signifie qu'ils
n'avaient pas avoué. (Ibid., p. 107.)
[31]
Urie attestation notariée porte que ce volumineux registre consistait en 219
folios de quarante lignes par pages, soit en tout 17.510 lignes. — Les témoins
furent l'objet d'une surveillance attentive, comme le prouve le cas de trois
d'entre eux, Martin de Mont Richard, Jean Durand et Jean de Ruans. Ceux-ci
affirmèrent, le 22 mars, qu'ils n'avaient jamais rien vu de mal dans l'Ordre.
Deux jours plus tard, on les fit comparaitre à nouveau et Ils déclarèrent
qu'ils avaient menti par sottise. Devant les évêques ils avaient confessé la
coutume de renier le Christ et de cracher sur la croix, et ils avaient alors
dit la vérité. Qui peut douter du mode de persuasion dont on avait usé entera
mn dans l'intervalle ? (Procès, II, 68-96, 107-9.)
[32]
On se montra véritablement libéral à l'égard des Templiers, comme le prouve
l'allocation accordée à l'évêque de Glasgow', emprisonné, en 1312, au château
de Porchester. Ce prélat reçut 6 deniers par jour ; son valet, 3 deniers ; son
chapelain, 1 denier ¼ ; son valet, 1 denier ¼ (Rymer, III. 383). Les gages du
portier du Temple, à Andrea, furent rués à 2 deniers par une charte d'Edouard
Il en 1314 (Wilcke, 408).
[33]
Raynald lui-même mentionne, comme preuve de l'innocence des Templiers, le fait
que les croix de leurs habits ne furent pas brûlées (ann. 1307, n° 12).
[34]
Je n'ai trouvé aucun détail concernant le sort des Templiers de Navarre ; mais
comme Louis le Hutin, fils de Philippe le Bel, acquit ce royaume en 1307, les
méthodes françaises y prévalurent naturellement et l'inquisiteur papal, Jean de
Bourgogne, put à loisir obtenir les témoignages suivant la méthode qui lui
parut la plus efficace.
[35]
Il me semble qu'il s’est glissé quelque erreur dans la date d'une lettre royale
du 20 juillet 1308, par laquelle, — attendu que le pape a rendu une sentence
abolissant l’Ordre du Temple — Ferdinand annonce qu'il accorde à l'Ordre de
Santiago le derecho de Lyctuosa (Loytosa), dent le Temple avait
joui auparavant. Cette prérogative comportait qu'à la mort d'un vassal, si ce
vassal avait un cheval, la bête appartenait au suzerain ; s'il avait plusieurs
chevaux, le suzerain prenait le meilleur de tous ; si le défunt n'avait pas de
chevaux, on devait payer au suzerain la somme de 600 maravédis. (Memorias de
Fernando IV, t. II, p. 607.)
[36]
Un manuscrit du Vatican, cite par Raynald, ann. 1311, n° 54, montre combien
l'on jugea nécessaire, en parlant des mesures prises par le concile à l'égard
des Templiers, de chercher des expressions apologétiques. — De l'énorme
accumulation de documents relatifs aux Templiers, on ne possède aujourd'hui que
des fragmente. Assurément, certaines pièces durent s'égarer au cours des
déplacements de Clément V (Franz Ehrle, Archic für Lit.-u.
Kirchengeschischte, 1885, p. 7) ; d'autres furent perdues pendant le Schisme,
quand Hennit XIII emporta à Peniscola une partie des archives (Schottmüller, I,
705) : d'autres encore, dans le transport des papiers de la curie d'Avignon à
Rome. En 1810, lorsque Napoléon ordonna de transférer les archives pontificales
à Paris, où elles restèrent jusqu'en 1815, le premier soin du général Radet,
inspecteur-général français à Rome, fut de s'emparer des pièces relatives au
procès des Templiers et Galilée (Regest. Clément. PP V. Rome, I855, t.
I, Proleg. p. CCXXIX).
Pendant le séjour des archives à Paris, Raynouard y puisa abondamment pour la
composition de l'ouvrage si souvent cité plus haut ; mais, alors même, il ne
put mettre la main que sur un nombre restreint de documenta, dont une partie se
trouve aujourd'hui parmi les manuscrits du Vatican. Pourtant Schottmüller, le
plus récent des historiens qui ont fait des recherches à ce sujet, exprime
l'espoir qu'on retrouvera un jour les pièces qui manquent (op. cit., I,
713). Les caisses envoyées à Paris étaient au nombre de 3.230, et les archivistes
pontificaux se plaignirent que beaucoup de documenta ne leur eussent pas été
restitués. Les autorités françaises affirmèrent que les fonctionnaires
pontificaux auxquels avaient été remis les papiers en avaient vendu une immense
quantité à des épiciers. (Reg. Clem. V. Proleg. p. CCXCIII-CCXCVIII.)
[37]
Si Schottmüller est dans le vrai lorsqu'il présume que la Deminutio laboris
examinantium processus contra ordinem Templi in Anglia, publiée par lui
d'après un manuscrit du Vatican (op. cit., II, 78 sq.), avait été
composée pour être soumise à la commission du concile de Vienne, ce fait montre
la façon moins que scrupuleuse dont on altéra les dépositions pour égarer les
hommes appelés à rendre le jugement définitif. Tous les témoignages favorables
sont supprimés, tandis que sont sérieusement exposés, comme preuves
irréfragables, les plus extravagants racontera de femmes et de moines.
[38]
En 1773, quand Clément XIV voulut abolir l'Ordre des Jésuites par une
application arbitraire de l'autorité pontificale, il ne manqua pas d'alléguer,
comme précédent et suppression des Templiers par Clément V. Voir ce qu'il dit
dans sa bulle du 11 juillet 1773 (Bullar. Roman. Contin., 1847, v. 620.)
— Les beaux esprits de l’époque ne laissèrent pas passer l'affaire sans exercer
leur serre aux dépens des acteurs. Bernard Gui cite, comme courant à ce moment,
ce vers léonin : Res est exempli destructa superbia Templi. Hocsemius
note ce chronogramme, composé par P. de Awans et faisant peut-être allusion au
trésor récolté par Philippe. — Pour des esprits autrement déposés, nombre de
présages annoncèrent la colère Ciel, soit contre les crimes de l'Ordre, soit
contre ceux des destructeurs du Temple. Ce furent des éclipses de soleil et de
lune, des parhélies, des parasélènes, des flammes montant de la terre vers le
ciel, des coups de tonnerre dans un ciel serein. Près de Padoue, une jument mit
bas un poulain à neuf pattes : en Lombardie, on aperçut des vols d’oiseaux
inconnus ; par tout le territoire pastouan, un hiver pluvieux fut suivi d'un
été avec tempêtes de grêle, si bien que les moissons périrent. Nul aruspice
étrusque, nul augure romain n'aurait pu exiger le plus clairs présages ; on
croirait lire une page de Tite-Live. — Albertini Mussati, Hist. August.
Ruhr. X, XI (Muratori, S. R. I. X. 377-9,) — Cf. Ptol. Lucens., Hist. Eccles.,
lib. XXIX (Ibid., XI, 1233) : Fr. Jordan, Chron., ann. 1314 (Muratori, Antiq.
v. 799).
[39]
Dans sa hâte, Philippe ne s'arrêta pas à examiner s'il avait des droits sur des
Juifs. Il se trouva quels moines de Saint-Germain des Prés revendiquèrent haute
et basse justice en cette île, et se plaignirent que leurs droits eussent été
par l'exécution. Philippe publia des lettres attestant que cet empiétement sur
leurs privilèges ne leur causerait aucun préjudice dans l'avenir (Olim,
II, 599).
[40]
Clément avait une si détestable renommée que d'autres légendes du même genre
avaient cours au sujet de sa mort. En voici un spécimen. Etant encore
archevêque de Bordeaux, il eut une violente querelle avec Gautier de Bruges,
pieux Franciscain auquel Nicolas Ill avait imposé, de force, l'évêché de
Poitiers. Quand il fut élu pape, Clément satisfit sa rancune en déposant
Gantier et en le, renvoyant dans un couvent. Gautier n'éleva aucune
récrimination ; mais à son lit de mort, il en appela au jugement de Dieu et
mourut en tenant à la main un papier par lequel il citait le pape oppresseur à
comparaître, à jour dit, devant le divin tribunal. On ne put Lui arracher ce
papier et il fallut l'enterrer ainsi. L'année suivante, Clément palma par
hasard en ce lieu, fit ouvrir la tombe, trouva le cadavre en parfait état de
conservation et ordonna qu'on lui remît le papier. Cette lecture le terrifia
extrêmement et, au jour filé, il dut obéir à la citation. (Wadding, ann. 1279,
n° 13. - Chron. Glassberger, ann. 1307.) — Guillaume de Nogaret, qui avait été
le principal instrument de Philippe, est le héros d'une histoire analogue. Un
Templier marchant au bûcher l'aperçut et le cita à comparaitre avant huit jours
; le huitième jour, Nogaret mourut. — Chron. Astens, c. 27 (Muratori, S. R. 1.
IX, 194.) — Pour les différentes versions de la mort de Philippe, voir Godefroi
de Paris, vers 6687-6757.
[41]
Bien significative est la prudence dont fait preuve, vers la fin du siècle, le
cardinal Nicolas Roselli ; en résumant l'affaire, il insinue qu'il y eut des
causes secrètes et que ce fut l'œuvre du roi Philippe (Nicolaus Card. Arag.
de Factis summnr. Pontet. [Baluze et Mansi, Miscell., I, 443]). — Dante
n'hésite pas à dénoncer Philippe (Purgator, XX.) — Les autorités qui
affirment la culpabilité des Templiers sont Ferreti Vicentini, Hist.
(Muratori, S R I. IX. 1017-18). Chron. Parmens., ann. 1309
(Ibid., IX, 880). — Albertin. Mussat, Hist. August., Ruhr. X (Ibid. X. 377). —
Chron. Guillel. Scoti (Bouquet, XXI. 205). — Hermanni Corneri, Chron.
ann. 1309 (Eccard., II, 971-2). Le vieux mot allemand Tempelhaus,
signifiant maison de prostitution, atteste les mœurs licencieuses que le peuple
attribuait à l'Ordre (Trithem., Chron. Hirsaug. ann. 1307). — Henri
Martin prétend que les traditions de la France septentrionale sont hostiles aux
Templiers, tandis que celles du Midi leur sont favorables. Il donne comme exemple
une ballade bretonne dans laquelle les « Moines rouges » ou Templiers
ont représentés comme de féroces débauchés qui enlèvent de jeunes femmes et les
font périr, ainsi que le fruit de leurs coupables amours [mais cette ballade
est sans doute une fraude moderne, Trad.]. D'autre part, à Gavarnie
(Bigorre), on vénère sept têtes humaines qui passent pour être celles de
Templiers martyrises, et une croyance populaire prétend que, la nuit
anniversaire de l'abolition de l'Ordre, un fantôme arme de pied en cap et
portant le manteau blanc à croix rouge, apparaît dans le cimetière et crie par
trois fois : « Qui veut défendre le saint Temple ; qui veut délivrer le
sépulcre du Seigneur ? » et les sept têtes répondent aux trois appels : «
Personne, personne ! Le Temple est détruit ! » (Histoire de France, t.
IV, p 496-7 (ed. 1855).
[42]
Jusqu'en 1337 encore, on trouve, dans les comptes de la Sénéchaussée de
Toulouse, un chapitre spécial réservé aux sommes prélevées sur les biens des
Templiers ; il est vrai qu'en cette année 1337, le revenu était néant.
(Vaissette, éd. Privat, X. Pr. 785.) — Pour le commerce d'argent des Templiers,
voir Schottmüller, I, 64.
[43]
Le 23 février 1310, Clément accorda l'absolution à Bernard de Bayulli, chanoine
et chancelier de l'abbaye de Cornelia, en Roussillon ; ce personnage avait
encouru l'excommunication pour usurpation d'un cheval, d'une mule et de divers
objets, d'une valeur totale de soixante livres tournois, provenant de la
préceptorerie de Gardin, dans le diocèse de Lérida. (Regest. Clement. PP. V.,
t. V, p. 41.)
[44]
Ilescas (Hist. Pontifical, lib. VI, c. 9) constate, dans la seconde
moitié du XVIe siècle, qu'il y a eu quatorze Maîtres de Montesa et que pas un
seul n'a été marié, à l'exception du Maître d'alors, D. Cesar de Borja.
[45]
En 1383, on voit Alphonse XI donner à Don Alonso Fernandes Caronel les châteaux
de Capilla et Burguillos, anciennes propriétés des Templiers. (Barrantes, Ilustraciones
de la Casa de Nichia, Part. III, cap. XXVI ; Part. IV, cap. II.)
[46]
Bien que les Anglais l'aient toujours appelée Joan of Arc, le vrai nom
de famille de Jeanne était Darc. (Vallet de Viriville, Charles du Lis,
p. XII-XIII.)
[47]
Le pays natal de Jeanne était si voisin de la frontière qu'une nouvelle
délimitation fit passer, en 1571, à la Lorraine, le groupe de maisons
comprenant le logis des Darc, tandis qu'un groupe voisin restait à la France.
(Vallet de Vinylite, ubi sup., p. 44-5.)
[48]
Les chroniques mentionnent nombre de miracles par lesquels Jeanne aurait levé
les doutes de Charles ; on rapportait qu'elle l'avait reconnu du premier coup
d'œil, bien qu'il fût vêtu simplement et caché au milieu de brillants
courtisans ; on disait aussi qu'elle avait révélé au roi le secret, connu de
Dieu et de lui seul, de certaines prières et de certaines requêtes adressées à
Dieu par Charles dans son oratoire de Loches (Chronique, p. 419, 455 ;
Jean Chartier, Hist. de Charles VII, éd. Godefroy, p. 19 ; Görres, p. 105-9).
Peut-être quelque parole fortuite prononcée par Jeanne avait-elle frappé
l'esprit vacillant de Charles et produit sur lui une impression profonde ; mais
la légende se forma si rapidement autour de la Pu-relie qu'on y introduisit à
tout instant de nouveaux miracles. Jeanne déclara à ses juges que Charles et
plusieurs conseillers royaux, entre autres le duc de Bourbon, avaient vu ses
anges gardiens et entendit ses Vois, et que le roi lui-même avait reçu
d'importantes révélations (Procès, p. 472). Elle dit aussi qu'un signe matériel
avait établi la divinité de sa mission. Sous l'effet de l'habile interrogatoire
des juges, ce signe, qui était d'abord un secret révélé au roi seul (p. 477),
se changea en une histoire extraordinaire : saint Michel, accompagné de sainte
Catherine, de sainte Marguerite et de nombreux anges, était venu la chercher à
son logis, l'avait suivie au palais du roi, avait gravi l'escalier et franchi
la porte, et avait donné à l'archevêque de Reims une couronne d'or, d'une richesse
indescriptible, telle que nul orfèvre au monde n'en saurait faire de semblable.
L'archevêque avait remis cette couronne an roi, tandis que l'archange annonçait
à Charles qu’avec l'aide de Dieu et de Jeanne, champion de Dieu, il
recouvrerait la France entière ; mais que, s'il n'employait pas le secours de
la Pucelle, son couronnement serait différé. — Tout cela avait été vu et
entendu, affirmait-elle, par l'archevêque d'Alençon et divers prélats, par
Charles de Bourbon, par le duc d'Alençon, par La Trémouille et par trois cents
autres témoins. C'était à la suite de ce miracle qu'elle avait été délivrée des
fastidieux interrogatoires des ecclésiastiques. Quand on lui demanda si elle
s'en rapportait au témoignage de l'archevêque, elle répondit : « Faites-le
venir et permettez que je m'entretienne avec lui ; il n'osera pas dire le
contraire de ce que je vous ai dit. » L'offre était sans danger, car le procès
avait lieu à Rouen, en terre anglaise, et l'archevêque était chancelier de
France (Procès, p. 483-6, 495, 505). D'ailleurs, le témoignage du
prélat, si on l'avait recueilli, n'aurait probablement pas été favorable à
l'accusée, car l'archevêque appartenait an parti du favori La Trémouille, —
lequel avait toujours été l'ennemi de la Pucelle.
[49]
Les lettres de Jeanne, telles qu'elles furent produites à son procès, avalent
été falsifiées, du moins au dire de l'accusée. (Le Brun de Charmettes, Histoire de Jeanne d'Arc, III, 348.
[50]
Voir ce que Christine de Pisan dit de Jeanne dans Buchez, p. 542. — Ce qui
troublait le comte d'Armagnac fut la dernière convulsion du Grand Schisme.
Hennit XIII, qui ne s'était jamais soumis au concile de Constance, mourut en
1424 ; ses cardinaux se querellèrent et élurent doux titulaires de cette
papauté chimérique, Clément VIII et Denon XIV. En 1429, le concile de Tortose
déposa les deux pontifes ; mais, à ce moment, le comte d'Armagnac pouvait
encore s'imaginer que, sur ce sujet, un avis céleste était désirable.
[51]
Tous les ans on inscrivait, sur le rôle des taxes, en face des noms de Domremy
et de Groux : Néant, la Pucelle. Par une prérogative extraordinaire, la
noblesse accordée à la famille de Jeanne se transmettait aux descendants de
sexe féminin comme à la lignée masculine ; tous étaient également exemptés de
taxes. Comme des mariages nombreux étendaient cette noblesse à des membres de
la riche bourgeoisie, l'exemption prit un tel développement qu'en 1614 il
fallut en limiter le bénéfice aux descendants miles (Vallet de Viriville, Charles
du Lis, p. 24, 88).
[52]
Vers l'année 1300, Jean de Fribourg eut l'occasion d'agiter la question du port
des vêtements masculine par des femmes Il admet que cette pratique est
interdite par le Deutéronome (XXII, 5), mais il ajoute qu’on y peut recourir
sans péché en cas de nécessité, soit pour échapper à un ennemi, soit faute
d'autres vêtements, soit pour quelque raison similaire. (Joh. Friburgens., Summæ
Coafessorum, lib. III, tit. XXXIV, Q. 254.
[53]
Le peuple expliquait la glorieuse carrière de Jeanne en associant sa bonne
fortune à la possession d'une épée dont la lame était marquée de cinq croix.
Jeanne avait découvert cette arme dans l'église de Sainte-Catherine de Fierbois
et ne s'en était jamais dessaisie depuis. Pendant la marche sur Reims, voyant
qu'on méprisait l’ordre, donné par elle, de chasser de l'armée les prostituées,
elle frappa du plat de cette épée plusieurs femmes perdues, et la lame se
brisa. On ne trouva pas d'armurier capable de rajuster les fragments ; Jeanne
dut porter use autre épée, et dès lors sa bonne fortune l'abandonna. (Jean
Chartier, p. 20, 29, 42.)
[54]
Un des assesseurs au moins, Thomas de Courcelles, était un homme de savoir et
de caractère élevé. Au lendemain du procès de Jeanne, il joua un rôle important
au concile de Bâle, en s'opposant aux revendications de la papauté. Æneas
Sylvius dit de ce personnage : Inter sacrarum litterarum doctores insignis,
quo nemo plura ex decretis sacri concilii dictavit, vir juxta doctrinam
mirabili, et amabilis, sed modesta quadam verecundia semper intuens terram
(Æn. Sylv. Comment. de Gestis Croncil. lib. I. p. 7. Ed. 1571) — Thomas
de Courcelles mourut, doyen de Notre-Dame, en 1449 (Le Brun, III, 235).
[55]
Procès, p. 489, 491, 494, 495, 499, 500, 501. — En 1456, lorsqu'on
réhabilita la mémoire de Jeanne et qu'on cassa la sentence de condamnation, il
fut naturellement nécessaire de prouver qu'elle n'avait pas refuse de se
soumettre è l'Eglise. On trouva des témoignera établissant que Nicolas
l'Oyseleur, en qui elle continuait à avoir confiance, lavait secrètement avisée
qu'elle se perdait si elle se soumettait à l'Eglise ; mais Jean de la Fontaine,
un autre assesseur, l'avait visitée dans sa prison en compagnie de deux
Dominicains, Isambard de la Pierre et Martin l'Advenu, et lui avait expliqua
qu'au concile de Bâle, alors en séance, elle avait beaucoup d'amis et d'ennemis
; à l'audience suivante, le 30 mars, Frère Isambard de la Pierre répéta
publiquement cet avis, si bien que Jeanne offrit de se soumettre au concile et
demanda également qu'on la conduisit au pape. Cauchon avait interdit qu'on
mentionnât ce fait dans le procès-verbal et, sans l'intervention de
l'inquisiteur Jean le Mettre, les trois conseillers de Jeanne auraient couru de
grands dangers de mort (L'Averdy, p. 476-7. - Le Brun de Charmettes, IV. 8-13.
- Buchon, p. 518-19). La procédure de réhabilitation est tout aussi suspecte
que la procédure de condamnation ; chacun était alors désireux de fournir des
informations nouvelles et de prouver que Jeanne avait été indignement traitée.
Jusqu'au 19e interrogatoire, le 27 mars 1431, Jean de la Fontaine avait été un
de ceux qui votèrent les plus rigoureuses mesures contre Jeanne (Procès,
p. 495).
[56]
En étudiant la sentence de l'Université et de l'Inquisition, il ne faut pas
perdre de vue que les visions du Sauveur, de la Vierge, des Saints étaient
d'occurrence quasi journalière, et que l'Église les admettait et les
respectait. L'excitabilité spirituelle du moyen âge mettait le monde surnaturel
en relations étroites avec le monde réel. On trouvera une série d'histoires de
ce genre dans les Dialogues de Césaire d'Heisterbach. D'ailleurs, comme détail
de droit ecclésiastique, les visions de Jeanne avaient été déjà examinées et
approuvées par les prélats et les docteurs de Chinon et de Poitiers, et
notamment par le métropolitain de Cauchon, Renaud, archevêque de Reims.
[57]
Il existe deux formules d'abjuration qu'on dit avoir été signées par Jeanne :
l'une est courte et simple, l'autre détaillée (Procès, p. 508 ; Le Brun
de Charmettes, IV, 135-7). On a reproché à Cauchon d'avoir lu à Jeanne la
formule plus brève et d'y avoir substitué l'autre au moment de recueillir la
signature. Jeanne s'en plaignit plus tard, alléguant qu'elle n'avait jamais
promis d’abandonner ses vêtements masculins, promesse qui figurait dans la
formule détaillée, mais non dans l'autre. On a beaucoup insisté sur ce fait,
mais sans grande raison. L'abjuration la plus brève est l'aveu sans condition
des erreurs, la rétractation et la soumission à l’Église ; elle était donc
aussi obligatoire et aussi absolue que l'autre.
[58]
Une semaine après l'exécution de Jeanne, sept ecclésiastiques qui s'étaient
trouvée dans sa cellule dressèrent un rapport attestant qu'elle avait reconnu
avoir été trompée par ses Voix et qu'elle avait supplié les Anglais et les
Bourguignons de lui pardonner tout le mal qu’elle leur avait fait. Mais c'est
là évidemment un témoignage fabriqué à plaisir ; d'ailleurs, l'acte ne porte
même pas d'attestation notariés. — Le Brun de Charmettes, IV. 220-5.
[59]
Le Brun de Charmettes, IV. 188-210. — Procès, p. 509-10. — Journal
d'un Bourgeois de Paris, an 1431. — Quand se fut calmée l'agitation qui
avait provoqué la condamnation de Jeanne et lorsqu'on vit l'inutilité de ce
crime, on fit un effort pour rejeter la responsabilité des autorités
ecclésiastiques sur les autorités séculières ; on déclara qu’il y avait eu
irrégularité à l'exécuter sans jugement formel d'un tribunal laïc. Deux ans
plus tard, Louis de Luxembourg, alors archevêque de Rouen, et Guillaume Duval,
vicaire de l'inquisiteur, condamnèrent pour hérésie un certain Georges
Solenfant et, en remettant le condamné au bailli de Rouen, recommandèrent qu'on
ne le mît pas à mort, comme Jeanne, sans un jugement définitif ; on
conséquence, on prononça pour la forme ure nouvelle sentence. — L'Averdy, p.
498.
[60]
Journal d'un Bourgeois de Paris, an 1431. — Le 8 août 1431, un moine,
nommé Jean de la Pierre, fut amené devant Cauchon et Le Maître sous
l'accusation d'avoir médit du procès de Jeanne. C'était là un grave délit quand
l'Inquisition était en jeu. Le moine demanda pardon à genoux et allégua comme
excuse qu'il avait bu plus que de raison, le jour où il avait tenu les propos
incriminés. On le traita charitablement en l'emprisonnant au pain et à l'eau,
dans le couvent dominicain, jusqu'aux Pâques suivantes. — L'Averdy, p. 141.