HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME TROISIÈME — DOMAINES PARTICULIERS DE L'ACTIVITÉ INQUISITORIALE

 

CHAPITRE IV. — L'HÉRÉSIE POLITIQUE UTILISÉE PAR L'ÉGLISE.

 

 

L'identification de la cause de l'Église et de celle de l'État n'était pas chose nouvelle. Bien avant qu'on n'eût élaboré des lois contre l'hérésie et organisé l'Inquisition pour extirper l'erreur, on avait reconnu ce qu'il y avait d'avantageux à dénoncer comme hérétique quiconque refusait d'obéir aux exigences des prélats ou des papes. Dans la querelle entre l'Empire et la papauté au sujet des investitures, le concile de Latran, en 1102, requit tous les évêques présents de signer une déclaration anathématisant la nouvelle hérésie qui consistait à mépriser l'anathème papal, et bien que l'Église n'eût pas encore décrété la peine de mort contre l'hérésie, elle n'hésita pas à frapper les impérialistes coupables d'opposer les droits traditionnels de l'Empire aux prétentions nouvelles du Saint-Siège. La même année, le moine Sigebert, qui n'était rien moins que partisan de l'antipape Albert, fut scandalisé de la cruauté sauvage dont fit preuve Pascal II, en exhortant ses adhérents à tuer tous les sujets de Henri IV. Robert le Hiérosolymitain de Flandre, à son retour de la première croisade, avait pris les armes contre Henri IV et avait prouvé sa dévotion en ravageant le Cambrésis ; aussitôt Pascal lui écrivit pour le féliciter de cette bonne besogne et l'encourager à persévérer ; car ces exploits, disait-il, valaient ses efforts pour la conquête du Saint-Sépulcre. Le pape promettait la rémission des péchés à Robert lui-même et à toute la soldatesque brutale qu'il traînait après lui. Pascal devint à son tour hérétique en 1111, lorsque, cédant à la violence de Henri V, il accorda à l'empereur le droit d'investir les évêques et les abbés ; cependant, quand Bruno, évêque de Segni et abbé de Monte Casino, vint lui jeter son hérésie à la face, il priva de son abbaye l'audacieux discoureur et le renvoya dans son évêché. En concluant sa convention avec Henri, il avait brisé en deux une hostie consacrée, dont -chacun avait pris une moitié, et il avait solennellement prononcé ces mots : « Tout comme le corps du Christ est ici partagé, qu'ainsi soit retranché du royaume du Christ celui de nous qui tentera de violer le pacte. » Mais il ne pouvait rester sous le coup de l'accusation d'hérésie ; en 1112, il présida le concile de Latran qui déclara nuls le serment et les bulles du pape. Quand Henri se plaignit que Pascal eût violé son serment, le pape répondit tranquillement qu'il avait promis de ne pas excommunier l'empereur, mais non d'empêcher que d'autres l'excommuniassent. Si Pascal ne fut pas formellement contraint d'abjurer l'hérésie, du moins l'abjura-t-il moralement, et il fut établi en principe qu'un pape même ne pouvait pas abandonner un droit dont la contestation avait été qualifiée d'hérétique. Peu après, quand on exigea des prélats allemands, avant la consécration, l'abjuration de toute hérésie et en particulier de l'hérésie Henricienne, ce n'était pas aux erreurs d'Henri de Lausanne que l'on faisait allusion, mais à celles de l'empereur qui avait cherché à enrayer les empiètements du Saint-Siège sur le pouvoir temporel.

Quand l'hérésie proprement dite se développa et devint de plus en plus menaçante, que la lutte entreprise pour la détruire se fit plus âpre et prit une forme organisée grâce à un-formidable appareil' de législation, lorsque l'application du système des indulgences donna à l'Église une milice armée prête à entrer en campagne, à peu de frais, le jour où il plairait à la papauté de proclamer la foi en danger, le Saint-Siège fut naturellement tenté de faire appel au fanatisme de la Chrétienté pour défendre ou seconder ses intérêts temporels. Les croisades albigeoises étaient justifiées — autant que peut être justifié un semblable emploi de la violence — par un véritable antagonisme religieux qui menaçait de scinder le christianisme ; le succès de ces expéditions encouragea les vainqueurs à appliquer les mêmes méthodes, alors même qu'on ne pouvait invoquer l'ombre d'un prétexte similaire. Une des plus anciennes de ces affaires, comme l'une des plus caractéristiques, fut la persécution des Stedingers.

Les Stedingers étaient une population mêlée qui avait colonisé, sur le Bas-Weser, des pays que son labeur assidu avait conquis sur les débordements du fleuve et de la mer. Leur territoire s'étendait, au sud, jusque dans le voisinage de Brême. Gens grossiers, à demi barbares sans doute, c'étaient de hardis bergers et pêcheurs, ayant peut-être, à l'occasion, quelque goût pour la piraterie à une époque où l'on chantait partout les exploits des Vikings de Jomsburg. De condition libre, ils avaient pour directeurs spirituels les archevêques de Brême qui, en retour, recevaient d'eux des dîmes. Cette question des dîmes avait été, de temps immémorial, une source d'ennuis, depuis le jour où une teinture de Christianisme s'était répandue dans ces régions. Au XIe siècle, Adam de Brème rapporte que, par tout l'archevêché, les évêques vendaient leurs bénédictions et que le peuple, non content de s'adonner à la luxure et à la gloutonnerie, refusait de payer les dîmes. Les Stedingers étaient gouvernés par des juges de leur choix, appliquant leurs lois particulières, jusqu'au jour où, vers 1187, des troubles surgirent par la faute des comtes d'Oldenbourg. Ces seigneurs essayaient d'étendre leur domination sur les marais et les lies colonisées, en construisant un ou deux châteaux destinés à tenir la population en respect. Il n'y avait que peu d'églises, et, comme les paroisses étaient grandes, les femmes avaient coutume de mener leurs filles à la messe en voiture. Les soldats des garnisons prirent l'habitude de faire des sorties et d'enlever ces femmes pour charmer leur solitude, si bien que le peuple finit par se soulever, s'empara des deux châteaux, massacra les garnisons, et perça un isthme qui commandait l'accès de leur territoire, en y laissant seulement une porte d'entrée. Le comte Jean d'Oldenbourg recouvra ses châteaux ; mais après sa mort, les Stedingers affirmèrent à nouveau leur indépendance. Parmi leurs droits ils comptaient celui de ne pas payer les dîmes, et ils traitaient avec mépris les prêtres chargés de les contraindre à l'obéissance. Ils fortifièrent leurs ouvrages de défense et, affranchis de toute tyrannie féodale ou ecclésiastique, attirèrent chez eux des réfugiés de tous les pays environnants. On rapporte qu'en 1197 Hartwig, archevêque de Brème, se rendant en Terre-Sainte, demanda à Célestin III de prêcher une croisade contre ces hérétiques ; mais c'est là un récit évidemment fabuleux, car, à ce moment, les croisades albigeoises n'avaient pas encore suggéré l'idée d'employer cette méthode en pays chrétien. La situation s'aggrava quand des moines, ayant osé prêcher aux paysans l'obligation de payer les dimes, eurent été martyrisés. L'aventure suivante compliqua encore les choses. Un prêtre, irrité de la modicité d'une offrande apportée à Pâques par une femme de haut rang, glissa par dérision dans la bouche de la pénitente la pièce de monnaie au lieu de l'Eucharistie. Ne pouvant avaler cette hostie d'un nouveau genre et redoutant de commettre un sacrilège, la femme garda la pièce dans sa bouche jusqu'à son retour au logis ; puis elle la cracha dans un linge propre et découvrit ainsi la supercherie. Furieux de cet outrage, le mari tua le prêtre et ce meurtre augmenta l'agitation qui fermentait partout. Quand Hartwig revint, en 1207, il s'efforça de soumettre la population insurgée ; mais il n'aboutit à rien, si ce n'est à récolter quelque argent.

Pourtant les Stedingers furent accueillis comme de véritables orthodoxes lorsqu'on eut besoin de leur concours dans la lutte qui fit rage, de 1208 à 1217, entre les archevêques rivaux de Brème, d'abord entre Waldemar et Burchard, puis entre Waldemar et Gerhardt. Ils prirent au début parti pour Waldemar ; mais quand Frédéric II eut triomphé d'Othon, ils s'allièrent à Gerhardt et décidèrent du succès de ce dernier. En 1217, Gerhardt obtint son siège archiépiscopal et favorisa généreusement ses alliés jusqu'à sa mort, en 1219. Il eut pour successeur Gerhardt II, de la Maison de Lippe, prélat belliqueux qui voulut détruire les libertés de Brème et imposer des droits de douane à tout le commerce du Weser. Il était impossible que la question des dimes des Stedingers échappât à son attention. Des soucis divers, notamment une guerre contre le roi de Danemark et une lutte contre les citoyens récalcitrants de Brème, l'empêchèrent de tenter immédiatement un effort pour subjuguer les Stedingers ; mais il finit par avoir les mains libres. Son frère, le comte Hermann de Lippe, vint à la rescousse avec d'autres nobles ; l'indépendance des paysans du Weser était, en effet, un très sérieux ennui pour les seigneurs féodaux du voisinage. Pour profiter des avantages que présentait la gelée dans ces régions marécageuses, l'expédition se mit en route au mois de décembre {229, sous la conduite du comte et de l'archevêque. Les Stedingers résistèrent vaillamment. Le jour de Noël, une bataille s'engagea ; le comte Hermann fut tué et les Croisés prirent la fuite. Pour célébrer ce triomphe, les vainqueurs s'amusèrent à nommer, par dérision, de faux dignitaires, qui furent intitulés, l'un empereur, l'autre pape, d'autres archevêques et évêques, et qui lancèrent des messages signés de ces titres. Cette plaisanterie devait leur coûter cher, car, perfidement exploitée auprès des puissants, elle les fit passer pour rebelles à toute autorité temporelle ou spirituelle[1].

Il fallait évidemment trouver quelque moyen plus efficace pour venir à bout de ces indomptables paysans. On s'inspira du succès qu'avait remporté, en 1230, la croisade prêchée par Wilbrand, évêque d'Utrecht, contre les Frisons libres, coupables d'avoir tué le prédécesseur de l'évêque, Othon, frère de l'archevêque Gerhardt, et d'avoir emprisonné, après leur victoire de Coevorden, l'autre frère de Gerhardt, Dietrich, prévôt de Deventer. Il était presque impossible qu'on ne suivît pas cet exemple. Lors d'un synode tenu à. Brème en 1230, les Stedingers furent mis au ban de la Chrétienté comme les plus vils hérétiques ; on les accusait de traiter l'Eucharistie avec un mépris indicible, d'interroger des sorcières, de fabriquer des images de cire et de se livrer à beaucoup d'autres pratiques sacrilèges.

Assurément, il subsistait à Steding des restes de superstitions païennes, comme d'ailleurs en beaucoup de pays de la Chrétienté. Cette survivance du paganisme servit de base aux accusations ; mais, en réalité, il n'y avait pas de principes religieux en jeu ; la question était purement d'intérêt politique, comme l'indique la lettre dans laquelle Frédéric II, le 14 juin 1230, loue les Stedingers de l'aide qu'ils ont prêtée à une maison de Chevaliers teutoniques et les engage à conserver leur protection à ces Chevaliers. De plus, on constate que partout les paysans les favorisaient ouvertement et se joignaient à eux quand l'occasion se présentait. C'était donc simplement un épisode dans le développement de la féodalité et du sacerdotalisme. Il fallait détruire le peu d'indépendance que conservaient encore les vieilles tribus teutoniques et, pour cela, on fit appel aux pouvoirs réunis de l'Église et de l'État. Nous avons vu, par les travaux de Conrad de Marbourg et par les fables qu'il répandit au sujet des rites secrets du Luciféranisme, avec quelle facilité on pouvait imposer ces accusations à la crédulité populaire. Pourtant, les préparatifs de la croisade furent lents. En 1231 et 1232, l'archevêque Gerhardt résista du mieux qu'il put aux assauts des paysans qui, deux fois, prirent et rasèrent le château de Schlitter, reconstruit par lui pour protéger ses territoires contre leurs agressions. Il demanda l'appui de Rome, et, en octobre 1232, Grégoire IX, après avoir ordonné qu'une enquête fût menée au sujet de cette hérésie par les évêques de Lubeck, de Ratzebourg et de Minden, vint au secours de l'archevêque Gerhardt en lançant des bulles invitant les évêques de Minden, Lubeck et Verden à prêcher la croisade contre les rebelles. Dans ces bulles, il n'est pas fait allusion aux dîmes, mais les Stedingers sont dépeints comme des hérétiques de la pire espèce, niant l'existence de Dieu, adorant des démons, consultant des sorcières, profanant les sacrements, envoûtant leurs ennemis, commettant les plus infâmes violences contre le clergé, allant parfois jusqu'à clouer les prêtres aux murs en leur écartant les bras et les jambes, pour tourner en dérision le Crucifié. Le long pontificat de Grégoire fut consacré à deux tâches principales, la ruine de Frédéric II et l'extirpation de l'hérésie. Le seul nom d'hérétique semblait éveiller en ce pontife une rage qui le privait de toute raison ; aussi se jeta-t-il dans le débat soulevé par les malheureux paysans du Weser avec autant d'ardeur qu'il en avait porté dans la lutte engagée alors par Conrad de Marbourg contre Satan dans les Provinces rhénanes. En janvier 1233, il écrivit aux évêques de Paderborn, Hildesheim, Verden, Munster et Osnabrück, en leur enjoignant d'assister leurs confrères de Ratzebourg, Minden et Lubeck, chargés par lui de prêcher une croisade, payée d'indulgences plénières, contre les hérétiques appelés Stedingers, qui ruinent les fidèles du pays. Cependant, on avait réuni une armée, qui, pendant tout l'hiver, n'arriva pas à briser la résolution énergique des paysans, et qui se dispersa à l'expiration de son court temps de service. Dans une épître pontificale du 17 juin 1233, adressée aux évêques de Minden, de Lubeck et de Ratzebourg, cet insuccès est imputé à une erreur des Croisés : ceux-ci, ne sachant pas qu'ils gagnaient des indulgences égales A celles de Terre-Sainte, s'étaient retirés après avoir remporté des avantages décisifs. En conséquence, les évêques étaient invités à prêcher une croisade nouvelle, en veillant à ce qu'aucune équivoque ne subsistât au sujet des avantages offerts — à moins que les Stedingers ne se fussent, dans l'intervalle, soumis à leur archevêque et n'eussent abandonné leurs hérésies. Cependant une autre troupe de Croisés s'était déjà organisée et, vers la fin de juin 1233, pénétra sur le territoire oriental de Steding, sur la rive droite du Weser. Ce district s'était, jusqu'alors, tenu à l'écart de la lutte et ne possédait aucun moyen de défense. Les Croisés ravagèrent le pays par le fer et le feu, tuant sans distinction d'âge ni de sexe, et manifestant leur zèle pieux en brûlant vifs tous leurs prisonniers. Néanmoins, la croisade eut une fin peu glorieuse ; encouragé par ce facile succès, le comte Burchard d'Oldenbourg, chef des Croisés, osa attaquer le pays fortifié de la rive gauche ; il fut tué avec près de deux cents de ses soldats. Le reste trouva à grand peine le salut dans la fuite.

La situation s'assombrissait. Les succès des Stedingers dans la lutte pour la défense de leur indépendance éveillaient un certain malaise moral parmi les populations ; les nobles féodaux avaient, tout autant que les prélats, intérêt à écraser cette rébellion qui pouvait devenir le noyau d'une révolte générale et dangereuse. On apporta donc, à la prédication de la troisième croisade, une énergie plus grande encore, en associant à l’œuvre sainte des pays auxquels on n'avait pas fait appel antérieurement-et, en 1234, on entama les préparatifs en vue d'une expédition capable d'écraser toute résistance. Les Dominicains se répandirent comme un nuage sur toute la Hollande, les Flandres, le Brabant, la Westphalie et les Provinces rhénanes, invitant les fidèles à défendre la religion. En Frise, ils eurent un succès médiocre ; la population sympathisait avec ses proches, les Frisons libres, et se montrait disposée à maltraiter les prédicateurs. Mais, en d'autres pays, leurs efforts furent couronnés de succès. Des bulles du 11 février placent sous la protection du pape les territoires de Henri Raspe de Thuringe et d'Othon de Brunswick, ces deux princes ayant pris la croix. Il est vrai qu'Othon de Brunswick était surtout poussé par le désir de servir sa propre cause, car il était l'ennemi de l'archevêque Gerhardt. Le plus fort contingent arriva de l'ouest, sous la conduite d'Hendrik, duc de Brabant ; on comptait dit-on, quarante mille hommes ayant pour chefs, outre le preux chevalier Florent, comte de Hollande, Thierry, comte de Clèves, Arnould d'Oudenarde, Hasso de Gavres. Thierry de Dixmunde, Gilbert de Zotteghem et d'autres nobles, avides de gagner leur salut et de défendre leurs droits seigneuriaux. Trois cents vaisseaux venus de Hollande assurèrent à la croisade le concours d'une expédition maritime. Au dernier moment, il semble que Grégoire, éclairé par le désastreux résultat de sa coopération aux travaux de Conrad de Marbourg, ait conçu quelques appréhensions, car, en mars 1234, il envoya à l'évêque Guglielmo, son légat dans l'Allemagne du Nord, l'ordre de travailler par des moyens pacifiques à la réconciliation des paysans ; mais cet effort venait trop tard.

En avril, les troupes étaient déjà réunies : le prélat ne fit rien, et ne put sans doute rien faire, pour détourner le coup fatal. Si écrasante que fût la masse des Croisés, cette poignée de paysans l'affronta. Le 27 mai, les Stedingers prirent position à. Altenesch et soutinrent avec une valeur intrépide le choc d'Hendrik de Brabant et de Florent de Hollande ; mais grâce à ta supériorité du nombre, Thierry de Clèves put, avec des troupes fraîches, engager une attaque de flanc, disperser les paysans et les massacrer sans pitié. Six mille Stedingers restèrent sur le champ de bataille, sans compter ceux qui se noyèrent dans le Weser en essayant de fuir. La protection divine se manifesta si brillamment que sept Croisés seulement périrent, si l'on ajoute foi aux récits des contemporains. Le pays s'ouvrait désormais sans défense devant les soldats (lu Seigneur, qui affirmèrent leur victoire en mettant tout à feu et à sang, n'épargnant ni l'âge ni le sexe. Six siècles plus tard, le 27 mai 1834, un monument fut solennellement élevé, sur le champ de bataille d'Altenesch, à la mémoire des héros qui tombèrent en défendant désespérément leur pays et leur liberté.

Si vain que fût le prétexte de cette effroyable tragédie, l'Église en assuma la responsabilité entière et soutint jusqu'au bout son pieux mensonge. Quand le massacre et la dévastation eurent pris fin, on entama la comédie de la réconciliation des hérétiques. Comme le pays était longtemps demeuré en leur pouvoir, les morts avaient été indistinctement enterrés auprès des restes des orthodoxes. Aussi, le 28 novembre tem, Grégoire fit savoir qu'on renoncerait à l'exhumation des hérétiques en raison de l'impossibilité où l'on se trouvait de les discerner. Mais il fallut que tous les cimetières fussent consacrés à nouveau, pour effacer la souillure causée par la présence des cadavres hérétiques. On dut perdre un temps considérable au règlement de tous ces détails, car ce fut en août 4236 seulement que Grégoire écrivit à l'archevêque pour autoriser la réconciliation. Puisque les Stedingers ont renoncé à la rébellion et demandent avec d'humbles supplications qu'on les admette dans le giron de l'Église, le prélat pourra accéder à leurs prières pourvu que des garanties suffisantes assurent leur obéissance future et leur pénitence pour le passé. Remarquons que cet acte, couronnement d'un drame sanglant, ne mentionne aucune hérésie spécifique ayant servi de motif à l'extermination des paysans. Peut-être l'échec de Conrad de Marbourg avait-il montré la fausseté des accusations portées contre eux ; quoi qu'il en soit, ces accusations n'avaient été qu'un moyen pour exciter l'animosité populaire. La désobéissance envers l'Église était un crime 'suffisant ; résister aux revendications ecclésiastiques était une hérésie que devaient punir ici-bas et dans l'autre monde toutes les rigueurs du glaive temporel et du glaive spirituel.

Il ne faudrait pas s'imaginer que Grégoire négligeât d'utiliser pour son intérêt propre les forces morales et Matérielles qu'il avait mises à la disposition de Gerhardt de Brême. En 1238, quand il fut impliqué dans une querelle avec les Viterbiens et leur chef Aldobrandini, il annula le vœu de service en Palestine prononcé par le podestat de Spolète et réclama en échange le service de ce prince contre Viterbe ; en même temps, il offrait libéralement les indulgences de Terre-Sainte à quiconque s'engagerait sous sa bannière. En 1241, il déclara formellement que la cause de l'Église primait celle de la Palestine ; c'était au moment où, à court d'argent pour soutenir la lutte contre Frédéric Il, il ordonna d'engager les Croisés à acheter la commutation de leurs vœux tout en gardant les indulgences plénières, ou à tourner leurs armes contre Frédéric, dans la croisade que Grégoire avait fait prêcher contre l'empereur. Innocent IV suivit la même politique lorsqu'il suscita un rival à l'empereur en la personne de Guillaume de Hollande et qu'il fit prêcher, en 1248, une croisade destinée à s'emparer d'Aix-la-Chapelle, cité dont la possession était indispensable pour le couronnement du nouvel empereur ; à cette occasion on racheta les vœux de Palestine pour verser le produit de ce rachat entre les mains du pape. Après la mort de Frédéric, le fils du défunt, Conrad IV, fut l'objet de mesures analogues ; quiconque portait les armes en sa faveur contre Guillaume de Hollande était passible des anathèmes pontificaux. Pour défendre les intérêts italiens de la papauté, les hommes se massacraient mutuellement en de saintes guerres ; d'un bout à l'autre de l'Europe. La désastreuse expédition d'Aragon, qui coûta la vie à Philippe le Hardi en me, était une croisade prêchée sur l'ordre de Martin IV, pour aider Charles d'Anjou et punir Pierre III, coupable d'avoir conquis la Sicile après les Vêpres Siciliennes.

Avec la systématisation des lois contre l'hérésie et l'organisation de l'Inquisition, les affaires de ce genre prirent une forme plus régulière, particulièrement en Italie. C'était surtout comme princes italiens que les papes tiraient profit du Saint-Office. Frédéric H avait dû payer son couronnement, non seulement de l'édit de persécution, mais de la confirmation de la donation faite par la comtesse Mathilde. L'ambition pontificale ainsi excitée aspira à la domination de l'Italie entière ; la voie lui semblait ouverte par la mort de Fréderic en 1450, puis par celle de Conrad en 1454. Quand les odieux Souabes eurent disparu, on put croire que l'unification de l'Italie sous la triple couronne était désormais prochaine, et Innocent IV, avant de mourir en décembre 4254, eut la suprême satisfaction de jouer au potentat à Naples, et de se croire le plus puissant pape qui eût jamais illustré le Saint-Siège. Mais les nobles et les communes ne voulaient pas plus se soumettre aux Innocent et aux Alexandre qu'aux Frédéric, et les turbulentes factions des Guelfes et des Gibelins continuèrent la guerre civile dans les moindres localités du nord et du centre de l'Italie. La politique pontificale trouvait un inappréciable avantage dans la faculté de placer, en toute ville un peu importante, un inquisiteur dont le dévouement à Rome était sûr, dont la personne était inviolable, et qui pouvait exiger l'obéissant concours du Lu as séculier en brandissant la menace de poursuites pour hérésie, au cas d'insuffisante soumission. Un tel agent pouvait lutter contre podestat ou évêque, et la populace la plus déréglée se risquait rarement à se compromettre par une violence passagère. Comme nous le savons, les statuts des républiques furent modifiés et adaptés aux progrès de la nouvelle organisation, sous prétexte de faciliter l'extermination des hérétiques, si bien que le Saint-Office devint la plus haute expression du dévouement des Ordres Mendiants au Saint-Siège. D'après ces données, il est facile de saisir toute la portée des terribles bulles Ad extirpanda, étudiées par nous dans un chapitre précédent.

Peut-être fut-ce en vue d'utiliser ainsi l'énergie des deux Ordres qu'on partagea entre eux l'Inquisition dans le nord et le centre de l'Italie, en leur assignant des provinces respectives. Peut-être aussi faut-il voir une intention dans le fait qu'on attribua aux Dominicains, généralement considérés comme plus sévères que leurs rivaux, la province de Lombardie, qui non seulement était la pépinière de l'hérésie, mais conservait encore quelques souvenirs de l'ancienne indépendance de l'Église Ambroisienne et était particulièrement apte à céder aux influences venues d'Allemagne. On ne tarda pas à se rendre compte que, pour attaquer un ennemi politique, le parti le plus facile consistait à l'accuser d'hérésie. Nulle accusation n'était plus aisée à lancer, nulle n'était plus difficile à réfuter ; en fait, d'après ce que nous avons vu de la procédure inquisitoriale, il n'y avait pas d'affaire où l'acquittement fût aussi parfaitement impossible, dès que le tribunal souhaitait une condamnation. Quand on employait cette procédure comme arme politique, on plaçait l'accusé dans la rigoureuse alternative de la soumission ou de la résistance armée. De plus, aucun crime, aux termes des doctrines légales reçues à cette époque, n'entraînait une peine aussi sévère contre un potentat placé au-dessus de toute autre loi. Enfin, la procédure de l'Inquisition exigeait que tout individu cité à sa barre pour suspicion d'hérésie, jurât tout d'abord humblement d'accepter les ordres de l'Église et d'accomplir telle pénitence que celle-ci jugerait bon de lui imposer s'il ne réussissait pas à se laver de tout soupçon. Ainsi le seul fait de citer à comparaître un ennemi politique présentait cet avantage immense, que l'adversaire était tenu de se soumettre d'avance à toutes les conditions qui lui seraient dictées ; s'il refusait de comparaître, il s'exposait à la condamnation par contumace et à toutes les terribles conséquences temporelles qu'emportait cette sentence.

Peu importait que les bases d'une accusation d'hérésie fussent sérieuses ou frivoles. Parmi les intrigues compliquées et la lutte des factions qui s'agitaient et bouillonnaient dans toute cité italienne, on devait aisément trouver des excuses à la mise en action du mécanisme inquisitorial, chaque fois qu'on en pouvait tirer quelque profit. Grâce à l'organisation théocratique fondée par Hildebrand, le caractère hérétique de la simple désobéissance, jusqu'alors admis implicitement plutôt que formellement exprimé, fut bientôt rigoureusement formulé. Thomas d'Aquin démontra que la résistance à l'autorité de l'Église romaine constituait le crime d'hérésie. En incorporant dans la loi canonique la bulle Unam Sanctam, l'Église accepta la définition de Boniface VIII : celui qui résiste au pouvoir délégué par Dieu à l'Église, résiste à Dieu, à moins qu'il ne croie, comme un Manichéen, à l'existence de deux principes, ce qui suffit à le caractériser comme hérétique. Si le suprême pouvoir spirituel se trompe, il appartient à Dieu seul de le juger ; il n'y a pas d'appel ici-bas contre ses décisions. « Nous disons, déclarons, définissons et proclamons qu'il est nécessaire au salut de toute créature humaine d'être soumise au pontife romain. » Les inquisiteurs avaient donc pleinement le droit d'établir en principe légal que la désobéissance à tout ordre du Saint-Siège était hérésie, de même que toute tentative de refuser à l'Église romaine quelque privilège qu'elle jugeait bon de revendiquer. Le corollaire de ce principe était la -reconnaissance du pouvoir des inquisiteurs d'entamer une guerre contre les hérétiques et de donner à cette guerre le caractère d'une croisade en accordant toutes les indulgences offertes pour la délivrance de la Terre Sainte. Armée de semblables prérogatives, l'Inquisition constituait un instrument politique sur l'importance duquel on ne saurait trop insister[2].

Nous avons déjà fait incidemment allusion à l'emploi de ces méthodes contre Ezzelin da Romano et Uberto Pallavicino ; nous avons vu combien elles furent efficaces, même dans la tumultueuse anarchie de cette époque, pour ruiner ces chefs redoutables. Quand on prêcha, dans le Nord de l'Europe, la croisade contre Ezzelin, on le dépeignit uniquement au peuple comme un puissant hérétique qui persécutait la foi. Mais une application plus remarquable encore de ce principe illustra la grande lutte de laquelle dépendait tout le reste et qui, en fait, décida du sort de la péninsule entière. La ruine de Manfred était une nécessité immédiate pour le succès de la politique papale ; pendant des années, l'Église chercha par toute l'Europe un champion que pût allécher la promesse d'une couronne temporelle et du salut éternel. En 1255, Alexandre IV autorisa son légat Rustand, évêque de Bologne, à relever Henry III d'Angleterre de son vœu de croisade s'il consentait à tourner ses armes contre Manfred ; le trône de Sicile fut offert au fils d'Henry, Edmond de Lancastre. Quand Rustand prêcha la croisade et offrit les indulgences attachées au service en Terre Sainte, les ignorants insulaires furent extrêmement surpris d'apprendre qu'on pouvait gagner les mêmes pardons en versant le sang chrétien qu'en massacrant les Infidèles. Ils ne-comprenaient pas que Manfred, ennemi du pape, était nécessairement un hérétique et qu'il était plus important, comme le déclara peu après Alexandre à Rainerio Saccone, de défendre la foi dans son pays que de lutter pour elle au dehors. En 1264, comme Alphonse de Poitiers projetait d'entreprendre une croisade, Urbain IV le pressa de changer d'idée' et d'attaquer Manfred. Finalement, quand on eut amené Charles d'Anjou à entrer en lice pour remporter ce prix si enviable, tous les rouages de l'Église entrèrent en jeu pour lever une armée au prétendant et l'on prodigua, à cet effet, les trésors du salut. Le fin légiste qu'était Clément IV seconda et justifia l'appel aux armes par un procès pour hérésie. A l'heure même où la croisade se déchainait, Clément citait Manfred à comparaître en jugement comme suspect d'hérésie. Le délai accordé. au prévenu expirait le 2 février 1266. Manfred avait à ce moment de plus pressants soucis et se contenta d'envoyer des délégués offrir en son nom de le purger de cette accusation. Comme l'inculpé ne comparaissait pas en personne, Clément convoqua le consistoire, le 21 février, polir proclamer la condamnation de Manfred comme hérétique rebelle, en soutenant que l'excuse alléguée était sans valeur ; l'accusé, disait-on, excipait de la présence de l'ennemi à ses portes, alors que, pour détourner l'attaque, il lui suffisait d'abandonner son royaume ! Comme Manfred périt, cinq jours après, le 26 février, dans la désastreuse bataille de Bénévent, la procédure légale n'eut aucune influence sur le résultat final ; cependant elle montre clairement. le zèle avec lequel Rome employait contre ses adversaires politiques les lois qu'elle avait édictées contre l'hérésie[3].

Le pouvoir impérial était virtuellement ruiné en Italie. Lorsque les Angevins furent établis sur le trône de Naples et que l'Empire fut réduit à l'impuissance par le Grand Interrègne et ses suites, les papes purent à loisir utiliser les pénalités frappant l'hérésie pour satisfaire leurs haines ou étendre leur domination. Comment ils se servirent de cette arme pour accomplir le premier de ces desseins, c'est re que montre la querelle de Boniface VIII avec les Colonna : il les condamna comme hérétiques, il chassa d'Italie toute leur famille dont il abattit les palais et vola les biens. Il est vrai que, lorsque Sciarra Colonna affirma son orthodoxie en arrêtant Boniface à Anagni et en causant la mort du pontife, Benoît XI s'empressa de rapporter la sentence, en exceptant la clause de confiscation. Quant à. la façon dont le principe fut appliqué à l'accroissement de l'autorité temporelle, un exemple nous en est fourni par la tentative de Clément V pour s'emparer de Ferrare. En 1308, le marquis Azzo d'Este mourut sans laisser d'héritiers légitimes. L'évêque de Ferrare était Fra Guido Maltraverso, qui naguère, comme inquisiteur, avait réussi à brûler les os d'Armanno Pongilupo. Le prélat commença immédiatement à intriguer afin d'assurer la possession de la cité au Saint-Siège, qui avait de vagues prétentions fondées sur les donations de Charlemagne : Clément V saisit avidement l'occasion. Il déclara que les droits de l'Église étaient indiscutables ; il plaignit les Ferrarais d'avoir si longtemps ignoré la douceur d'un gouvernement clérical et d'avoir été soumis à des gens qui les ruinaient. Il y avait deux prétendants, le frère d'Azzo, Francesco, et le fils naturel du défunt marquis, Frisco. Les Ferrarais ne voulaient ni de l'un ni de l'autre ; ils manifestèrent même un profond mépris pour les bénédictions promises par Clément et proclamèrent la république. Frisco demanda secours aux Vénitiens, tandis que Francesco cherchait un appui auprès de l'Église. Frisco obtint le pouvoir, mais s'enfuit quand survint Francesco escorté du légat papal, Arnaldo di Pelagrua, qui assuma le gouvernement de la cité. Comme le fait observer un chroniqueur contemporain. Francesco n'avait pas lieu d'être surpris, car on savait que les ecclésiastiques se conduisaient toujours comme des loups ravisseurs. Mais Frisco, secondé par les Vénitiens, recouvra le pouvoir et la paix fut faite en décembre 1308. Ce n'était là, pour les infortunés citoyens, que le commencement de la lutte. En 1309, Clément proclama une croisade contre les Vénitiens. Le 7 mars, il lança une bulle jetant sur Venise l'interdit avec cnnfiscation de tous ses biens, excommuniant le doge, le sénat et tous les gentilshommes de la République et livrant les Vénitiens à l'esclavage dans le monde entier. Par toute la chrétienté, comme les navires de la République abordaient dans tous les ports, nombre de marchands vénitiens furent réduits au servage. Le légat précha assidûment la croisade et les évêques de la région s'assemblèrent à Bologne avec toutes les troupes qu'ils purent lever. Pour gagner l'indulgence, les fidèles prenaient en foule la croix ; Bologne, à elle seule, fournit huit mille hommes, si bien que le légat se trouva à la tête d'une armée formidable. Après une bataille acharnée, les Vénitiens furent défaits ; le massacre fut tel que, pour éviter une peste, le légat offrit une indulgence à quiconque enterrerait un cadavre ; les fuyards qui se noyèrent dans le Pd furent si nombreux que l'eau corrompue n'était plus potable. Le légat fit crever les yeux à tous les prisonniers et renvoya les malheureux à Venise ; en entrant . dans la ville, il fit pendre en masse les partisans de Frisco. Il nomma un gouverneur au nom de l'Église, retourna à Avignon et fut magnifiquement récompensé des services qu'il avait rendus â la cause du Christ, tandis que Clément félicitait avec onction les Ferrarais de leur retour dans le doux giron de l'Église, et déclarait que nul ne pouvait songer, sans soupirs et sans larmes, à leur misère et à leur affliction sous leurs maîtres héréditaires. Cependant ce peuple ingrat, supportant mal la domination étrangère, se souleva en 1310 et massacra les partisans du pape. Le légat revint alors avec une armée de Bolonais, s'empara à nouveau de la ville et pendit les rebelles, à l'exception d'un seul qui se racheta à prix d'or. De nouveaux désordres éclatèrent, accompagnés de sanglantes représailles et d'effroyables atrocités commises de part et d'autre, jusqu'à ce qu'en 1314, Clément, las de sa conquête, céda la ville à Sancha, femme de Robert de Naples. La garnison gasconne excita la haine de la population qui, en 1317, appela à son secours Azzo, fils de Francesco. Après une résistance opiniâtre, les Gascons se rendirent sur la promesse qu'on leur laisserait la vie ; mais on ne put contenir la fureur populaire, et ils furent tués jusqu'au dernier. Ce bref épisode de l'histoire d'une ville italienne fournit un exemple instructif de l'ambition papale, servie par la faculté de condamner ses adversaires comme hérétiques et de lever, à son gré, des armées pour défendre la foi[4].

Jean XXII n'était pas homme à laisser rouiller dans le fourreau le glaive spirituel ; nous avons vu incidemment l'usage qu'il fit de l'accusation d'hérésie dans sa guerre à mort contre Louis de Bavière. Son attitude à l'égard des Visconti de Milan fut plus caractéristique encore. A son avènement, en août 1316, sa première pensée fut de réunir l'Italie sous sa domination suprême et de refouler l'Empire au-delà des Alpes. L'élection contestée de Louis de Bavière et de Frédéric d'Autriche semblait offrir une occasion excellente. Dans les premiers jours de décembre, il envoya Bernard Gui, inquisiteur de Toulouse, et Bertrand, ministre franciscain d'Aquitaine, en qualité de nonces pour mener à bien ce projet. Ni les Guelfes ni les Gibelins n'étaient disposés à admettre les prétentions du pape ; les désordres de Ferrare, encore incomplètement terminés, étaient gros de menaces pour l'avenir. Parmi les plus récalcitrants étaient les trois chefs gibelins de Lombardie, Matteo Visconti, dit le Grand, qui gouvernait la plus grande partie du pays et conservait encore le titre de vicaire-impérial à lui décerné par Henri Vil, Cane della Scala, seigneur de Vérone, et Passerino de Mantoue. Ces seigneurs reçurent les envoyés du Saint-Père avec tous les honneurs dus à leur qualité, mais trouvèrent des défaites pour éluder les ordres pontificaux. En mars 1317, Jean lança une bulle dans laquelle il déclarait que les nominations impériales étaient caduques depuis la mort de Henri ; que, jusqu'à ce que le successeur du défunt eût reçu l'approbation papale, le pouvoir de l'empire était dévolu au Saint-Siège et que quiconque prétendait l'exercer sans permission était coupable de trahison envers l'Église. Entre l'arrogance pontificale et la ténacité des Gibelins, une rupture était inévitable. Il ne nous appartient pas de suivre dans leur dédale confus l'intrigue politique et la campagne militaire qui s'engagèrent alors et dans lesquelles la chance parut favoriser nettement les Gibelins. Le 6 avril 1318 parut une bulle décrétant l'excommunication de Matteo, de Cane, de Passerino, et de quiconque refusait l'obéissance. Cette mesure fut suivie de près par des avertissements formels et des citations à comparaître sous l'accusation d'hérésie ; Matteo et ses fils furent les principaux objets de cette persécution. On n'eut pas de peine à trouver les éléments nécessaires pour édifier les accusations ; les éléments en furent fournis par des transfuges milanais accourus à la cour du pape, Bonifacio di Farra, Lorenzo Gallini et d'autres. Les Visconti furent accusés d'erreurs de foi, particulièrement en ce qui touchait la résurrection ; ils adoraient, disait-on, le Diable, avec lequel ils avaient fait un pacte ; ils protégeaient Guillelma ; ils étaient fauteurs d'hérétiques et faisaient obstacle à l'Inquisition ; ils avaient pillé des églises, violé des religieuses et tué des prêtres. Les Visconti firent défaut et furent dûment condamnés comme hérétiques. Matteo convoqua les chefs gibelins à une conférence qui se tint à Soncino et où l'on envisagea l'acte du pape comme un effort pour ressusciter la cause agonisante des Guelfes. Une ligue gibeline fut formée, dont les troupes eurent pour capitaine Can Grande della Scala. En réponse, Jean appela la France à son aide, nomma Philippe de Valois vicaire impérial et provoqua une invasion française qui demeura sans effet. Alors il envoya son fils ou neveu, le cardinal Bertrand de Poyet, comme légat paré du titre de « pacificateur », à la tête d'une armée de Croisés levée grâce à une généreuse distribution d'indulgences. Suivant l'expression de Pétrarque, il attaqua Milan comme s'il se fût agi d'une cité infidèle, de Memphis ou de Damas, et le féroce Poyet, digne fils de Jean, s'y présenta non en apôtre, mais en bandit. Une guerre de dévastation s'ensuivit ; l'armée du pape remporta peu de succès ; mais le glaive spirituel se montra plus heureux que le glaive temporel. Le 26 mai 1321, la sentence de condamnation fut solennellement promulguée dans l'église de San Stefano, à Bassegnano, et réitérée par les inquisiteurs à Valenza, le 14 mars 1322[5].

Si étrange que cela puisse paraître, cette procédure eut une influence décisive sur l'opinion publique. Il est vrai qu'au XVIIe siècle, Paolo Sarpi ayant fait allusion à ces événements et ayant déclaré que le seul crime de Matteo était sa fidélité à Louis de Bavière, le cardinal Albizio, tout en admettant le fait, soutint que quiconque adhérait à un empereur schismatique et hérétique, ou méprisait les censures de l'Église, se rendait suspect d'hérésie et devenait formellement hérétique. Pourtant, ce n'était pas l'opinion à l'époque qui nous occupe, et Jean avait reconnu qu'il fallait quelque chose de plus que cette accusation d'hérésie purement formelle. Le Continuateur de Nangis, qui reflète avec fidélité la pensée populaire, considère les péchés de Matteo et de ses fils, tels que les énumère la sentence du pape, comme une nouvelle hérésie récemment née en Lombardie ; à ses yeux, l'expédition militaire engagée par le pape était une juste croisade destinée à extirper cette hérésie. Bien que ce fût là l'opinion d'un Français, elle n'était pas particulière à la France. En Lombardie, les amis de Matteo étaient découragés, ses ennemis reprenaient courage. Un parti favorable à la-paix se forma bientôt à Milan ; on se demanda ouvertement s'il convenait de sacrifier le pays entier au salut d'un seul homme. Bien que Matteo eût réussi à acheter à son Jour Frédéric d'Autriche, dont Jean s'était assuré l'appui avec de l'argent et des promesses d'intervention armée, la situation devenait intenable, même pour l'homme de sens rassis qu'était Visconti. Il n'est peut-être pas inutile de noter que Francesco Garbagnate, le vieux Guillelmite dont les relations avec Matteo furent une des preuves de l'hérésie reprochée à celui-ci, contribua grandement à causer la ruine du rebelle, car Matteo s'était aliéné le Guillelmite en lui refusant la capitainerie de la milice milanaise. Matteo envoya demander au légat ses conditions ; on lui répondit que seule une abdication serait admise. Il consulta les citoyens et tous lui donnèrent à entendre que Milan ne s'exposerait pas, pour lui, à la ruine. Il céda donc à la tempête ; peut-être ses soixante-douze années d'Age avaient-elles quelque peu diminué sa force de résistance ; il manda son fils Galeazzo, avec lequel il avait eu une querelle, et abdiqua le pouvoir entre ses mains, en exprimant le regret que son différend avec l'Église eût fait de ses concitoyens ses ennemis. Dès lors, il passa son temps à visiter les églises. A la Chiesa Maggiore, il assembla le clergé, récita à haute voix le Symbole, en proclamant que telle avait toujours été sa foi et que toute assertion contraire était calomnie ; puis il fit reproduire sa déclaration par acte public. Il partit ensuite comme un fou et courut à Monza visiter l'église de S. Giovanni Battista, où il se trouva mal. Transporté au monastère de Cresconzago, il mourut trots jours après, le 27 juin, et fut jeté dans une tombe non consacrée. L'Église pouvait se flatter d'avoir brisé l'âme du plus grand Italien de ce temps-là.

Les Visconti de la jeune génération, Galeazzo, Lucchino, Marco. Giovanni et Stefano, étaient moins impressionnables et concentrèrent rapidement les troupes gibelines qui paraissaient se désagréger. Pour leur donner le coup de grau, le pape ordonna, le 23 décembre 1322, à Aicardo, archevêque de Milan, et à l'Inquisition d'attaquer la mémoire de Matteo. Le 13 janvier 1323, Aicardo et trois inquisiteurs, Pace da Vedano, Giordano da Montecucho et Honesto da Pavie, résidant en sûreté à Asti, lancèrent de cette ville une citation contre Matteo, le sommant de comparaître le 25 février dans l'église de Santa Maria, à Borgo, près d'Alexandrie, pour être interrogé et jugé, présent ou absent ; la citation fut affichée aux portails de Santa Maria et de la cathédrale d'Alexandrie. Au jour fixé, les juges se présentèrent ; mais une démonstration militaire de Marco Visconti les troubla, causant un grand préjudice à la foi et créant un obstacle à l'Inquisition. Les inquisiteurs se transportèrent dans l'enceinte plus paisible de Valenza, entendirent des témoins, recueillirent des dépositions, et, le 14 mars, condamnèrent Matteo comme hérétique rebelle et impénitent. Il avait imposé des taxes aux églises et extorqué ces taxes par la violence ; il avait, par la force, installé ses créatures comme supérieurs dans des monastères et ses concubines dans des communautés féminines ; il avait emprisonné et torturé des ecclésiastiques, dont certains étaient morts en prison, tandis que d'autres y languissaient encore ; il avait chassé des prélats et saisi leurs terres ; il avait arrêté la transmission de l'argent destiné à la Chambre pontificale, et même des sommes réunies pour la Terre Sainte ; il avait intercepté et ouvert des lettres échangées entre le pape et les légats ; il avait attaqué et tué des Croisés assemblés à Milan pour la Terre Sainte ; il avait méprisé l'excommunication, 'montrant ainsi qu'il errait en la foi au sujet des sacrements et du pouvoir des clefs ; il s'était opposé à l'observance de l'interdit lancé contre Milan ; il avait empêché des prélats de tenir des synodes et de visiter leurs diocèses, favorisant ainsi l'hérésie et le scandale ; ses crimes énormes montraient qu'il était un rejeton d'hérétiques, ses ancêtres ayant été suspects et quelques-uns d'entre eux brûlés ; il avait pour agents et confidents des hérétiques, tels que Francesco Gerbagnate, auquel avait été infligé le port des croix ; il avait chassé de Florence l'Inquisition et lui avait fait obstacle pendant plusieurs années ; il s'était interposé en faveur de Maifreda qui avait été brûlée ; il invoquait les démons, leur demandant des avis et des oracles ; il niait la résurrection de la chair ; il était resté pendant plus de trois ans sous l'excommunication papale et quand on l'avait sommé de comparaître pour que sa foi fût examinée, il avait fait défaut. Il était donc condamné comme hérétique rebelle ; tous ses territoires étaient déclarés confisqués ; lui-même était privé de tous honneurs, postes, dignités et passible des peines décrétées contre l'hérésie ; sa personne devait être appréhendée, ses enfants et petits-enfants soumis aux incapacités coutumières.

Cette curieuse chaîne d'accusations méritait d'être reproduite, car elle montre ce qu'on tenait pour hérésie chez un adversaire du pouvoir temporel de la papauté. Les plus simples actes de défense contre un ennemi qui menait une guerre active étaient gravement traités d'actes hérétiques et constituaient des raisons suffisantes pour l'infliction des terribles pénalités prescrites contre les erreurs de la foi. Cependant cette terrible sentence n'eut aucun résultat politique. Galeazzo continua à tenir la campagne et, en février 1324, infligea aux troupes pontificales une écrasante défaite : le cardinal-légat échappa à grand'peine par la fuite et son général, Raymond° di Cardona, fut emmené prisonnier à Milan. Il fallait stimuler les fidèles par de nouvelles mesures comminatoires ; le 23 mars, Jean lança une bulle condamnant Matteo et ses cinq fils, et rappelant la plupart des méfaits mentionnés dans la sentence inquisitoriale. Cependant tous ces griefs étaient si peu solides que le pape omettait une des charges les plus sérieuses, l'adoration du Démon, et reprochait à Matteo, non d'avoir défendu Maifreda, mais d'être intervenu en faveur de Galeazzo, en qui on venait de reconnaitre un ancien Guillelmite. La bulle se termine par l'offre des indulgences de Terre Sainte à quiconque attaquera les Visconti. Le 42 avril parut une autre bulle, rappelant que les fils de Matteo avaient été dûment reconnus hérétiques et condamnés comme tels par des juges compétents ; en dépit de cette flétrissure, lesdits hérétiques avaient trouvé un appui, contre l'armée des fidèles catholiques, auprès de Berthold de Nyffen, qui s'intitulait vicaire-impérial de Lombardie, et auprès de diverti autres représentants de Louis de Bavière. Ces personnages étaient sommés de se démettre, dans un délai de deux mois, de leurs fonctions et de faire soumission, attendu que, comme fauteurs d'hérétiques, ils s'étaient rendus passibles de l'excommunication et de toutes les peines spirituelles et temporelles attachées à ce crime.

Il n'est guère utile de pousser plus avant le récit détaillé de ces querelles oubliées. Cependant il convient de noter que le cas des Visconti n'eut rien d'exceptionnel, car Jean se servit des mêmes armes contre tous les adversaires de ses ambitieux desseins. L'inquisiteur Accursio, de Florence, avait poursuivi de la même manière Castruccio de Lucques, qualifié de fauteur d'hérétiques ; les inquisiteurs de la Marche d'Ancône avaient condamné Guido Malapieri, évêque d'Aregzo, et divers autres Gibelins coupables d'avoir servi Louis de Bavière. L'inquisiteur de Romagne, Fra Lamberto del Cordiglio, reçut l'ordre de déployer tous ses efforts pour punir les ennemis de l'Église résidant dans son district. bonis de Bavière déclare, dans son appel de 1324, que des poursuites analogues furent entamées et des condamnations pour hérésie prononcées contre Cane della Scala, Passerino, les marquis de Montferrat, de Saluces, 202 de Ceva et autres, contre les gens de Gênes, de Lucques, les cités de Milan, Côme, Bergame, Crémone, Verceil, Trino, Vailate, Plaisance, Parme, Brescia, Alexandrie, Tortona, Albenga, Pise, Aretino, etc. Comme spécimen des travaux de Fra Lamberto, on possède une sentence portée par lui le 28 février 1328 contre Bernardino, comte de Cona. Il avait précédemment condamné comme hérétiques Rainaldo et Oppizo d'Este ; en dépit de cette flétrissure, Bernardino avait rendu visite aux deux condamnés à Ferrare, avait mangé et bu en leur compagnie, et même, disait-on, avait conclu un accord avec eux. Sommé par Lamberto de comparaitre devant l'Inquisition pour répondre de ces crimes, Bernardino se présenta docilement, avoua la visite et le banquet, mais nia l'alliance. Lamberto se mit en mesure de recueillir des témoignages, convoqua une assemblée d'experts et, en bonne et due forme, déclara Bernardino fauteur d'hérétiques, le condamna, comme tel, à perdre son rang et sa qualité de chevalier et le proclama incapable de détenir aucun honneur ; ses biens étaient confisqués au profit de l'Église ; lui-même devait être arrêté et remis entre les mains du cardinal-légat Bertrand ou de l'Inquisition ; ses descendants seraient frappés, pendant deux générations, d'inéligibilité à toute charge et à tout bénéfice. Cette persécution était naturellement entreprise ad majorem Dei gloriam, et si, en 1326, Jean pria le clergé d'Irlande de lui envoyer de l'argent, c'était, affirmait-il, pour défendre la foi contre les hérétiques d'Italie. Pourtant le Saint-Siège n'hésitait nullement, si l'occasion lui paraissait favorable, à reconnaître qu'en livrant ainsi ses ennemis à l'enfer, il ne faisait que prostituer le pouvoir qui lui permettait, au besoin, de leur ouvrir les portes du ciel. Quand les Visconti se furent réconciliés avec la papauté, Lucchino, désireux de faire enterrer chrétiennement son père, demanda, en 1331, à Benoit XII de rouvrir la procédure. En conséquence, au mois de février de la même année, Benoît écrivit à Pace da Vedano — qui avait été gratifié de l'évêché de Trieste en récompense de ses fructueuses opérations contre les citoyens de Milan, de Novare, de Bergame, de Crémone, de Côme, de Verceil et d'autres localités impliquées dans la même poursuite, — et lui demanda, pour la prochaine Pentecôte, communication de toutes les pièces du procès. L'affaire traîna en longueur, sans doute à cause des vicissitudes politiques du moment ; à la fin, en mai 1341, Benoit déclara, sans la moindre confusion, que toute la procédure était irrégulière et injuste et, par suite, nulle et non avenue. Néanmoins, le même procédé fut employé contre Bernabo Visconti ; ce dernier, sommé par Innocent VI de comparaître à Avignon le 1er mars 1363, pour répondre à une accusation d'hérésie, se contenta d'envoyer un représentant. Aussitôt Urbain V le condamna, le 3 mars, et fit prêcher contre lui une croisade. En 1364, le rebelle obtint la paix ; mais l'interminable querelle éclata de nouveau en 1372 ; Bernabo fut excommunié par Grégoire XI et sommé, en janvier 1373, d'affronter, le 28 mars, un nouveau procès pour hérésie[6].

L'hérésie fut de même l'accusation la plus facile à porter contre Cola di Rienzo, lorsque celui-ci fit bon marché de la souveraineté du pape sur Rome. Comme il n'obéissait pas aux citations, on l'excommunia pour rébellion ; le légat Giovanni, évêque de Spolète, entama contre lui une inquisition et, en 1350, Rienzo fut formellement déclaré hérétique. La décision fut transmise à l'empereur Charles IV qui tint le condamné prisonnier quelque temps à Prague, puis l'envoya à Avignon, ainsi que l'y obligeait son devoir. Dès le premier interrogatoire, Rienzo fut condamné à mort ; mais il obtint sa « réconciliation ». On vit qu'il était possible de tirer profit de sa résipiscence, et finalement, on le déclara bon chrétien et on le renvoya à Rome en compagnie d'un légat.

L'histoire des Maffredi de Faënza ressemble fort à celle des Visconti. En 1345, on les trouve en pleine faveur auprès de Clément VI. Puis, en 1350, ils font pièce à la politique du pape, qui cherchait à agrandir sa puissance en Romagne. Cités à comparaître pour répondre à des accusations d'hérésie, ils refusent de se présenter et sont excommuniés par contumace. en juillet 1352. En juin 1354, Innocent VI rappelle leur persistant endurcissement sous le poids de l'excommunication et fixe le 10 octobre comme dernier délai à leur comparution. Au jour dit, il les condamne comme hérétiques rebelles, les déclare privés de toutes terres et de tout honneur et passibles des peines canoniques et civiles qui frappent l'hérésie. H était plus malaisé d'exécuter la sentence que de la prononcer ; mais, en 1356, Innocent eut recours à Louis, roi de Hongrie, qui avait montré son zèle catholique dans la lutte contre les Cathares de Bosnie. Le pape offrit à ce souverain trois années de dîmes prélevées sur les églises hongroises, si Louis consentait à terrasser ces enfants des ténèbres, les Maffredi, condamnés comme hérétiques, et d'autres adversaires de l'Église, notamment les Ordelaffi de Frioul. De plus, Fra Fortanerio, patriarche de Grado, fut chargé de prêcher une croisade contre les coupables et réussit à lever une armée que commanda Malatesta de Rimini. L'apparition de quarante mille Hongrois dans la Marche Trévisane terrifia l'Italie entière. Les Maffredi succombèrent et, la même année, Innocent ordonna qu'ils fussent absous et réconciliés. D'ailleurs, le pape n'était pas seul à user de l'accusation d'hérésie comme d'une arme puissante contre des adversaires politiques. En 1349, Guglielmo III, évêque de Chieti, condamna comme hérétique et voua à la damnation Francesco di Torre, un de ses vassaux, qui avait entrepris une guerre contre lui et l'avait chassé de son siège épiscopal[7].

On pourrait multiplier les exemples à l'infini ; mais ceux que nous venons d'étudier suffisent à montrer comment l'Église faisait de l'hérésie un facteur politique et trouvait dans l'Inquisition un instrument propre à servir ses ambitieux desseins. Quand vint, le Grand Schisme, les papes rivaux eurent naturellement recours à ce procédé pour se déchirer entre eux. Dès 1382 on voit Charles III de Naples confisquer les biens de l'évêque de Trivento, mort depuis peu, sous prétexte que le défunt, en adhérant à la cause de Clément VII, était devenu hérétique. L'acte par lequel, en 1409, Alexandre V nomme inquisiteur de Provence Pons de Feugeyron, énumère, parmi les hérétiques marqués pour l'extermination, les partisans de Grégoire XII et de Benoit XIII. Frère Étienne de Combes, inquisiteur de Toulouse, se trouvait être du parti de Benoit XIII ; en manière de représailles, il emprisonna nombre de Dominicains et de Franciscains, parmi lesquels le provincial de Toulouse et le prieur de Carcassonne, dont le seul péché était d'appartenir à la faction adverse. Aussi le provincial le destitua-t-il, dès que cela fut possible ; mais la nomination de son successeur ne laissa pas de soulever de violents désordres.

Le rôle que jouait l'Inquisition, dans la lutte entre les factions rivales de l'Église, apparaît en pleine lumière dans les aventures de Jean Malkaw, de Strasbourg en Prusse (Brodnitz). Ce personnage, prêtre séculier et maître de théologie, était fort instruit, habile controversiste, remarquablement éloquent et brave jusqu'à la témérité. Il épousa, avec tout l'enthousiasme de sa nature ardente, la cause des papes romains contre leurs rivaux d'Avignon, et vint, en 1390, dans les Provinces rhénanes, où ses sermons excitèrent les esprits et constituèrent, dans la lutte, un appoint considérable. Après avoir passé quelques mauvais moments à Mayence, entre les mains de ses adversaires, il entreprit un pèlerinage à Rome, mais s'attarda à Strasbourg où il trouvait un terrain favorable. La ville avait fait adhésion à Urbain VI et à ses successeurs ; mais l'évêque, Frédéric de Blankenheim, s'était, par des mesures oppressives, aliéné une partie de son clergé. Au cours de sa querelle, il avait excommunié les rebelles, qui interjetèrent appel auprès de Rome et furent relevés de l'excommunication. L'évêque et ses partisans se rangèrent alors du côté de Clément VII, l'antipape d'Avignon, ce qui provoqua une confusion inextricable. Cette situation convenait admirablement aux goûts de Malkaw ; il se jeta dans la mêlée et bientôt, par son éloquence enflammée, parut sur le point de faire perdre la prépondérance aux ennemis de Rome. A l'en croire, il reconquit promptement quelque seize mille schismatiques ou indifférents ; il savait, en effet, faire appel aux passions du moment, comme l'attestent les termes d'un sermon qu'il nous a conservé lui-même. Clément VII, disait-il, était moins qu'un homme, pire qu'un démon ; sa place était auprès de l'Antéchrist ; quant à ses partisans, ils étaient tous des schismatiques et des hérétiques ; les indifférents étaient les derniers des hommes et privés de tous les sacrements. En outre, il assaillait avec une véhémence aussi impitoyable les mœurs dépravées du clergé strasbourgeois, tant régulier que séculier, de sorte qu'au bout de quelques semaines il avait réussi à éveiller la plus vive hostilité. Un complot fut ourdi en vue de le dénoncer à Rome comme hérétique, pour qu'à son arrivée dans la Ville Éternelle il fût appréhendé par l'Inquisition et brûlé ; seule la nécromancie avait pu, disait-on, lui permettre d'acquérir son merveilleux savoir ; on l'accusait d'être un prêtre fugitif et on songeait à le faire arrêter comme tel ; mais le peuple voyait en lui un prophète inspiré et le projet fut abandonné.

Après quatre semaines passées dans cette agitation tumultueuse, il reprit son pèlerinage, s'arrêta à Bâle et à Zurich pour y remplir sa mission apostolique et, enfin, arriva sain et sauf à Rome. Dans le trajet du retour, en franchissant le passage du Saint-Bernard, il eut le malheur de perdre ses papiers. La nouvelle de cet événement providentiel parvint à Bâle et quand Malkaw arriva dans cette ville, les Mendiants, auxquels il était particulièrement odieux, demandèrent à l'évêque Imer de le faire arrêter, comme voyageant sans permission. L'évêque, bien que soumis à Rome, céda â cette requête ; mais, peu après, il congédia Malkaw en l'engageant amicalement à regagner son logis. Bientôt l'humeur belliqueuse de Malkaw le poussa â retourner â Strasbourg, où il recommença à prêcher sous la protection du bourgmestre, Jean Bock. Lors de sa première visite, il avait été personnellement menacé par l'inquisiteur dominicain Böckeler, le même qui, en 1400, persécuta les Winkelers : cette fois, on résolut d'agir vigoureusement. Il avait à peine prononcé trois sermons lorsqu'il fut arrêté, sans citation, par les familiers de l'inquisiteur ; jeté en prison, il fut ensuite chargé de chaines et mené, en cet état, au château épiscopal de Benfeld, où on le priva de ses livres et où on lui refusa le papier et l'encre. Au cours de divers interrogatoires, on lui tendit des pièges si ingénieux qu'avec toute son habileté il eut grand'peine â n'y point tomber.

Finalement, le 31 mars 1391, Böckeler convoqua une assemblée composée en majorité de Mendiants. Malkaw fut jugé coupable de divers crimes, ce qui montre avec quelle facilité on pouvait échafauder une accusation d'hérésie contre l'homme qu'on voulait faire périr. Son véritable crime •était d'avoir attaqué des schismatiques et stigmatisé la corruption du clergé ; mais, sur ces points, les accusateurs étaient muets. On prétendait qu'il avait quitté son diocèse sans le consentement de son évêque, ce qui faisait de lui un Lollard ; il remplissait les fonctions sacerdotales sans autorisation, ce qui caractérise le Vaudois ; comme ses admirateurs mangeaient les mets où lui-même avait mordu auparavant, il était manifestement Frère du Libre-Esprit ; comme il défendait qu'on discutât pour savoir si le Christ vivait encore lorsqu'il avait été percé de la lance, on en conclut qu'il professait cette doctrine et qu'il était Oliviste. C'était plus qu'il ne fallait pour le mener au bûcher s'il refusait obstinément de se rétracter ; mais, apparemment, on comprit que les magistrats séculiers refuseraient d'exécuter une telle sentence, et l'assemblée se contenta de renvoyer l'affaire devant l'évêque en demandant que le coupable fût banni du diocèse. On ne sait rien de plus sur ce procès : cependant, comme, en 1392, on voit Malkaw demander son immatriculation à l'Université de Cologne, il est à croire que l'évêque se rendit aux vœux de l'assemblée.

On perd de vue Malkaw pour le retrouver vers 1414 à Cologne. Il était resté fidèle à la papauté romaine, mais, à Rome même, il avait fallu choisir entre Grégoire XII et Jean XXIII. Malkaw, en soutenant ce dernier, dénonçait le pape rival aussi impitoyablement qu'il avait attaqué naguère les antipapes d'Avignon. A ses yeux, les Johannites étaient des hérétiques dignes du bûcher. L'audacieux polémiste trouvait à Cologne un terrain favorable, comme à Strasbourg un quart de siècle auparavant. Deux compétiteurs se disputaient le pallium et avaient soulevé une sanglante guerre civile ; l'un était partisan de Grégoire, l'autre de Jean. Malkaw se signala bientôt comme un homme dont l'éloquence était extrêmement dangereuse au milieu d'une population aussi excitable. L'Inquisition le réclama de nouveau, en qualité d'hérétique. L'inquisiteur, Jacob de Soest, Dominicain et professeur à l'Université, traita Malkaw avec une mansuétude exceptionnelle : pendant l'instruction de l'affaire, le prévenu fut autorisé à demeurer, sur parole, dans le quartier Saint-Ursule. Malkaw ne tint pas sa promesse et se rendit à Bacharach, où, sous la protection de l'archevêque de Trèves et du comte palatin Louis III, tous deux partisans de Grégoire, il soutint la lutte avec sa violence habituelle ; non content d'attaquer dans ses serinons l'inquisiteur et les Johannites, il sema l'indignation et l'alarme parmi ses adversaires en les inondant de pamphlets. Quand le cardinal Jean de Raguse, légat de Grégoire au concile de Constance, arriva en Allemagne, Malkaw obtint facilement du prélat l'absolution de l'excommunication inquisitoriale et l'acquittement du chef d'hérésie, mesures qui furent confirmées en juillet 1415, lorsque le concile, en mettant fin au schisme, déclara nulles et non avenues toutes les poursuites ou condamnations encourues de ce fait. Cependant Malkaw avait profondément blessé l'orgueil de l'inquisiteur et de l'Université de Cologne ; ses ennemis refusèrent de désarmer, et, une année durant, poursuivirent leurs efforts en vue de faire condamner Malkaw par le concile. Pourtant, leurs délégués les avertirent que la poursuite serait longue, difficile et coûteuse, si bien qu'ils finirent par prendre une résolution très sensée, bien que légèrement illogique : tant que Malkaw se tiendrait éloigné du territoire de Cologne, on considérerait la décision du cardinal de Raguse comme valable ; mais on mépriserait cette décision si l'audacieux prédicateur revenait dans la ville. L'entêtement de Benoît XIII et de Clément VIII à conserver leurs positions, malgré les décrets du concile de Constance, prolongea la lutte dans le sud-ouest de l'Europe ; en 1428 encore, les adhérents qu'ils conservaient en Languedoc furent poursuivis comme hérétiques par un commissaire apostolique spécial.

Quand le schisme fut oublié, l'Inquisition resta un docile instrument de répression. Un Carme de Bretagne, Thomas Connecte, présenta quelque ressemblance de caractère avec Jean Malkaw. En 1428, on le voit en Flandre, en Artois, en Picardie et dans les provinces avoisinantes, où il prêche devant quinze à vingt mille personnes et dénonce les vices dominants de l'époque. Sa colère se déchaina en particulier contre les hennins, hautes coiffures que portaient les dames de qualité ; il accordait plusieurs jours de pardon à des gamins à la condition qu'ils suivissent les dames ainsi parées en criant : au hennin ! — ou même leur arrachassent sournoisement leur coiffure. Sous l'effet de ses éloquents sermons, on entassait en manière de bûcher des dés, des tables, des échiquiers, des cartes, des quilles, des hennins et autres objets de vice et de luxe, auxquels on mettait le feu. Mais ce qui lui gagnait surtout la faveur populaire, c'était la façon dont il fouaillait la corruption générale du clergé, en particulier le concubinage éhonté des prêtres. Ces attaques lui méritaient les applaudissements et la vénération de la foule : Il finit par conclure, semble-t-il, que le seul remède au péché universel était la restauration du mariage des ecclésiastiques. En 1432, il se joignit à l'ambassade vénitienne et vint à Rome stigmatiser par ses discours les vices de la Curie. D'ordinaire on accueillait ce genre d'attaques avec une patiente indifférence et une tolérance dédaigneuse ; mais, cette fois, le moment était mal choisi. L'hérésie hussite avait débuté par des déclamations analogues et l'opiniâtreté des Bohémiens était un avertissement qu'on ne pouvait négliger. De plus, Eugène IV était alors impliqué dans une lutte inégale contre le concile de Bâle, qui s'attachait à réformer la Curie pour répondre aux vœux de la Chrétienté entière ; les envoyés de Sigismond faisaient valoir auprès d'Eugène, avec plus d'énergie que de courtoisie, les désastreux résultats qu'on pouvait attendre de ses efforts en vue de proroger le concile. Aussi Connecte avait-il tout l'air d'être un émissaire des Pères de Bâle ; en tout cas, son éloquence même était un danger dans l'état de trouble où se trouvait l'opinion publique. Deux fois Eugène le manda ; mais il ne se rendit pas à l'invitation, prétextant une maladie. On envoya alors le trésorier du pape le chercher ; mais quand parut le messager, Thomas sauta par la fenêtre et tenta de s'enfuir. Promptement arrêté, il fut mené devant Eugène, qui chargea les cardinaux de Rouen et de Navarre de l'interroger. Les prélats jugèrent Connecte suspect d'hérésie. Un procès en règle s'ouvrit ; Connecte fut condamné comme hérétique et son zèle turbulent trouva enfin un repos durable sur le bûcher.

Il y a quelque analogie entre Thomas Connecte et Jérôme Savonarole. Mais l'Italien l'emportait sur le Breton par des dons intellectuels et spirituels infiniment supérieurs. Non moins ardemment convaincu, il avait des projets et des aspirations plus élevés et plus redoutables, qui le poussèrent dans une voie politique active dont l'issue fatale parut évidente dès le début.

En Italie, la Renaissance des lettres, tout en élevant le niveau intellectuel, s'accompagna d'une dégradation morale et religieuse très apparente. Sans ruiner la superstition, elle mit à la mode le scepticisme, et affaiblit l'autorité de la religion sans fournir à la morale un autre fondement. Peut-être le monde n'a-t-il jamais vu tant ecclésiastiques que laïques mépriser aussi insolemment toute loi humaine ou divine, que sous les pontificats de Sixte IV, d'Innocent VIII et d'Alexandre VI. Il semblait que l'accroissement de la culture et de la richesse eût pour seul effet d'offrir un attrait nouveau et un champ plus vaste au luxe et au vice. Du plus noble au plus humble des citoyens, chacun lâchait la bride à ses passions, cyniquement, sans même masquer d'hypocrisie son immoralité. Les hommes de foi ardente avaient le droit de croire que la colère de Dieu ne pourrait être longtemps contenue, que d'imminentes catastrophes allaient balayer les méchants de la face du monde et rendre à l'Église et à l'humanité la pureté des âges primitifs. Pendant des siècles, des prophètes avaient surgi sans relâche. Joachim de Flore, sainte Catherine de Sienne, sainte Brigitte de Suède, les Amis de Dieu, Tommasino de Foligno, le moine Telesforo avaient été accueillis avec enthousiasme. Mais le temps passait et la perversité humaine devenait chaque jour plus hideuse : il fallait, semblait-il, que Dieu envoyât quelque nouveau messager avertir une fois de plus ses enfants égarés des châtiments qu'ils amoncelaient sur leurs têtes en demeurant sourds à sa voix.

Que Savonarole se crût sincèrement appelé à remplir une semblable mission, c'est ce dont on ne saurait douter lorsqu'on étudie avec impartialité son étrange histoire. Une pareille conviction était naturelle chez un esprit tel que le sien ; elle fut, en outre, déterminée par son vif sentiment des maux présents, sa foi en une intervention de Dieu qui opérerait les changements nécessaires, tâche trop lourde pour les forces humaines ; à tout cela s'ajoutaient l'émotion communicative de son éloquence, ses habitudes de solitude et de méditation profonde, ses fréquentes extases accompagnées de visions. D'ailleurs, les traditions de l'Église admettaient la possibilité, pour tout homme, de se voir confier une telle mission. Cinq ans avant que Savonarole parût pour la première fois à Florence, la ville reçut la visite d'un jeune ermite qui, après avoir exercé son dévouement dans un lazaret de Volterra, vint prêcher et prédire le déchainement prochain de la colère divine. Ce prophète avait vu saint Jean et l'ange Raphaël, qui lui avaient enjoint de transmettre un message aux oreilles rebelles des hommes. C'était là, dit le chroniqueur auquel on doit le récit de ces faits, une chose qui se présentait journellement. En 1491, Rome fut troublée par un mystérieux prophète qui annonçait la très prochaine explosion de calamités terribles. Ces enthousiastes furent nombreux, mais ils n'eurent pas, comme Savonarole, une influence ou un destin assez marquants pour que l'histoire ait conservé leur souvenir[8].

En 1481, quand Savonarole, alors âgé de trente ans, arriva à Florence, son âme était déjà entièrement absorbée par sa mission de réformateur. Il profita avec ardeur de toutes les occasions qui s'offrirent pour exprimer ses convictions du haut de la chaire ; mais ses sermons impressionnèrent médiocrement une population plongée dans la débauche. Pendant le Carême de 1486, il fut envoyé en Lombardie. Trois années durant, il prêcha dans les villes lombardes, acquérant peu à peu le pouvoir de toucher les cœurs et les consciences ; quand, en 1489, il fut rappelé à Florence, sur les instances de Laurent de Médicis, il était déjà connu comme un orateur de grand talent. L'effet de sa vigoureuse éloquence était accru par l'austérité de sa vie. Moins d'un an après il fut nommé prieur du couvent de Saint-Marc, maison appartenant à l'Ordre des Dominicains Observantins, dont lui-même faisait partie. En 1494, il réussit à rétablir l'ancienne séparation entre les deux provinces dominicaines de Toscane et de Lombardie ; quand il fut nommé vicaire-général de cette dernière province, il fut relevé de tout contrôle autre que celui du général, Giovacchino Torriani, personnage fort bien disposé en sa faveur.

Il prétendait être mené par l'inspiration directe de Dieu, qui lui dictait ses paroles et ses actes et lui révélait les secrets de l'avenir. Ses assertions furent acceptées, non seulement par la masse des Florentins, mais par certains des esprits les plus vifs et les plus cultivés de l'époque, tels que François Pic de la Mirandole et Philippe de Commines. Le platonicien Marsile Ficin se laissa séduire aussi ; il alla même jusqu'à déclarer, en 1494, que, seule, la sainteté de Savonarole avait, pendant quatre ans, détourné de la perverse Florence la vengeance divine. Mardi rapporte qu'il entendit de ses propres oreilles, en 1495, alors que Pierre de Médicis faisait une démonstration hostile contre Florence, Savonarole prédire que les assiégeants avanceraient jusqu'aux portés de la ville et se retireraient sans avoir mené à bien leur dessein ; les choses se passèrent, en effet, de cette manière. D'autres prophéties encore s'accomplirent, notamment les prédictions ayant trait à la mort de Laurent de Médicis, à celle de Charles VIII, à la famine de 1497. Aussi la renommée du prédicateur se répandit-elle par toute l'Italie : à Florence même, son influence devint quasi souveraine. Chaque fois qu'il prêchait, douze à quinze mille personnes buvaient ses paroles. Dans la grande cathédrale de Maria del Fiore, il fallut construire des estrades pour recevoir la foule qui se pressait et qui, sur un mot de lui, se serait jetée au feu. Les enfants tenaient une place spéciale dans ses préoccupations ; il les intéressait si bien à son œuvre qu'on ne pouvait, parait-il, les garder au lit, lorsque Savonarole prêchait le matin, tant ils se hâtaient de devancer leurs parents à l'église. Dans les processions organisées par lui, on voyait parfois cinq ou six mille jeunes garçons ; ces pupilles lui étaient précieux dans la tâche de réforme morale qu'il avait entreprise en cette ville dissolue et plongée dans de honteux plaisirs. Ils étaient organisés régulièrement, avec des officiers qui se partageaient les diverses fonctions, et ils devinrent la terreur des méchants. Ils entraient dans les tavernes, dans les tripots, interrompaient les orgies et les parties de dés ou de cartes ; nulle femme n'osait se montrer dans la rue autrement que sous une mise décente et dans une tenue modeste. « Voici les pupilles du Frère ! » était un cri qui remplissait de crainte les plus hardis malfaiteurs, car leur résister était risquer sa vie. /dème les courses de chevaux qui avaient lieu, chaque année, à Santo-Barnabo, furent supprimées. En 1497, quand les membres de la Seigneurie rétablirent ces courses en disant « Allons-nous donc tous nous faire moines ? » on put voir là un symptôme que l'influence de Savonarole diminuait. Florence, naguère la plus joyeuse et la plus perverse des villes, en devint la plus sage, et longtemps les pieuses gens regrettèrent la sainte époque où Savonarole y régnait, tout en remerciant Dieu d'avoir permis qu'ils vécussent pendant ces heureux jours.

A certains égards, on peut déplorer le puritanisme de Savonarole et le zèle indiscret de ses pupilles. En 1498, il substitua aux mascarades profanes du carnaval un feu de joie où furent jetés les objets qu'il jugeait immodestes ou malséants. Les contributions volontaires à cet holocauste furent sensiblement accrues par l'énergie des pupilles, qui entrèrent dans les maisons et les palais et emportèrent tout ce qui leur parut ben à brûler. De précieux manuscrits enluminés, des statues, des peintures, des tapisseries rares, d'inestimables œuvres d'art se trouvèrent mêlés aux colifichets et aux inutilités de la parure féminine, aux miroirs, aux instruments de musique, aux livres de divination, d'astrologie, de magie qui contribuèrent à former la masse totale. On peut admettre le sacrifice d'exemplaires de Boccace ; mais Pétrarque aurait dû trouver grâce même aux yeux du sévère et vertueux Savonarole. La valeur des objets sacrifiés pour cet impitoyable autodafé était telle qu'un marchand vénitien en offrit à la seigneurie vingt mille scudi ; pour toute réponse, on prit le portrait de l'amateur et on le plaça tout en haut du bûcher. Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'on dût - faire garder nuitamment par des hommes armés cet amas de choses précieuses, de peur que les tiepidi n'en volassent quelqu'une.

Si Savonarole s'était trouvé en présence des sévères institutions féodales, il aurait probablement exercé une influence plus durable sur les idées morales et religieuses de son temps. Le malheur voulut que dans une république telle que Florence, la tentation de se mêler à la politique fût irrésistible. On ne saurait s'étonner qu'il saisit avec avidité l'occasion — ou ce qu'il crut être l'occasion — de régénérer un puissant État et, par-là, d'acquérir une influence prépondérante sur toute l'Italie afin d'opérer une réforme de la Chrétienté. La voix prophétique qu'il entendait lui assurait que la conversion des Infidèles suivrait et que la charité chrétienne et l'amour régneraient alors dans le monde entier,

Égaré par ces séduisantes illusions, il n'hésita pas à user, pour des fins pratiques, de l'autorité presque illimitée qu'il avait acquise sur la populace de Florence. Ce furent ses conseils qui provoquèrent la révolution de 1494 et l'expulsion des Médicis ; son humanité sut empêcher les sanglants excès qui accompagnaient d'ordinaire ces soulèvements dans les cités italiennes. Pendant l'expédition de Charles VIII contre Naples, en 1494, il travailla activement à cimenter l'alliance de la république avec ce monarque, en qui il voyait l'instrument destiné par Dieu à amener la réforme de l'Italie. En cette même année, lors de la reconstitution de la république, il s'employa plus qu'aucun autre peut-être tant à en organiser les rouages qu'à en élaborer les lois ; lorsqu'il amena le peuple à proclamer Jésus-Christ roi de Florence, il est probable qu'il ne se rendit pas compte lui-même qu'en qualité de porte-parole de Dieu, il assumait nécessairement le rôle de dictateur. Ce n'était pas seulement du haut de la chaire qu'il instruisait ses auditeurs sur leurs devoirs de citoyens et donnait libre cours à son inspiration prophétique ; les chefs du parti populaire avaient, en outre, coutume de lui demander constamment son avis et d'obéir à ses conseils. Pourtant, le plus souvent, il se cantonnait dans la retraite la plus austère et laissait le soin des détails à deux agents de confiance, choisis parmi les moines de Saint-Marc ; l'un, Domenico da Pescia, était une tête chaude et un homme de premier mouvement ; l'autre, Salvestro Maruffi, était un rêveur et, un somnambule. En s'abaissant, lui, le prophète de Dieu, au rang de chef d'une faction désignée par le peuple sous le nom méprisant de Piagnoni ou Pleureurs, Savonarole en arriva à fonder toutes ses espérances sur la suprématie persistante de cette faction, de sorte que le moindre échec à ses desseins politiques devenait nécessairement fatal aux vastes et nobles plans dont cette politique était la base. De plus, son attachement résolu à l'alliance avec Charles VIII finit par rendre sa disparition nécessaire au succès des projets d'Alexandre VI, qui rêvait d'unir tous les États italiens pour faire face au danger d'une nouvelle invasion française.

Comme si le destin eût voulu rendre son échec certain, une loi datant du mite siècle exigeait que la Seigneurie changeât, tous les deux mois, de maitres, si bien qu'elle reflétait tous les aspects passagers des passions populaires. Quand vint l'époque critique du renouvellement, le vent tourna contre Savonarole. L'alliance avec la France, sur laquelle il avait édifié son crédit d'homme d'État et de prophète, eut un résultat désastreux. Charles VIII put à grand'peine, à Fornoue, se frayer une route vers la France avec une armée décimée et ne revint jamais en Italie, bien que Savonarole lui ait fait entendre, à diverses reprises, la menace de la colère divine. Non content de laisser Florence isolée en face de la ligue de l'Espagne, de la papauté, de Venise et de Milan, le roi désappointa le plus cher désir des Florentins en violant sa promesse de leur rendre la citadelle de Pise. Quand cette nouvelle parvint à Florence, le 1er janvier 1496, la populace surexcitée tint Savonarole pour responsable de ce malheur ; une foule entoura, le soir, le couvent de Saint-Marc et menaça bruyamment de brûler « ce grand pourceau de Frère ». Le mal s'aggravait d'une affreuse détresse causée par le déclin de l'industrie et du commerce au cours des guerres civiles, par les énormes subsides accordés à Charles VIII et par les dépenses de la guerre contre Pise ; de lourdes contributions avaient obéré la ville ; le crédit public était ruiné. A tout cela s'ajouta la terrible famine de 1497 et la peste qui suivit. Tant de calamités successives irritèrent les masses ignorantes qui appelèrent de leurs vœux une révolution.

Les Arrabiati, ou parti de l'opposition, ne tardèrent pas à profiter de la réaction et trouvèrent un appui auprès des gens sans aveu et de tous les citoyens que l'austère réforme avait indisposés. Une association se forma sous le nom de Compagnacci. Parmi ces hommes figuraient de jeunes nobles hardis et dissolus, avec leurs clients ; à leur tête était Doffo Spini ; la puissante maison des Altoviti les soutenait. Leur but immédiat était la ruine de Savonarole ; ils étaient prêts à recourir aux mesures extrêmes dès que s'offrirait une occasion favorable.

Cette occasion ne pouvait manquer de surgir bientôt. Si Savonarole s'était contenté de dénoncer simplement la corruption de l'Église et de la Curie, on l'aurait laissé exhaler en paix son indignation comme avaient fait sainte Brigitte, le chancelier Gerson, le cardinal d'Ailly, Nicolas de Clemangis et maint autre ecclésiastique des plus vénérés. Pape et cardinaux étaient habitués à l'outrage et le subissait de la meilleure grâce du monde, pourvu que nul ne s'avisât de toucher aux abus lucratifs. Mais Savonarole était devenu un personnage politique important ; son influence à Florence était hostile aux desseins des Borgia. Pourtant, Alexandre VI le traita avec une indifférence souriante qui, un moment, ressembla fort à du mépris. A la fin, quand on reconnut la gravité du danger, il tenta de séduire Savonarole par l'offre de l'archevêché de Florence et de la pourpre cardinalice. L'offre fut rejetée avec une explosion d'indignation prophétique : « Je ne veux que le chapeau du martyre, rougi de mon propre sang ! » L'hostilité ne se manifesta à l'égard de Savonarole que le 21 juillet 1495, après que Charles VIII eût quitté pour toujours l'Italie et laissé les Florentins seuls aux prises avec la ligue dont la papauté était l'âme. Encore se contenta-t-on de l'inviter amicalement à venir à Rome, pour rendre compte des révélations et des prophéties que Dieu lui avait inspirées. Il répondit le 31 juillet, en déclinant l'invitation sous prétexte qu'il était en proie à une fièvre intense et à une crise de dysenterie ; de plus, disait-il, la république ne permettrait pas qu'il s'aventurât hors du territoire florentin, par crainte des ennemis qui le poursuivaient ; on avait déjà attenté à sa vie par le poison et le fer et il ne sortait jamais de son couvent sans être accompagné ; en outre, les réformes de la ville, encore inachevées, réclamaient sa présence. Pourtant, dès qu'il le pourrait, il se rendrait à Rome ; en attendant, le pape trouverait tout ce qu'il désirait connaître dans un livre, actuellement sous presse, contenant les prophéties relatives à la rénovation de l'Église et à la transformation de l'Italie ; un exemplaire de ce livre serait soumis au Saint Père, dès que l'impression en serait achevée.

Bien que Savonarole affectât de ne point attacher d'importance à cette affaire, il ne négligea pourtant pas cet avertissement et suspendit un moment sa prédication. Soudain, le 8 septembre, Alexandre revint à la charge en confiant aux moines rivaux, les Franciscains de Sainte-Croix, une bulle dans laquelle il ordonnait que la congrégation toscane fût réunie à la province de Lombardie ; le cas de Savonarole était soumis au vicaire général de cette province, Sebastiano de Madiis. Domenico da Pescia et Salvestro Marurfi étaient sommés de se transporter, avant huit jours, à Bologne ; Savonarole avait l'ordre de cesser de prêcher jusqu'à ce qu'il se fût présenté à Rome. Le 29 septembre, Savonarole répondit par une justification détaillée ; il récusait Sebastiano comme juge, ce personnage étant prévenu contre lui, et concluait en demandant que le pape lui fit connaitre les erreurs de doctrine qu'on lui reprochait et qu'il était prêt à rétracter ; d'ailleurs, il soumettait au jugement du Saint-Siège tout ce qu'il avait pu dire ou écrire. Presqu'aussitôt après cette démarche, l'expédition de Pierre de Médicis contre Florence obligea Savonarole à rompre le silence qu'il s'était imposé : le 11 octobre, sans attendre la réponse papale, il monta en chaire et exhorta violemment le peuple à s'unir pour résister au tyran. Malgré ce symptôme d'insubordination, Alexandre accepta la soumission apparente de Savonarole et, le 16 octobre, se contenta de lui répondre en lui enjoignant de ne plus prêcher en public ou en particulier avant d'avoir pu se rendre à Rome, ou avant qu'on eût envoyé à Florence un personnage ayant qualité pour prendre une décision en cette affaire ; si Savonarole obéissait à cet ordre, tous les brefs pontificaux seraient rapportés. Pour Alexandre, c'était là une question purement politique. Sous l'influence du moine, Florence était hostile aux desseins du Saint-Siège ; le pape ne tenait pas à pousser les choses trop loin ; il lui suffisait de battre en brèche l'autorité du Frère et de' lui fermer la bouche.

Mais la voix du prédicateur était un facteur trop important dans la vie de la cité pour que les amis de Savonarole, occupant le pouvoir, consentissent à ce silence imposé. De longs et ardents efforts furent faits pour obtenir que le pape l'autorisât à reprendre sa prédication durant le Carême suivant, et Alexandre finit par accéder à cette demande. Savonarole prononça alors des sermons sur Amos, qui n'étaient pas de nature à apaiser la Curie : outre qu'il fouaillait avec une véhémence terrible les vices de la cour de Rome, il s'attachait à établir que son obéissance aux ordres du pape devait avoir certaines limites. Ces sermons produisirent une émotion considérable, non seulement à Florence, mais dans toute l'Italie ; le dimanche de Pâques (3 avril 1496), Alexandre convoqua quatorze Dominicains docteurs en théologie et dénonça leur audacieux confrère comme hérétique, schismatique, indocile et superstitieux. On lui attribua la responsabilité des malheurs de Pierre de Médicis et, à l'unanimité moins une voix, on décida qu'il fallait trouver un moyen de le faire taire.

Il n'en continua pas moins à prêcher librement, de temps à autre, jusqu'au 2 novembre. Même alors, son autorité était si grande qu'Alexandre dut recourir, pour l'atteindre, à des moyens détournés. Le 7 novembre 1496, un bref pontifical institua une congrégation de Rome et Toscane, placée sous la direction d'un vicaire-général nommé pour deux ans et rééligible seulement après un certain temps d'inactivité. Il est vrai que le premier titulaire de cette charge fut un ami de Savonarole, Giacomo di Sicilia ; mais la mesure était ingénieusement calculée de façon à Ôter à ce personnage toute indépendance ; on pouvait, à un moment donné, le transférer de Florence à un autre poste. Savonarole répliqua par un défi public. Il fit imprimer une Apologia della Congregazione di San Marco, dans laquelle il déclarait que deux cent cinquante moines de son couvent résisteraient jusqu'à la mort, en dépit des menaces et de l'excommunication, à une mesure dont la seule conséquence serait la perdition de leurs âmes. C'était une déclaration de guerre ouverte. Le 26 novembre, Savonarole reprit audacieusement sa prédication. Il entama et poursuivit durant le Carême de 1497 une série de sermons sur Ezéchiel, attestant qu'il avait abandonné tout espoir de réconciliation avec Rome. L'Église était pire qu'une bête sauvage ; c'était un monstre abominable que les serviteurs de Dieu devaient purifier et réformer ; ceux qui entreprenaient cette tâche devaient accueillir avec joie l'excommunication même. D'autre part, ces sermons étaient, en grande partie, des discours politiques ; du haut de la chaire, Savonarole dirigeait les affaires municipales de Florence.

La cité avait été presque réduite au désespoir par sa lutte inégale contre Pise, Milan, Venise et la papauté ; mais la fin de l'année 1496 avait vu quelques succès inattendus justifier la confiance en Dieu dont Savonarole faisait un devoir aux siens. En même temps que la République renaissait à l'espérance, l'autorité du Frère se raffermissait.

La colère d'Alexandre devenait plus vive de jour en jour ; pourtant, il reculait devant une rupture complète et un conflit violent. Il tenta d'utiliser contre Savonarole la traditionnelle hostilité des Franciscains. Le couvent observantin de San Miniato fut choisi comme centre des opérations ; les plus renommés prédicateurs de l'Ordre s'y réunirent : c'étaient Domenico da Poza, Michele d'Aquis, Giovanni Tedesco, Giacopo da Brescia et Francesco della Puglia. Il est vrai que le 1er janvier 1497 les Piagnoni, forts de leurs récents succès sur le champ de bataille, élurent Gonfalonier de Justice Francesco Valori, qui essaya d'interdire aux Franciscains la prédication, leur défendit de mendier du pain, du vin et autres secours indispensables, et se vanta de les faire mourir de faim ; l'un d'eux fut même rigoureusement banni de la ville ; mais les autres persévérèrent et Savonarole fut dénoncé comme imposteur, au cours du Carême, du haut de la chaire du Saint-Esprit. Pourtant, ses partisans s'émurent peu ; son auditoire était plus considérable et plus enthousiaste que jamais. Une religieuse de S. Maria di Casignano vint à Florence tenter une campagne analogue et ne réussit pas davantage.

A ce moment, la famine était extrême, une peste était à redouter. La Seigneurie, alors composée d'Arrabiati, saisit ce prétexte pour mettre un terme à cette guerre de prédications qui, en fait, menaçait la paix de la cité. Le 3 mai on interdit toute prédication à partir de l'Ascension (4 mai), par le motif, disait-on, qu'à l'approche de l'été la réunion de foules considérables risquait d'aider à la propagation de l'épidémie. L'incoercible excitation des esprits se manifesta le lendemain, quand Savonarole prêcha, dans la cathédrale, son sermon d'adieu. On enfonça les portes avant l'heure et l'on souilla d'ordures sa chaire. Les Compagnacci avaient fait, presque ouvertement, des préparatifs pour tuer leur ennemi ; ils s'assemblèrent en nombre et interrompirent l'orateur par des cris ; les amis du Frère se groupèrent, l'épée nue, autour de lui et, protégé par eux, il put sortir sain et sauf.

Cette échauffourée causa une vive émotion par toute l'Italie ; la Seigneurie montra de quel côté penchaient ses sympathies en s'abstenant de punir les émeutiers. L'évidente faiblesse des Piagnoni encouragea Alexandre. Le 13 mai, il envoya aux Franciscains une bulle leur enjoignant de proclamer que Savonarole était excommunié, suspect d'hérésie, et que nul ne devait entretenir commerce avec lui. Le commissaire papal chargé de publier cette bulle fut pris de (peur et en différa la publication jusqu'au 18 juin. Le 22 mai, alors qu'on ignorait l'existence de la bulle, Savonarole avait écrit au pape une lettre explicative, dans laquelle il offrait de se soumettre au jugement de l'Église ; mais, deux jours après la publication de l'excommunication, il répondit à ce coup par une apologie dans laquelle il s'efforçait d'établir l'invalidité de la sentence ; le 25 juin, il poussa l'audace jusqu'à envoyer à Alexandre une lettre de condoléances à l'occasion du meurtre du duc de Gandia, fils du pontife. Heureusement pour lui, un nouveau revirement se produisit dans la politique municipale ; ses amis revinrent au pouvoir le 1er juillet ; jusqu'à la fin de l'année, les élections furent favorables à son parti et bien que, conformément aux ordres antérieurement donnés par la Seigneurie, il n'y eût pas de prédication, Savonarole ne cessa pas de recevoir et d'administrer les sacrements. Il convient de rappeler qu'à cette époque régnait partout un esprit d'insubordination et que les censures papales étaient assez médiocrement respectées. Nous avons vu plus haut (vol. II) qu'en 1502 tout le clergé gallican, obéissant à une décision de l'Université de Paris, défia publiquement l'excommunication lancée contre lui par Alexandre VI. Il en fut de même, à ce moment, à Florence. Les Piagnoni se souciaient si peu de l'excommunication que, le 17 septembre, on présenta à la Seigneurie une pétition des enfants de Florence demandant qu'on permit à leur Frère bien-aimé de reprendre ses prédications ; même, le 1er octobre, un Carme prononça un sermon pour défendre Savonarole et déclara que, dans une vision, Dieu lui avait dit que Savonarole était un saint homme, que tous ses adversaires auraient la langue arrachée et seraient livrés aux chiens.

C'était là une rébellion manifeste contre le Saint-Siège : cependant, pour tout châtiment, le Carme reçut des officiaux épiscopaux l'ordre de cesser de prêcher. De son côté, la Seigneurie avait entamé d'actives, mais vaines démarches pour obtenir le retrait de la censure. Savonarole avait refusé avec indignation les offres du cardinal de Sienne, le futur Pie III, lequel se faisait fort d'obtenir ce retrait si Savonarole payait à un sien créancier cinq mille scudi. Pourtant, malgré son mépris des censures pontificales, Savonarole croyait être demeuré fils soumis de l'Église. Il employa les loisirs forcés de cet été à écrire le Trionfo della Croce, dans lequel il prouvait que la papauté est la puissance suprême et que quiconque se sépare de l'unité et de la doctrine de Rome se retranche lui-même de l'Église du Christ.

En janvier 1498, le gouvernement échut à une Seigneurie composée de zélés partisans de Savonarole, tous mécontents qu'on eût enchainé cette puissante parole. Une ancienne coutume voulait qu'à l'Épiphanie, anniversaire de l'Église, ils allassent en corps porter des offrandes à la cathédrale : ce jour venu, les citoyens de tous partis furent stupéfaits de voir que Savonarole, toujours excommunié, célébrait l'office, et que les fonctionnaires lui baisaient humblement la main. On alla plus loin dans la rébellion : on décida qu'il reprendrait le cours de sa prédication. Une nouvelle Seigneurie devait être élue en mars, le peuple commençait à obéir moins docilement à Savonarole ; il était indispensable que son éloquence vint assurer sa propre sécurité et maintenir les Piagnoni au pouvoir. En conséquence, le 14 février, il reparut à la cathédrale, où l'on avait remis en place les anciens gradins et les estrades destinées au public. Pourtant, nombre de Piagnoni timorés s'abstinrent de venir écouter un excommunié, prétextant qu'il fallait respecter la sentence de l'Église justement ou injustement rendue.

Dans les sermons sur l'Exode, prononcés durant le Carême — les derniers que Savonarole ait prêchés — le moine se montra plus violent que jamais. Il ne pouvait justifier son attitude actuelle qu'en prouvant que l'anathème du pape était sans valeur, et il administra cette preuve en termes qui excitèrent à Rome la plus vive indignation. Le 26 février un bref fut précipitamment envoyé à la Seigneurie, pour ordonner, sous peine d'interdit, d'arrêter Savonarole et de l'envoyer à Rome. Cette intervention resta lettre morte ; mais, en même temps, on adressa aux chanoines de la cathédrale l'ordre de refuser à Savonarole l'entrée de leur église. Savonarole se rendit à la cathédrale le 1er mars et annonça qu'il allait prêcher à Saint-Marc où la foule des auditeurs le suivit. Pourtant, ce jour même, le destin décida sa perte : le pouvoir passa à une Seigneurie composée en majorité d'Arrabiati, à la tête desquels figurait, comme Gonfalonier de Justice, un de ses plus acharnés ennemis, Pier Popoleschi. Savonarole avait encore trop d'autorité sur le peuple pour qu'on pût l'attaquer de front ; on attendit qu'une occasion s'offrit de l'abattre.

Le premier acte du nouveau gouvernement fut un appel au pape, le 4 mars : les magistrats demandaient qu'on excusa leur désobéissance aux ordres pontificaux et invoquaient la clémence du Saint-Père en faveur de Savonarole, dont les travaux avaient été si utiles et en qui le peuple de Florence voyait un être supérieur. Peut-être y avait-il là l'insidieux dessein de rallumer la colère du pape ; en tout cas, Alexandre montra, par sa réponse, qu'il comprenait parfaitement l'avantage de la situation. Savonarole est « ce misérable ver de terre » qui, dans un sermon récemment publié, a adjuré Dieu de le livrer à l'enfer s'il demandait jamais l'absolution. Le pape ne perdra pas son temps à écrire des lettres ; il attend désormais, de la Seigneurie, non des paroles, mais des actes. Si les magistrats florentins veulent échapper à. un interdit qui durera jusqu'à leur entière soumission, il faut qu'ils envoient à Rome leur monstrueuse idole, ou qu'ils la retranchent de tout commerce avec les hommes. Pourtant, Savonarole n'est pas condamné à un silence éternel ; lorsqu'il se sera humilié comme il convient, la parole lui sera rendue.

Ce message arriva à Florence le 13 mars et provoqua de violentes discussions. Nous avons vu que l'interdit lancé par le pape pouvait entraîner, non seulement la perte des privilèges spirituels, mais encore la mise au ban et la saisie en tout lieu de la personne de l'excommunié et de ses biens. C'était la ruine pour une population commerçante. Les marchands et les banquiers de Florence recevaient de leurs correspondants de Rome des nouvelles très alarmantes : le pape, dans sa colère, songeait à livrer leurs biens au pillage. La crainte s'empara de la ville ; le bruit se répandit peu à peu que le redoutable interdit avait été prononcé. Telle était encore, cependant, l'influence dont disposait Savonarole, qu'après d'ardents débats sur des projets divers la Seigneurie se décida seulement, le 17 mars, à envoyer de nuit cinq citoyens le supplier de cesser pour quelque temps sa prédication. En déclarant qu'il refusait d'obéir aux ordres du pape, Savonarole avait promis de respecter les désirs du pouvoir civil ; mais quand on lui transmit la requête des magistrats, il répondit que son premier devoir était de consulter la volonté de Celui qui lui avait enjoint de prêcher. Le lendemain, du haut de la chaire de Saint-Marc, il formula sa réponse en ces termes : « Écoutez, car voici ce que dit le Seigneur : En demandant au Frère de renoncer à la prédication, c'est à Moi qu'on adresse cette requête et non à lui, car c'est Moi qui prêche ; c'est Moi qui accède à votre demande et qui la rejette en- même temps. Le Seigneur consent en ce qui touche la prédication, mais non en ce qui touche votre salut ».

Il était impossible de céder de façon plus maladroite et en laissant mieux paraitre son orgueil ; les ennemis de Savonarole n'en conçurent que plus d'audace. Les Franciscains fulminèrent triomphalement du haut des chaires dont ils disposaient ; les amis du désordre, excédés de se voir gouverner par la vertu, commencèrent à s'agiter en faveur d'une licence dont ils exigeaient le prochain retour. Des railleurs malveillants se moquaient du Frère en pleine rue ; une semaine plus tard, on afficha sur les murs des placards conviant le peuple à brûler les palais de Francesco Valori et de Paolo Antonio Soderini, deux des principaux partisans de Savonarole. Les agents du duc de Milan se trompaient de peu lorsqu'ils écrivaient joyeusement à leur maitre que la ruine du Frère serait bientôt accomplie, par des voies légales ou criminelles.

En cet instant s'offrit une dernière ressource à laquelle Savonarole eut recours. Après avoir, le 13 mars, nettement invité Alexandre à se bien garder, attendu qu'il ne pouvait y avoir désormais de trêve entre eux, Savonarole fit appel aux souverains de la Chrétienté, en des lettres écrites, disait-il, sur l'ordre exprès et au nom de Dieu, pour presser les princes de convoquer un concile général chargé de réformer l'Église. Celle-ci était profondément atteinte, du plus grand au plus humble de ses membres ; son infection était si intolérable que Dieu n'avait pas permis qu'elle possédât un chef légitime. Alexandre VI n'était ni pape, ni éligible à la papauté, d'abord en raison de la simonie au prix de laquelle il avait acheté la tiare, et de sa perversité qui, si on la révélait, exciterait l'exécration universelle ; purs, parce qu'il n'était pas chrétien et qu'il ne croyait pas en Dieu. Tout cela, Savonarole offrait de le prouver par l'évidence et aussi par des miracles que Dieu opérerait pour convaincre les plus sceptiques. Cette menaçante épître fut adressée, avec quelques variantes sans importance, aux rois de France, d'Espagne, d'Angleterre, de Hongrie et à l'Empereur. Une missive envoyée au préalable par Domenico Mazzinghi à Giovanni Guasconi, ambassadeur de Florence à la cour française, tomba par hasard aux mains du duc de Milan, qui était l'ennemi de Savonarole et qui s'empressa de la transmettre au pape[9].

On s'imagine sans peine quelle fut la colère d'Alexandre. Ce qui l'irrita surtout ce fut, non le débordement d'accusations personnelles que son cynisme était tout disposé à négliger, mais l'appel à la convocation d'un concile qui, depuis les assemblées de Constance et de Bâle, avait toujours été le vœu des réformateurs et la terreur de la papauté. Le mécontentement actuel de la Chrétienté faisait de cette convocation un danger sans cesse imminent. Peu auparavant, en 1482, une espèce de fou, André, archevêque de Krain, avait bouleversé l'Europe entière en convoquant, de Bâle, un concile sous sa propre responsabilité, et en défiant pendant six mois, grâce à la protection des magistrats, les efforts de Sixte IV et les anathèmes de l'inquisiteur Henry Institoris, jusqu'au jour où Frédéric III, après quelques tergiversations, l'avait fait jeter en prison. En cette même année 1482, Ferdinand et Isabelle, par la menace de la convocation d'un concile, avaient amené Sixte IV à abandonner son présomptueux dessein de nommer aux sièges d'Espagne ses propres créatures. En 1495, le bruit courut partout que l'empereur allait citer le pape devant un concile qui se tiendrait à Florence. Quelques années avant, le cardinal rebelle Giuliano della Royere, qui avait fui en France, avait sans cesse pressé Charles VIII d'assembler un concile général ; en 1497, Charles soumit la question à l'Université de Paris, qui émit un avis favorable. Sans doute, l'idée que Savonarole prit, tout seul, amener les princes à une semblable entreprise, était insensée ; néanmoins, il avait menacé la papauté à l'endroit le plus sensible ; un combat sans merci allait s'engager[10].

L'issue, d'ailleurs inévitable, survint plus tôt et plus tragiquement que les plus fins observateurs ne le pouvaient prévoir. Il est impossible, au milieu des récits contradictoires émanant d'amis et d'ennemis, -de déterminer exactement comment on en arriva à cet étrange Sperimento del Fuoco qui fut la cause immédiate de la catastrophe. Voici comment les choses se passèrent vraisemblablement. Frère Jérôme étant contraint au silence, Domenico da Pescia le remplaça. La situation s'aggravait de jour en jour, et Domenico, dans son zèle maladroit, offrit de prouver la vérité de la cause que défendait son maitre en se précipitant du haut du Palais de la Seigneurie, ou en se jetant dans la rivière, ou en passant à travers le feu. C'était probablement là une fleur de rhétorique, n'impliquant pas de dessein arrêté, mais le Franciscain Francesco della Puglia, qui prêchait avec succès à l'église de Sainte-Croix, releva le défi et offrit d'affronter l'ordalie en compagnie du Frère Jérôme. Cependant ce dernier refusa de se soumettre à l'épreuve, à moins qu'un légat papal et des ambassadeurs envoyés par tous les princes chrétiens ne fussent présents, afin que cet événement pût devenir le début d'une réforme générale de l'Église. Alors Fra Domenico accepta le défi et, le r ou le 28 mars, fit afficher au portail de Sainte-Croix une déclaration aux termes de laquelle il offrait de prouver, par argument ou miracle, les propositions suivantes : 1° L'Église de Dieu a besoin d'une réforme ; 2° L'Église doit être châtiée ; 3° L'Église sera réformée ; 4° Après le châtiment, Florence sera réformée et prospérera ; 5° Les Infidèles seront convertis ; 6° L'excommunication de Frère Jérôme est nulle ; 7° Il n'y a pas de péché à ne pas observer l'excommunication. Fra Francesco disait, avec quelque bon sens, que la plupart de ces propositions ne souffraient pas la discussion, mais que, puisqu'il fallait une démonstration, il consentait à affronter le feu en compagnie de Fra Domenico. Bien qu'il s'attendit à être brûlé, il consentait à ce sacrifice pour délivrer les Florentins de leur fausse idole.

Les passions étaient ardentes de part et d'autre ; des factions violentes soulevaient la ville. Pour empêcher une explosion, la Seigneurie manda les deux adversaires et leur fit signer, le 30 mars, la promesse écrite de se soumettre à l'étrange épreuve. Trois cents ans auparavant, une telle folie eût semblé assez raisonnable ; mais le concile de Latran avait réprouvé, en 1215, toutes les ordalies de ce genre et les avait définitivement exclues de l'Église.

Fra Francesco déclara qu'il n'avait aucun sujet de querelle contre Domenico ; que si Savonarole voulait affronter l'épreuve, il était prêt à s'y associer, mais que s'il s'agissait de quelque autre, il se contenterait de fournir un champion ; ce champion fut facile à trouver dans la personne d'un noble Florentin de l'Ordre, Fra Giuliano Rondinelli. D'autre part, tous les moines de Saint-Marc, au nombre de près de trois cents, signèrent la promesse de se soumettre à l'ordalie, et Savonarole déclara qu'en cette occasion le premier venu pouvait s'y risquer sans péril. L'enthousiasme était si grand que, la veille du jour fixé pour l'épreuve, comme Savonarole prêchait sur ce sujet à Saint-Marc, l'assistance se leva en masse et chacun offrit de prendre la place de Domenico pour la défense de la vérité.

Les conditions imposées par la Seigneurie portaient que, si le champion dominicain périssait, soit seul, soit avec son rival, Savonarole devrait quitter la ville jusqu'à ce qu'on le rappelât ; si le Franciscain seul succombait, Fra Francesco serait frappé d'un bannissement identique ; la même peine était décrétée contre celui des deux partis qui, au dernier moment, déclinerait l'ordalie.

La Seigneurie confia à dix citoyens le soin de présider à l'épreuve, qui fut fixée au 6 avril, puis différée d'un jour dans l'espoir qu'on recevrait du pape une réponse négative à une demande d'autorisation. Le refus arriva en effet, mais trop tard ; peut-être ce retard était-il prémédité. Donc, le 7 avril, on mit la dernière main aux préparatifs. Sur la Piazza de' Signori, on édifia un énorme bûcher de bois sec, jusqu'à hauteur de l’œil, avec un chemin central destiné aux champions. On avait amassé en abondance de la poudre, de l'huile, du soufre, de l'alcool, afin d'assurer la rapide propagation de la flamme ; on devait mettre le feu à une extrémité, puis les champions entreraient par l'autre et on allumerait les fagots derrière eux pour leur barrer la retraite. Une foule immense de spectateurs avides emplissait la place ; les fenêtres, les toits des maisons étaient noirs de monde. Les partisans de Savonarole étaient en majorité et les Franciscains furent terrorisés jusqu'à l'arrivée des Compagnacci, jeunes nobles armés de pied en cap, montés sur leurs chevaux d'armes et accompagnés chacun de huit ou dix partisans ; ils étaient en tout environ cinq cents ; à leur tête marchait Doffo Spini.

Les Franciscains arrivèrent les premiers sur le terrain, en proie à une cruelle inquiétude. Ensuite parut la procession des Dominicains, au nombre d'environ deux cents, chantant des psaumes. Les deux troupes se présentèrent devant la Seigneurie et les Franciscains, prétendant redouter quelque artifice magique, demandèrent que Domenico changeât de vêtements. On y consentit sans difficulté ; les deux champions furent habillés d'autres vêtements ; mais on perdit un temps infini à des détails. Les Dominicains réclamaient pour Domenico le droit de porter un crucifix dans la main droite et un azyme consacré dans la main gauche. On fit des objections au sujet du crucifix et il consentit à s'en dessaisir ; mais il ne s'émut nullement du cri d'horreur que souleva la question de l'hostie. Savonarole tint bon. Dieu avait révélé à Fra Salvestro que le sacrement était indispensable ; l'affaire fut chaudement discutée jusqu'au crépuscule ; à ce moment, la Seigneurie annonça que l'ordalie n'aurait pas lieu et lés Franciscains se retirèrent, suivis des Dominicains. La foule, qui avait patiemment attendu sous des torrents de pluie, au milieu d'un orage tel qu'il semblait que l'air fût plein de démons hurlants, fut prise de fureur d'avoir manqué le spectacle promis. Il fallut une forte escorte pour ramener les Dominicains sains et saufs à leur couvent de Saint-Marc. Si la raison avait eu quelque part en cette affaire, on pourrait s'étonner que le public y ait vu un triomphe pour les Franciscains ; mais Savonarole avait formellement promis un miracle : ses partisans avaient eu une confiance implicite en sa prédiction, si bien que cette bataille indécise parut une défaite ; c'était l'aveu que le Frère ne pouvait pas compter sur l'intervention de Dieu ! La foi des disciples en leur prophète fut ébranlée ; tandis que les Compagnacci, transportés de joie, l'accablaient d'insultes, les Piagnoni ne savaient que dire pour le défendre[11].

Ses ennemis furent prompts à profiter de l'avantage. Le lendemain était le dimanche des Rameaux. Les rues se remplirent d'Arrabiati triomphants ; les Piagnoni qui osèrent se montrer furent hués et assaillis à coups de pierres. A vêpres, le dominicain Mariano de' Ughi tenta de prêcher dans la cathédrale où la foule était considérable ; mais les Compagnacci, qui se trouvaient là en nombre, interrompirent le sermon et ordonnèrent à l'auditoire de se disperser ; ceux qui résistèrent furent attaqués et blessés. Puis quelqu'un s'écria : « A Saint-Marc ! » et la foule s'y précipita. Déjà les portes de l'église dominicaine étaient assiégées par des gamins dont les cris troublaient le service célébré à l'intérieur du sanctuaire ; comme on leur enjoignait de faire silence, ils répondirent par une grêle de pierres, et il fallut fermer l'entrée de l'église. Quand la populace arriva, les fidèles eurent grand'peine à sauver leur vie en s'enfuyant par le cloitre. Francesco Valori et Paolo Antonio Soderini étaient en conférence avec Savonarole. Soderini réussit à quitter la ville ; Valori fut appréhendé auprès des murs et traîné devant son palais, dont les Compagnacci avaient commencé le siège. Sous ses yeux, sa femme, qui parlementait d'une fenêtre avec les assaillants, fut tuée par un projectile ; un de ses enfants et une servante furent blessés ; on saccagea et on brûla le palais ; Valori lui-même fut frappé par derrière et massacré par ses ennemis, les Tornabuoni et les Ridolfi. Deux autres maisons, appartenant à des partisans de Savonarole, furent pillées et incendiées.

Au milieu de ce tumulte parurent successivement quatre proclamations de la Seigneurie, ordonnant à Savonarole de quitter, avant douze heures, le territoire florentin, et à tous laïcs d'abandonner avant une heure l'église de Saint-Marc. Bien que d'autres proclamations vinssent ensuite menacer de mort quiconque entrerait dans l'église,) ces mesures n'en étaient pas moins la reconnaissance légale de l'émeute et révélaient la secrète origine du soulèvement. L'attaque du couvent de Saint-Marc se changea en un siège régulier. La situation avait paru si compromise depuis quelque temps qu'au cours des quinze jours qui précédèrent l'événement les moines s'étaient discrètement procuré des armes. Leurs amis et eux s'en servirent vaillamment, malgré la défense expresse de Savonarole ; il se produisit une mêlée dans laquelle furent tués et blessés, de part et d'autre, plus de cent combattants. A la fin, la Seigneurie envoya des gardes se saisir de Savonarole et de ses principaux acolytes, Domenico et Salvestro, avec promesse qu'il ne leur serait fait aucun mal. La résistance cessa ; on trouva Savonarole et Domenico dans la bibliothèque du couvent ; mais Salvestro se cacha et ne fut arrêté que le lendemain. Les prisonniers furent chargés de fers, aux mains et aux pieds, et menés ainsi par les rues, où leurs gardiens ne purent les protéger contre les coups de pied et les coups de poing de la populace furieuse.

La journée du lendemain se passa dans un calme relatif. L'alliance de l'aristocratie et du rebut de la population avait provoqué une révolution complète. Les Piagnoni étaient entièrement terrorisés. Les vainqueurs prodiguaient à Savonarole les épithètes outrageantes et quiconque eût risqué un mot pour sa défense l'aurait payé de la vie. Mais pour que ce triomphe fût durable, il fallait d'abord discréditer absolument le vaincu aux yeux du peuple, puis l'exécuter sans retard. On travailla d'urgence à donner une apparence judiciaire à un projet de meurtre bien arrêté. On nomma, le jour même, un tribunal composé de dix-sept membres choisis parmi les ennemis particuliers de Savonarole, su nombre desquels se trouvait Doffo Spini. Ce tribunal se mit à l’œuvre dès le 10 avril, bien que l'acte de nomination, comportant le droit d'employer la torture, ne fût publié que le 11. On demanda au pape l'autorisation de négliger l'immunité ecclésiastique qui couvrait les prisonniers ; mais on entama la procédure sans attendre la réponse qui, naturellement, fut favorable. Deux commissaires pontificaux furent adjoints au tribunal. Savonarole et ses compagnons, toujours chargés de chaines, furent menés au Bargello. Le compte-rendu officiel constate que le Frère fut d'abord interrogé avec douceur ; mais, comme il refusait d'avouer, on le menaça de la torture ; cette menace étant demeurée vaine, on le soumit à trois et demi tratti di fune. C'était une espèce habituelle de torture, répondant à l'estrapade : on liait les mains du prisonnier derrière son dos, puis on le hissait à l'aide d'une corde attachée à ses poignets, on le laissait ensuite tomber de haut et on l'arrêtait brusquement dans sa chute avant que ses pieds touchassent le plancher. Parfois, pour rendre le supplice plus pénible, on suspendait de lourds poids aux pieds du patient. Le rapport officiel affirme que la première application d'estrapade suffit à arracher à Savonarole des aveux complets ; mais on crut généralement, à cette époque, que le supplice avait été réitéré avec une extrême rigueur[12].

Quoi qu'il en soit, le système nerveux de Savonarole était trop sensible pour qu'il pût supporter une souffrance qu'il savait devoir être indéfiniment renouvelée par des hommes décidés à obtenir ce qu'ils voulaient. Il demanda que la torture fût suspendue, promettant de révéler tout ce qu'il savait. Son interrogatoire dura jusqu'au 18 avril ; mais, quelle que fût sa bonne volonté, il fallut retoucher sa confession avant de la rendre publique. On trouva pour cette besogne infâme un serviteur diligent en la personne de Ser Ceccone. Ancien partisan des Médicis, sauvé de la mort par Savonarole qui lui avait donné secrètement asile à Saint-Marc, cet homme paya sa dette de reconnaissance en assassinant son bienfaiteur. En sa qualité de notaire, il était familier avec ce genre de travail : sous ses doigts habiles, les réponses décousues de Savonarole prirent la forme d'un récit qui est la plus abjecte des confessions et où l'accusé trahissait tous ses amis[13].

II reconnaissait avoir été, dès le début, un imposteur, un homme de mauvaise foi, dont le seul but était d'acquérir la puissance en trompant le peuple. Si son projet de convocation d'un concile avait abouti à son élection à la papauté, il n'aurait pas refusé cette dignité ; mais, alors même qu'il n'en eût pas été ainsi, il serait devenu l'homme le plus puissant de la terre. Pour servir ses desseins, il avait armé les citoyens les uns contre les autres et provoqué une rupture entre la cité et le Saint-Siège, en s'efforçant de constituer un gouvernement copié sur la république de Venise, avec, pour doge perpétuel, Francesco Valori. L'esprit du procès apparait clairement dans le peu d'attention qu'on prêtait à ses aberrations spirituelles, seuls crimes, peur-tant, dont on pût le convaincre, et dans la prolixité des détails concernant son activité politique et ses relations avec tous les citoyens qu'on voulait associer à sa ruine. Si l'on avait prétendu observer les formes judiciaires habituelles, l'excès même de l'humilité dont il faisait étalage aurait dépassé le but de ses ennemis. En le forçant à avouer qu'il n'était pas prophète, qu'il avait secrètement cru à la validité de l'excommunication papale, on le déchargeait de l'accusation d'hérésie persistante et l'on ne pouvait plus légalement le condamner qu'à une pénitence. Mais on ne songeait nullement à se cantonner dans les limites de la loi ; le point essentiel était d'abord de le discréditer auprès du peuple ; ensuite, on pourrait impunément perpétrer le meurtre judiciaire[14].

Sur le premier point, on réussit à merveille. Le 19 avril, dans la grande salle du conseil, la confession fut lue publiquement en présence de tous ceux qui voulurent l'entendre. L'effet produit par cette lecture nous est décrit par le bon Luca Landucci, qui avait été un partisan sincère et dévoué, bien que timide, de Savonarole, et qui s'affligea amèrement de voir s'envoler ses illusions, s'évanouir les rêves magnifiques auxquels s'étaient complu les disciples. Son angoisse fut profonde lorsqu'il entendit la confession d'un homme « que nous tenions pour un prophète et qui, en ce jour, avouait qu'il n'était pas prophète et que sa prédication ne lui avait pas été révélée par Dieu. Je fus stupéfié, toute mon âme se remplit de douleur devant la ruine de cet édifice qui s'écroulait parce qu'il était fondé sur le mensonge. J'avais espéré voir Florence devenir une Jérusalem nouvelle, d'où seraient sortis les lois, la splendeur et l'exemple de la sainte vie ; j'avais espéré voir l'Église rénovée, les Infidèles convertis et les bons comblés de joie. Tout cela était ruiné à mes yeux et je dus boire cette affreuse potion » — métaphore assez naturelle, puisque Landucci était apothicaire.

Pourtant, la Seigneurie n'était pas encore satisfaite. Le 21 avril, un second procès fut ordonné ; Savonarole fut à nouveau torturé et on lui arracha de plus amples aveux au sujet de ses actes politiques. En même temps on arrêta en masse les individus compromis par sa confession et par les aveux de Domenico et de Salvestro. La terreur fut telle qu'un grand nombre de ses partisans s'enfuirent de la ville. Le 27, les prisonniers furent menés au Bargello et torturés si cruellement que, durant toute l'après-midi, leurs cris parvinrent aux oreilles des passants ; mais on ne put tirer d'eux aucune charge contre Savonarole. Les magistrats en fonction n'avaient plus, pour agir, beaucoup de temps devant eux, car leurs pouvoirs expiraient à la fin du mois ; il est vrai que par des moyens illégaux et arbitraires ils avaient assuré leur succession à des hommes de leur bord. Leur dernier acte officiel fut, le 30, le bannissement de dix citoyens accusés et l'infliction, à vingt-trois autres, de diverses amendes se montant en tout à douze mille florins.

La nouvelle Seigneurie, qui entra en charge le fermai, libéra immédiatement les citoyens emprisonnés, mais garda Savonarole et ses compagnons. Ceux-ci, comme Dominicains, n'étaient pas justiciables du pouvoir civil ; mais la Seigneurie demanda aussitôt à Alexandre l'autorisation de les condamner et de les exécuter. Le pape refusa et ordonna qu'on les livrât à sa justice, ordre qu'il avait déjà donné lorsqu'il avait appris l'arrestation de Savonarole. La république opposa à cet ordre quelques objections, sans doute en raison du fait, confidentiellement allégué à l'ambassadeur, que Savonarole connaissait trop de secrets d'État pour qu'on pût le livrer à la Curie romaine ; mais on proposa que le pape envoyât à Florence des commissaires chargés de mener la procédure en son nom. Alexandre consentit à cet arrangement. Par un bref du 14 mai, l'évêque de Vaison, suffragant de l'archevêque de Florence, fut invité à dégrader les inculpés des saints Ordres, à la réquisition des commissaires qui avaient reçu mission de diriger l'interrogatoire et le procès jusqu'à la sentence finale. L'Inquisition ne fut pas appelée à fournir des membres à cette commission pontificale. En effet, le Saint-Office était tombé trop bas dans l'estime de la population pour qu'on lui confiât une affaire aussi-importante ; de plus, en Toscane, l'Inquisition était franciscaine. Or, accorder une autorité spéciale à l'inquisiteur actuel, Fra Francesco da Montalcino, aurait été peu judicieux, étant donné la part prise par les Franciscains à la chute de Savonarole. Alexandre montra, en cette occasion, sa finesse habituelle : il choisit, pour cette besogne infâme, le général des Dominicains, Giovacchino Torriani, qui avait la réputation d'être un homme d'âme douce et pitoyable. Il fut d'ailleurs « l’homme de paille », derrière lequel se cachait le véritable acteur, son collègue Francesco Romolino, clerc de Lérida, dont le zèle en cette affaire fut rémunéré par le chapeau de cardinal et l'archevêché de Palerme. Ces hommes furent des exécuteurs plutôt que des juges ; la cause avait été jugée d'avance à Rome. Romolino déclarait à qui voulait l'entendre : « Nous aurons un beau feu de joie, car j'ai la sentence dans ma poche ! »[15]

Les commissaires arrivèrent à Florence le 19 mai et, sans perdre de temps, menèrent à bien leur mission. Le seul résultat de l'intervention pontificale fut de soumettre les victimes à un surcroit de souffrance et d'opprobre. Le respect de la forme voulait que les juges envoyés par le pape, au lieu d'accepter la procédure acquise, fissent subir à Savonarole un troisième procès. Amené devant Romolino le e, Savonarole rétracta la confession arrachée par la torture et affirma qu'il était un messager envoyé de Dieu. D'après les règles inquisitoriales, cette rétractation de confession faisait de lui un hérétique relaps, qu'on pouvait brûler sans autre cérémonie ; mais ses juges voulaient obtenir des renseignements auxquels tenait Alexandre et. le malheureux fut encore soumis plusieurs fois à l'estrapade ; il finit par révoquer sa rétractation. La question de savoir si le cardinal de Naples avait été associé au projet de convocation d'un concile général fut l'objet d'interrogatoires spéciaux ; sous l'effet de la torture réitérée, Savonarole en arriva à reconnaître ce fait le 21 ; mais, le 22, il se rétracta. La confession entière, bien que retouchée adroitement par Ser Ceccone, ressemblait tant à la première qu'on ne la publia jamais. Peu importait, d'ailleurs ; car toute l'affaire n'était qu'une effrontée parodie de la justice. Par suite de quelque oubli, le nom de Domenico da Pescia ne figurait pas sur le mandat pontifical. Ce personnage n'avait en lui-même aucune importance, mais de zélés Florentins avertirent Romolino qu'il y aurait danger à épargner cet homme ; le commissaire répondit négligemment : « Un frataccio de plus ou de moins, cela ne fait pas grande différence », et le nom du malheureux fut ajouté à la sentence. Domenico était hérétique impénitent, car il avait subi avec une fermeté héroïque les plus atroces tortures, sans rétracter sa foi en son prophète bienaimé[16].

Du moins épargna-t-on aux accusés les tourments de l'attente. Le jugement fut rendu le 22. Ils étaient condamnés comme hérétiques et schismatiques, rebelles à l'Église, semeurs d'ivraie, violateurs du secret des confessions, et devaient être abandonnés au bras séculier. Pour justifier la « relaxation s, il fallait que l'inculpé fût hérétique relaps ou impénitent et l'on ne voyait pas que Savonarole fût l'un ou l'autre. Il s'était toujours déclaré, prêt à rétracter toute assertion -que Rome jugerait erronée. Il avait confessé tout ce qu'on exigeait de lui, et sa rétractation, après la suspension de la torture, ne fut pas considérée comme « rechute s, puisque ses compagnons et lui furent admis à la communion, avant le supplice, sans subir la formalité de l'abjuration, ce qui indique qu'ils n'étaient regardés ni comme hérétiques, ni comme exclus de l'Église. D'ailleurs, comme si l'ont eût voulu mettre le comble aux nombreuses incorrections de cette affaire, on permit à Savonarole d'officier en personne et de célébrer les mystères sacrés, le matin même de l'exécution. Mais que valaient des arguments juridiques aux yeux d'un Borgia assoiffé de vengeance ? La veille au soir, un grand bûcher fut dressé sur la Piazza. Le 23 mai, au matin, eut lieu la dégradation publique, après quoi les condamnés furent livrés aux magistrats séculiers. Fut-ce par hypocrisie ou par remords que Romolino crut bon, à ce moment, d'accorder à ses victimes, au nom d'Alexandre, la rémission plénière de leurs péchés ? A toutes ces irrégularités la Seigneurie en ajouta une autre en modifiant la peine ordinaire : les condamnés furent pendus avant d'être livrés aux flammes ; ils subirent leur peine en silence.

On veilla avec soin à ce que les corps fussent entièrement consommés par le feu ; puis on recueillit scrupuleusement les moindres parcelles de cendres, que l'on jeta dans l'Arno pour empêcher que les disciples en fissent des reliques. Pourtant, au péril de leur vie, certains fidèles réussirent secrètement s'emparer de quelques charbons qui surnageaient, de quelques débris de vêtements qu'on conserva comme des trésors et qu'on vénéra jusqu'aux temps modernes. Si beaucoup de disciples, comme le bon Landucci, perdirent leurs illusions, nombre d'autres persistèrent dans leur foi et vécurent longtemps dans l'attente journalière de la venue de Savonarole, qui, nouveau Messie, rénoverait le christianisme et convertirait les Infidèles. Le sort terrible de Savonarole produisit une impression si profonde et si durable que, pendant plus de deux siècles, jusqu'en 1703, le lieu de l'exécution fut secrètement jonché de fleurs durant la nuit de l'anniversaire, le 23 mai[17].

Les commissaires pontificaux firent une abondante récolte en citant à Rome les partisans de Savonarole et en spéculant-sur la frayeur de ces gens pour leur vendre des immunités. Florence même ne tarda pas à éprouver les effets de la réaction contre les habitudes rigoristes que Savonarole avait imposées aux citoyens. De nouveau les rues se remplirent d'insolents batailleurs ; les querelles, les assassinats redevinrent fréquents ; la passion du jeu fut effrénée ; la licence régna en souveraine. Il semblait, dit Nardi, qu'une loi eût proscrit la décence et la vertu ; on déclarait communément que, depuis la venue de Mahomet, jamais pareille honte n'avait été infligée à l'Église de Dieu. On aurait cru, rapporte Landucci, que l'enfer s'était déchaîné sur la terre. De gaieté de cœur, comme pour montrer à l'Église ce qu'étaient les alliés auxquels elle avait eu recours pour écraser une réforme odieuse, la veille de Noël de la même année, on introduisit dans la cathédrale un cheval que l'on mit à mort par la torture, on lâcha des chèvres dans Saint-Marc, et, dans toutes les églises, on mit de l’assa fœtida dans les encensoirs ; pourtant, on ne voit pas qu'aucun châtiment ait été infligé aux auteurs de ces sacrilèges publics. L'Église, pour parvenir à ses fins, s'était servie des impies ; elle ne pouvait se plaindre qu'ils rémunérassent de la sorte l'appui dégradant qu'elle leur avait prêté.

Savonarole avait bâti son édifice sur le sable et tout avait été emporté par le torrent. Pourtant, bien qu'il ait été exécuté comme hérétique, l'Église a tacitement confessé son propre crime en reconnaissant que le supplicié était, non pas un hérétique, mais plutôt un saint. Le moyen le plus commode d'échapper à toute responsabilité consistait, comme le fait. Luc Wadding, à renvoyer toute l'affaire devant le mystérieux tribunal de Dieu. Torriani et Romolino, après avoir brûlé Savonarole, ordonnèrent le 27 mai, sous peine d'excommunication, qu'on leur livrât tous ses écrits ; mais ils ne purent découvrir dans ces livres aucune opinion hérétique et durent les restituer à leurs détenteurs sans y changer un mot. Peut-être eût-il mieux valu procéder à cet examen avant de condamner le malheureux. Paul Ill déclara qu'il tiendrait pour hérétique quiconque attaquerait la mémoire de Frère Jérôme ; puis Paul IV fit soigneusement examiner les œuvres de Savonarole par une commission spéciale, qui affirma n'y avoir relevé aucune hérésie. Quinze sermons où le Frère dénonçait les abus ecclésiastiques furent, ainsi que le traité De Veritate Prophetica, mis à l'index donec corrigantur, non comme hérétiques, mais comme impropres à être donnés en lecture à la généralité des fidèles. Benoît XIV, dans son important ouvrage De servorum Dei beatificatione, fait figurer le nom de Savonarole dans la liste des saints et des hommes célèbres par leur sainteté. On autorisa la vente publique d'images où Savonarole était paré de l'auréole de gloire ; saint Filippo Neri portait toujours sur lui une de ces images. Saint François de Paule tenait Jérôme pour un saint ; sainte Catarina Ricci l'invoquait souvent comme un saint dont elle croyait le suffrage particulièrement efficace. Quand on canonisa Catarina, cette pratique fut soumise à la critique du consistoire et discutée avec soin. Prospero Lambertini, le futur Benoit XIV, était alors Promotor Fidei ; il fit, sur cette affaire, une rigoureuse enquête et conclut que le fait ne diminuait en rien les mérites de sainte Catarina. Benoit XIII étudia également la question d'une manière approfondie et, redoutant de voir surgir à nouveau la vieille controverse sur la légalité de la condamnation de Savonarole, ordonna que toute discussion cessât à ce sujet ; c'était reconnaître implicitement la sainteté du martyr. A Santa Maria Novella et à Saint Marc, Savonarole est représenté comme un saint et, dans les fresques du Vatican, Raphaël l'a placé au nombre des docteurs de l'Église. Les Dominicains chérirent longtemps sa mémoire et virent volontiers en lui un prophète authentique, un saint auquel ne manquait que la canonisation. En 1598 ; quand Clément VIII souhaita d'acquérir Ferrare, il fit vœu, dit-on, s'il réussissait, de canoniser Savonarole ; l'espoir des Dominicains fut, à ce moment, si ardent qu'ils composèrent à l'avance les litanies du nouveau saint. D'ailleurs, dans nombre de couvents dominicains, au cours du XVIe siècle, on célébra un service en l'honneur du martyr à l'anniversaire de l'exécution. Ainsi la merveilleuse carrière de Savonarole constitue la contrepartie exacte de celle de son compatriote, le Ferrerais Armanno Pongilupo : celui-ci fut vénéré comme un saint, puis brûlé comme un hérétique ; Savonarole fut brûlé comme un hérétique et vénéré plus tard comme un saint[18].

 

 

 



[1] Une confusion extrême règne parmi les auteurs au sujet de ces faits. J'ai suivi pas à pas les recherches saignées de Schumacher, p. 219-23.

[2] Ce fut probablement comme émanation du saint pouvoir du Siège Apostolique que l'Inquisition reçut juridiction sur les faussaires qui contrefaisaient ou altéraient les bulles papales. On sait que cette industrie fut une des inévitables conséquences de l'autocratie de Rome. Amati a publié, dans l'Archivio Storico Italiano (n° 38, p. 6), des lettres de 1597 donnant mandat à Fra Grimaldo da Prato, inquisiteur de Toscane, pour agir en pareille occurrence.

[3] Clément IV (Gui Foucoix) passait pour un des meilleurs légistes de son temps ; mais dans sa sévère application de la loi contre Manfred, il n’eut pas l'appui unanime des cardinaux. Le 20 février, il écrit au cardinal de S. Martino, son légat dans la Marche d'Ancône, pour lui demander son avis à ce sujet. Manfred et Uberto Pallavicino avaient tous deux été cités à comparaitre pour hérésie. Manfred avait envoyé des délégués pour offrir de le laver de l'accusation ; mais Uberto, qui avait méprisé la sommation, était hérétique rebelle. Aussi nul ne s'opposait à la condamnation de ce dernier ; mais certains cardinaux jugeaient raisonnable l’excuse de Manfred qui voyait l'ennemi à ses portes, bien qu'il eût pu, en cédant tout, détourner l'attaque. — Clament. PP. IV. Epist. 232 (Martène, Thesaur. II. 279).

[4] Même le pieux et sage Muratori ne peut s'empêcher de stigmatiser la bulle de Clément contre les Vénitiens, comme la pis terribile ed ingiusta botta che si sia mai udita. (Annal. ann. 1309). Nous avons vu, à propos de Florence, quelle autorité ces mesures permettaient à la papauté d'exercer sur les républiques commerçantes de l'Italie. En 1281, quand Martin IV se querella avec la cité de Forli et l'excommunia, il ordonna, sous peine d'excommunication, irrévocable même à l'article de la mort, que quiconque devait de l'argent aux citoyens déchirât et acquittât la dette entre les mains de ses représentants. Il récolta ainsi plusieurs milliers de livres appartenant à ses ennemis. — Chron. Parmens. ann. 1281 (Muratori, S. R. I. IX. 797).

[5] Une bulle de Jean XXII, du 28 janvier 8322, ordonnant la vente d'indigences an profit de la croisade du cardinal Bertrand, allègue, comme raison de l'attaque, l’hérésie de Visconti et son relus d'obéir aux citations. — Regest. Clem. PP. V, Rome, 1885, t. I. Prolegom. p. CXCVIII.

[6] Malgré la décision de Benoit, Matteo et ses fils, Galeazzo, Marco et Stefano, n'étaient pas encore ensevelis chrétiennement en 1353 ; le dernier des fils, Giovanni, tenta alors, une fois de plus, d'obtenir pour eux une sépulture en terre sainte. — Raynald. ann. 1353, n° 28.

[7] Cette façon abusive de faire servir le pouvoir spirituel à des fins d'extension territoriale n'échappa pas à l'incisive satire d'Erasme. Il peint « cette terrible foudre qui, sur un sine de tête du maitre, envoie au fond de l'enfer les âmes des mortels, et que les vicaires du Christ déchainent avec une rage particulière contre ceux qui, à l'instigation du Démon, cherchent à grignoter une parcelle du Patrimoine de Pierre. C'est de ce nom qu'ils désignent les territoires et les revenus pour la défense desquels ils luttent par le feu et le glaive, et répandent tant de sang chrétien, croyant détendre, comme des apôtres, l'Eglise, fiancée du Christ, et mettant en fuite ceux qu'ils Flétrissent comme ses ennemis, alors qu'elle ne saurait avoir de pires ennemis que des pontifes impies ». — Encom. Moriæ. éd. Lipsiens. 1839, II, 379. — En 1376, le massacre de Cesena montra que ces guerres papotes n'avaient pas changé de caractère depuis les horreurs de Ferrare. Le légat pontifical, Robert, cardinal de Genève, fit passer au Ill de l'épée tous les habitants, sans distinction d'âge ou de sexe, bien que ras malheureux, avant d'admettre dons leur tille les bandits et leur chef, eussent été assurés, par un cernent solennel, qu'au-une violence ne leur serait faite. Il y eut, dit-on, cinq mille victimes. — Poggii, Hist. Florentia, lib. II, ann. 1376.

[8] Villari établit (Le Storia di Ger. Sanonarola, Firenze, 1887, I. p. VIII-XI) que la biographie attribuée à Burlamacchi est un rifacimento d'une biographie manuscrite rédigée en latin par un disciple de Savonarole. Je profiterai de cette occasion pour exprimer ma reconnaissance à M. Villari qui m'a fait tenir, avant la publication, le second volume de la nouvelle édition de son œuvre bien connue.

[9] Dans sa confession du 21 mai, Savonarole déclara que l’idée du concile ne s'était présentée à son esprit que trois mois auparavant (Villari, Il. App. CXCII).

[10] Voir ce que dit un contemporain, Glassberger, de la tentative d'André de Krain. Une année d'emprisonnement dans les chaines épuisa le courage d'André, qui rédigea une rétractation solennelle de ses invectives contre le Saint-Siège. Ce document fut envoyé, avec une demande de grâce, à Sixte IV, qui accorda le pardon ; mais, avant le retour des messagers, le malheureux réformateur se pendit dans sa cellule (ubi sup. ann. 1483).

[11] Les bons Florentins ne manquèrent pas de faire observer que la mort soudaine de Charles VIII, le 7 avril même, fut le châtiment de ce roi pour avoir abandonné Savonarole et la république. — Nardi, lib. II, p. 80.

[12] Violi (Villari, II. App. CXVII-CXVIII) déclare que la torture fut appliquée à diverses reprises, qu'un soir il fut quatorze fois précipité du haut de la poulie jusqu'au plancher, et que ses bras étaient blessés au point qu'il ne pouvait se servir de ses mains pour manger. Il doit y avoir là une exagération, attendu que Savonarole écrivit en prison plusieurs traités de piété. Burlamacchi dit qu'il fut plusieurs fois torturé par la corde et par le feu (p. 566, 568). Burchard, le protonotaire papal, affirme qu'il fut torturé sept fois ; or, Burchard devait être renseigné et n'exagérait vraisemblablement pas (Burch. Diar. ap. Preuves des Mémoires de Commines, Bruxelles, 1706, p. 424). Commines, historien bien informé, dit qu'ils le gesnèrent à merveilles (Mémoires, lib. VIII, ch. 19). Mais le témoignage le plus pro-. Kant est fourni par la Seigneurie, qui, répondant aux reproches d'Alexandre touchant sa lenteur, déclara qu'elle avait eu affaire à un homme d'une rare endurance ; on l'avait assidûment torturé pendant plusieurs jours pour tirer de lui peu d'aveux, qu'on dissimulerait jusqu'à ce qu’on eût réussi à lui arracher tous ses secrets (Villari, II, 497).

[13] La légende de Savonarole rapporte que le Frère annonça à Ser Ceccone que celui-ci mourrait dans l'année, s'il ne faisait pas disparaître de la confession certaines interpolations ; la prédiction s'accomplit, ajoute-t-on, car Ceccone mourut dans le délai fixé, sans être muni des sacrements et en refusant, dans son désespoir, les secours de la religion (Burlamacchi, p. 575. — Violi, Villari, II. App. CXXVII). — Ceccone accomplit la même besogne lors de la confession de Fra Domenico. (Villari, App. Doc. XXVII).

[14] Violi rapporte que la confession retouchée par Ceccone fut imprimée et mise en circulation par la Seigneurie pour justifier sa conduite ; mais cette publication eut si peu de succès auprès du peuple qu'au bout de quelques jours une proclamation ordonna la restitution de tous les exemplaires (Villari, I. App. p. CXIV).

[15] Le cardinal Romolino mourut, chargé de jours et d'honneurs, en 1518. — Paridis de Grassis, Diariu, Rome, 1884, p. 61.

[16] L'interrogatoire de Savonarole en présence de Romolino présente une particularité que je n'ai pas vu relater ailleurs. Le 21 mai, Savonarole fut soumis à une nouvelle torture, avant qu'on lui demandât confirmation des dépositions qu'il venait de faire sous le coup de tortures réitérées (Villari, II, App. CXCVI.)

[17] Burlamacchi rapporte (p. 570-1) qu'on conserva à la vénération des fidèles un bras, une main et le cœur de Savonarole ; mais c'est là évidemment une légende, inventée pour justifier l'authenticité des reliques.

[18] Burlamacchi et Boltonio (Baluze et Mansi, I, p. 571-83) ont pieusement relaté un catalogue complet des miracles dus à l'intercession de Savonarole.