HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE CARNOT

 

CHAPITRE VI. — LE PREMIER MINISTÈRE RIBOT.

6 Décembre 1892-6 Avril 1893. - Un ministère de concentration et de liquidation.

 

 

Appel à MM. Henri Brisson, Casimir-Périer et Develle. — Succès de M. Ribot. — Le Cabinet Ribot. — M. Ribot avant la présidence du Conseil. — L'atmosphère politique pendant l'affaire de Panama. — Attitude de l'étranger. — La Déclaration. — Interpellation Hubbard. — La Commission de « l'honneur parlementaire ». — M. Quesnay de Beaurepaire. — La confiance du Sénat. — Démission de M. Rouvier. — MM. Clémenceau, Cornélius Herz et Jacques de Reinach. — M. Tirard aux Finances. — La proposition Pourquery de Boisserin. — Poursuite correctionnelle et information criminelle. — La banque Thierrée. — Suspension de cinq immunités parlementaires a la Chambre. — M. Déroulède et Clemenceau. — Suspension de cinq immunités parlementaires au Sénat. — Attitude du Gouvernement. — Déposition Andrieux devant la Commission d'enquête. — Interpellation Millevoye. — La loi sur l'arbitrage. — Rejet de l'accord commercial franco-suisse. — Vote de deux douzièmes provisoires. — Le Jubilé de Pasteur. — La session ordinaire de 1890. — Echec de M. Floquet à la présidence. — Discours des présidents des deux Chambres. — Changements ministériels. — Les nouveaux titulaires. — Interpellation Hubbard. — Discussion des fonds secrets à la Chambre ; Discussion de la loi sur les manœuvres contre le crédit public. — Arrêt de la Chambre des mises en accusation (7 Février). — Interpellation Gonssot : intervention de M. Cavaignac. — Arrêt de la première Chambre de la Cour d'appel de Paris (9 Février). — Interpellation Leydet. — L'incident de Bâle. — Le procès en Cour d'assises. — La déposition de Mme Cottu. — La déposition de M. bourgeois. — Interpellation Armand Després. — M. Ribot et l'X de la liste Andrieux. — L'œuvre législative à la Chambre. — Le budget de )893. — Les budgets des Affaires Étrangères, des Cultes et de la Marine. — L'œuvre législative au-Sénat. — Démission de M. Le Royer. — Election de M. Jules Ferry. — Election de M. Challemel-Lacour. — Le budget au Sénat. — Opposition de la Commission du budget de la Chambre. — Un quatrième -douzième provisoire. — Chute du Ministère Ribot. — Les relations extérieures sous ce Ministère. — Appréciation générale.
 

L'histoire du Ministère Ribot peut et doit être racontée rapidement elle n'est, en-effet, ni longue, ni intéressante ; en revanche, elle est fort triste.

Après la chute de M. Loubet, M. Carnot, conformément à toutes les règles parlementaires et à la logique, avait fait appeler le chef de la nouvelle majorité, le président de la Commission d'enquête, l'homme intègre par excellence, M. Henri Brisson. Celui-ci, que l'ambition n'a jamais guidé, après avoir sollicité le concours de M. Casimir-Périer parmi les modérés, celui de M. Bourgeois parmi les radicaux et s'être heurté à un double refus, avait décliné la mission qui lui était offerte. Le 2 Décembre M. Casimir-Périer, répondant à l'appel du Président de la République, se mettait en campagne à son tour, essayait d'une combinaison où les radicaux auraient eu leur place et, sur le refus que lui opposait M. Bourgeois, faisait à M. Carnot la même réponse que M. Henri Brisson. M. Develle, convoqué en troisième lieu, renonçait lui aussi, après deux jours de vaines démarches, et M. Ribot réussissait enfin où ses trois collègues avaient échoué le 6 Décembre, il constituait l'administration qui porte son nom.

Elle n'était autre que l'administration précédente avec deux ministres en moins MM. Ricard et Jules Roche deux ministres en plus MM. Siegfried et Ch. Dupuy ; M. Siegfried remplaçait M. Jules Roche au Commerce et à l'Industrie ; M. Ch. Dupuy prenait l'Instruction Publique, les Beaux-Arts et même les Cultes, à la place de M. Bourgeois qui passait à la Justice. Tous les autres ministres conservaient leurs portefeuilles M. Loubet l'Intérieur, M. de Freycinet la Guerre, M. Burdeau la Marine, M. Ribot les Affaires Étrangères auxquelles il joignait la Présidence du Conseil, M. Rouvier les Finances, M. Viette les Travaux Publics, M. Develle l'Agriculture. M. Jamais conservait le sous-secrétariat des Colonies rattachées à la Marine. On attribuait le départ de M. Ricard aux hésitations qu'il avait montrées dans ses relations avec la Commission d'enquête et dans la direction imprimée à l'action publique. Quant aux motifs du départ de M. Jules Roche, qui avait fait partie des deux administrations précédentes, qui avait fait preuve au Commerce d'une remarquable compétence et à la tribune d'un talent non moins remarquable, ils ne devaient être entrevus que dans la fameuse séance où fut déposée contre cinq députés une demande en autorisation de poursuites.

En somme le nouveau Cabinet, avec un nouveau président du Conseil, était la reproduction, la copie, le fac-similé de l'ancien. Membre de la fraction la plus modérée de la Gauche, de celle que l'on appelait autrefois le Centre Gauche, M. Ribot était venu à la République avec M. Dufaure. Il lui avait apporté des convictions profondes, des connaissances étendues et une éloquence sobre et puissante à la fois. Sa présence à la tête du Cabinet semblait indiquer que la besogne nécessaire d'épuration serait vite faite et bien faite, que le Gouvernement ne reculerait devant aucune considération de personnes ; qu'il saurait atteindre tous ceux qui s'étaient compromis ; soit dans l'administration de la Compagnie de Panama, soit dans le monde parlementaire. Elle semblait dire que la lumière luirait enfin, que la vérité serait proclamée, mais qu'elle n'aurait jamais les allures du scandale. On savait, on croyait M. Ribot assez ami de l'ordre pour être certain que les principes essentiels du gouvernement, de tout gouvernement, seraient sauvegardés et, en même temps, assez versé dans la science du jurisconsulte pour ne pas entamer étourdiment, sous la pression des hommes politiques ou d'une opinion publique affolée, des poursuites destinées à un piteux avortement. Telles étaient les espérances que l'avènement du Ministère du 6 Décembre faisait concevoir.

Ces espérances n'allaient se réaliser que dans une assez faible mesure. Comme ses prédécesseurs M.1Ribot allait être à la merci des événements ; il allait se trouver, lui aussi, mal à l'aise dans l'atmosphère d'insalubrité que la lamentable affaire de Panama avait répandue sur la France.

Pendant qu'à la Chambre on empiétait sur le domaine des magistrats, les prétoires retentissaient de discussions qui rappelaient plutôt la politique que la justice. De toutes parts, c'était à qui se substituerait aux juges ou à la police, à qui ferait son enquête particulière, en vidant tous les portefeuilles suspects, à qui organiserait ce que l'on a fort bien appelé le coup de théâtre de la dénonciation. Pas un jour ne se passait sans que la presse révélât quelque nouveau scandale, vrai ou faux, surtout faux et les amateurs de ce sport attendaient fiévreusement leur journal du matin ou du soir, avides de savoir quelle renommée intacte jusque-là était salie, quel parlementaire avait trafiqué de son mandat, quel financier avait mis fin à ses jours ou passé la frontière. L'étranger même s'en mêlait, fidèle à l'éternelle tactique qui consiste à travailler à la déconsidération et à l'isolement de la France, à renouer contre elle la coalition de la défiance. Interrogé à la Chambre des Communes, sur l'existence de négociations avec la France, au sujet de la fin de l'occupation anglaise en Égypte, le grant old man répondait, avec une commisération humiliante pour la France, qu'il s'était abstenu de négocier, par égard pour nous et pour nous ménager dans nos cruelles épreuves intérieures ; L'Allemagne avait beau avoir son Panama militaire avec l'affaire Ahlwardt, l'Italie avait beau avoir ses scandales pires que les nôtres, il semblait que seuls nous fussions, en cause, grâce à ce privilège que nous avons d'être des initiateurs, des innovateurs, de précéder tous les autres peuples dans la voie du progrès et de sembler les dépasser en tout, dans le bien parce que nous le proclamons volontiers, dans le mal parce que nous sommes infatigablement nos propres détracteurs.

Du 8 Décembre, date de la lecture de la Déclaration ministérielle, au 24 Décembre, date de la clôture de la ~session, chaque journée est marquée par un incident nouveau et quelques-uns de ces incidents ont une véritable grandeur' dramatique. Le Ministère assiste aux événements et aux discussions de la Chambre et du Sénat, plutôt qu'il ne les dirige ou ne les inspire, bien que les votes de confiance ne lui fassent défaut ni dans l'une ni dans l'autre Assemblée : Le 8 Décembre est lue une brève et énergique Déclaration, où il est dit que la situation exige impérieusement une lumière complète et de promptes résolutions, que l'accord entre la Commission d'enquête et le Gouvernement assurera la pleine manifestation de la vérité. Quelques jours auparavant M. Loubet, président du Conseil, avait déclaré que le Gouvernement était impossible dans ces conditions ; M. Loubet, avec presque tous ses anciens collègues, faisait encore partie du Ministère qui déclarait que le Gouvernement n'était possible que dans ces conditions nouvelles. Pour accentuer la victoire de la Commission un député radical, M. Hubbard, demanda à interpeller sur le concours que le Ministère du 6 Décembre entendait prêter à la Commission d'enquête. Le garde des sceaux partageait-il l'opinion du procureur général près la Cour d'appel de Paris, M. Quesnay de Beaurepaire, qui avait refusé, en s'appuyant sur les vrais principes et surtout sur celui du secret de l'instruction, la communication du dossier judiciaire à la Commission d'enquête, ? Se plaçant à un autre point de vue M. Quesnay de Beaurepaire, dans un rapport adressé à l'ancien garde des sceaux, M. Ricard, avait contesté la légalité de l'autopsie du baron Jacques de Reinach. Enfin, il avait approuvé les poursuites contre les administrateurs du Panama, dans un premier rapport, et il avait semblé revenir sur cette opinion dans un second rapport, adressé, comme le précédent, à M. Ricard.

M. Bourgeois répondit à M. Hubbard que le baron de Reinach serait autopsié le 10 Décembre et qu'un délégué du Gouvernement assisterait à la levée des scellés apposés chez lui. Le dossier judiciaire, refusé par le procureur général, serait communiqué, à titre confidentiel, à la Commission que le Gouvernement considérait, non pas comme une juridiction en dehors et au-dessus des autres juridictions du pays, mais comme « une sorte de Commission de l'honneur parlementaire ». M. Brisson et les Commissaires enquêteurs ayant ainsi reçu toute satisfaction, un ordre du jour de MM. Félix Faure et Royer, qui approuvait les déclarations du Gouvernement, réunit 307 voix contre 100, un tiers de la Chambre s'abstenant.

Le lendemain M. Quesnay de Beaurepaire était remplacé par M. Tanon. Il quittait le Parquet de la Cour d'appel pour un siège inamovible de président de Chambre à la Cour de cassation et il se retirait avec la réputation d'un magistrat inflexible sur les principes, qui se refusait à subordonner la justice à la politique. Quelques années plus tard, dans une affaire plus grave encore, que l'on a pu appeler le plus grand procès du siècle, ce même magistrat devait subordonner toutes les considérations de justice à des considérations exclusivement politiques.

Le 't2 Décembre, le Sénat fit connaitre son sentiment sur le nouveau Cabinet. M. Lacombe, qui l'avait interpellé, l'engageait à maintenir fermement la Commission d'enquête dans la légalité. La réponse de M. Bourgeois ne pouvait être très nette, après les déclarations qu'il avait faites le 8 Décembre à la Chambre. Aussi M. Ribot prit-il la parole pour transformer et élever la question de M. Lacombe et solliciter l'entière confiance du Sénat. Il était prêt à ressaisir dans leur plénitude et à exercer tous les droits qu'il tenait de la Constitution, à défendre énergiquement la République, qui du reste n'était pas en danger, parce qu'elle ne saurait être compromise par des défaillances individuelles. S'il rencontrait un peu de boue sur son chemin, il l'écarterait du pied. M. Ribot fit une sérieuse impression sur le Sénat et l'ordre du jour de confiance, déposé par M. Hamel et M. Challemel-Lacour, réunit 228 voix contre 14. C'était une superbe majorité, mais l'impression de ceux qui avaient entendu le Gouvernement, le 8 à la Chambre et le 12 au Sénat, resta un peu confuse manifestement le langage n'avait pas été le même au Palais Bourbon et au Luxembourg.

A ce moment même d'ailleurs le Ministère rencontrait une première pierre d'achoppement six jours après sa constitution l'un de ses membres et non le moindre, M. Rouvier, était démissionnaire.

Le 12 au matin le Figaro, dans un article reproduit le soir même par toute la presse française et européenne, signalait les relations de M. Rouvier, alors qu'il était ministre des Finances, avec MM. Cornelius Herz et Jacques de Reinach. Ce dernier, victime du chantage en grand exercé par l'aventurier cosmopolite, avait eu recours à M. Clémenceau, puis au ministre des Finances et ayant trouvé le maître chanteur impitoyable il s'était donné la mort le lendemain de ce suicide, Cornelius Herz partait pour Londres. Les allégations du Figaro furent confirmées le 13 Décembre par la Justice : M. Clémenceau reconnut avoir accompagné MM. Rouvier et Jacques de Reinach chez Cornelius Herz et chez M. Constans. Le jour même, à la Chambre, M. Trouillot, député du Jura, demandait au Gouvernement si la démission du ministre des Finances était un fait accompli. Le président du Conseil. répondit affirmativement ; faisant allusion à l'article de la Justice, il dit que M. Rouvier s'était retiré, à la suite de révélations « qui n'entachaient en rien son honneur ». M. Rouvier, prenant la parole après le président du Conseil, avoua la démarche faite par lui, sur la demande de M. Jacques de Reinach, auprès de Cornelius Herz, reconnut que cette démarche était imprudente, mais essaya de la présenter comme un acte humain et généreux. L'incident fut clos, sans ordre du jour, à la suite d'un discours violent de M. Déroulède.

Le lendemain le Journal officiel annonçait la nomination de M. Tirard au ministère des Finances. M. Tirard avait été choisi sur le refus de M. Casimir-Périer. A cette nouvelle le 3 p. 100 tomba de 100,03 à 99,20 ; il devait, dans les derniers jours de l'année, descendre à 95,70. Ce n'est pas que le nom de M. Tirard inspirât la moindre défiance au monde de la Bourse et des affaires ; mais l'ancien président du Conseil remplaçait un ministre qui inspirait pleine confiance, qui avait rendu des services signalés au crédit public dans des circonstances graves. Une autre cause peut expliquer la baisse qui se produisit à la fin de 1892 on avait l'impression que dans ces tristes affaires, mal engagées, livrées à tous les hasards, la direction supérieure faisait défaut. Les événements de cette tragique quinzaine de Décembre, qu'il nous reste à exposer, vont confirmer cette impression.

Le 15 Décembre vint en discussion devant la Chambre une proposition de M. Pourquery de Boisserin, relative à la Commission d'enquête parlementaire. Le député de Vaucluse voulait que l'on mit à la disposition de cette Commission les juges d'instruction, armés de tous les pouvoirs que leur accorde le Code pénal. C'eût été la substitution aux magistrats réguliers d'enquêteurs temporaires et de la politique à la justice.

Un désaccord s'était naturellement produit à ce sujet entre le Gouvernement et la Commission. M. Brisson, sentant la partie perdue, se bornait à demander l'ajournement de la discussion. M. Bourgeois riposta que le Gouvernement considérerait l'ajournement comme une marque de défiance.' L'intervention de M. Ribot eut le même caractère que ses-Interventions précédentes. Il recommanda l'union entre républicains et prononça cette phrase significative « Ne voyez-vous pas que derrière toutes ces-vertus qui s'indignent, il y'a tout un plan et tout un dessein qui se révèlent à vos yeux ? » Le plan de tous les adversaires de la République était, en effet, bien visible et leur-dessein parfaitement clair. Ils voulaient, à l'approche des élections générales, englober tous les républicains dans les mêmes soupçons injurieux ; ils cherchaient une plate-forme qui leur permit de se faire entendre du suffrage universel. Leur calcul fut déjoué une fois encore et la discussion immédiate, appuyée par le Gouvernement, réunit 429 voix contre 122. L'un des membres de la Droite, M. Le Provost de Launay, revenant sur quelques scandales anciens, évoqua le souvenir de M. Wilson et, exploitant des scandales -plus récents, fit une allusion transparente à la croix de grand officier dé la Légion d'honneur accordée à M. Cornélius Herz. M. Le Provost de Launay avait déclaré, dans ses observations, que la non-divulgation du rapport de M'. Rousseau, envoyé sur les lieux en 1886, pour vérifier l'état dès-travaux de Panama, avait trompé l'opinion et par suite imposé de grosses pertes-à l'épargne française. Trois ministres répondirent à l'orateur de l'opposition : celui des Travaux Publics, pour affirmer que le rapport de M. Rousseau était favorable à la continuation de l'entreprise ; celui de la Guerre, pour rappeler que Cornelius Herz avait été décoré comme électricien et comme étranger, à titre de délégué des États-Unis à l'Exposition de 4881 ; celui de la Justice, pout" combattre la proposition de M. Pourquery de Boisserin qui méconnaissait lé principe de la séparation des pouvoirs ; M. Bourgeois fit pourtant une concession à M. Brisson : le Gouvernement consentirait à ouvrir une information sur les faits qui ressortiraient des procès-verbaux de la Commission. Cette concession ne sembla pas suffisante à M. Brisson, qui se plaignit des entraves apportées à t'œuvre des Commissaires et demanda énergiquement le passage à la discussion des articles. Après une courte et vive réplique du président du Conseil ce passage fut repoussé à la majorité de 8 voix il avait fallut, pour réunir 271 voix contre les 265 voix de la Commission, que 7 ministres et le sous-secrétaire d'État aux Colonies prissent part au vote.

Dès le lendemain 16 Décembre, le Gouvernement, pour frapper l'opinion par une apparence d'énergie, faisait arrêter trois des administrateurs qui ne devaient comparaître que le 10 Janvier devant la Cour d'appel de Paris MM. Charles de Lesseps, Marius Fontane et Cottu. Une information criminelle pour corruption de fonctionnaires avait été jointe à la poursuite correctionnelle c'est cette information qui avait amené les mesures rigoureuses prises contre MM. Charles de Lesseps, Marius Fontane, Cottu et aussi contre M. Sans-Leroy, ancien député, membre de la Commission des obligations à lots de 1888, accusé d'avoir changé d'opinion entre les deux délibérations et contribué à former dans la Commission une majorité favorable à l'émission. Pour prix de ce changement d'opinion, M. H. Sans-Leroy aurait touché de la Compagnie de Panama une somme de 300.000 francs.

La Commission d'enquête avait donc pu faire une découverte de quelque importance, même sans les pouvoirs extraordinaires qu'elle avait sollicités le 1S Décembre elle en fit d'autres qui eurent plus de retentissement encore. Dans les papiers d'une maison de banque, opérant pour le compte du baron Jacques de Reinach, on trouva 26 chèques représentant plus de trois millions qui auraient servi à rémunérer des concours politiques. Deux sénateurs et un député avaient acquitté des chèques ; les autres l'avaient été par des intermédiaires. Les journalistes qui menaient la campagne, contre ceux qu'ils appelaient les vendus et qui s'étaient transformés en autant déjuges d'instruction, prétendirent qu'une perquisition faite à la banque en question amènerait la découverte des talons des chèques et que ces talons fourniraient toutes les indications nécessaires.

M. Tanon, avec l'assentiment du garde des sceaux, ordonna la perquisition conseillée par la presse. Les résultats en furent tels que le procureur général put demander a la Chambre une autorisation de poursuites contre cinq de ses membres un ancien président du Conseil qui faisait partie du Cabinet Ribot et dont la parfaite honorabilité avait été proclamée à la tribune, M. Rouvier deux anciens ministres, MM. Jules Roche et Antonin Proust et deux députés, MM. Emmanuel Arène et Dugué de la Fauconnerie. Après une séance qui est restée dans toutes les mémoires et qu'un député boulangiste a racontée, avec un violent parti pris, sous ce titre : Leurs figures ; après que MM. Emmanuel Arène et Rouvier eurent présenté leur défense, celui-ci avec plus d'audace que d'habileté, celui-là avec une gravité émue qui sembla lui concilier son auditoire, la suspension de l'immunité parlementaire fut accordée, à l'unanimité et sans scrutin, sur un rapport de M. Millerand.

Dans la même séance, les boulangistes interpellèrent le garde des sceaux sur les mesures qu'il comptait prendre contre Cornelius Herz, grand officier de la Légion d'honneur. Cette interpellation, que devait clore l'ordre du jour pur et simple, ne fut qu'un prétexte à attaques violentes dirigées par MM. Déroulède et Millevoye contre le rédacteur en chef de la Justice, que M. Déroulède appelait l'ambassadeur de Cornelius Herz. « Pas un de vous ne le nommerait, s'écria M. Déroulède, car il est trois choses en lui que vous redoutez son épée, son pistolet, sa langue. Eh bien, moi, je brave les trois et je le nomme : c'est M. Clémenceau ! » Un instant après, M. Déroulède se demandait si ce qu'attendait Cornelius Herz de M. Clémenceau ce n'était pas justement le renversement des Ministères, les agressions contre les hommes au pouvoir et le trouble apporté dans toutes les affaires du pays et du Parlement. Votre carrière est faite de ruines, disait éloquemment M. Déroulède à M. Clémenceau. Toutes réserves faites sur la correction parlementaire d'une attaque aussi personnelle, comme sur le bienfondé des critiques de 'M. Déroulède, il faut reconnaître que l'orateur boulangiste a trouvé le 20 Décembre-son plus beau succès de tribune et a ajouté une nouvelle ruine à toutes celles qu'il reprochait à son adversaire celle de M. Clémenceau lui-même. A la véhémente philippique de M. Déroulède, il ne répondit que par de froides dénégations et démontra qu'il était, lui aussi, plus fait pour l'attaque que pour la défense. La séance du 20 Décembre eut un double épilogue le 21, M. Jules Roche protesta avec indignation contre l'absurde accusation dirigée contre lui le 24, un duel au pistolet eut lieu entre MM. Déroulède et Clémenceau. Six balles furent échangées sans -résultat.

C'est le 23 Décembre seulement que le Sénat voulut- se prononcer sur la suspension de l'immunité parlementaire de ses membres. Il s'honora en ne montrant pas le même fiévreux empressement que la Chambre à voter les poursuites. Son vote porta, comme celui de la Chambre, sur cinq personnes un ancien président du Conseil par intérim, M. Devès ; un ancien ministre, M. Thévenet ; le frère d'un-ancien Président de la République, M. Albert Grévy ; un ancien préfet de police, M. Léon Renault et un-sénateur, M. Béral.

Ce n'est pas seulement la Chambre qui avait cédé à une -sorte de fièvre, en votant les poursuites avec cette hâte inaccoutumée, c'est surtout le Gouvernement, représentant du parti républicain au pouvoir et qui avait pris bien à la légère, ce semble, la résolution de décimer le parti en frappant ses principaux chefs, ceux dans lesquels la démocratie avait mis toute sa confiance. Cette précipitation, cette hâte, cette demande d'une première « charretée », comme on l'a dit, adressée si brusquement, si brutalement à la Chambre et au Sénat, qu'est-ce qui la justifiait ? Quel péril y avait-il à surseoir ? Quels indices de culpabilité possédait-on, en dehors de quelques initiales, de quelques signes diversement interprétés figurant sur des souches de carnets à chèques ? II faut être bien sûr de son fait pour organiser de pareils coups de théâtre il faut surtout que la justice vienne ensuite confirmer les mesures conseillées par la politique. Or, pas un des dix parlementaires qui lui furent renvoyés ne fut retenu par elle tous furent mis hors de cause par le juge d'instruction, par la Chambre des mises en accusation ou par le Jury. Le Cabinet dirige par M. Ribot, au risque de mécontenter « les vertus qui s'indignent M, eût été mieux inspiré, puisque les preuves sérieuses faisaient défaut, en renonçant aux poursuites il aurait ainsi épargné aux parlementaires mis en cause de terribles angoisses et, ce qui vaut mieux, il eût évité aux juges les soupçons, les attaques qu'aucun parti ne leur épargna et la défaveur qui en rejaillit sur l'institution elle-même.

Jusqu'au dernier jour de la session extraordinaire, l'affaire de Panama devait peser sur la politique générale. Le 22 Décembre, devant la Commission d'enquête, M. Andrieux avait fait une déposition sensationnelle, en. produisant la photographie d'une Note qui confirmait les renseignements fournis par les talons des carnets de la banque Thierrée. Ces renseignements auraient paru tout à fait probants à : M. Andrieux, s'ils n'avaient pas émané de M. Jacques de Reinach, dans lequel l'ancien préfet de police n'avait qu'une médiocre confiance. M. Andrieux avoua ensuite qu'il inspirait la campagne de la Libre parole. M. Floquet déposa le même jour et déclara qu'il aurait fait preuve d'une candeur par trop grande, si, étant ministre, il se fût enfermé dans une indifférence qui eût été une véritable abdication et n'eût pas suivi d'aussi près que possible, au point de vue politique, la répartition du fonds spécial destiné à la publicité des journaux.

Ce sont ces déclarations de M. Floquet, bien plus nettes que celles qu'il avait faites à la Chambre le 19 Novembre, c'est la défense de M. Rouvier, présentée par lui dans la séance du 20 Décembre, qui fournirent la matière de l'interpellation de M. Millevoye sur la situation faite au Ministère et à la Chambre par les aveux de deux ex-présidents du Conseil et sur la responsabilité qui en découlait pour le Gouvernement. M. Floquet réitéra ses aveux. M. Rouvier se défendit d'avoir jamais conseillé la distribution d'un centime venant de la Compagnie de Panama et regretta presque de ne pas avoir suivi le système de répartition et de surveillance du fonds spécial imaginé par M. Floquet. M. Ribot estima sagement qu'il ne lui convenait pas de présenter à la tribune des théories de gouvernement il se contenta d'affirmer qu'il continuerait de défendre la République et le régime parlementaire contre des « rigorismes d'occasion ». La Chambre, par 302 voix contre 83, vota un ordre du jour de M. Hubbard qui approuvait les déclarations du Gouvernement, confiante qu'elle était dans sa fermeté, pour assurer l'œuvre de justice et de lumière qui s'imposait.

Parmi les événements qui ne se rattachent pas au Panama, un seul, le vote de la loi sur l'arbitrage, discutée par le Sénat du 15 au 21 Décembre, ratifiée par la Chambre le 24 et promulguée à l'Officiel du 28, offre une réelle importance. Elle est intitulée loi sur la conciliation et l'arbitrage facultatif, en matière de différends collectifs entre patrons et ouvriers ou employés. L'article 1er donne la faculté de soumettre le différend à un Comité de conciliation et, à défaut d'entente, à un Conseil d'arbitrage. Les articles suivants assignent, dans les deux cas, un rôle important au juge de paix. En matière de grève, il invite d'office les intéressés à lui faire connaître l'objet du différend. Les communes doivent fournir, chauffer et éclairer les locaux ou siègent Comités ou Conseils. Les femmes peuvent être désignées comme déléguées dans les industries ou ateliers où elles sont employées. Le 24 Décembre, la Chambre avait rejeté, par 334 voix contre t84, l'accord commercial franco-suisse préparé par M. Jules Roche, sous le Ministère précédent. Trois jours avant la discussion, M. Jules Roche rappelait à la Chambré que le président du Conseil et M. Siegfried, son successeur au Commerce, avaient sollicité son concours pour la défense du projet franco-suisse. L'honorable député ajoutait que cette demande de concours était loin de lui faire prévoir la demande de poursuites déposée contre lui. La rupture commerciale entre la France et la Suisse, outre qu'elle ouvrit ce marché si rapproché de nous aux produits de nos concurrents, amena un certain refroidissement, qui rendit possibles des incidents comme le « scandale de Bâle ».

Chambre et Sénat avaient dû, en l'absence du budget, voter deux douzièmes provisoires. La Chambre avait bien adopté une réforme qui dégrevait les boissons hygiéniques, qui, élevait la surtaxe de l'alcool de 156 fr. 25 à 245 francs l'hectolitre, mais cette réforme, en creusant un déficit de plus de 10 millions, compliquait encore le vote du budget de 1893.

Au milieu des tristesses de cette fin d'année, sonna, le 27 Décembre, une heure pure et glorieuse celle du 70'e anniversaire de la naissance de Pasteur. Sous la présidence de M. Carnot qu'entouraient avec tous ses ministres, les membres du Sénat, de la Chambre des députés et du Corps diplomatique, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, l'illustre savant reçut avec les hommages du Gouvernement de la République, ceux « de la France et de l'humanité reconnaissantes », comme le disait si heureusement la belle médaille du maître-graveur Roty. Quand Pasteur entra dans l'amphithéâtre au bras de Carnot, quand, à la fin de la séance, le Président de la République se leva pour le féliciter et l'embrasser, la salle entière éclata en applaudissements, tous les cœurs s'emplirent des sentiments les plus nobles et les plus désintéressés qui se puissent éprouver ici-bas. M. Sauton, en présentant l'adresse du Conseil municipal à Pasteur, dit très justement : « Le récit de cette solennité formera une des pages les plus belles de l'histoire de Paris. »

Le 10 Janvier 1893 fut marqué par des événements considérables et connexes la rentrée du Parlement, l'élection d'un nouveau président à la Chambre des députés, l'ouverture du procès des administrateurs du Panama à la Cour d'appel de Paris et une crise ministérielle.

A la Chambre des députés la majorité, en reportant M. Floquet au fauteuil, eut semblé sanctionner les pratiques gouvernementales qu'il avait exposées à trois reprises, deux fois devant la Chambre et une fois devant la Commission d'enquête. Elle le mit en ballottage au premier tour, i ! se désista avant le second et M. Casimir-Périer, désigné au choix de ses collègues par son nom, par son passé, par les offres qui lui avaient été faites au mois de Décembre de la présidence du Conseil d'abord, du ministère des Finances ensuite, fut élu sans opposition. La vice-présidence qu'il laissait vacante fut donnée à M. Félix Faure. Dans son discours d'inauguration, M. Casimir-Périer prononça ces significatives paroles : « Non, ce ne sont pas des défaillances individuelles qui pourront atteindre la République. Le suffrage universel a moins de passion, plus de bon sens et d'équité que les meneurs politiques. » Au Sénat, M. Le Royer, réélu pour la douzième fois, disait presque dans les mêmes termes « L'honneur de la France n'est pas atteint par les fautes de quelques-uns. » Et les deux présidents ajoutaient qu'il fallait attendre avec confiance et en silence les arrêts de la justice.

Cette dernière prescription ne fut malheureusement pas observée et nous allons assister à la répercussion au Palais de Justice des discussions de la Chambre, au Palais Bourbon des dépositions entendues par la Cour d'appel de Paris d'abord, par la Cour d'assises ensuite.

C'est le jour même de la rentrée que l'on apprenait la démission de trois des principaux membres du Cabinet Ribot MM. Loubet, de Freycinet et Burdeau abandonnaient l’Intérieur, la Guerre et la Marine. Les motifs de leur départ étaient connus de tous et leur remplacement indiquait d'autant moins une nouvelle orientation politique que M. Ribot conservait la présidence du Conseil, en échangeant les Affaires Étrangères pour l'intérieur. M. Develle prit les Affaires Étrangères et l'Agriculture fut donnée à un député du Loiret, M. Viger. Deux spécialistes, le général Loizillon et le vice-amiral Rieunier reçurent l'un la Guerre, l'autre la Marine et, le 18 Janvier, M. Delcassé fut appelé au sous-secrétariat d'État des Colonies, rattachées au Commerce.

A peine reconstitué, le Cabinet eut à subir une première interpellation. Le 12 Janvier M. Hubbard lui demandait l'arrestation d'Arton, l'extradition de Cornelius Herz, l'indication de la juridiction devant laquelle comparaîtrait t M. Baïhaut qui avait été arrêté le 9 Janvier et en dernier lieu la dissolution de la Chambre. Arton, dont le nom retentit pour la première fois à la tribune, était ce financier véreux, qui avait préludé aux fonctions de corrupteur parlementaire par celles de marchand de café au Brésil, de lanceur de journaux boulangistes et de fondateur d'une banque catholique. Après M. Hubbard, M. Chiché, député boulangiste de Bordeaux, demandait la révision par une Constituante. M. Ribot, sans répondre à la question de M. Chiché, déclara qu'il représentait, dans son Ministère remanié comme dans le précédent, la défense républicaine. Il réclama pour la justice l'indépendance qui est la garantie des droits individuels et affirma qu'elle ne s'arrêterait devant aucune considération de personnes. Sur les points précis indiqués par M. Hubbard, M. Ribot dit qu'à' l'égard ~d'Arton et de Cornélius Herz le Gouvernement ferait son devoir, qu'à l'égard de M. Baïhaut, l'affaire, si la Chambre ne la prenait pas en mains, suivrait son cours régulier devant la justice du pays. Il terminait en engageant la Chambre à faire exclusivement l'œuvre législative qui lui incombait ; à se mettre à l'étude du budget, à en finir avec des incidents qui troublaient les séances et entretenaient l'agitation et l'émotion dans le pays. L'ordre du jour pur et simple, dont se contentait le Gouvernement, fut voté par 329 voix contre 187.

Le calme revint pour quelques jours à la Chambre il ne fut pas troublé par une question de M. Chiché demandant au garde des sceaux quand Cornélius Herz et Arton seraient compris dans les poursuites. Mais le 27 Janvier, la discussion des fonds secrets amena de nouvelles incursions sur le terrain brûlant du Panama. On avait appris ce jour même que M. de Franqueville, juge d'instruction, mettait hors de cause MM. Emmanuel Arène, Jules Roche et Thévenet et renvoyait devant la Chambre des mises en accusation MM. Léon Renault, Devès, A. Grévy, Béral, Rouvier, Proust, Dugué de la Fauconnerie et Gobron, ancien député. M. Chiché demanda la suppression des fonds secrets, qu'il appelait le budget de la corruption gouvernementale. M. Ribot repoussa l'amendement Chiché. Les fonds secrets lui étaient nécessaires pour gouverner, pour préserver l'ordre partout avec résolution et fermeté. Puis i ! dénonça la campagne d'agitation menée contre la République et qui n'avait pas même respecté son premier magistrat et il montra que la question des fonds secrets se résumait, qu'on le voulût ou non, dans une question de confiance. Après A]. Le Provost de Launay, qui revint sur le cas de M. Baïhaut, Deschanel somma M. Delahaye, député boulangiste d'Indre-et-Loire, de préciser ses accusations et de donner les noms des parlementaires qu'il prétendait connaître. M. Delahaye se déroba et M. Bourgeois constata qu'il ne produisait que des accusations vagues, contenues dans un document dont il n'indiquait pas )a source et qu'il se refusait à présenter. M. Robert Mitchell demanda vainement pourquoi l'affaire de Panama se greffait sur celle des fonds secrets. M. Le Provost de Launay ayant accusé le Gouvernement de ne pas essayer d'arrêter Arton, M. Ribot reprit la parole il dit qu'il considérait comme une injure l'accusation de ne rien faire contre Arton il reprocha à M. Delahaye de faire peser des soupçons sur 'H4 parlementaires « de promener partout une liste sur laquelle un nom est effacé à dessin, où l'on fait ce que l'on appelle un « trou », afin de faire passer par-là toutes les diffamations, toutes les calomnies, toutes les injures ». Les fonds secrets, à la suite du discours du président du Conseil, furent votés par 297 voix contre 175. Deux amendements furent repoussés à des majorités de plus de 100 voix et les 1.600.000 francs furent maintenus au chapitre 56 du ministère de l'Intérieur. Cette victoire fut la plus disputée, mais aussi la plus importante que le Cabinet ait remportée : il la dut à l'abstention d'un certain nombre de ralliés et aussi de quelques membres de l'Extrême-Gauche qui, pour ne pas faire le jeu de la Droite, renoncèrent à leurs protestations et à leurs votes habituels contre les fonds secrets.

Le 3 Février, la discussion de la loi sur les manœuvres contre le crédit public fut une nouvelle occasion de revenir sur l'éternelle affaire. M. de Cassagnac, adversaire de la loi, prétendit que l'on avait entendu deux anciens présidents du Conseil déclarer qu'ils s'étaient servis des fonds du Panama M. Floquet protesta le premier qu'il n'avait rien dit de semblable sa protestation et une interruption de M. Mesureur amenèrent M. de Cassagnac à s'expliquer sur la part de frais de publicité qu'avait touchée son journal, l’Autorité. Il appela cette publicité une publicité « correcte, légitime et honnête » alléguant, au milieu des protestations réitérées de MM. Rouvier et Floquet, que ceux-ci avaient fait bénéficier les journaux amis « d'argent en plus ». La réponse du président du Conseil à M. de Cassagnac portait sur un autre sujet nous aurons l'occasion d'y revenir.

Le 7 Février, la Chambre des mises en accusation avait rendu son arrêt sur l'ordonnance du juge d'instruction et renvoyé devant la Cour d'assises un sénateur M. Béral, deux députés MM. Proust et Dugué de la Fauconnerie et un ancien député M. Gobron tous les autres inculpés bénéficiaient d'un non-lieu. Le 8 Février M. Goussot interpellait le Gouvernement sur cet arrêt, relativement à M. Rouvier, responsable de ses actes devant le Parlement, d'après l'interpellateur, en vertu de l'article 6 de la loi constitutionnelle de Février 1875. M. Bourgeois se retrancha, dans sa réponse, derrière l'autorité de la chose jugée. M. Cavaignac estimant, comme M. Goussot, que l'arrêt de la Chambre des mises en accusation comportait une sanction parlementaire, prononça un beau discours en l'honneur de la probité politique, que toute la Chambre applaudit et dont elle ordonna l'affichage[1]. M. Ribot, un peu embarrassé de répondre à son honorable ami, dont les critiques avaient pourtant porté contre les pratiques gouvernementales de MM. Floquet et Rouvier 'et contre les trafiquants « de publicités illusoires », n'accepta pas le débat sur le terrain où s'était placé M. Cavaignac, et l'ordre du jour du député de Saint-Calais fut adopté par l'unanimité des votants. Il était ainsi conçu La Chambre, décidée à soutenir le Gouvernement dans la répression de tous les actes de corruption et résolue à empêcher le retour de pratiques gouvernementales qu'elle réprouve, passe à l'ordre du jour.

Le lendemain de cette discussion, qui en appelait une autre plus claire, fut rendu l'arrêt de la première Chambre de la Cour d'appel de Paris, dans le procès intenté aux administrateurs de Panama. Malgré le talent déployé par leurs admirables défenseurs, maîtres Barboux, du Buit, Martini et Waldeck-Rousseau, qui étaient les premiers avocats du barreau de Paris, tous les inculpés, sur les énergiques réquisitions de M. Rau, avocat général, furent condamnés MM. Ferdinand — celui-ci par défaut — et Charles de Lesseps à cinq ans de prison et 3.000 francs d'amende, M. Eiffel à deux ans de prison et 20.000 francs d'amende, MM. Fontane et Cottu à deux ans de prison.

C'est le 16 Février, sur l'interpellation de M. Leydet, qu'eut lieu le débat destiné à dissiper l'équivoque qui pesait sur le monde parlementaire, depuis le 8 Février. M. Leydet exposa le programme des radicaux, M. Millerand celui des radicaux socialistes et M. Lafargue celui des socialistes révolutionnaires. M. Cavaignac répéta ses déclarations du 8 Février, en se défendant de toute entente avec la Droite., Après lui M. Ribot soutint la politique de concentration républicaine que tout le monde attaquait ; dont le président du Conseil n'était peut-être pas un partisan très chaleureux, mais à laquelle les circonstances l'obligeaient de se rallier. M. Déroulède, dans un discours humoristique, qualifia M. Ribot « de pianiste qui jouait la musique des autres ». M. Deschanel, après une intervention de M. Dumay, en faveur du socialisme, fit, lui aussi, le procès de la concentration républicaine avec autant d'esprit que d'éloquence il dénonça les radicaux qui avaient renversé 15 Ministères en 16 ans, donné l'Égypte à l'Angleterre, failli donner la Tunisie à l'Italie, combattu Gambetta, inventé Boulanger et Cornelius Herz. Pas un radical n'essaya de réfuter le réquisitoire de M. Deschanel, mais tous se serrèrent, au moment du scrutin, autour de M. Ribot, qui vit adopter, à une grosse majorité, l'ordre du jour, auquel il s'était rallié. La Chambre exprimait sa confiance dans le Gouvernement, pour maintenir les lois démocratiques et affirmer une politique de réformes nettement républicaines. `

L'affaire de Panama avait même son écho à l'étranger, où les caricaturistes de toutes nationalités l'exploitaient contre nous. Nos voisins immédiats, les Suisses, allèrent plus loin ils célébrèrent le carnaval, à Bâle, en faisant circuler dans les rues un groupe de Panamistes et ils nous obligèrent à exiger d'eux des excuses qui furent promptes et complètes. La Chambre, au début du mois de Mars, eut encore à s'occuper du Panama. Le 2 Mars M. Bourgeois répondait à M. Letellier que le Figaro serait poursuivi pour avoir publié des extraits du dossier de l'instruction criminelle. Le 4, la Chambre accordait l'assistance judiciaire aux porteurs de titres de Panama.

Les discussions parlementaires ne redevinrent orageuses que lorsque le procès en corruption eut commencé devant la Cour d'assises, présidée par M. Pilet-Desjardins. Les inculpés étaient MM. Ch. de Lesseps et Marius Fontane poursuivis comme corrupteurs, Baïhaut, Sans-Leroy, Béral, Dugué de la Fauconnerie, Gobron et Proust comme corrompus, Blondin comme complice de Baïhaut. Les débats, qui durèrent du 8 au 21 Mars, furent fertiles en révélations de toutes sortes. M. de Lesseps déclara qu'il avait dû subir le concours onéreux et les exigences sans fin de Cornélius Herz ; M.- Marius Fontane qu'il avait reçu de M. Blondin une demande de versement d'un million pour M. Baïhaut. Au mois de Juin 1888, le baron Jacques de Reinach demandait à la Compagnie de Panama 10 ou 12 millions, pour faire cesser le chantage de Cornélius Herz. Le 12 Juillet suivant M. de Freycinet engageait M. de Lesseps à faire pour le mieux et M. de Lesseps versait à M. de Reinach une somme de 5 millions. MM. Clémenceau et Floquet l'auraient engagé à faire davantage. De plus M. Floquet aurait demandé une somme de 300.000 francs. pour des journaux désignés par lui. Arton aurait été l'intermédiaire habituel entre la Compagnie et le monde parlementaire. M. Floquet nia la demande de 300.000 francs, M. de Lesseps maintint son dire. M. Clémenceau, tout en faisant remarquer que depuis le 15 Avril 1888 Cornélius Herz n'était plus actionnaire de la Justice, reconnut avoir fait visite à M. de Freycinet, en compagnie de M. Ranc, et M. de Freycinet avoua avoir reçu cette visite.

La déposition de Mme Cottu, femme de l'administrateur condamné, produisit une vive émotion elle raconta les entrevues qu'elle avait eues, dès la fia de Décembre 1892, avec un certain Goliard, se disant agent du ministre de l'Intérieur et du ministre de la Justice ; ultérieurement avec M. Nicolle, commissaire de police, et enfin, le 7 Janvier, avec M. Soinoury, directeur de la Sûreté. Dans ces différentes entrevues, on lui aurait fait espérer des adoucissements au sort de son mari et même une libération immédiate, si elle consentait à livrer le nom d'un ou de plusieurs membres de la Droite, compromis dans le Panama. MM. Soinoury et Nicolle, cités comme témoins devant le Jury, firent des réponses embarrassées, contradictoires et le Jury vit à la barre, non sans quelque étonnement, un témoin de plus haute qualité, le garde des sceaux lui-même, qui avait donné sa démission pour la forme, afin de pouvoir fournir à la Cour d'assises des explications qui auraient été plus à leur place au Palais Bourbon. Il fut acquis, à la suite de ces explications, que M. Bourgeois n'avait rien promis ni à Goliard, ni à M. Nicolle, ni à M. Soinoury. M. Loubet saisit l'occasion de s'expliquer au Sénat et, comme M. Bourgeois, protesta contre le rôle qui lui était attribué. Après ces longs débats et ces dépositions, instructives ou émouvantes, le Jury ne retint que le fait de corruption Baïhaut l'ancien ministre des Travaux Publics fut condamné à cinq ans de prison, à la dégradation civique et à 750.000 francs d'amende, M. Blondin à deux ans et M. de Lesseps à un an. Tous les autres prévenus furent acquittés. Le Jury estima sans doute que les charges pesant sur eux étant exactement les mêmes que celles qui pesaient sur les bénéficiaires du non-lieu, il fallait les traiter de même. Cette décision fit honneur au bon sens, à la clairvoyance et au sang-froid des douze citoyens que le sort avait désignés.

Huit jours avant la fin du procès, le 13 Mars, M. Armand Després interpellait le Gouvernement sur l'incident Soinoury. M. Bourgeois intervint comme simple député et renouvela la justification qu'il avait présentée aux Assises. M. Ribot, après avoir dit que M. Loubet ne méritait pas plus de reproches que M. Bourgeois, posa la question de confiance. M. Cavaignac, au nom de ses amis, refusa de s'associer aux actes du Cabinet. M. Pourquery de Boisserin prétendit que l'incident Soinoury avait été arrangé d'avance entre Goliard, Mme Cottu et Me Barboux, ce que celui-ci contesta dès le lendemain, dans une lettre adressée à M. Casimir-Périer. La Chambre, après avoir entendu M. Burdeau signaler les dangers de la confusion entre la justice et la politique, vota un ordre du jour de M. Rivet qui, conformément à la formule habituelle, laissait la justice suivre son cours pour faire toute la lumière et approuvait le Gouvernement. Le Sénat émettait un vote analogue le lendemain, après avoir entendu MM. Loubet et Ribot.

Le 16 Mars, sans être interpellé ni questionné, le Président 'du Conseil montait à !a tribune, pour s'expliquer sur un article du Gaulois. Ce journal avait prétendu que M. Ribot, connaissant le fameux X. de la liste de M. Andrieux, aurait fait prier par Me du Buit, bâtonnier de l'ordre, l'avocat de M. Cottu de ne pas révéler ce nom. L'avocat de M. Cottu répondit à M. Ribot qu'il n'avait jamais eu l'intention de prononcer de nom, d'autant plus qu'il ignorait que le personnage en question eût jamais été mêlé à l'affaire. Or, le personnage en question n'était autre que M. de Morenheim, ambassadeur de Russie, et le président du Conseil protesta contre ce qu'il appelait « une manœuvre infâme », ajoutant qu'il avait connu un barreau de Paris plus soucieux de ses devoirs. Toutes ces maladresses furent vivement relevées par le bâtonnier : il attribua l'indiscrétion commise à l'entourage de M*°~ Cottu et déclara, dans une lettre au président du Conseil, que le barreau était las des attaques dirigées contre lui par un de ses membres. Si maître de lui d'habitude, M. Ribot avait cédé à un accès de nervosité, comme y céda le député qui, à la suite de ce regrettable incident, déposa une proposition qui supprimait le monopole des avocats.

Une interpellation de M. Millevoye, ajournée depuis le 6 Mars et terminée par l'ordre du jour pur et simple, le 23 Mars, fut la dernière participation de la Chambre à l'affaire du Panama, sous le Ministère Ribot.

Parmi les votes les plus importants de la Chambre, durant les trois premiers mois de 1893, nous signalerons celui du 17 Janvier qui autorisait la Banque de France à augmenter de 500 millions son émission de billets celui du 31 Janvier sanctionnant le projet qui réprimait les manœuvres contre le crédit public, dont la discussion fournit à MM. Tirard[2] et Ribot l'occasion d'excellents discours patriotiques, affichés par ordre de la Chambre. Le projet voté étendait les pénalités de l'article 428 à quiconque, par des faits faux ou calomnieux ou par des voies ou moyens frauduleux, aurait provoqué ou tenté de provoquer des retraits de fonds des caisses publiques. C'était une réponse à l'article de M. de Cassagnac intitulé l’État voleur. Un mois plus tard, la Chambre adoptait la loi sur les Caisses d'épargne, abaissant le maximum des livrets pour les nouveaux versements de 2.000 à 1.500 francs et fixant le maximum des versements à 300 francs par quinzaine et à 1.500 francs par an.

Un autre projet, voté par le Sénat, ne fut accepté qu'avec modifications par la Chambre c'est celui qui, contrairement à la loi de 1881, admettait la détention et la saisie préventives, pour assurer la répression de la provocation aux crimes et délits de droit commun. Malgré le garde des sceaux, la Chambre rétablit l'amendement de M. Jullien, adopté en première lecture, qui admettait seulement l'exécution provisoire des arrêts de la Cour d'assises, malgré opposition ou pourvoi. Le projet, qui faisait passer du jury au tribunal correctionnel le délit d'outrage aux souverains et ambassadeurs étrangers, fut voté par la Chambre sans modifications, après deux remarquables discours du ministre des Affaires Étrangères, M. Develle, et du président du Conseil.

Entre temps la Chambre s'occupait du budget de 1893 dont elle acheva la discussion si tardivement qu'elle dut, à la fin de Février, voter un troisième douzième provisoire et que les réformes introduites par elle dans la loi de Finances (patente des grands magasins, impôts sur les vélocipèdes, les pianos, les livrées) n'ayant pas toutes obtenu l'assentiment du Sénat, M. Tirard dut, à la fin de Mars, proposer un quatrième douzième provisoire, applicable au mois d'Avril.

L'attention de la Chambre pendant cette discussion fut appelée, comme d'habitude, sur le budget des Affaires Étrangères, à propos de l'amendement qui demandait la suppression de notre ambassadeur à Rome et sur celui des Cultes, à propos d'une question relative aux évêchés non concordataires. M. Develle par sa spirituelle ironie, M. Ch. Dupuy par sa crânerie bon enfant eurent facilement raison des opposants.

La discussion du budget de la Marine amena MM. Lockroy et Clémenceau à la tribune ils firent, entendre sur l'insuffisance de notre matériel, sur le désordre de notre administration de très vives critiques, imparfaitement réfutées par le vice-amiral Rieunier. Au contraire, la discussion du budget des Protectorats permit à M. Ribot de faire admirablement valoir l'œuvre accomplie par la France en Tunisie.

Entravé dans la discussion du budget par les retards de la Chambre, le Sénat, pendant la première partie de la session ordinaire, put consacrer tout son temps au travail législatif proprement dit, car ses incursions sur le domaine politique furent rares et courtes. Il vota le 19 Janvier la loi sur la capacité civile de la femme séparée de corps, le 20 et le 21 du même mois les projets modifiant les articles 24, 2o et'49 de la loi de 1881. Le 20 Février, à la surprise générale, M. Le Royer, sans motif apparent, descendait du fauteuil présidentiel et, pour employer son expression, rentrait dans le rang. Plusieurs candidatures étaient en présence pour sa succession celle de M. Challemel-Lacour, celle de M. Magnin, celle de M. Jules Ferry ; cette dernière semblant avoir beaucoup moins de chances que les autres. Elle l'emporta cependant. Le Sénat, avec un sens politique consommé, avec un sentiment élevé des services rendus à la démocratie, mit à sa tête le premier homme d'État de la République, celui qui comprenait mieux que personne les nécessités, les conditions essentielles de tout Gouvernement ; il alla le trouver dans la demi-retraite où l'avait isolé l'ingratitude populaire, il l'arracha à la dignité de sa vie silencieuse, pour lui confier la seconde charge de l'État et le désigner éventuellement pour la première.

En prenant possession du fauteuil le 27 Février, M. Jules Ferry, sans récriminer sur le passé, fit entendre un discours excellent, parfait de fond, parfait de forme et qui est devenu hélas comme son testament politique[3]. Moins de trois semaines après un ma ! soudain le ravissait a la France qui lui fit de solennelles funérailles et le plus digne, après lui, M. Challemel-Lacour, montait au fauteuil le 27 Mars, pour faire entendre au Sénat d'aussi nobles, d'aussi patriotiques paroles.

Quelques jours avant l'élection de M. Challemel-Lacour, le Sénat avait commencé la discussion du budget de 1893. M. Boulanger, au nom de la Commission des Finances, avait fait précéder cette discussion d'observations préliminaires fort sages. Rappelant qu'en Angleterre un membre du Parlement n'a pas le droit de faire une proposition entraînant une dépense, il insista sur le devoir du Sénat d'arrêter au passage les augmentations de dépenses, non justifiées par des ressources correspondantes. C'est en vertu de ces principes que le Sénat avait prononcé la disjonction de la réforme des boissons. Le budget fut retourné à la Commission de la Chambre qui remplaça le rapporteur général, M. Poincaré, favorable à la disjonction, par M. Lockroy qui lui était hostile.

Devant la Chambre, le nouveau rapporteur général, le ministre des Finances, le président du Conseil et M. de Mahy se firent entendre à la séance du 30 Mars. M. Lockroy demanda à la Chambre de sauvegarder ses prérogatives et de maintenir son premier vote. M. Tirard prêcha la conciliation et l'acceptation du vote sénatorial. M. Ribot signala le danger imminent d'un nouveau douzième provisoire et posa la question de confiance. M. de Mahy, très politiquement, fit redouter les conséquences d'un conflit budgétaire, à cette époque de l'année.

Malgré ces sages conseils, ces avertissements, ces adjurations, la Chambre se rangea à l'avis de M. Lockroy par 242 voix contre 237 elle repoussa la disjonction, renvoya tout le budget au Sénat et, du même coup, renversa le Cabinet du 6 Décembre1892. Comme toujours le Ministère tombait quand il défendait les vrais principes de gouvernement, et la Chambre, en le mettant en minorité, obtenait un résultat tout contraire à celui qu'elle avait voulu atteindre, puisqu'elle reculait d'autant la réforme de la législation des boissons, qui lui tenait tant à cœur. Il avait suffi que sa prérogative financière semblât menacée, pour qu'elle se montrât intraitable. Le soir même de ce vote, le quatrième douzième provisoire était voté et la crise ministérielle était ouverte.

Nos relations extérieures eurent une certaine activité sous le Ministère Ribot. Elles furent particulièrement cordiales avec le Saint-Siège. Léon XIII, avec son sens politique si affiné et son génie d'observateur, avait vite compris que la République survivrait à la campagne menée contre elle et, dès le début de l'année 1893, dans une lettre adressée à M. de Mun, il confirmait ses précédentes instructions. Le Pape était t lui aussi un rallié, un rallié de marque qui avait, comme on l'a dit spirituellement d'autres ralliés, « l'audace d'accepter la République » dans une République, comme il acceptait la Monarchie dans une Monarchie. Quand Léon XIII célébra au Vatican le cinquantième anniversaire de son épiscopat et le quinzième anniversaire de son pontificat, la France eut le bon esprit de se faire représenter aux fêtes du Jubilé par son ambassadeur, M. de Behaine.

Le 2 Février M. Delafosse avait adressé à M. Develle une question sur le maintien des forces anglaises en Égypte. M. Delafosse était d'avis que !'on s'entendit avec la Porte, pour hâter la solution de cette question. M. Develle, avec un optimisme commandé par sa situation, répondit que l'augmentation des garnisons anglaises en Egypte n'était pas la négation des assurances données, à tant de reprises, par le Gouvernement anglais. Lord Salisbury avait désavoué lord Cromer, qui s'était prononcé pour l'occupation définitive. M. Gladstone, le nouveau Premier, dont les sentiments étaient bien connus, mettrait peut-être fin à l'occupation.

Citons encore un fait qui, bien qu'étant d'ordre intérieur, nous renseignera sur l'opinion que certains étrangers se faisaient de la France, comme nous a renseignés le scandale de Baie, dont nous avons indiqué la solution diplomatique. M. Otto Brandès, correspondant à Paris du Berliner Tageblatt, avait prétendu que l'X de la liste Andrieux était M. Ernest Carnot, le fils du Président de Ia République. M. Ernest Carnot n'avait pas besoin de protester contre cette sotte calomnie, à laquelle personne ne crut, même en Allemagne. Le Gouvernement français prit contre le correspondant du Berliner Tageblatt un arrêté d'expulsion.

A l'intérieur, les grèves furent fréquentes pendant le Ministère Ribot. Il s'en produisit à Marseille parmi les boulangers, au Bousquet-d'Orbe, à Rive-de-Gier, dans les manufactures nationales d'allumettes d'Aubervilliers et de Pantin. Les allumettiers de Trélazé, Bègles et Marseille se solidarisèrent avec leurs camarades de Pantin et d'Aubervilliers et ce concert fit céder l'administration. Le rappel de M. Deroy, secrétaire général de la Fédération, mit fin à la grève. Les grèves d'ouvriers de ['Etat soulevaient une question grave qui devait plus tard prendre une grande acuité et amener la chute d'un Ministère. Les grèves des ouvriers de l'industrie privée étaient presque toujours prolongées par l'intervention d'hommes politiques, députés ou simples meneurs. Le droit dégrève comporte évidemment le droit d'excitation à la grève : c'est au Gouvernement à aviser, si les interventions dégénèrent en atteinte à la liberté du travail.

Au milieu de ces agitations locales et des mouvements fébriles du monde parlementaire, la France, dans sa grande majorité, était calme plus attachée que jamais à la République, elle attendait sans hâte, sans impatience, le moment de manifester sa volonté souveraine. La mort de hauts personnages comme celle de Mme Grévy (le 1er Mars 1893) ou celle de Jules Ferry, la surprenait un instant, mais ne la troublait qu'à la surface. Celle d'un philosophe et d'un penseur comme Taine ne causait quelque émotion qu'aux philosophes et aux penseurs. Quant aux décès des Ministères, ils étaient suivis de si promptes résurrections, qu'en dehors du monde parlementaire et des intéressés, chacun les considérait comme le plus banal des incidents de la politique courante. M. Ribot, par l'éclat de son éloquence, par l'étendue et la variété de ses connaissances, par le patriotisme dont il avait fait preuve, en acceptant une lourde responsabilité à un moment difficile, méritait plus de regrets qu'un autre il en provoqua peut-être moins, parce que l'on se rendit compte que le plus éminent représentant du Centre Gauche était dans une situation fausse, à la tête d'un Ministère de concentration, et aussi parce. que l'on crut, à tort ou à raison, qu'il ne fit pas tout ce qui était nécessaire pour s'assurer de la personne d'Arton et de celle de Cornélius Herz.

 

 

 



[1] Appendice XV. Discours de M. Cavaignac à la Chambre des députés, le S Février 1893.

[2] Appendice XVI. Discours de M. Tirard, ministre des Finances, à la Chambre des Députes.

[3] Appendice XVII. Discours de M. Jules Ferry, président du Sénat.