Appel à MM. Henri
Brisson, Casimir-Périer et Develle. — Succès de M. Ribot. — Le Cabinet Ribot.
— M. Ribot avant la présidence du Conseil. — L'atmosphère politique pendant
l'affaire de Panama. — Attitude de l'étranger. — La Déclaration. —
Interpellation Hubbard. — La Commission de « l'honneur parlementaire ». — M.
Quesnay de Beaurepaire. — La confiance du Sénat. — Démission de M. Rouvier. —
MM. Clémenceau, Cornélius Herz et Jacques de Reinach. — M. Tirard aux
Finances. — La proposition Pourquery de Boisserin. — Poursuite
correctionnelle et information criminelle. — La banque Thierrée. — Suspension
de cinq immunités parlementaires a la Chambre. — M. Déroulède et Clemenceau.
— Suspension de cinq immunités parlementaires au Sénat. — Attitude du
Gouvernement. — Déposition Andrieux devant la Commission d'enquête. —
Interpellation Millevoye. — La loi sur l'arbitrage. — Rejet de l'accord
commercial franco-suisse. — Vote de deux douzièmes provisoires. — Le Jubilé
de Pasteur. — La session ordinaire de 1890. — Echec de M. Floquet à la
présidence. — Discours des présidents des deux Chambres. — Changements
ministériels. — Les nouveaux titulaires. — Interpellation Hubbard. —
Discussion des fonds secrets à la Chambre ; Discussion de la loi sur les
manœuvres contre le crédit public. — Arrêt de la Chambre des mises en
accusation (7 Février).
— Interpellation Gonssot : intervention de M. Cavaignac. — Arrêt de la
première Chambre de la Cour d'appel de Paris (9 Février). — Interpellation Leydet. —
L'incident de Bâle. — Le procès en Cour d'assises. — La déposition de Mme
Cottu. — La déposition de M. bourgeois. — Interpellation Armand Després. — M.
Ribot et l'X de la liste Andrieux. — L'œuvre législative à la Chambre. — Le
budget de )893. — Les budgets des Affaires Étrangères, des Cultes et de la
Marine. — L'œuvre législative au-Sénat. — Démission de M. Le Royer. —
Election de M. Jules Ferry. — Election de M. Challemel-Lacour. — Le budget au
Sénat. — Opposition de la Commission du budget de la Chambre. — Un quatrième
-douzième provisoire. — Chute du Ministère Ribot. — Les relations extérieures
sous ce Ministère. — Appréciation générale.
L'histoire
du Ministère Ribot peut et doit être racontée rapidement elle n'est,
en-effet, ni longue, ni intéressante ; en revanche, elle est fort triste. Après
la chute de M. Loubet, M. Carnot, conformément à toutes les règles
parlementaires et à la logique, avait fait appeler le chef de la nouvelle
majorité, le président de la Commission d'enquête, l'homme intègre par
excellence, M. Henri Brisson. Celui-ci, que l'ambition n'a jamais guidé,
après avoir sollicité le concours de M. Casimir-Périer parmi les modérés,
celui de M. Bourgeois parmi les radicaux et s'être heurté à un double refus,
avait décliné la mission qui lui était offerte. Le 2 Décembre M. Casimir-Périer,
répondant à l'appel du Président de la République, se mettait en campagne à
son tour, essayait d'une combinaison où les radicaux auraient eu leur place
et, sur le refus que lui opposait M. Bourgeois, faisait à M. Carnot la même
réponse que M. Henri Brisson. M. Develle, convoqué en troisième lieu,
renonçait lui aussi, après deux jours de vaines démarches, et M. Ribot
réussissait enfin où ses trois collègues avaient échoué le 6 Décembre, il
constituait l'administration qui porte son nom. Elle
n'était autre que l'administration précédente avec deux ministres en moins
MM. Ricard et Jules Roche deux ministres en plus MM. Siegfried et Ch. Dupuy ;
M. Siegfried remplaçait M. Jules Roche au Commerce et à l'Industrie ; M. Ch.
Dupuy prenait l'Instruction Publique, les Beaux-Arts et même les Cultes, à la
place de M. Bourgeois qui passait à la Justice. Tous les autres ministres
conservaient leurs portefeuilles M. Loubet l'Intérieur, M. de Freycinet la
Guerre, M. Burdeau la Marine, M. Ribot les Affaires Étrangères auxquelles il
joignait la Présidence du Conseil, M. Rouvier les Finances, M. Viette les
Travaux Publics, M. Develle l'Agriculture. M. Jamais conservait le
sous-secrétariat des Colonies rattachées à la Marine. On attribuait le départ
de M. Ricard aux hésitations qu'il avait montrées dans ses relations avec la
Commission d'enquête et dans la direction imprimée à l'action publique. Quant
aux motifs du départ de M. Jules Roche, qui avait fait partie des deux
administrations précédentes, qui avait fait preuve au Commerce d'une
remarquable compétence et à la tribune d'un talent non moins remarquable, ils
ne devaient être entrevus que dans la fameuse séance où fut déposée contre
cinq députés une demande en autorisation de poursuites. En
somme le nouveau Cabinet, avec un nouveau président du Conseil, était la
reproduction, la copie, le fac-similé de l'ancien. Membre de la fraction la
plus modérée de la Gauche, de celle que l'on appelait autrefois le Centre
Gauche, M. Ribot était venu à la République avec M. Dufaure. Il lui avait
apporté des convictions profondes, des connaissances étendues et une
éloquence sobre et puissante à la fois. Sa présence à la tête du Cabinet
semblait indiquer que la besogne nécessaire d'épuration serait vite faite et
bien faite, que le Gouvernement ne reculerait devant aucune considération de
personnes ; qu'il saurait atteindre tous ceux qui s'étaient compromis ; soit
dans l'administration de la Compagnie de Panama, soit dans le monde
parlementaire. Elle semblait dire que la lumière luirait enfin, que la vérité
serait proclamée, mais qu'elle n'aurait jamais les allures du scandale. On
savait, on croyait M. Ribot assez ami de l'ordre pour être certain que les
principes essentiels du gouvernement, de tout gouvernement, seraient
sauvegardés et, en même temps, assez versé dans la science du jurisconsulte
pour ne pas entamer étourdiment, sous la pression des hommes politiques ou
d'une opinion publique affolée, des poursuites destinées à un piteux
avortement. Telles étaient les espérances que l'avènement du Ministère du 6
Décembre faisait concevoir. Ces
espérances n'allaient se réaliser que dans une assez faible mesure. Comme ses
prédécesseurs M.1Ribot allait être à la merci des événements ; il allait se
trouver, lui aussi, mal à l'aise dans l'atmosphère d'insalubrité que la
lamentable affaire de Panama avait répandue sur la France. Pendant
qu'à la Chambre on empiétait sur le domaine des magistrats, les prétoires
retentissaient de discussions qui rappelaient plutôt la politique que la
justice. De toutes parts, c'était à qui se substituerait aux juges ou à la
police, à qui ferait son enquête particulière, en vidant tous les
portefeuilles suspects, à qui organiserait ce que l'on a fort bien appelé le
coup de théâtre de la dénonciation. Pas un jour ne se passait sans que la
presse révélât quelque nouveau scandale, vrai ou faux, surtout faux et les
amateurs de ce sport attendaient fiévreusement leur journal du matin ou du
soir, avides de savoir quelle renommée intacte jusque-là était salie, quel parlementaire
avait trafiqué de son mandat, quel financier avait mis fin à ses jours ou
passé la frontière. L'étranger même s'en mêlait, fidèle à l'éternelle
tactique qui consiste à travailler à la déconsidération et à l'isolement de
la France, à renouer contre elle la coalition de la défiance. Interrogé à la
Chambre des Communes, sur l'existence de négociations avec la France, au
sujet de la fin de l'occupation anglaise en Égypte, le grant old man
répondait, avec une commisération humiliante pour la France, qu'il s'était
abstenu de négocier, par égard pour nous et pour nous ménager dans nos
cruelles épreuves intérieures ; L'Allemagne avait beau avoir son Panama
militaire avec l'affaire Ahlwardt, l'Italie avait beau avoir ses scandales
pires que les nôtres, il semblait que seuls nous fussions, en cause, grâce à
ce privilège que nous avons d'être des initiateurs, des innovateurs, de
précéder tous les autres peuples dans la voie du progrès et de sembler les
dépasser en tout, dans le bien parce que nous le proclamons volontiers, dans
le mal parce que nous sommes infatigablement nos propres détracteurs. Du 8
Décembre, date de la lecture de la Déclaration ministérielle, au 24 Décembre,
date de la clôture de la ~session, chaque journée est marquée par un incident
nouveau et quelques-uns de ces incidents ont une véritable grandeur'
dramatique. Le Ministère assiste aux événements et aux discussions de la
Chambre et du Sénat, plutôt qu'il ne les dirige ou ne les inspire, bien que
les votes de confiance ne lui fassent défaut ni dans l'une ni dans l'autre
Assemblée : Le 8 Décembre est lue une brève et énergique Déclaration, où il
est dit que la situation exige impérieusement une lumière complète et de
promptes résolutions, que l'accord entre la Commission d'enquête et le
Gouvernement assurera la pleine manifestation de la vérité. Quelques jours
auparavant M. Loubet, président du Conseil, avait déclaré que le Gouvernement
était impossible dans ces conditions ; M. Loubet, avec presque tous ses
anciens collègues, faisait encore partie du Ministère qui déclarait que le
Gouvernement n'était possible que dans ces conditions nouvelles. Pour
accentuer la victoire de la Commission un député radical, M. Hubbard, demanda
à interpeller sur le concours que le Ministère du 6 Décembre entendait prêter
à la Commission d'enquête. Le garde des sceaux partageait-il l'opinion du
procureur général près la Cour d'appel de Paris, M. Quesnay de Beaurepaire,
qui avait refusé, en s'appuyant sur les vrais principes et surtout sur celui
du secret de l'instruction, la communication du dossier judiciaire à la
Commission d'enquête, ? Se plaçant à un autre point de vue M. Quesnay de
Beaurepaire, dans un rapport adressé à l'ancien garde des sceaux, M. Ricard,
avait contesté la légalité de l'autopsie du baron Jacques de Reinach. Enfin,
il avait approuvé les poursuites contre les administrateurs du Panama, dans
un premier rapport, et il avait semblé revenir sur cette opinion dans un
second rapport, adressé, comme le précédent, à M. Ricard. M.
Bourgeois répondit à M. Hubbard que le baron de Reinach serait autopsié le 10
Décembre et qu'un délégué du Gouvernement assisterait à la levée des scellés
apposés chez lui. Le dossier judiciaire, refusé par le procureur général,
serait communiqué, à titre confidentiel, à la Commission que le Gouvernement
considérait, non pas comme une juridiction en dehors et au-dessus des autres
juridictions du pays, mais comme « une sorte de Commission de l'honneur
parlementaire ». M. Brisson et les Commissaires enquêteurs ayant ainsi reçu
toute satisfaction, un ordre du jour de MM. Félix Faure et Royer, qui
approuvait les déclarations du Gouvernement, réunit 307 voix contre 100, un
tiers de la Chambre s'abstenant. Le
lendemain M. Quesnay de Beaurepaire était remplacé par M. Tanon. Il quittait
le Parquet de la Cour d'appel pour un siège inamovible de président de
Chambre à la Cour de cassation et il se retirait avec la réputation d'un
magistrat inflexible sur les principes, qui se refusait à subordonner la
justice à la politique. Quelques années plus tard, dans une affaire plus
grave encore, que l'on a pu appeler le plus grand procès du siècle, ce même
magistrat devait subordonner toutes les considérations de justice à des
considérations exclusivement politiques. Le 't2
Décembre, le Sénat fit connaitre son sentiment sur le nouveau Cabinet. M.
Lacombe, qui l'avait interpellé, l'engageait à maintenir fermement la
Commission d'enquête dans la légalité. La réponse de M. Bourgeois ne pouvait
être très nette, après les déclarations qu'il avait faites le 8 Décembre à la
Chambre. Aussi M. Ribot prit-il la parole pour transformer et élever la
question de M. Lacombe et solliciter l'entière confiance du Sénat. Il était
prêt à ressaisir dans leur plénitude et à exercer tous les droits qu'il
tenait de la Constitution, à défendre énergiquement la République, qui du
reste n'était pas en danger, parce qu'elle ne saurait être compromise par des
défaillances individuelles. S'il rencontrait un peu de boue sur son chemin,
il l'écarterait du pied. M. Ribot fit une sérieuse impression sur le Sénat et
l'ordre du jour de confiance, déposé par M. Hamel et M. Challemel-Lacour,
réunit 228 voix contre 14. C'était une superbe majorité, mais l'impression de
ceux qui avaient entendu le Gouvernement, le 8 à la Chambre et le 12 au
Sénat, resta un peu confuse manifestement le langage n'avait pas été le même
au Palais Bourbon et au Luxembourg. A ce
moment même d'ailleurs le Ministère rencontrait une première pierre
d'achoppement six jours après sa constitution l'un de ses membres et non le
moindre, M. Rouvier, était démissionnaire. Le 12
au matin le Figaro, dans un article reproduit le soir même par toute
la presse française et européenne, signalait les relations de M. Rouvier,
alors qu'il était ministre des Finances, avec MM. Cornelius Herz et Jacques
de Reinach. Ce dernier, victime du chantage en grand exercé par l'aventurier
cosmopolite, avait eu recours à M. Clémenceau, puis au ministre des Finances
et ayant trouvé le maître chanteur impitoyable il s'était donné la mort le
lendemain de ce suicide, Cornelius Herz partait pour Londres. Les allégations
du Figaro furent confirmées le 13 Décembre par la Justice :
M. Clémenceau reconnut avoir accompagné MM. Rouvier et Jacques de Reinach
chez Cornelius Herz et chez M. Constans. Le jour même, à la Chambre, M.
Trouillot, député du Jura, demandait au Gouvernement si la démission du
ministre des Finances était un fait accompli. Le président du Conseil.
répondit affirmativement ; faisant allusion à l'article de la Justice,
il dit que M. Rouvier s'était retiré, à la suite de révélations « qui n'entachaient
en rien son honneur ». M. Rouvier, prenant la parole après le président du
Conseil, avoua la démarche faite par lui, sur la demande de M. Jacques de
Reinach, auprès de Cornelius Herz, reconnut que cette démarche était
imprudente, mais essaya de la présenter comme un acte humain et généreux.
L'incident fut clos, sans ordre du jour, à la suite d'un discours violent de
M. Déroulède. Le
lendemain le Journal officiel annonçait la nomination de M. Tirard au
ministère des Finances. M. Tirard avait été choisi sur le refus de M.
Casimir-Périer. A cette nouvelle le 3 p. 100 tomba de 100,03 à 99,20 ; il
devait, dans les derniers jours de l'année, descendre à 95,70. Ce n'est pas
que le nom de M. Tirard inspirât la moindre défiance au monde de la Bourse et
des affaires ; mais l'ancien président du Conseil remplaçait un ministre qui
inspirait pleine confiance, qui avait rendu des services signalés au crédit
public dans des circonstances graves. Une autre cause peut expliquer la
baisse qui se produisit à la fin de 1892 on avait l'impression que dans ces
tristes affaires, mal engagées, livrées à tous les hasards, la direction
supérieure faisait défaut. Les événements de cette tragique quinzaine de
Décembre, qu'il nous reste à exposer, vont confirmer cette impression. Le 15
Décembre vint en discussion devant la Chambre une proposition de M. Pourquery
de Boisserin, relative à la Commission d'enquête parlementaire. Le député de
Vaucluse voulait que l'on mit à la disposition de cette Commission les juges
d'instruction, armés de tous les pouvoirs que leur accorde le Code pénal.
C'eût été la substitution aux magistrats réguliers d'enquêteurs temporaires
et de la politique à la justice. Un
désaccord s'était naturellement produit à ce sujet entre le Gouvernement et
la Commission. M. Brisson, sentant la partie perdue, se bornait à demander
l'ajournement de la discussion. M. Bourgeois riposta que le Gouvernement
considérerait l'ajournement comme une marque de défiance.' L'intervention de
M. Ribot eut le même caractère que ses-Interventions précédentes. Il
recommanda l'union entre républicains et prononça cette phrase significative « Ne
voyez-vous pas que derrière toutes ces-vertus qui s'indignent, il y'a tout un
plan et tout un dessein qui se révèlent à vos yeux ? » Le plan de tous les
adversaires de la République était, en effet, bien visible et leur-dessein
parfaitement clair. Ils voulaient, à l'approche des élections générales,
englober tous les républicains dans les mêmes soupçons injurieux ; ils
cherchaient une plate-forme qui leur permit de se faire entendre du suffrage
universel. Leur calcul fut déjoué une fois encore et la discussion immédiate,
appuyée par le Gouvernement, réunit 429 voix contre 122. L'un des membres de
la Droite, M. Le Provost de Launay, revenant sur quelques scandales anciens,
évoqua le souvenir de M. Wilson et, exploitant des scandales -plus récents,
fit une allusion transparente à la croix de grand officier dé la Légion
d'honneur accordée à M. Cornélius Herz. M. Le Provost de Launay avait
déclaré, dans ses observations, que la non-divulgation du rapport de M'.
Rousseau, envoyé sur les lieux en 1886, pour vérifier l'état dès-travaux de
Panama, avait trompé l'opinion et par suite imposé de grosses pertes-à
l'épargne française. Trois ministres répondirent à l'orateur de l'opposition
: celui des Travaux Publics, pour affirmer que le rapport de M. Rousseau
était favorable à la continuation de l'entreprise ; celui de la Guerre, pour
rappeler que Cornelius Herz avait été décoré comme électricien et comme
étranger, à titre de délégué des États-Unis à l'Exposition de 4881 ; celui de
la Justice, pout" combattre la proposition de M. Pourquery de Boisserin
qui méconnaissait lé principe de la séparation des pouvoirs ; M. Bourgeois
fit pourtant une concession à M. Brisson : le Gouvernement consentirait à
ouvrir une information sur les faits qui ressortiraient des procès-verbaux de
la Commission. Cette concession ne sembla pas suffisante à M. Brisson, qui se
plaignit des entraves apportées à t'œuvre des Commissaires et demanda
énergiquement le passage à la discussion des articles. Après une courte et
vive réplique du président du Conseil ce passage fut repoussé à la majorité
de 8 voix il avait fallut, pour réunir 271 voix contre les 265 voix de la
Commission, que 7 ministres et le sous-secrétaire d'État aux Colonies
prissent part au vote. Dès le
lendemain 16 Décembre, le Gouvernement, pour frapper l'opinion par une
apparence d'énergie, faisait arrêter trois des administrateurs qui ne
devaient comparaître que le 10 Janvier devant la Cour d'appel de Paris MM.
Charles de Lesseps, Marius Fontane et Cottu. Une information criminelle pour
corruption de fonctionnaires avait été jointe à la poursuite correctionnelle
c'est cette information qui avait amené les mesures rigoureuses prises contre
MM. Charles de Lesseps, Marius Fontane, Cottu et aussi contre M. Sans-Leroy,
ancien député, membre de la Commission des obligations à lots de 1888, accusé
d'avoir changé d'opinion entre les deux délibérations et contribué à former
dans la Commission une majorité favorable à l'émission. Pour prix de ce
changement d'opinion, M. H. Sans-Leroy aurait touché de la Compagnie de
Panama une somme de 300.000 francs. La
Commission d'enquête avait donc pu faire une découverte de quelque
importance, même sans les pouvoirs extraordinaires qu'elle avait sollicités
le 1S Décembre elle en fit d'autres qui eurent plus de retentissement encore.
Dans les papiers d'une maison de banque, opérant pour le compte du baron
Jacques de Reinach, on trouva 26 chèques représentant plus de trois millions
qui auraient servi à rémunérer des concours politiques. Deux sénateurs et un
député avaient acquitté des chèques ; les autres l'avaient été par des
intermédiaires. Les journalistes qui menaient la campagne, contre ceux qu'ils
appelaient les vendus et qui s'étaient transformés en autant déjuges
d'instruction, prétendirent qu'une perquisition faite à la banque en question
amènerait la découverte des talons des chèques et que ces talons fourniraient
toutes les indications nécessaires. M.
Tanon, avec l'assentiment du garde des sceaux, ordonna la perquisition
conseillée par la presse. Les résultats en furent tels que le procureur
général put demander a la Chambre une autorisation de poursuites contre cinq
de ses membres un ancien président du Conseil qui faisait partie du Cabinet
Ribot et dont la parfaite honorabilité avait été proclamée à la tribune, M.
Rouvier deux anciens ministres, MM. Jules Roche et Antonin Proust et deux
députés, MM. Emmanuel Arène et Dugué de la Fauconnerie. Après une séance qui
est restée dans toutes les mémoires et qu'un député boulangiste a racontée,
avec un violent parti pris, sous ce titre : Leurs figures ; après
que MM. Emmanuel Arène et Rouvier eurent présenté leur défense, celui-ci avec
plus d'audace que d'habileté, celui-là avec une gravité émue qui sembla lui
concilier son auditoire, la suspension de l'immunité parlementaire fut
accordée, à l'unanimité et sans scrutin, sur un rapport de M. Millerand. Dans la
même séance, les boulangistes interpellèrent le garde des sceaux sur les
mesures qu'il comptait prendre contre Cornelius Herz, grand officier de la
Légion d'honneur. Cette interpellation, que devait clore l'ordre du jour pur
et simple, ne fut qu'un prétexte à attaques violentes dirigées par MM.
Déroulède et Millevoye contre le rédacteur en chef de la Justice, que M.
Déroulède appelait l'ambassadeur de Cornelius Herz. « Pas un de vous ne le
nommerait, s'écria M. Déroulède, car il est trois choses en lui que vous
redoutez son épée, son pistolet, sa langue. Eh bien, moi, je brave les trois et
je le nomme : c'est M. Clémenceau ! » Un instant après, M.
Déroulède se demandait si ce qu'attendait Cornelius Herz de M. Clémenceau ce
n'était pas justement le renversement des Ministères, les agressions contre
les hommes au pouvoir et le trouble apporté dans toutes les affaires du pays
et du Parlement. Votre carrière est faite de ruines, disait éloquemment M.
Déroulède à M. Clémenceau. Toutes réserves faites sur la correction
parlementaire d'une attaque aussi personnelle, comme sur le bienfondé des
critiques de 'M. Déroulède, il faut reconnaître que l'orateur boulangiste a
trouvé le 20 Décembre-son plus beau succès de tribune et a ajouté une
nouvelle ruine à toutes celles qu'il reprochait à son adversaire celle de M.
Clémenceau lui-même. A la véhémente philippique de M. Déroulède, il ne
répondit que par de froides dénégations et démontra qu'il était, lui aussi,
plus fait pour l'attaque que pour la défense. La séance du 20 Décembre eut un
double épilogue le 21, M. Jules Roche protesta avec indignation contre
l'absurde accusation dirigée contre lui le 24, un duel au pistolet eut lieu
entre MM. Déroulède et Clémenceau. Six balles furent échangées sans
-résultat. C'est
le 23 Décembre seulement que le Sénat voulut- se prononcer sur la suspension
de l'immunité parlementaire de ses membres. Il s'honora en ne montrant pas le
même fiévreux empressement que la Chambre à voter les poursuites. Son vote
porta, comme celui de la Chambre, sur cinq personnes un ancien président du
Conseil par intérim, M. Devès ; un ancien ministre, M. Thévenet ; le frère
d'un-ancien Président de la République, M. Albert Grévy ; un ancien préfet de
police, M. Léon Renault et un-sénateur, M. Béral. Ce
n'est pas seulement la Chambre qui avait cédé à une -sorte de fièvre, en
votant les poursuites avec cette hâte inaccoutumée, c'est surtout le
Gouvernement, représentant du parti républicain au pouvoir et qui avait pris
bien à la légère, ce semble, la résolution de décimer le parti en frappant
ses principaux chefs, ceux dans lesquels la démocratie avait mis toute sa
confiance. Cette précipitation, cette hâte, cette demande d'une première « charretée »,
comme on l'a dit, adressée si brusquement, si brutalement à la Chambre et au
Sénat, qu'est-ce qui la justifiait ? Quel péril y avait-il à surseoir ? Quels
indices de culpabilité possédait-on, en dehors de quelques initiales, de
quelques signes diversement interprétés figurant sur des souches de carnets à
chèques ? II faut être bien sûr de son fait pour organiser de pareils coups
de théâtre il faut surtout que la justice vienne ensuite confirmer les
mesures conseillées par la politique. Or, pas un des dix parlementaires qui
lui furent renvoyés ne fut retenu par elle tous furent mis hors de cause par
le juge d'instruction, par la Chambre des mises en accusation ou par le Jury.
Le Cabinet dirige par M. Ribot, au risque de mécontenter « les vertus qui
s'indignent M, eût été mieux inspiré, puisque les preuves sérieuses faisaient
défaut, en renonçant aux poursuites il aurait ainsi épargné aux
parlementaires mis en cause de terribles angoisses et, ce qui vaut mieux, il
eût évité aux juges les soupçons, les attaques qu'aucun parti ne leur épargna
et la défaveur qui en rejaillit sur l'institution elle-même. Jusqu'au
dernier jour de la session extraordinaire, l'affaire de Panama devait peser
sur la politique générale. Le 22 Décembre, devant la Commission d'enquête, M.
Andrieux avait fait une déposition sensationnelle, en. produisant la
photographie d'une Note qui confirmait les renseignements fournis par les
talons des carnets de la banque Thierrée. Ces renseignements auraient paru
tout à fait probants à : M. Andrieux, s'ils n'avaient pas émané de M. Jacques
de Reinach, dans lequel l'ancien préfet de police n'avait qu'une médiocre
confiance. M. Andrieux avoua ensuite qu'il inspirait la campagne de la Libre
parole. M. Floquet déposa le même jour et déclara qu'il aurait fait
preuve d'une candeur par trop grande, si, étant ministre, il se fût enfermé
dans une indifférence qui eût été une véritable abdication et n'eût pas suivi
d'aussi près que possible, au point de vue politique, la répartition du fonds
spécial destiné à la publicité des journaux. Ce sont
ces déclarations de M. Floquet, bien plus nettes que celles qu'il avait
faites à la Chambre le 19 Novembre, c'est la défense de M. Rouvier, présentée
par lui dans la séance du 20 Décembre, qui fournirent la matière de
l'interpellation de M. Millevoye sur la situation faite au Ministère et à la
Chambre par les aveux de deux ex-présidents du Conseil et sur la
responsabilité qui en découlait pour le Gouvernement. M. Floquet réitéra ses
aveux. M. Rouvier se défendit d'avoir jamais conseillé la distribution d'un
centime venant de la Compagnie de Panama et regretta presque de ne pas avoir
suivi le système de répartition et de surveillance du fonds spécial imaginé
par M. Floquet. M. Ribot estima sagement qu'il ne lui convenait pas de
présenter à la tribune des théories de gouvernement il se contenta d'affirmer
qu'il continuerait de défendre la République et le régime parlementaire
contre des « rigorismes d'occasion ». La Chambre, par 302 voix contre 83,
vota un ordre du jour de M. Hubbard qui approuvait les déclarations du
Gouvernement, confiante qu'elle était dans sa fermeté, pour assurer l'œuvre
de justice et de lumière qui s'imposait. Parmi
les événements qui ne se rattachent pas au Panama, un seul, le vote de la loi
sur l'arbitrage, discutée par le Sénat du 15 au 21 Décembre, ratifiée par la
Chambre le 24 et promulguée à l'Officiel du 28, offre une réelle importance.
Elle est intitulée loi sur la conciliation et l'arbitrage facultatif, en
matière de différends collectifs entre patrons et ouvriers ou employés.
L'article 1er donne la faculté de soumettre le différend à un Comité de
conciliation et, à défaut d'entente, à un Conseil d'arbitrage. Les articles
suivants assignent, dans les deux cas, un rôle important au juge de paix. En
matière de grève, il invite d'office les intéressés à lui faire connaître
l'objet du différend. Les communes doivent fournir, chauffer et éclairer les
locaux ou siègent Comités ou Conseils. Les femmes peuvent être désignées
comme déléguées dans les industries ou ateliers où elles sont employées. Le
24 Décembre, la Chambre avait rejeté, par 334 voix contre t84, l'accord
commercial franco-suisse préparé par M. Jules Roche, sous le Ministère
précédent. Trois jours avant la discussion, M. Jules Roche rappelait à la
Chambré que le président du Conseil et M. Siegfried, son successeur au
Commerce, avaient sollicité son concours pour la défense du projet
franco-suisse. L'honorable député ajoutait que cette demande de concours
était loin de lui faire prévoir la demande de poursuites déposée contre lui.
La rupture commerciale entre la France et la Suisse, outre qu'elle ouvrit ce
marché si rapproché de nous aux produits de nos concurrents, amena un certain
refroidissement, qui rendit possibles des incidents comme le « scandale
de Bâle ». Chambre
et Sénat avaient dû, en l'absence du budget, voter deux douzièmes
provisoires. La Chambre avait bien adopté une réforme qui dégrevait les
boissons hygiéniques, qui, élevait la surtaxe de l'alcool de 156 fr. 25 à 245
francs l'hectolitre, mais cette réforme, en creusant un déficit de plus de 10
millions, compliquait encore le vote du budget de 1893. Au
milieu des tristesses de cette fin d'année, sonna, le 27 Décembre, une heure
pure et glorieuse celle du 70'e anniversaire de la naissance de Pasteur. Sous
la présidence de M. Carnot qu'entouraient avec tous ses ministres, les
membres du Sénat, de la Chambre des députés et du Corps diplomatique, dans le
grand amphithéâtre de la Sorbonne, l'illustre savant reçut avec les hommages
du Gouvernement de la République, ceux « de la France et de l'humanité
reconnaissantes », comme le disait si heureusement la belle médaille du
maître-graveur Roty. Quand Pasteur entra dans l'amphithéâtre au bras de
Carnot, quand, à la fin de la séance, le Président de la République se leva
pour le féliciter et l'embrasser, la salle entière éclata en
applaudissements, tous les cœurs s'emplirent des sentiments les plus nobles
et les plus désintéressés qui se puissent éprouver ici-bas. M. Sauton, en
présentant l'adresse du Conseil municipal à Pasteur, dit très justement :
« Le récit de cette solennité formera une des pages les plus belles de
l'histoire de Paris. » Le 10
Janvier 1893 fut marqué par des événements considérables et connexes la
rentrée du Parlement, l'élection d'un nouveau président à la Chambre des
députés, l'ouverture du procès des administrateurs du Panama à la Cour
d'appel de Paris et une crise ministérielle. A la
Chambre des députés la majorité, en reportant M. Floquet au fauteuil, eut
semblé sanctionner les pratiques gouvernementales qu'il avait exposées à
trois reprises, deux fois devant la Chambre et une fois devant la Commission
d'enquête. Elle le mit en ballottage au premier tour, i ! se désista avant le
second et M. Casimir-Périer, désigné au choix de ses collègues par son nom,
par son passé, par les offres qui lui avaient été faites au mois de Décembre
de la présidence du Conseil d'abord, du ministère des Finances ensuite, fut
élu sans opposition. La vice-présidence qu'il laissait vacante fut donnée à
M. Félix Faure. Dans son discours d'inauguration, M. Casimir-Périer prononça
ces significatives paroles : « Non, ce ne sont pas des défaillances
individuelles qui pourront atteindre la République. Le suffrage universel a
moins de passion, plus de bon sens et d'équité que les meneurs politiques. »
Au Sénat, M. Le Royer, réélu pour la douzième fois, disait presque dans les
mêmes termes « L'honneur de la France n'est pas atteint par les fautes de
quelques-uns. » Et les deux présidents ajoutaient qu'il fallait attendre avec
confiance et en silence les arrêts de la justice. Cette
dernière prescription ne fut malheureusement pas observée et nous allons
assister à la répercussion au Palais de Justice des discussions de la
Chambre, au Palais Bourbon des dépositions entendues par la Cour d'appel de
Paris d'abord, par la Cour d'assises ensuite. C'est
le jour même de la rentrée que l'on apprenait la démission de trois des
principaux membres du Cabinet Ribot MM. Loubet, de Freycinet et Burdeau
abandonnaient l’Intérieur, la Guerre et la Marine. Les motifs de leur départ
étaient connus de tous et leur remplacement indiquait d'autant moins une
nouvelle orientation politique que M. Ribot conservait la présidence du
Conseil, en échangeant les Affaires Étrangères pour l'intérieur. M. Develle
prit les Affaires Étrangères et l'Agriculture fut donnée à un député du
Loiret, M. Viger. Deux spécialistes, le général Loizillon et le vice-amiral
Rieunier reçurent l'un la Guerre, l'autre la Marine et, le 18 Janvier, M.
Delcassé fut appelé au sous-secrétariat d'État des Colonies, rattachées au
Commerce. A peine
reconstitué, le Cabinet eut à subir une première interpellation. Le 12
Janvier M. Hubbard lui demandait l'arrestation d'Arton, l'extradition de
Cornelius Herz, l'indication de la juridiction devant laquelle comparaîtrait
t M. Baïhaut qui avait été arrêté le 9 Janvier et en dernier lieu la
dissolution de la Chambre. Arton, dont le nom retentit pour la première fois
à la tribune, était ce financier véreux, qui avait préludé aux fonctions de
corrupteur parlementaire par celles de marchand de café au Brésil, de lanceur
de journaux boulangistes et de fondateur d'une banque catholique. Après M.
Hubbard, M. Chiché, député boulangiste de Bordeaux, demandait la révision par
une Constituante. M. Ribot, sans répondre à la question de M. Chiché, déclara
qu'il représentait, dans son Ministère remanié comme dans le précédent, la
défense républicaine. Il réclama pour la justice l'indépendance qui est la
garantie des droits individuels et affirma qu'elle ne s'arrêterait devant
aucune considération de personnes. Sur les points précis indiqués par M.
Hubbard, M. Ribot dit qu'à' l'égard ~d'Arton et de Cornélius Herz le
Gouvernement ferait son devoir, qu'à l'égard de M. Baïhaut, l'affaire, si la
Chambre ne la prenait pas en mains, suivrait son cours régulier devant la justice
du pays. Il terminait en engageant la Chambre à faire exclusivement l'œuvre
législative qui lui incombait ; à se mettre à l'étude du budget, à en finir
avec des incidents qui troublaient les séances et entretenaient l'agitation
et l'émotion dans le pays. L'ordre du jour pur et simple, dont se contentait
le Gouvernement, fut voté par 329 voix contre 187. Le
calme revint pour quelques jours à la Chambre il ne fut pas troublé par une
question de M. Chiché demandant au garde des sceaux quand Cornélius Herz et
Arton seraient compris dans les poursuites. Mais le 27 Janvier, la discussion
des fonds secrets amena de nouvelles incursions sur le terrain brûlant du
Panama. On avait appris ce jour même que M. de Franqueville, juge
d'instruction, mettait hors de cause MM. Emmanuel Arène, Jules Roche et
Thévenet et renvoyait devant la Chambre des mises en accusation MM. Léon
Renault, Devès, A. Grévy, Béral, Rouvier, Proust, Dugué de la Fauconnerie et
Gobron, ancien député. M. Chiché demanda la suppression des fonds secrets,
qu'il appelait le budget de la corruption gouvernementale. M. Ribot repoussa
l'amendement Chiché. Les fonds secrets lui étaient nécessaires pour
gouverner, pour préserver l'ordre partout avec résolution et fermeté. Puis i
! dénonça la campagne d'agitation menée contre la République et qui n'avait
pas même respecté son premier magistrat et il montra que la question des
fonds secrets se résumait, qu'on le voulût ou non, dans une question de
confiance. Après A]. Le Provost de Launay, qui revint sur le cas de M.
Baïhaut, Deschanel somma M. Delahaye, député boulangiste d'Indre-et-Loire, de
préciser ses accusations et de donner les noms des parlementaires qu'il
prétendait connaître. M. Delahaye se déroba et M. Bourgeois constata qu'il ne
produisait que des accusations vagues, contenues dans un document dont il
n'indiquait pas )a source et qu'il se refusait à présenter. M. Robert
Mitchell demanda vainement pourquoi l'affaire de Panama se greffait sur celle
des fonds secrets. M. Le Provost de Launay ayant accusé le Gouvernement de ne
pas essayer d'arrêter Arton, M. Ribot reprit la parole il dit qu'il
considérait comme une injure l'accusation de ne rien faire contre Arton il
reprocha à M. Delahaye de faire peser des soupçons sur 'H4 parlementaires «
de promener partout une liste sur laquelle un nom est effacé à dessin, où
l'on fait ce que l'on appelle un « trou », afin de faire passer par-là
toutes les diffamations, toutes les calomnies, toutes les injures ». Les
fonds secrets, à la suite du discours du président du Conseil, furent votés
par 297 voix contre 175. Deux amendements furent repoussés à des majorités de
plus de 100 voix et les 1.600.000 francs furent maintenus au chapitre 56 du
ministère de l'Intérieur. Cette victoire fut la plus disputée, mais aussi la
plus importante que le Cabinet ait remportée : il la dut à l'abstention d'un
certain nombre de ralliés et aussi de quelques membres de l'Extrême-Gauche
qui, pour ne pas faire le jeu de la Droite, renoncèrent à leurs protestations
et à leurs votes habituels contre les fonds secrets. Le 3
Février, la discussion de la loi sur les manœuvres contre le crédit public
fut une nouvelle occasion de revenir sur l'éternelle affaire. M. de
Cassagnac, adversaire de la loi, prétendit que l'on avait entendu deux
anciens présidents du Conseil déclarer qu'ils s'étaient servis des fonds du
Panama M. Floquet protesta le premier qu'il n'avait rien dit de semblable sa
protestation et une interruption de M. Mesureur amenèrent M. de Cassagnac à
s'expliquer sur la part de frais de publicité qu'avait touchée son journal, l’Autorité.
Il appela cette publicité une publicité « correcte, légitime et honnête »
alléguant, au milieu des protestations réitérées de MM. Rouvier et Floquet,
que ceux-ci avaient fait bénéficier les journaux amis « d'argent en plus ».
La réponse du président du Conseil à M. de Cassagnac portait sur un autre
sujet nous aurons l'occasion d'y revenir. Le 7
Février, la Chambre des mises en accusation avait rendu son arrêt sur
l'ordonnance du juge d'instruction et renvoyé devant la Cour d'assises un
sénateur M. Béral, deux députés MM. Proust et Dugué de la Fauconnerie et un
ancien député M. Gobron tous les autres inculpés bénéficiaient d'un non-lieu.
Le 8 Février M. Goussot interpellait le Gouvernement sur cet arrêt,
relativement à M. Rouvier, responsable de ses actes devant le Parlement,
d'après l'interpellateur, en vertu de l'article 6 de la loi constitutionnelle
de Février 1875. M. Bourgeois se retrancha, dans sa réponse, derrière
l'autorité de la chose jugée. M. Cavaignac estimant, comme M. Goussot, que
l'arrêt de la Chambre des mises en accusation comportait une sanction
parlementaire, prononça un beau discours en l'honneur de la probité
politique, que toute la Chambre applaudit et dont elle ordonna l'affichage[1]. M. Ribot, un peu embarrassé de
répondre à son honorable ami, dont les critiques avaient pourtant porté
contre les pratiques gouvernementales de MM. Floquet et Rouvier 'et contre
les trafiquants « de publicités illusoires », n'accepta pas le débat sur le terrain
où s'était placé M. Cavaignac, et l'ordre du jour du député de Saint-Calais
fut adopté par l'unanimité des votants. Il était ainsi conçu La Chambre,
décidée à soutenir le Gouvernement dans la répression de tous les actes de
corruption et résolue à empêcher le retour de pratiques gouvernementales
qu'elle réprouve, passe à l'ordre du jour. Le
lendemain de cette discussion, qui en appelait une autre plus claire, fut
rendu l'arrêt de la première Chambre de la Cour d'appel de Paris, dans le
procès intenté aux administrateurs de Panama. Malgré le talent déployé par
leurs admirables défenseurs, maîtres Barboux, du Buit, Martini et Waldeck-Rousseau,
qui étaient les premiers avocats du barreau de Paris, tous les inculpés, sur
les énergiques réquisitions de M. Rau, avocat général, furent condamnés MM.
Ferdinand — celui-ci par défaut — et Charles de Lesseps à cinq ans de prison
et 3.000 francs d'amende, M. Eiffel à deux ans de prison et 20.000 francs
d'amende, MM. Fontane et Cottu à deux ans de prison. C'est
le 16 Février, sur l'interpellation de M. Leydet, qu'eut lieu le débat
destiné à dissiper l'équivoque qui pesait sur le monde parlementaire, depuis
le 8 Février. M. Leydet exposa le programme des radicaux, M. Millerand celui
des radicaux socialistes et M. Lafargue celui des socialistes
révolutionnaires. M. Cavaignac répéta ses déclarations du 8 Février, en se
défendant de toute entente avec la Droite., Après lui M. Ribot soutint la
politique de concentration républicaine que tout le monde attaquait ; dont le
président du Conseil n'était peut-être pas un partisan très chaleureux, mais
à laquelle les circonstances l'obligeaient de se rallier. M. Déroulède, dans
un discours humoristique, qualifia M. Ribot « de pianiste qui jouait la
musique des autres ». M. Deschanel, après une intervention de M. Dumay, en
faveur du socialisme, fit, lui aussi, le procès de la concentration
républicaine avec autant d'esprit que d'éloquence il dénonça les radicaux qui
avaient renversé 15 Ministères en 16 ans, donné l'Égypte à l'Angleterre,
failli donner la Tunisie à l'Italie, combattu Gambetta, inventé Boulanger et
Cornelius Herz. Pas un radical n'essaya de réfuter le réquisitoire de M.
Deschanel, mais tous se serrèrent, au moment du scrutin, autour de M. Ribot,
qui vit adopter, à une grosse majorité, l'ordre du jour, auquel il s'était
rallié. La Chambre exprimait sa confiance dans le Gouvernement, pour
maintenir les lois démocratiques et affirmer une politique de réformes
nettement républicaines. ` L'affaire
de Panama avait même son écho à l'étranger, où les caricaturistes de toutes
nationalités l'exploitaient contre nous. Nos voisins immédiats, les Suisses,
allèrent plus loin ils célébrèrent le carnaval, à Bâle, en faisant circuler
dans les rues un groupe de Panamistes et ils nous obligèrent à exiger d'eux
des excuses qui furent promptes et complètes. La Chambre, au début du mois de
Mars, eut encore à s'occuper du Panama. Le 2 Mars M. Bourgeois répondait à M.
Letellier que le Figaro serait poursuivi pour avoir publié des
extraits du dossier de l'instruction criminelle. Le 4, la Chambre accordait
l'assistance judiciaire aux porteurs de titres de Panama. Les
discussions parlementaires ne redevinrent orageuses que lorsque le procès en
corruption eut commencé devant la Cour d'assises, présidée par M.
Pilet-Desjardins. Les inculpés étaient MM. Ch. de Lesseps et Marius Fontane
poursuivis comme corrupteurs, Baïhaut, Sans-Leroy, Béral, Dugué de la Fauconnerie,
Gobron et Proust comme corrompus, Blondin comme complice de Baïhaut. Les
débats, qui durèrent du 8 au 21 Mars, furent fertiles en révélations de
toutes sortes. M. de Lesseps déclara qu'il avait dû subir le concours onéreux
et les exigences sans fin de Cornélius Herz ; M.- Marius Fontane qu'il avait
reçu de M. Blondin une demande de versement d'un million pour M. Baïhaut. Au
mois de Juin 1888, le baron Jacques de Reinach demandait à la Compagnie de
Panama 10 ou 12 millions, pour faire cesser le chantage de Cornélius Herz. Le
12 Juillet suivant M. de Freycinet engageait M. de Lesseps à faire pour le
mieux et M. de Lesseps versait à M. de Reinach une somme de 5 millions. MM. Clémenceau
et Floquet l'auraient engagé à faire davantage. De plus M. Floquet aurait
demandé une somme de 300.000 francs. pour des journaux désignés par lui.
Arton aurait été l'intermédiaire habituel entre la Compagnie et le monde
parlementaire. M. Floquet nia la demande de 300.000 francs, M. de Lesseps
maintint son dire. M. Clémenceau, tout en faisant remarquer que depuis le 15
Avril 1888 Cornélius Herz n'était plus actionnaire de la Justice, reconnut
avoir fait visite à M. de Freycinet, en compagnie de M. Ranc, et M. de
Freycinet avoua avoir reçu cette visite. La
déposition de Mme Cottu, femme de l'administrateur condamné, produisit une
vive émotion elle raconta les entrevues qu'elle avait eues, dès la fia de
Décembre 1892, avec un certain Goliard, se disant agent du ministre de
l'Intérieur et du ministre de la Justice ; ultérieurement avec M. Nicolle,
commissaire de police, et enfin, le 7 Janvier, avec M. Soinoury, directeur de
la Sûreté. Dans ces différentes entrevues, on lui aurait fait espérer des
adoucissements au sort de son mari et même une libération immédiate, si elle
consentait à livrer le nom d'un ou de plusieurs membres de la Droite,
compromis dans le Panama. MM. Soinoury et Nicolle, cités comme témoins devant
le Jury, firent des réponses embarrassées, contradictoires et le Jury vit à
la barre, non sans quelque étonnement, un témoin de plus haute qualité, le
garde des sceaux lui-même, qui avait donné sa démission pour la forme, afin
de pouvoir fournir à la Cour d'assises des explications qui auraient été plus
à leur place au Palais Bourbon. Il fut acquis, à la suite de ces
explications, que M. Bourgeois n'avait rien promis ni à Goliard, ni à M.
Nicolle, ni à M. Soinoury. M. Loubet saisit l'occasion de s'expliquer au
Sénat et, comme M. Bourgeois, protesta contre le rôle qui lui était attribué.
Après ces longs débats et ces dépositions, instructives ou émouvantes, le
Jury ne retint que le fait de corruption Baïhaut l'ancien ministre des
Travaux Publics fut condamné à cinq ans de prison, à la dégradation civique
et à 750.000 francs d'amende, M. Blondin à deux ans et M. de Lesseps à un an.
Tous les autres prévenus furent acquittés. Le Jury estima sans doute que les
charges pesant sur eux étant exactement les mêmes que celles qui pesaient sur
les bénéficiaires du non-lieu, il fallait les traiter de même. Cette décision
fit honneur au bon sens, à la clairvoyance et au sang-froid des douze
citoyens que le sort avait désignés. Huit
jours avant la fin du procès, le 13 Mars, M. Armand Després interpellait le
Gouvernement sur l'incident Soinoury. M. Bourgeois intervint comme simple
député et renouvela la justification qu'il avait présentée aux Assises. M.
Ribot, après avoir dit que M. Loubet ne méritait pas plus de reproches que M.
Bourgeois, posa la question de confiance. M. Cavaignac, au nom de ses amis,
refusa de s'associer aux actes du Cabinet. M. Pourquery de Boisserin
prétendit que l'incident Soinoury avait été arrangé d'avance entre Goliard, Mme
Cottu et Me Barboux, ce que celui-ci contesta dès le lendemain, dans une
lettre adressée à M. Casimir-Périer. La Chambre, après avoir entendu M.
Burdeau signaler les dangers de la confusion entre la justice et la
politique, vota un ordre du jour de M. Rivet qui, conformément à la formule
habituelle, laissait la justice suivre son cours pour faire toute la lumière
et approuvait le Gouvernement. Le Sénat émettait un vote analogue le
lendemain, après avoir entendu MM. Loubet et Ribot. Le 16
Mars, sans être interpellé ni questionné, le Président 'du Conseil montait à
!a tribune, pour s'expliquer sur un article du Gaulois. Ce journal
avait prétendu que M. Ribot, connaissant le fameux X. de la liste de M.
Andrieux, aurait fait prier par Me du Buit, bâtonnier de l'ordre, l'avocat de
M. Cottu de ne pas révéler ce nom. L'avocat de M. Cottu répondit à M. Ribot
qu'il n'avait jamais eu l'intention de prononcer de nom, d'autant plus qu'il
ignorait que le personnage en question eût jamais été mêlé à l'affaire. Or,
le personnage en question n'était autre que M. de Morenheim, ambassadeur de
Russie, et le président du Conseil protesta contre ce qu'il appelait « une
manœuvre infâme », ajoutant qu'il avait connu un barreau de Paris plus
soucieux de ses devoirs. Toutes ces maladresses furent vivement relevées par
le bâtonnier : il attribua l'indiscrétion commise à l'entourage de M*°~ Cottu
et déclara, dans une lettre au président du Conseil, que le barreau était las
des attaques dirigées contre lui par un de ses membres. Si maître de lui
d'habitude, M. Ribot avait cédé à un accès de nervosité, comme y céda le
député qui, à la suite de ce regrettable incident, déposa une proposition qui
supprimait le monopole des avocats. Une
interpellation de M. Millevoye, ajournée depuis le 6 Mars et terminée par
l'ordre du jour pur et simple, le 23 Mars, fut la dernière participation de
la Chambre à l'affaire du Panama, sous le Ministère Ribot. Parmi
les votes les plus importants de la Chambre, durant les trois premiers mois
de 1893, nous signalerons celui du 17 Janvier qui autorisait la Banque de
France à augmenter de 500 millions son émission de billets celui du 31
Janvier sanctionnant le projet qui réprimait les manœuvres contre le crédit
public, dont la discussion fournit à MM. Tirard[2] et Ribot l'occasion
d'excellents discours patriotiques, affichés par ordre de la Chambre. Le
projet voté étendait les pénalités de l'article 428 à quiconque, par des
faits faux ou calomnieux ou par des voies ou moyens frauduleux, aurait
provoqué ou tenté de provoquer des retraits de fonds des caisses publiques.
C'était une réponse à l'article de M. de Cassagnac intitulé l’État voleur.
Un mois plus tard, la Chambre adoptait la loi sur les Caisses d'épargne,
abaissant le maximum des livrets pour les nouveaux versements de 2.000 à 1.500
francs et fixant le maximum des versements à 300 francs par quinzaine et à 1.500
francs par an. Un
autre projet, voté par le Sénat, ne fut accepté qu'avec modifications par la
Chambre c'est celui qui, contrairement à la loi de 1881, admettait la
détention et la saisie préventives, pour assurer la répression de la
provocation aux crimes et délits de droit commun. Malgré le garde des sceaux,
la Chambre rétablit l'amendement de M. Jullien, adopté en première lecture,
qui admettait seulement l'exécution provisoire des arrêts de la Cour
d'assises, malgré opposition ou pourvoi. Le projet, qui faisait passer du
jury au tribunal correctionnel le délit d'outrage aux souverains et
ambassadeurs étrangers, fut voté par la Chambre sans modifications, après
deux remarquables discours du ministre des Affaires Étrangères, M. Develle,
et du président du Conseil. Entre
temps la Chambre s'occupait du budget de 1893 dont elle acheva la discussion
si tardivement qu'elle dut, à la fin de Février, voter un troisième douzième
provisoire et que les réformes introduites par elle dans la loi de Finances
(patente des grands magasins, impôts sur les vélocipèdes, les pianos, les
livrées) n'ayant pas toutes obtenu l'assentiment du Sénat, M. Tirard dut, à
la fin de Mars, proposer un quatrième douzième provisoire, applicable au mois
d'Avril. L'attention
de la Chambre pendant cette discussion fut appelée, comme d'habitude, sur le
budget des Affaires Étrangères, à propos de l'amendement qui demandait la
suppression de notre ambassadeur à Rome et sur celui des Cultes, à propos
d'une question relative aux évêchés non concordataires. M. Develle par sa
spirituelle ironie, M. Ch. Dupuy par sa crânerie bon enfant eurent facilement
raison des opposants. La
discussion du budget de la Marine amena MM. Lockroy et Clémenceau à la
tribune ils firent, entendre sur l'insuffisance de notre matériel, sur le
désordre de notre administration de très vives critiques, imparfaitement
réfutées par le vice-amiral Rieunier. Au contraire, la discussion du budget
des Protectorats permit à M. Ribot de faire admirablement valoir l'œuvre
accomplie par la France en Tunisie. Entravé
dans la discussion du budget par les retards de la Chambre, le Sénat, pendant
la première partie de la session ordinaire, put consacrer tout son temps au
travail législatif proprement dit, car ses incursions sur le domaine
politique furent rares et courtes. Il vota le 19 Janvier la loi sur la
capacité civile de la femme séparée de corps, le 20 et le 21 du même mois les
projets modifiant les articles 24, 2o et'49 de la loi de 1881. Le 20 Février,
à la surprise générale, M. Le Royer, sans motif apparent, descendait du
fauteuil présidentiel et, pour employer son expression, rentrait dans le
rang. Plusieurs candidatures étaient en présence pour sa succession celle de
M. Challemel-Lacour, celle de M. Magnin, celle de M. Jules Ferry ; cette
dernière semblant avoir beaucoup moins de chances que les autres. Elle
l'emporta cependant. Le Sénat, avec un sens politique consommé, avec un
sentiment élevé des services rendus à la démocratie, mit à sa tête le premier
homme d'État de la République, celui qui comprenait mieux que personne les
nécessités, les conditions essentielles de tout Gouvernement ; il alla le
trouver dans la demi-retraite où l'avait isolé l'ingratitude populaire, il
l'arracha à la dignité de sa vie silencieuse, pour lui confier la seconde
charge de l'État et le désigner éventuellement pour la première. En
prenant possession du fauteuil le 27 Février, M. Jules Ferry, sans récriminer
sur le passé, fit entendre un discours excellent, parfait de fond, parfait de
forme et qui est devenu hélas comme son testament politique[3]. Moins de trois semaines après
un ma ! soudain le ravissait a la France qui lui fit de solennelles
funérailles et le plus digne, après lui, M. Challemel-Lacour, montait au
fauteuil le 27 Mars, pour faire entendre au Sénat d'aussi nobles, d'aussi
patriotiques paroles. Quelques
jours avant l'élection de M. Challemel-Lacour, le Sénat avait commencé la
discussion du budget de 1893. M. Boulanger, au nom de la Commission des
Finances, avait fait précéder cette discussion d'observations préliminaires
fort sages. Rappelant qu'en Angleterre un membre du Parlement n'a pas le
droit de faire une proposition entraînant une dépense, il insista sur le
devoir du Sénat d'arrêter au passage les augmentations de dépenses, non justifiées
par des ressources correspondantes. C'est en vertu de ces principes que le
Sénat avait prononcé la disjonction de la réforme des boissons. Le budget fut
retourné à la Commission de la Chambre qui remplaça le rapporteur général, M.
Poincaré, favorable à la disjonction, par M. Lockroy qui lui était hostile. Devant
la Chambre, le nouveau rapporteur général, le ministre des Finances, le
président du Conseil et M. de Mahy se firent entendre à la séance du 30 Mars.
M. Lockroy demanda à la Chambre de sauvegarder ses prérogatives et de
maintenir son premier vote. M. Tirard prêcha la conciliation et l'acceptation
du vote sénatorial. M. Ribot signala le danger imminent d'un nouveau douzième
provisoire et posa la question de confiance. M. de Mahy, très politiquement,
fit redouter les conséquences d'un conflit budgétaire, à cette époque de
l'année. Malgré
ces sages conseils, ces avertissements, ces adjurations, la Chambre se rangea
à l'avis de M. Lockroy par 242 voix contre 237 elle repoussa la disjonction,
renvoya tout le budget au Sénat et, du même coup, renversa le Cabinet du 6
Décembre1892. Comme toujours le Ministère tombait quand il défendait les
vrais principes de gouvernement, et la Chambre, en le mettant en minorité,
obtenait un résultat tout contraire à celui qu'elle avait voulu atteindre,
puisqu'elle reculait d'autant la réforme de la législation des boissons, qui
lui tenait tant à cœur. Il avait suffi que sa prérogative financière semblât
menacée, pour qu'elle se montrât intraitable. Le soir même de ce vote, le
quatrième douzième provisoire était voté et la crise ministérielle était
ouverte. Nos
relations extérieures eurent une certaine activité sous le Ministère Ribot.
Elles furent particulièrement cordiales avec le Saint-Siège. Léon XIII, avec
son sens politique si affiné et son génie d'observateur, avait vite compris
que la République survivrait à la campagne menée contre elle et, dès le début
de l'année 1893, dans une lettre adressée à M. de Mun, il confirmait ses
précédentes instructions. Le Pape était t lui aussi un rallié, un rallié de
marque qui avait, comme on l'a dit spirituellement d'autres ralliés, «
l'audace d'accepter la République » dans une République, comme il
acceptait la Monarchie dans une Monarchie. Quand Léon XIII célébra au Vatican
le cinquantième anniversaire de son épiscopat et le quinzième anniversaire de
son pontificat, la France eut le bon esprit de se faire représenter aux fêtes
du Jubilé par son ambassadeur, M. de Behaine. Le 2
Février M. Delafosse avait adressé à M. Develle une question sur le maintien
des forces anglaises en Égypte. M. Delafosse était d'avis que !'on s'entendit
avec la Porte, pour hâter la solution de cette question. M. Develle, avec un
optimisme commandé par sa situation, répondit que l'augmentation des
garnisons anglaises en Egypte n'était pas la négation des assurances données,
à tant de reprises, par le Gouvernement anglais. Lord Salisbury avait
désavoué lord Cromer, qui s'était prononcé pour l'occupation définitive. M.
Gladstone, le nouveau Premier, dont les sentiments étaient bien connus,
mettrait peut-être fin à l'occupation. Citons
encore un fait qui, bien qu'étant d'ordre intérieur, nous renseignera sur
l'opinion que certains étrangers se faisaient de la France, comme nous a
renseignés le scandale de Baie, dont nous avons indiqué la solution
diplomatique. M. Otto Brandès, correspondant à Paris du Berliner Tageblatt,
avait prétendu que l'X de la liste Andrieux était M. Ernest Carnot, le fils
du Président de Ia République. M. Ernest Carnot n'avait pas besoin de
protester contre cette sotte calomnie, à laquelle personne ne crut, même en
Allemagne. Le Gouvernement français prit contre le correspondant du Berliner
Tageblatt un arrêté d'expulsion. A
l'intérieur, les grèves furent fréquentes pendant le Ministère Ribot. Il s'en
produisit à Marseille parmi les boulangers, au Bousquet-d'Orbe, à
Rive-de-Gier, dans les manufactures nationales d'allumettes d'Aubervilliers
et de Pantin. Les allumettiers de Trélazé, Bègles et Marseille se
solidarisèrent avec leurs camarades de Pantin et d'Aubervilliers et ce
concert fit céder l'administration. Le rappel de M. Deroy, secrétaire général
de la Fédération, mit fin à la grève. Les grèves d'ouvriers de ['Etat soulevaient
une question grave qui devait plus tard prendre une grande acuité et amener
la chute d'un Ministère. Les grèves des ouvriers de l'industrie privée
étaient presque toujours prolongées par l'intervention d'hommes politiques,
députés ou simples meneurs. Le droit dégrève comporte évidemment le droit
d'excitation à la grève : c'est au Gouvernement à aviser, si les
interventions dégénèrent en atteinte à la liberté du travail. Au milieu de ces agitations locales et des mouvements fébriles du monde parlementaire, la France, dans sa grande majorité, était calme plus attachée que jamais à la République, elle attendait sans hâte, sans impatience, le moment de manifester sa volonté souveraine. La mort de hauts personnages comme celle de Mme Grévy (le 1er Mars 1893) ou celle de Jules Ferry, la surprenait un instant, mais ne la troublait qu'à la surface. Celle d'un philosophe et d'un penseur comme Taine ne causait quelque émotion qu'aux philosophes et aux penseurs. Quant aux décès des Ministères, ils étaient suivis de si promptes résurrections, qu'en dehors du monde parlementaire et des intéressés, chacun les considérait comme le plus banal des incidents de la politique courante. M. Ribot, par l'éclat de son éloquence, par l'étendue et la variété de ses connaissances, par le patriotisme dont il avait fait preuve, en acceptant une lourde responsabilité à un moment difficile, méritait plus de regrets qu'un autre il en provoqua peut-être moins, parce que l'on se rendit compte que le plus éminent représentant du Centre Gauche était dans une situation fausse, à la tête d'un Ministère de concentration, et aussi parce. que l'on crut, à tort ou à raison, qu'il ne fit pas tout ce qui était nécessaire pour s'assurer de la personne d'Arton et de celle de Cornélius Herz. |