ÉPISODES ET VIES RÉVOLUTIONNAIRES

LOUISE MICHEL

 

PAR ANNE-LÉO ZÉVAÈS

PARIS - BUREAU D'ÉDITIONS - 1936.

 

 

LA JEUNESSE

 

C’est en 1905 que Louise Michel est morte. Mais son nom demeure ; son souvenir persiste dans la mémoire des hommes. Ni la crainte qu’elle inspira de son vivant aux privilégiés et aux conservateurs, ni l’admiration qu’elle mérita du peuple, ne sont oubliées.

Le bourgeois réactionnaire dit encore couramment : c’est une Louise Michel ! quand il veut désigner quelque femme épouvantail, quelque virago déchaînée, prête à semer partout la discorde et la haine entre les citoyens.

Mais le peuple, encore que peut-être il ignore maintenant dans ses détails essentiels la vie de lutte et de sacrifices de Louise Michel, sait qu’elle fut une femme au grand cœur et aux aspirations ardentes, qui se donna tout entière à la cause des déshérités et de leur affranchissement.

Celle que l’on a appelée la Vierge rouge est née à Vroncourt le 29 mai 1830.

Vroncourt est une petite commune, sur la route de Langres à Beaumont, accrochée aux flancs des collines de Bassigny, faisant partie du canton de Beaumont, arrondissement de Chaumont (Haute- Marne). La bourgade, comme tant de bourgades rurales, souffre de la dépopulation : elle comptait 133 habitants il y a cinquante ans, elle n’en compte plus aujourd’hui que 85. Mais le site est fort pittoresque, et un livre rédigé au temps jadis et cité par Louise Michel dans ses Mémoires, dépeint ainsi Vroncourt :

C’est au versant de la montagne, entre la forêt et la plaine ; on y entend hurler les loups, mais on n’y voit pas égorger les agneaux. A Vroncourt, on est séparé du monde. Le vent ébranle le vieux clocher de l’église et les vieilles tours du château ; il courbe, comme une mer les champs de blé mûr ; un orage fait un bruit formidable, et c’est là tout ce qu’on entend. Cela est grand et cela est beau.

Maurice Barrés qui, en 1907, a exploré la région et qui, dans ses Cahiers, raconte son voyage, considère Vroncourt comme le type du village lorrain, sérieux jusqu’au tragique.

La maison où Louise Michel vit le jour est bien digne du site. Elle présente des tours carrées de la même hauteur que le corps du bâtiment, avec des toits en forme de clocher. La face sud, toute dépourvue de fenêtres, et les meurtrières des tours lui donnent une vague apparence de forteresse :

Autrefois, dit Louise Michel, on l’appelait la Maison forte ; au temps où nous l’habitions, je l’ai souvent entendu nommer le Tombeau.

Cette vaste ruine, où le vent soufflait comme dans un navire, avait, au levant, la côte des vignes et le village, dont elle était séparée par une route de gazon large comme un pré.

Au bout de ce chemin qu’on appelait la routote, le ruisseau descendait l’unique rue du village. Il était gros l’hiver ; on y plaçait les pierres pour le traverser.

A l’Est, le rideau de peupliers où le vent murmurait si doux et les montagnes bleues de Bourmont.

A l’Ouest, les côtes et le bois de Suzerin d’où les loups, au temps des grandes neiges, entrant par les brèches du mur, venaient hurler dans la cour.

Les chiens leur répondaient, furieux et ce concert durait jusqu’au matin. Il allait bien à la ruine, et j’aimais ces nuits-là...

 

Depuis, les loups ont disparu ; les étangs qui entouraient la Maison forte sont devenus des prés. La demeure elle-même, après avoir longtemps été inhabitée, a été détruite, il y a quelques années, par un nouveau propriétaire.

Louise Michel est ce que le code civil appelle une enfant naturelle. Voici, relevé aux archives de la commune, la teneur de son acte de naissance :

L’an mil huit cent trente, le 20 du mois de mai, à l'heure de six heures du soir, par devant nous Etienne- Charles de Mahis, maire de la commune de Vroncourt, canton de Bourmont, lequel nous a déclaré que le 29 du mois de mai, à 5 heures du soir, la demoiselle Marie-Anne Michel, femme de chambre, demeurant au château de Vroncourt, est accouchée dans ladite maison d’un enfant du sexe féminin qu’elle nous présente et auquel elle donne le prénom de Louise et le nom de Michel. Les dites présentation et déclaration faites en présence de Joseph-Benoît Girardin, âgé de 34 ans, coutelier, domicilié à Vroncourt, et de Claude Desgrange, âgé de 34 ans, propriétaire, domicilié à Vroncourt.

 

Du père, on le voit, pas un mot. Et voici le roman — vrai — de la naissance.

La mère de Louise était femme de chambre dans la famille de Mahis, à qui appartenait — et qui habitait — le château de Vroncourt. Les de Mahis sont une famille de tiers état, composée surtout de magistrats et de juristes, qui ont lu Voltaire et les encyclopédistes et paraissent acquis aux principes de 89.

En 1830, la famille de Mahis comprenait le père, la mère et deux enfants, Laurent et Agathe. Le père avait alors soixante-huit ans ; le fils, Laurent, trente-deux. Marie-Anne Michel était une jeune fille. On devine la suite.

Mais de qui donc est l’enfant ? Du père ou du fils ? Ils se rejetaient, paraît-il, de l’un à l’autre la paternité. Elle est du père, écrit Maurice Barrés[1] ; et, certes, il serait assez piquant que le vieillard, en sa qualité de maire de la commune, ait signé l’acte de naissance de sa fille adultérine. Mais dit de son côté, Lucien Descaves, rien, à la vérité, n’est moins sûr[2].

En tout cas, Louise Michel est, sans autre précision, considérée dans le village comme la demoiselle du château. La famille de Mahis la fait instruire. Louise hérite 40.000 francs du vieux de Mahis ; mais elle n’en jouit pas et les abandonne aussitôt en aumônes aux pauvres. Déjà, sa générosité s’affirme. Barrés, au cours de son excursion, a interrogé des vieux du village qui l’ont connue et qui lui ont déclaré : Elle ne gardait rien pour elle ; un jour, elle a donné ses souliers à un pauvre.

Quand meurent, au bout de quelques années, Mme de Mahis mère et son fils Laurent, la veuve de ce dernier congédie les femmes Michel. Louise achève ses études à Chaumont, conquiert son brevet et, en janvier 1853, ouvre comme institutrice libre, une école à Audeloncourt.

Audeloncourt est un village proche de Vroncourt, situé sur les confins du Bassigny champenois, à deux pas au-dessous de Clefmont. Louise est institutrice libre parce que, pour être institutrice publique, il lui eût fallu prêter serment à l’Empire et que, déjà fermement républicaine, elle s’y serait refusée. Elle se révèle là comme une excellente éducatrice ; mais en même temps que l’alphabet et les quatre règles, elle inculque aux enfants les bons principes, l’amour de la liberté et de la justice et elle leur fait entonner la Marseillaise avant l’étude du matin et après l’étude du soir ; le couplet des enfants :

Nous entrerons dans la carrière,

Quand nos aînés ne seront plus...

est chanté à genoux.

Elle commence à écrire. Elle adresse des vers à Victor Hugo qui lui répond.

Elle envoie des articles aux journaux de Chaumont.

En 1856, elle quitte la Haute-Marne et trouve un emploi à Paris, dans une institution de jeunes filles que dirige Mme Vallier, 14, rue du Château-d’Eau ; elle se fixe alors dans la capitale.

Le jour, elle se donne tout entière à ses élèves. Le soir, elle fréquente les groupes et les comités plus ou moins républicains, plus ou moins socialistes qui commencent à se dresser contre le régime impérial. Ainsi se réalise son rêve : celui d’être mêlée aux tourmentes révolutionnaires de la grande cité, d’être présente au soulèvement populaire inévitable et prochain, de participer elle-même à ce soulèvement. Blanqui et ses amis le préparent de leur mieux par une propagande acharnée dans les milieux ouvriers et dans la jeunesse des Ecoles. L’Internationale organise ses sections dans les diverses corporations. Les portes des réunions publiques commencent à être réouvertes. Tout un personnel révolutionnaire se forme et grandit, qui sera demain celui du 4 septembre et du 18 mars.

La muse de Louise Michel devient de plus en plus révolutionnaire. Une pièce de vers, intitulée les Œillets rouges et parue dans ses Mémoires, évoque cette période d’espoir et de combat.

L’Empire s’achevait. Il tuait à son aise ;

Dans son antre où le seuil avait l’odeur du sang,

Il régnait : mais dans l’air soufflait la Marseillaise,

Rouge était le soleil levant.

Il arrivait souvent qu’un effluve bardique,

Nous enveloppant tous, faisait vibrer nos cœurs.

A celui qui chantait le réveil héroïque

Parfois on achetait des fleurs.

De ces rouges œillets que, pour nous reconnaître.

Avait chacun de nous. Renaissez, rouges fleurs !

D’autres vous répandront aux temps qui vont paraître

Et ceux-là seront les vainqueurs.

Les temps annoncés sont proches. Les élections générales de 1869 témoignent des progrès énormes de l’opposition républicaine et socialiste, tant à Paris qu’en province. L’assassinat du jeune Victor Noir par le prince Pierre Bonaparte, cousin de l’Empereur, porte un coup terrible à un régime déjà méprisé et détesté. Enfin, la stupide guerre franco-allemande voulue par l’impératrice — c’est ma guerre, disait celle-ci —, les premiers désastres de Forbach et de Reischoffen, la capitulation de Sedan, provoquent la chute immédiate de cet Empire qui, depuis dix-neuf ans, courbait sous son despotisme le peuple français.

 

LA COMMUNE

 

Quand l’Empire s’écroule enfin, Louise Michel participe avec fougue à toutes les journées qui précèdent la Commune : le 4 septembre, où à la capitulation de Sedan et à la reddition de l’empereur, le peuple parisien répond par la proclamation de la République ; le 31 octobre, où Blanqui et ses amis s’efforcent de donner une orientation plus vigoureuse et plus démocratique à la République déjà accaparée par les capitulards et les réacteurs ; le 22 janvier 1871, où commencent à retentir les premiers cris de : Vive la Commune ! et où, place de l’Hôtel de ville, se dessine un commencement d’insurrection.

Après ces premières journées historiques, grosses d’événements et de conséquences formidables, voici celle du 18 mars, cette journée claire, radieuse et ensoleillée, où l’on sent des frissons et des tressaillements, des espérances et du renouveau, où, comme l’écrit Vallès, le soleil dore la gueule des canons, où, sur la Butte, les soldats du 88e mettent crosse en l’air et fraternisent avec le peuple et où, d’un mouvement spontané et irrésistible, tout le Paris ouvrier, républicain et révolutionnaire est debout.

Louise Michel la décrit ainsi dans son livre sur la Commune :

Montmartre s’éveillait, le rappel battait ; je revenais avec les autres à l’assaut des Buttes.

Dans l’aube qui se levait, on entendait le tocsin. Nous montions au pas de charge, sachant qu’au sommet il y avait une armée rangée en bataille. Nous pensions mourir pour la liberté.

On était comme soulevés de terre. Nous morts, Paris se fût levé. Les foules à certaines heures sont l’avant- garde de l’océan humain.

La Butte était enveloppée d’une lumière blanche, une aube splendide de délivrance.

Tout à coup, je vis ma mère près de moi et je sentis une épouvantable angoisse ; inquiète, elle était venue ; toutes les femmes étaient là, montées en même temps que nous, je ne sais comment.

Ce n’était pas la mort qui nous attendait sur les Buttes, où déjà pourtant l’armée attelait les canons pour les joindre à ceux des Batignolles enlevés pendant la nuit, mais la surprise d’une victoire populaire.

Entre nous et l’armée, les femmes se jettent sur les canons, sur les mitrailleuses ; les soldats restent immobiles.

Tandis que le général Lecomte commande feu sur la foule, un sous-officier sortant des rangs se place devant sa compagnie et, plus haut que Lecomte, crie : Crosse en l’air ! Les soldats obéissent. C’était Verdaguerre qui fut, pour ce fait surtout, fusillé par Versailles quelques mois plus tard. La révolution était faite.

 

Oui, la révolution est faite : pour la première fois un gouvernement ouvrier s’installe à l’hôtel de ville, et durant les deux mois de l’âpre bataille, la Commune n’a pas de soldat plus ardent et plus dévoué que Louise. Elle ne pérore pas, elle n’écrit pas ; le fusil en mains, elle se bat. Aux heures tragiques de la semaine sanglante, le bataillon de femmes qu’elle conduit construit des barricades place Blanche et, contre l’armée versaillaise qui avance, accomplit des prodiges de bravoure. Il y avait notamment à ses côtés tout un groupe de femmes vaillantes qui luttent pour la Commune et se battent jusqu’au dernier jour sans une minute d’hésitation ou de défaillance : c’est cette jeune Russe de grande naissance, instruite, belle et riche, qui se faisait appeler Dimitriev et qui, dit Lissagaray fut la Théroigne de cette révolution ; ce sont Louise Lemel, Blanche Lefebvre, Augustine Chiffon, Malvina Poulain. Il faut évaluer à environ 10.000 les femmes qui, aux jours de mai, éparses ou réunies, combattent pour la liberté[3].

Arrêtée, Louise Michel est d’abord dirigée sur Satory, puis écrouée à Versailles à la prison des Chantiers, où elle subit toutes les morsures de la vermine :

Sur le plancher serpentaient de petits filets argentés formant des courants entre de véritables lacs, grands comme des fourmilières et remplis comme les ruisselets d’un fourmillement nacré.

C’étaient des poux ! énormes, au dos hérissé et un peu bombé, quelque chose de pareil à des sangliers qui auraient eu la taille d’une toute petite mouche ; il y en avait tant qu’on en entendait le fourmillement[4] ...

 

Comme tous les combattants de la glorieuse insurrection, Louise Michel est déférée à un conseil de guerre — le sixième, puisque, pour juger et condamner les communards on n’en a pas créé moins de vingt-six à Versailles et dans les environs — Sèvres, Saint-Germain, Saint-Cloud, Rambouillet, etc. — Le 11 décembre, elle reçoit l’assignation suivante :

Le général commandant la 1re division militaire,

Vu la procédure instruite contre la nommée, Michel Louise, institutrice à Paris ;

Vu le rapport et l’avis de M. le rapporteur, et les conclusions de M. le commissaire impérial, tendant au renvoi devant le conseil de guerre ;

Attendu qu’il existe contre ladite Michel prévention suffisamment établie d’avoir, en 1871, à Paris, dans un mouvement insurrectionnel, porté des armes apparentes, étant vêtue d’un uniforme et fait usage de ces armes, crime prévu et réprimé par l’article 5 de la loi du 24 mai 1834 ;

Vu les articles 108 et 111 du code de justice militaire ;

Ordonne la mise en jugement de ladite Michel sus-qualifiée ;

Ordonne en outre que le conseil de guerre appelé à statuer sur les faits imputés à ladite Michel,

Sera convoqué pour le 16 décembre, à onze heures et demie du matin.

Fait au quartier général, à Versailles, le 11 décembre 1871.

Le général commandant la 1re division militaire,

APPERT.

P. C. C. et signification à l’accusée,

Le commandant,

GARIANO.

 

C’est donc le 16 décembre 1871 que Louise Michel comparaît devant les juges militaires. Amenée par des gardes à la salle du conseil, elle est l’objet de la curiosité générale. Le journal de jurisprudence le Droit la décrit ainsi :

Elle porte des vêtements noirs. Sa démarche est simple et assurée. Ce qu’elle a de plus remarquable, ce sont ses grands yeux d’une fixité presque fascinatrice. Elle regarde ses juges avec calme et assurance. En tout cas avec une impassibilité qui déjoue et désappointe l’esprit d’observation cherchant à scruter les sentiments du cœur humain... Pendant la lecture du rapport, l’accusée qui écoute attentivement relève son voile de deuil qu’elle rejette sur ses épaules. Tout en tenant ses regards braqués sur le greffier, on la voit sourire comme si les faits articulés contre elle éveillaient un sentiment de protestation ou étaient contraires à la vérité[5].

Loin de se courber devant les juges, Louise Michel se redresse sans crainte et revendique fièrement ses responsabilités :

Je ne veux pas me défendre, s’écrie-t-elle ; je ne veux pas être défendue. J’appartiens tout entière à la Révolution sociale et j’accepte la responsabilité de tous mes actes. Je l’accepte sans restriction. Vous me reprochez d’avoir participé à l’exécution des généraux ? Je vous réponds : si je m’étais trouvée à Montmartre quand ils ont tiré sur le peuple, je n’aurais pas hésité à faire tirer moi-même sur ceux qui donnaient de tels ordres ; quant à l’incendie de Paris, oui, j’y ai participé. Je voulais opposer une barrière de flammes aux envahisseurs de Versailles.

Le commissaire du gouvernement, le capitaine Dailly, requiert contre elle la peine de mort. Elle répond :

Ce que je réclame de vous qui vous affirmez conseil de guerre, qui vous donnez comme mes juges, mais qui ne vous cachez pas comme la commission des grâces, c’est le plateau de Satory où sont déjà tombés nos frères. Il faut me retrancher de la société, vous a dit le commissaire du gouvernement ; il a raison. Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’a droit qu’à un peu de plomb, j’en réclame ma part. Si vous me laissez vivre, je ne cesserai de crier : Vengeance ! contre les assassins de la commission des grâces.

LE PRÉSIDENT. — Je ne puis vous laisser continuer sur ce ton.

LOUISE MICHEL. — J’ai fini ! Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi !

Ils n’en ont pas le courage. Ils la condamnent à la détention perpétuelle dans une enceinte fortifiée. De Versailles, elle est dirigée sur la Maison centrale d’Auberive — ancien château transformé en Maison de force et de correction — aux environs de Langres. Elle y séjourne environ dix-huit mois, en attendant son embarquement sur le bateau qui doit les conduire, elle et ses compagnes, en Nouvelle-Calédonie.

Je revois Auberive, a-t-elle écrit plus tard, avec les étroites allées serpentant sous les sapins, les grands dortoirs où soufflait le vent comme dans des navires, les files silencieuses de prisonnières avec la coiffe blanche et le fichu plissé sur le cou par une épingle, pareilles à des paysannes d’il y a cent ans. Nous y étions venues à vingt, de Versailles, en voiture cellulaire qu’on monta sur les rails et qu’on attela suivant les trajets à parcourir... Sans communication avec le dehors, autres que les visites, très rares et très courtes, de nos proches parents, nous étions seules avec l’Idée... Une immense étendue de neige épaisse et blanche, c’était ce qu’on voyait des fenêtres d’Auberive, Les salles sont grandes et sonores ; l’aspect est celui d’une demeure de rêve hantée par les morts[6] ...

 

Le mardi 24 août 1873, Louise Michel et dix-neuf de ses compagnes sont, à six heures du matin, extraites de leurs cellules pour le voyage de la déportation. La première étape du voyage a lieu dans une vaste voiture et c’est à Langres qu’elles devaient trouver la voiture cellulaire qui les conduirait jusqu’à La Rochelle. Quand la voiture traversa Langres, quelques courageux ouvriers, au nombre de cinq ou six qui, à leur tenue, semblent être des forgerons, sortent de leur atelier pour saluer le passage de la voiture ; l’un d’eux, à la tête toute blanche, jette un cri de : Vive la Commune !

A la nuit, les prisonnières arrivent à Paris ; elles couchent dans la voiture cellulaire ; le mercredi, vers quatre heures de l’après-midi, elles sont à la maison d’arrêt de La Rochelle. Le bateau la Comète les transporte de La Rochelle à Rochefort, où elles montent à bord de la Virginie — une vieille frégate de guerre à voiles. Des barques amies — ce qui démontre que, malgré toutes les calomnies réactionnaires, la Commune avait suscité de vives sympathies chez les travailleurs et chez les sincères républicains de province — accompagnent durant toute la journée la Comète ; les occupants de ces barques saluent de loin les prisonnières qui répondent comme elles peuvent en agitant leurs mouchoirs.

Sur la Virginie, Louise Michel occupe une cage de tribord arrière ; dans la cage qui fait vis-à-vis se trouvent Henri Rochefort, Henri Place, Passedouet, Wolowsky, Henri Ménager et Chevrier.

Bien qu’il soit expressément interdit de se parler de cage à cage, on réussit — tant est grande l’ingéniosité des condamnés à tourner les règlements les plus draconiens — à communiquer. Rochefort fait parvenir à sa voisine de tribord arrière quelques spirituelles strophes dont voici un échantillon :

J’ai dit à Louise Michel :

Nous traversons pluie et soleil,

Sous le cap de Bonne-Espérance ;

Nous serons bientôt tous là-bas.

Eh bien ! je ne m’aperçois pas

Que nous ayons quitté la France.

Avant d’entrer au gouffre amer,

Avions-nous moins le mal de mer ?

Mêmes effets sous d’autres causes,

Quand mon cœur saute à chaque bond,

J’entends le pays qui répond :

Et moi, suis-je donc sur des roses ?

Non loin du pôle où nous passons,

Nous nous heurtons à des glaçons

Poussés par la vitesse acquise.

Je songe alors à nos vainqueurs ;

Ne savons-nous pas que leurs cœurs

Sont aussi durs que la banquise ?

Le phoque, entrevu ce matin,

M’a rappelé dans le lointain

Le chauve Rouher aux mains grasses

Et ces requins qu’on a pêchés

Semblaient des membres détachés

De la commission des grâces.

Le jour, jour de grandes chaleurs,

Où l’on déploya les couleurs

De l’artimon à la misaine,

Je crus, dois-je m’en excuser ?

Voir Versailles se pavoiser

Pour l’acquittement de Bazaine.

Nous allons voir sur d’autres bords

Les faibles mangés par les forts.

Tout comme le prêchent, nos codes,

La loi, c’est malheur au vaincu.

J’en étais déjà convaincu,

Avant d’aller aux antipodes...

Louise Michel répond par des strophes sentimentales que lui inspire la contemplation des beautés de la nature. Elle n’avait jamais vu, avant la Commune, que Chaumont et Paris ; puis, avec quelques compagnies de marche de la Commune, la banlieue parisienne, et, depuis un an, quelques villes de France rapidement aperçues des prisons. Et maintenant, elle qui, toute sa vie, a rêvé de voyages, se trouve en plein océan, entre le ciel et l’eau, comme entre deux déserts où l’on n’entend que les vagues et le vent. Ce spectacle l’émeut profondément :

Voyez, des vagues aux étoiles,

Poindre ces errantes blancheurs.

Des flottes sont à pleines voiles

Dans les immenses profondeurs ;

Dans les cieux, des flottes de mondes ;

Sur les flots, les facettes blondes

De phosphorescentes lueurs.

Et les flottantes étincelles

Et les mondes au loin perdus

Brillent ainsi que des prunelles.

Partout vibrent des sons confus.

Au seuil des légendes nouvelles,

Le coq gaulois frappe ses ailes :

Au Guy l’an neuf, brennus ! brennus !

L’aspect de ces gouffres enivre.

Plus haut, ô flots. Plus fort, ô vents !

Il devient trop cher de vivre.

Tant ici les songes sont grands.

Il faudrait bien mieux ne plus être

Et s’abîmer pour disparaître

Dans le creuset des éléments.

Enflez les voiles, ô tempêtes

 Plus haut, ô flots ! plus fort, ô vent !

Que l’éclair brille sur nos têtes ;

Navire, en avant, en avant !

Pourquoi ces brises monotones ?

Ouvrez vos ailes, ô cyclones !

Traversons l’abîme béant.

Louise Michel déclare qu’elle n’a rien vu d’aussi beau que la mer furieuse du Cap, les courants déchaînés des Ilots et du vent :

Le navire, plongeant dans les abîmes, monte sur la crête des vagues qui le battent en brèche. La vieille frégate, que pour nous on a remise à flot, demi-brisée se plaint, craque comme si elle va s’ouvrir ; s’en allant à cape sèche, comme un squelette de navire, et, debout, pareil à un fantôme, son mât de misaine plongé dans le gouffre[7].

 

Enfin, la Nouvelle-Calédonie est en vue : par la plus étroite des brèches de la double ceinture de corail, la plus accessible, la Virginie entre dans la baie de Nouméa.

Louise Michel est affectée à une case située à la presqu’île Ducos.

Durant sa déportation, elle se signale par son dévouement inlassable à ses camarades ; elle soigne les malades, elle s’occupe des enfants et les enseigne. Elle acquiert ainsi dans la contrée une véritable autorité morale. Au bout de quelques années, l’Administration locale l’appelle à coopérer à l’organisation de 1’enseignement dans la colonie. Sur la manière dont elle s’est comportée, sur les services qu’elle a rendus, nous avons un témoignage précis.

A l’occasion d’injures et de calomnies dirigées contre elle en 1882, M. Locamus, conseiller municipal de Nouméa, de passage à Paris, adressa à plusieurs journaux la lettre suivante :

C’est en ma qualité de conseiller municipal de Nouméa, délégué à l’Instruction publique en 1879 et 1880, que je viens donner à notre ancienne institutrice un certificat d’estime et de satisfaction.

La Commission de l’Instruction publique municipale était composée de trois membres : M. Puech, négociant important ; M. Armand et moi. Les écoles laïques que nous avons inaugurées dans la colonie ont donné les meilleurs résultats.

Louise Michel appelée à nous seconder par un arrêté du maire par intérim, M. Simon, s’est acquittée de ses fonctions avec un dévouement qui ne s’est jamais démenti. Son concours nous a été de la plus grande utilité.

J’ajouterai que la conduite et l’attitude de Louise Michel à Nouméa ont inspiré le respect et l’admiration, même à ses adversaires politiques.

 

En 1879, la République a définitivement triomphé des assauts monarchiques, le socialisme s’organise et l’opinion publique se retourne avec reconnaissance vers les hommes de 1871 qui, par leur sacrifice ont sauvé la République et ouvert la voie aux générations de l’avenir. La pression de l’opinion est telle que le gouvernement décide d’accorder des grâces à un certain nombre de condamnés. Il est question de faire bénéficier Louise Michel de l’une d’elles.

Dans une lettre datée de Nouméa, 25 juillet 1879, elle écrit à Jules Grévy, récemment élu président de la République, que, sachant que l’on fait en sa faveur des démarches qu’elle juge outrageantes pour son honneur, elle les désavoue hautement :

Je ne comprends, dit-elle, d’autre retour en France que celui qui ramènerait toute la déportation et toute la transportation de la Commune ; je n’en accepterai jamais d’autre.

 

Par contre, elle ne cesse d’intervenir en faveur de ceux de ses camarades qui lui paraissent les plus malheureux, les plus dignes de pitié. En ce sens, elle adresse plusieurs lettres à Clemenceau, alors député de la Seine et chef du groupe radical.

Quelques-uns, peut-être, s’étonneront que ce soit à Clemenceau que Louise Michel ait recours et de la franche cordialité de leurs relations. Mais, d’abord, à défaut de Clemenceau, à qui eût-elle pu s’adresser ? Tous les socialistes n’étaient-ils pas alors soit au bagne, soit en exil ? D’autre part, elle avait connu Clemenceau lors des luttes contre l’Empire et plus particulièrement au temps du siège, lorsque Clemenceau était maire du XVIIIe arrondissement et qu’elle était elle-même institutrice à Montmartre. Enfin Clemenceau, radical d’extrême-gauche, presque socialisant, avait pris à la tribune la défense des vaincus de mai 1871 et avait, avec force, réclamé pour eux une amnistie totale. Il est donc tout naturel que Louise Michel corresponde avec l’homme qu’elle a apprécié aux heures d’une commune lutte et qui est en mesure d’intervenir en faveur des victimes de la déportation. De là, les trois lettres qu’elle lui écrit au cours de l’année 1879, lettres dont nous possédons le texte et que nous reproduisons ci-dessous.

On admirera à cette lecture le grand cœur de Louise Michel qui ne se préoccupe jamais d’elle et ne songe qu’à ses infortunés camarades de captivité. Colet, Cogniet, Gigout, dont elle parle, avaient été condamnés à la déportation simple et se trouvaient à l’île des Pins ; Mabille et Malzieux, condamnés, comme Louise, à la déportation dans une enceinte fortifiée, subissaient leur peine à la presqu’île Ducos.

Voici les lettres de Louise Michel :

Nouvelle-Calédonie, le 20 mars 1879.

Cher citoyen Clemenceau,

Je reçois votre lettre, merci surtout de votre bonne amitié.

Les vingt francs me seront fort utiles ce mois-ci, car en donnant des leçons de six heures du matin à dix heures du soir, je ne puis rembourser les avances d’installation qui m’ont été faites que fort lentement.

Pouvez-vous m’envoyer quelques bons modèles de dessins : paysages, têtes, un ou deux squelettes et une ou deux académies ! C’est pour des jeunes gens que j’ai le soir.

Occupez-vous sérieusement de faire rentrer si possible notre pauvre Colet ; il est bien malade. Ne dites pas cela à sa femme. Au revoir, je vous serre la main de tout cœur.

A vous, aux amies et amis,

LOUISE MICHEL.

P.-S. — J’aurai bientôt une occasion pour vous envoyer quelques objets canaques très faciles à se procurer ici.

 

Nouvelle-Calédonie, 29 mai 1879.

Cher citoyen Clemenceau,

Vous allez voir de ma part plusieurs déportés. Ils vous porteront mille amitiés de ma part et nos félicitations pour l’énergie que vous apportez à la cause démocratique à un moment où la tiédeur et les accommodements avec le ciel ou avec toute autre puissance sont si fort à la mode.

Je vous envoie ci-joint un mémoire d’un de nos amis, Cogniet, ancien enseigne de vaisseau et déporté ; car il est libre depuis quelques jours bien qu’il reste à la colonie. La manière dont il envisage les questions maritimes me semble plus claire et plus pratique que certains discours qui ne changeront absolument rien, ni en bien, ni en mal au sort des marins, gens plus fiers et plus dignes que l’armée de terre, je l’ai toujours remarqué.

Voyez-vous combien j’ai raison de vous répéter plus que jamais : une amnistie générale ou rien !

Le discours de M. de Marcère a bien serré le cœur à ceux qui s’en vont et leur font regretter la mesure dont ils ont été l’objet. Moi, je vous répète encore : avec tous ou jamais ! Et nul n’a le droit de changer ma volonté à cet égard.

Ne m’oubliez pas près de Mesdames Lockroy et Dorian. J’espère vous envoyer par ceux qui partent quelques coraux plus beaux que ceux de la presqu’île.

Toutes mes amitiés.

Je vous serre la main de tout cœur.

LOUISE MICHEL.

 

Nouvelle-Calédonie, 28 octobre 1879.

Cher citoyen Clemenceau,

Je vous envoie M. Gigout, homme de grande expérience, qui vous dira quel effet désastreux ont produit et produisent ici les grâces partielles qui laissent ceux- là mêmes dont le cœur est rempli d’un désir insensé de revoir la France — il en est qui en meurent.

Moi, devant des mesures aussi petites, aussi honteuses, j’éprouve une immense indignation et un dégoût horrible. Vous appelez cela une République !

Parlons d’autre chose.

Parmi ceux qui s’en vont, ayant déjà le généreux oubli du passé et la confiance en l’avenir, vous avez des vieillards. Vous avez déjà vu le doyen de la déportation, le père Malzieux. Voici un autre ban de vieillards. Que vont-ils devenir ? J’en suis à regretter que notre pauvre vieux Mabille ne reste pas ici, où, du moins, il pouvait vivre. Est-ce que dans votre Paris il trouvera du travail en proportion de son âge et de ses forces ? Est-ce que votre République ouvrira même Bicêtre aux vieillards de la déportation ?

Ce n’est pas pour vous, ce que je dis là. Tout en ne lisant pas les journaux, je sais bien que vous n’êtes pas complice de ce gouvernement d’incapables. Vous voyez, du reste, que je m’adresse à vous dans mon inquiétude pour mes malheureux vieillards. Ne m’en veuillez donc pas.

Je vous serre la main de tout cœur.

LOUISE MICHEL.

 

Cependant, à Paris et en France, la campagne en faveur de l’amnistie est menée avec la plus vive activité par les républicains avancés, par les groupes ouvriers et socialistes qui commencent à s’organiser un peu partout. Malgré la résistance des Dufaure et des Ribot, des Jules Simon et des Jules Ferry, malgré les tergiversations de Gambetta, l’amnistie plénière pour les vaincus de 1871, incessamment réclamée depuis 1876 par Victor Hugo, par le vieux Raspail, par Clemenceau, Naquet, Floquet et Lockroy, est enfin votée le 11 juillet 1880.

Louise Michel prend le courrier de Sydney ; puis elle s’embarque sur le John-Helder en partance pour Londres. A son arrivée dans la capitale britannique, elle est reçue par un certain nombre de proscrits qui s’y trouvent encore : Richard, Combault, Armand Moreau, Da Costa, etc.

En novembre, elle rentre à Paris. Elle est reçue à la gare par Henri Rochefort, Louis Blanc, Clemenceau, Lockroy, etc., et par une foule immense qui lui fait un accueil enthousiaste.

La déportation calédonienne est finie.

L’apostolat révolutionnaire continue.

 

L’APOSTOLAT

 

Républicaine et révolutionnaire à la fin de l’Empire, Louise Michel était devenue socialiste avec la Commune : la violence de la lutte lui avait enseigné l’irréductible antagonisme des classes. C’est pendant son séjour en Calédonie que, par haine de toute domination et de tout principe d’autorité, elle adhère à la conception anarchiste.

Dès son retour elle se consacre à la propagande par la plume et par la parole. Mais si ses préférences personnelles vont à l’idéal libertaire, elle sait rendre hommage aux efforts des propagandistes socialistes et dédaigne les querelles d’écoles et de rivalités de groupes :

Nous combattons, dit-elle, l’ennemi commun.

Pour ma part, je ne m’occupe guère des questions particulières, étant avec tous les groupes qui attaquent, soit par la pioche, soit par la mine, soit par le feu, l’édifice maudit de la vieille société.

Salut au réveil du peuple et à ceux qui, en tombant, ont ouvert si grandes les portes de l’avenir que toute la Révolution y passe !

 

Avec Emile Gautier[8], elle collabore au journal anarchiste la Révolution sociale. Avec le blanquiste F. Cournet, elle conférencie à Bordeaux. Avec Jules Guesde, elle effectue une tournée dans le Nord.

A Paris, on la voit, à maintes reprises, à la tribune des meetings populaires, aux côtés d’Emile Eudes, d’Edouard Vaillant, de Rochefort, de Clovis Hugues, d’Allemane et de Joffrin.

Propagande fréquemment interrompue par les persécutions gouvernementales, les poursuites judiciaires et les condamnations.

Le 5 janvier 1882, elle est frappée de quinze jours d’emprisonnement pour sa participation à la manifestation organisée à l’occasion du premier anniversaire de la mort de Blanqui.

Les 21 et 22 juin 1883, elle comparaît devant la cour d’assises de la Seine pour les faits suivants :

Une terrible crise de chômage sévissait dans les milieux industriels. Le 9 mars, sous l’inspiration des anarchistes, le syndicat des ouvriers menuisiers conviait les sans-travail à une démonstration sur l’esplanade des Invalides. Ceux-ci s’y rendirent au nombre de deux ou trois mille. Puis, de là, ils se formèrent en cortège et se dirigèrent vers le boulevard Saint-Germain. Sur leur parcours, deux ou trois boutiques de boulangers furent pillées par des chômeurs affamés et exaspérés. Place Maubert, des échauffourées se produisirent.

Louise Michel, qui a pris part à la manifestation, est poursuivie pour excitation au pillage, en même temps qu’Emile Pouget, anarchiste militant, le futur rédacteur en chef du Père Peinard. Au cours des débats, Louise Michel s’écrie :

C’est un procès politique que vous allez avoir à juger. On me donne le rôle de première accusée ; je l’accepte.

Oui, s’il y a une coupable à vos yeux, c’est moi, et je suis la seule. J’ai fanatisé tous mes amis. C’est moi qu’il faut frapper, moi seule. Il y a longtemps, vous le savez tous, que j’ai fait le sacrifice de ma personne et que le niveau a passé sur ce qui peut m’être agréable ou désagréable.

Je ne vois que la Révolution. C’est elle que je servirai toujours, c’est elle que je salue. Puisse-t-elle se lever sur des hommes au lieu de se lever sur des ruines !

 

Louise Michel est condamnée à six ans de réclusion et dix ans de surveillance de la haute police. Elle subit sa peine à la prison Saint-Lazare d’abord, ensuite à la maison centrale de Clermont (Oise). Henri Rochefort qui lui a rendu de nombreuses visites à la vieille bâtisse du faubourg Saint-Denis, donne les détails suivants sur son séjour dans cette prison :

Le directeur de Saint-Lazare, je dois le déclarer, ne ressemblait en rien aux geôliers par les mains desquels j’avais passé.

Il professait pour Louise un très grand respect, et c’est dans son bureau même, sans grille séparatrice et sans gardiens, qu’avaient eu lieu mes entretiens avec elle.

Il m’avoua qu’il était désolé du prochain départ de Louise Michel qui exerçait sur ses codétenues une telle influence que, depuis son arrivée au milieu d’elles, la surveillance était devenue presque inutile. Quand elle se promenait avec elles dans la cour, c’était à celle qui l’entourerait de plus de soins. Il est vrai que Louise leur distribuait tous ses vivres, se contentant de se soutenir avec un peu de café noir et que, pour l’empêcher de mourir littéralement de faim, le directeur et moi nous la forcions à manger devant nous les quelques gâteaux que je lui apportais[9].

 

Tandis que Louise Michel subit sa peine dans la maison centrale de Clermont, sa mère, domiciliée dans un étroit logis du boulevard Ornano et âgée de près de 75 ans, tombe gravement malade et se meurt lentement de tristesse et de consomption. C’est Clemenceau qui, en sa qualité de médecin, la soigne et chaque jour lui rend visite. Les journaux le Cri du Peuple, la Justice, l’Intransigeant, signalent la détresse de cette malheureuse qui agonise sans pouvoir donner un dernier baiser à sa fille qui est toute son affection, son unique affection. Certaines feuilles publient une lettre que Louise Michel aurait adressée de sa geôle à Waldeck- Rousseau, alors ministre de l’Intérieur, pour solliciter une mesure de grâce ou une liberté provisoire, basée sur l’état de santé de sa mère. Cette lettre est un faux, un faux grossier. Mais un mouvement d’opinion se produit, sous la pression duquel Louise Michel est extraite de la maison réclusionnaire et autorisée à assister aux derniers moments de la mourante.

 

La sympathie publique qui se manifeste en faveur de Louise Michel est telle que les obsèques de sa mère, auxquelles un veto gouvernemental lui interdit d’assister, donnent lieu à une touchante et imposante démonstration qui témoigne bien de la sensibilité profonde de ce grand peuple de Paris. L’affluence et le recueillement de la foule sont tels que — dit le professeur Georges Weill — l’on n’avait point vu pareille manifestation de sympathie populaire depuis les funérailles de Blanqui[10].

 

Louise Michel est provisoirement reconduite à Saint-Lazare. Quelques journaux parlent de sa grâce et annoncent que le président de la République, Jules Grévy, serait assez disposé à lui accorder. C’est alors qu’elle écrit à Clemenceau la lettre suivante :

Mon cher Clemenceau,

Ci-joint une lettre pour remercier M. Grévy et bien lui faire comprendre ce que mes amis ne comprennent pas, que ce serait une cruauté et une action malhonnête de me donner ma grâce, ma mère étant morte. Il me serait odieux d’être en liberté après nos craintes à toutes deux d’être séparées pendant .ses derniers jours, puisque je n’étais là qu’en extraction et qu’avec la moindre lettre anonyme on pouvait causer mon départ aussi facilement qu’on avait été dupe du faux adressé à M. Waldeck-Rousseau et signé de mon nom.

Il sera juste que je sois disculpée de cette lâcheté partout où elle a été crue.

Vous-même, oubliant que j’ai vu en face bien des choses sans commettre de lâcheté, vous l’avez cru. Vous avez été trop bon pour ma pauvre mère pour que je vous en veuille, et nous avons, outre cela, de bons souvenirs communs. Mais, je vous en prie, voyez les choses sous leur véritable jour.

En prison, je puis travailler et terminer, avant de sortir, les ouvrages commandés. Je sens que si ma mère existait, nous serions séparées. En liberté, je ne sais pas, quel que soit mon courage, si je supporterais la pensée qu’il est trop tard pour elle...

A quoi bon ajouter des dérisions à ma douleur et faire commettre une mauvaise action à ceux qui croiraient peut-être en faire une bonne ? Jugez les choses froidement. Vous verrez qu’après cette agonie de deux ans où ma mère eût été si heureuse de me savoir à Saint-Lazare et n’a rien demandé, on ne doit pas m’accorder — et je ne veux pas — de grâce.

Ce serait agir comme sous l’Empire.

Qu’on me laisse en paix en prison jusqu’à ce qu’on m’envoie en Calédonie, comme je l’ai demandé et que les amis comprennent que, hors cela, il n’y a rien à faire et qu’il ne faut pas me rendre la vie plus lourde en y ajoutant un nouveau supplice.

Je vous embrasse et vous remercie.

LOUISE MICHEL.

P.-S. — J’ajoute ceci : quant aux cent francs que vous m’avez envoyés, je veux les employer à quelque chose d’assez bien pour que cette attention pour moi soit, en même temps, un bon souvenir ; j’y réfléchis, et, en ayant été touchée, je ne veux pas que ce soit mal employé ; je trouverai bien.

 

Le surlendemain, Louise Michel revient à la charge : 3 février 1885.

Mon cher Clemenceau,

Vous m’avez fait dire que tout était arrangé et je ne sais rien.

Vous avez bien compris, n’est-ce pas ? que si l’on ne peut pas m’envoyer en Calédonie, il faudra alors qu’on me laisse tranquille dans ma prison.

Je ne veux pas autre chose que la Calédonie ou la prison, sans ajouter la plus affreuse des dérisions à une douleur que je ne puis supporter qu’en travaillant.

Je vous embrasse.

LOUISE MICHEL[11].

 

Louise est, quelques jours après, transférée de nouveau à Clermont. Mais, le 1er janvier 1886, à la suite de sa réélection à la présidence de la République, Jules Grévy dispense quelques grâces. Pierre Kropotkine et plusieurs des condamnés de Lyon en bénéficient. De même, Louise Michel. Mais elle ne veut pas profiter d’une mesure de clémence qui ne s’étend pas à tous. Le directeur, embarrassé, lui déclare alors qu’il sera dans l’obligation de la faire expulser par la force, de la Maison centrale si elle ne veut pas la quitter d’elle-même. A peine libérée, elle adresse aux journaux des lettres de protestation :

Nous sommes en plein Empire, écrit-elle au Radical. Cette fois, le guet-apens a réussi ; me voilà souffletée d’une grâce, et nous sommes onze sur soixante ! Je proteste contre cette infamie !

 

Quatre mois après sa libération, elle prend la parole avec Jules Guesde, Paul Lafargue et le docteur Susini, à un meeting organisé par le Parti ouvrier, salle du Château-d’Eau, en laveur des grévistes de Decazeville. Les quatre orateurs sont poursuivis devant la cour d’assises de la Seine, sous l’inculpation d’excitation au meurtre et au pillage : ils avaient médit de Rothschild et de Léon Say, de la Haute-Banque et de la Société des houillères et fonderies de l’Aveyron, maîtresse des mines de Decazeville. Louise Michel est condamnée à quatre mois de prison (12 août 1886).

Quand la réaction ne l’emprisonne pas, elle tente de la faire assassiner. Le 22 janvier 1888, comme Louise Michel donne une conférence au Havre, un misérable individu, nommé Lucas, excité par les calomnies de la presse bourgeoise, tire sur elle deux coups de revolver qui l’atteignent à la tête. L’une des balles se perd dans son chapeau, l’autre lui fait, derrière l’oreille, une blessure assez sérieuse. Elle doit subir une opération.

En dépit de ses blessures, elle se refuse obstinément, avec son habituelle générosité, à porter plainte contre son agresseur et se contente de dire : Qu’on le laisse aller, c’est un malheureux fou ! Elle écrit à la femme de celui-ci :

Madame,

Apprenant votre chagrin, je désirerais vous rassurer. Soyez tranquille ; comme il est inadmissible que votre mari ait agi avec discernement, il est impossible qu’il ne vous soit pas rendu.

Ni mes amis, ni la presse de Paris, sans oublier celle du Havre, ne cesseront jusque-là de réclamer sa mise en liberté.

Et si cela tardait trop, je retournerais au Havre, et cette fois, ma conférence n’aurait pas d’autre but que d’obtenir cette mesure de justice.

LOUISE MICHEL.

 

Si c’eût été Louise Michel qui eût tiré sur Lucas, elle eût été vraisemblablement condamnée à mort, ou, tout au moins, aux travaux forcés. Mais ce fut le contraire, qui se produisit, Lucas fut acquitté à l’unanimité par le jury de la Seine-Inférieure. Il est vrai que sa victime avait elle-même sollicité l’impunité pour l’agresseur.

Mais, comme l’observe Rochefort, le duc de Berry passait pour avoir, sur son lit de mort, demandé la grâce de Louvel. Celui-ci n’en avait pas moins eu la tête on ne peut plus tranchée.

La manifestation ouvrière du Premier Mai ne pouvait laisser Louise Michel indifférente. En avril 1890, elle participe à divers meetings qui ont pour but de convier les travailleurs à participer aux démonstrations dans la rue. Le 29 avril, notamment, elle parle à Vienne (Isère), en compagnie de Tennevin, militant anarchiste connu à l’époque. Le lendemain elle est à Saint-Etienne où sa harangue lui vaut une nouvelle inculpation.

Or, c’est précisément à Vienne que se produit l’épisode le plus tragique de cette journée du 1er mai 1890. C’est là que la manifestation revêt son caractère le plus révolutionnaire. Exaspérés par la misère, réduits à des salaires de famine, travaillant dans des usines dépourvues de toute hygiène, les ouvriers et ouvrières envahissent la fabrique de drap Brocard, s’emparant des pièces de tissus qu’ils ont eux-mêmes confectionnées et procèdent, sur place, à leur répartition. La journée est marquée par de violentes bagarres avec la police et la troupe. Il en résultera, trois mois plus tard, à la cour d’assises de l’Isère, un vaste procès dans lequel seront impliqués plus de trente ouvriers et ouvrières d’usine ou propagandistes anarchistes comme Pierre Martin et Tennevin.

Etant donné que Louise Michel a pris la parole dans le meeting préparatoire du 29 avril, il est tout d’abord question de la comprendre dans les poursuites, au même titre que Tennevin et sous l’inculpation d’avoir, l’un et l’autre, par leurs discours, préconisé et préparé les violences du surlendemain. Puis le parquet se ravise. A la suggestion de Constans, ministre de l’Intérieur, qui craint le retentissement donné aux débats par la présence de Louise Michel, on la met hors de cause — comme elle est mise hors de cause à Saint-Etienne — sous le fallacieux et ridicule, mais odieux prétexte qu’elle est irresponsable.

Constans qui ne recule devant aucune scélératesse et à qui tous les moyens sont bons pour supprimer ses adversaires — j’assassine moi-même, déclare-t-il volontiers — serait tout à fait capable de faire jeter Louise dans un cabanon. Pour échapper à ce danger, celle-ci prend le sage parti de se rendre à Londres. Mais elle n’entend pas fuir les débats des assises et elle adresse à la presse la lettre suivante :

Si l’on m’avait citée comme accusée, si l’on m’avait citée comme témoin à la requête de Tennevin, j’aurais revendiqué ma part de responsabilité en reconnaissant que la tournée de conférences avait été organisée par moi, que c'est moi qui ai engagé à la grève générale pour la mort du Capital et la liberté du monde, que je me suis déclarée solidaire de tout acte de désespoir accompli dans la journée du surlendemain, qu’enfin les affiches du Père Peinard ont été apportées par moi.

Je ne crois pas que, pour trois jours de fièvre provoquée par l’indignation de ma sortie, je puisse, au mépris de toute ma vie et de toutes mes condamnations, être déclarée irresponsable.

J’attends encore la citation à laquelle je m’empresserai de me rendre.

LOUISE MICHEL.

59, Charlotte-Street, Fitzroy square, London.

 

A Londres, Louise Michel retrouve Kropotkine, à qui le séjour de la France comme celui de la Suisse est interdit. Elle retrouve également Henri Rochefort, avec lequel elle est liée depuis la Commune et qui, exilé de France sous l’Empire, exilé depuis son évasion de la Nouvelle-Calédonie, en est, depuis le boulangisme, à sa troisième proscription. Elle sera bientôt rejointe dans la capitale britannique par toute une phalange de libertaires et de révolutionnaires de diverses nuances, que les persécutions de Casimir-Périer et de Charles Dupuy obligent, en 1893-94, à demander asile à l’Angleterre. Voici, débarquant presque en même temps, Emile Pouget, fondateur et rédacteur en chef du Père Peinard, bientôt condamné par contumace à vingt ans de travaux forcés ; Charles Malato, l’un des théoriciens de l’anarchisme ; Augustin Hamon, l’auteur de la Psychologie du militaire professionnel, l’érudit traducteur de Bernard Shaw ; Zo d’Axa, le brillant rédacteur en chef de l’En-Dehors ; Matha, ancien gérant du Libertaire ; Constant Martin, ancien communard, ancien disciple de Blanqui, devenu anarchiste après la mort de l’Enfermé ; Moreau-Montéléon, un ancien combattant aussi, de 1871, etc.

Lorsqu’on 1896, une accalmie paraît se produire, Louise Michel rentre en France. Mais, comme toujours, c’est pour combattre, pour reprendre la propagande. Jusqu’à sa mort, elle parcourt la France et l’Algérie, en compagnie, tantôt de Sébastien Faure, tantôt d’Ernest Girault.

C’est au cours d’une de ces tournées de propagande qu’épuisée, atteinte de congestion pulmonaire, elle succombe à Marseille, dans une modeste chambre d’hôtel, le 10 janvier 1905, à l’âge de 74 ans.

Son corps est ramené à Paris et inhumé au cimetière de Levallois-Perret. Le 22 janvier, de la gare de Lyon à Levallois, par la ligne des boulevards extérieurs, tout un peuple ému l’accompagne à sa dernière demeure ; environ 50.000 personnes. Au cimetière, des discours sont prononcés par Sébastien Faure, Malato, Ernest Girault, Séverine, Legrandais et Camélinat.

 

L’ŒUVRE LITTÉRAIRE

 

Douée d’une imagination fort vive et d’une très grande facilité, Louise Michel a beaucoup écrit. Depuis son retour de la Nouvelle-Calédonie, elle a publié les volumes suivants : la Misère, livraisons, en collaboration avec Jean Guêtré (1882) ; les Méprisés, en collaboration avec le même (1882) ; le Gars Yvon, légende bretonne (1882) ; la Fille du peuple, en collaboration avec Adolphe Grippa (1883) ; le Bâtard impérial, en collaboration avec Jean Winter (1883)[12] ; Contes et légendes pour les enfants, avec une préface d’Henri Rochefort (1884) ; Légendes et chants de gestes canaques (1885) ; les Microbes humains, roman (1886) ; Mémoires, tome Ier (1886) ; l’Ere nouvelle, brochure de propagande (1887) ; A travers la vie, poésies (1888) ; les Crimes de l’époque, nouvelle (1888) ; le Monde nouveau, roman (1888) ; le Claquedents, roman (1889) ; Prise de possession, brochure éditée par la jeunesse libertaire de Saint-Denis (1890) ; la Commune (1898) ; Œuvres posthumes. Poésies, avec une préface de Laurent Tailhade, publiées par la Librairie internationaliste d’Alfortville (1905).

Enfin, elle est l’auteur de deux drames : Nadine, joué aux Bouffes du Nord, le 29 avril 1882 et le Coq rouge, représenté au Théâtre des Batignolles le 19 mai 1888.

Quelques-unes de ses œuvres méritent une mention.

Ses Légendes canaques évoquent des paysages pittoresques et des populations primitives que le souffle des âges et les empiétements de la civilisation dispersent peu à peu. Les récits de Louise Michel ont la saveur des fruits des bois et exhalent un parfum sauvage.

Ses Mémoires, dont seul a paru le premier volume, sont emplis de détails intéressants sur sa jeunesse et sa formation intellectuelle. Nulle convention, nul apprêt, nul fard. Louise Michel s’y montre telle qu’elle est : romanesque, d’un tempérament poétique, sentimentale, mais convaincue et dévouée à la cause révolutionnaire jusqu’à la passion et à la mort.

Le Monde nouveau est la vision d’une forme sociale inspirée à l’auteur par la conception libertaire. Dans ce roman, Louise Michel met en scène les désabusés du régime actuel, les victimes des lois et de l’état social ; elle les fait s’associer pour fonder, dans le voisinage du pôle Nord, une colonie où ils vivront à l’abri de toute autorité et de toute réglementation légale.

La Commune est un récit du mouvement insurrectionnel de 1871. Evidemment, ce livre ne saurait être mis en parallèle, ni par la précision historique, ni par le style, avec celui de Lissagaray, qui demeure incontestablement le meilleur des ouvrages consacrés à la Commune, mais l’histoire de Louise Michel n’est ni indifférente, ni inutile. Elle contient notamment des pages émouvantes et vécues sur la traversée des déportés et leur séjour en Calédonie.

On le voit, Louise Michel a beaucoup produit, sans oublier les innombrables articles dispersés en maintes feuilles de propagande plus ou moins éphémères, ni les nombreux manuscrits qu’elle a laissés.

Est-ce à dire que c’est par son œuvre littéraire qu’elle s’impose au souvenir des générations ? Nous ne le saurions prétendre. Ses écrits révèlent d’incontestables qualités d’agrément, d’imagination, de fraîcheur ; ils témoignent de sa facilité, peut-être d’une facilité trop grande. Mais ils n’ont, dans sa pensée, d’autre but que la propagande, et même quand elle emprunte la forme du roman, c’est pour intercaler dans une intrigue sommaire l’expose des théories philosophiques et sociales qui lui sont chères.

On ne saurait dire que ses ouvrages représentent un apport quelconque à la doctrine socialiste et révolutionnaire, voire à la conception anarchiste. Elle n’a, d’ailleurs, aucun souci des théories ; elle ne se propose que de vulgariser, dans leurs grandes lignes, les idées de liberté et d’émancipation, que d’agiter et réveiller les masses, les convier à l’action.

Dans les conférences qu’elle multiplie à travers la France, elle ne parle ni des questions de travail ou de salaire, ni des problèmes économiques, ni des phénomènes sociaux qui permettent l’avènement de la cité nouvelle. Elle se borne à dénoncer sentimentalement les abus, les tares, les iniquités et les misères qui caractérisent le régime et doivent entraîner sa condamnation ; elle fait appel à la générosité, à l’altruisme, à l’esprit de révolte contre l’injustice. Elle s’adresse au cœur plus qu’au cerveau.

Et, en vérité, ce qui, de Louise Michel, demeure par-dessus tout, c’est son rôle de combattante de la Commune, c’est son apostolat d’agitatrice révolutionnaire, qu’aucun obstacle n’arrête, que ne découragent ni persécutions ni condamnations.

Ce qui demeure, c’est la flamme de sa foi, c’est l’exemple de son énergie farouche, de son héroïsme, bravant fièrement juges et geôliers, défiant conseils de guerre et cours d’assises et n’acceptant pour elle ni indulgence, ni faveurs.

Ce qui demeure, c’est le souvenir de la droiture et de la générosité de son caractère, de son inépuisable charité, de sa tendresse pour les parias, pour les déshérités, pour les tout-petits, de sa miséricorde pour les plus déchus, précisément parce qu’ils ont été victimes des suprêmes déchéances...

A ce titre, son nom demeurera dans l’histoire.

Et lorsque la Révolution sociale, pour qui elle a tant combattu, sera réalisée, lorsque le socialisme victorieux s’épanouira, Louise Michel aura sa place au Panthéon de ceux et de celles qui, par leurs efforts et leurs sacrifices, auront le plus contribué à l’affranchissement du travail et de l’humanité.

 

CONCLUSION

 

Non, l’exemple de Louise Michel n’a pas été perdu, ne e sera pas perdu.

A côté d’elle, plusieurs milliers de femmes prennent part à l’insurrection parisienne de 1871 : et nombreuses sont celles qui, comme elle, connaissent les condamnations féroces des Conseils de guerre versaillais.

Si l’on s’en rapporte à la statistique officielle parue en 1873 et relatant les travaux (?) des Conseils de guerre, on y trouve les indications suivantes :

Vingt femmes condamnées à la peine de mort ; Huit, aux travaux forcés, à temps ou à perpétuité ;

Vingt-neuf, parmi lesquelles Louise Michel, à la déportation dans une enceinte fortifiée ;

Seize à la déportation simple ;

Dix à la réclusion ;

Une centaine à des peines d’emprisonnement[13].

Depuis la Commune, que de femmes font preuve des plus hautes qualités d’héroïsme dans le grand drame de la Révolution russe — soit dans les années qui le précédèrent et le préparèrent, soit au cours de l’explosion proprement dite ! Combien subirent fièrement, allègrement même, les pires tortures des prisons tsaristes, l’ignominie et la cruauté du knout et les déportations dans les atroces bagnes sibériens où elles agonisèrent durant de mornes et longues années !

Et à l’heure présente, à l’heure précise où nous écrivons ces lignes, quels magnifiques et prodigieux exemples de vaillance, de courage, d’intrépidité, de noblesses nous donnent les femmes et les filles de l’Espagne !

Avec quel élan, avec quel enthousiasme, à l’appel vibrant de l’admirable Pasionaria, elles prennent du service dans les milices improvisées, marchent au combat, affrontent la mort, pour la bataille contre le fascisme et le militarisme, pour la défense du Front populaire, de la République et de la liberté ! Ne semble-t-il pas que, sur les barricades, dans les tranchées, sur les champs de bataille, le souvenir de Louise Michel les inspire et les guide ? Ne sont-elles pas, elles-mêmes, de véritables Louise Michel ?

C’est qu’elles savent que, si le fascisme représente pour tous la guerre et la servitude, il représente pour elles l’anéantissement de toutes leurs aspirations et de toutes leurs revendications de femmes, leur livraison au joug de l’Eglise et au bon plaisir du patronat.

C’est qu’elles savent aussi que la Révolution sociale se propose l’affranchissement de tous les êtres humain sans distinction de sexe, de race, de nationalité.

 

FIN DE L'OPUSCULE

 

 

 



[1] MAURICE BARRÈS, Mes Cahiers, t. IV, p. 221.

[2] LUCIEN DESCAVES, Un Pèlerinage. (Le Petit Provençal, 11 septembre 1929.)

[3] Les armées de la Commune, écrit Louise Michel, comptèrent des femmes cantinières, ambulancières, soldats.

Quelques-unes seulement ont été connues : Lachaise, la cantinière du 66e, Victorine Rouchy, des turcos de la Commune, la cantinière des Enfants perdus ; les ambulancières : Mariani, Danguet, Fernandez, Malvina Poulain, Cartier ;

Les femmes des Comités de vigilance : Poirier, Excoffons, Blin ;

Celles de la Corderie et des Ecoles : Lemel, Dimitriev, Leloup ;

Celles qui organisaient l’instruction en attendant la lutte de Paris où elles furent héroïques : Mmes André Léo, Jaclard, Périer, Reclus, Sapia.

Toutes peuvent compter avec l’armée de la Commune, et elles aussi sont légions. (LOUISE MICHEL, la Commune, p. 222.)

[4] LOUISE MICHEL, la Commune, p. 306.

[5] Le Droit, 29 décembre 1871.

[6] LOUISE MICHEL, la Commune, p. 345.

[7] LOUISE MICHEL, la Commune, p. 359.

[8] Docteur en droit, Emile Gautier, après avoir collaboré aux Droits de l’homme et à la Rue, l’éphémère hebdomadaire de Jules Vallès, adhéra, vers 1881-82 à l’anarchisme et, doué d’un réel talent de parole, participa à d’assez nombreuses réunions. Condamné à cinq ans de prison par le tribunal correctionnel de Lyon, lors du grand procès des anarchistes du Sud-Est, il obtint sa grâce au début de 1886, après avoir promis de renoncer à toute politique d’action. A sa libération, il collabora au XIXe Siècle, au Figaro, etc.

[9] HENRI ROCHEFORT, les Aventures de ma vie, t. IV, p. 292.

[10] GEORGES WEILL, Histoire du mouvement social en France.

[11] Lettres inédites.

[12] Jean Winter est le pseudonyme d’Adolphe Grippa. — Jean Guêtré est le pseudonyme de Mme Tinayre, qui, chargée d’une mission d’enseignement par la Commune, fut contrainte de s’exiler en Suisse. Elle est la belle-mère de Mme Marcelle Tinayre, la romancière connue, et la mère du peintre Tinayre, auteur d’un portrait de Louise Michel qui a été acquis par la ville de Paris.

[13] Statistique, d’ailleurs, bien incomplète des femmes condamnées, puisqu’elle ne relate ni les condamnations prononcées par d’autres Conseils de guerre que ceux de Versailles, ni celles prononcées par les Cours d’assises et les tribunaux correctionnel.