MARIE STUART ET LE COMTE DE BOTHWELL

 

X. — CAPTIVITÉ DE BOTHWELL EN DANEMARK. INNOCENCE DE MARIE STUART RECONNUE.

 

 

Le soir du 15 juin 1567, au moment où Marie Stuart allait descendre la colline de Carberry-Hill et se remettre à la foi des lords, sous la conduite et sur la parole de Kirkcaldy de Grange, leur mandataire, celui-ci, prenant Bothwell par la main, l'avait prié de pourvoir promptement à sa sûreté. Ce n'était pas que sa personne courût aucun danger immédiat : car les nobles lui avaient garanti la libre retraite sur Dunbar ; et, ce qui valait mieux pour lui, ils ne craignaient rien tant que de le prendre et de se voir dans la nécessité de lui intenter un procès, qui aussitôt serait devenu le leur. Il regagna donc sans être poursuivi la forteresse, d'où il était parti la veille pour cette campagne qui avait, en si peu d'heures, brisé le trône souillé par ses crimes. Il demeura paisiblement dans son asile de Dunbar : autant les confédérés avaient déployé d'activité et de résolution pour s'emparer de la reine, autant ils montrèrent de nonchalance en ce qui le regardait. II put même monter une barque de pécheur, croiser dans le Forth, débarquer à quelque distance de Linlithgow pour une entrevue avec lord Claud Hamilton[1] : leur tolérance ne se démentit pas.

Enfin le 26 juin, onze jours après la capture de la reine, le Conseil privé lança une proclamation portant défense à qui que ce fût de recevoir le comte de Bothwell ou de l'assister, et promesse de mille couronnes d'or à qui l'amènerait prisonnier[2]. En même temps des hérauts munis de lettres écrites au nom de la reine reçurent mission d'aller sommer les gardiens de Dunbar d'avoir à remettre le château dans les six heures, attendu que le comte de Bothwell y avait été reçu et y séjournait[3]. Or si l'on se rappelle que le gardien principal, à qui l'on signifiait de livrer la forteresse n'était pas autre que Bothwell lui-même, on ne s'étonnera pas que des historiens aient regardé une sommation de ce genre comme l'avertissement déguisé qu'il ferait prudemment de chercher quelque autre abri plus écarté[4].

Il s'embarqua vers le commencement de juillet, on ne sait quel jour, confiant le château à son parent Patrick Whitlaw, et cingla vers le comté d'Aberdeen, avec l'espoir que le comte d'Huntly emploierait pour le servir sa puissance, qui était grande dans ces parages. Mais le comte déclara publiquement qu'il souhaitait de tout son cœur de voir sa sœur et la reine délivrées d'un si méchant mari ; lady Bothwell disait de son côté à Édimbourg qu'aucun pouvoir sur la terre ne la forcerait à retourner avec lui[5].

Bothwell, n'ayant rien à attendre des Gordons, se porta sur Spynle-Castle, résidence de son vieil oncle Patrick, évêque de Murray. C'était là, sous les yeux de Patrick, que son enfance avait été élevée, et mal élevée. Le prélat était un de ces hommes, en trop grand nombre à cette époque de relâchement de la discipline ecclésiastique, surtout chez les pays soustraits par leur éloignement à toute surveillance efficace, qui avaient recherché dans les dignités spirituelles les terres, l'argent et l'influence attachés au titre, les ressources en un mot des grandes existences seigneuriales, avec leur cortège de licence et de vices. Trois bâtards du nom de Hepburn florissaient autour de lui. Apparemment l'arrivée inattendue de leur cousin ne leur plut pas. Toujours est-il qu'au débotter il y eut une querelle, et Bothwell en tua un. Les deux autres complotèrent avec deux espions de Cecil, Christophe et Antoine Rokesby, de venger leur frère. Les Rokesby, en envoyant cette proposition à Throckmorton, y joignirent l'offre de tuer aussi l'évêque, qui avait passé quatre-vingts ans. Mais Throckmorton n'y donna pas suite, parce qu'il lui répugnait de frapper un vieillard, et qu'il ne voyait pas, dit-il, quel avantage la capture ou l'assassinat de Bothwell pourrait rapporter à la reine d'Angleterre[6]. Sur ces entrefaites, Bothwell mit son oncle, ses cousins et leurs gens hors de la place, où il s'installa en martre ; tandis que d'autre part, à Édimbourg, un acte du Conseil privé ordonnant la saisie des revenus et la mise en jugement du prélat, le punissait de l'hospitalité forcée qu'il avait donnée à son neveu, 21 juillet[7]. Bientôt cependant Bothwell abandonna Spynle-Castle et prit le chemin de son duché des Orcades, avec cinq vaisseaux légers. Il écuma la mer. Mais la trahison l'attendait à Kirkwall, chef-lieu des îles. Son lieutenant Gilbert Balfour, frère de air James Balfour et complice également de l'assassinat de Darnley, chercha sa sûreté comme sir James en passant du côté du plus fort. Il pointa ses canons sur son ancien patron ; celui-ci prit le parti de s'enfoncer vers le nord et de se réfugier aux îles Shetland. Il serait revenu à Dunbar, si son autre lieutenant, Patrick Whitlaw, n'eût déclaré tenir ce château pour la reine, à qui seule il le rendrait.

Deux mois environ s'étaient alors écoulés sans que les lords, maîtres du pouvoir, eussent fait le moindre mouvement pour le punir des crimes qui retentissaient dans toutes leurs proclamations. Ils avaient annoncé pourtant que s'ils resserraient Marie Stuart à Lochleven, c'était pour se donner le loisir d'en finir avec Bothwell[8]. Enfin au moment où le comte de Murray, revenant du continent, allait prendre la régence d'Écosse, on voulut inaugurer son gouvernement par un acte populaire. Le Conseil équipa une escadre de cinq vaisseaux, sous le commandement de William Murray, laird de Tullibardine et de Kirkcaldy de Grange. Leurs instructions étaient de poursuivre Bothwell et ses fauteurs, sur terre et sur mer, avec le fer et le feu, et de tenir des cours de justice là où ils le jugeraient à propos[9].

Il n'est pas difficile de comprendre que s'ils appréhendaient le coupable, leur mission était de le pendre haut et court, après un simulacre de procès. On leur adjoignit Adam, l'évêque protestant des Orcades : le même l'avait marié avec la reine ; le même eût recueilli ses derniers aveux, c'est-à-dire eût rédigé une confession quelconque où l'on aurait soit écrasé Marie Stuart, soit innocenté indirectement les lords en mettant le seul Bothwell et ses hommes en scène, comme on fit de juin à décembre 1567, pour les confessions des coupables secondaires.

Les cinq vaisseaux cinglèrent vers les Orcades, le 19 août 1567. Ils portaient quatre cents soldats bien armés ; il n'y avait pas jusqu'à l'évêque qui n'eût revêtu un corselet à l'épreuve. Sur les indications de Gilbert Balfour, ils prirent la route des Shetland, et bientôt ils aperçurent leur ennemi croisant avec deux vaisseaux à l'est de l'archipel. Il se retira aussitôt dans le détroit de Bressa, parmi les courants, les roches et les tourbillons, familiers à ses équipages. Kirkcaldy, monté sur la Licorne, le plus beau navire de l'Écosse, le suivit impétueusement malgré les remontrances des matelots. Tout à coup le navire toucha sur les récifs et commença d'enfoncer. A peine Kirkcaldy eut-il le temps de se jeter dans une chaloupe qui fut sur-le-champ remplie de monde. L'évêque des Orcades, embarrassé par son corselet, s'était cramponné à une pointe de rocher. On l'abandonnait sans plus d'égards, malgré ses cris suppliants, quand, d'un élan désespéré, il bondit et retomba au milieu de l'embarcation, qui faillit chavirer. Le saut de l'évêque passa en proverbe. Bothwell gagna sans accident le port d'Unst, au nord de l'île, où l'avaient précédé le reste de ses vaisseaux. Par malheur, ils avaient été surpris, la plupart des équipages à terre ; et déjà le laird de Tullibardine, qui, plus avisé que son collègue, avait pris un chemin différent, paraissait avec quatre navires. Bothwell prit chasse vers le Danemark. Rejoint par son adversaire, il eut à soutenir un combat de trois heures, où son grand mât fut coupé ; et il allait être pris, lorsqu'une rafale les sépara. Il se réfugia dans le port de Karmsund en Norvège[10].

Alors commencèrent pour lui de nouvelles disgrâces. Christian Olborg, capitaine du vaisseau de guerre danois l'Ours, stationné à Karmsund, se défiant de ces étrangers qu'il trouva dépourvus de tous papiers, et de leur réponse qu'ils étaient des gentilshommes écossais allant se mettre au service du roi de Danemark ; plus étonné encore, lorsque l'un d'eux, affublé des habits usés et rapiécetés d'un maitre d'équipage, déclara être le mari de la reine d'Écosse et le gouverneur suprême de ce royaume, prit le parti de les détenir provisoirement et de les conduire à Bergen[11].

Là, renvoyé par Eric Rosencrantz, commandant de la ville, devant une Commission de vingt-quatre officiers et magistrats, Bothwell renouvela sa déclaration d'un ton hautain. Mais il en rabattit, quand on produisit en sa présence une noble dame de Norvège, Anna Thrundesenn, proche parente de Rosencrantz, qu'il avait épousée, pillée et abandonnée quelques années auparavant. II la dédommagea par la cession de l'un des deux vaisseaux qu'il avait amenés d'Écosse et la promesse d'une rente viagère : après quoi, Rosencrantz le reçut au château de Bergen et le traita honorablement[12].

Alors le fugitif, qui avait nié d'abord avoir aucun papier en sa possession, réclama un portefeuille fermant à plusieurs clefs et caché par lui sous le lest de l'un de ses vaisseaux. Les Norvégiens ouvrirent le portefeuille : ils en tirèrent un grand nombre de lettres en latin et en écossais, l'acte par lequel Marie Stuart l'avait créé duc héréditaire des Orcades et des Shetland, plusieurs proclamations dans lesquelles les nobles d'Écosse le dénonçaient comme traître, voleur et assassin de Darnley ; enfin une lettre de la main de la reine. — Or, qu'y avait-il dans cette lettre ? — Elle s'y plaignait, dit la commission norvégienne, de son propre sort aussi bien que de celui de ses amis[13]. — Si Marie Stuart avait écrit à Bothwell des lettres d'amour, ces lettres dont on prétend qu'il les gardait avec un soin prudent et jaloux pour dompter l'inconstance que l'on prête à l'infortunée, n'est-il pas probable que ce portefeuille caché artistement en aurait recelé quelques-unes au moins ?

Les commissaires conclurent par les documents mêmes dont il était porteur, que ce gentilhomme écossais n'était pas sorti de son pays d'une manière honorable[14]. Les variations de Bothwell sur ses -intentions ultérieures, parlant d'aller tantôt en Écosse, tantôt en Hollande ou en France ; ses menaces indiscrètes que tout cela se payerait un jour ; surtout la crainte qu'il ne voulût se rendre en Suède, avec laquelle le Danemark était en guerre, inquiétèrent les Norvégiens. On s'assura de sa personne. On le sépara de ses gens, excepté quatre ou cinq. Désormais il était prisonnier (fin de septembre 1567). On le fit partir pour Copenhague, d'où il envoya une supplique à Charles IX par Danzay, ambassadeur de France en Danemark[15].

Mais ses dangers n'étaient pas finis : loin de là. Le comte de Murray, dont les lieutenants avaient manqué leur proie, réclama de Frédéric II, roi de Danemark, l'extradition de Bothwell. Ce prince, incertain entre le véhément réquisitoire du régent d'Écosse et l'énergique affirmation du fugitif qu'il avait déjà été jugé et absous légalement, offrit de mettre accusateur et accusé en présence, devant l'assemblée de la noblesse danoise. Un public débat n'était pas le compte des lords. Le seul avantage qu'ils obtinrent, c'est que Frédéric, afin de ne pas trop blesser l'Écosse et l'Angleterre par une roideur intraitable, livra au héraut William Stuart, l'un des domestiques du comte, le malheureux Paris, qui, ramené en Écosse en janvier 1568[16], fut pendu en août 1569, et fut censé ensuite avoir fait des aveux accablants contre Marie Stuart.

Bothwell adressa au roi de Danemark un mémoire justificatif (Copenhague, 5 janvier 1568), rédigé très-habilement. Il retraçait la véridique histoire des complots sans cesse renaissants de Murray, Morton etc., contre Marie Stuart, à partir de l'année 1559, et montrait que l'assassinat de Darnley en avait été la consommation finale. Mais il prenait soin de se placer parmi les défenseurs inébranlables de Marie Stuart, expliquant ainsi la haine que les lords lui avaient vouée. De même il n'avait eu aucune part au meurtre du roi, et il passait sous silence l'enlèvement commis par lui sur la personne de la reine ; mais il insistait sur l'acquittement que la justice avait prononcé régulièrement en sa faveur, sur l'offre que les grands lui avaient faite, et dont il leur attribuait l'initiative spontanée, de le marier avec la reine. Chose remarquable, on chercherait en vain dans cet endroit et dans toute cette pièce[17] une allusion quelconque à l'amour passionné dont Marie Stuart aurait brûlé pour lui. Cependant était-il homme à négliger untel avantage près le roi de Danemark ? Arrogant et présomptueux, s'il ne s'en donna pas le relief, c'est certainement parce qu'il se sentait si peu digne d'amour et si peu aimé, qu'il ne put pas lui venir à l'esprit de se vanter de l'être. Après le récit de sa séparation d'avec la reine et de l'emprisonnement de celle-ci à Lochleven, il ajoutait que les nombreux seigneurs de leur parti l'avaient chargé d'aller chercher des secours en France en passant par le Danemark ; qu'à la suite de son combat sur mer avec les rebelles, il avait été forcé d'aborder en Norvège ; il se plaignait de son arrestation à Bergen et de sa détention en Danemark.

Tout adroit que fût ce plaidoyer, il ne convainquit pas Frédéric II, qui ordonna d'en transférer l'auteur à Malmö en Scanie. De sa nouvelle prison, le comte écrivit une seconde fois à ce prince (13 janvier 1568), qu'il était venu en Danemark avec mission de la reine pour solliciter son secours ; et il essaya de le tenter par l'offre de restituer les Orcades et les Shetland, que la couronne de Danemark et de Norvège réclamait à celle d'Écosse[18].

Toutefois, le roi, s'il ne se rendit pas aux arguments et aux propositions du fugitif, tint du moins la balance égale. Il ne prêta pas une oreille plus facile aux instances renouvelées de l'autre côté de la mer du Nord contre Bothwell. Deux fois (29 mars et 4 mai 1568) Élisabeth lui dénonça les crimes du comte, réclamant ce dernier pour être jugé en Écosse, conformément aux lois et avec impartialité : du moins elle s'en portait garante[19]. — Nous savons surabondamment ce que valaient de telles assurances de la part d'Élisabeth. — Deux fois aussi, des lettres partirent d'Édimbourg (21 et 26 août 1568), au nom du jeune roi Jacques VI. Elles étaient accompagnées d'une copie de l'acte par lequel le Parlement de décembre 1567 avait condamné Bothwell à la peine de mort en expiation de ses crimes. Quant à l'exécution, attendu que dans ces temps de guerres, les mers pullulaient de pirates et qu'il faudrait une flotte tout entière pour transporter avec sûreté le comte en Ecosse, on priait le roi de Danemark de lever la difficulté en livrant lui-même le condamné au bourreau. Le capitaine écossais John Clerk rapporterait à Édimbourg la tête du coupable, et on la placerait au bout d'un pieu sur le théâtre même du crime[20]. Un flux de tendresse pour le roi de Danemark accompagnait la demande que Jacques VI lui adressait par la plume de Murray. Frédéric II, néanmoins, répudia l'étrange office. Seulement quelques mois après, il ordonna de resserrer le prisonnier dans une chambre voûtée du château de Malmö[21].

En 1569, Élisabeth revint à la charge sans plus de succès. Au reste, en ce moment, des jours meilleurs semblaient se préparer pour Marie Stuart, captive en Angleterre depuis un an. Le Conseil privé de ce royaume, éclairé sur la vérité après avoir vu Murray, Morton et consorts à l'œuvre dans les conférences d'York et de Londres, insista si fortement en faveur de Marie auprès d'Élisabeth, que celle-ci ne put pas se dispenser de donner son acquiescement à un plan de restauration de la reine d'Écosse. Ce n'était pas tout : l'aristocratie anglaise y joignait un projet de mariage entre l'un de ses membres les plus éminents, le duc de Norfolk, et Marie Stuart.

Un divorce avec Bothwell était la condition préalable. Du fond du Danemark, il envoya son consentement écrit[22]. Lard Boyd partit pour l'Écosse muni de ce papier, de lettres d'Élisabeth et de ses conseillers pour Murray, le Conseil d'Écosse et pour Lethington, brouillé alors avec le régent et chef du parti de la reine précipitée par lui deux ans auparavant. Murray reçut avec une déférence apparente les messages qui allaient frustrer son ambition. Mais avec sa profonde connaissance des choses, il ne se troubla point ; surtout il n'eut garde de prendre, chez Élisabeth, les paroles pour l'expression de la pensée. Il s'empressa de convoquer une convention de la noblesse à Perth, Des délégués de l'assemblée du clergé alors réunie à Édimbourg s'y adjoignirent. Aux uns et aux autres il fit la leçon. En conséquence, l'assemblée rejeta énergiquement (28 juillet 1569) toute proposition de restauration de la reine déchue ; quant à la demande de Marie qu'on examinât la légalité de son mariage avec Bothwell, et qu'on en prononçât la nullité si on le trouvait illégal, une scène évidemment concertée empêcha la délibération. Lethington soutenait que le divorce pouvait avoir lieu sans porter préjudice ni manquer de respect au roi ou à l'Église. Mackgill, clerc du registre, répliqua que les propres lettres de Marie le réfutaient et insultaient leur souverain. Car elle leur parlait toujours comme à ses sujets et signait du titre de reine. Il s'emporta contre l'archevêque de Saint-André, un hérétique, retranché de la vigne de vérité, un obstiné rebelle et papiste ; et cependant, elle lui écrivait comme au chef de l'Église. Condescendre à répondre à une telle requête, ce serait en quelque sorte en admettre la justice ; y céder, ce serait trahison et blasphème. Lethington, essayant de répondre, flétrit l'incompréhensible versatilité de ceux qui naguère étaient si pleins de sollicitude pour séparer la reine de Bothwell. A ces mots, le trésorier Richardson l'interrompt et prend l'assemblée à témoin que le secrétaire vient de parler contre l'autorité du roi ; il proteste que quiconque osera le soutenir, sera réputé traître et traité comme tel. Cette apostrophe finit la discussion et l'assemblée[23]. Lethington s'aperçut alors combien le mal est plus aisé à faire qu'à réparer. Avec toute sa finesse, il s'était pris à ses propres filets. Quinze jours à peine s'étaient écoulés que Murray le dénonçait dans les confessions de Paris comme l'un des assassins du roi ; et quinze jours après le faisait arrêter. Des circonstances particulières, suivies de la mort inattendue de son ennemi, sauvèrent seules le secrétaire pour un temps.

Croit-on, si Marie Stuart avait été coupable, qu'elle eût demandé à ceux qui l'avaient renversée d'examiner la validité de son mariage ? Car elle savait bien qu'elle provoquait des enquêtes, une procédure, qui, dans de telles mains, auraient fait jaillir la lumière contre elle. taris, le prétendu messager de ses correspondances d'amour, était encore vivant à St-André, dans les prisons du régent. Si les gens de Murray l'avaient sue coupable, comme ils le disaient mensongèrement, n'auraient-ils pas dû saisir sur-le-champ l'occasion que l'imprudente leur offrait, et lui prouver à la face de l'univers que son enlèvement avait été concerté avec Bothwell ? Au contraire, quelle est leur attitude ? Ils reculent devant un débat public, de même qu'ils ont constamment refusé de se présenter avec la reine à la barre des trois états. N'est-ce pas qu'un examen légal du mariage de Marie et de Bothwell aurait mis à découvert leurs calomnies, leur bond, leur complicité avec le comte ? Ils ajoutèrent l'insulte au déni de justice : Si la reine, mère de notre souverain, dirent-ils, désire être débarrassée de Bothwell, qu'elle écrive au roi de Danemark de le faire exécuter comme meurtrier du feu roi son mari. Ce sera le divorce le plus effectif ; elle sera libre ensuite de se marier avec qui elle voudra[24].

Cependant un contre-temps fâcheux leur était survenu en Danemark. Le capitaine John Clerk, qu'ils avaient chargé d'aller demander et de rapporter la tête de Bothwell, était tombé lui-même dans un péril imprévu. Les Écossais, pauvres et avides, quittaient volontiers leurs montagnes pour vendre sur le continent leur bravoure et leur fidélité peu certaine. Les événements de juin 1567 avaient trouvé John Clerk au service du Danemark, mais présent en Écosse, où Frédéric H lui avait donné mission de lever un corps de troupes dont il avait besoin dans ses guerres contre la Suède. Il avait complété ses levées avec l'autorisation de Marie Stuart et du duc des Orcades, lorsque les lords, se révoltant, l'entraînèrent non-seulement à leur amener sa troupe, mais encore à disposer en leur faveur de l'argent qu'il avait reçu du roi de Danemark[25]. Bothwell dénonça ce méfait au roi, qui ordonna d'arrêter le coupable et d'instruire son procès. En même temps, mis sans doute en défiance vis-à-vis les lords par plus d'un indice, Frédéric se relâcha de sa sévérité envers Bothwell, et le laissa libre dans l'enceinte du château de Malmö. Grande fut l'alarme en Écosse. Le comte de Lennox, qui venait de succéder dans la régence à Murray, assassiné en janvier 1570, supplia Élisabeth de protéger le capitaine, et cette princesse adressa les sollicitations les plus pressantes à la cour de Danemark avec un brillant éloge de John Clerk. Elle demandait aussi, ou bien qu'on resserrât Bothwell, ou bien qu'on le renvoyât en Écosse : Car, disait-elle, il n'est pas à l'honneur d'un roi que l'assassin d'un roi aille et vienne librement et sans contrainte, et vive dans l'impunité ; encore moins qu'il dresse ouvertement des embûches à l'innocent[26] Lennox lui-même dépêcha en Danemark Thomas Buchanan — distinct de Georges Buchanan, l'auteur de la Detectio —. L'envoyé présenta une longue requête à Frédéric II, dans laquelle il s'élevait contre le crime de Bothwell et contre son simulacre de mariage avec la reine, qu'avait précédé un simulacre d'enlèvement. Il réitérait la demande que le roi fit exécuter sur le coupable la sentence rendue en Écosse, ou qu'il l'expédiât à Édimbourg. Enfin il réclamait la délivrance de John Clerk.

Il parait que la première réponse du roi — nous ne l'avons pas — ne fut pas de bon augure, ni avantageuse pour les affaires des patrons de Th. Buchanan. C'est ce que nous apprenons par une lettre que Morton, Pitcairn, abbé de Dunfermline, et Mackgill, représentants de Lennox en Angleterre, écrivirent de Londres à celui-ci le 24 mars 1571[27] : Nous avons reçu une lettre adressée de Danemark à Votre Grâce par Thomas Buchanan, datée du 20 janvier. Comme nous pensâmes qu'elle pouvait contenir certaines choses utiles à dire dans ce pays, nous primes sur nous de l'ouvrir et de la lire ; plaise à Votre Grâce la recevoir maintenant. Si nous avons tant tardé à vous l'envoyer, c'est que nous pensions qu'il n'était pas bon de la confier à la poste ou à un messager ordinaire ; car nous n'avions nulle envie que leur contenu vint à être pénétré, dans la crainte que quelques-unes des paroles et des choses qu'elle rapporte ne se répandissent ici en manière de nouvelles, et ne reculassent nos affaires au lieu de les avancer. Aussi, la cour ayant témoigné le désir de voir la lettre, nous avons donné à entendre que nous vous avions envoyé l'original, et nous avons remis une copie purgée de ce que nous ne croyions pas bon de montrer, comme Votre Grâce en jugera par l'expédition ci-jointe. Votre Grâce pourra la communiquer à ceux à qui elle ne jugera pas à propos de communiquer le texte original.

Nous avons entretenu Sa Majesté la reine et son conseil des retards que M. Thomas Buchanan rencontre quant au double objet de son voyage, c'est-à-dire l'extradition de l'assassin Bothwell, afin que justice en soit faite, et la mise en liberté du capitaine John Clerk, qui subit une prison si longue et si rigoureuse. Sa Majesté est disposée à écrire, d'après le désir exprimé par Buchanan ; nous l'obtiendrons, Dieu aidant, avant notre départ — pour l'Écosse.

Cette pièce est instructive. Elle montre ce que peuvent valoir les documents présentés par la faction comme authentiques. Pourquoi Élisabeth ne leur déféra-t-elle pas le serment. Avec quelle allègre assurance n'auraient-ils pas juré l'intégrité sans tache de leur copie, absolument comme celle des lettres à Bothwell ?

Morton et ses deux acolytes poursuivaient alors près d'Élisabeth une mission profondément cachée et redoutable. Lennox, dont les haines ne se contentaient pas à demi, réclamait simultanément la personne de Bothwell en Danemark et celle de Marie Stuart en Angleterre. Officiellement il s'agissait de négocier soue l'aile d'Élisabeth un accommodement avec la reine captive ; en réalité, de reprendre après le comte de Murray le plan interrompu par la mort de celui-ci, et consistant à obtenir l'extradition de Marie Stuart pour l'exécuter à mort dès qu'elle aurait posé le pied en Écosse. C'est du moins ce qui résulte des instructions que Cecil donna l'année suivante (10 septembre 4575) à Henri Killigrew, dépêché près du troisième régent, le comte de Mar, en continuation de cette diabolique intrigue. Cecil lui recommandait de s'arranger de façon que l'offre de faire mourir Marie vint des Écossais, et non pas de la reine d'Angleterre. Cela sans doute ne serait pas difficile, attendu qu'à plusieurs reprises déjà, sous les régents précédents, ils avaient fait des propositions de cette nature. S'ils y revenaient, il était autorisé à s'y prêter, mais en exigeant l'assurance la plus solennelle qu'elle serait mise à mort sans manquer, et que désormais l'Angleterre ni l'Écosse n'auraient plus rien à craindre d'elle[28]..... Les uns et les autres, toutefois, malgré leur soif de meurtre, n'osèrent pas en venir à la consommation.

En Danemark, Frédéric II, après le froid accueil qui avait jeté l'alarme chez les anciens complices de Bothwell, répliqua le 9 mars 1571[29] que le comte s'était constamment déclaré innocent, qu'il avait été absous par les pouvoirs réguliers d'Écosse, qu'il avait offert le combat judiciaire, qu'il se disait prêt à soutenir de nouveau l'une et l'autre épreuve, pourvu qu'on lui garantit l'impartialité ; qu'enfin, en dehors du capitaine John Clerk, justement suspect, personne n'était intervenu dans la poursuite contre lui. Le roi exprimait le regret que Thomas Buchanan n'eût pas été muni de pleins pouvoirs pour intenter l'action devant le tribunal danois. — Cette suggestion de Frédéric n'avait rien d'excessif, puisque le gouvernement d'Écosse l'avait le premier prié d'intervenir par le bras du bourreau ; mais les lords n'avaient nul désir d'affronter le grand jour devant une justice cherchant la vérité.

Cependant le prince ne rejetait pas l'idée d'une extradition, mais il mettait comme conditions : 1° qu'il serait procédé contre l'accusé en toute équité ; 2° que cet acte de condescendance ne serait interprété dans aucun cas contre l'indépendance de la couronne de Danemark ; 3° que l'Angleterre userait de réciprocité envers lui, le cas échéant. En attendant, il promettait de garder le prisonnier de très-près ; et si les deux gouvernements étaient disposés à donner les trois garanties, on s'entendrait aisément sur l'époque et la forme du procès que Bothwell aurait à subir en Écosse. Frédéric demandait une réponse formelle pour le 24 août suivant. Quant à John Clerk, le roi se prononçait fermement ; accusé de concussion, il avait été condamné à la prison par les capitaines écossais et allemands ; et il ne serait pas mis en liberté avant que l'affaire eût été examinée à fond devant le conseil de Danemark.

Thomas Buchanan répondit le 19 mars par un long mémoire[30] qu'il est inutile d'analyser parce qu'il répète les pièces antérieures, excepté sur un article intéressant. Il avait parlé précédemment d'un simulacre de mariage et d'enlèvement par Bothwell[31]. Cette fois, il changea de style : Il ne pourra pas nier, cet infatue traître, qu'après s'être débarrassé par un meurtre horrible du roi, son seigneur, il prit avec lui une troupe de soldats, s'empara publiquement par la force de la sérénissime reine d'Écosse, et l'entraina violemment dans la plus forte place du royaume, dont il avait la garde[32]. Crime inexpiable à mon sens ; car, poursuivait Buchanan sans trop s'inquiéter de la liaison des idées, elle n'eût jamais failli, cette princesse également illustre et puissante, ornée des dons les plus précieux de Dieu, elle que l'on doit avec justice ranger parmi les souverains les plus éminents qu'aient produits les siècles, tant à cause de ses vertus singulières que de ses rares qualités de corps et d'esprit, si ce monstre de la nature ne les avait corrompues et détruites par ses fascinations, ses filtres, ses enchantements, ses poisons et ses sortilèges. Tant de maléfices troublèrent jusqu'au fond cette Aine d'élite. Personne ne s'étonnera, mais tous s'affligeront qu'elle se soit jetée en aveugle dans ses malheurs ; tout homme honnête ne saurait les rapporter ni les entendre sans une profonde douleur. C'est ce misérable parricide, le seul coupable et l'auteur de tous ces maux.... Si elle avait été enlevée de force, à quoi bon la sorcellerie ? La variante si grave sur le rapt n'était pas propre à inspirer confiance au roi de Danemark.

Élisabeth seconda de nouveau l'envoyé écossais. Elle se plaignit à Frédéric (22 mars 1571) qu'il eût laissé ses lettres sans réponse, et lui répéta sa phrase de 1570, qu'il n'était pas à l'honneur des rois de laisser vivre impuni l'assassin d'un roi[33].

Lennox, de son côté, accepta les conditions du roi de Danemark ; celui-ci, avec l'assentiment de Danzay, l'ambassadeur de France, accrédité près de lui, fixa le 24 août pour l'extradition[34].

A cette nouvelle, le parti de Marie Stuart s'effraya : Dont les amys de la royne d'Escoce, écrivait à Charles IX la Mothe Fénelon son représentant près Élisabeth, supplient très-humblement Vostre Majesté de ne vouloir permettre telle chose, ains de la remédier le plus promptement que faire se pourra ; de tant que le retour dudict Boudouel viendroit traverser tout le bon ordre qu'avez commancé de donner aulx choses du dict royaulme, et luy mesures seroit conduict icy pour achever de ruyner les affaires et la réputation de ceste pauvre princesse. Quatre jours plus tard, le 24 juin, il répétait : Je suys de rechef fort instamment solliciter de suplier Vostre Majesté d'empescher en toutes sortes le retour du comte de Baudouel, car l'on estime que nul plus grand escandalle à la réputation de ceste pauvre princesse, ny nul plus grand destorbier à ses affaires et à ceulx de vostre service par deçà ne sçauroit venir de nulle autre chose qu'on peult pratiquer au monde'[35].

Il est naturel que ce langage ait provoqué des commentaires fâcheux. L'évidence des faits était telle, dit à ce sujet M. Teulet, que Marie Stuart et ses amis les plus dévoués ont toujours reculé devant une discussion publique ; et il prend à témoin ce cri de détresse et d'effroi échappé aux partisans de Marie Stuart[36].

Nous sommes convaincu qu'il y a du mirage ici, comme dans plus d'une circonstance déjà examinée, et que le corps manquera également sous une apparence imposante.

Affirmer que Marie Stuart et ses amis reculèrent là et toujours devant une discussion publique, c'est pure supposition. Car enfin, récapitulons la conduite des uns et des antres. En quelle circonstance Marie Stuart et ses amis reculèrent-ils devant la discussion publique ? Quand fut-elle possible ? Jamais. Exemple : Lorsque Marie Stuart fut arrêtée en juin 1567, elle demanda à ses ennemis la convocation des trois états du royaume pour juger entre elle et eux. N'était-ce pas aller au-devant de la discussion publique ? Ils s'y refusèrent. Lorsque, détenue en Angleterre, elle accepta, au mois d'octobre 1568, les conférences d'York, où elle comptait sur une lutte à ciel ouvert avec son frère, Morton et les autres, comment les choses se gouvernèrent-elles ? On sait que tout se passa en conciliabules secrets entre les lords écossais et les commissaires anglais. Ce fut sous l'ombre d'un profond mystère que les premiers communiquèrent aux seconds les lettres accusatrices dont on dérobait la connaissance à Marie Stuart. Qui donc évitait la discussion publique ! Les conférences transférées à Londres vers la fin de 1568, les lettres furent présentées aux Anglais, mais toujours dissimulées aux défenseurs de Marie. En vain en réclamèrent-ils à plusieurs reprises la communication, des copies : ils ne les reçurent jamais. Marie sollicita d'Élisabeth une audience pour se justifier publiquement, sans l'obtenir. En 1569, l'évêque de Ross écrivit son traité de la Défense de l'honneur de la reine Marie. L'Impression, entreprise à Londres même, n'était pas encore à la huitième feuille, que Cecil en eut vent par ses espions. Il laissa continuer le travail, et, l'édition prête au printemps de 1570, il la saisit et la supprima. Ce livre, écrivit-il à Norris, ambassadeur anglais en France, tend à soutenir devant le monde, que la reine d'Emme n'est pas coupable de la mort de son mari, un conte dans l'opinion de bien des gens.... Il y a aussi un gros mensonge : c'est que tous les nobles hommes qui ont eu connaissance de son affaire, l'ont jugée innocente, et par suite ont sollicité Sa Majesté d'épouser le comte de Norfolk[37]. Si cela était faux, niais Cecil savait que rien n'était plus vrai, pourquoi ne pas permettre au débat d'arriver devant le public ? Le livre fut imprimé en Flandre en 1571 ; on continua de l'interdire en Angleterre avec une rigueur impitoyable. Au même moment, Morton étant à la cour d'Élisabeth, muni pour la seconde fois de la cassette de vermeil, dont au reste on ne fit pas usage, Marie Stuart écrivait à Élisabeth, le 31 mars 1571 : Je vous supplie, en chose si importante permettez moi d'estre ouye en ma défense avant que de me condamner[38]. Elle ne reçut pas un mot de réponse. Qui donc, encore un coup, esquivait la discussion publique ?

Quelle était d'ailleurs la tactique invariable des ennemis de Marie Stuart ? Après avoir arrêté et interrogé les domestiques de Bothwell, William Powrie, George Dalgleish, John Hay, John Hepburn, du 23 juin au 8 décembre 1567, et d'autres encore, tels que le capitaine Cullen, n'avaient-ils pas, Tytler nous l'a dit[39], supprimé les aveux qu'ils leur arrachèrent ? Ils se gardèrent bien d'admettre le public dans la confidence. Et Jean Hubert, ce Paris, qu'on ramena de Danemark en janvier 1568, n'avons-nous pas vu Murray l'engloutir Vivant' entre quatre murs pendant dix-neuf mois, tandis qu'il aurait pu le produire à York et à Londres, et par lui accabler Marie Stuart criminelle ? Les deux confessions de Paris furent déposées dans le même sombre arsenal, où l'œil du public ne pénétrait pas.

Ainsi, la vérité, c'est que Marie Stuart et ses amis demandaient la publicité et la lumière, tandis que leurs ennemis fuyaient l'une et l'autre. Voilà ceux qui eurent le grand jour en horreur.

Mais alors, nous dit-on, pourquoi cette inquiétude chez les défenseurs d'une reine innocente, à la nouvelle que le comte prisonnier va être livré au régent Lennox et à Morton ? Tout simplement, parce qu'ils connaissaient Morton et Lennox. Quand on a suivi à l'œuvre ces artisans de fraude, comment n'être pas convaincu qu'il n'y avait pas de procès impartial et public à espérer ; que, bien loin de manifester la vérité, on l'étoufferait ou on la dénaturerait par quelque adroite iniquité ; qu'on empêcherait Bothwell vivant de parler, et qu'on le ferait parler une fois mort ? C'est ainsi que Murray avait agi avec Paris ; et avant lui, Morton avec les autres domestiques de Bothwell. Les aveux de ce dernier auraient été traités comme les aveux de ses complices, c'est-à-dire falsifiés ou supposés. Si les lords avaient voulu sincèrement posséder ce grand coupable, leur complice, que ne le prenaient-ils au lieu de lui permettre de s'éloigner sain et sauf de Carberry-hill, le 15juin 1567 ? Pourquoi souffrir ensuite que paisiblement il habitât Dunbar et vaguât sur le Forth ? Leur vraie pensée, c'est qu'ils ne voulaient pas le prendre, à moins que ce ne fût en telle circonstance qui leur permit de le tuer sur l'heure. Cela est transparent dans les instructions qui autorisèrent Kirkcaldy de Grange et le laird de Tullibardine, envoyés à sa poursuite vers les Orcades, à tenir des cours de justice aux endroits qu'ils jugeraient convenables. A la vérité, la situation était changée en 1571, puisque le père de Darnley était chef du gouvernement, et sincère assurément dans ses sol licitations en Danemark. Mais on sait assez quelle haine monstrueuse il avait ressentie de tout temps contre sa bru, puisqu'à une époque où il n'avait reçu d'elle que les bienfaits les plus signalés, il entrait dans le complot contre Riccio avec l'intention de la renverser, de la tuer et de transférer la couronne dans sa propre famille. A plus forte raison, Darnley étant mort, devait-il se montrer furieux, qu'il crût ou non avoir son fils à venger sur elle. Nous disons qu'il crut ou non, rien n'étant moins certain que sa bonne foi sur ce point, puisqu'en 1568 il fit rédiger un faux témoignage par le capitaine Thomas Crawford. Est-ce quand on est persuadé du crime d'un accusé, qu'on vient mentir contre lui ? Pénétrons un moment dans l'avenir : bientôt lady Lennox rendra hommage à l'innocence de Marie Stuart et flétrira la trahison des traîtres qui ont causé ses malheurs. Ainsi en 1571, nulle garantie de bonne justice de la part du régent. Et puis, n'était-ce point Morton, qui siégeait près de lui, comme son bras droit, — Morton, l'un des ennemis de Darnley ? Morton qui avait adhéré au bond du meurtre, n'aurait-il pas su étrangler le débat, attendu qu'il y allait pour lui d'être perdu ou sauvé, suivant que l'on observerait ou non les voies de droit envers Bothwell ?

Serait-ce donc sur Élisabeth, que l'on aurait dti se reposer du soin de la bonne justice qu'elle promettait au roi de Danemark ? Mais qui ne sait qu'elle avait dès longtemps foulé aux pieds toute justice en ce qui regardait sa cousine ? Avec quel art frauduleux et implacable, elle et Cecil, n'avaient-ils pas multiplié les pièges, les trames mortelles contre la reine d'Écosse, et cela, bien avant les prétendus crimes dont ils s'indignaient à froid ? Ces crimes, ils n'y croyaient guère. Il nous reste parmi les papiers de Cecil, un mémoire rédigé et corrigé de sa main à l'usage de sa souveraine, sur l'état de l'Angleterre et les dangers qui la menacent en 1569. En les discutant, il dit de l'Écosse : les troubles d'Écosse peuvent cesser, si l'on cesse de donner du secours au comte de Murray, parce qu'alors il sera écrasé par les forces étrangères envoyées au secours des Hamiltons ; lesquelles, fussent-elles petites et soutenues de peu d'argent, auront bientôt vaincu le parti du comte de Murray, petit parti, qui se dissoudra en peu de temps, par la perspective du retour de la reine. Le mariage de la reine avec Darnley est fini ; son mariage avec Bothwell sera cassé par le pape, et son mariage à venir est d'un grand poids dans sa cause, parce qu'il peut lui attirer le bon vouloir des princes étrangers. La bruit répandu contre elle à l'occasion de la mort de son mari, sera bientôt évanoui. Il sera aisé de l'en disculper ; et il n'en résultera aucun obstacle à son rétablissement, ni à ses projets[40]. Qu'est-ce à dire ? Le ministre n'était-il plus armé contre elle de ces fameuses preuves accablantes ? Oubliait-il les lettres de Marie Stuart à Bothwell, lettres qu'il avait évoquées de la cassette magique à la fin de 1568, qui se conservaient précieusement en Écosse, prêtes à jaillir encore au premier appel ? Non, il ne les oubliait pas. Mais il savait ce que valait leur authenticité ; au fond de son âme, il jugeait cette œuvre d'imposture[41]. Ce que poursuivait cet ennemi opiniâtre de l'infortunée reine d'Écosse, c'était un plan fondamental de politique, dont nous avons trop souvent mis à découvert l'origine, le but et les moyens, pour hésiter à croire qu'il y eût dans la demande d'extradition de Bothwell autre chose que l'espoir de raviver des calomnies émoussées. Une remarque en passant. On donne généralement comme un fait acquis à l'histoire l'unanimité de réprobation et d'hostilité du peuple écossais contre Marie Stuart. Cecil pourtant, la preuve est claire, était convaincu du contraire, puisqu'il regardait le parti des lords comme dépourvu de base et de consistance. Déjà, on ne l'a pas oublié, nous avons constaté que même pour le mariage avec Bothwell, cette unanimité prétendue était loin d'exister.

Donc, quand les amis de Marie Stuart redoutaient l'éventualité d'une telle concession de la cour de Danemark, cela n'autorise pas à conclure qu'ils croyaient que leur reine eût la conscience chargée ; mais ils pressentaient quelque nouvelle machine de ses ennemis d'Écosse et d'Angleterre, par laquelle à la fois on l'accuserait et on l'empêcherait de se défendre, système suivi et toujours heureux depuis quatre ans ;

On nous objectera peut-être les termes dont se sert l'ambassadeur français, que Bothwell serait ramené pour achever de ruyner les affaires et la réputation de ceste pauvre princesse ; que nul plus rand escandalle à la réputation de ceste pauvre princesse.... ne sçauroit venir de nulle autre chose qu'on peult pratiquer au monde. N'en exagérons pas la portée ; escandalle a ici le sens de diffamation. Or il est certain que La Mothe Fénelon est dans le vrai : on ne voulait avoir Bothwell qu'afin de le flétrir, et avec lui la prisonnière, par le simulacre d'un procès, qui aurait été la contre-partie du simulacre d'acquittement prononcé en sa faveur, par la même faction, en 1587.

C'eût été un coup d'autant plus profitable, nous disons, aux ennemis de Marie Stuart, que ses affaires étaient alors dans un moment de crise, très-pénible en Angleterre, mais non sans espoir en Écosse. Voyons d'abord en Angleterre.

Marie, quoique prisonnière d'Élisabeth, n'avait pas été destituée de soutien dans ce royaume. Les conférences de Londres (décembre 1568-janvier 1569) où le comte de Murray l'avait accusée d'adultère et de meurtre, et avait produit parmi ses prétendues preuves les lettres à Bothwell, avaient eu précisément pour effet de ranger dans les intérêts de la reine déchue, la grande majorité de l'aristocratie anglaise, tant l'accusation avait paru mal fondée à qui l'avait vue de près. Le duc de Norfolk, nous l'avons dit, avait même formé, de l'aveu de cette noblesse dont il était le personnage le plus éminent, le plan d'épouser Marie et de la restaurer dans son royaume. Il ne comptait pas, du reste, contracter ce mariage sans l'assentiment de sa souveraine ; seulement il se réservait de le solliciter en dernier. Mais les grandes maisons du nord du royaume, attachées du fond du cœur au catholicisme, et trop impatientes, prirent spontanément les armes contre Élisabeth, d'abord sous les comtes de Northumberland et de Westmoreland (novembre 1569), ensuite sous Léonard Dacres (janvier 1570). Leur entreprise, mal combinée, fut réprimée en peu de temps et rendit plus rude la captivité de Marie Stuart. Le comte de Shrewsbury, son gardien à Tutbury, reçut ordre de la tuer à la première tentative pour la délivrer[42].

Norfolk, dénoncé par le comte de Murray, fut mis à la Tour de Londres (11 octobre 1569). Il n'en sortit que dix mois après, en prenant l'engagement solennel de rompre toute communication et tout projet de mariage avec Marie Stuart ; encore fut-il confiné sous bonne garde dans l'une de ses maisons. Mais il n'en continua pas moins à écrire en secret à la prisonnière ; et ils n'abandonnèrent aucun de leurs projets. Et au fait, pourquoi Marie Stuart y aurait-elle renoncé ? Élisabeth avec un art implacable, épuisait sur elle les déceptions. Tout l'automne de 1570, Cecil amusa Marie par de fausses négociations. Ensuite il la trompa grossièrement au commencement de 1571 (11 février-16 mars), lorsque Morton arriva d'Écosse soi-disant pour traiter de réconciliation au nom du comte de Lennox, tandis qu'il s'agissait au contraire, d'un nouveau complot contre sa vie. Pendant le cours de ces conférences, Marie, quelquefois éclairée, abusée plus souvent, dès qu'on lui rapportait d'Élisabeth un mot moins dur, se flattait que la glace allait fondre et que des jours meilleurs renaissaient.

Peu à peu pourtant, elle comprit qu'on se jouait d'elle, et qu'elle n'obtiendrait décidément rien sans un appui de l'étranger. Or la France la délaissait, d'abord à cause des guerres de religion qui absorbaient les ressources de Charles IX ; en second lieu, parce que Catherine de Médicis, ennemie invétérée de sa belle-fille et des Guises, empêchait tout ce qui pouvait être avantageux à celle-ci et à la maison de Lorraine ; troisièmement, parce qu'avec toute sa finesse, la reine-mère donna dans les panneaux de la reine d'Angleterre qui, par un faux semblant de vouloir épouser le duc d'Anjou, fils chéri de la veuve d'Henri II, prolongea tout le temps nécessaire les décevants pourparlers ; quatrièmement, parce qu'après la paix de Saint-Germain-en-Laye (1570), qui termina la troisième guerre de religion en France, le roi entra momentanément dans la politique protestante, et, sous l'inspiration de l'amiral de Coligny, médita d'enlever les Pays-Bas au roi d'Espagne. Cette politique le conduisit à un traité d'alliance avec Élisabeth.

Marie Stuart fut donc obligée de s'adresser aux chefs ardents du parti catholique, le pape et Philippe II. Tel fut le motif de la mission dont, vers la fin de mars 1571, elle chargea, près d'eux, Ridolfi, riche banquier florentin. Elle demandait le débarquement de troupes espagnoles en Angleterre. Norfolk les réunirait à ses vassaux, la délivrerait de sa prison et, après l'avoir rétablie sur son trône, lui permettrait de restaurer à son tour la religion catholique. Il entrait aussi dans les institutions de Ridolfi de solliciter en cour de Rome la dissolution de l'union de Marie avec Bothwell : Vous déclarerez à Sa Sainteté notre grande douleur quand nous fûmes arrêtée prisonnière par l'un de nos sujets le comte de Bothwell, emmenée prisonnière avec le comte d'Huntly, notre chancelier, et lord Lethington, notre secrétaire, tous ensemble au château de Dunbar, ensuite au château d'Édimbourg, où nous fûmes retenue, contre notre volonté, entre les mains dudit comte jusqu'à ce qu'il eût procuré un prétendu divorce entre lui et la sœur d'Huntly, sa femme, notre proche parente, et nous fûmes contrainte de lui donner notre consentement contre notre gré. C'est pourquoi nous supplions Sa Sainteté de prendre là-dessus telle mesure propre à nous délivrer de cette indignité, soit par la voie d'un procès à Rome, soit par commission expédiée en Écosse aux évêques et autres juges catholiques, selon que Sa Sainteté trouvera bon, d'après le mémoire détaillé qu'elle recevra de l'évêque de Ross[43]. M. Mignet remarque ici que la passion de Marie pour Bothwell était calmée[44]. Il oublie qu'au moment même de ce funeste mariage, dans ses instructions à l'évêque de Dumblane, elle avait parlé du même style contre la violence exercée sur elle, et que l'on n'a pas découvert en faveur de sa passion pour Bothwell, d'autres preuves que celles que ses ennemis ont forgées.

Mais ces vastes combinaisons n'étaient guère que des rêves de captifs. L'arrestation d'un agent de l'évêque de Ross, et les aveux que la torture lui arracha (1er mai 1571), mirent le gouvernement anglais en éveil. Sur ces entrefaites, les gens du comte de Lennox, surprirent en Écosse le château de Dumbarton (2 avril) ; et maîtres des papiers comme de la personne de l'archevêque de Saint-André qu'ils mirent à mort, ils s'emparèrent de documents précieux sur la correspondance de Marie avec l'Espagne. Quelques mois après (fin d'août) l'infidélité d'un agent livra le secret tout entier à Cecil. Le duc de Norfolk fut enfermé à la Tour le 7 septembre et l'on commença le procès qui le conduisit à l'échafaud l'année suivante. L'évêque de Ross, mis en garde chez l'évêque d'Ély, dès le mois de mai, fut transféré à la Tour (24 octobre 1571). Bientôt (14 novembre) le Conseil privé d'Élisabeth déclara à l'ambassadeur de France, que la reine d'Angleterre avait acquis la conviction qu'elle ne pourrait pas vivre une seule heure tranquille, si Marie Stuart était rétablie sur le trône d'Écosse, et qu'en conséquence elle avait pris la résolution de ne jamais lui rendre la liberté[45]. C'était l'époque où la captive emprisonnée plus étroitement que jamais, la mort devant les yeux, demanda un prêtre pour s'approcher des sacrements ; on ne rougit pas de lui envoyer en guise d'unique consolation, un exemplaire de l'abominable pamphlet de la Detectio qui venait de paraître[46], dédié à Élisabeth. C'est ainsi que l'année 1571 fut cruellement décisive, comme nous le disions, pour Marie Stuart en Angleterre.

Cette même année s'était ouverte en Écosse par la catastrophe de Dumbarton, qui parut d'abord devoir ruiner sans ressource le parti qui la soutenait dans son ancien royaume. Il ne comptait plus alors de chefs que le comte d'Huntly, Lethington et Kirkcaldy de Grange, retranchés dans le château d'Édimbourg. Auteurs principaux des malheurs et du renversement de leur reine, Lethington et Kirkcaldy s'efforçaient maintenant de réparer leurs fautes passées à force de constance et de fidélité ; et attachés invinciblement à ce dernier abri, de sauver les restes d'un grand naufrage. Il me semble, disait Marie en parlant du château, que c'est ung navire qui flotte à la miséricorde de fortune, et tout le refuge des myens en dépend[47]. Après la prise de Dumbarton, Lennox qui occupait le port de Leith, avait tenu un parlement à la Canongate faubourg de la capitale, et frappé de forfaiture, Huntly, Lethington, Kirkcaldy et d'autres (14 mai 1571). Mais bientôt les amis de la reine se réunirent ; leur parlement annula l'abdication de Marie et rétorqua les sentences de forfaiture contre leurs adversaires. La désunion se glissait chez ces derniers. Lennox s'était fait haïr des siens, tellement qu'à l'exception de trois des moindres, ils écrivirent à Élisabeth qu'ils voulaient se séparer de lui ; déjà l'un de ces bonds si familiers à la noblesse écossaise venait d'être dressé contre lui. Vérac, envoyé français qui mandait ces nouvelles à la Mothe-Fénelon le 20 août 1571, ajoutait qu'il y avait grande apparence que si le roi — Charles IX — envoyait les moindres forces du monde en ce pays, il réduirait tout à sa volonté, et qu'avec de l'argent il gagnerait les plus secrets serviteurs des lords ; pour un écu, ils trahiraient leur père[48].

Ainsi la situation de Marie Stuart, pendant l'été de 1571, était loin d'être aussi compromise en Écosse qu'en Angleterre. Mais le danger des deux côtés, était très-grand.

A présent, qu'on se figure le comte de Bothwell, livré par le roi de Danemark, tomba& tout à coup au milieu de ces affaires enchevêtrées déjà de tant de périls. N'est-il pas de toute évidence que la justice ne sera exercée régulièrement dans aucun des deux royaumes ? Élisabeth tient l'évêque de Ross en prison ; elle agite avec Lennox des projets de meurtre contre Marie, projets qu'elle a déjà mis en délibération du temps de Murray, qu'elle reprendra bientôt avec le comte de Mar, dès qu'il aura succédé à Lennox dans la régence ; elle épie les rapports de sa prisonnière avec Norfolk, le pape et l'Espagne ; elle prépare l'impression de la Detectio, qui doit achever sa victime dans l'opinion du monde. Lennox, de son côté, vient de faire mourir l'archevêque de Saint-André pris à Dumbarton, sous prétexte de complicité dans l'assassinat de Darnley. Mais il est tenu encore en échec par Lethington. Quel coup de fortune que d'avoir à sa discrétion Bothwell, que d'arracher des aveux vrais ou dénaturés pour établir la culpabilité de Lethington, discréditer le parti de Marie en Écosse, couper l'arbre au pied ; pendant que la captive d'Angleterre privée de tout moyen de défense, ses amis sous les verrous, submergée sous le déshonneur officiel, n'aura plus qu'à subir comme une éclatante et juste réparation, la mort que jusque-là on n'a tramée contre elle que par des voies obliques, honteuses d'elles-mêmes.

Voilà ce que sentirent les amis de Marie Stuart quand ils jetèrent le cri d'alarme, quand ils supplièrent le roi de France d'étendre son bras et d'empêcher Frédéric II de livrer Bothwell. Encore une fois, la crainte de la discussion publique n'a rien à faire ici.

Dès lors toute négociation sur ce point fut abandonnée. On laissa Bothwell continuer sa vie tranquillement et point trop malheureux pendant plusieurs années, au château de Malmö. Le roi de Danemark en effet, rempli de justes suspicions à l'endroit des accusateurs de l'exilé, sans se dessaisir toutefois de sa personne, ordonna de l'entretenir convenablement. Bothwell mena dans l'enceinte du château une vie voluptueuse et bruyante ; il s'amusait au tir et à d'autres jeux. De riches vêtements de velours dont Frédéric II faisait les frais, lui laissaient les allures d'un brillant seigneur. John Clerk, son compagnon de prison, réconcilié avec lui, à cela près qu'il l'espionnait encore, quoique sans résultats, pour le compte de l'Angleterre, avait pris le parti de noyer inimitié et soucis dans le vin. Jour et nuit, ils s'enivraient de compagnie[49]. L'orgie les usa rapidement ; et on annonça en Écosse, au mois de juillet 1575, qu'ils étaient morts l'un et l'autre. La nouvelle n'était vraie que de Clerk. Bothwell survivait, atteint d'hydropisie. L'automne suivant ou peut-être àu printemps de 1576[50], il fut si malade, que se croyant à son heure dernière, il déchargea sa conscience du secret qui l'oppressait.

L'évêque de Scone — Scanie —, quatre seigneurs, Berin Gowes du château de Malmö, Otto Braw d'Offenbrocht, Paris Braw de Vescut, Gullunstarne de Fulcenstrie, et les quatre baillis de la ville, reçurent les solennels aveux du prisonnier. Il déclara sous la foi du serment[51], que la reine n'avait jamais eu connaissance du complot contre la vie du roi, qu'elle n'y avait pas consenti ; que le crime avait été commis par lui et ses amis, d'après les ordres qu'il leur donna, avec le consentement et la signature de divers lords, lesquels cependant n'avaient pas été à l'exécution. C'étaient lord James comte de Murray, lord Robert — autre frère naturel de Marie Stuart —, lord Morton, l'évêque de Saint-André, les comtes d'Argyle, de Crawford, de Glencairn, lord Boyd, les barons de Lethington, de Buccleugh et de Grange. Toute l'affection qu'il avait inspirée à la reine, il l'avait acquise par sorcellerie et inventions analogues, particulièrement les philtres ; et il avait trouvé moyen de renvoyer sa propre femme pour obtenir la reine. II ajouta avoir trompé par les mêmes artifices, diverses femmes de condition tant en France qu'en Angleterre, et commis d'autres actions déréglées et méfaits, qu'il n'avait pas le temps, dit-il, de rapporter et dont il demandait pardon à Dieu. Il s'accusa encore de semblables fautes en Danemark, à Lubeck et en Écosse. Il pardonna à tout le monde, exprima son repentir. Enfin il reçut le sacrement, en affirmant que tout ce qu'il avait dit était la vérité ; et il mourut ainsi[52].

Ce suprême aveu fut dressé en latin et en danois, revêtu du sceau du roi de Danemark et des assistants. Frédéric II envoya des copies certifiées à Élisabeth et sans doute en Écosse. Qu'Élisabeth ne se soit pas empressée de mettre une telle pièce au jour, qu'au contraire elle l'ait plongée aussitôt dans ces ténèbres si chères et si propices aux ennemis de Marie Stuart, c'est ce que l'on concevra sans peine.

On ignore aujourd'hui ce qu'est devenu l'original. Il parait qu'il existait encore au dernier siècle à la bibliothèque de Saint-Jame's Palace, où Hamilton l'aurait consulté et extrait pour ses observations sur Buchanan[53]. Deux analyses seulement, l'une en français, l'autre en anglais, sont actuellement connues. L'original de l'analyse française reproduit par Keith[54], a disparu ; tandis qu'il reste de l'autre, deux copies du temps, à la bibliothèque Cotton[55]. Ces deux analyses portent qu'elles sont tirées du récit plus complet qui tilt rédigé en latin et en danois ; et celle en français, qu'elle fut donnée par un marchand digne de foy, assistant alors à la dernière attestation dudit comte[56].

Ces documents concordent parfaitement ensemble quant au point essentiel, l'innocence de Marie Stuart dans l'assassinat de Darnley. Ils présentent d'autre part certaines différences, c'est-à-dire que le texte français plus accentué que le texte anglais, force la couleur au détriment de Marie. Le texte anglais porte simplement : il dit encore que toute l'affection qu'il obtint de la 'reine, il l'acquit par la sorcellerie.... — le texte français : Poursuit après, comme par enchantement, auquel, dès sa jeunesse, à Paris et ailleurs, il s'estoit beaucoup addonné, il avoit tiré la impie à l'amer, soy dépestrant de sa femme. Le mariage consommé, cherchoit tout moyen à faire mourir le petit prince ; et toute la noblesse qui n'y vouloit entendre[57]. La première phrase nous parait incliner beaucoup plus que celle du texte anglais, vers la donnée fausse et calomnieuse de la passion de Marie Stuart pour Bothwell avant le mariage. A ce titre, elle indiquerait l'intervention d'une main étrangère et hostile. La seconde phrase, sur le danger du petit prince, n'est pas dans le texte anglais. Elle a tout l'air d'une flagrante interpolation : car elle contient deux des accusations que les nobles s'étaient complu à diriger contre Bothwell, pour légitimer leur prise d'armes de 1567, mais dont ils n'avaient pas apporté la preuve, et pour cause. Ils trouvèrent moyen de calomnier même Bothwell. Nous suspecterions à bon droit dans la pièce en français le nom de lord Boyd ; dans la pièce en anglais, celui de l'évêque — archevêque — de Saint-André, rangés parmi les complices de Bothwell. Nous savons bien que Lennox mit le prélat à mort en 1571 sous ce prétexte ; mais nous savons aussi que pas une des dépositions des coupables exécutés de 1568 à 1569, dépositions remaniées pourtant par Morton et Murray, ne l'incrimine. Il ne devint l'un des assassins qu'à partir du temps où Lennox, régent, rêva la ruine des Hamilton.

On s'étonnera peut-être que nous parlions d'interpolations de détail dans des documents où les faussaires auraient laissé subsister la déclaration de l'innocence de Marie Stuart, déclaration qui domine tout. C'est que si l'on crut pouvoir se permettre des altérations secondaires dans de simples extraits, il ne pouvait pas en être de même du fait capital. Comme la déclaration première émanait d'une source étrangère et indépendante, la chancellerie danoise, il était impossible de pousser la témérité jusqu'à s'exposer à une vérification et un démenti qui eussent détruit en un instant l'échafaudage élevé contre Marie Stuart. Il fallut donc se contenter d'en ronger ou d'en empoisonner quelque partie, surtout de l'anéantir par le silence et le secret.

Le secret néanmoins ne fut pas si bien gardé, qu'il n'en transpirât quelque chose jusqu'à Marie Stuart. Dans une lettre datée de Sheffield, 21 mai et 1er juin 1576, elle dit à l'archevêque de Glasgow : on m'a donné advis de la mort du conte de Bothwell, et que, avant son décez, il fist une ample confession de ses fautes, et se déclara autheur et coupable de l'assassinat du feu Roy mon mary, dont il me des-charges bien expressément, jurant sur la damnation de son âme pour mon innocence ; et d'autant que s'il estoit ainsi, ce tesmoignage m'importeroit de beaucoup contre les faulses calomnies de mes ennemys, je vous prie d'en rechercher la vérité par quelque moyen que ce soit. Genil qui assistèrent à ladite déclaration, depuis par eulx signée et sellée, en forme de testament, sont.... — suivent les noms que nous avins donnés plus haut. Si de Monceaulx, qui a aultre foys négotié en ce pays là, y vouldroit faire un voyage pour s'en enquérir plus particulièrement, et en rapporter les attestations, je serois bien aise de l'y employer, et luy faire donner de l'argent pour son voyage. — A Sheffield, le 1er de juing[58].

Est-ce là cette femme qui fuyait, nous dit-on, la discussion publique ? Aussitôt que la nouvelle est parvenue jusqu'à sa prison, elle se lève intrépidement ; elle demande qu'on recherche la vérité par quelque moyen que ce soit. Tout appauvrie qu'elle est, elle trouvera l'argent nécessaire pour qu'on aille vérifier sur les lieux mêmes. Ici, elle ne craint pas plus la manifestation des choses, qu'en 1569, lorsqu'elle s'en remettait à l'assemblée de Perth et à l'église presbytérienne, du soin d'examiner la validité de son mariage avec Bothwell. Celle qui parle et agit ainsi, ne craint rien dans le passé.

Le 30 juillet de la même année, l'archevêque de Glasgow répondait de France à Marie Stuart : il y a desja longtemps que nous avons entendu les nouvelles de la mort du comte de Bothuel et des ce temps la Reine mère a escrit — ainsi que M. de Lansac m'assure — à l'ambassadeur du Roy en Danemarcq, pour envoyer le testament en forme : Ce qu'il n'a encore fait. Je trouverais bon d'y envoyer de Monceaux, qui entreprendroit volontiers le voiage : mais voyez le peu de puissance que j'ay de luy délivrer de l'argent[59]. En effet le douaire de Marie en France était fort mal régi, par abandon ou pilleries des agents, avidité des Guises convoitant les terres à leur convenance, égoïsme vaniteux du cardinal de Lorraine qui prélevait des fonds pour répandre des libéralités dans sa petite cour, sans s'inquiéter de la détresse qu'il rendait plus poignante à sa nièce[60].

Le malheur qui ne se lassait pas de poursuivre l'infortunée, voulut encore que ce Monceaux ne fût pas un honnête homme. Quand il tint les cinq cents livres nécessaires pour son voyage, il dit qu'elles lui étaient dues pour d'autres dépensés antérieures, et ne bougea pas.

La lettre où l'archevêque de Glasgow mande ce trait d'infidélité à sa souveraine[61], nous apprend encore que la déclaration ou testament de Bothwell avait pénétré en Ecosse. Un certain Barclay, venant d'Angleterre, s'avisa de divulguer à Edimbourg ce qu'il en avait entendu dire à Londres : sur le champ, on le mit en prison. Morton était régent, et n'avait pas au même degré que Marie Stuart, le désir de remuer cette question de l'assassinat. Quoiqu'il fît, ce document ne resta pas ignoré. Un jour, et notre autorité est encore l'archevêque dans la même lettre, le contrôleur Tullibardine le montrait à un gentilhomme dans la chambre où le jeune roi, Jacques VI, écrivait ; l'enfant quittant brusquement sa place, vint à eux et voulut voir absolument l'écrit que Tullibardine avait en main. Il le lut d'un bout à l'autre, le rendit sana dire un mot, et se remit à son travail. Mais le reste de la journée et le soir, il témoigna une gaieté qui ne lui était pas ordinaire, au grand étonnement de l'assistance. Enfin le contrôleur lui en demanda le motif : Tullibardine, répondit Jacques, n'ai-je pas juste raison d'être joyeux ? Car jusqu'ici on n'avait pas cessé d'imprimer en moi de lourdes accusations et des calomnies contre Sa Majesté ma mère ; et aujourd'hui, j'ai vu la déclaration manifeste de son innocence ! Il avait alors dix ans et demi. Lennox l'avait bercé pour ainsi dire dans cette odieuse histoire. Dès que son petit-fils avait balbutié, le misérable ne sachant rien respecter, lui avait appris de grossières injures contre sa mère[62].

Catherine de Médicis se chargea d'avoir une copie en Danemark[63]. Sur quoi, Marie Stuart écrivit à l'archevêque (6 janvier 1577) : j'ay eu avis que le roi de Dannemarque a envoyé à cette reine — Elisabeth — le testament du feu comte de Bothwell, et qu'elle l'a supprimé secrètement le plus qu'il luy a été possible. Il me senble que le voyage de Monceaux n'est plus nécessaire pour ce regard, puisque la reine-mère y a envoyé comme vous me mandez. On n'en sait pas davantage là-dessus. Catherine dut y employer peu de zèle.

Mais personne, à cette époque, n'éleva de doutes sur l'authenticité de la confession de Bothwell. Nous en trouvons une preuve frappante dans le procès de Morton, quelques années après, en 1581. La plupart des assassins de Darnley avaient payé successivement leur dette au châtiment. L'échéance vint aussi pour Morton. En vain Elisabeth épuisa-t-elle en sa faveur les prières et les menaces ; il dut monter sur l'échafaud où il avait envoyé les coupables subalternes, instruments des principaux. Le 4 juin 1581, deux jours après l'exécution, air John Forster, gardien des marches anglaises du milieu, écrivait à sir Francis Walsingham, secrétaire d'État en Angleterre, gue Morton avait été condamné pour sa participation au meurtre du roi ; que ce chef avait été établi par quatre ou cinq genres de preuves : d'abord le testament de lord Bothwell ; ensuite, M. Archibald Douglas qui était alors l'un de ses hommes, et qui porta un baril de poudre pour faire sauter le roi, etc.[64] Cette rapide et familière mention de la déclaration de Bothwell établit clairement qu'on l'admettait sans conteste en Écosse et en Angleterre.

Cependant M. Teulet, en la reproduisant dans son recueil sur Marie Stuart, en conteste l'importance et la rejette, ou peu s'en faut, parmi les pièces apocryphes[65]. Il s'appuie sur deux motifs ; 1° que l'analyse en français énonce qu'elle fut donnée par un marchand assistant alors à la dernière attestation dudit comte ; il demande s'il est possible de croire, qu'on ait permis à un simple marchand d'assister aux derniers moments et aux dernières révélations d'un prisonnier d'État de l'importance de Bothwell ; 2° les paroles prêtées à Bothwell sur les moyens surnaturels qu'il aurait employés pour séduire la reine. — Ces deux arguments ne nous touchent pas. Quant au premier, l'événement se passe au cœur du pays où brilla si longtemps la Ligue hanséatique. Lequel des rois du Nord n'avait pas baissé la tête devant cette association de marchands ! Lubeck et ses négociants, ses associés, ses comptoirs, n'avaient-ils pas été, des siècles durant, les arbitres de la Baltique ? Alors, quoi d'impossible qu'un riche marchand de Malmö ait figuré avec les nobles autour du lit de Bothwell ? Peut-être était-ce l'un des quatre baillis de la ville. Quant à la sorcellerie, il est très-certain assurément, qu'elle ne put être pour rien dans le succès que Bothwell aurait obtenu près de Marie Stuart. Mais autre chose est la vérité foncière ; autre chose, l'opinion qu'on s'en fait. Au XVIe siècle, presque tout le monde croyait à la sorcellerie, en Écosse et en Angleterre, comme sur le continent. Bothwell était réputé pour avoir passé son temps aux écoles à étudier la nécromancie et la magie[66]. N'avons-nous pas entendu Thomas Buchanan déplorer les maléfices au moyen desquels il aurait subjugué la plus accomplie des reines ? Il se peut donc que cet homme, que n'arrêtait aucun scrupule dans la poursuite de ses visées ambitieuses, ait eu recours aussi aux arts infernaux, et leur ait attribué de bonne foi une partie de son éphémère succès. Ainsi nous pensons, malgré l'autorité de M. Teulet, malgré certaines interpolations palpables, que ces deux extraits ont été pris d'après un original authentique. Sans cela d'ailleurs, Élisabeth et Morton, qui avaient tant d'intérêt à maintenir intacte leur thèse de la culpabilité de Marie Stuart, se seraient-ils renfermés dans une réserve si prudente ?

Nous devrions peut-être nous en tenir là sur cet article ; mais épuisons la matière. Aussi bien, nous n'avons pas promis au lecteur de n'être point fastidieux.

Miss Agnès Strickland, dont nous avons mis tant de fois les inappréciables recherches à contribution, indique parmi les manuscrits de la bibliothèque Harléienne, une biographie latine de Marie Stuart, par un savant hongrois du XVIe siècle, Michel Entzinger[67]. Cet historien, étranger aux passions des partis qui déchiraient l'Europe occidentale, rapporte que le sage et juste Frédéric II, de Danemark, résolut de visiter et d'interroger lui-même son important prisonnier ; que dans une entrevue avec lui il l'adjura solennellement de lui déclarer la vérité, par un clair et franc aveu, si la reine d'Ecosse était coupable ou innocente de la mort de son époux. Alors Bothwell, après avoir imploré à haute voix la miséricorde de Dieu en témoignage de sa sincérité, déclara que la reine était innocente de toute connaissance ou information préalable de la mort de son mari. Le roi de Danemark lui ayant demandé de nommer les assassins, il répondit : Le bâtard — Murray — commença, Morton disposa, et moi je tissai la toile de ce meurtre.

Miss Strickland rapproche ces mots de la citation suivante qu'Hamilton fit de mémoire dans ses observations sur Buchanan, après avoir vu l'acte authentique de la confession de Bothwell : Bothwell déclara que la reine n'avait jamais consenti à la mort du roi, et qu'elle n'en était pas complice, aussi vrai qu'il aurait à en répondre devant Dieu. Sur la question du roi de Danemark, quels étaient donc les auteurs ? il répondit : Murray le bâtard fut le premier inventeur ; Morton arrangea le complot, et moi, je l'exécutai[68].

Selon le récit accrédité jusqu'à nos jours, après avoir confessé son crime et innocenté Marie Stuart devant l'assistance qui recueillit ses paroles, le comte expira[69]. Des découvertes récentes ont constaté qu'il survécut deux ans. Frédéric II édifié enfin sur cette sinistre histoire, le fit transporter secrètement de Malmö au château de Dragsholm — aujourd'hui Adelersborg —, sur la côte septentrionale de l'île de Seeland. C'est là, dans un donjon où sa chambre n'avait, dit-on, d'autre ouverture qu'une étroite fenêtre par laquelle on lui passait ses aliments, qu'il mourut le 14 avril 1578. On l'ensevelit dans la petite église du village de Faurevelle. Un simple cercueil de chêne, sans pierre, ni inscription reçut ses restes ; et il ne subsista pas d'autre témoignage de cette dernière période de son existence et de sa fin, que la mention au registre paroissial du jour de ces obscures funérailles. La tradition populaire qu'il serait tombé en démence vers les derniers temps de sa vie, est dénuée de fondement[70].

Pourquoi Frédéric II, après la confession de Malmö, supposa-t-il la mort de Bothwell ? Sans doute, afin de mettre un terme définitif aux longs ennuis, que lui avaient causés les réclamations des régents d'Écosse et de la reine d'Angleterre.

Peut-être, si elles s'étaient renouvelées, se serait-il cru, le doute n'étant plus permis, dans l'obligation d'y déférer. Mais alors renaissaient ses légitimes inquiétudes sur l'abus qu'on pouvait faire de la personne du comte au détriment de Marie Stuart, abus qu'il avait voulu et su prévenir avec autant de discernement que de fermeté ; tandis qu'en donnant le prisonnier pour mort et en envoyant sa déclaration en Angleterre, il pensait s'acquitter envers la justice : car à la fois il dénonçait le coupable et il sauvegardait l'innocent.

L'innocent ! telle était l'opinion qui prévalait alors chez ceux qui avaient vu de près les tragiques événements des quatorze dernières années. Les uns le savaient dès l'origine et mieux que personne, puisque c'étaient eux, les lords d'Écosse, Cecil, Élisabeth, qui avaient ourdi la trame, tendu les filets, donné la mort. D'autres, trompés d'abord, ouvrirent les yeux peu-à-peu et connurent enfin la vérité ; telle fut la comtesse de Lennox, la mère de Darnley. Peut-être ici allons-nous sortir des limites rigoureuses de notre sujet. Mais nous ne résistons pas au désir d'ajouter en épilogue une preuve décisive en faveur de Marie Stuart, et de montrer la mère du prince assassiné, ouvrant ses bras et restituant de toute son âme le nom de fille, à la veuve qu'elle a méconnue et poursuivie.

Après le meurtre de son fils, lady Lennox, transportée de désespoir, avait accepté de bonne foi les accusations de son mari contre leur bru. Avec lui, elle demanda justice et vengeance à Élisabeth, lorsque le cours implacable des événements eut livré la reine d'Écosse à la discrétion de la reine d'Angleterre[71]. Marie, quoiqu'elle ressentit amèrement l'erreur de sa belle-mère, se renferma dans le silence et n'en sortit qu'en 1570, en apprenant que les lords songeaient à envoyer son fils en Angleterre. Madame, lui écrivit-elle (Chatsworth, 10 juillet 1570), si les mauvais et faux rapports d'ennemis, bien connus pour traîtres envers vous[72], et à qui, hélas ! je me suis trop fiée par votre conseil, ne vous avaient pas prévenue à tel point contre mon innocence, et, je dois le dire, contre tout sentiment de bienveillance, que non-seulement vous m'avez condamnée injustement, mais tellement haie, que vos paroles et vos actions ont témoigné à la face du monde une inimitié déclarée contre votre propre sang, je n'aurais pas laissé passer tant de temps sans m'acquitter de mon devoir de vous écrire, pour me justifier des calomnies répandues contre moi. Mais espérant avec le temps et la grâce de Dieu voir mon innocence reconnue de vous, comme j'ai la confiance qu'elle l'est déjà de toutes les personnes impartiales, je pensai qu'il valait mieux ne pas vous importuner et j'attendis jusqu'à ce jour une circonstance qui nous touchât l'une et l'autre, comme est celle de la translation de votre petit-fils et de mon unique enfant dans ce pays. Quoique j'y sois opposée à jamais, je serais heureuse d'avoir votre avis à cet égard, comme en tout ce qui le concerne. Je l'ai porté, Dieu sait avec quel danger pour lui et pour moi ; il est votre descendant ; mais je n'ai pas le dessein d'oublier mon devoir envers vous, ni de vous désobliger, de quelque dureté que vous ayez usé envers moi ; je veux, au contraire, vous aimer comme ma tante et vous respecter comme ma belle-mère. Si vous désirez connaître plus à fond mes sentiments là-dessus et sur tout ce qui nous touche, mon ambassadeur, l'évêque de Ross, sera prêt à entrer en conférence avec vous. Sur ce, avec mes salutations cordiales, m'en remettant à mondit ambassadeur et à une plus juste appréciation de votre part, j'invoque pour vous la protection du Tout-Puissant ; je le prie de vous conserver ainsi que mon frère Charles, et de vous faire connaître mon cœur mieux que vous n'avez fait jusqu'ici. — Votre belle-fille qui vous aime[73].

Il parait que ce langage digne et affectueux, sous son voile de tristesse, émut lady Lennox. Mais le comte affirma plus que jamais à sa femme la culpabilité de Marie Stuart. Nous avons expliqué ailleurs ses motifs et leur valeur[74].

Ce ne fut qu'après la mort de Lennox et du comte de Mar, son successeur à la régence, et pendant la lutte dernière de Lethington et de Kirkcaldy de Grange au château d'Edimbourg au nom de Marie Stuart contre Morton, nouveau régent, et les troupes anglaises, que la vérité commença de se faire jour dans l'esprit de la mère de Darnley.

Elle entretenait une correspondance amicale avec Morton, du sang des Douglas comme elle, et son cousin germain. Lorsque les défenseurs du château furent réduits à capituler, ils se rendirent non pas à Morton dont ils connaissaient la haine impitoyable, mais à la reine d'Angleterre et à Drury, chef des troupes anglaises. Celui-ci, leur ancien ami, essaya de les sauver en les recommandant à la clémence d'Élisabeth. Morton le combattit de toutes ses forces ; et ne négligeant aucune influence, il réclama le concours de la comtesse de Lennox. Sur ces entrefaites, avant que l'on eût reçu d'Angleterre l'ordre de livrer les prisonniers au régent, Lethington mourut dans la maison de Drury à Leith, du poison qu'il prit volontairement, ou que lui lit donner Morton, lequel voulait avoir sa vie, mais ne pouvait pas risquer un procès où l'accusé aurait mis à découvert la complicité du juge dans l'assassinat de Darnley : Lethington, écrivit-il à la comtesse, Lethington, la source de tous les maux, est sorti de cette vie à Leith, en prenant de lui-même les devants, comme plusieurs le pensent non sans cause. Mais si le régent n'avait plus rien à craindre du secrétaire, il redoutait encore Drury et ses révélations. Il s'efforça de prémunir sa cousine : Je dois avertir votre Grâce d'être prudente et circonspecte quant aux renseignements du prévôt de Berwick, qui exerce ici le commandement des troupes de Son Altesse — Élisabeth — ; car sans aucun doute, c'est un ami secret de nos ennemis ; et il n'a apporté ni bonne volonté, ni bonne foi dans son commandement. Il la priait de l'aider à faire remplacer Drury par Killigrew. Celui-ci partageait toutes ses passions. Il ne finissait pas sans une atteinte venimeuse à Marie Stuart : cependant le principe de toutes nos peines est toujours entre les mains et au pouvoir de Sa Majesté ; et je ne doute pas que Son Altesse n'y mette ordre dès qu'elle en trouvera le moment. Présentement, je ne pousserai pas la curiosité plus loin. En tout cas je fais des vœux ardents pour qu'elle prenne le meilleur parti ; et si je vois quelque moyen d'y contribuer, j'y emploierai mes efforts de tout mon cœur[75].

Il parait que ce style artificieux produisit sur lady Lennox juste l'effet contraire de ce que Morton en attendait. Déjà certaines circonstances singulières de la mission de Thomas Buchanan près le roi de Danemark, avaient éveillé chez elle le doute et le scrupule[76]. Probablement au lieu de se conformer aveuglément à la recommandation de son cousin, elle se renseigna et apprit ce qu'il avait tant d'intérêt à lui dissimuler. Toujours est-il que dès ce moment, comme le montrera plus bas un document précieux, elle rompit toute correspondance avec lui et se réconcilia avec Marie Stuart. Dès lors aussi la défiance d'Élisabeth envers sa parente se réveilla ; elle suspecta des relations secrètes entre la belle-mère et la belle-fille, et apprêta de nouveau toutes ses colères. Rien en effet n'avait plus servi sa politique contre Marie, que la douleur éclatante, profonde et sincère de la mère de Darnley ; c'était en quelque sorte la justification aux yeux de l'Angleterre et du 'monde, du renversement et de la captivité de la femme criminelle, que dénonçait une mère inconsolable. Leur réconciliation allait détruire tout cela et rejeter l'opprobre d'un côté sur l'autre.

En ce moment, la comtesse de Lennox, ayant quitté la cour sous un prétexte, maria brusquement sans la permission de sa souveraine, Charles Darnley, son second fils, avec Élisabeth Cavendish, belle-fille de lord Shrewsbury qui, depuis longues années, gardait Marie Stuart à Chatsworth et à Sheffield. La reine d'Angleterre crut à une intervention secrète de Marie, à une intrigue qu'elle qualifiait de trahison. Outrée de fureur, elle enferma la comtesse à la Tour et chargea le comte d'Huntingdon, l'un des héritiers éventuels de la couronne d'Angleterre après les Stuart et les Lennox, intéressé par conséquent à leur nuire, d'exercer une enquête rigoureuse sur Thomas Fowler et tous les vieux serviteurs de la comtesse de Lennox. Mais ni la longue durée, ni la sévérité de la prison et des recherches, ne firent rien ressortir contre Marie Stuart.

Lorsque lady Lennox avait demandé à Élisabeth la permission de faire ce voyage dans le nord où elle méditait de marier son fils, la souveraine avait exprimé le désir qu'elle s'abstint d'aller à Chatsworth, de peur de donner à croire voulût s'accorder avec la reine d'Écosse. — Pouvez-vous le penser ? avait répondu la comtesse. Je suis faite de chair et de sang, et je n'oublierai jamais le meurtre de mon enfant[77]. Paroles, où malgré leur apparence de conviction, il ne faut pas chercher autre chose que la terreur inspirée par la fille d'Henri VIII. Ce fut en effet à cette époque que lady Lennox renoua des relations suivies et affectueuses avec sa belle-fille.

Maintenant qu'elle connaissait Morton, elle retournait contre lui la phrase qu'il avait d'abord inventée contre Bothwell, sur le danger que courrait le fils livré à la discrétion de l'assassin du père. Elle donna les mains au projet de Marie Stuart de transporter le jeune roi sur le continent[78]. Prisonnière d'Élisabeth tout l'hiver de 1574-5, elle charma quelques-uns de ses tristes loisirs par un travail de broderie pour la prisonnière de Sheffield. Ainsi l'atteste l'inventaire de la garde-robe de Marie Stuart lorsque les Anglais lui saisirent à Chartley (18 juillet 1586) tout ce qu'elle possédait : Un petit carré, fait à point tressé, ouvré par la vieille comtesse de Lennox, elle estant en la Tour[79]. La noble ouvrière y employa en les mélangeant avec des fils de lin très-déliés, ses cheveux blanchis par le chagrin plus encore que par l'âge[80]. Ne fallait-il pas chez la mère du prince assassiné, une conviction désormais aussi ferme que profonde de l'innocence de sa belle-fille, et de la pureté de ses mœurs, pour venir se donner en quelque sorte elle-même à la veuve tant accusée[81] ?

Mais cette même année va nous apporter une démonstration sans réplique. L'une de ces rencontres qui récompensent quelquefois les amis passionnés de la vérité, a placé sous les yeux de l'éminent auteur des Vies des reines d'Écosse, miss Agnès Strickland, une lettre de lady Marguerite Lennox et d'Élisabeth Lennox, sa bru, à Marie Stuart[82]. Elle est d'Hakney[83], 6 novembre 1575.

La comtesse parle la première : S'il plaît à Votre Majesté, j'ai reçu le présent et le souvenir qu'elle m'a envoyés, et par sa lettre, et par d'autres voies, à ma grande consolation, surtout en voyant la sollicitude maternelle et zélée de Votre Majesté pour notre charmant et incomparable joyau d'Ecosse[84]. Je n'ai pas eu moins de crainte et de souci que Votre Majesté pour lui, de peur que le pervers gouverneur[85] n'attentât à sa personne, que Dieu préserve de ses ennemis ! Je n'ai rien négligé ; mais immédiatement au reçu de la lettre de Votre Majesté, la cour étant loin d'ici, j'envoyai un homme de confiance, qui fit tout ce que j'aurais fait moi-même si j'avais été sur les lieux, et pour savoir ce qui s'est passé, et pour prévenir tout mal dans l'avenir. Il s'est mis en rapport avec des personnes qui ont le pouvoir et la volonté de veiller à la conservation de notre joyau, et qui sauront, s'il en est besoin, tenir la bride aux méchants.

Je supplie Votre Majesté d'être sans crainte. Qu'elle ait confiance en Dieu ; tout ira bien. La trahison de vos traîtres[86] est mieux connue que par le passé. Je saurai toujours me comporter à la satisfaction de Votre Majesté, Dieu aidant, en tout ce qui pourra tendre à notre mutuelle consolation. Et maintenant je dois offrir à Votre Majesté mes très-humbles remercîments de son bon souvenir et de sa bonté pour notre petite fille[87]. Quelque jour elle servira Votre Altesse. Que Dieu lui accorde cette grâce, et à Votre Majesté une longue et heureuse vie. Hackney ce 6 novembre. De Votre Majesté la très-humble et affectionnée mère et tante, Marguerite Lennox.

Dans l'espace entre la date et la signature, Elisabeth Cavendish ajouta : je remercie très-humblement Votre Majesté qu'il ait plu à Votre Altesse de se souvenir de moi, sa pauvre servante, et par un présent et dans la lettre à sa Grâce ; ce n'est pas pour moi une faible consolation. Je ne puis que faire des vœux et prier Dieu qu'il vous accorde mité et bonheur, en attendant qu'il me soit permis de faire meilleur service à Votre Majesté, ce qui est bien long à venir. J'y serai toujours aussi empressée qu'aucune des servantes de Votre Majesté, comme mon devoir m'y oblige. Je prie Votre Altesse d'excuser ces lignes informes, et d'accepter le bon cœur de celle qui les écrit ; elle aime et honore Votre Majesté sincèrement. — De Votre Majesté la très-humble et petite servante pour la vie, E. Lennox.

M. Teulet a inséré loyalement la lettre de la comtesse de Lennox dans son recueil. Il n'a pas cru devoir y joindre le billet de la jeune belle-fille. Cependant, il ne saurait être indifférent de savoir et d'entendre ce qu'elle pensait. La première lettre ne prend-elle pas plus d'autorité par la seconde ? C'est comme un tableau de famille qui se complète. Le prince Labanoff y a vu, avec raison à notre avis, la preuve évidente que la comtesse avait reconnu l'injustice des poursuites suscitées par elle-même contre la Reine, sa belle-fille, à l'instigation d'Élisabeth. — M. Teulet estime qu'en effet l'argument est puissant ; mais il ne partage pas à cet égard toute la conviction du Prince, et ne lui accorde pas que cette lettre soit aussi explicite qu'il veut bien le dire[88].

Dans toute autre histoire, et pour tout autre personnage, nous mettons en fait qu'un témoignage de la valeur de celui de lady Lennox, emporterait sur-le-champ la conviction. Mais quand il s'agit de Marie Stuart, l'intraitable prévention ne sait plus reconnaître la vérité. Quoi donc ! Voilà une mère à qui un crime horrible a enlevé son fils de prédilection, dans la fleur de la jeunesse et des espérances. Pendant des années, on lui a dit, elle a cru que l'auteur du forfait est sa belle-fille, esclave de viles passions et poussée par l'enivrement du mal, de l'adultère à l'assassinat. Longtemps elle a demandé son sang et sa vie en expiation. Puis un jour, elle rentre en correspondance avec elle, secrètement, par un acte libre et spontané de sa volonté. En agissant ainsi, elle s'expose — elle ne l'ignore pas — à la colère d'Élisabeth et à des dangers. Ses paroles respirent une tendre effusion ; elle tremble avec elle pour leur faible rejeton sur le trône d'Écosse ; elle s'indigne contre les traîtres, leurs ennemis communs ; elle espère que tout ira bien ; elle lui souhaite de longs et heureux jours ; elle revendique pour l'aimer les titres de tante et de mère. Son autre belle-fille, Élisabeth Lennox, est plus gracieuse encore ; chacun de ses mots a la douceur d'une caresse. Comment imaginer cette sympathie chaleureuse et délicate, si le moindre soupçon s'abrite encore dans le repli le plus reculé de leur cœur ? Comment ne pas comprendre que, non pas le doute, mais l'hésitation la plus légère devrait glacer à jamais la main d'une mère, incertaine si elle doit abhorrer ou bénir ? Pardonnât-elle par le plus sublime effort d'héroïsme chrétien, cela irait-il jamais jusqu'au langage maternel, jusqu'à se mettre pour ainsi dire de moitié dans la vie de l'épouse, dont le passé est souillé peut-être d'infamie et de sang ? C'est en vain que l'on voudrait affaiblir la portée d'une telle lettre. Celle qui l'a écrite croit évidemment à l'innocence absolue de celle à qui elle écrit.

L'argus aux cent yeux, qui veillait sans relâche sur Marie Stuart, lui envia cette consolation. Au dos est écrit de la main de Thomas Philipps, employé par Cecil au déchiffrement : de sa grâce la comtesse de Lennox à la reine d'Écosse ; et miss Strickland l'a retrouvée parmi les papiers du ministre d'Élisabeth. Ainsi la lettre ne parvint pas à la prisonnière. Faut-il nous en plaindre ? Qui sait si elle n'aurait pas disparu comme les autres que lady Lennox dut écrire encore à Marie ? Et ne serait-ce point parce qu'elle fut interceptée alors, qu'aujourd'hui elle arrive à la postérité ? Négligée, oubliée dans l'énorme butin d'intrigues que récoltait Cecil, elle nous est transmise justement par les plus cruels ennemis de Marie Stuart, pour l'absoudre et dévoiler leurs calomnies une fois de plus.

L'amitié renouée entre les deux parentes et victimes d'Élisabeth, subsista fidèlement. Marie, par un testament de février 1577, au manoir de Sheffield[89], rétablit les Lennox dans leurs droits sur le comté d'Angus, droits qu'ils avaient sacrifiés à Morton, douze ans auparavant, lors de leur réintégration en Écosse. Elle admit même leur droit éventuel à la couronne en cas de mort de son fils.

A la fin de la même année, la mère et l'aïeule travaillaient encore au projet d'enlever le jeune roi au comte de Morton, et de le mettre en sûreté en France. Marie comptait pour un coup de main, sur le maître d'hôtel de Jacques VI. Je sçay, écrivait-elle à l'archevêque de Glasgow[90], qu'il dépend entièrement de madame de Lennox, ma belle-mère ; mais, à ce que récentement elle m'a fait entendre, elle ne désire moins ce transport que moy mesures, et est infiniment malcontante et irritée contre Morton pour une lettre qu'il luy a escripte et m'a esté monstrée, la pie insolente et dédaigneuse que roy sçauroit escripre au moindre seigneur de ses subgectz. Je loue Dieu qu'elle congnoisse de jour en jour l'infidellité et perverse intention de ceulz qui se sont aultres foys aydés de son nom contre moy menus, leur desseing ayant toujours esté contre toute nostre race, ainsi qu'à présent ilz le font évidemment paroistre. C'est pourquoy nous craignons tant toutes deux les dangers où peust tumber la personne de mon filz.

Cela pourrait servir de commentaire à la lettre de lady Lennox, et de claire explication pour qui en aurait encore besoin. Ce projet de translation de Jacques VI en France, ne devait pas plus s'accomplir que les plans si nombreux, tour à tour essayés et abandonnés par la captive. Cependant la chute de Morton n'était plus éloignée, mais la comtesse de Lennox n'en eut pas la joie. Elle éprouva encore un cruel malheur en perdant son dernier fils, Charles Lennox, qui mourut de langueur vers la fin de 1576. Elle lui survécut un peu plus d'un an et le suivit le 9 mars 1578[91]. Elle institua pour exécuteur testamentaire Thomas Fowler, ancien serviteur de Darnley, qu'elle avait recueilli avec Thomas Nelson et sa femme, après la catastrophe de leur jeune maitre. On se rappelle que ce Nelson avait porté faux témoignage contre Marie, en l'accusant d'avoir fait mettre un vieux lit à Kirk-of-Field, lorsqu'elle avait ramené son mari de Glasgow à Édimbourg. Il est permis de conjecturer que, soit lui, soit sa femme, frappés de la fin tragique de plusieurs des principaux ennemis de la reine, Murray, Lennox, Mar, Lethington et Kirkcaldy de Grange, contribuèrent aussi, pour leur part, à révéler enfin la vérité à la mère de Darnley. Est-ce pour fermer la bouche à ces témoins importuns que le comte de Leicester, aussitôt la mort de la comtesse, fit passer d'autorité les uns et les autres de cette maison dans la sienne, et se saisit des papiers des Lennox[92] ?

Terminons par la lettre que deus mois après, Marie Stuart écrivait à l'archevêque de Glasgow, le 2 mai 1578, touchant sa belle-mère. Elle est intéressante au plus haut degré. Cette bonne dame s'estoit, grâces à Dieu, fort bien reconnue vers mois, depuis cinq ou six ans[93] que nous avons eu intelligence ensemble : et m'a advouée par lettres escrites de sa main, que je garde, le tort qu'elle m'avoit fait en ses injustes poursuites, dressées, comme elle me l'a fait entendre, par son consentement, pour avoir été mal informée : mais principalement par exprès commandement de ladite reine d'Angleterre, et persuasion de ceux de son Conseil, qui avoient toujours empesché nostre appointement ; lorsque ayant connu mon innocence, elle vouloit désister de me poursuivre, jusqu'à refuser pleinement d'advouer ce qu'ils feroient contre moi soubs son nom[94].

N'eût-on que cette déclaration si ferme et si nette, et les fragments que nous avons recueillis çà et là dans la correspondance de Marie Stuart sur le même fait de sa réconciliation avec sa belle-mère, ce serait assez pour constater le revirement qui s'était opéré dans l'esprit de cette dernière. Car il serait impossible de supposer d'après leur nature, leur place, les circonstances auxquelles ils s'adaptent, que ces divers passages eussent été semés frauduleusement pour abuser le lecteur[95].

Malcolm Laing qui n'a pas connu la lettre de la comtesse de Lennox a, sans examen, raillé et rejeté les paroles de Marie Stuart. L'affirmation de Marie que lady Lennox la croyait et la déclarait innocente, ne monte pas, dit-il, à l'échelle de l'évidence d'un degré plus haut que sa propre affirmation d'innocence, qu'elle ne manqua jamais de revendiquer[96]. Donc une assertion vaudrait l'autre. Soit, nous acceptons ce système d'équivalents. La lettre retrouvée de la comtesse de Lennox ne crie-t-elle pas assez haut, que Marie disait vrai en racontant à son fidèle serviteur l'archevêque de Glasgow, que sa belle-mère s'était reconnue envers elle ? Alors de quel droit refuserait-on encore de nous accorder qu'elle disait également vrai, en repoussant avec indignation et horreur, les accusations dont la comtesse de Lennox avait compris la fausseté. Voyez aussi, lorsque Marie Stuart rapporte que sa belle-mère lui confessait avoir agi par le commandement exprès d'Elisabeth, et ensuite avoir rencontré chez les ministres anglais une vigilante opposition à tout rapprochement entre elles, voyez comme cela concorde bien avec ce papier très-secret de Cecil, dont nous parlions quelques pages plus haut, dans lequel traitant de la situation de l'Angleterre, le ministre faisait si bon marché entre sa souveraine et lui, du bruit répandu contre la reine d'Écosse à l'occasion de la mort de son mari. Ainsi leur fourberie se prouve à la fois par leur attitude derrière le rideau, et par la déposition de celle qui, longtemps leur dupe, avait saisi enfin le mot de l'abominable énigme.

Nous ne saurions mieux finir nos longues recherches que sur cette preuve désormais irréfutable. On ne peut pas le nier, la mère de Darnley, trop tard éclairée, mais éclairée enfin, emporta dans la tombe au lieu de haine, de soupçon ou d'amertume contre la veuve, la connaissance certaine qu'elles avaient été l'une et l'autre victimes des plus noirs forfaits, une franche et cordiale affection, troublée seulement par le regret d'avoir cru quelques années aux calomnies contre Marie Stuart.

 

 

 



[1] Miss Strickland, t. VI, p. 19, d'après les correspondances anglaises. Drury à Cecil, 19 et 27 juin ; Scroope à Cecil, 21 juin.

[2] Anderson, t. I, p. 139-141.

[3] Keith, p. 408.

[4] Chalmers, t. I, p. 364. — Cela était si vrai que l'on ne fit sommation au lieutenant laissé par Bothwell à Dunbar que le 26 août suivant (Anderson, t. I, p. 148).

[5] Miss Strickland, t. VI, p. 19, d'après la correspondance de Throckmorton avec Cecil.

[6] Sur tous ces faits, miss Strickland, t. V, p. 20, d'après la correspondance de Throckmorton avec Cecil.

[7] Anderson, t. I, p. 142. Le conseil privé n'était composé alors que des comtes de Morton, d'Athol, de Hume, des lords Sanquhair et Ruthven.

[8] Chalmers, t. I, p. 399, note a ; Correspondance de Cecil dans la Cabala, 128. Mémoire des lords, 20 juillet 1567, chapitre précédent.

[9] Lettre du Conseil, des 10, 11 et 12 août, dans Anderson, t. I, p. 245 et suivantes ; Keith, p. 442.

[10] Miss Strickland, t. VI, p. 22-24, d'après Mark Napier, éditeur de l'Histoire ecclésiastique de Spottiswood. — Mémoire de Bothwell au roi de Danemark Frédéric II, 5 janvier 1568 ; dans Teulet, Lettres de Marie Stuart, p. 180 et suivantes.

[11] Sur tous ces faits, voir dans Teulet les deux mémoires de Bothwell à Frédéric II, 5 et 13 janvier 1568 ; et le procès-verbal de l'interrogatoire subi par Bothwell à Bergen, le 23 septembre 1567, d'après les archives de Danemark.

[12] Miss Strickland, t. VI, p. 24-25, d'après le Recueil de Suhme sur l'Histoire de Norvège.

[13] Teulet, p. 147.

[14] Loc. cit.

[15] Lettre du 12 novembre 1567 dans Teulet, p. 150.

[16] Miss Strickland, t. VI, p. 201.

[17] Nous savons déjà qu'elle se trouve dans le volume de M. Teulet, Lettres de Marie Stuart, p. 155 et suivantes.

[18] Teulet, p. 187.

[19] Teulet, p. 190-192.

[20] Teulet, p. 192-200.

[21] Teulet, p. 201.

[22] Chalmers, t. III, p. 66-67, note l, et p. 576, note x.

[23] Lesley's Negociations, dans Anderson, t. III, p. 49-70. — Tytler, t. VI, p. 96-97, édition de 1845. — Miss Strickland, t. VII, p. 10-12.

[24] Miss Strickland, t. VII, p. 11.

[25] Goodall, t. I, p. 378.

[26] Teulet, p. 206-207.

[27] Goodall, Append., p. 382-383.

[28] Tytler, t. VI, p. 176, édition de 1845.

[29] Teulet, p. 216-223.

[30] Teulet, p. 225-236.

[31] Statim facinore peracto nuptiarum simulacrum cum regina, serenissima regis mei matre, celebravit, quam eo ipso consilio falsa raptus imagine abstulerat. — Teulet, p. 210.

[32] Prieterea negare improbissimus ille proditor non poterit, quia, rege ac domino suo trucidato nefarisque a se sublato, armata militum manu comitatus, vim publico serenissimæ Scotiæ reginæ intulerit et violenter in arcem guamdam, totius regni munitissimam, sibi commissam traverit. — Teulet, p. 227-228.

[33] Teulet, p. 237.

[34] Lettre de la Mothe Melon à Charles II, Londres, 20 juin 1571. — Teulet, p. 238-239.

[35] Teulet, p. 239.

[36] Lettres de Marie Stuart, Avertissement, p. XIII-XIV.

[37] Lettre du 4 mai 1571, dans Anderson, t. I, The Editor's preface to the Defense of queen's Mary honour, p. V.

[38] Lettre écrite de Sheffield, Labanoff, t. III, p. 257.

[39] Tytler, t. VI, p. 31-33, édition de 1844.

[40] Voyez l'estimable ouvrage de Mlle de Kéralio, Histoire d'Élisabeth, Paris, 1786-8. Tome III, p. 459, note a ; t. V, p. 307-8, d'après Haynes, Papiers d'État de la maison de Cecil, Londres, 1740, p. 579-588.

[41] Lennox en envoyant Morton en Angleterre, au commencement de 1571, lui remit la cassette et les lettres, dont Morton lui donna reçu, en date du 22 janvier 1571 (Goodall, Append., p. 91). Mais on ne s'en servit pas dans les nouvelles conférences qui remplirent février et mare, et dont nous avens parlé plus haut. On pourrait s'étonner de ce silence, après le bruit qui en avait été fait trois ans auparavant, si ce mémoire de Cecil n'en fournissait l'explication naturelle.

[42] Lingard.

[43] Instruction à Ridolfi, à Sheffield, mars 1671, Labanoff t. III, p. 231-2.

[44] Tome II, p. 138.

[45] Labanoff, t. III, p. 399.

[46] Lettre de Marie Stuart à la Mothe-Fénelon, Sheffield, 22 novembre 1571, Labanoff, t. IV, p. 4-5.

[47] Lettre à l'archevêque de Glasgow, Sheffield, 12 juin 1571, Labanoff, t. III, p. 291.

[48] Lettre de M. de Vérac, Saint-André, 20 août 1571, dans Teulet, Relations politiques de la France et de l'Espagne arec l'Écosse au XVIe siècle, t. II, p. 421-2. — Lennox fut tué peu après, le 3 septembre, à Stirling, dans une surprise de la ville par un parti d'ennemis.

[49] Miss Strickland, t. VII, p. 246-7, d'après les documents communiqués à M. Howard de Corby, membre de la société de l'histoire d'Angleterre, par C. C. Raïn, secrétaire de la société royale des Antiquaires du nord, à Copenhague, et les recherches du professeur danois, M. Worsae.

[50] Teulet, Lettre de Marie Stuart, p. 240, note 1, indique l'automne de 1575, d'après une dépêche de Danzay (24 novembre 1575) ; miss Strickland, le printemps de 1576, t. VII, p. 247, d'après les dernières recherches faites en Danemark. Ceci, du reste, importe peu ; nous verrons tout à l'heure que Bothwell mourut plus tard.

[51] Upon his death, sur sa mort.

[52] Keith, Append., p. 144. — Teulet, Lettres de Marie Stuart, p. 240-245.

[53] Miss Strickland, t. VII, p. 248, note.

[54] Append., p. 144-5.

[55] Miss Strickland, loc. cit. — Teulet, p. 241, note.

[56] Teulet, p. 243.

[57] Teulet, p. 242.

[58] Labanoff, t. IV, p. 330-1. Keith, Append., p. 141.

[59] Keith, Append., p. 142.

[60] Lettre de Marie Stuart à l'archevêque de Glasgow, juin 1574, Labanoff, t. IV, p. 176-182.

[61] Keith, Append., p. 142. Lettre du 4 janvier 1577.

[62] Marie Stuart s'en plaint dans une lettre à l'évêque de Ross, Chattsworth, 24 novembre 1570. L'enfant avait alors trois ans et demi. Labanoff, t. III, p. 127.

[63] Keith, Append., p. 143 ; Lettre de Marie Stuart à l'archevêque de Glasgow, 6 janvier 1577. Labanoff, t. IV, p. 340.

[64] Voyez la lettre dans Chalmers, t. II, p. 419.

[65] Page 241, note.

[66] Chéruel, Marie Stuart et Catherine de Médicis, p. 50, note 1, d'après la correspondance de la Mothe-Fénelon.

[67] Mariæ Stuartæ, Reg. Scot. Historia tragica per Michaelem Entzingerum. — Miss Strickland, t. VII, p. 249-250.

[68] Miss Strickland ne croit pas qu'Hamilton ait eu connaissance du manuscrit d'Entzinger, auquel la précision de cette réponse fait penser.

[69] On varie entre 1575 et 1576.

[70] Voyez sur ces faits intéressants miss Strickland, t. VII, p. 249-252, d'après les savants danois, Worsae et Thom Gudm Repp, de Copenhague. — Un fragment du XVIe siècle sur la vie de la reine Marie, attribué à lord Herries.

[71] Miss Strickland, t. II, p. 422-3.

[72] Morton, Archibald Douglas, etc.

[73] Labanoff t. III, p. 77-8. — Miss Strickland, t. II, p. 427, avec quelques variantes. — Charles était le second fils du comte et de la comtesse de Lennox, le frère de Darnley. — Voyez aussi Robertson, Dissertation critique sur le meurtre du roi Henri.

[74] Voyez chap. V, Append. et passim.

[75] Juin 1673 ; miss Strickland, t. VII, p. 191-2.— Voyez aussi t. II, p. 439-440, Vie de la comtesse de Lennox.

[76] Miss Strickland, t. II, p. 439.

[77] Miss Strickland, t. II, p. 444

[78] Lettre de Marie Stuart à l'archevêque de Glasgow, 13 janvier 1675, dans Labanoff, t. IV, p. 258. — Miss Strickland, t. VII, p. 221.

[79] Labanoff, t. VII, p. 240.

[80] Miss Strickland, t. VII, p. 231.

[81] Le prince Labanoff renvoie, pour la date de ce fait, au premier emprisonnement de la Comtesse à la Tour, le 24 juin 1565 (t. I, p. 274). Nous croyons qu'il se trompe et que miss Strickland est dans le vrai en la plaçant au deuxième emprisonnement, à la fin de 1574. Les mots de vieille comtesse de Lennox s'appliquent plus naturellement à la prison des dernières années — elle mourut en 1578, à soixante-trois ans). La lettre que nous citons plus bas, de la comtesse à Marie (6 novembre 1575), montre qu'il y avait entre elles, outre la correspondance, un échange de petits présents. Miss Strickland rappelle aussi le portrait de lady Lennox à Hampton-Court, en habits de veuve — c'est bien alors la vieille comtesse), les cheveux blancs d'argent ; tandis que dans un autre portrait, précisément avec la date de 1565, la chevelure est blond clair (t. II, p 411-2).

[82] Miss Strickland en a donné le texte et le fac-simile à la fin de son cinquième volume, p. 372-374. — Teulet, Lettres de Marie Stuart, p. 246, reproduction et traduction.

[83] Dans le Middlesex, près Londres.

[84] Jacques VI, âgé de neuf ans.

[85] Morton, régent d'Écosse.

[86] Nous aimons mieux traduire mot à mot, pour rendre l'énergie de l'original : The treachery of your traitors is known better than before.

[87] Charles Darnley venait d'avoir d'Elisabeth Cavendish une fille qui fut appelée Arabella Stuart.

[88] Page 246-7, note I.

[89] Labanoff t. IV, p. 351-362.

[90] Sheffield, 5 novembre 1577. Labanoff t. IV, p. 397.

[91] Miss Strickland, t. II, p. 449.

[92] Par ordre d'Élisabeth. — Sur ces derniers incidents, miss Strickland, t. II, p. 450 et t. VII, p.232, 254. Lady Lennox put apprendre aussi bien des choses des personnes puissantes à la cour, dont elle parle dans sa lettre à Marie Stuart.

[93] Ce chiffre nous reporte exactement à l'époque de la mort de Kirkcaldy et de Lethington et des ruses de Morton pour tromper lady Lennox sur le compte de Drury.

[94] Keith, Append., p. 145.

[95] Keith, après cette lettre du 2 mai, ajoute que le supérieur du collège des Écossais, à Paris, qui la lui avait envoyée, disait qu'il s'en trouvait d'autres analogues dans les années 1574, 1575 et 1576. L'archevêque de Glasgow avait légué en mourant sa bibliothèque et ses papiers au Collège écossais.

[96] Cité par miss Strickland, t. V, p. 371.