LE MARÉCHAL NEY - 1815

 

CHAPITRE XII. — LA SÉANCE DU 5 DÉCEMBRE. - L'ARTICLE 12 DE LA CAPITULATION DE PARIS.

 

 

Le 5 décembre, la séance s'ouvrit à dix heures et demie du matin, et l'audition des témoins continua. Les sieurs Magin, Pantin, ancien avoué, Perrache, avocat, Félix de Beausire, le colonel de Bailliencourt et le capitaine de Fresnoy ne rapportèrent que des propos insignifiants. Le capitaine Grison, du 37e d'infanterie, affirma qu'à Landau, lors de son inspection, le maréchal Ney avait rassemblé les officiers et s'était répandu en invectives contre la famille royale. Ney protesta énergiquement. J'ai vu, dit-il, dans ma tournée, de cinquante mille à quatre-vingt mille individus. Je ne sais pas si vous avez été envoyé en députation pour me dénoncer. Le fait est que j'ai dû agir d'après la lettre dont j'étais porteur, que je n'ai rien dit d'insultant pour le Roi, que la lettre même me le défendait, puisqu'elle m'ordonnait de respecter le malheur, et, dans le cas où un membre de la famille royale tomberait entre mes mains, de lui donner toute facilité pour gagner les frontières. Le témoin persista dans ses dires et le prit de haut. Il reprocha, entre autres, à Ney d'avoir fait substituer le drapeau tricolore au drapeau blanc qui flottait encore à Landau. Mais, puisque le maréchal venait en mission au nom de l'Empereur qui avait repris le pouvoir, quel drapeau le capitaine Grison aurait-il voulu que le maréchal adoptât ?

Le capitaine Casse chargea Ney comme l'avait fait le capitaine Grison. Il l'accusa d'avoir dit à Condé mille horreurs du Roi et de sa famille. Nous faisions, aurait-il déclaré, notre cour au Roi, mais il n'avait pas nos cœurs. Ils étaient toujours à l'Empereur... Par contre, le noble général de Ségur déclara avec la plus vive émotion, — et ce témoignage avait une grande importance, — que tout ce qui est sorti de la bouche de M. le maréchal respirait l'honneur et la fidélité et était digne d'un militaire qui a fait la gloire de l'armée française pendant vingt campagnes[1]. Le marquis de Soran, aide de camp de Monsieur, attesta que Ney lui avait dit, le 13 mars, qu'il tirerait, s'il le fallait, le premier coup de fusil ou de carabine. Il affirma que tout avait été préparé par lui pour une sérieuse résistance, et il en fournit quelques détails. Un négociant, M. Boulouze, M. Passinges de Préchamp et le général Durand donnèrent, de leur côté, les attestations les plus précises sur les résolutions du maréchal. Boulouze affirma que, venant de Lyon et ayant montré au maréchal une des proclamations de l'Empereur, il lui avait dit : Cela n'est pas à craindre. Quarante-cinq mille hommes garantiront Paris. Le premier coup en décidera. Il est vrai qu'il avait ajouté, comme avec un regret : Pourquoi Monsieur ne l'a-t-il pas combattu ?... Le président crut devoir alors intervenir et faire cette question à l'accusé : Comment, après avoir pris ces longues et sages précautions, avez-vous pu être conduit, le 14, ii un résultat si différent ? Et Ney lui répondit en toute sincérité : Votre observation est juste. Mais les événements ont été si rapides, une tempête si furieuse s'est formée sur ma tête, que chacun m'abandonnant, chacun cherchant à se sauver à mes dépens et en me sacrifiant, j'ai été entraîné à l'action que vous connaissez ! Le général Heudelet confirma les dispositions des villes et des campagnes en faveur de Bonaparte, mais l'évidente minorité des bons serviteurs du Roi.

Sur l'affaire du port des décorations impériales, le bijoutier Cailsoué, dont il avait été question la veille, déposa que le maréchal, arrivant à Paris avec l'Empereur, lui envoya par son valet de chambre toutes ses décorations à changer. C'est le 25 mars que Ney avait eu ces objets, et c'est le 25 mars que le bijoutier les avait inscrits sur son livre de comptes. Il en exhiba le détail, et l'accusé observa aussitôt au président : Vous voyez, monseigneur, que, d'après ce compte, je ne pouvais pas avoir les décorations que les témoins prétendent m'avoir vues à Lons-le-Saunier. L'aide de camp de Ney, M. Devaux, certifia, lui aussi, que, ni au 14 mars ni les jours suivants, il n'avait remarqué aucun changement dans les décorations du maréchal.

Le sous-préfet de Poligny, M. de Bourcia, qui avait reçu Ney et Bourmont le 11 mars, se rappela avoir entendu le maréchal dire qu'il aurait fallu attaquer Bonaparte comme une bête fauve et le mener à Paris dans une cage de fer. De son côté, le sous-préfet remarqua qu'il valait mieux le conduire à Paris dans un tombereau. J'imagine que ce propos a dû valoir de l'avancement à ce délicat fonctionnaire. Le maréchal aurait répondu que M. de Bourcia ne connaissait point Paris, qu'il fallait que les Parisiens vissent ! Puis il aurait ajouté quelques mots pour se plaindre de M. de Blacas. Ney ne daigna pas relever tous ces racontars.

Vinrent alors les trois témoins dont la déposition paraissait à la défense le seul, le vrai moyen de salut du maréchal. C'étaient le maréchal Davout, ministre de la guerre sous le gouvernement provisoire, le comte de Bondy, ancien préfet de la Seine, et le général Guilleminot, ex-chef de l'état-major. Ces deux derniers avaient signé la convention de Paris sur les ordres et suivant les instructions de Davout[2]. A l'appel de leurs noms, l'attention de l'auditoire devint plus grave. Tout le inonde sentait qu'une des heures décisives avait sonné.

Le président demanda au prince d'Eckmühl s'il connaissait le prince de la Moskowa avant les faits qui avaient donné lieu à l'accusation. Aussitôt Berryer présenta une objection qu'il croyait nécessaire. Les questions à adresser à Davout, les premières, les plus urgentes, devaient porter sur la convention du 3 juillet. Mais Bellart, qui voulait les faire interdire, se leva et prit un joint. Il fit semblant d'acquiescer à la demande de Dupin afin de la combattre aussitôt qu'on voudrait entrer dans les développements. Il suffirait, dit-il, d'observer que les témoins ont été appelés pour déposer sur les faits de l'accusation, pour que les commissaires du Roi pussent s'opposer à ce qu'ils fussent entendus. C'est à l'appui d'un système qu'il est bien tard de présenter qu'on invoque la convention du 3 juillet. Mais, pour qu'on sache avec quelle générosité procèdent les accusateurs, nous ne nous y opposons point. Alors, Berryer pria Davout de rappeler ses souvenirs sur les conditions stipulées lors de la capitulation de Paris. Le prince d'Eckmühl dit en propres termes : Dans la nuit du 2 au 3 juillet, tout était préparé pour se battre. La commission (de gouvernement provisoire) envoya l'ordre de traiter avec les généraux alliés. Les premiers coups de fusil avaient été tirés. J'ai envoyé aux avant-postes pour arrêter l'effusion du sang. La commission m'avait remis le projet de la convention. J'y ai ajouté tout ce qui est relatif à la démarcation de la ligne militaire ; j'ai ajouté les articles relatifs à la sûreté des personnes et des propriétés et j'ai spécialement chargé les commissaires de rompre les conférences si ces dispositions n'étaient pas ratifiées. Ce n'était-il pas clair ? Et, pouvait-on avoir le moindre doute sur la valeur et la portée de ces stipulations ?... Berryer posa les points sur les i. Il demanda à Davout quelles étaient ses forces et ses espérances pour résister, si la convention n'eût pas été ratifiée telle que le voulaient nos commissaires. J'aurais livré bataille, répondit fièrement Davout. J'avais soixante mille hommes d'infanterie, vingt-cinq mille hommes de cavalerie, quatre ou cinq cents pièces de canon ; j'avais tout l'espoir de succès que peut avoir un général qui commande à des Français !...

Alors Berryer présenta la question que tous prévoyaient : Je prie le prince d'Eckmühl, dit-il à Davout, de dire quel était le sens que lui et le gouvernement provisoire donnaient à l'article 12. Aussitôt Bellart, qui avait déjà trouvé étrange qu'on invoquât la convention, se dressa furieux sur son siège : Les commissaires du Roi, cria-t-il, s'opposent à cette question indiscrète. La discussion, je le vois bien, roulera sur la capitulation, mais l'acte existe comme il existe. L'opinion du prince n'y peut changer rien. Un acte ne peut être altéré par ses déclarations. Bellart ne s'apercevait pas que son opposition passionnée était, à elle seule, la meilleure preuve de la portée de l'article 12. Si, dans sa pensée, l'article n'eût pas eu la valeur que tout homme de bon sens et d'honneur y devait attacher, c'est-à-dire l'amnistie pour les délits politiques, il eût laissé parler le maréchal Davout. Mais il redoutait l'effet de cette parole loyale entre toutes, et des explications précises contre lesquelles il eût été difficile, sinon impossible, de s'élever. D'ailleurs, en admettant ses propres expressions, l'article existait comme il existait. Il comprenait l'amnistie, et l'opinion de Bellart, pas plus que celle de Davout, n'y pouvait rien changer. Cet acte formel ne pouvait pas non plus être altéré par ses déclarations. Donc, il fallait laisser discuter, sous peine de faire croire aussitôt qu'on craignait la discussion. L'opposition du procureur général était, on le voit, aussi maladroite qu'inique. Devant un tel procédé, le maréchal Ney s'indigna. Se levant à son tour, il prononça ces paroles que l'histoire conservera et qui flétrissent suffisamment la condamnation prononcée le lendemain contre lui : La déclaration (il voulait dire : la convention) était tellement protectrice, que c'est sur elle que j'ai compté. Sans cela, croit-on que je n'eusse pas préféré périr le sabre à la main ? C'est en contradiction de cette capitulation que j'ai été arrêté. Sur sa foi j'étais resté en France !

Le président reproduisit l'observation de Bellart : C'est dans la capitulation écrite, dit-il, que son sens est renfermé. Peu importe l'opinion que chacun peut en avoir ! Mais, pour connaître le sens de l'article 12, il fallait d'abord le lire. Puis, comme les négociateurs de l'article 12 étaient là, il fallait les entendre. Une discussion s'imposait fatalement. L'interdire, c'était empêcher le droit de la défense. Et celui qui avait dit à ses collègues, à la séance préliminaire du 21 novembre, que la première de toutes les formes judiciaires était la plus grande latitude possible dans la défense de l'accusé, celui-là, malgré sa promesse, allait abuser étrangement de son pouvoir discrétionnaire. Mais puisque, suivant lui, peu importait l'opinion de chacun, quel était le sens réel de l'article 12 ?... Celui que tous, les uns ouvertement, les autres en secret et malgré eux, lui reconnaissaient. L'article 12 disait que personne ne serait ni inquiété ni recherché pour ses opinions. Cela voulait bien dire, n'est-ce pas, que personne ne pourrait être ni accusé, ni emprisonné, ni condamné ?... Si le sens de l'article était tel, — et il ne pouvait être différent, à moins d'être un mensonge, — pourquoi s'opposer à l'invocation de cet article ? Pourquoi redouter les explications de ceux qui l'avaient imposé aux alliés, qui en avaient fait pour le présent et pour l'avenir condition sine qua non[3] ? Eh bien, le président, le chancelier Dambray, qui aurait dû se souvenir d'avoir juré sur lionne d'exercer ses hautes fonctions dans l'intérêt de la justice de la vérité, invoqua son pouvoir discrétionnaire pour empêcher une question à ce sujet !

Le comte de Bondy, qui avait préparé et signé la capitulation, vint à son tour. Le président l'interpella ainsi : Vous êtes appelé pour donner connaissance des faits relatifs aux militaires compris dans la capitulation de Paris. Le témoin se borna à dire quelques mots, mais ils paraissaient concluants : La principale base de la convention était la tranquillité publique, la sûreté de Paris, le respect des personnes et des propriétés. C'est dans cette intention qu'elle a été rédigée et proposée aux généraux Blücher et Wellington. Il y a eu quelques débats sur ces dispositions, mais aucune difficulté sur l'article 12. Il a été accepté de la manière la plus rassurante pour ceux qui y étaient compris. Enfin, le général Guilleminot, qui avait signé la capitulation en qualité de chef d'état-major, dit, nettement : Comme chef de l'état-major, j'ai été chargé de stipuler l'amnistie en faveur des personnes, quelles qu'eussent été leurs opinions, leurs fonctions et leur conduite. Ce point a été accordé sans aucune contestation. J'avais ordre de rompre toute conférence si l'on m'eût fait éprouver un refus. L'armée était prête à attaquer. C'est cet article qui lui a fait déposer les armes.

Peut-on, encore une fois, trouver quelque chose de plus probant, de plus clair ?... Mais Dupin tient à préciser davantage. Si cette convention, demande-t-il, était purement militaire, pourquoi y adjoindre MM. Bignon et de Bondy ?Ils stipulaient, répond alors Guilleminot, pour les non-militaires, comme moi pour les militaires. Nous verrons bientôt ce que M. Bignon, chargé des affaires étrangères sous le gouvernement provisoire, aurait : pu ajouter à ces explications si nettes, et comment il aurait été impossible au procureur général de lui objecter que la capitulation ne regardait que le gouvernement provisoire, et non pas le gouvernement qui lui avait succédé. Objection d'ailleurs qui, à peine formulée, tombait d'elle-même, car à quel esprit sérieux pouvait-on faire admettre que les commissaires français réclamaient l'amnistie de la seule main des alliés ? En quoi les alliés avaient-ils, pour eux-mêmes, à s'occuper de poursuivre les délits politiques ?... S'ils accordaient cette amnistie, c'est parce qu'ils agissaient au nom du roi de France, leur allié. Ils s'engageaient formellement pour lui. Ni lui ni ses serviteurs ne pouvaient l'ignorer, puisque cette convention et les promesses qui s'y trouvaient étaient la condition même du rétablissement de la monarchie. On a dit que les alliés reconnaissaient seulement au gouvernement provisoire le droit de ne pas poursuivre les délits politiques, comme si ce gouvernement avait eu l'intention de les poursuivre et, l'ayant même eue, aurait eu besoin de leur autorisation !... Ou l'article 12 signifiait une amnistie plénière pour le présent et pour l'avenir, ou il ne signifiait rien du tout. Si ceux qui l'avaient présenté et fait adopter n'en avaient pas prévu la valeur et la portée, ils eussent été indignes de négocier. Mais leurs instructions prouvaient le contraire. Et c'est pourquoi on leur défendait de les exposer en détail.

Ainsi, malgré l'opposition de Bellart, malgré le déni de justice de Dambray, les trois dépositions, même écourtées, avaient prouvé de la façon la plus péremptoire que la convention du 3 juillet n'avait pas été seulement une convention militaire, mais une convention faite dans l'intérêt de tous, et que, pour les militaires comme pour les civils, l'article 12 proclamait une amnistie plénière. Le maréchal Ney avait eu raison de dire que c'était en contradiction de cette convention protectrice qu'il avait été arrêté. Et je ne comprends pas que Lamartine ait pu écrire qu'on lui enleva ce refuge indigne de lui qu'il avait consenti à chercher sous les auspices de l'étranger. Bizarre façon de juger un acte honorable, stipulé par des Français et ratifié par les alliés, qui ne pouvaient y consentir qu'au nom de leur allié le roi de France ! En quoi un acte protecteur de la vie des citoyens, une clause solennelle devenue pour ainsi dire une loi française, inspirée par le noble Davout et signée par les plus honorables commissaires, était-il, un refuge indigne ?

Le maréchal Ney avait raison, je le répète, de dire : C'est sur la convention que j'ai compté ; et voilà qu'on le jugeait après coup, contre la foi d'un traité ! Voilà qu'on le jugeait sans permettre à la défense d'entrer pleinement, librement, dans toutes les explications jugées nécessaires ! Cette façon d'agir fut odieuse... Mais ce ne devait pas être tout. La séance qui va venir, la dernière de ce procès, nous fera, au sujet de la même question, assister au plus triste des spectacles : à celui d'une cour de justice fermant la bouche aux avocats et leur interdisant de plaider un moyen qu'ils regardaient avec raison comme légitime et décisif, et cela par un arrêt pris en chambre du conseil, sans même avoir entendu la défense sur l'incident !

Les trente-sept témoins avaient parlé. C'était maintenant, au procureur général à résumer l'accusation. Il commença sur le ton le plus insupportable. Il se perdit dans les déserts autrefois couverts de cités populeuses, brandit la faux du temps, secoua la poussière de débris informes, railla l'insatiable curiosité, attribut caractéristique de notre espèce, gémit sur la ruine d'une grande gloire, s'étonna d voir la routine du respect s'attacher encore à une illustration à présent déchue !... Son instinct s'indignait de ce caprice de la fortune qui tendait à faire honorer et mépriser le même homme. Double et contraire impression, bien surprenante ! Plût à Dieu, s'écria-t-il, qu'il y eût deux hommes dans l'illustre accusé qu'un devoir rigoureux nous prescrit de poursuivre ; mais il n'y en a qu'un ! On avait parlé de ses victoires, de sa gloire incomparable. Qu'importe à la patrie, dit-il, sa funeste gloire qui attira sur la France des revers que, sans elle, elle n'eût jamais connus ! Qu'importe sa funeste gloire qu'il a éteinte tout entière dans une trahison, suivie pour notre malheureux pays d'une catastrophe sur laquelle nous osons à peine faire reposer notre attention !

Puis, s'inspirant de la phraséologie révolutionnaire, il cita un exemple qui avait servi plus d'une fois à Barère, à Robespierre, à Danton. Le voici : Brutus oublia qu'il fut père pour voir la patrie. Ce qu'un père fit au prix de la révolte même de la nature, le ministère, protecteur de la sûreté publique, a bien plus le devoir de le faire, malgré les murmures d'une vieille admiration qui s'était trompée d'objet. Ce devoir, il va le remplir avec droiture, mais avec simplicité. Il était temps, car on ne s'en était pas encore aperçu. On peut du moins, ajouta Bellart, épargner à l'accusé d'affligeantes déclamations. Je les lui épargnerai. Après avoir gémi ore rotando sur les déserts et sur les ruines, il était beau de reconnaître que la déclamation était chose superflue... Bellart en vient clone aux faits. Il examine, ce que nous connaissons déjà et ce que l'on savait amplement, la conduite de Ney depuis le 7 mars jusqu'au 13 mars à Lons-le-Saunier. Il veut bien faire au maréchal la grâce de le supposer fidèle jusqu'à cette date, quoiqu'il conserve des doutes sur sa conduite mystérieuse et louche . Apparaît la nuit du 13. Nuit fatale où il devient traître à son Roi et perfide à sa patrie ! Le procureur général flétrit ces conférences impies où s'est accompli le naufrage de l'honneur. Puis, il discute les contradictions qu'il a cru remarquer entre les paroles de Ney et celles de Bourmont. Il ose railler le ton solennel avec lequel le maréchal a levé regards vers les cieux !... On ne comprend pas que le cri d'indignation qui échappa si spontanément à Ney, dans la séance du 4 décembre, ait pu faire sourire le procureur général. Il a eu tort de le confondre avec ces phrases à effet apprêtées avec art, longtemps avant l'audience, et dont certains avocats sont coutumiers. Ici, au contraire, rien de préparé. C'était, pour, tout auditeur impartial, le cri d'une âme qui se révolte contre une accusation trop habilement ourdie.

Bellart raconta ensuite la trahison du maréchal et soutint que la proclamation du 14 mars avait tout compromis. Il regretta que le maréchal ne fût pas mort à Waterloo, et cependant, on sait s'il n'a pas cherché à mourir sous les balles ennemies. Il pouvait périr sur le champ de bataille et non se faire le chef de la discorde ! Enfin, Bellart conclut en ces termes : Vingt-cinq années de troubles politiques nous ont rendus indulgents et n'ont que trop affaibli les principes de la morale. Est-ce cette morale dégradée qu'on voudrait appliquer à M. le maréchal Ney ? Il n'est point de ces hommes qui puissent chercher quelque excuse dans leur ignorance. Le maréchal Ney, au premier rang de nos guerriers, l'un des citoyens les plus illustres qui firent longtemps la gloire de la France, ne devait chercher sa conduite que dans ses devoirs. Le danger n'était pas imminent. Pour la première fois de sa vie, le maréchal Ney connaissait-il la peur ? Il pouvait prendre un moyen plus doux, il pouvait conserver encore sa gloire en refusant celle plus brillante qui lui était offerte. Il pouvait rentrer dans la retraite et conserver à son Roi la foi qu'il lui avait jurée.

Je m'arrête, messieurs les pairs, vos consciences apprécieront les charges contenues dans l'acte d'accusation.

Le procureur général, fidèle à son rôle implacable, avait voulu amoindrir la gloire militaire de Ney. Il n'y avait pas réussi. Il avait voulu laisser croire, par ses réticences et ses doutes habiles, à une préméditation. Il n'y croyait pas au fond lui-même, et dès lors il ne put imposer à l'auditoire une conviction qu'il ne partageait pas. Sa plaidoirie fut emphatique et dépourvue d'intérêt.

On remarqua aussi qu'il n'avait fait aucune allusion à la convention tutélaire du 3 juillet. C'était une omission volontaire et qui indiquait chez lui la pensée formelle que les engagements des alliés et du gouvernement provisoire ne liaient pas le gouvernement de la seconde Restauration. La grande et suprême séance qui va suivre montrera jusqu'où le procureur général et le ministère devaient pousser à cet égard l'entêtement et l'injustice. Après le discours de Bellart, le président demanda à Berryer et à Dupin s'ils voulaient commencer leur défense. Les avocats réclamèrent l'ajournement de la discussion au lendemain, parce que le résumé du procureur général leur avait fourni des éclaircissements sur lesquels il était nécessaire de fixer quelque temps leur attention. L'ajournement leur fut accordé, sans que cette fois la moindre opposition s'élevât dans la Chambre des pairs.

 

 

 



[1] Dans sa première déposition au conseil de guerre, Ségur avait invoqué la capitulation de Paris comme la garantie même de la vie de Ney, et le rapporteur comte Grundler l'en avait dissuadé, disant qu'il allait gâter ainsi la cause du maréchal. Il en résulta, avoue Ségur, qu'ensuite devant les pairs je n'osai renouveler cet appel à la foi promise. (Histoire et Mémoires, t. VII.)

[2] Le troisième signataire, M. Bignon, était malade et n'avait pu répondre à la citation. Il écrivit. Sa lettre arriva trop tard. Il sortit alors de son lit et se rendit à Paris. Mais il n'y put parvenir qu'après la sentence de mort. (Voir le chapitre XIII.)

[3] Voir le chapitre IV.