LE MARÉCHAL NEY - 1815

 

CHAPITRE IX. — LA MARÉCHALE NEY ET LES ALLIÉS.

 

 

Les calomnies et les dénonciations allaient leur train. Un de ces individus méprisables qui se cachent sous l'anonyme, osa accuser le maréchal Mortier d'avoir tenu de mauvais propos contre le commissaire du Roi, M. de Joinville, qui avait nié l'incompétence du conseil de guerre. Le maréchal Mortier s'était borné à dire que si le déclinatoire du maréchal Ney était rejeté, il ne consentirait pas h demeurer son juge. Il ne pouvait considérer l'action de son camarade comme une défection en face de l'ennemi. Il l'avait dit à Dupin et l'avait prié de lui préparer, au cas échéant, une récusation. Lui montrant, dans son salon, le portrait de son père en costume de cultivateur : J'encourrai toute sorte de disgrâces, avait-il ajouté. On me destituera, n'importe. Je quitterai tout. Je revêtirai le costume et reprendrai les occupations et les travaux de ce brave homme plutôt que de condamner le maréchal Ney. Je sais labourer[1]. Voilà tout ce qu'il avait dit, et l'auteur de la lettre anonyme avait menti en lui attribuant d'autres paroles. On eut la prudence de ne pas relever cette dénonciation[2].

La police était littéralement sur les dents. Elle avait peur de tout. Ah ! si on eût osé !... Cent hommes résolus auraient pu à ce moment enlever le maréchal, malgré les verrous, les grilles, les sbires et la garde nationale. Le 13 novembre, quatre hommes à cheval s'arrêtent devant la grille de la préfecture. Aussitôt les agents s'émeuvent. Qui sont ces hommes-là ? Que veulent-ils ? Pourquoi cette station subite ?... Le préfet de police comte Anglès va aux informations. Les quatre cavaliers mystérieux n'existaient que dans l'imagination des policiers terrifiés. Le 13 au soir, le préfet écrit au ministre Decazes que l'ordonnance du 11 et le discours du président du conseil agitaient tous les esprits. Aussi redouble-t-il de surveillance. Il a pris des précautions sans nombre, ordonné des patrouilles à cheval et mis de la garde nationale dans le corps de garde et jusque dans le greffe de la Conciergerie. Mais ce qui est inquiétant, c'est la manière dont on opérera la translation du maréchal de la prison au palais du Luxembourg. Faudra-t-il le conduire chaque jour au palais et le ramener aussi chaque jour à la Conciergerie ? La foule est à redouter. Des hommes hardis et malintentionnés peuvent tenter un coup perfide. Ce qui paraîtrait préférable, ce serait de garder le maréchal au Luxembourg tout le temps que durera son affaire. On pourrait le faire coucher dans une des salles basses du palais munies de grilles de fer. Dix à douze hommes de la garde royale se tiendraient dans sa chambre. Des troupes stationneraient dans la cour principale. Enfin, des agents de police veilleraient clans le voisinage. Tout un corps d'armée pour un seul homme !... Les Français allaient-ils se mettre à avoir du maréchal une peur égale à celle qu'en avaient eue les étrangers ?

Le préfet de police ajoutait : Le maréchal Ney est inquiet. Cela était faux, car tous ceux qui l'ont vu de près à cette époque attestent qu'il ne se départit jamais d'une mâle fermeté. Il se repent, continuait Anglès, d'avoir suivi les conseils de son avocat et de sa famille qui l'ont porté à demander l'incompétence du conseil de guerre. Cela encore était faux. Dans une consultation solennelle, la maréchale et son frère avaient déclaré formellement â Berryer et à Dupin que le vœu résolu du maréchal était de décliner la compétence du conseil. Le préfet terminait sa communication par ce mot : Il a dit au concierge de la prison qu'il allait être jugé par une chambre ardente[3]. C'était le mot vrai. Chambre ardente était bien le titre que méritait alors la Chambre des pairs, comme la Chambre des députés méritera celui de Chambre introuvable.

Le portier de la Conciergerie, dont j'ai déjà parlé, était un royaliste fidèle. Il envoyait journellement de petites notes confidentielles au ministre de la police. C'est ainsi que le 13 novembre, après avoir mentionné la nuit fort tranquille passée par le maréchal, il l'informait que la maréchale allait venir déguster elle-même les mets destinés à son mari. Ce détail mérite une courte explication. La maréchale faisait apporter chaque jour au prisonnier un menu meilleur que celui de la prison, mais à la condition de manger et de boire la première, afin de prouver aux geôliers qu'il n'y avait aucun poison caché dans les aliments ou dans le vin[4]. C'était l'ordre formel de M. Decazes. De plus, le prisonnier ne pouvait communiquer avec ses visiteurs qu'en présence du concierge ou d'une personne sûre.

Les mouchards ne perdaient pas une seconde. Ils étaient partout. Ils relevaient dans les cafés les propos d'officiers en bourgeois qui disaient que Ney ne subirait pas son jugement. De crainte d'émeute, le ministre de la police invitait le gouverneur de la 1re division militaire à appeler à Paris tout ce qui pouvait être disponible parmi les nouvelles compagnies départementales. Il fallait imposer aux factieux. Le duc de Feltre, ministre de la guerre, auquel le gouverneur s'en était référé, témoigna son mécontentement de n'avoir pas été avisé le premier. Puis il autorisa son subordonné à répondre qu'il n'y avait pas lieu d'appeler les compagnies provisoires, parce qu'elles étaient composées d'hommes malingres, aussi douteux au moral qu'au physique, dénués d'ailleurs d'effets d'habillement, et d'armement, hors d'état de faire impression par leur tenue et par leur action[5]. Voilà où en était réduite l'armée !... Le maréchal Ney passait les journées qui lui restaient à vivre, à recevoir de fréquentes visites de la maréchale, de ses enfants, de ses conseils, ou à subir les interrogatoires du président Séguier et du chancelier Dambray. Le 15 novembre, après l'interrogatoire, qui avait commencé à une heure et demie, le maréchal Ney ajoutait à sa signature l'hommage de sa respectueuse et vive reconnaissance pour les bontés que Sa Majesté avait eues d'accueillir son déclinatoire et de le renvoyer devant ses juges naturels[6]. Ah ! s'il avait su ce que lui préparaient ces juges ! ... Le 16 novembre, la maréchale Ney adressa au baron Séguier la lettre suivante :

MONSIEUR LE BARON,

Je prends la liberté de mettre sous vos yeux et sous ceux de la Chambre des pairs les réclamations et notes que mon mari et moi nous nous sommes vus réduits à adresser aux ministres des hautes puissances alliées. Notre douleur est extrême d'avoir été obligés de prendre ce parti déchirant pour des cœurs français ; nous l'avons fait uniquement clans le but de détourner le poids de leur autorité dans une pareille affaire. Je n'ai eu recours à la voie de l'impression que pour pouvoir porter ces éclaircissements à chacun des membres de la Chambre, et je m'interdis d'en faire la distribution à d'autres qu'aux juges de mon mari.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur le Baron, votre très humble et très obéissante servante.

LA MARÉCHALE NEY, PRINCESSE DE LA MOSKOWA.

P. S. — Je joins également à ma lettre le plaidoyer de Me Berryer.

Paris, le 16 novembre 1815[7].

L'imprimé, formant quatre pages in-8°, portait pour titre : Le maréchal prince de la Moskova aux ambassadeurs des quatre grandes puissances alliées. C'était à la dernière extrémité que Ney avait pris la résolution de leur adresser ce recours légitime. Au sujet de la phrase fameuse du discours de Richelieu : C'est même au nom de l'Europe que nous venons vous conjurer et vous requérir à la fois de juger le maréchal Ney, il manifestait un juste étonnement. Une telle déclaration, observait-il, est inconciliable avec ce qui s'est passé à ces dernières époques de l'agitation de la France ; je ne conçois pas comment on ferait intervenir les augustes alliés dans une procédure criminelle, tandis que leur magnanimité s'est occupée généreusement du soin de m'en garantir et qu'une convention formelle, sacrée, inviolable existe à ce sujet. Il rappelait alors le traité de Paris du 30 mai 1814, les pactes des 13 mars et 25 mars 1815 ; il rappelait que Sa Majesté Très-Chrétienne avait été invitée à donner son assentiment aux mesures prises par les grandes puissances. Cette attitude officielle prouvait donc que les armées de l'Europe étaient les auxiliaires du roi de France. Quant à l'article 12 de la Convention de Paris, sauvegarde de tous les Français que le malheur des troubles aurait pu laisser exposés au ressentiment même légitime de leur prince, Sa Majesté Très Chrétienne y avait positivement accédé elle-même en entrant dans sa capitale. Plus d'une fois, elle avait invoqué l'imposante autorité de ce contrat politique comme d'un acte indivisible dans toutes ses parties.

Comment le maréchal n'aurait-il pas pu revendiquer cet article 12 ?... Aussi le revendiquait-il et requérait-il les alliés de faire cesser toute procédure criminelle à son égard. Son état d'isolement et d'abandon était une raison de plus pour motiver leur intervention. Si je ne m'étais pas reposé, ajoutait-il, sur la parole de tant de souverains, j'aurais été en quelque terre inconnue me faire oublier. Sa conclusion était qu'il attendait avec confiance la décision des alliés[8]. La requête du maréchal aux puissances était accompagnée d'une note additionnelle qu'on peut résumer ainsi. Le duc de Wellington, dans une audience particulière accordée à la maréchale Ney, lui avait déclaré qu'il ne pouvait intervenir. Il lui avait donné pour motifs de sa non-intervention :

1° Que Sa Majesté le roi de France n'avait pas ratifié la convention du 3 juillet ;

2° Que la stipulation écrite en l'article 12 n'exprimait qu'une renonciation des hautes puissances, pour leur compte, à rechercher qui que ce fût en France à raison de sa conduite ou de ses opinions politiques ;

3° Qu'elles n'avaient donc à s'immiscer en rien dans les actes du gouvernement du Roi.

A cette fin de non-recevoir, la maréchale répondait que le Roi avait ratifié la convention militaire, puisque c'était à elle qu'il devait d'avoir pu remonter sur le trône. En effet, l'armée ne se serait pas soumise, si elle n'avait pas obtenu les garanties qu'elle exigeait ; et si elle avait su que ces garanties ne dureraient que quelques jours, elle se serait révoltée contre un acte de mauvaise foi. Enfin, les stipulations de l'acte du 3 juillet avaient eu lieu au nom du Roi, puisqu'elles avaient été prises au nom des alliés n'agissant que conjointement et d'accord avec le roi de France, leur allié reconnu[9]. L'intervention de Wellington, alors omnipotent, aurait pu être décisive. Il aurait dû, non seulement par honneur, mais par dignité, par courtoisie, ayant croisé le fer avec le maréchal Ney, lui rendre le service que sollicitait avec tant de raison sa malheureuse femme. Si, après un duel ordinaire, deux adversaires se tendent la main et se réconcilient le plus souvent sur le terrain même, que ne devait pas faire le général victorieux d'une armée ennemie, quand il se trouvait en face du général vaincu, désarmé et menacé injustement ? L'honneur militaire lui commandait une noble intervention, et il était autrement puissant, je crois, que ce faux point d'honneur qui expose trop fréquemment dans la vie mondaine deux hommes à se couper la gorge pour une sottise ou pour une futilité. Mais non, Wellington donnait à l'article 12 de la convention du 3 juillet, une interprétation mesquine et fausse ; il méconnaissait ses promesses à Fouché, ses protestations de générosité, de clémence et d'oubli ; il amoindrissait en un instant la gloire, si extraordinaire pour lui, d'avoir battu le plus grand guerrier des temps modernes et ses vaillants capitaines. Il refusait d'agir, et il savait cependant que le Roi avait ratifié la convention, puisqu'il l'avait invoquée lui-même dans une circonstance dont j'aurai à m'occuper au cours du procès ; il savait que les puissances n'étaient pas, seules en cause, puisqu'elles avaient pris la résolution de rétablir sur le trône leur allié Louis XVIII et que la convention en était le seul moyen. Mais Wellington obéissait aveuglément aux ordres du cabinet anglais, qui, tout en protestant de ne vouloir s'immiscer en rien dans les affaires de la seconde Restauration, s'en mêlait au contraire avec les autres puissances et exigeait ainsi la mort du maréchal. On prétend que, dans les Mémoires qui sont entre les mains de son fils, Wellington raconte qu'il fit une démarche auprès de Louis XVIII pour sauver la tête du maréchal Ney, et que le Roi se détourna sans lui répondre. Cela est aussi vrai que la prétendue démarche de M. de Talleyrand s'exposant en mars 1804 pour sauver le duc d'Enghien.

Wellington se décida cependant à répondre officiellement, le 15 novembre, à la requête du prince de la Moskowa.

La capitulation de Paris du 3 juillet, dit-il, fut faite entre les commandants en chef des armées alliées prussiennes et anglaises d'une part, et entre le prince d'Eckmühl, commandant en chef de l'armée française de l'autre ; elle se rapportait exclusivement à l'occupation militaire de Paris. Le but de l'article 12 était d'empêcher l'adoption d'aucune mesure de sévérité, sous l'autorité militaire de ceux qui ont fait la capitulation, envers des personnes de Paris, à cause des emplois qu'elles avaient remplis, ou de leur conduite ou de leurs opinions politiques ; mais on n'a jamais eu l'intention et on ne pouvait jamais avoir l'intention d'empêcher le gouvernement français, sous l'existence duquel le commandant en chef a agi, ni aucun autre gouvernement français qui lui succéderait, d'agir sous ce rapport comme il le jugerait bon.

J'ai l'honneur d'être, etc.

WELLINGTON[10].

Cette déclaration était contraire à la vérité comme à la raison. Les attestations des commissaires qui ont signé la convention et celles du prince d'Eckmühl[11] sont là pour prouver que Wellington ne disait pas ce qui s'était réellement passé et ce qui avait été réellement convenu. Je démontrerai bientôt que ni les commissaires français ni l'armée française ne se seraient rendus, si on leur avait dit que la convention était provisoire et précaire, et que le gouvernement de Louis XVIII pourrait agir vis-à-vis des maréchaux, des généraux, des officiers et des simples particuliers, comme il le jugerait bon ! On rougit pour le généralissime ennemi d'avoir à relever de sa part une telle déloyauté.

Le chef du cabinet anglais, lord Liverpool, répondit ce qui suit à la maréchale Ney, qui avait cru devoir écrire au prince régent[12] :

Londres, 21 novembre 1815.

MADAME,

J'ai l'honneur d'accuser réception de votre lettre du 13, et c'est avec le sentiment de la commisération la plus sincère pour la position malheureuse dans laquelle vous vous trouvez, que je me trouve obligé de vous dire que je ne puis pas donner une autre réponse à la réclamation contenue dans votre lettre, que de vous en rapporter aux communications qui ont déjà été faites au maréchal et à vous-même par le duc de Wellington et le chevalier Stuart de la part des alliés.

J'ai l'honneur, etc.

LIVERPOOL.

De son côté, le comte Bathurst, ministre des affaires étrangères, avait écrit à sir Stuart, à la même date : En l'absence du vicomte Castlereagh, j'ai eu l'honneur de montrer la dépêche de Votre Excellence du 16 courant, ainsi que ce qui l'accompagnait, à S. A. R. le prince régent. Son Altesse Royale ne peut qu'éprouver de grands sentiments de compassion pour la malheureuse situation de madame Ney. Mais elle ne peut faire d'autre réponse que de la prier de s'en référer aux communications qui lui ont déjà été faites ainsi qu'au maréchal Ney par Votre Excellence et par le duc de Wellington de la part des puissances alliées[13]. Le chevalier Stuart avait adressé une réponse vague à la note relative à la convention de Paris que lui avaient présentée Berryer et Dupin et où les avocats établissaient : 1° que les capitulations ou conventions faites par les commandants en chef étaient partout reconnues comme des engagements permanents ; 2° que la capitulation du 3 juillet avait eu lieu au nom des puissances coalisées, et que le roi de France était membre de la coalition. En attendant, les ordres que ces pièces pourraient motiver de son gouvernement, déclarait Stuart, l'ambassadeur doit s'en rapporter à la réponse qu'il â déjà eu l'honneur de donner à madame la maréchale Ney ainsi qu'à M. Berryer. Cette réponse était la décision formelle de ne pas intervenir en faveur du prisonnier, sur lequel le Roi et son conseil avaient tout pouvoir[14].

Pendant qu'on se multipliait autour du maréchal, pendant que les uns cherchaient à lui sauver la vie et que les autres hâtaient le moment de la lui arracher, Ney conservait son sang-froid et passait, de l'aveu même de la police étonnée, des nuits tranquilles. Le 17 novembre, il put voir sa femme, ses fils et son beau-frère Gamot, et converser assez longue ment avec eux, en présence du concierge de la prison. Pendant ce temps, les chefs de la police prenaient de nouvelles précautions. Le comte Anglès informait M. Decazes que le comte de Sémonville, grand référendaire de la Chambre des pairs, s'était, entendu avec le sieur Rousset, commissaire de police du Luxembourg, pour les mesures d'ordre et de surveillance à prendre pendant le procès. La force armée occuperait le Palais à partir du dimanche 20 novembre. Le préfet avait visité, avec l'architecte Baraguey et l'inspecteur général des prisons Laisné, la chambre destinée au maréchal dans la réserve des Archives, au troisième étage. Ils avaient minutieusement examiné les corridors, les escaliers et les galeries, fait murer et barrer presque toutes les issues, doubler les barreaux des châssis carrés, fermer les passages qui menaient aux combles et donné l'ordre d'éclairer les couloirs et les pièces toutes les nuits. Un seul passage était réservé au service du Palais, et la clef de ce passage était confiée à l'architecte.

Le procureur général, qui avait hâté la procédure, avait pris le 13 un réquisitoire adressé au président Séguier à fin de committitur, c'est-à-dire avec faculté de requérir tel ou tel pair pour ouïr les témoins. Ceux qu'il voulait faire entendre étaient le prince de Poix, le duc de Duras, d'Esprémesnil, le colonel Clouet, le comte de Scey, le comte de la Genetière, le chevalier de Rochemont, le comte de Grivel, le comte de Taverney, le général comte de Bourmont, le lieutenant général Mermet, le commissaire ordonnateur Cayrol, le sieur Beausire, le duc de Reggio, le général Jarry, les sieurs Magin, Pantin, Perrache, de Félix, de Baillencourt, de Fresnoy, de Lécourt et le chevalier Grison. Le I5, le procureur général, par un réquisitoire signé des membres du cabinet, avait ordonné : 1° que Michel Ney serait pris au corps et conduit dans telle maison de justice qu'il plairait à la Chambre d'établir près d'elle ; 2° que les débats s'ouvriraient au jour le plus prochain ; 3° que l'acte d'accusation serait annexé à l'arrêt à intervenir.

Le 18, Ney avait été interrogé une seconde fois à la Conciergerie par le chancelier Dambray. L'interrogatoire avait duré près d'une heure. Le sieur Jacques-Auguste Rose, huissier reçu et assermenté près la Chambre des pairs, lui avait ensuite signifié les autres pièces de la procédure, et lui, de son côté, avait fait connaître à l'accusation la liste de ses témoins. Il demandait à faire entendre : Me Henry Batardy, le duc de Maillé, le baron de Préchamps, le comte de Ségur, le maréchal de camp Gauthier, le marquis de Soran, le général Mermet, le duc d'Albufera, Bessières, les sieurs de Saint-Amour, Cayrol, de Bourcia, de Montgenet, Boulouze, Capelle, de Vaulchier, Guy, Durand et le major Heudelet.

La séance du 16 novembre à la Chambre des pairs n'avait été qu'une séance de procédure. Le baron Séguier, qui avait été commis aux informations et à l'audition des témoins, avait déclaré être prét à lire son rapport. Un pair avait alors timidement demandé que la lecture de ce rapport fût différée jusqu'au moment où tous les pairs absents auraient justifié de leurs motifs d'absence. Devant les protestations de la majorité, le pauvre opinant se hâta de retirer sa proposition. On avait ensuite procédé à l'appel nominal et décidé qu'aucun membre ne pourrait s'abstenir de prendre part au jugement, avant que les raisons de son déport eussent été reconnues valables par la Chambre. On commença par admettre le déport du prince de Talleyrand, du comte de Jaucourt et du maréchal de Gouvion-Saint-Cyr dont voici la lettre d'excuses :

MONSIEUR LE CHANCELIER,

Les ordonnances du Roi des 24 juillet et 2 août derniers, en vertu desquelles le maréchal Ney avait été traduit devant le conseil de guerre de la 1re division militaire, ont été rendues sur la proposition du précédent ministère dont nous étions membres. Le Roi ayant établi le principe de l'unité du ministère par sa proclamation du 28, les ordonnances sont l'ouvrage de tous et de chacun de ceux qui la composaient à l'époque où elles ont été rendues. C'est par elles que l'accusation. a été portée ; la disposition qui a conduit le maréchal Ney devant la Chambre des pairs, après la déclaration d'incompétence du conseil de guerre, n'est que la continuation de l'action déjà intentée.

Nous avons donc eu à examiner si, dans une cause où nous avons été accusateurs comme ministres, nous pouvons encore être juges comme pairs de France. Les notions les plus ordinaires suffisent pour résoudre une semblable question. Les fonctions d'accusateur et de juge sont séparées dans les législations de tous les pays, et Votre Excellence sait mieux que nous qu'un magistrat qui a laissé connaître son opinion avant le jugement, même dans les matières civiles, doit s'abstenir de juger, tant il importe que le juge se maintienne et paraisse exempt de prévention.

A combien plus forte raison ne devons-nous pas nous abstenir de prendre part au jugement du maréchal Ney, nous qui avons coopéré publiquement aux premiers actes dirigés contre lui ! En nous récusant nous-mêmes, il est probable que nous ne faisons que prévenir la récusation qui nous serait opposée par l'accusé ou par son défenseur et pour laquelle ils ne manqueraient pas de s'appuyer de l'exemple du ministère actuel. Nous avons en conséquence l'honneur, Monsieur le Chancelier, de déclarer par cette lettre, tant en notre nom qu'en celui de M. le maréchal de Gouvion-Saint-Cyr qui nous y a autorisés, que nous nous abstiendrons de prendre part aux délibérations et actes de la Chambre des pairs dans le procès du maréchal Ney. Nous prions Votre Excellence de faire connaître à la Chambre cette déclaration, et nous vous prions de plus, Monsieur le Chancelier, d'ordonner qu'il nous en soit donné acte.

Nous avons l'honneur, etc.

LE PRINCE DE TALLEYRAND.

LE COMTE DE JAUCOURT.

Paris, ce 15 novembre 1815[15].

Il n'est pas difficile de voir combien personnellement M. de Talleyrand était enchanté de se soustraire à la responsabilité de l'arrêt qu'il avait provoqué. Mais ce que nous savons de lui et de son caractère nous permet d'affirmer que, s'il eût été forcé de prendre part au jugement, il se fût résigné à voter avec la majorité, comme son neveu le comte Auguste de Talleyrand.

De son côté, le maréchal Augereau avait demandé au chancelier Dambray s'il devait assister aux séances de la Chambre, ayant déjà figuré comme juge au conseil de guerre. Le chancelier inclinait à le laisser voter avec les autres pairs, mais il consulta ses collègues, et le déport d'Augereau fut également admis. Le nombre actuel des pairs de France était de 214. Sept s'étaient déportés du jugement comme ecclésiastiques[16], six comme ministres ayant pris part à l'accusation, cinq comme témoins entendus, un comme juge au conseil de guerre, Trente-quatre s'étaient abstenus de venir pour divers motifs : raisons de santé, missions, commandements ou absence volontaire. Donc les pairs qui allaient prendre part au jugement étaient au nombre de cent soixante et un. Le baron Séguier, assis à un bureau qui avait remplacé la tribune, lut son rapport à la Chambre et fit lire par le secrétaire-archiviste les dépositions et les interrogatoires. La séance du 17 novembre consista en l'appel nominal, la présentation de l'acte d'accusation par le procureur général et du mandat de prise de corps. Dans une séance secrète tenue le même jour, cent cinquante-neuf pairs se prononcèrent en faveur du réquisitoire. Deux votèrent contre.

En attendant la séance du 21 novembre, où devait réellement commencer le procès public, le ministère, croyant toujours que les partisans de Ney allaient tenter un coup de main, redoublait de précautions. Il doublait et triplait les postes de la préfecture de police ; il ordonnait des patrouilles fréquentes sur les quais, les ponts, les boulevards et dans les faubourgs, de huit heures du soir à huit heures du matin. Les mesures les plus sévères avaient été prescrites. On arrêtait les gens suspects non munis de papiers en règle. On avait averti les gardes du corps de se tenir prêts à marcher. Les nuits du 19 et du 20 novembre s'étaient passées sans aucun incident. Enfin arriva la journée si redoutée du 21. Quatre officiers de paix, vingt-quatre agents de police se trouvaient dans les rues voisines du Luxembourg surveillant les cafés et les cabarets. Le jardin était fermé au public. A onze heures et quart du matin, le maréchal Ney sortit de la Conciergerie. Il monta dans une voiture de place avec l'inspecteur général des prisons Laisné et deux grenadiers. Leur voiture était suivie d'une autre où se trouvaient le préfet de police Anglès, le colonel Tassin et deux grenadiers. Des agents étaient échelonnés tout le long du parcours. Le préfet de police redoutait plus que jamais une attaque ouverte, un enlèvement hardi. Devant ce déploiement de forces et ces mesures rigoureuses, les partisans de Ney jugèrent la moindre tentative inutile et imprudente. Il était d'ailleurs bien tard pour agir avec succès.

 

 

 



[1] Mémoires de Dupin, t. Ier.

[2] Archives nationales, F7. 6683.

[3] Archives nationales, F7. 6683.

[4] Archives nationales, F7. 6683.

[5] Archives nationales, F7. 6683.

[6] Archives nationales, CC. 500.

[7] Archives nationales, CC. 500.

[8] La maréchale avait corrigé l'exemplaire destiné au baron Séguier. Elle avait remplacé le mot éclat par état, le mot ci-dessus par ci-dessous, le mot armées par armes. L'imprimé avait été fait par Brasseur aîné, rue Saint-Thomas du Louvre, n° 3. Le plaidoyer de Berryer avait été imprimé chez Ant. Bailleul, 71, rue Sainte-Anne.

[9] Alfred Nettement (Histoire de la Restauration, t. III) répond, avec un sang-froid imperturbable, que le duc de Wellington devait vouloir à Paris ce que voulait son gouvernement. Or, l'Angleterre avait insisté pour que les principaux auteurs de la trahison militaire des Cent-jours fussent déférés aux tribunaux. Mais, d'un autre côté, elle leur garantissait toute sécurité pour leurs opinions et actes politiques. Napoléon avait donc raison de dire que la foi britannique avait péri.

[10] Supplementary Despatches, vol. XI.

[11] Voir le chapitre IV de cet ouvrage.

[12] Elle avait imploré par une lettre semblable la générosité de lord Liverpool et de l'ambassadeur sir Charles Stuart. Ce dernier avait fait une réponse analogue à celle de Wellington.

[13] Supplementary Despatches of field marshal the duke of Wellington, t. XI.

[14] L'écrivain anglais Hobhouse, plus impartial, trouvait une grande ressemblance entre le débarquement de Napoléon à Cannes et celui du prince d'Orange à Tarbay ; entre la défection de Ney et celle de Churchill. Il se prononçait en faveur de Ney, car Churchill avait abandonné son bienfaiteur et son ami, tandis que le maréchal était revenu à son bienfaiteur et à son premier chef. Il s'étonnait que les Anglais eussent condamné en France ce qu'ils avaient approuvé en Angleterre. (Lettres écrites de Paris pendant le dernier règne de l'empereur Napoléon, 1817.)

[15] Archives nationales, CC. 500. Cette pièce est tout entière de la main de M. de Talleyrand.

[16] Les sept ecclésiastiques étaient Mgr de Bausset, le cardinal de Bayane, les évêques de Châlons, d'Évreux et de Langres, l'archevêque de Reims et l'abbé de Montesquiou. Les six ministres, anciens ou actuellement en fonction, étaient le prince de Bénévent, le maréchal de Gouvion-Saint-Cyr, le comte de Jaucourt, le duc de Richelieu, le comte de Barbé-Marbois, le duc de Foire. Le membre du conseil de guerre était le maréchal Augereau. Les cinq témoins entendus étaient le duc de Duras, le duc de Grammont, le duc de Maillé, le prince de Poix, le duc de Reggio. Le seul pair qui n'eut voix délibérative que le 28 novembre était le duc de Broglie.