LE MARÉCHAL NEY - 1815

 

CHAPITRE III. — LES CENT-JOURS.

 

 

Tous les contemporains sont d'accord sur l'effarement produit à la Cour par le débarquement de l'île d'Elbe. On s'échauffait en déclamations que chacun appréciait à sa juste valeur, observe le duc de Broglie dans ses curieux Souvenirs. On se préparait à la résistance avec la ferme résolution de ne pas attendre le premier choc. On jurait haine au tyran en s'arrangeant sous main pour en être bien reçu le moment venu. Une foule hébétée se pressait aux Tuileries criant : Vive le Roi ! en attendant qu'elle criât dans le même lieu : Vive l'Empereur ! Les deux Chambres se sentaient aussi détrônées que la royauté. Leurs comités secrets étaient percés à jour comme le cabinet des princes, et leurs salles étaient des cafés où l'on venait aux nouvelles. Des conférences qui tournaient en doléances, des harangues interminables, des récriminations incessantes, un découragement universel, tel était le tableau de la Cour. M. de Talleyrand avait eu une idée extraordinaire. Célébrant les dispositions des puissances, il avait envoyé M. de la Tour du Pin auprès du maréchal Masséna pour lui faire connaître les bonnes intentions des alliés et lui offrir tous les secours extérieurs dont il pourrait avoir besoin. Ainsi le plénipotentiaire français au congrès de Vienne ne rougissait pas de proposer à un maréchal de France le commandement des troupes étrangères pour marcher contre Napoléon et ses soldats[1] !

Les officiers supérieurs restés fidèles au Roi, et les princes, se réunirent. Il faut entendre ce que dit Macdonald à cet égard. Le premier conseil de guerre tenu fut beaucoup trop nombreux ; on discuta beaucoup, tandis qu'il fallait agir. On se cacha ensuite de moi, quoique commandant en second. On accapara le pauvre duc de Berry, qui était sans expérience, pour lui faire faire tout ce qui était dans l'intérêt de chacun et non dans l'intérêt général. On se défiait si bien du loyal Macdonald que M. de Barante nous a rapporté le fait suivant que je reproduis sans commentaires : Le maréchal Macdonald, qui venait de se conduire avec tant de fidélité, était major général du prince. Je lui ai ouï raconter que, tout en le caressant beaucoup, le duc de Berry en avait une telle méfiance qu'il consultait sur toute chose le vieux marquis de Vioménil. Quelquefois, le maréchal, en entrant, les surprenait en conférence. Alors, bien vite on cachait des papiers sous le coussin de la table tout se faisait ainsi à double, on ne savait à qui entendre[2]. Le maréchal finit par se fâcher. Il voulut avoir une explication avec le duc de Berry. Je me rendis chez lui, dit-il, le 18 mars. Je blâmai plusieurs mesures, je parlai aussi des moyens pris pour m'écarter, parce qu'on craignait mon œil vigilant, ma franchise et la droiture de ma conduite. Le prince, déjà enlacé, reçut fort mal les ouvertures que je lui fis et mes franches observations. Nous eûmes une vive discussion qui se termina par ma démission que je fis porter au Roi. Louis XVIII ne l'accepta pas et décida le duc de Berry à réparer ses torts. Le soir même, le prince envoya chercher le maréchal, lui tendit la main, l'embrassa et lui remit la direction des affaires militaires. Cette réparation était noble, mais trop tardive.

Dans une belle séance à la Chambre des députés, le Roi était venu jurer solennellement de mourir sur son trône. L'émotion avait été grande. Elle n'avait pas duré. Le rideau tombé, le vieux Roi roulé dans sou fauteuil, il n'en était plus question. M. de Barante dit que Lainé ne cachait pas qu'il avait conseillé au souverain de rester à Paris, toutefois sans espérer de le persuader. Louis XVIII n'avait pas besoin à cet égard des conseils de Lainé, qui se vantait de trop de choses et faisait un peu la mouche du coche. M. de Blacas avait eu une idée merveilleuse. Suivant lui, Louis XVIII devait aller au-devant de Buonaparte, en voiture découverte, entouré des députés et des pairs de France à cheval ! Le duc de Raguse, plus guerrier, aurait voulu qu'on transformât les Tuileries en citadelle et qu'on y soutînt un siège... Si le Roi avait été secondé par son frère et par son neveu le duc de Berry, s'il avait eu l'appui sérieux de ses courtisans et de sa garde, il eût pu attendre. Mais comment résister, quand des fanfarons comme M. Ferrand, après avoir juré mort au tyran, s'enfuyaient en criant à tue-tête : Il n'y a plus rien à faire ! et mettaient de larges cocardes tricolores à leurs chapeaux ?... La panique était générale.

En 1797, le comte Joseph de Maistre annonçait le rétablissement de la monarchie, s'opérant sans le consentement préalable des Français. Chose curieuse, ce qu'il décrivait là, c'est le tableau fidèle du retour de Napoléon en 1815. Aucun trait n'y manque. Après avoir dépeint le relâchement de la discipline parmi les soldats, la suspicion planant sur les officiers, la défiance et la froideur des troupes, il prédit en propres termes : On ne sait ni commander ni obéir. Il n'y a plus d'ensemble. C'est bien autre chose parmi les citadins. On va, on vient, on se heurte, on s'interroge ; chacun redoute celui dont il aurait besoin. Le doute consume les heures et les minutes sont décisives. Partout l'audace rencontre la prudence. Le vieillard manque de détermination et le jeune homme de conseil ; d'un côté sont des périls terribles, de l'autre, une amnistie certaine et des grâces probables. Où sont d'ailleurs les moyens de résister ? Où sont les chefs ? A qui se fier ? Il n'y a pas de danger dans le repos, et le moindre mouvement peut être une faute irrémissible : il faut donc attendre. On attend, mais le lendemain on reçoit l'avis qu'une belle ville de guerre a ouvert ses portes : raison de plus pour ne rien précipiter... A chaque minute, le mouvement royaliste se renforce ; bientôt il devient irrésistible. — Vive le Roi ! s'écrient l'amour et la fidélité au comble de la joie. — Vive le Roi ! répond l'hypocrite républicain au comble de la terreur. Qu'importe ? il n'y a qu'un cri et le Roi est sacré[3]... Si nous mettons Empereur, au lieu de Roi, n'avons-nous pas le récit exact du retour de l'ile d'Elbe ?

Aux Tuileries, on croit, à chaque instant, entendre résonner dans les vestibules le pas des grenadiers impériaux. Et le duc Victor de Broglie fait cette observation humoristique : En voyant ce petit homme, si grand de cent victoires, renverser d'une chiquenaude un château de cartes, démantibuler d'un coup de pied une décoration d'opéra, je me rappelais involontairement cette scène du roman de Cervantès où le héros de la Manche, entrant dans une loge de marionnettes et voyant une poupée vêtue en princesse enchaînée à un géant de carton, tire sa grande épée et pourfend le dragon et les prisonniers, le bateleur et sa boutique !...

Au premier moment, quelques royalistes très légers ne comprirent pas les conséquences redoutables du débarquement de Napoléon. Ils se bornaient à faire des jeux de mots sur la défection du maréchal. Il faut être né pour cela ! disaient-ils gaiement. Ils étaient enchantés de cette nouvelle aventure qui rompait la monotonie de leur existence. Je me souviens, rapporte le comte de Viel-Castel, d'avoir entendu de jeunes officiers de la maison du Roi s'en féliciter, disant que l'infaillible échec de cette folle tentative permettrait de réparer la faute énorme qu'on avait commise l'année précédente en laissant à l'usurpateur la liberté et même, presque en vue de nos côtes, une souveraineté dont on aurait dû prévoir qu'il pouvait abuser[4]. J'observe que M. de Viel-Castel n'était pas un royaliste comme un autre, car tout en reconnaissant que le triomphe de Napoléon serait peut-être pour la France une source nouvelle de calamités, l'idée qu'il effacerait l'humiliation de nos revers, l'aversion et l'impatience que lui causaient les exagérations de ses ennemis l'amenaient lui-même à désirer son succès. Mais, afin de rassurer sa conscience et pour donner au moins l'apparence d'un appui à la cause royale, il faisait ingénument tous les soirs, avant de s'endormir, une prière où il souhaitait l'échec de l'Empereur. Je me croyais alors en droit, disait-il, de me réjouir si mes désirs secrets venaient à être accomplis.

Hyde de Neuville essaye de retracer, lui aussi, l'effarement de la Cour, les ordres se croisant en sens divers, les acclamations joyeuses ou désolées, les résolutions sans effet, le désordre, la stupeur, la confusion universelle, et il s'écrie : Un gouvernement abdiquait ayant de sérieux moyens de défense ! Un pays se soumettait au despotisme, lorsque de libres institutions devaient lui inspirer de grandes résolutions ![5] Les Français étaient alors moins désireux de liberté que d'égalité.

Un contemporain le constatait très judicieusement ainsi : C'était l'esprit d'égalité qui conduisait sur la route de Napoléon ces milliers de campagnards si souvent irrités contre ses lois quand la conscription enlevait leurs enfants, mais en qui les hauteurs de la noblesse avaient, en peu de mois, fait naitre contre elle une haine plus vive encore. C'était l'esprit d'égalité qui lui livrait toute l'armée[6].

Pendant que l'Empereur s'avançait à marches forcées sur Paris, le conseil municipal de cette ville exhortait sans succès les habitants à se lever pour défendre la monarchie ; le Roi invitait vainement les troupes à vaincre ou à mourir ; le général Maison, commandant la 1re division militaire, parlait, mais sans conviction, de commencer le mouvement en avant sur l'ennemi. On recevait une communication mélancolique du congrès de Vienne qui annonçait la fin de ses travaux, déclarant hypocritement qu'il avait été sourd à toute autre voix qu'à celle de l'humanité souffrante[7]. Au lieu de chercher à réunir les esprits divisés, on parlait de répression, d'arrestations à faire : J'ai eu les larmes aux veux, écrivait Jaucourt à Talleyrand, en voyant le Roi, son frère, son neveu, tous les ministres délibérer trois heures sur des arrestations ! Mais que faisaient donc les généraux ralliés depuis un au à la cause du Roi ? Voici un exemple. Les généraux Maison et Dessoles se posaient en hommes nécessaires. Aussi leur fallait-il des garanties. Lesquelles ?... Vitrolles va nous les indiquer. Il affirme qu'ils vinrent dire à M. de Blacas qu'en s'attaquant avec des chances de succès incertain à un homme aussi terrible et aussi vindicatif que Napoléon, en sacrifiant leurs personnes, ils sacrifiaient leurs familles, et qu'ils seraient forcés d'avoir recours aux bontés du Roi. M. de Blacas répondit que Louis XVIII saurait reconnaître leurs services. Tu vois bien, dit alors le général Maison au général Dessoles, qu'il fait semblant de ne pas nous comprendre. Il faut parler plus clairement. Il faut, ajouta-t-il brutalement en se tournant vers M. de Blacas, ou ne pas compter sur nos services, ou nous donner à chacun deux cent mille francs. M. de Blacas promit de prendre les ordres du Roi, et le jour même les deux cent mille francs furent payés à chacun de ces messieurs par le trésorier de la couronne. C'est ce qui s'appelait prendre ses précautions[8]. Pour les services que ces deux généraux rendirent à cc moment à la Restauration, la somme était vraiment considérable, et le trésorier de la couronne jetait littéralement l'argent par les fenêtres. J'ajoute que l'un de ces généraux peu délicats, le général Dessoles, crut devoir s'acquitter de sa dette en votant la mort du maréchal Ney à la Chambre des pairs[9]... Et dire que l'un des principaux griefs de certains royalistes contre Ney sera celui d'avoir demandé, le 7 mars, de l'argent au Roi, alors que les pièces officielles démontrent, comme je l'ai prouvé, qu'il n'avait ni rien demandé, ni rien reçu !

Aux succès croissants de Napoléon, les Tuileries opposaient de petites intrigues. Le maréchal Marmont et la duchesse d'Escars vinrent un soir trouver le baron de Vitrolles, et lui confièrent que la faveur de M. de Blacas et sa nullité avaient amené les choses au point déplorable où elles étaient arrivées. Il y avait du vrai dans cette constatation, que Wellington, entre autres, fit lui-même. Marmont proposa alors de séparer le Roi de son favori et d'enlever M. de Blacas. Le lendemain, Vitrolles serait premier ministre, et Marmont commandant général des armées de terre et de mer. Vitrolles objecta que ce serait une simple révolution de palais et qu'elle amènerait un soulèvement universel ; que d'ailleurs leur existence politique ne tenait plus qu'à un fil, que les troupes étaient prêtes à se débander. Donc il refusa de se mêler à cette conspiration. Marmont et la duchesse d'Escars se retirèrent en lui jetant un regard de pitié[10]. Marmont trouvera bientôt l'occasion d'utiliser ses intrigues, et il reviendra auprès de Louis XVIII, prêt à toutes les besognes.

Tout semble perdu. Aucun ministre n'a d'action. Le Roi pas plus que ses ministres. Cependant il avait fait de son mieux. Il avait, malgré la mollesse et la paresse d'esprit dont certains l'accusaient, réparé bien des maux, remis les finances en état, rendu à la France son rang de grande puissance et rompu la quadruple alliance qui la menaçait. Mais rien de tout cela ne semblait compter. Louis XVIII avait eu le tort de croire qu'il suffisait d'être honnête, comme l'a si bien constaté M. Albert Sorel[11]. Il aurait dû encore se montrer habile, puisqu'il l'était de nature. Cette habileté qui aurait consisté à contenir les ultras et les révolutionnaires, à rassurer les libéraux, et à flatter la vieille armée, la première Restauration ne l'eut pas. Aussi, devant l'agitation soulevée par les bonapartistes et par tous les mécontents, ce régime vint-il brusquement à s'affaisser, sans que personne tentât de le relever. Quelques volontaires royaux font cependant mine de résister, mais devant l'attitude morne des troupes, ils abandonnent bientôt tout espoir. L'arrivée de cinquante vieillards armés de fusils et de hallebardes, habillés en officiers généraux et chamarrés de décorations, venant deux par deux aux Tuileries offrir leurs services, prête à rire à la foule, qui ne comprend pas leur dévouement et trouve, comme toujours, un côté plaisant dans les choses les plus sérieuses[12].

Un dernier incident, avant le départ du Roi, montre quelle est la véritable opinion de l'armée. On venait d'amener à Paris le général Ameil, qui s'était fait naïvement arrêter à Paris pour ses propos bonapartistes. Le Roi l'interrogea lui-même et lui demanda comment il avait pu violer ses serments. Et le vieil officier de répondre avec une franchise brutale : Sire, nous autres militaires, nous sommes libertins de nature. Si vous êtes notre légitime, l'Empereur est notre maîtresse ! Le Roi se contenta de sourire tristement et d'envoyer le général aux arrêts. Il n'y avait donc plus à compter sur l'armée. Ce n'était point, suivant Louis XVIII, le proscrit de l'Europe qu'elle allait suivre, c'était le dévastateur du monde qu'elle avait vu prêt à lui en rendre les dépouilles. Il y avait autre chose. L'armée voyait surtout dans Napoléon l'homme qui pouvait seul rétablir son prestige et abaisser l'insolence des étrangers. A côté d'elle se trouvait la masse, qui indolemment la regardait faire. La situation se résumait en ce mot si vrai de Napoléon à Mollien : Mon cher, ils m'ont laissé arriver comme ils ont laissé partir les autres !

La défection de Ney porta le dernier coup à Louis XVIII. Lorsque le duc de Berry apprit cette douloureuse nouvelle à Macdonald, alors chargé de toutes les opérations militaires, le maréchal s'écria : C'est impossible ! Le maréchal Ney est un homme d'honneur. Ses troupes l'ont sûrement abandonné ou peut-être entraîné... — Non, c'est lui qui les a conduites à Buonaparte... Macdonald convint alors que toute résistance était inutile ; il fallait avant tout sauver le Roi et la famille royale. Il conseilla aussitôt la retraite sur Lille ; ce qui fut accepté. Puis, les événements se précipitant, il accompagna le Roi jusqu'à la frontière belge, et, en le quittant, il lui jura de lui rester fidèle. Il tint parole, et c'est une chose consolante, au milieu de toutes ces défections, de relever cet exemple d'honneur et de fidélité. Napoléon lui fit proposer une entrevue par Drouot. Le maréchal refusa et se tint à l'écart, se bornant à faire son service comme simple grenadier dans la garde nationale. Ney, qu'il rencontra plus tard, lui conseilla d'aller voir l'Empereur. Il vous accueillera bien, dit-il. Je le dispenserai de toute politesse, répondit Macdonald. Je ne le verrai point et je n'entrerai point dans son parti. Il agit comme il l'avait dit, ce qui ne l'empêcha pas, à la seconde Restauration, de montrer la plus grande générosité pour ceux de ses compagnons d'armes qui avaient suivi une autre voie.

Le Roi se retirait avec calme de Paris sur Lille, puis de Lille sur Gand, tandis que ses courtisans s'enfuyaient. Quelques jours après, il instruisit ainsi M. de Talleyrand de son départ : La défection totale des troupes ne me laissait pas le choix du parti que j'avais à prendre. On prétend que ma tête est nécessaire à la France. J'ai dû pourvoir à sa sûreté, qui aurait pu être compromise si j'étais resté quelques heures de plus à Lille. Buonaparte a clone pour lui la force armée[13]. Tous les cœurs sont à moi... Cette confiance étonnante ne l'abandonnera pas. C'est la même qui l'a soutenu, malgré tous les revers et toutes les épreuves, pendant les longues années de l'exil. Il croit fermement qu'il reviendra, et en effet il reviendra, plus éclairé que son entourage, qui persistera dans les vieux errements[14]. Il cédera malheureusement plus d'une fois à sa pression, mais il lui résistera aussi plus d'une fois, et il imposera peu à peu son autorité. Sans dissimuler les graves difficultés de sa situation, j'aurai à regretter, sur le point que je traite, qu'il n'ait pas cru devoir suivre une politique plus généreuse et partant plus adroite.

Quant au maréchal Ney, une fois sa décision prise, il allait carrément de l'avant. Dès le 14 mars au soir, il avait tracé de sa main l'itinéraire de ses troupes pour les diriger sur Mâcon par Saint-Amour et par Bourg, où elles se réuniraient à la colonne de l'Empereur. Cet ordre se terminait ainsi : MM. les généraux et colonels feront disparaître dès demain toutes les décorations qui leur ont été distribuées pair les Bourbons. Ils feront remettre un drapeau tricolore et un étendard semblable à la cavalerie. Ils feront remplacer la cocarde blanche par la cocarde tricolore. Ils feront, s'il est possible, substituer un aigle, de quelque nature qu'il soit, ainsi qu'une couronne de laurier, à la pique de leurs drapeaux et étendards[15].

Le 17 mars, le maréchal arrive à Dijon, où il espérait rencontrer l'Empereur. Il avait reçu, chemin faisant, une lettre où celui-ci lui prescrivait de marcher sur cette ville et d'y amener de l'artillerie. Vous devez avoir cent pièces de canon, lui disait Napoléon. Si vous en manquez, j'en ai trouvé cinq cents à Grenoble. Il ne lui parlait pas du Roi ; il lui donnait des ordres comme si leur position respective n'eût pas changé. Ney part aussitôt pour Auxerre, où l'Empereur était entré le 17. Il rédige, pour mettre sa conscience à l'abri, une série de griefs ou de restrictions qu'il comptait lui soumettre dès leur entrevue. Il avait l'intention de lui dire : Je ne suis pas venu vous rejoindre par considération et par attachement pour votre personne. Vous avez été le tyran de ma patrie. Vous avez porté le deuil dans toutes les familles et le désespoir dans plusieurs. Vous avez troublé la paix du monde entier. Jurez-moi, puisque le sort vous ramène, que vous ne vous occuperez plus à l'avenir qu'a réparer les maux que vous avez causés à la France, que vous ferez le bonheur du peuple... Je vous somme de ne plus prendre les armes que pour défendre nos limites, de ne plus les dépasser pour aller tenter au loin d'inutiles conquêtes... A ces conditions, je renonce à contrarier vos projets. Je me rends pour préserver mon pays des déchirements dont il est menacé[16].

On a raconté que Napoléon souscrivit à toutes les demandes du maréchal, et même qu'il promit beaucoup plus encore pour la prospérité de la France. Voici, d'après les contemporains, ce qui se passa. Le 19 mars, le maréchal Ney, arrivé à Auxerre, se rendit à la préfecture, qu'administrait son beau-frère Carnot, et où se trouvait l'Empereur ; il voulut, avant toute autre chose, lui lire ce que contenait son manuscrit. Mais Napoléon lui ouvrit les bras sans dire une parole. Ney, qui portait encore les décorations royales, s'y jeta avec ardeur et le manifeste fut oublié. Si l'on en croit le récit des Cent-jours, l'accolade fut moins vive de la part de l'Empereur. Napoléon y fait entendre, peut-être après coup, que la démarche de Ney n'était qu'une démarche égoïste. II dit en propres termes : L'Empereur se décida à obéir à la loi de la politique et à se servir d'un homme dont il estimait la bravoure, quelque mauvaise opinion qu'il eût de sa moralité et de son esprit[17]. En tout cas, nous voilà loin de la préméditation que supposaient les royalistes, et ceux-ci ne se seraient jamais doutés que l'Empereur pût, un jour, juger aussi sévèrement son ancien compagnon d'armes.

Napoléon et le maréchal conversèrent bientôt sur divers sujets. L'Empereur dit à Ney, que s'il l'avait voulu, il aurait pu faire arrêter à Paris le Roi et la famille royale par ses partisans, mais qu'il avait préféré les voir partir librement. D'ailleurs, son triomphe était inévitable. Il semblait donc inutile de le hâter par des mesures de violence. Ney raconta plus tard que, dans un repas où il assistait avec une quinzaine de généraux, Cambronne, Bertrand, Drouot et autres, Napoléon leur avait parlé de son entrevue avec le général autrichien Kohler et de son dîner à bord d'un vaisseau anglais. Il les entretint aussi de la certitude que les puissances alliées étaient d'accord avec lui de l'impossibilité de garder les Bourbons, de la nécessité de ne plus faire de guerre hors des limites naturelles, du maintien de Marie-Louise et du roi de Rome à Vienne jusqu'à ce qu'il eût donné une constitution libérale à la France, etc. Il annonça, dit-il, que son affaire était une affaire de longue combinaison. Il nous parla en détail de ce qui s'était passé à Paris pendant son absence, et s'entretint des plus grandes choses comme des plus petites. Il savait, par exemple, ce qui s'était passé au dîner du Roi à l'hôtel de ville, me faisant remarquer que les maréchaux n'y avaient pas eu de place ; il me dit même que ma femme n'y avait pas été invitée, ce qui était inexact. Il me demanda des nouvelles de plusieurs personnes. Je crois que ce fut lui qui me fit connaître la disgrâce de Soult et la remise de son épée au Roi. Il me demanda pourquoi ce ministre avait coupé les divisions militaires en deux, en envoyant deux lieutenants généraux par chaque division, de manière que chacun d'eux correspondait directement avec le ministre. Ney observa que Soult avait, par ce procédé, placé des généraux à lui dans ces divisions. Ainsi, en arrivant à Besançon, il avait trouvé le général Mermet qui partageait, à son insu, depuis vingt jours, le commandement de la division avec Bourmont. Mermet était placé à Lons-le-Saunier, Bourmont à Besançon[18].

Avec cette légèreté d'esprit dont il avait déjà donné tant de preuves, le maréchal Ney crut devoir rapporter à Napoléon l'irritation dont il avait été saisi à la nouvelle de son débarquement et les paroles extraordinaires qu'il avait prononcées le 7 mars. Il avoua qu'il l'avait blâmé d'avoir rompu son ban et qu'il avait mérité d'être envoyé à Paris dans une cage de fer. Je lui ai dit tout cela à lui-même, déclara-t-il, et il en a ri. Ce rire sembla surprenant au préfet de police, car dans le premier interrogatoire où figure cette déclaration, il l'a soulignée deux fois. Il paraîtrait, à première vue, que l'Empereur n'eût pas autre chose à faire que de sourire. Mais nous avons à cc sujet son attestation personnelle, et la scène change d'aspect. Ce n'est pas le 17 mars que Ney raconta à Napoléon son entrevue du 7 mars avec Louis XVIII, c'est aux Tuileries, bien après le retour. A l'un des levers impériaux, car Napoléon avait rétabli l'ancienne étiquette, Ney se présenta devant lui et, d'un air contraint, lui fit cet aveu, motivé sur quelques indiscrétions : Vous avez ouï dire qu'en partant de Paris pour me rendre à Besançon, j'ai promis au Roi de vous ramener dans une cage de fer ?Ah ! lui dit l'Empereur, vous avez tort de vous mettre en peine des propos de la malveillance. Une telle idée n'a jamais pu entrer dans l'esprit d'un militaire. Vous savez bien que personne n'en aurait jamais eu le pouvoir !Vous vous trompez... Vous ne me donnez pas le temps d'achever. Ce propos est vrai. Mais c'est que j'avais déjà pris mon parti, et je ne crus pas pouvoir mieux dire pour cacher mes projets ! Si Ney a fait cette déclaration, il a trompé l'Empereur. En effet, lorsqu'il vit le Roi, lorsqu'il lui dit les fameuses paroles qui contribuèrent tant à sa condamnation, il était sincère. Obligé de les avouer plus tard, il crut les effacer en affirmant qu'elles cachaient un dessein contraire. Que fit alors Napoléon ? Cette conversation le révolta. Il ne put maîtriser sa physionomie et cacher l'impression qu'il éprouvait. Le maréchal s'en aperçut et comprit tout le tort qu'il s'était fait. Il se retira à la campagne[19]. Les ennemis du maréchal allaient répétant partout qu'il avait trop tardé à se rallier à Napoléon et blâmaient sa proclamation du 14 mars. Tout ce que l'on disait, le maréchal le savait et il en était bouleversé[20]. Il résulte de tout ceci que Ney n'était sorti d'un cruel embarras que pour retomber aussitôt dans un autre plus cruel encore.

Que s'était-il donc exactement passé après l'entrevue du 17 mars ? Ney accompagna Napoléon à Paris, assista à sa rentrée triomphale, puis trois jours après se rendit par ordre à Lille. Il reçut dans cette ville, le 25 mars, une lettre de l'Empereur qui lui enjoignait de parcourir toute la frontière du Nord et de l'Est depuis Lille jusqu'à Landau, de passer les diverses troupes en revue, de visiter les hôpitaux militaires et les places pour s'assurer de l'état des fortifications et de la situation de leurs approvisionnements. Dans cette mission, a déclaré Ney au rapporteur du conseil de guerre, j'étais également chargé de donner des renseignements sur les fonctionnaires civils et militaires, de les suspendre provisoirement, quand je le croirais convenable, et de proposer leur remplacement. On sait que je n'ai usé qu'avec une extrême réserve de ce pouvoir, et que personne n'a été déplacé par moi. Mes instructions portaient l'ordre exprès d'annoncer partout que l'Empereur ne voulait et ne pouvait plus faire la guerre hors des frontières de France, d'après les arrangements faits et conclus à l'île d'Elbe entre lui, l'Angleterre et l'Autriche... J'avais en outre l'ordre, dans le cas où le Roi ou quelques princes de la famille royale tomberaient en mon pouvoir, de ne rien faire pour les retenir, mais de les laisser aller où ils jugeraient convenable et de protéger même leur sortie du territoire français[21].

Une fois sa mission accomplie, le maréchal Ney se retire dans sa terre des Coudreaux, près Châteaudun, à trente lieues de Paris. Pendant trois mois, il ne parait pas une seule fois à la cour impériale et ne sollicite aucune faveur. Il assiste seulement à la cérémonie du champ de mai ; le 2 juin, il est nommé pair de France sans l'avoir sollicité, titre aussi éphémère d'ailleurs que la Chambre qui venait d'être créée. A cette époque, Napoléon lui dit avec une ironie visible : Je vous croyais émigré ?J'aurais dû le faire plus tôt ! répondit tristement le maréchal.

Une chose qui m'a frappé dans tous ces événements, c'est la crédulité, ou plutôt la naïveté du maréchal Ney. Les émissaires de Napoléon lui affirment, le 14 mars, qu'il marche d'accord avec l'Europe. Il les croit sans faire la moindre objection. L'Empereur le charge de le déclarer aux habitants de la région qu'il inspecte. Il obéit sans discuter, sans examiner si cela est vrai, si même cela est possible. Il ignorait la réalité des choses. Il ne s'en préoccupait pas, ne pouvant point admettre que le départ de l'île d'Elbe se fût fait sans le consentement tacite de l'Europe. Il ne savait pas que le 13 mars les puissances alliées, sur l'initiative de M. de Talleyrand, avaient déclaré que Napoléon était l'ennemi et le perturbateur du repos du monde, et que désormais il ne pourrait y avoir ni paix ni trêve avec lui. Il ne l'apprit que plus tard, et alors il fut fondé à dire que sur ce point il avait été indignement trompé.

Tout le monde sait avec quelle stupéfaction les membres du congrès de Vienne, qui assistaient à un spectacle chez l'impératrice d'Autriche, apprirent le retour de Napoléon et avec quelle bâte ils le mirent hors du droit des gens. J'ai eu la curiosité de chercher ce que pensaient de ce même retour nos diplomates en Prusse et en Russie. Cela est fort instructif. Le comte de Caraman, envoyé extraordinaire à Berlin, mandait à M. de Talleyrand, le 14 mars, qu'à cette nouvelle la sensation avait été très grande et que les fonds avaient baissé. Pour lui, il se disait tranquille. Il croyait même que cette expédition ne serait pas inutile. Elle nous rend un très grand service en nous débarrassant et en débarrassant toute l'Europe de ces raisons d'égards et de ménagements qui pourraient encore laisser tant de chances de troubles pour l'avenir. Et le secrétaire de légation, le comte de Vaudreuil, écrivait, quatre jours après, que la sensation était devenue une sorte de terreur. Depuis quarante-huit heures, les caricatures contre Napoléon avaient disparu de toutes les boutiques ; seule l'armée prenait une attitude insolente. Je ne sais trop si je dois vous dire que la jeunesse de l'armée prussienne affectait de se réjouir de la nouvelle tempête qui paraissait vouloir s'élever. On espérait se faire une meilleure part dans un nouveau déchirement. Les levées étaient considérables. Les préparatifs aussi. Le comte de Caraman, se réjouissant de voir la perte de Napoléon assurée, disait quelque temps après : Malheureusement, cette armée marche vers la France, animée d'un désir de dévastation qui exigera toute la sévérité de la discipline pour être contenu, et l'on n'y cache pas la volonté de se dédommager cette année de la contrainte que la présence des souverains avait imposée l'année dernière[22]. Les écrivains prussiens, entre autres Paul Werner, parlaient du démembrement total de la Fronce. Ce qui n'empêchera pas le feld-maréchal Blücher de répandre un manifeste où il déclare qu'il ne fera la guerre qu'a Buonaparte et à ses complices ; que les habitants n'auront point à se plaindre de son arrivée, le but des alliés étant uniquement d'affranchir les Français du joug le plus honteux et d'accomplir envers eux le traité de Paris en tout ce qui concerne leurs droits et leur liberté. On verra bientôt comment ce manifeste hypocrite a été observé par Blücher et par ses soldats.

En Russie, on était, au premier abord, moins menaçant. L'ambassadeur, le comte de Noailles, ne faisait pas redouter, comme le comte de Caraman, des représailles et des partages. Il félicitait, avec une joie âpre, M. de Talleyrand de son attitude au congrès de Vienne. J'ai été fort satisfait, lui écrivait-il le 31 mars, des mesures prises contre l'ennemi du monde, et du bon esprit qui semble animer les Français. J'espère que l'honneur de finir Buonaparte appartiendra au peuple qui a le plus souffert de sa tyrannie. Et le 9 avril, il ajoutait : Vous avez rendu un nouveau service à la France en faisant signer aux puissances la déclaration du 13 mars. Une pareille unanimité dans le sentiment d'indignation qu'inspire la conduite de Napoléon, cet anathème social prononcé contre lui, ne peuvent avoir qu'une heureuse influence sur l'opinion de notre pays à l'égard de ce grand coupable. Il admirait, lui aussi, les nobles sentiments qui animaient dans ces circonstances les augustes alliés. Il aurait voulu aller en France : Je me rapprocherais, disait-il, de l'empereur Alexandre, qui avec sa générosité accoutumée veut lui-même prendre part à notre seconde délivrance. Que n'avait-il des ailes ? Il aurait pu voler au pied du trône !... Mais bientôt l'anxiété et la colère se manifestaient en Russie comme en France. Le plus grand nombre, écrivait Noailles le 17 avril, veulent punir Napoléon de son nouvel attentat et punir aussi la France de l'avoir souffert... Les clameurs dirigées contre nous sont telles que j'ai cru devoir m'éloigner un peu de la société... Il faisait néanmoins bonne contenance ; il paraissait avoir une confiance certaine dans le triomphe de la cause royale. La position de l'ambassadeur à Pétersbourg était cependant critique sous plus d'un rapport. Ainsi il devait plus de quatre-vingt mille francs, et il n'avait point d'argent. S'il ne recevait pas de fonds, il allait être obligé d'engager tout le mobilier de l'ambassade. Telle fut la situation précaire de nos divers ambassadeurs pendant les Cent jours ; ils durent recourir pour la plupart aux expédients.

Le 9 juin 1815, M. de Noailles félicitait M. de Talleyrand de ses négociations habiles. Il approuvait les mesures prises dans la conférence du 12 mai, dans des termes qu'il importe de connaître, car ces finesses diplomatiques et ces dessous de cartes sont des plus curieux : Je ne trouve rien à répondre aux raisons que vous donnez pour s'être borné, dans ce procès-verbal, à fixer pour but de la nouvelle coalition la destruction de la puissance de Buonaparte, sans épouser ouvertement la cause du Roi[23]. Il ressortait de cette dépêche que M. de Talleyrand et les alliés se souciaient alors très peu du retour des Bourbons. Il fallait d'abord écraser l'Empereur. Quant à la monarchie à restaurer, elle serait légitime ou non, suivant les circonstances. D'ailleurs, quelques jours auparavant[24], l'empereur Alexandre avait dit lui-même à lord Clanclarty que le rétablissement de Louis XVIII pourrait présenter des difficultés insurmontables et que, faute d'installer la régence impériale, il y aurait peut-être lieu de songer au duc d'Orléans qui, ayant servi la cause constitutionnelle et porté la cocarde tricolore, réunirait tous les partis. M. de Talleyrand n'avait pas caché ces dispositions au Roi, niais il lui avait fait envisager sous un jour favorable le procès-verbal du 12 mai, où l'Europe ne parlait que d'elle-même et non de Louis XVIII. Il affirmait que son intérêt voulait cette politique et que sa sûreté l'exigeait. C'était d'ailleurs la seule manière de ne pas le mettre dans une position fausse à l'égard de ses sujets. Cela était fort bien dit, mais il était certain pour tout esprit avisé que l'Europe voulait garder jusqu'à la dernière heure ses coudées franches.

Quant à l'Angleterre, c'est la correspondance de Wellington qui va nous révéler ses sentiments. Le 9 avril, le duc se faisait écrire de Paris : Il faut dire que, quel que soit le sort réservé à la France, les événements qui ont eu lieu depuis le 30 mars 1814 jusqu'au 20 mars de cette année ont prouvé que la nation française, tant qu'elle aura quelque consistance de force, ne laissera point en repos le reste de l'Europe. Sous le règne court des Bourbons, le langage du gouvernement commençait déjà à prendre un ton qui ne ressemblait pas mal à celui qu'aurait pris Buonaparte, s'il avait continué de régner suivant le traité de Paris. Le peuple français, aujourd'hui sans caractère moral, avide de nouveautés, tourmenté par le présent et inquiet de l'avenir, doit être renfermé dans des bornes qu'il ne puisse pas franchir. Autrement point de paix durable, point de repos[25].

On voit que les Anglais s'entendaient déjà à cet égard avec leurs amis les Prussiens. Les uns et les autres disaient hautement qu'ils n'en voulaient qu'à Buonaparte et tous secrètement allaient profiter des circonstances pour dépouiller indignement notre pays. Pour comble de tristesse, quelques Français qui cependant avaient donné des preuves de dévouement à leur patrie, n'hésitaient pas à les seconder. Ainsi le duc de Feltre envoyait de Gand à Wellington, le 14 avril, des renseignements sur les forces de l'armée française[26]. Comment après cela se récrier contre les appréciations de l'étranger qui nous accusait de manquer de caractère moral ? Comment crier à la trahison, à propos de la défection du maréchal Ney, quand un ancien ministre de la guerre fournissait à nos ennemis les moyens de nous battre ?

Les Anglais savaient à quoi s'en tenir sir notre situation politique. Le même correspondant que je citais tout à l'heure écrivait à Wellington, le 25 avril : La famille des Bourbons a perdu en France tout crédit. On n'en veut plus, et la majorité de cette nation préférerait plutôt appartenir à l'Angleterre ou à l'Autriche que de rester sous la domination de ces princes. Ceci était singulièrement exagéré, mais il en demeure l'impression que la première Restauration avait dû commettre bien des fautes pour que les étrangers osassent se permettre de telles réflexions. Elle en commettait encore en exil. Ainsi le duc d'Orléans avait prudemment déconseillé à Louis XVIII de laisser entrer les princes dans les armées alliées, et rappelé à ce propos les illusions funestes de l'émigration. Louis XVIII lui avait répondu qu'il était indispensable d'agir avec les alliés, tout en distinguant leur cause de la sienne. Il ne semble pas qu'il l'ait fait assez nettement, car Wellington écrivait le 11 mai au roi des Pays-Bas ; Il me paraît que Votre Majesté peut considérer le roi de France et son État militaire à présent stationnés dans les États de Votre Majesté comme une des armées étrangères que les circonstances du moment y ont amenées[27].

Napoléon avait essayé de faire face à l'orage qui le menaçait. Il déclarait urbi et orbi qu'il ne voulait qu'une chose : le maintien du traité de Paris, c'est-à-dire la paix. Comme on lui faisait l'insolence de ne pas répondre, il adresse à Alexandre un document précieux oublié aux Tuileries : le traité secret du 3 janvier 1815 entre la France, l'Autriche et l'Angleterre contre la Russie et la Prusse. Il obtient, grâce à cette arme de guerre habilement maniée, deux résultats : la diminution de l'influence de M. de Talleyrand sur les puissances et la diminution de certaines sympathies européennes en faveur de Louis XVIII. Il essaye ensuite de détourner l'accusation portée contre lui d'avoir manqué à sa parole en quittant l'île d'Elbe, par l'assertion que le traité de Fontainebleau n'avait pas été fidèlement exécuté, et que dès lors il avait le droit de le considérer comme nul. Les souverains, sans lui répliquer directement, laissent entendre que l'accord de la France avec Napoléon est une déclaration de guerre dirigée contre eux, et ils se préparent à y riposter, en écrasant d'abord l'usurpateur, puis en enlevant à la France toute possibilité de recommencer de pareilles aventures. M. de Talleyrand croit habile de joindre sa signature à celles de ses collègues, dans les actes mêmes où l'on prend vis-à-vis de son pays des airs et des allures de croque-mitaine. Il pense qu'au jour de la liquidation, les Bourbons seront là, ayant maintenu quand même leurs droits à régner et faisant valoir l'axiome : Beati possidentes. Mais il verra ce que les Bourbons pèsent aux yeux des puissances, quand il s'agira de compensations à prendre sur notre territoire. Il sera stupéfait de se trouver, lui si habile, sans influence, et la pauvre France sans appui.

Ainsi le maréchal Ney, qui avait annoncé aux populations du Nord et de l'Est la neutralité des alliés, les avait trompées et avait été trompé lui aussi. Il ne prévoyait pas que, peu de mois après, il serait entraîné dans une lutte sanglante où, après le plus terrible de tous les revers, il chercherait vainement la mort. Pour le moment, éloigné de Paris, mécontent de l'Empereur comme de lui-même, il vivait tristement à la campagne, regrettant la proclamation du 14 mars et la fatalité des événements qui l'avaient amené à oublier une promesse solennelle.

Toute résistance au retour de l'Empereur avait cessé. La duchesse d'Angoulême avait, avec son mari, fait de vaines et généreuses tentatives. Elle avait passé en revue à Bordeaux, le 27 mars, les troupes de la garnison qui étaient demeurées insensibles à ses exhortations passionnées et avaient bientôt remplacé le drapeau blanc par le drapeau tricolore. Le courage étonnant de la princesse fit dire à Napoléon que c'était le seul homme de sa famille. Cependant, le duc d'Angoulême s'était bien montré. Il avait lutté avec énergie et même avec succès contre les soldats du général Debelle, mais il avait dû céder sous le nombre et capituler. Le 1er avril, la duchesse s'était embarquée à Pauillac pour Bilbao ; le 17, le duc s'était embarqué à Cette pour Cadix. De son côté, le duc d'Orléans qui, de concert avec le maréchal duc de Trévise, avait essayé d'organiser la résistance dans le Nord, de mettre à l'abri d'un coup de main les places de Bergues, Dunkerque, Gravelines, Saint-Orner, Béthune et Boulogne, et de rallier les garnisons et les habitants autour du Roi et de la Charte, adressa au duc de Trévise la lettre suivante, lorsqu'il apprit le départ de Louis XVIII :

Je viens, mon cher maréchal, vous remettre en entier le commandement que j'aurais été si heureux d'exercer avec vous dans les départements du Nord. Je suis trop bon Français pour sacrifier les intérêts de la France, parce que de nouveaux malheurs me forcent à la quitter. Je pars pour m'ensevelir dans la retraite et l'oubli ; le Roi n'étant plus en France, je ne puis plus transmettre d'ordres en son nom, et il ne me reste qu'il vous dégager de l'observation de tous les ordres que je vous avais transmis, et à vous recommander de faire tout cc que votre excellent jugement et votre patriotisme si pur vous suggéreront de mieux pour les intérêts de la France, et de plus conforme à tous les devoirs que vous avez à remplir. Veuillez faire transmettre les lettres ci-jointes à tous les commandants de place auxquels j'avais adressé des ordres, afin d'emporter avec moi, dans le nouvel exil auquel je me dévoue, la satisfaction d'avoir rempli mes devoirs envers eux, comme je suis bien sûr qu'ils auraient rempli les leurs envers moi, si les circonstances l'avaient permis.

Adieu, mon cher maréchal, mon cœur se serre en écrivant cc mot ; conservez-moi votre amitié dans quelque lieu que la fortune me conduise, et comptez à jamais sur la mienne...

Votre très affectionné,

LOUIS-PHILIPPE D'ORLÉANS[28].

C'en était fait. Napoléon était de nouveau maître de la France, et ses amis, comme ses ennemis, ne cachaient pas leur étonnement. Ce retour triomphal faisait dire à la reine Catherine : Jamais rien de pareil ne s'est vu. Quel génie ! Quel homme ! On serait presque tenté de dire que c'est un dieu. Pas une goutte de sang répandue ! Sa seule présence à tout fait, a tout électrisé, a opéré ce miracle. Les gens les plus fidèles, les plus dévoués aux Bourbons n'ont pu résister à son approche. Quelle grandeur d'âme que celle qu'il montre ! Quelle modération ! Au lever, il a dit : Marmont, Augereau ont trahi la patrie, c'est à la nation à les juger ; Berthier a trahi l'amitié, c'est à elle à lui pardonner ![29] Trois mois après, que restait-il de tous ces prodiges ?... Des revers et des ruines effroyables.

Napoléon croit, par l'Acte additionnel et par la reconnaissance des principes du gouvernement parlementaire, amener tous les Français à le soutenir. Il crée une Chambre des pairs héréditaire et une Chambre des représentants élus à deux degrés. Il déclare que c'en est fait pour jamais de l'ancienne noblesse féodale, des privilèges, de la dîme et de l'intolérance religieuse. Le mot additionnel inquiète encore les libéraux, qui redoutent le maintien des anciennes institutions impériales et le pouvoir absolu. Le congrès de Vienne répond aux déclarations pacifiques de l'Empereur par un rapport approuvé de toutes les puissances, et où se lisent ces mots : Cet homme n'a d'autre garantie à proposer à l'Europe que sa parole. Après la cruelle expérience de quinze années, qui aurait le courage d'accepter cette garantie ? Aussi, dès le mois de mai, l'empereur de Russie, le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche quittent Vienne ; ils vont rejoindre leurs armées qui s'apprêtent à envahir la France. L'armée française, sous l'impulsion active de son chef, passe de cent quarante mille à deux cent mille hommes. Elle est résolue sincèrement à défendre le territoire, à vaincre ou à mourir. Napoléon ouvre les Chambres le 7 juin, inaugure la monarchie constitutionnelle et déclare qu'il ambitionne de voir la France jouir de toute la liberté possible ; puis il part le 12 pour commander les forces qu'il a rassemblées sur la frontière nord de la France, où doivent se frapper les premiers coups.

Le 11 juin, le maréchal Ney avait reçu du ministre de la guerre l'ordre de se rendre au quartier impérial. Le maréchal n'avait encore aucun commandement officiel, aucunes données précises sur la composition et les forces de l'armée qui allait entrer en Belgique. Pris au dépourvu, sans chevaux et sans équipages, il est obligé d'emprunter de l'argent pour se rendre à son poste. Le 12, il passe à Laon ; le 13, à Avesnes ; le 14, à Beaumont. Dans cette ville, il achète deux chevaux au duc de Trévise ; le 15, il arrive à Charleroi, avec un aide de camp, au moment où l'ennemi se repliait sur Fleurus.

Napoléon lui donne aussitôt l'ordre de se mettre à la tête des 1er et 2e corps d'infanterie, commandés par d'Erlon et Reille, de la division de cavalerie légère de Piré, de la division de la cavalerie légère placée sous les ordres de Desnoëttes et Colbert, et des deux divisions de cavalerie de Valmy, ce qui lui faisait huit divisions d'infanterie et quatre de cavalerie à diriger. Avec ces troupes, Ney serre l'ennemi de près et le force à évacuer Gosselies, Frasnes, Mellet et Heppignies. Le 16 juin, l'Empereur lui prescrit d'attaquer les Anglais dans leur position des Quatre-Bras ; il marche sur eux avec sa vaillance et sa fougue habituelles. Je n'ai pas ici à raconter en détail la bataille de Waterloo. Je veux me borner, pour le sujet que je traite, à étudier l'action du maréchal Ney. A l'attaque de la Haye-Sainte, il accomplit des merveilles. Sa bravoure sans pareille, dit M. Thiers, semblait, dans cette journée, portée au delà des forces ordinaires de l'humanité. Il enlève la Haye-Sainte, il s'élance à la tête de la cavalerie sur le plateau de Mont-Saint-Jean. C'est trop tôt d'une heure ! s'écrie Napoléon, qui blâme sa folle impétuosité. Ney ne veut rien écouter. Il a juré, coûte que coûte, d'anéantir les Anglais. Trois chevaux, la Vestale, Turc et Limousine, sont tués sous lui. Son uniforme et son chapeau sont criblés de balles. Vingt fois il défie la mort, vingt fois la mort l'épargne. Il broie avec ses escadrons les premiers rangs anglais. Il perd son quatrième cheval et son chapeau ; le visage en feu, les cheveux hérissés, la bouche écumante, il crie à son camarade d'Erlon : Toi et moi, si nous ne mourons pas ici sous les balles des Anglais, il ne nous restera plus qu'à tomber misérablement sous les balles des émigrés. On voit que cette pensée l'obsédait et que son esprit entrevoyait trop clairement l'avenir... Mais toute la cavalerie avait été dévorée par lui dans une attaque précipitée, et voici que Blücher et Bülow arrivent[30]. Grouchy n'a pas marché au canon... ce qui reste d'infanterie française est enveloppé tout à coup par une nuée de cavaliers prussiens, qui transforment cette terrible journée en une sinistre déroute. C'est leur arrivée sur la droite et les derrières de Napoléon qui nous a valu la victoire de Waterloo, avoue sir Vivian, qui commandait alors la brigade anglaise de cavalerie légère[31]. On sait le reste : le dévouement sublime de la vieille garde, la résistance prodigieuse des derniers bataillons. Ney ramène au combat une poignée d'hommes armés qui se retiraient, en leur disant : Venez voir comment meurt un maréchal de France ! La mort ne veut pas de lui. Démonté une cinquième fois, couvert de contusions, brisé de fatigue, il a recours à l'obligeance du major Schmidt, qui lui prête son cheval pour rejoindre les débris de l'armée qui battaient en retraite. Les braves qui reviendront de cette affaire, a-t-il écrit, me rendront, j'espère, la justice de dire qu'ils m'ont vu sur pied, l'épée à la main, pendant toute la soirée, et que je n'ai quitté cette scène de carnage que l'un des derniers et au moment où la retraite a été forcée. De cette effroyable tuerie, où dix-neuf mille Français et cinq généraux avaient disparu, Napoléon et Ney, qui s'étaient constamment exposés aux coups de l'ennemi, revenaient sains et saufs, l'un pour aller mourir lentement à Sainte-Hélène, victime de la perfidie anglaise, l'autre pour tomber à Paris sous les coups de la vindicte royaliste.

Quelques jours après, Ney écrira à Fouché que l'Empereur avait disposé, sans le prévenir, du premier et du second corps d'infanterie. N'ayant plus sous mes ordres que trois divisions au lieu de huit sur lesquelles je comptais, je fus obligé, dit-il, de laisser échapper la victoire. Il arrangeait naturellement les choses à son avantage. Son impétuosité aussi folle qu'héroïque et l'incapacité de Grouchy ont, quoi qu'on en dise, été les causes majeures de la défaite de Waterloo[32].

Le 19 juin, Ney arrivait, à quatre heures du matin, à Marchienne-au-Pont sans savoir cc qu'était devenu l'Empereur. On lui apprend enfin que Napoléon était à Charleroi. Il se rend alors à Beaumont, pensant qu'on pourrait peut-être couvrir la Sambre. Mais des partis de cavalerie ennemie le suivent de près et interceptent la route de Maubeuge et de Philippeville. Il reconnaît bientôt qu'il est impossible d'arrêter un seul soldat sur ce point, et il continue sa marche sur Avesnes. Là, n'ayant aucune nouvelle de l'Empereur ni du major général, le désordre croissant d'heure en heure, chacun s'en allant de son côté, il prend la détermination de gagner Paris, afin de faire connaître le plus promptement possible au ministre de la guerre la véritable situation et de prendre les mesures que nécessitaient les circonstances. En arrivant au Bourget, il sut que l'Empereur y était déjà passé à neuf heures du matin.

Il va voir Fouché et, après avoir causé avec lui des événements du jour, lui demande des passeports pour Lausanne. Le premier est au nom de Michel Ney, maréchal d'Empire, duc d'Elchingen, prince de la Moskowa, pair de France ; l'autre est au nom de Michel-Théodore Neubourg, négociant, voyageant avec son secrétaire Talmas et ses domestiques Xavier, Serret, Bolinet, Maton. Ney a signé lui-même : Neubourg. Les deux passeports sont délivrés par le duc d'Otrante et portent la date du 20 juin[33]. Ces précautions prises, Ney se rend à la Chambre des pairs. A la séance du 22, il prononce un discours malheureux, où il dit que tout est fini et qu'il faut se soumettre. Son défenseur Berryer le félicitera plus tard d'avoir déclaré hautement que la journée du 18 juin ne laissait d'autre parti à prendre que celui d'une prompte soumission. Il ajoutera même que, si sa proposition eût été immédiatement suivie d'effet, si, le 22 juin, on eût décidé de négocier sans retard, évidemment on aurait rendu plus tôt le Roi à son peuple. C'était ne pas connaître les alliés ni leurs vraies intentions. Ainsi que j'aurai l'occasion de le démontrer au cours de ce récit, les alliés songeaient moins à restaurer une seconde fois la monarchie qu'à dépouiller la France. D'autre part, ce que Berryer appelait la droiture du maréchal en cette circonstance, était encore une fois un emportement irréfléchi, une vivacité aveugle. Sous l'impression des terribles scènes de la déroute, ayant usé sur le champ de bataille une énergie sans pareille, Ney croyait sincèrement tout perdu ; il avait le tort de le proclamer, car la France avait encore plus de soixante mille hommes valides, sans compter les dernières ressources à opposer à ses ennemis. Lui, le brave des braves, il alla jusqu'à dire : L'ennemi peut entrer quand il voudra. Le seul moyen de sauver la patrie est d'ouvrir des négociations[34]. La séance où il poussa ce cri fut une des plus tristes de la Chambre des représentants.

Carnot venait de donner communication d'une lettre de deux officiers, datée de Rocroi, et où il était affirmé que le corps du maréchal Grouchy s'était battu à Vendre le 18 et avait repoussé l'ennemi ; qu'il allait passer la Sambre et ramener soixante mille hommes sur Paris, lorsque Ney se leva impétueusement et s'écria : La nouvelle que vient de vous lire M. le ministre de l'intérieur est fausse, fausse sous tous les rapports. L'ennemi est vainqueur sur tous les points. J'ai vu le désastre, puisque je commandais l'armée sous les ordres de l'Empereur. Après les résultats des désastreuses journées des 16 et 18, on ose nous dire que l'on a achevé de battre l'ennemi le 18, qu'il nous reste encore sur la frontière soixante mille hommes ! Le fait est faux. C'est tout au plus si le maréchal Grouchy a pu rallier vingt à vingt-cinq mille hommes, et l'on a été battu trop à plat pour qu'ils soient en état de résister à l'ennemi... Quand on nous dit que l'armée prussienne a été détruite, cela n'est pas vrai ; la plus grande portion de cette armée ne s'est pas battue. Dans six ou sept jours, l'ennemi sera peut-être dans le sein de la capitale. Il n'y a plus d'autre moyen pour le salut public que de faire des propositions à l'ennemi[35]...

On avait lu, au début de cette séance, une communication de l'Empereur. Après avoir un moment pensé à la dictature et à la dissolution des Chambres, il déclarait que sa vie politique était terminée et proclamait son fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français. Napoléon finissait par ce vœu suprême : Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation indépendante[36]. Le vrai moyen de réaliser ce vœu, c'était d'imposer à l'ennemi avec ce qui pouvait rester de forces militaires, et non pas de crier que tout était perdu. Or, dans le même jour, le prince d'Eckmühl, ministre de la guerre, avait dit à la Chambre des représentants, et en le jurant sur l'honneur, que la France avait encore à la frontière du Nord une armée de soixante mille hommes à laquelle il pouvait envoyer un renfort de dix mille hommes et deux cents pièces de canon. Il avait ajouté : Une barrière assez forte peut être opposée à l'invasion étrangère, et vous aurez une armée assez respectable pour appuyer vos négociations avec un ennemi qui a prouvé qu'il ne tenait pas toujours fidèlement ses promesses. Le lendemain, Drouot, les larmes aux yeux, racontait à la Chambre des pairs, dans un discours admirable, et devant le maréchal Ney qui garda le silence, la bataille de Waterloo et les efforts surhumains de l'armée. Il regrettait cc qui avait été dit pour affaiblir la gloire de nos armes, exagérer notre désastre et amoindrir nos ressources. Quoique nos pertes soient considérables, concluait-il, notre position n'est pas désespérée. Enfin, ce jour même, Napoléon, qui avait dû se résigner, non sans révolte, à son sort, répondait aux vœux du bureau de la Chambre des représentants : Je recommande à la Chambre de renforcer les armées et de les mettre dans le meilleur état de défense. Qui veut la paix doit se préparer à la guerre. Ne mettez pas cette grande nation à la merci de l'étranger, de peur d'être déçus dans vos espérances ! Cette crainte légitime était comme une sombre prophétie de ce qui allait arriver.

Les négociations immédiates que préconisait le maréchal Ney, conduites même avec l'intention formelle de sauver les généraux compromis, devaient cependant lui être fatales. Il paraissait bien s'en douter, car, après la séance du 22, il répondit tristement à ceux qui lui reprochaient ses paroles décourageantes : Eh ! messieurs, j'ai parlé en faveur de mon pays ! Ne sais-je pas que, si Louis XVIII revient, je serai fusillé ?...

Le lendemain, le maréchal fut plus violemment attaqué. Les bonapartistes le rendirent responsable de la défaite de Waterloo. Il crut nécessaire de se justifier. Le 26 juin, il écrivit à Fouché, président du gouvernement provisoire, la longue lettre que l'on connaît, où il cherchait à repousser les inculpations dirigées contre lui, et où, blâmant les mauvaises dispositions prises par Napoléon dans cette triste journée, il disait : Par quelle fatalité l'Empereur, au lieu de porter toutes ses forces contre lord Wellington, qui avait été attaqué à l'improviste et ne se trouvait point en mesure, a-t-il regardé cette attaque comme secondaire ? Comment l'Empereur, après le passage de la Sambre, a-t-il pu concevoir la possibilité de donner deux batailles le même jour ?... S'il avait laissé un corps d'observation pour contenir les Prussiens et marcher avec ses fortes masses pour m'appuyer, l'armée anglaise était indubitablement détruite entre les Quatre-Bras et Genappe, et cette position, qui séparait les deux armées alliées, une fois en notre pouvoir, donnait à l'Empereur la facilité de déborder la droite des Prussiens et de les écraser à leur tour.

Ney ne voulait pas admettre qu'il avait lui-même brusqué l'attaque et, dans sa fougue extrême, pris et consommé toutes les réserves dont Napoléon avait besoin pour résister à l'arrivée des Prussiens, puisque Grouchy avait refusé de lui apporter le précieux appoint de ses trente-quatre mille hommes. Il terminait sa lettre par cette protestation véhémente : De quelle manière pourrait-on m'accuser du désastre dont l'armée vient d'être victime et dont nos fastes militaires n'offrent point d'exemple ? J'ai, dit-on, trahi la patrie, moi qui pour la servir ai toujours montré un zèle que j'ai peut-être poussé trop loin et qui a pu m'égarer !... D'où peuvent cependant provenir ces bruits odieux qui se sont répandus tout à coup avec une effrayante rapidité ? Si, dans les recherches que je pourrais faire à cet égard, je ne craignais presque autant de découvrir que d'ignorer la vérité, je dirais que tout me porte à croire que j'ai été indignement trompé, et qu'on cherche à envelopper du voile de la trahison les fautes et les extravagances de cette campagne, fautes qu'on s'est bien gardé d'avouer dans les bulletins qui ont paru...

C'était là, comme on le voit, une attaque voilée contre Napoléon lui-même, et il importe à l'histoire de relever ce fait important que, le 26 juin, Ney s'excusait déjà d'avoir poussé le zèle trop loin en se ralliant à la cause impériale. Mais il convient de dire aussi que ceux qui l'accusaient de trahison émettaient une indigne calomnie. Le maréchal a pu, le 18 juin, être un manœuvrier inhabile, soit ; il faut toute la méchanceté des partis pour ne pas reconnaître qu'il a combattu comme un héros. Ceux qui accueillaient alors, — chose triste à dire ! les étrangers comme des sauveurs, comme des frères, auraient dû être plus réservés. La colère, la rage, la frénésie qu'avait excitées le retour de Napoléon, faisaient perdre à beaucoup trop de Français toute dignité et toute mesure. C'est ainsi que notre envoyé extraordinaire à Berlin, le comte de Caraman, tout à la joie de savoir Napoléon battu, écrivait, neuf jours après Waterloo, à M. de Talleyrand, ces lignes inouïes : J'ai proposé au corps diplomatique d'aller en corps faire une visite de félicitations à madame la maréchale Blücher. Tous mes collègues se sont réunis à moi, et nous nous sommes empressés d'aller lui porter un hommage bien mérité ![37] Cet ambassadeur vraiment extraordinaire oubliait que des milliers de Français avaient été frappés ce jour-là par des balles ennemies, sans avoir d'autre préoccupation que celle de défendre la France !

Il aurait dû se souvenir que lorsqu'en 1800 on apprit, aux eaux de Pyrmont, à Louise-Marie-Joséphine de Savoie, femme de Louis XVIII, la victoire de Marengo, cette princesse répondit à celui qui lui apportait la nouvelle d'un air consterné : J'ai épousé un prince français. Mon cœur aussi est français. Réjouissons-nous, monsieur, de la gloire de la France !... M. de Caraman comptait naïvement sur la générosité des alliés. Il ne savait pas que, quelques jours avant la bataille, le Roi avait envoyé à Bruxelles, à titre de commissaires royaux, le général de Beurnonville, MM. de Lally-Tollendal, Capelle et de Vaublanc. Dans le cas où les armées étrangères entreraient en France, ces messieurs devaient les précéder au nom du Roi et prévenir les excès possibles de la victoire. Le froid accueil qu'on leur fit à Bruxelles leur montra bien vite les réels desseins qu'on avait conçus contre l'intégrité du territoire français.

Et cependant, comme l'affirme M. de Viel-Castel, dans ses Souvenirs, les alliés étaient alors l'objet des plus incroyables flagorneries. Il va jusqu'à dire que c'étaient de véritables adorations dans des discours publics, dans des écrits, prononcés ou publiés par des hommes qui, quelques années après, auraient été bien embarrassés, si on les leur avait remis sous les veux ! Comment expliquer de pareils sentiments ? C'est encore M. de Viel-Castel qui nous l'apprendra : C'est que le despotisme impérial, en faisant disparaître jusqu'aux derniers vestiges de la liberté dont on avait tant abusé avant lui, avait anéanti tout esprit public, tout sentiment de patriotisme et de dignité nationale. Les injures extrêmes dont on accablait l'Empereur déchu, ses parents et ses principaux serviteurs, étaient, s'il est possible, plus révoltantes encore que les basses adulations prodiguées à l'étranger. On se vengeait ainsi sans mesure, sans respect de la vérité et des convenances, de la violente compression sous laquelle on avait si longtemps courbé la tête. On en voulait surtout à Napoléon d'avoir montré que l'édifice de la monarchie, restauré en 1814, ne reposait que sur le sable. On lui en voulait de la peur qu'il avait causée à tous en revenant ; rien n'était assez hardi, assez brutal pour le lui témoigner. Toutes les alliances, toutes les compromissions semblaient permises contre le tyran. Cela nous étonne singulièrement aujourd'hui. Nous comprenons qu'un traître, comme Dumouriez, félicite Wellington, l'appelle son cher Héros, et lui dise qu'il est ivre de joie ; mais que M. de Talleyrand, par exemple, lui adresse ses compliments pour ses grandes et belles victoires[38], tant de flagornerie chez un homme qui se dit patriote nous écœure. Il fallait laisser aux étrangers le soin de se congratuler. Tel ce Metternich qui mandait sérieusement, le 24 juin, à Wellington : Je regarde la victoire du 18 comme un de ces coups du Ciel qu'il ne frappe que par ses élus ![39]

La réaction devient féroce, et Ney comprend que lorsqu'elle va ressaisir le pouvoir, il en sera une des premières victimes. Ses compagnons d'armes curent le même pressentiment. Ils devinèrent que les principaux chefs seraient fatalement englobés dans une proscription impitoyable, Quelques-uns n'attendirent pas que l'orage éclatât et sortirent presque aussitôt de France. D'autres essayèrent d'opposer des mesures légales et protectrices aux menaces qui pouvaient les atteindre[40]. Le ministre de la guerre Davout, prince d'Eckmühl, résolut, dans la convention militaire qui se préparait entre les alliés et le gouvernement provisoire, de faire inscrire un article clair et précis qui mît à l'abri de toute vengeance ultérieure les officiers dont le crime avait été d'abandonner le parti du Roi, mais dont la vertu avait été de défendre la France au prix de leur sang. C'est ce point considérable dans l'histoire du grand procès qui m'occupe, que je vais étudier, pièces en main.

 

 

 



[1] Voir Mémoires de M. de Talleyrand, t. III, p. 128. — Et cependant, si l'on en croit le récit des Cent jours (Correspondance de Napoléon, t. XXXI, p. 129), M. de Talleyrand aurait fait pressentir l'Empereur. Aussitôt qu'il eut la nouvelle que les Bourbons étaient sortis de France, il fit faire à Paris des négociations pour demander sa grâce et rentrer en France. Il promettait de rendre des services importants.

[2] Souvenirs du baron de Barante, t. II.

[3] Considération sur la France, Londres, 1797, p. 151 à 155.

[4] Souvenirs de M. de Viel-Castel. — Voir le Correspondant du 1er mai 1892.

[5] Mémoires, t. II.

[6] Bignon, Des proscriptions.

[7] La Russie prenait le duché de Varsovie ; la Prusse, la moitié de la Saxe et des parties de la Pologne, de la Westphalie et de la Franconie ; l'Autriche, les territoires perdus par le traité de Campo-Formio, tous les États vénitiens, les vallées de la Valteline, de Bormio et de Chiavenna, le royaume d'Italie et une partie des États du Saint-Père. Je néglige les puissances secondaires, mais tous se partageaient les peuples comme des troupeaux, au nom de l'humanité souffrante !

[8] Mémoires de M. de Vitrolles, t. II, p. 337, 338.

[9] Il avait à faire oublier autre chose : son peu d'action et son indécision pendant les Cent-jours. Je me croisai, raconte Macdonald, avec le général Dessoles revêtu de l'uniforme de commandant de la garde nationale parisienne. Il allait porter ses hommages à Arnouville, assez inquiet de la réception. Nous échangeâmes quelques paroles, les miennes parurent le rassurer. En effet, il fut confirmé ou plutôt maintenu dans ce commandement ; lorsque je le revis, il était rayonnant et redevenu un homme. (Souvenirs, p. 401.) Il devint maréchal de France et ministre des affaires étrangères.

[10] Mémoires du baron de Vitrolles.

[11] Le traité de Paris du 20 novembre 1815, 1873, in-8°.

[12] Voir Macdonald, p. 362.

[13] L'armée, impatiente du repos, voulait un chef qui lui rendit toutes ces chances de péril, de fortune et de renommée auxquelles elle était habituée depuis vingt-deux ans ; Bonaparte était évidemment son homme. (Lettre de M. de Talleyrand à Louis XVIII, le 23 avril 1815.)

[14] Les mœurs de la première émigration, rapporte Beugnot, qui avait été à Gand, avaient reparu dans toute leur naïveté. On eût dit de l'année que nous venions de passer en France comme d'un bal masqué, après lequel, une fois dehors, chacun jette son masque et reprend son habit accoutumé. (Mémoires, t. II.)

[15] Archives nationales, CC. 4.99.

[16] Exposé justificatif pour le maréchal Ney, par Berryer père, août 1815 ; imprimerie Bailleul, p. 17. — Plusieurs personnes, déclare le défenseur, ont eu connaissance de cette pièce avant qu'elle fût lue et remise. Elles sont en état d'en certifier le contenu substantiel. — Lecourbe en dit davantage. Suivant le comte de Villars-Faverney, il prétendit que Ney aurait adressé ces mots à l'Empereur : Il ne s'agit plus de gouverner arbitrairement. Si vous maltraitez les généraux, si vous voulez faire encore le tyran, nous saurons bien... Et alors il aurait fait le geste de couper une tête... Je ne crois pas que Ney ait dit ces mots, ni fait ce geste.

[17] L'île d'Elbe et des Cent-Jours, ch. IV, § VI. — Il n'est pas défendu de penser que ce passage, entre autres, a été écrit sous le coup de l'irritation causée par le désastre de Waterloo, que Napoléon attribuait surtout à Ney. Le discours du maréchal, prononcé le 22 juin à la Chambre des pairs et qui sonnait la déchéance impériale, y était aussi pour beaucoup. On le trouvera un peu plus loin.

[18] Interrogatoires de Ney par le préfet de police Decazes, les 20 et 22 août.

[19] L'île d'Elbe et les Cent-jours.

[20] L'île d'Elbe et les Cent-jours.

[21] Interrogatoire du 14 septembre 1815, par le général comte Gruddler.

[22] Affaires étrangères, Prusse, vol. 253.

[23] Affaires étrangères, Russie.

[24] 23 avril 1815. Mémoires de M. de Talleyrand, t. III, p. 167 et suivantes.

[25] Supplementary despatches of field marshal Arthur duke of Wellington, vol. X.

[26] Supplementary despatches, vol. X, p. 76. — Cinq mois après il était nommé ministre de la guerre.

[27] Despatches of duke of Wellington, vol. XII.

[28] Bibliothèque historique, t. II, p. 183.

[29] Revue historique, juillet-août 1892.

[30] Le colonel Charras excuse le maréchal Ney et rend Napoléon seul responsable de la défaite de Waterloo. Il soutient que son génie militaire avait baissé en 1815, et que s'il y a eu hésitation dans la bataille du 18 juin, c'est de sa part. Il ne peut cependant s'empêcher de reconnaître que Ney manqua, ce jour-là, de perspicacité. (Histoire de la campagne de 1815.) — Edgar Quinet soutient que le maréchal a été une victime jetée en expiation à l'opinion crédule. Il déclare que, son action étant subordonnée à celle de Napoléon, il dut attendre la décision, quoique tardive, du chef ; qu'il empêcha qu'un seul Anglais ne se joignit aux Prussiens à Ligny, quand c'était là toute la combinaison des armées ennemies ; qu'il laissa ainsi à Napoléon le temps de vaincre et de saisir la fortune. (Histoire de la campagne de 1815.)

[31] Waterloo letters by major general Siborne, London, 1892, in-8°. — Il convient de rappeler que les Prussiens salirent leur triomphe par l'égorgement des blessés français. Ils se jetèrent sur eux, comme des sauvages, et les achevèrent sans pitié. Dans cette formidable journée, nous ne perdîmes qu'un drapeau ; nos ennemis n'eurent pas d'autre trophée.

[32] Singulière défaite, s'écriait un an après Napoléon à Sainte-Hélène, où, malgré la plus horrible catastrophe, la gloire du vaincu n'a pas souffert, ni celle du vainqueur augmenté. La mémoire de l'un survivra à sa destruction, la mémoire de l'autre s'engloutira peut-être dans son triomphe ! (Mémorial.) — Victor Hugo a bien défini cette journée : Waterloo, a-t-il dit, est une bataille du premier ordre gagnée par un capitaine du second. (Les Misérables.)

[33] Archives nationales, CC. 499.

[34] Napoléon a dit justement : La position de la France était critique après la bataille de Waterloo, mais non désespérée. Mais il fallait du caractère, de l'énergie, de la fermeté de la part des officiers, du Gouvernement, des Chambres, de la nation tout entière. (L'île d'Elbe et les Cent-jours.)

[35] Histoire des deux Chambres de Buonaparte, Paris, août 1815.

[36] Cette proclamation contenait une crainte relative aux alliés, qui se justifia trop tôt : Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations et n'en avoir voulu qu'à ma personne !

[37] Affaires étrangères, Prusse, vol. 233 (27 juin 1815).

[38] Supplementary Despatches, vol. X, 25 juin.

[39] Supplementary Despatches, vol. X, 25 juin.

[40] En fait de délits politiques, le plus sage est de se soustraire aux vengeances du moment. On s'explique ensuite. Le temps, qui calme les passions et l'esprit de parti, les événements qui surviennent, concourent à l'indulgence et à l'oubli. C'est ce que nous avons vu pour bon nombre de ceux que frappaient les ordonnances. (Souvenirs du maréchal Macdonald, p. 405.)