LA GUERRE DE 1870

CAUSES ET RESPONSABILITÉS — TOME SECOND

 

CONCLUSION.

 

 

Arrivé à la fin de cette longue étude, il convient de résumer les causes de la guerre de 1870, de fixer les diverses responsabilités et de tirer d'événements terribles des leçons profitables.

Si la France a déclaré la guerre, elle n'a pas eu tous les torts qu'on lui a trop facilement attribués. Ce n'est pas elle qui a fait naître la candidature du prince Léopold de Hohenzollern, origine du conflit franco-prussien. Le ministère Ollivier a commis des imprudences graves et des fautes énormes. Il a accepté, sans y prendre garde, la responsabilité d'une provocation qui a fait passer l'Empire pour l'auteur direct de l'agression. Il n'a pas su pénétrer et comprendre la politique rusée et perfide du chancelier de la Confédération de l'Allemagne du Nord. Examinant de près la politique de 1870, le comte Daru, ce prudent et sage ministre qui avait précédé le duc de Gramont aux Affaires étrangères, disait Nous avons parlé trop haut ! Et quand il disait Nous, c'est aux ministres de Napoléon III qu'il faisait allusion. Nous avons mis la main trop tôt sur la garde de notre épée ; nous avons pris dès le premier jour une attitude trop menaçante sans nous demander si nous étions en mesure de lutter contre un ennemi si prêt à nous recevoir. Nous ne nous sommes pas contentés du désistement du prince de Hohenzollern ; nous avons exigé des garanties pour l'avenir et de cette façon nous n'avons même pas eu le bénéfice de la situation vraie, de la situation qui était la nôtre. Nous avons été considérés comme les agresseurs et les provocateurs d'événements dont, en réalité, nous n'avions été que les victimes.

Et réduisant ses reproches, qui eussent pu être plus cruels, à une simple constatation des faits, le comte Daru ajoutait : La meilleure preuve que l'on puisse donner des sentiments pacifiques qui animaient alors la France et son gouvernement, c'est l'absence complète de préparatifs de notre part, c'est l'absence de toutes précautions prises, même les plus vulgaires, même les plus indispensables. Vit-on jamais rien de pareil ?[1] L'ancien ministre des Affaires étrangères résumait ainsi ses appréciations : La responsabilité de la guerre appartient à la Prusse qui a suscité en temps de paix l'incident Hohenzollern et arrangé les choses de façon à éveiller les susceptibilités de la France et à lui inspirer la certitude qu'elle était l'objet d'une insulte préméditée. Quant à l'Empire, il a eu incontestablement le tort de se croire prêt quand il ne l'était point et le tort de croire trop facilement à une offense qui, en réalité, n'existait pas. Tel est le jugement calme et réfléchi du comte Daru, homme compétent, impartial, président de la commission d'enquête sur les actes de la Défense nationale, et ce jugement est fondé sur des documents et sur des faits incontestables.

Quant aux causes matérielles de nos revers, elles sont bien connues. Il suffit de les résumer. Organisation défectueuse et faiblesse numérique de l'armée, mauvais recrutement, médiocre formation des divers corps, lenteurs de l'appel des réserves, dissémination des dépôts, complication de formalités administratives, insuffisance des munitions dans les magasins d'armement, confusion et désordre dans les services de l'intendance et dans les transports, encombrement des gares, gaspillage des vivres et du matériel, diversité des armes, infériorité de notre artillerie comme nombre, portée et rapidité en comparaison de celle de l'ennemi, défaut de méthode et de plans précis, voilà ce qui, malgré l'intelligence, le courage, l'héroïsme des officiers et des soldats, nous a valu de si douloureux revers. Si l'on en doute, qu'on prenne au hasard les dépêches officielles. On y trouvera entres autres ces affligeantes constatations : au début de la guerre, à Bitche, pas d'argent dans les caisses de corps ; à Metz, ni sucre, ni café, ni riz, ni lard, ni biscuit ; pas de cartes de la frontière et pas de plans ; pas d'hommes suffisants pour les places fortes de Neuf-Brisach, Schlestadt, La Petite-Pierre et Lichtenberg ; pas de revolvers dans les arsenaux à Thionville, ni cantiniers, ni ambulances, ni voitures d'équipages ; à Metz, ni infirmiers, ni ouvriers d'administration, ni caissons d'ambulances, ni fours de campagne ; à Mézières et Sedan, ni biscuit ni salaisons ; à Strasbourg, quinze cents hommes seulement pour défendre la place, et pas un soldat du train ni un ouvrier d'administration ; au 7e corps, pas d'infirmiers, pas d'ouvriers ; au 6e corps, pas un vétérinaire ; à Verdun, pas de vin, d'eau-de-vie, de sucre, de café, de lard, de biscuit, de légumes secs ; à Châlons-sur-Marne, ni biscuit ni vivres de campagne, et pas de marmites, de gamelles et de sacs de couchage ; à Lons-le-Saulnier, pas d'armes, de chemises et de chaussures ; à Saint-Omer, pas de selles, d'accessoires, de brides, etc. ; à Épinal, pas d'armes ; à Besançon, pas de couvertures, de tentes, de marmites ; à Lyon, pas de fusils ni d'effets de campement ; à Évreux, pas un fusil ; en d'autres places pas de cartouches et pas d'obus.

A quoi bon continuer cette énumération lamentable ? C'est partout le manque du nécessaire, la confusion, un désordre inouï... Et quels cris de détresse ? Le général Michel à Belfort : Pas trouvé ma brigade ? Pas trouvé le général de division ? Que dois-je faire ? Sais pas où sont mes régiments ? Et le général de La Bastide au général Douay, commandant le 7e corps : Où en êtes-vous de votre formation ? Où sont vos divisions ? L'empereur vous commande de suite cette formation pour rejoindre le plus vite possible Mac-Mahon dans le Bas-Rhin. Et cela, le 27 juillet, six jours avant les grands engagements avec l'ennemi ! L'empereur en personne télégraphie au ministre de la Guerre le 24 : Je vois qu'il manque des biscuits et du pain à l'armée. Ne pourrait-on pas faire cuire le pain à la manutention à Paris et l'envoyer à Metz ? Le major général réclame lui-même ainsi trois jours après : Je manque de biscuit pour marcher en avant. Et le vice-amiral commandant en chef : La Majorité de Brest est dépourvue des cartes mer du Nord et Baltique... Partout retentissent des plaintes, des reproches, des appels au secours[2] !

Et le nombre des effectifs ? Il ne répondait pas aux promesses faites, aux espérances émises. C'est alors que les députés qui avaient noté contre les projets de réorganisation militaire s'aperçoivent, mais trop tard, de leur erreur. L'un d'eux, Alfred Darimon, l'a avoué sincèrement : En marchandant au gouvernement impérial les forces qu'il réclamait, le Corps législatif a préparé nos défaites de 1870 et ce sera pour nous un éternel regret que d'avoir émis dans des conditions aussi graves un vote d'opposition. Jules Favre avait, en 1868, dit au maréchal Niel : Vous voulez donc faire de la France une immense caserne ? Et le maréchal avait répondu : Prenez garde d'en faire un cimetière ! L'opposition avait eu grand tort de contester la nécessité du renforcement des cadres et de considérer l'armée prussienne comme une armée essentiellement défensive. Bethmont avait reproché au gouvernement de ne songer qu'à sa défense personnelle et non à celle de la nation ; Ernest Picard avait combattu les armées permanentes, Jules Simon, la paix armée ; Pelletais, la plaie du militarisme ; Garnier-Pagès, l'utilité d'une armée. On ne croyait pas à une guerre prochaine avec nos voisins et l'opposition tout entière figurait dans les soixante voix qui s'étaient élevées contre la loi de 1868. M. Émile Ollivier ne disait-il pas lui-même en 1869 : Que la France désarme et les Allemands sauront bien contraindre leurs gouvernements à l'imiter. On a vu comment notre projet de désarmement avait été accueilli. La France fut la seule à réduire bénévolement ses effectifs. Sous l'impulsion de Roulier et de Vuitry, la majorité avait défiguré le projet de Niel et l'avait réduit à rien, parce que toute augmentation de contingent était mal vue par les campagnes et qu'il s'agissait de ne pas mécontenter les électeurs.

Et la mobilisation ? Elle ne donnait pas les résultats attendus par suite des formalités bizarres et compliquées de l'administration. C'était la faute du ministre de la Guerre qui eût dû réviser l'organisation des services, au lieu de croire à leur mécanisme impeccable. J'ai dit comment les nouvelles apportées par notre consul général à Hambourg sur la promptitude de la mobilisation allemande jetèrent la surprise et la consternation au ministère de la Guerre où jusque-là régnait une confiance aveugle en nos forces et en notre célérité[3].

Pour la question des Alliances, j'ai montré avec détails dans le chapitre VI comment, sur de vagues réponses du duc de Gramont, la Commission des crédits et par suite les Chambres ont cru à des arrangements certains avec l'Autriche et l'Italie, alors qu'il n'y avait rien de décidé, rien de signé. Quant à la marche de nos négociations avec la Prusse, faut-il répéter qu'elle a été déplorable ? Allant des menaces hautaines à une demande de retrait de la candidature Léopold, puis à des demandes de désaveu et de garanties, dédaignant les prudents conseils de l'Angleterre qui, au début de l'incident Hohenzollern, s'était montrée un sage auxiliaire ; feignant, lors de l'apparition de l'affaire Hohenzollern, une surprise non justifiée, puisque l'affaire était sur le tapis depuis 1868 et que tous les avertissements avaient été donnés au quai d'Orsay ; ne voulant pas accepter le désistement du prince Léopold qui eût amené la retraite du chancelier ; refusant d'examiner de près la dépêche d'Ems qui, contrôlée avec les informations données par Benedetti et par la presse, eût été facilement reconnue pour une dépêche sophistiquée et destinée à compromettre son auteur, ce qui, en tout cas, aurait changé la situation en faisant de la Prusse le véritable agresseur, telle fut la conduite maladroite, irréfléchie, désastreuse du duc de Gramont.

Quels ont été les aveux ou les déclarations de ce ministre après les cruels événements de 1870-1871[4] ?

Le duc de Gramont a reconnu que nous avions une idée fausse et exagérée de nos forces, que nos réserves étaient médiocres, la mobilisation et l'organisation militaire déplorables. Puis il a osé dire, — et cela est inexact — que l'armée avait subi l'action délétère des mauvais principes. L'armée qui a combattu à Wissembourg, Forbach, Borny, Gravelotte, Metz et Sedan a montré au contraire une forte et saine discipline. Elle a souffert grandement et elle a accepté avec une résignation héroïque toutes ses souffrances. Ce n'est qu'à la suite de revers multipliés que la discipline a fini par se relâcher. Le duc de Gramont s'est plaint que Thiers n'eût point prouvé à un membre du gouvernement et au Corps législatif que la France n'était pas prête. Mais Thiers l'a dit, et, en tout cas, l'a fait largement comprendre et on ne l'a pas écouté. L'ancien ministre des Affaires étrangères de l'Empire a critiqué le plan des opérations au début de la guerre. A son avis, deux cent mille hommes auraient suffi pour occuper le grand-duché de Bade, le Wurtemberg et la rive gauche du Rhin. En admettant ce reproche, il retomberait encore sur le gouvernement d'alors. Si la marche en avant avec toutes ces forces n'a pas eu lieu, c'est que la mobilisation a été trop lente et qu'on s'est trouvé, lorsqu'il fallut agir, en face de forces supérieures qui nous avaient devancés.

Le duc de Gramont a blâmé M. Thiers d'avoir dit, au cours de son voyage en Europe, que la France s'était laissé entraîner par le mensonge d'un prétendu outrage. C'était pourtant la vérité, car, encore une fois, avec un peu de patience et de sang-froid, on serait arrivé à démontrer toute la perfidie de celui qui avait falsifié la dépêche d'Ems. Au sujet des alliances sur lesquelles ou aurait voulu être fixé, même promesses fausses, même aveux incomplets ou mensongers, ou ce silence mystérieux dans lequel se réfugient les diplomates embarrassés, et qui s'appelle le secret professionnel !

Le ministre orgueilleux, qui a contribué à nous jeter si imprudemment dans une guerre néfaste, n'a d'autre excuse à invoquer, en face de l'isolement où nous nous sommes trouvés en 1870, que ces quelques lignes : Il est certain que, quels que soient les gages de concours et d'amitié qui peuvent s'échanger au début d'une campagne, s'ils sont à l'abri des revers, ils ne sauraient cependant résister à des désastres comme les nôtres et à une révolution comme celle du 4 Septembre. Les désastres, on en a lu plus haut les raisons. Quant à la révolution du 4 Septembre, ce n'est pas elle qui a empêché les alliances de se produire, puisque avant elle nous n'en avions pas[5].

A la fin de son plaidoyer, le duc de Gramont a cru devoir citer un fragment de Tite-Live où le grand historien dit qu'au lendemain de la défaite de Cannes les Romains allèrent au-devant du consul voisin et lui rendirent grâces de n'avoir pas désespéré de la République. Alors, rendons grâce aux Français qui ont voulu montrer au monde entier que, même après nos plus cruels revers, une lutte acharnée, avec le consentement et l'appui de tous, devait continuer jusqu'à ce que le drapeau national, noirci par la fumée des combats, troué par les balles, ayant passé des mains des mourants aux mains des blessés, ayant été redressé au-dessus des morts, s'incrustât en quelque soi-te sur ce qui restait du sol français pour demeurer non seulement le souvenir d'une résistance inoubliable, mais l'espérance éternelle d'une réparation nécessaire.

 

Maintenant, résumons les aveux de M. Émile Ollivier, président du Conseil.

Il a allégué sa profonde surprise au moment où a éclaté l'incident Hohenzollern, comme si, depuis un an au moins, personne n'en savait rien et comme si les Archives du quai d'Orsay n'en avaient gardé aucune trace. Il a dépeint l'émoi, l'effarement subit de l'empereur, de la Cour, des ministres, puis l'explosion spontanée de l'opinion, l'indignation et la colère de la presse, la réprobation générale contre la moindre apparence de faiblesse, puis l'anxiété et la perplexité du Conseil des ministres, l'adoption d'une interpellation pour justifier une déclaration un peu pâle et mise ensuite en relief par des phrases plus vigoureuses. C'est à ce moment-là que le Conseil s'inquiète de la situation militaire qu'il croit excellente, parce que Niel et l'empereur l'avaient dit en 1867 et parce que les maréchaux et généraux partageaient cette confiance. Il examine alors seulement la situation diplomatique, ne doute pas de l'Italie, préfère l'alliance russe à l'alliance autrichienne, croit à la vertu des lettres échangées entre les souverains de la France, l'Autriche et l'Italie, sans qu'il y eût cependant autre chose dans ces déclarations qu'une alliance morale fondée sur l'identité des sentiments et des intérêts. Il lance la déclaration du 6 juillet afin de chatouiller un peu l'amour-propre de Bismarck et amener le roi à comprendre que la retraite du prince Léopold est nécessaire pour calmer l'émotion de la France. M. Ollivier reconnaît aujourd'hui que le gouvernement, qui aurait dû diriger l'opinion, s'est laissé déborder par elle. En vain, le prince Antoine de Hohenzollern retire-t-il la candidature de son fils. On se moque de sa dépêche et cependant, de l'aveu de M. Ollivier, si on l'accepte, Bismarck démissionne et la France triomphe. Mais le duc de Gramont, d'accord avec la Cour, exige des garanties nouvelles. M. Ollivier, tout en frémissant, s'associe à cette exigence. Il le faut, car l'opinion est déchaînée. Werther est rappelé. On crie : à Berlin ! On doit céder à l'entraînement général. Le dilemme qui se pose est affreux. Victorieux, plus de libertés. Vaincus, plus de France ! Néanmoins, la guerre est décidée, et c'est d'un cœur léger que. M. Ollivier en accepte la responsabilité. Qui accuse-t-il de cette guerre devenue nécessaire ? Bismarck, et il a raison. Mais le stratagème reconnu, la falsification de la dépêche d'Ems établie, il faut dire et redire que ceux qui ont exigé des garanties du roi de Prusse au moment où la candidature Hohenzollern était retirée, ont rendu volontairement ou non la guerre inévitable. C'est ce que constatait dans une brochure célèbre : Qui est responsable de la guerre ? M. Gladstone, sous le pseudonyme de Scrutator. Il affirme que la guerre a été cherchée de parti pris par Bismarck et précipitée par des artifices frauduleux dans le but de rejeter sur la France l'odieux de l'agression, comme il l'avait fait en 1866 pour l'Autriche. Mais en même temps il condamne la profonde incapacité et l'aveugle précipitation de l'Empire, et il ajoute : Quelque inconsidérés et criminels qu'aient pu être Napoléon et ses ministres, ils n'ont été que d'aveugles marionnettes dans les mains adroites du comte de Bismarck[6].

Il n'est pas permis à l'homme qui s'est si lourdement trompé et qui a subi la folle pression de l'opinion, sans se donner le temps de réfléchir et de réagir, de dire comme il l'a fait dans l'Avant-propos de son dernier volume que, depuis 1870, une véritable transformation s'est opérée dans la manière de voir et de sentir du peuple français. Comment M. Émile Ollivier a-t-il osé écrire sur ce peuple les lignes suivantes : Aujourd'hui, l'honneur lui parait un vieux préjugé aristocratique n'ayant droit à aucune place dans une démocratie, et il a été si souvent humilié qu'il en a pris l'habitude et ne s'explique plus que d'autres n'aient pas accepté avec la même belle humeur notre première avanie. Il s'est persuadé qu'une chute sur le champ de bataille pouvait être réparée ailleurs que sur un autre champ de bataille et qu'il trouverait un relèvement suffisant dans les Expositions universelles où prendraient de plus en plus place les danses du ventre et les fontaines lumineuses. Non seulement, il n'a pas songé à reprendre par l'épée les provinces perdues et à rétablir sa supériorité militaire, mais il s'est, en quelque sorte, complu à sceller sa spoliation. L'Autriche et l'Italie avaient donné à la Prusse leur garantie de la possession de la Lorraine et de l'Alsace ; la République a prié la Russie d'y ajouter la sienne en inscrivant, au premier article de son traité d'alliance avec nous, le maintien du statu quo territorial. Craignant que même le tsar ne s'y méprît, le cri qu'on lui a fait le plus souvent entendre à Paris a été celui de Paix, ce qui signifiait : Nous ne demandons pas à notre alliance de nous aider à reconquérir ce qu'on nous a pris, mais uniquement de nous amener les tranquillités satisfaites de l'abaissement[7].

Quand on a été assez faible, assez imprévoyant pour déchaîner une guerre sans avoir contracté la moindre alliance, on ne donne pas à l'alliance russe qui a été pour la France la cause de son relèvement, une signification aussi indigne ! Jamais notre pays n'a consenti à renoncer à ses espérances et les hommes d'État qui ont contribué à former cette alliance si heureuse, l'ont publiquement et formellement démenti. Pour se disculper de sa légèreté et se donner un satisfecit personnel, M. Ollivier en vient à douter de l'honneur du peuple français et lui reproche de l'oublier dans les plus bas divertissements ! Il ose confondre une bande de vulgaires boulevardiers avec la masse sérieuse et virile des bons citoyens ! N'a-t-il donc pas, comme nous tous, récemment frémi devant le sursaut de la France, quand la presse officieuse allemande a osé lui parler sur un ton qui dépassait toutes les convenances en laissant entendre que la guerre était proche. L'attitude du pays a été si fière que la provocation s'est immédiatement effacée. Est-ce là de la défaillance ? Est-ce là de l'abaissement ? Il est inouï que pour essayer de justifier ses propres faiblesses, un homme d'État, un historien, en soit venu au point d'accuser son propre pays de considérer l'honneur comme un vieux préjugé aristocratique ! Se targuer d'avoir été se précipiter tête baissée dans le piège tendu par l'ennemi, sous prétexte de n'avoir pas voulu supporter une cruelle avanie, c'est commettre une faute nouvelle. Les anciennes fautes étaient suffisantes pour attester que M. Émile Ollivier, ayant pris en 1870 la résolution formelle d'assurer la paix à la France, l'a jetée ensuite étourdiment dans la guerre. Il partage en cela les responsabilités de son ministre des Affaires étrangères, et quatorze ou vingt volumes de justification et de glorification ne suffiront pas à les faire oublier. Pourquoi, à l'exemple de ses anciens collègues, le maréchal Le Bœuf, le duc de Gramont, l'amiral Rigault de Genouilly et autres, n'a-t-il pas fait connaître à la Commission d'enquête, qui l'avait convoqué en 1872, toutes les raisons qui avaient dirigé sa conduite ? Il a refusé de déposer devant les juges qui l'eussent laissé entièrement libre de donner tous les détails qui lui eussent paru nécessaires. Ce n'est que lorsque les témoins de ces faits douloureux sont morts qu'il entreprend une justification interminable et confuse, mêlée d'attestations discutables et d'affirmations audacieuses, parsemée d'accusations violentes et injustes contre des hommes qui ne sont plus là pour lui répondre. Mais les documents authentiques sont présents et ces documents ont répondu[8].

 

Quant au ministre de la Guerre, le maréchal Le Bœuf, qui croyait sincèrement au caractère pacifique du Cabinet dans lequel il était entré, il a avoué qu'il ne prévoyait pas une guerre prochaine. Quelques jours même avant l'incident Hohenzollern, il acceptait une réduction de 13 millions sur son budget. Le 6 juillet, au Conseil des ministres, il disait à ses collègues : La mobilisation peut comprendre 330.000 hommes, mais pour ne pas trop m'engager dans cette grave question, je ne réponds que de 300.000 hommes pour l'armée active et 120.000 gardes mobiles disponibles. Quant aux 300.000 hommes d'armée régulière, j'ai l'espoir que, dans quinze jours, nous en aurons 250.000 suffisamment organisés avec des lacunes administratives naturellement, mais qu'on pourra remplir rapidement. Pour réunir les 300.000 hommes, je crois qu'il faudra au moins trois semaines. Cette déclaration, répétée plus tard à la Commission d'enquête, ne nous a pas montré la mobilisation sous un jour aussi avantageux que le Cabinet l'avait fait valoir. Quant aux alliances sur lesquelles le ministre de la Guerre avait le devoir de compter pour équilibrer ses forces, Le Bœuf avouait qu'il espérait, chez les puissances amies et même dans le sud de l'Allemagne, une attitude de neutralité armée telle qu'une partie des forces ennemies pût se trouver immobilisée. Arrivant aux préparatifs, il a affirmé que l'armée, contrairement à ce qui a été soutenu, était complètement habillée et équipée, et qu'il existait même 2 millions de chaussures dans les magasins. Ce chiffre était porté sur les registres, mais les faits ont prouvé que de nombreuses troupes ont manqué de souliers pendant la guerre. L'artillerie devait avoir 3.000 pièces de 4 et de 12 et 11 millions de kilos de poudre ; l'infanterie 1 million de chassepots, 340.000 fusils transformés et 113 millions de cartouches. Voilà ce que donnaient les états. Il est possible que tout cela existât, mais il est certain que le désordre dans l'administration de la Guerre fin tel que bien des régiments n'eurent leurs armes qu'incomplètement ou tardivement. On comprend toutefois, qu'ayant ces chiffres sous les yeux, le maréchal Le Bœuf, se fiant à l'ordre, à la régularité et au bon fonctionnement de tous les services, ait cru pouvoir dire que tout était prêt. Il n'aurait pas da se confier à des états imprimés ou écrits ; il aurait dû vérifier la situation par lui-même, ou par quelques officiers éprouvés. Maintenant, ce qui peut expliquer et atténuer les justes reproches faits à la lenteur de notre mobilisation, ce sont les fluctuations de l'empereur et du Conseil des ministres. Mais tout cela n'excuse pas la confiance absolue du ministre de la Guerre dans des préparatifs imparfaits, ni son ignorance de la supériorité de nos adversaires.

Les forces qu'on allait avoir à combattre l'emportant de beaucoup sur nos effectifs, les plans furent changés et l'on sait ce qui arriva. Le Bœuf avait été nommé major général le 20 juillet. Sous la pression de l'opinion publique qui l'accusait, dès nos premiers revers, de n'avoir rien préparé, il fut forcé de résigner ses fonctions de généralissime et de se contenter du commandement du 3e corps de l'armée de Metz. Il se signala bravement à Borny, à Gravelotte, à Saint-Privat et à Noisseville, se montrant sur tous les points dangereux en soldat héroïque. A M. Auguste Callet, député de la Loire, qui lui demandait : Je prie monsieur le maréchal de vouloir bien définir avec précision le motif qui l'a déterminé à se démettre de ses fonctions de major général, il fit cette courte et simple réponse : Je crois que lorsqu'un chef a été malheureux, son devoir est de se retirer. Après la guerre, Le Bœuf se confina dans une retraite silencieuse, portant le deuil des provinces perdues et le deuil de ses espérances. Il n'a jamais fait entendre contre personne la moindre récrimination. Il n'a rien dit, rien écrit pour essayer de se vanter ou de se justifier. C'est là un noble exemple de regrets et d'expiation. L'histoire doit lui en tenir un juste compte.

Sans aucun doute, la majorité du Corps législatif qui a excité le gouvernement et poussé aux mesures extrêmes, est responsable ; la coterie de la Cour et de l'extrême droite, Boulier et le Sénat sont responsables également.

On peut comprendre dans ces responsabilités la presse des ultra-bonapartistes et aussi, quoique à un degré n'oindre, les journaux de diverses nuances qui invoquaient sans cesse le souvenir de Sadowa comme la pire des humiliations et défiaient le gouvernement de pouvoir le réparer ; qui considérèrent la satisfaction offerte par le prince Antoine comme une satisfaction dérisoire et qui applaudirent à la déclaration de la guerre. Mais est-il permis de dire que le pays s'est trompé lui-même, qu'il a péché par excès de confiance en lui-même et par trop de dédain pour l'ennemi ; que le gouvernement lui a tout dit et a fait tout ce qu'il pouvait ? Non. A une opinion affolée il fallait résister énergiquement  si on ne le pouvait pas, il fallait se retirer. Qui pouvait donc affirmer que le Cabinet Ollivier était seul capable de faire face aux difficultés de l'heure présente, si ce n'est le Cabinet lui-même ? Son existence était précieuse, je le veux bien, mais celle de la France l'était davantage. Du n'ornent que l'opinion, que la presse, que le parti de la Cour étaient dans l'erreur, il fallait leur en laisser la responsabilité, puisque personne ne voulait être éclairé.

Comment s'étonner que, dès les premiers revers, un peuple, auquel on avait fait croire que tout était prêt et que l'ennemi ne tiendrait pas devant nos forces, qu'on le contraindrait à coups de crosse dans le dos de passer le Rhin et de vider la rive gauche, qui comptait sur un armement perfectionné, des magasins et des arsenaux remplis, des réserves exercées, des effectifs considérables, des ressources militaires sans pareilles, se soit affolé tout à coup ? Il s'emportait jusqu'à blâmer et accuser les chefs, parce qu'il ne pouvait comprendre qu'une armée aussi puissante, aussi belle, aussi glorieuse que l'armée française, eût pu être vaincue par l'armée allemande, parce qu'il ne savait pas qu'elle était inférieure en nombre et incomplètement pourvue de ce qu'il lui fallait pour combattre avec succès. Il ne savait pas non plus que ces soldats admirables avaient plié sous des masses énormes et sous le feu d'une artillerie supérieure en quantité et en qualité balistique. Il ne savait pas davantage que le maréchal Le Bœuf s'était refusé à contrôler sérieusement les dispositions arrêtées jadis par Niel, les estimant plus que suffisantes. Par un sentiment de respect exagéré, affirme le général Lebrun, pour tout ce qui avait été décidé par son prédécesseur, il n'avait voulu y apporter aucun changement[9].

Maintenant ceux qui ont ressaisi le drapeau et voulu la prolongation de la guerre, ont-ils à cet égard encouru une grave et juste responsabilité ?

Dans la séance dit 8 juin 1871, Thiers a reproché aux hommes qui ont fait la révolution du 4 Septembre d'avoir voulu prolonger la guerre au delà de l'intérêt évident du pays. Mais, a-t-il ajouté, faites-y bien attention. Ceux qui étaient dans Paris, que pouvaient-ils faire ? Pouvaient-ils ouvrir les portes de la capitale ? Non. Paris n'avait qu'un rôle dans la Défense nationale : c'était de fermer ses portes et d'arrêter l'ennemi aussi longtemps qu'il le pourrait... C'était à ceux qui étaient hors de Paris à considérer s'ils avaient les moyens de repousser l'étranger et si les moyens qu'ils employaient étaient ceux qui convenaient. Ils se sont trompés, gravement trompés. Et Thiers condamnait alors cette politique de fous furieux qui mettait la France dans le plus grand péril. Il condamnait surtout l'audace de ceux qui avaient voulu ôter au pays l'exercice de ses droits. Pour moi, disait-il, j'ai lutté autant que je pouvais, à Tours et à Bordeaux, contre cette politique anti-nationale, atroce par ses résultats, arrogante, insolente, de ton-loir A quelques-uns qu'on était se substituer à la France elle-même, quand il s'agissait de son salut. Cette partie du discours de Thiers relative à la Délégation fut, je m'en souviens, applaudie vivement par la majorité, et ne souleva que peu d'interruptions, même dans la fraction de l'Assemblée qui n'approuvait pas les objurgations du chef du pouvoir exécutif.

Les passions que soulevaient alors dans le pays ces questions ardentes sont apaisées depuis longtemps, et l'historien peut profiler de cet apaisement pour exprimer librement toutes ses pensées. Il me semble que Thiers a, au point de vue de la continuation de la guerre, trop exagéré ses blâmes. Gladstone, lui aussi, avait dit au Parlement anglais qu'il plaignait la France d'être tombée dans les mains d'hommes qui avaient déclaré qu'on ne céderait ni un pouce de territoire ni une pierre des forteresses et qu'on ne prêterait l'oreille à aucune proposition de paix tant qu'un soldat allemand souillerait le sol de la France. Gladstone ne disait pas, ou ne savait pas, que la déclaration de Jules Favre avait été acclamée par toute la capitale et que celle de Gambetta avait été acclamée par toute la France. Des hommes éminents, des généraux, des magistrats, des conseillers, des écrivains illustres, qui n'appartenaient pas au parti républicain, avaient été émus, transportés par ces paroles. Elles répondaient alors — ce serait une fausseté de dire le contraire — au sentiment général. Si Paris avait déposé les armes au lendemain de Sedan, t'eût été la révolution, la Commune immédiate. Si la province avait acquiescé à une pacification subite, on ne sait ce qui serait sorti des élections où les partis se seraient déchirés et quels troubles eussent désolé les départements. C'eût été un désordre inexprimable et l'étranger en eût largement profité.

Pour bien comprendre la vivacité des reproches de Thiers, il faut donc se rappeler que l'on sortait alors d'une crise violente qui avait divisé le gouvernement de Paris et celui de la Délégation. Gambetta avait commis la faute de créer, par un décret arbitraire, toute une série d'inéligibilités à la t teille des élections et ce décret, qui touchait à la liberté électorale et compromettait en même temps les négociations avec l'Allemagne, avait été cassé par le gouvernement de Paris. Jules Simon avait reçu, comme on le sait, la mission de faire exécuter cette décision et peu s'en fallut qu'il ne fuit arrêté et mis hors d'état de remplir son devoir. Les journaux qui, pour la plus grande partie, étaient restés fidèles au gouvernement de Paris, avaient vu confisquer leurs numéros et tout faisait croire à une sorte de coup d'État, à une dictature improvisée, lorsque Gambetta finit par comprendre lui-même le danger d'un tel acte en face de l'ennemi et s'inclina devant la décision de ses collègues. C'est cette tentative qui avait exaspéré Thiers et l'avait amené à juger avec la dernière rigueur les actes de la Délégation. Tout en condamnant comme lui l'arbitraire de certains de ses actes politiques, il est impossible de ne pas reconnaitre l'impulsion vigoureuse donnée par elle à la résistance, l'élan, la flamme, l'ardeur qu'elle a suscités dans tout le pays pour l'amener à courir sus à l'étranger, confondant sous le même drapeau tous les citoyens à quelque classe, à quelque organe qu'ils appartinssent, faisant ainsi une véritable fusion patriotique et montrant à nos ennemis avec quelle opiniâtreté, avec quelle rage se bat, se défend et résiste celle dont l'étranger lui-même, dans un cri de stupéfaction et de colère, disait jadis : Oh ! l'insolente nation ! Un jour que l'empereur Guillaume se faisait lire la Jeanne d'arc de Schiller, il arrêta Schneider, son lecteur, au moment où il citait ces paroles : Puis-je faire sortir des armées de terre en frappant du pied le sol ?, et il dit en propres termes : Je connais pourtant quelqu'un qui a su faire cela : c'est Gambetta ! Cette résistance, c'est l'honneur de la Défense nationale et ses adversaires les plus irréconciliables ont fini par le reconnaitre eux-mêmes. La France, malgré ses malheurs, a dit M. de Freycinet, s'est acquis par sa résistance l'estime du monde. Seule, sans alliés, sans chefs, sans armée, privée pour la première fois de communiquer avec sa capitale, elle a tenu tète, pendant cinq mois, avec des ressources improvisées, au formidable ennemi que les armées régulières de l'Empire, composées cependant d'héroïques soldats, n'avaient pu arrêter cinq semaines. L'Europe a assisté avec admiration à cet immense effort et nous a rendu ses sympathies qu'une politique insensée nous avait fait perdre[10].

Chacun sentait alors que la guerre devait continuer et chacun voulait se venger de défaites glorieuses, il est vrai, mais de défaites. Les soldats de métier allaient manquer. Eh bien, l'on se battrait avec des conscrits, avec des hommes inexpérimentés mais, comme les anciens, remplis d'énergie et de patriotisme. On allait manquer de chefs. Eh bien, l'on reprendrait de vieux généraux encore solides, ou l'on en créerait de nouveaux. Et ces armées improvisées, sous le commandement des d'Aurelle de Paladines, des Faidherbe, des Chanzy, des Sortis, des Jauréguiberry, des Pourcet, des Loysel tinrent la campagne pendant cinq grands mois et causèrent aux Allemands des pertes énormes, inspirant au chancelier de l'Allemagne du Nord lui-même les plus vives inquiétudes et l'exposant, durant de longs mois sans sommeil, à la crainte de voir l'Europe, enfin retrouvée, contester le prix des victoires allemandes. Quinze jours après la reddition de Metz, Moltke écrivait au major de Stiehle : Il faut rendre justice aux puissantes ressources de ce pays et au patriotisme des Français. Après avoir vu emmener en captivité toute l'armée française, la France a pu mettre en campagne dans ce temps bien court une nouvelle armée qui mérite toute notre attention. Et au mois de décembre, il écrivait encore : Par des opérations couronnées d'un succès sans exemple, l'armée allemande a pu faire prisonnières toutes les forces que l'ennemi a mises en campagne au début de la guerre. La France n'en a pas moins trouvé le moyen de créer, dans un délai de trois mois à peine, une nouvelle armée encore plus nombreuse que celle qui a été détruite. Malgré les victoires que nous avons remportées dans ces derniers jours, l'effectif des corps militaires continue à s'élever et, si la valeur intrinsèque de ces formations ne peut égaler celle de nos troupes, on doit prévoir que les ressources en apparence presque inépuisables du pays ennemi pourraient mettre en question le résultat rapide et décisif de nos armes si, de notre côté, le pays ne fait pas un effort égal dans une certaine mesure à celui de la France[11].

On peut critiquer les illusions de ceux qui continuèrent ainsi la lutte. Elles avaient pour justification ces mots sacrés de l'ancienne monarchie : Tout est perdu, fors l'honneur ! Dans une page frémissante de patriotisme, le comte Albert de Mun a décrit l'état d'âme des infortunés officiers qui, après l'indicible journée du 29 octobre où Metz ouvrit ses portes aux Allemands, apprirent en captivité, à Mayence, la continuation de la lutte de leurs compatriotes contre l'ennemi : Dans le désastre, a-t-il dit, le mur, qui depuis le 20 août nous séparait du monde, s'était écroulé. Pendant le siège de Metz, l'ennemi n'avait laissé venir à nous que le bruit des catastrophes, les nouvelles déprimantes, les récits mensongers ou troublants : Sedan, la révolution, la résistance anéantie, la France partagée entre l'invasion et l'anarchie. Bazaine n'avait pas su donner aux esprits inquiets d'antre aliment, ou ne l'avait pas voulu. Soudain la patrie nous apparaissait en armes, convulsée par un effort gigantesque : Paris inviolé, la province debout. Ce fut connue une revanche pour nos cœurs ulcérés. Quelles mains tenaient le drapeau ? Nous ne voulions pas savoir, mais seulement qu'il flottait encore, quand les nôtres étaient livrés. Ceux que n'a pas secoués, après l'horrible cauchemar, le sursaut de ce l'éveil imprévu n'en peuvent mesurer l'intense émotion. Nos âmes s'y livraient avec une sorte d'orgueil durant cette humiliante station au bureau de la place de Mayence et, à défaut de confiance dans la victoire, l'espoir du moins surgissait en nous des relèvements futurs. Et le duc de Broglie, lui aussi, a exalté cette résistance en des termes qu'il faut reproduire, car ils sont à l'honneur de ceux qui ont mis en pratique les deux mots sublimes : Quand même ! gravés par Merdé sur le piédestal de son groupe immortel. La France de 1870 n'est pas restée, en fait d'énergie patriotique, au-dessous de sa devancière de 1791 Que lui avait-il manqué ? Ce n'est pas le courage. Jamais il ne fut prodigué avec plus d'éclat et la durée même de l'adversité a fait voir que la force égalait l'élan. Était-ce l'esprit utilitaire chez le soldat ? Nos mobiles ont bien valu les volontaires d'autrefois. Étaient-ce l'expérience et le talent des chefs ? Les plus renommés à la vérité étaient captifs, mais d'autres s'étaient levés qui ont assez honoré le malheur pour montrer qu'ils eussent été dignes d'être favorisés par la victoire. La France que nous avons connue a même eu cet avantage sur celle qui lui avait légué sa gloire : c'est qu'elle a gardé l'unanimité de la résistance. Les haines politiques, sociales et religieuses, qui avaient si profondément troublé la première épreuve, ont fait silence devant l'ennemi. Pendant six mois de luttes, il n'y a eu ni défection ni guerre civile, aussi, la génération qui va bientôt disparaître tiendra sa place dans l'histoire à côté de celle qui l'a précédée. Et si l'orateur grec a pu jurer par la mémoire des combattants de Platée et de Marathon qu'Athènes n'avait pas failli à Chéronée, nous aussi nous pouvons dire que les morts de Jemmapes et de Fleurus ont reconnu leurs héritiers dans les héros tombés à Loigny et, à Champigny.

Cette résistance désespérée et inattendue aurait pu permettre à l'Europe de se ressaisir, à la ligue des Neutres de se dissoudre, aux puissances d'intervenir, de tenter quelque chose en faveur d'une nation à laquelle ses ennemis eux-mêmes avaient déclaré, dès le début, en des proclamations solennelles, qu'ils ne lui faisaient pas la guerre. Oui, l'Europe pouvait agir et le devait, non seulement dans l'intérêt de la France, mais dans son propre intérêt. Et c'est aujourd'hui, seulement, qu'elle s'aperçoit de la faute considérable commise par elle en 1870 et en 1871 ! Elle a laissé se constituer au milieu d'elle une puissance démesurée, ambitieuse, âpre au gain, inassouvie, qui, à une très forte armée va joindre une flotte aussi forte et veut régner aussi bien sur nier que sur terre. Comme l'Empire gigantesque de Napoléon N, elle ne s'arrêtera dans ses envahissements que le joli où l'Europe s'apercevra que c'en est fait d'elle-même, si elle ne s'oppose à une telle domination. Telle est la faute commise par elle, il y a quarante ans. Que l'on reproche à la Délégation ses intrusions violentes dans la politique et ses tendances à porter la main sur les conseils électifs, sur la liberté de la presse et sur le droit électoral, ses erreurs dans le maniement des armées et ses jugements rigoureux ou injustes à l'égard de certains chefs, soit. Mais la prolongation de la guerre après Sedan, après Metz, mais la résistance à outrance, non. Une nation peut subir des pertes matérielles immenses ; elle est perdue si elle s'habitue à des pertes morales, car celles-ci sont irréparables. La résistance a servi à prouver la fierté et l'endurance de notre pas. Elle a servi à montrer l'égoïsme et l'indifférence de- ceux qui se disaient nos amis en même temps que leur conduite impolitique. En nous laissant écraser, ils se sont frappés eux-mêmes et sont devenus, les uns, les subordonnés de l'Allemagne, les autres les spectateurs inquiets et tourmentés de sa puissance. Notre résistance, d'ailleurs, a eu cet effet, que, la guerre finie, le vainqueur a jugé prudent pour lui-même, dans la crainte d'une guerre future, de s'allier à deux autres États, tant le sentiment de notre vaillance et de notre opiniâtreté l'avait frappé.

Quarante ans se sont écoulés et l'on parle fièrement encore de la défense de nos provinces et de la défense de Paris. On se souvient de l'enthousiasme excité à l'Assemblée nationale, par ces paroles du encrai Le Flô à la séance du 9 mars 1871 : L'exemple d'une ville de plus de deux millions d'habitants, d'un périmètre de 50 kilomètres, qui a pu résister pendant cinq mois aux efforts d'une armée de deux cent mille hommes pourvus du matériel de guerre le plus formidable qui se soit imaginé, sans qu'un seul de ses forts, un seuil de ses ouvrages avancés aient été pris, constitue un de ces faits admirables qui laissent dans l'histoire un trait lumineux et fera autant d'honneur à ceux qui ont dirigé la défense qu'à ceux qui ont eu le mérite de les seconder avec autant de courage que de patriotisme. Et le lendemain de cette séance, Thiers venait donner à ce témoignage d'un vaillant homme de guerre cette consécration personnelle : J'ai vu, dans mon voyage en Europe, que la résistance de Paris rehaussait l'opinion qu'on a de la France. J'ai vu à quel point cette résistance nous honorait. Quant aux armées de province, elles ont exercé sur leurs adversaires une telle influence qu'au milieu de novembre M. de Moltke, redoutant leurs attaques audacieuses, songeait, je le répète, à lever le siège de Paris[12]. Il s'en est fallu de peu que la fortune ne revint plusieurs fois sous nos drapeaux malheureux, malgré les privations et les souffrances auxquelles furent condamnés tant de soldats, malgré la dureté des intempéries et d'un hiver particulièrement cruel.

 

Après avoir rappelé les circonstances désastreuses qui signalèrent de notre côté la guerre de 1870, comme l'inertie calculée de Bazaine qui amena la catastrophe de Sedan, la résistance de l'armée de Metz arrêtée au moment où l'armée de la Loire croyait pouvoir se développer sans redouter l'arrivée du prince Frédéric-Charles, la maladie subite du général Chanzy lors de la bataille du Mans, les conséquences heureuses de la victoire de Coulmiers perdues par la suite de l'action imprudente et généreuse du général Reyau qui ne ménagea pas sa cavalerie pour poursuivre et saisir l'armée bavaroise, la défaite d'Orléans qui n'eût pas eu heu, si nos troupes avaient eu deux jours de plus pour se préparer et si l'action du général en chef avait été plus spontanée et plus libre, la signature à jamais, regrettable de l'armistice qui oubliait l'armée de l'Est et la condamnait fatalement à l'internement en Suisse, malgré l'héroïsme de Bourbaki et de ses soldats ; la Délégation laissée sans nouvelles précises de la durée probable du siège de Paris et vingt autres coïncidences néfastes, enfin les terribles rigueurs de la température survenant tout à coup, comme si celui que Napoléon appelait le général Hiver avait fait un pacte avec nos ennemis, M. de Freycinet constate que tout cet ensemble de faits déplorables s'était joint à la faiblesse organique de la France pour déjouer ses valeureux efforts. Et cet ensemble a été tel, avoue-t-il, que véritablement quand on l'envisage, on est tenté de se demander s'il n'y a pas eu là quelque raison supérieure aux causes physiques, une sorte d'expiation de fautes nationales ou le dur aiguillon pour un relèvement nécessaire. En présence de si prodigieuses infortunes, on ne s'étonne plus que des âmes religieuses aient pu dire : Digitus Dei hic est ![13]

Comment ne pas répéter ici les réflexions saisissantes de Bossuet dans sa conclusion de l'Histoire 'universelle, lorsqu'il montre que tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis à une force majeure, sans prévoir le cours que prendra l'avenir.

C'est Dieu qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées et qui frappe ces grands coups dont le contre-coup porte si loin. Quand il veut lâcher le dernier et renverser les Empires, tout est faible et irrégulier dans les Conseils... Ne parlons plus de hasard ou de fortune, ou parlons-en seulement comme d'un mot dont nous controns notre ignorance. Ces admirables paroles ont particulièrement leur application dans les graves événements que je tiens d'étudier.

Abordant alors hardiment les causes morales. M. de Freycinet remarque qu'un peuple qui, pendant vingt ans, s'était adonné à la poursuite de la richesse, avait ouvert son esprit à toutes les frivolités et perdu l'habitude de l'austère devoir et de la vertu, del ait s'attendre à ces catastrophes. L'année qui sort des entrailles du peuple n'avait-elle pas aussi perdu quelque peu de ses qualités traditionnelles ? Cependant, c'est encore chez elle qu'on a retrouvé l'empreinte des mâles vertus, du sacrifice et de l'héroïsme. Les soldats tombés à Wissembourg, à Forbach, à Morny, à Gravelotte, à Sedan, à Metz, à Orléans, à Coulmiers, à Loigny, à Champigny, sur tant de champs de bataille, n'ont-ils pas joyeusement donné leur vie pour une patrie qu'ils voulaient grande, libre et honorée ? Ces chefs, ces officiers, qui s'avançaient vers la mort, tranquilles et confiants en tète de leurs divisions ou de leurs régiments, donnaient l'impression d'amies intrépides et fières, capables, comme on l'a vu, des plus beaux efforts et aussi admirables dans la retraite que dans le combat. Ils ont été trop souvent l'objet de traitements ou de critiques déplorables. Ils les ont méprisés, car ils s'élevaient au-dessus des hommes et des choses. Ils conseillaient à leurs soldats qui croyaient en eux l'esprit de dévouement, l'esprit du sacrifice qui est le ciment même des armées. Avec peu ils ont fait beaucoup. Parmi eux, il n'y en a eu qu'un seul qui n'ait pas compris son devoir et, de cette trahison inouïe, ils ont souffert plus que les autres Français. Sans doute, ils ont constaté qu'il y avait eu dans leurs rangs des fautes ou des erreurs considérables, et c'est pourquoi ils ont voulu des réformes, ils ont réclamé une instruction militaire plus complète, des méthodes nouvelles plus appropriées à la stratégie moderne, une mobilisation plus rapide, des effectifs plus nombreux, un armement plus parfait, un état-major plus exercé et plus savant, une instruction plus virile en ce sens qu'elle développât davantage chez le soldat l'entrain, l'endurance, le sang-froid et la confiance, toutes choses enfin qui nous sont, je l'espère, assurées aujourd'hui.

 

Thiers, qui a été sévère pour la Défense nationale, n'a pas échappé, lui non plus, à la critique. Certains historiens ont considéré que sa mission en Europe et ses négociations avaient été trop vantées. Ils ont blâmé ses déclarations, ses vues, ses plans, ses prétentions. Quelques-uns même ont raillé sa politique de parade et sa conception ridicule d'une justice immanente de l'histoire. Ils ont cru découvrir chez lui plus d'ambition personnelle que de patriotisme vrai. Ils ont été rigoureux et injustes. Mais celui qui s'est montré le plus sévère, le plus âpre de tous, c'est M. Émile Ollivier. Après avoir reproché à Thiers de n'avoir point dévoilé, avant la guerre, la vérité sur notre faiblesse militaire, ni dissipé toutes les illusions, de s'être posé en Cassandre dédaignée, d'avoir jeté un cri de sauve-qui-peut à nos soldats découragés, de s'être enfin opposé aux hostilités, parce qu'il craignait les résultats politiques d'une victoire qui eût rendu impossible cette présidence de la République à laquelle il ne cessait d'aspirer, M. Ollivier l'a accusé, au montent où la guerre était devenue inévitable, d'avoir repris le rôle de La Fayette en 1815, d'avoir annoncé la chute du gouvernement et une révolution devant l'ennemi, et consenti à la déchéance de l'Empire en évitant d'en prononcer le mot[14].

Ce n'est pas, à ce qu'il parait, pour chercher des défenseurs à la France que ce vieillard de soixante-treize ans a couru l'Europe, non. C'était, d'après M. Ollivier, pour se dérober selon coutume et aller, aux frais du Trésor épuisé, plaider le bon droit de la France et répandre force calomnies contre les prisonniers de Wilhelmshöhe et contre ses ministres ! Ce ne fut pas une négociation, mais une capitulation politique qui nous fut aussi fatale que nos capitulations militaires[15]. Thiers enfin avait préparé son avènement au pouvoir et fait organiser sa candidature par ses amis dans un grand nombre de départements. Voilà comment est expliqué le plus spontané et le plus libre des plébiscites !

M. Ollivier va plus loin encore dans ses critiques déjà si violentes et si injustes. Parlant des négociations de Thiers avec Bismarck, il dit : Toujours crédule, lorsqu'il s'agissait de sa personne, il croyait imposer ; il n'a rien obtenu. Mais Belfort ?... Eh bien ! cette ville nous est restée, il est vrai, mais parce que le roi de Prusse voulait en échange conserver dans la nouvelle frontière le champ de bataille où avait péri la Garde royale.

Mais le libérateur du territoire ?... Un négociateur quelconque aurait traité aux conditions que nous avons dû subir... Il est extravagant d'honorer du titre de libérateur du territoire celui qui a signé, contraint et désespéré, je le veux croire, l'abandon de Metz et de Strasbourg[16]. Mais la promptitude inouïe avec laquelle le territoire a été évacué et la facilité avec laquelle, grâce au concours patriotique de tous les Français, l'énorme indemnité de guerre a été payée ? Au lieu de susciter l'esprit de sacrifice, M. Thiers a découragé les tentatives de souscription volontaire et s'est adressé aux convoitises de la cupidité... Il s'est montré un très habile directeur du mouvement des fonds, un maitre en fait de réclames financières et en agiotage ; il n'a pas été un citoyen animé de la passion du bien public ! Voilà à quelles énormités la passion et une rancune mesquine peuvent conduire ! M. Ollivier a cherché à épuiser tous les traits d'une verve jalouse et colère contre celui qui, dans des jours néfastes amenés par l'impéritie de l'Empire et de ses ministres, est venu avec courage, avec dévouement au secours de son pays. Il se réjouit de sa chute au 24 mai, puis il décrit sa fin en ces quelques mots dédaigneux : La mort le surprit la plume à la main, rédigeant un manifeste d'opposition. Il finissait comme il avait commencé... Aussi, obtint-il l'apothéose et fut-il triomphalement conduit à sa dernière demeure par cette multitude que, pendant sa vie, il avait fait profession de mépriser.

Cette multitude fut tout le peuple de Paris auquel s'étaient joints le Corps diplomatique, les membres des deux Assemblées, des Académies et des Corps savants, les officiers supérieurs de l'armée, enfin tout ce que la France compte d'illustrations mêlées aux délégations d'Alsace-Lorraine qui n'avaient pas perdu le souvenir de celui qui avait employé tout ce que sa parole et son crédit personnel pouvaient lui suggérer pour essayer d'arracher nos deux provinces à l'avidité du vainqueur[17].

Dans son dernier livre[18], M. Émile Ollivier est non moins amer que dans son étude sur Thiers dans l'Histoire. Il accuse Thiers d'avoir blessé le patriotisme du. Corps législatif en un discours qui devait servir à l'étranger, d'avoir amené lui-même la guerre en excitant perpétuellement le point d'honneur au cœur d'une nation susceptible, d'avoir injustement dit que la guerre était l'effet nécessaire de la demande de garanties, d'avoir plus que personne contribué à inspirer une confiance aveugle dans les succès de notre armée, sans avoir jamais proféré un mot qui indiquât notre insuffisance en fait de préparatifs militaires, enfin d'avoir inventé avec une effronterie sans pareille des propos controuvés et grossièrement travesti tous les faits relatifs à la guerre sur lesquels il s'est expliqué !

Tel est le portrait que M. Émile Ollivier a fait d'un vrai patriote, d'un libéral sincère, d'un historien célèbre, d'un citoyen éclairé et prodigieusement actif, d'un chef d'État mêlé aux plus grandes affaires de la France à l'âge où tant d'hommes aspirent si justement au repos, toujours prêt à défendre les causes justes et jusqu'à la dernière heure passionné pour les nobles idées et les nobles recherches ! Mais l'Assemblée nationale l'avait déjà vengé de tous ses détracteurs en déclarant qu'il avait bien mérité de la patrie, et le président de l'Assemblée avait accentué ce juste éloge en des termes qu'on n'oubliera pas : Une nation montre sa grandeur morale, lorsque, élevant sa reconnaissance à la hauteur des services qui lui sont rendus, elle sait aussi décerner aux hommes qui la servent et qui l'honorent une récompense digne d'elle et digne d'eux.

Sans doute Thiers, comme tout homme d'État, dans une carrière très longue, a eu des faiblesses et des fautes à se reprocher. Il serait puéril de chercher à les dissimuler. Mais la fin de son existence, consacrée tout entière à empêcher une guerre néfaste et à relever un pays qu'il appelait le noble blessé, a été sans reproches. Aussi, a-t-on bien fait de graver sur sa tombe ces mots : Patriam dilexit.

 

Laissons les hommes et revenons à la France.

De tous ces événements auxquels nous avons assisté, de toutes ces révolutions que nous avons vues, de tous ces changements inouïs, de ces grandes et lamentables choses, qu'est-il resté en nous ? Quels souvenirs avons-nous gardés des espérances, des illusions, des joies éphémères, des déceptions, des revers, des catastrophes qui ont bouleversé notre pays, il y a quarante ans ? Quelles leçons en avons-nous retenues ? Avons-nous dit jamais, ou disons-nous encore, comme Stein après le désastre d'Iéna : Il s'agit à présent de détruire la division entre les classes, de donner à chacun la faculté de développer librement ses forces selon une direction morale, d'amener chacun à aimer la patrie jusqu'à lui sacrifier ses biens et son existence ? Avons-nous pensé et dit, comme cet ardent patriote : Pour que ces réformes atteignent complètement leur but qui est le développement intérieur du peuple, il faut ranimer l'esprit religieux de la nation. C'est de l'instruction et de l'éducation de la jeunesse que l'on doit attendre les plus grands résultats. Si l'on nourrit et stimule les principes qui ennoblissent la vie, si l'on évite les enseignements bornés, si l'on cultive avec soin ces instincts trop négligés et sur lesquels se fondent la force et la dignité humaine, l'amour de Dieu et dé la patrie, nous pouvons espérer de voir grandir une génération plus forte au physique et au moral et de voir aussi s'ouvrir devant nous un meilleur avenir !

Cela, nos ennemis l'ont vu.

Et nous, Français, que voyons-nous, qu'entendons-nous trop souvent ?... A côté des magnifiques et consolants exemples de courage et de dévouement que nous ont offerts nos soldats sur la terre africaine, à côté de nobles et patriotiques discours que profèrent encore des bouches sincères, que de scènes attristantes, que de blasphèmes, que d'outrages contre ce qui fut, contre ce qui doit rester le culte de nos times ! Quel dégoût, quel effroi ne ressent pas le Français qui entend des forcenés, des insensés insulter le drapeau tricolore et se glorifier de leurs insultes, qui voit certains éducateurs du peuple s'efforcer de flétrir dans de jeunes cœurs les plus généreux, les plus mâles instincts ? Si cette coalition monstrueuse contre tout ce qui fait la force, la sécurité, l'honneur même de la nation, aboutissait à un triomphe, — et quel triomphe ! — si ces prédications exécrables portaient les fruits qu'en espèrent leurs criminels auteurs, que resterait-il de cette France qui jadis donnait le branle à l'Europe et dont la vieille histoire n'est qu'une suite de prodiges ? Des lambeaux, des haillons, des débris, une poussière sans nom !

Tous les faits, tous les actes que j'ai essayé de retracer avec impartialité, ne seraient vraiment que des pages éphémères et futiles, s'ils ne rappelaient aux Français qu'ils ont le devoir incessant, par leurs discours, leurs écrits et leurs gestes, de préparer pour leurs enfants des jours meilleurs et clignes d'un passé qui connut, avant les derniers revers, tant de gloires et tant de prospérités !

C'est là mon ferme espoir et je voudrais le faire passer dans l'âme de ceux qui liront cet ouvrage.

La guerre de 1870 aura eu, à côté d'infinies tristesses, un mérite éclatant et compensateur : celui de révéler à la France elle-même, qu'une nation qui veut vivre et qui, jetée tout à coup dans le plus terrible des conflits, a le désir naturel de vaincre, doit toujours être prête, sous peine d'être livrée à l'ennemi envahisseur et aux désastres qui sont les conséquences fatales de l'invasion et de la conquête. Nous ne savons pas ce que sera l'avenir, mais nous avons le devoir d'y penser sans cesse en concentrant tous nos soins et tous nos efforts sur les améliorations à donner à notre armée, à notre marine et particulièrement à nos finances. Au point de vue militaire, la richesse est pour une nation qui veut rester puissante et respectée un élément de force et de sécurité incomparable.

Au mois de décembre 1908, dans la salle des séances du Reichstag, au-dessus du fauteuil du président, un peintre allemand avait représenté un épisode de la bataille de Sedan où l'on voyait un cuirassier français à terre et le drapeau tricolore foulé aux pieds par un soldat prussien devant le roi Guillaume qui passait à cheval, suivi de Bismarck et de Moltke. Après les critiques violentes de certains députés qui trouvaient que le peintre eût mieux fait de représenter les braves soldats français venant au secours de la légation de Prusse à Pékin, ce tableau, .aussi peu artistique que provocateur, a disparu. Mais le fait qu'en pleine paix, une telle image ait pu être étalée, devant les représentants du peuple allemand et de l'Alsace-Lorraine, avait pris une signification qu'il ne faut pas oublier. Elle nous rappelait que la politique implacable de Bismarck, avec ses ambitions et ses violences, est toujours en honneur chez nos voisins. Elle prouvait que le terrible chancelier a laissé des disciples qui voudraient bien, à l'heure propice, se montrer dignes du maître.

Docile aux préceptes de Machiavel et de Frédéric II, Bismarck n'a reculé, en effet, comme je l'ai démontré dans cet ouvrage, devant aucun moyen pour accomplir tous ses projets. Il a fait l'unité allemande per fas et nefas. Il a associé à sa politique de fer, de feu et de sang son roi lui-même qui, d'abord hésitant et débonnaire, est devenu, après les premiers succès en 1864, en 1866, en 1870, plus âpre et plus ambitieux que son ministre même. Celui-ci s'est vanté, après la dernière guerre, d'avoir jeté, par une astuce sans nom, deux peuples l'un sur l'autre, et il a trouvé pour cela des approbateurs et des admirateurs. Il a créé une école qui, à son exemple, répète que la Force est tout et qu'il faut mieux être craint qu'aimé ; que pour gouverner tous les moyens sont honnêtes ; qu'il est loisible de faire le mal sans scrupule, lorsqu'il le faut ; que l'observation des traités entre les grands États n'est que conditionnelle, dès que la lutte pour la vie les met à l'épreuve ; que l'instabilité des intérêts politiques et les dangers qui en résultent sont la doublure dont il faut munir les contrats écrits, s'ils doivent durer. Ce sont là des maximes machiavéliques et bismarckiennes, toujours en vogue, qu'il ne faut pas oublier, quels que soient les événements qui surgiraient ou quelles que soient les avances qui pourraient nous être faites.

Il convient de remarquer que l'Europe commence à se rendre compte de ce que vaut une telle politique et qu'elle juge sévèrement ses propagateurs. Si nous prenons un à un, disait récemment un Allemand, le professeur Steinhausen, dans la Deutsche Rundchau, les peuples, petits et grands, qui habitent la surface de la terre et si nous leur demandons ce qu'ils pensent de nous, il est certain que leur réponse n'a rien d'agréable. En effet, il n'est peut-être pas aujourd'hui de nation plus détestée que la nôtre. Cette appréciation, Bismarck la revendiquait un jour pour lui-même et avec une satisfaction orgueilleuse. N'avait-il pas tout fait pour cela ? Prenons, au hasard, dans sa vie un exemple. Son ami, l'historien anglais lord John Motley, intervenant spontanément en notre faveur le 9 septembre 1870, lui avait écrit : Plus les conditions de la paix seront modérées, plus la confiance en l'avenir sera grande. Sait-on ce que le chancelier lui répondit ? Ces quatre mots tranchants comme un coup de sabre : Au diable la confiance !

Ne nous laissons donc pas aller à un optimisme complaisant ou à une indifférence funeste. Ne croyons pas à un rapprochement facile, à une entente nécessaire ou inévitable avec ceux qui ont déchiré la robe sans couture et qui sont prêts, quoi que l'on dise, à jouer aux dés ce que certains de leurs historiens appellent les dernières dépouilles.

Si l'Autriche, avec une facilité d'oubli vraiment surprenante, a consenti à se faire l'alliée de la puissance qui l'a meurtrie en 1866 et qui l'a brutalement écartée de la Confédération germanique, la France n'a pas, même au bout de quarante ans, oublié la blessure faite à son flanc, blessure qui d'ailleurs n'a pu se fermer. Et. pourquoi ? Parce qu'ici c'est plus encore qu'une plaie inoubliable et cruelle, c'est chez nous et pour nous la preuve tangible de la rupture de l'équilibre ; c'est la preuve de la nécessité absolue des limites naturelles que nos pères avaient conquises au prix de tant d'efforts et qu'il faut à la France.

L'arrachement des deux provinces par le fer et par le feu de l'ennemi est une de ces violences qui ne sortent pas de la mémoire d'un peuple fier, car le peuple qui n'y penserait plus ne mériterait pas de vivre. Qu'on ne reproche donc pas à notre pays son attitude patiente et réservée ; qu'on reproche seulement à ceux qui l'ont jadis mutilé sans pitié, de n'avoir pas compris que la rentrée de nos enfants séparés dans le giron maternel est pour lui un désir et un espoir éternels. Comment la. France pourrait-elle, sans des regrets inconsolables, voir flotter les plis du drapeau noir et blanc sur les pays glorieux et doux qui souriaient à nos trois couleurs ? Rien ne vaut pour les individus, comme pour les peuples, la piété, le culte du souvenir. A quels nouveaux périls ne seraient-ils pas exposés les uns et les autres, s'ils renonçaient à leurs légitimes revendications ?

Soyons donc toujours en éveil, comme le recommandait Bismarck à ses propres concitoyens ; ayons l'œil ouvert sans chercher à provoquer personne, mais avec la volonté, avec la certitude d'écarter tout ce qui pourrait mettre en péril nos intérêts vitaux. Ne croyons pas que la force prime le droit, mais croyons fermement que le droit, quand il peut être menacé par un puissant adversaire, a besoin d'être soutenu par la force. Concluons des alliances solides, formons des ententes cordiales, mais avant tout comptons sur nous-mêmes et soyons prêts à chaque instant pour toutes les épreuves. Montrons à tous ceux qui douteraient de l'énergie de la France qu'elle est toujours résolue à défendre ses institutions et ses traditions qui reposent sur l'ordre, la discipline, la justice et la liberté. Un peuple ainsi garanti, un peuple qui possède à la fois la force matérielle et les forces morales, n'a rien à craindre. S'il en a sincèrement conscience, il peut jouir du présent et tourner avec confiance ses regards vers l'avenir.

 

FIN DU TOME SECOND ET DERNIER

 

 

 



[1] Rapport du comte Daru sur les actes du gouvernement de la Défense nationale.

[2] Papiers de la Famille impériale, t. Ier, p. 437 à 470. — Voyez Souvenirs du général LEBRUN, du général DU BARAIL et autres.

[3] Voir la brochure de Napoléon III, sur les Causes de la Capitulation de Sedan, où l'empereur reconnaît lui-même les vices de notre organisation militaire. — Voir ses lettres et ses propres aveux.

[4] Cf. la France et la Prusse et Passé et Présent, du duc de Grammont.

[5] Dans un écrit ultérieur, Passé et Présent, le duc de Gramont, sous le nom de Memor, reconnaît que la Enlace devait s'armer, se fortifier, avoir des alliances. Il est temps, disait-il, de s'entendre polis préparer la défense, tout en restant pacifiques et prudents. En effet, il était temps. — Dans une lettre du 19 février 1872, lettre inédite que je possède, le duc de Gramont écrivait à un ami au sujet de l'Assemblée nationale : Ce qui est ignoble dans tout cela, c'est qu'on ne discute, vote et n'exécute pas la loi sur l'armée avec service obligatoire. Tous ces partis me dégoûtent. Je suis avec celui qui organise l'armée. C'est là pour nous paix, sécurité, commerce, etc., et sans cela nous serons repris et partagés et gouvernés par la Prusse ! Il fallait dire et soutenir cela avant la guerre de 1870.

[6] Traduction d'Alfred SUDRE. — Amyot, 1871, 2 vol. in-16.

[7] L'Empire libéral, t. XIV, p. 3 et 4.

[8] En 1880, à propos d'allie lettre déplorable sur le prince Napoléon approuvant la politique des décrets, une polémique des plus vives s'est engagée entre M. Emile Ollivier qui soutenait le prince, et M. Paul de Cassagnac. An cours de cette polémique, l'ancien président du Conseil cherchait à justifier sa conduite politique de 1870 par des raisons dont son ardent adversaire démontra, quoique en tenues trop violents, la faiblesse et l'inanité. — Voir le Pays et l'Estafette du mois d'avril 1880.

[9] Souvenirs du général Lebrun.

[10] La Guerre en province, 1872, un vol. in-8°.

[11] Mémoires du maréchal de Moltke.

[12] Mémoires du maréchal de Moltke.

[13] La Guerre en province, p. 350. — Voir la France, par HEINRICH, 1873.

[14] Thiers à l'Académie et devant l'histoire. — Paris, Garnier, 1879, un vol. in-12.

[15] Thiers devant l'histoire, p. 136.

[16] Thiers devant l'histoire, p. 140.

[17] Voyez Histoire de la République (1876-77), par M. DE MARCÈRE, Plon, 1910, in-18.

[18] L'Empire libéral, t. XIV, p. 409, 412, 490, 592.