LA GUERRE DE 1870

CAUSES ET RESPONSABILITÉS — TOME SECOND

 

CHAPITRE XIII. — LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE.

 

 

Thiers qui avait accepté, après le 4 Septembre, la tâche ingrate de parcourir l'Europe pour solliciter quelque appui en faveur de la France résolue à lutter intrépidement pour conserver intacts son territoire et son honneur, avait, comme on l'a vu, après l'échec des négociations d'Octobre avec le chancelier prussien, repris, au lendemain de la capitulation de Paris, ces négociations en vue d'arriver à des préliminaires de paix. Cette tâche devait être plus rude encore que les précédentes. Au lendemain du vote des préliminaires, il allait tout à coup se trouver en face d'une insurrection formidable née des passions, des douleurs et des déceptions du siège de Paris. Il lui faudrait combattre et vaincre cette insurrection, rétablir l'ordre, aboutir à une paix définitive, restaurer un pays ruiné et libérer le territoire de l'occupation étrangère. Jamais labeur plus difficile et plus ardu ne s'était présenté à un chef d'État. Sans l'adresse, le zèle, l'ardeur infatigables, la science profonde des hommes et des choses et la longue pratique des affaires que possédait Thiers, sans la confiance qu'il inspirait à nos ennemis eux-mêmes, ainsi qu'à toute l'Europe, la libération et l'évacuation du sol français eussent été l'objet de difficultés presque insurmontables. On peut affirmer que, sans ses efforts opiniâtres, l'occupation se fùt prolongée, tandis qu'elle finit avant l'expiration des délais fixés et cela dans des conditions qui relevèrent aux yeux du monde entier le prestige et le crédit de la France. Nous venons de retracer une histoire douloureuse en rappelant des événements bien pénibles pour des cœurs français, la déclaration imprudente de la guerre, ses conséquences terribles et nos revers multipliés malgré la résistance énergique de la Défense nationale et l'héroïsme de nos soldats, puis les difficiles négociations relatives aux préliminaires de paix. Dans les pages qui vont suivre nous pourrons voir avec une juste fierté comment, sous l'impulsion d'un chef d'État prudent et éclairé et avec le concours d'une Assemblée profondément dévouée à la patrie, la France, au grand étonnement de l'Allemagne qui la croyait blessée à mort, se redressa tout à coup sur son lit de douleurs, pansa ses plaies, retrouva ses forces et, sur des villes infortunées qui avaient subi l'humiliation des couleurs ennemies, fit de nouveau flotter le drapeau tricolore[1].

 

A la fin de mars, Napoléon III, continuant ses démarches et venu à Chislehurst après sa mise en liberté, avait fait dire par la comtesse de Mercy-Argenteau, alors au château d'Ochain, près Terwagne eu Belgique, qu'il consentirait à traiter, si on maintenait la possession de Metz à la France. Bismarck avait manifesté son étonnement au sujet d'une semblable condition et il avait résumé son refus en cette phrase laconique : Cela est absolument impossible ! Thiers, mis au courant de cette correspondance avait fait surveiller les agents de l'empereur ; c'est ce qui explique l'arrestation de Roulier à son retour de Chislehurst. Le chef du pouvoir exécutif croyait trouver dans la valise de cet homme politique si remuant des indications précieuses sur les rapports de l'Allemagne avec Napoléon III. Mais Roulier, averti par la leçon de Cerçay, n'avait emporté avec lui aucun papier compromettant. Toutefois, Bismarck, profitant de l'émoi causé par cet incident, continua à laisser croire qu'il pourrait bien encore traiter avec l'Empire pour lequel il exagérait l'attachement des soldats prisonniers en Allemagne. Telle était son attitude incorrecte à l'égard du pouvoir qu'il avait officiellement reconnu et auquel il avait promis son concours ; mais il espérait par cette ruse faire hâter la signature d'une paix ardemment désirée par l'Allemagne entière, éviter l'ingérence toujours redoutée par lui des puissances européennes et nous imposer toutes ses exigences.

Averti de sa dureté implacable, Napoléon III en témoignait sa tristesse à la comtesse de Mercy-Argenteau. Il la remerciait de son entremise et déclarait qu'on ne pouvait pas agir avec plus d'intelligence et plus de cœur. Malheureusement, disait-il à la date du 1er avril, nous avons affaire à des caractères impitoyables... L'avenir est bien sombre et il faut laisser la Providence diriger la volonté des hommes... La comtesse lui avait proposé de s'adresser au maréchal de Mac-Mahon et à d'autres officiers supérieurs pour tenter quelque nouvelle démarche, ou opérer je ne sais quelle manœuvre. Il les croyait inutiles. Le moment n'est pas venu, déclarait-il, où à l'intérieur on puisse prendre une initiative quelconque. Six semaines après, il convenait, comme on le verra par la lettre suivante, que ses desseins n'avaient pu se réaliser, et cependant il semblait espérer encore. Bien des projets ont avorté, disait-il, mais je ne le regrette pas. Il faut que chaque chose vienne en son temps, et le mouvement favorable qui se produit en France doit faire espérer dans l'avenir, si toutefois c'est un espoir invincible que de se charger des destinées d'un peuple aussi léger que le peuple français ! Son secrétaire Piétri donnait la même note et écrivait le 16 juin de Camden-Place à la comtesse de Mercy-Argenteau : L'empereur est aujourd'hui entièrement rétabli et a repris ses occupations et sa vie habituelle. Il a été cruellement affecté par les maux qui accablent notre malheureux pays et dont nous rie sommes pas encore prêts à voir la fin aujourd'hui... A Versailles, on nous accuse de conspirer. Ils ont tort et ils doivent bien savoir le contraire. Nous n'avons qu'une seule manière de conspirer utilement, c'est d'attendre, car le temps conspirera pour nous et aidera la Vérité à sortir du puits où on la tient enfermée... Déjà, elle commence à se faire jour. C'est sur elle que nous devons compter en n'ajoutant pas aux maux de la patrie des intrigues qui ne pourraient que les aggraver. Ceci n'empêchait pas l'ancien secrétaire de Napoléon III, le député Conti, de se livrer à une propagande active et d'affirmer, entre autres, que si l'empereur revenait au pouvoir, il se montrerait plus attaché à la religion que nombre de ses adeptes.

Les maux de la patrie allaient, hélas ! s'aggraver, comme l'avait prévu l'empereur lui-même dans une conversation avec Mels-Cohn, conversation qui parut à l'époque dans les journaux allemands. Des choses horribles se passeront en France après la paix. On les réprimera, on les punira, mais on n'en détruira pas la racine. Et l'horrible se renouvellera. Les tètes du monstre reparaîtront sans cesse ; la Révolution sera toujours en permanence, elle rongera tout et toujours. Supprimée ici, elle se lèvera là-bas, comme un cancer qui pompe lentement le meilleur du sang... Ce qu'auparavant on aurait appelé horreur, ne sera plus qu'un jeu d'enfants. Et alors on demandera lm coup d'État : il sera trop tard. L'empereur eût dû savoir pourtant que ce n'est pas avec les coups d'État qu'on assure le respect et la stabilité d'un gouvernement. On rentre difficilement dans le droit après être sorti de la légalité, et l'on s'expose à de justes représailles, car la violence appelle la violence et quel est le pays qui pourrait vivre avec un tel régime ?

Mais il était à prévoir, comme le disait Napoléon III, que la fièvre et les déceptions du siège, le triomphe des Allemands, et la capitulation de Paris amèneraient bientôt des désordres sans nom.

 

En effet, à la guerre étrangère succéda une affreuse guerre civile due à la. Commune de Paris. L'Allemagne en avait naturellement profité pour accentuer ses exigences et il convient de le rappeler sommairement. Des conférences pour la paix définitive allaient s'ouvrir à Bruxelles lorsqu'éclata le 18 mars. On pouvait espérer, avant ce jour néfaste, que l'Europe, mise au courant des exigences allemandes, sortirait peut-être de son indifférence déplorable et appuierait les réclamations de la France. Or, voici que l'insurrection surgissait au lendemain du départ des troupes étrangères de Versailles, et au moment même où d'autres troupes semblaient disposées également à quitter divers points du territoire.

Aussitôt, tout s'arrête. Bismarck témoigne les méfiances les plus grandes et suspend le rapatriement des prisonniers français. Le général de Fabrice croit devoir entrer en rapports directs avec le commandant révolté de Paris et le nouveau délégué des Affaires étrangères. Ce général, accrédité par le chancelier comme plénipotentiaire près le gouvernement français, ne craignait pas de mander à Jules Favre Pie dans les événements dont Paris était le théâtre l'imprévu était la règle, et que les hypothèses basées sur la logique n'étaient pas toujours celles qui se vérifiaient. Cependant il voulait bien faire remarquer que la note de l'état-major allemand, adressée le 21 mars au Comité central, contenait le mot friedlich et non pas freundlich, ce qui signifiait, d'après lui, que les troupes alliées avaient reçu l'ordre de garder une attitude pacifique à l'égard de Paris, tant que cette ville n'aurait pas envers les Allemands une attitude hostile. Cédant enfin aux vives sollicitations de Thiers, Bismarck consentit, pour permettre la répression de l'insurrection, à laisser porter à quatre-vingt mille hommes la. garnison :de Paris, si malencontreusement réduite par lui à seize mille hommes, ce qui n'avait pas permis au gouvernement de rester avec si peu de forces dans la capitale, où il eût été écrasé. La Commune triomphante de par les exigences du chancelier, que fût devenue la paix et quelles eussent été les conditions dernières ? On frémit en y pensant.

Le général de Fabrice avait pris, après le départ de l'empereur Guillaume, le commandement des troupes d'occupation, mais ce ne 'fut qu'un commandement provisoire. L'empereur le remit à titre définitif au général baron de Manteuffel qu'il aimait et estimait particulièrement et qui, devant Metz, dans le Nord et dans l'Est, avait été chargé de grandes opérations pendant la guerre. Cet officier s'appliqua à être modéré et courtois[2]. Il avait su déjà mener habilement quelques négociations diplomatiques et ses manières et son caractère le portaient vers les mesures sages et conciliantes. Nous le verrons pendant cette mission si délicate, qui dura deux longues années, faire preuve d'un tact, d'une sagesse et d'une modération qu'on ne saurait trop louer. Il convient de dire tout de suite que Thiers, non moins habile et non moins prudent, sut agir avec lui dès la première heure de telle façon qu'il fit bientôt d'un adversaire un réel ami. Il avait d'ailleurs compris que le général de Manteuffel avait dû recevoir de l'empereur des conseils très sages qui l'invitaient à faire tout ce qui dépendrait de lui pour dissiper, ou tout au moins diminuer, les légitimes ressentiments que nous avaient causés les horreurs de la guerre et de l'invasion. Thiers eut l'intelligence de se faire aider auprès de Manteuffel par un diplomate d'une distinction et d'une éducation parfaites, de manières élégantes et aristocratiques, qui, depuis 1854, connaissait aussi bien le maniement des affaires diplomatiques que celui des affaires administratives. C'était Charles de La Croix de Chevrières, comte de Saint-Vallier, qui à Munich, à Vienne, à Stuttgard, avait pratiqué la langue allemande et fait une étude approfondie des caractères et des mœurs de l'Allemagne et de l'Autriche. Grand, élancé, jeune encore, — il n'avait pas quarante ans, — la physionomie noble et fine dont une chevelure et une barbe noires relevaient la pâleur, le comte de Saint-Vallier, sachant parler avec grâce et écouter avec la plus parfaite courtoisie, devait se lier avec le général de Manteuffel et obtenir de lui pour notre pays tous les services compatibles avec les devoirs du chef de l'armée d'occupation.

Le choix du vicomte de Gontaut-Biron, qui succéda comme ambassadeur à Berlin, à la fin de 1871, au marquis de Gabriac, notre excellent chargé d'affaires[3], avait été l'une des habiles mesures diplomatiques de Thiers. Le prince de Bismarck, qui redoutait l'influence de ce gentilhomme apparenté avec les meilleures familles de l'Allemagne, avait exprimé ironiquement le regret qu'un tel ambassadeur fût peu expert en diplomatie. Il s'attira cette réplique de l'empereur : Cela peut être vrai, mais l'essentiel à mes yeux, c'est qu'il est un gentilhomme de vieille et noble origine. C'est à cela que je tiens le plus et je suis particulièrement reconnaissant à M. Thiers de l'avoir compris. Le chef du pouvoir exécutif, qui savait bien ce qu'il avait fait, écrivit lui-même au vicomte de Gontaut-Biron qu'il était fier de son choix et qu'il avait appris que sa douceur, sa dignité et son grand sens avaient beaucoup plu à Berlin. Ce qu'on ne saurait assez louer en effet chez le nouvel ambassadeur, c'était une fierté que ni les rudes propos de Bismarck ni les perfidies du comte d'Arnim ne purent amoindrir. Il tint excellemment son rang de Français et de gentilhomme dans une situation très douloureuse, car il fallait représenter devant des vainqueurs peu généreux la France vaincue. Mais il prouva que ce n'était pas la France abaissée, et l'accueil courtois de l'empereur et de l'impératrice, la bonne grâce et la délicatesse du prince royal et de la princesse Frédéric adoucirent la rudesse systématique du chancelier et le chagrin que lui causait la réserve du corps diplomatique, habitué à régler ses façons ou ses impressions sur celles de Bismarck, plus redouté alors que l'empereur lui-même.

Le jeu que jouait le chancelier allemand était un jeu serré. Il avait eu, en 1870, beaucoup plus qu'en 1866, maille à partir avec l'état-major allemand. Si à Nikolsbourg, au lendemain de Kœniggraetz, il avait su mettre un frein aux ambitions démesurées des généraux prussiens et même du roi, à qui l'appétit était venu en bataillant, il n'en avait pas été de même pendant la campagne de France. Le comte de Moltke et les principaux chefs l'avaient tenu à l'écart de leurs opérations et de leurs projets. Ce n'était que par les princes et par des agents secrets qu'il avait pu savoir ce que l'on tentait ou allait tenter contre les armées françaises. Pour s'être mêlé en personne de la question du bombardement qu'il trouvait trop lent à venir, il s'était attiré presque l'inimitié de Moltke et de Blumenthal, ainsi que le prouvent ses propres Souvenirs, les derniers écrits du docteur P. Lorenz et du général de Stosch, et les rancunes de la reine Augusta et de la princesse Victoria, accusées par lui de sympathies françaises. L'état-major prussien s'était juré qu'il irait cette fois jusqu'au bout de ses exigences, et ce fut lui qui demanda Strasbourg et Metz, tonte l'Alsace et une bonne partie de la Lorraine. Il fallut céder. Bismarck défendit ces exigences devant Thiers, tout en reconnaissant plus tard que l'annexion de Metz avait été la plus grande des fautes politiques. Mais, sachant que les militaires défiants avaient l'œil sur lui, craignant d'ailleurs d'accroître le nombre des ennemis que lui avaient déjà créés ses succès diplomatiques, se disposant à commencer contre les catholiques une guerre difficile et féconde en risques et périls de tout genre, mécontent de la fermeté nec laquelle la France s'apprêtait à supporter ses lourdes charges, il montrait à notre ambassadeur, comme à nos autres agents, une roideur, une dureté toutes prussiennes qui répondaient naturellement à son caractère entier et orgueilleux. Les premières négociations ne furent donc pas très faciles.

Grâce à la Commune qu'il traitait avec une indulgence étonnante, puisque lui-même, au Reichstag, avait dit le 2 mai qu'il voyait dans le mouvement parisien un noyau de raison, le chancelier tenait la France à sa merci. En échange des concessions indispensables qu'il daignait accorder pour la marche de l'ordre et le salut de la société, il faisait demander à la conférence de Bruxelles plus qu'il n'aurait osé demander en des temps réguliers et calmes. Il profitait du labeur écrasant imposé alors à Thiers et des occupations extraordinaires qui ne laissaient au chef du pouvoir exécutif aucune liberté pour se mêler aux négociations ; il en profitait pour essayer de tirer des pourparlers le parti le plus avantageux à l'Allemagne. Que ne voulait-il pas ? Les cinq milliards en numéraire, la remise totale à l'Allemagne des chemins de fer compris dans les territoires cédés, une indemnité aux Allemands expulsés, le respect de la propriété privée sur mer, la remise en vigueur des. traités et conventions entre la France et l'Allemagne, le refus du droit d'option aux Alsaciens-Lorrains, la restriction du rayon militaire autour de la place de Belfort. Le retard nécessairement causé par ces graves exigences exaspérait le chancelier qui, voulant profiter de nos nouveaux malheurs, menaçait à tout instant d'intervenir dans les affaires intérieures de la France[4]. Ainsi, il disait le let avril au Reichstag : Dans le cas où le résultat des préliminaires de paix pourrait être mis en question, où le gouvernement établi en France, soit celui d'à présent, soit un autre à venir, n'aurait pas la force d'assurer ce résultat ; dans ce cas, avec regret, mais avec décision, nous mènerions à bonne fin ce dernier acte de la guerre. Il accusait le gouvernement de Thiers d'are incapable de réprimer la Commune et parlait de saisir directement le produit des impôts, en attendant mieux. Ce qu'il y eut d'inouï, c'est qu'en permettant d'élever à 80.000 hommes la garnison de Versailles, le chancelier osa réclamer une augmentation de garanties destinée à sauvegarder les intérêts pécuniaires de l'Allemagne. Ainsi, les agissements odieux d'une insurrection, qui voulait ruiner l'ordre et la liberté, et soulevait contre notre infortuné pays l'animosité de certaines puissances, étaient mis à profit par Bismarck pour accroître ses exigences, déjà si effrayantes !

De son côté, le parti militaire allemand recommençait à critiquer la modération des préliminaires de paix et voulait les aggraver. La Conférence de Bruxelles délibérait sons le couteau. Bismarck laissait entendre clairement que, d'un moment à l'autre, il pourrait bien mettre fin à la situation par une intervention directe sur Paris, soit en le réduisant par la famine, soit en laissant entrer les troupes allemandes dans la zone neutre. Il contestait la loyauté du gouvernement français, se plaignait de la lenteur des opérations du siège, mais le chancelier ne disait pas que des juifs allemands, attachés aux armées alliées, pouvaient faire librement entrer à Paris du pétrole en quantité considérable. Il faisait déclarer le 12 mai qu'il croyait nécessaire de mettre un terme à l'incertitude générale en occupant Paris, soit par un accord avec la Commune, soit par la force, et, une fois en possession de ce gage considérable, exiger du gouvernement de Versailles de ramener ses troupes derrière la Loire. Tout semblait alors accabler la France, plus malheureuse qu'elle ne le fut jamais aux jours les plus tristes de son histoire.

 

Le 3 mai 1871, le chancelier avait fait dire à Thiers que les ouvertures des négociateurs français à Bruxelles, en vue de préparer la paix définitive, semblaient tendre surtout à modifier les préliminaires du 1er mars au préjudice des Allemands. La vérité est que nos ennemis, inquiets de l'insurrection communaliste ou paraissant l'être, émettaient des exigences nouvelles et entravaient par là même les opérations de la Conférence. Ils jouaient un double jeu à l'égard du gouvernement de Thiers et de la Commune elle-même, allant jusqu'à laisser croire qu'ils ne dédaigneraient point de s'entendre avec les chefs de cette Commune, si ceux-ci leur donnaient les garanties suffisantes, car, eu cette matière comme en beaucoup d'autres[5], Bismarck n'avait aucun scrupule, pas plus que le grand Frédéric, son maitre favori. Thiers répondait le 4 mai qu'il avait pris résolument son parti, depuis la signature des préliminaires, et que, suivant lui, la paix valait mieux pour la France que la continuation d'une guerre déplorablement résolue. Je n'ai songé, disait-il, qu'à deux choses : à rendre définitive la paix avec l'Allemagne et à terminer la guerre civile ; et je l'avoue, je ne m'explique pas encore comment on aurait pu se méprendre sur nies intentions... Ma confiance dans la fécondité de mon pays a toujours été grande, et c'est cette confiance qui m'a fait contracter des engagements essentiellement onéreux... Mais si je ne veux pas décliner les engagements pris, j'ai le devoir de ne pas les laisser s'aggraver... Mon unique pensée, c'est de terminer à la fois la guerre étrangère et la guerre civile. Aussi, n'hésitait-il pas à accepter l'idée d'une entrevue des négociateurs français avec le prince de Bismarck pour dissiper tout malentendu et arriver au traité définitif. Jules Favre, Pouyer-Quertier et de foulard parvinrent, non sans les plus grandes difficultés, à dissiper toutes les préventions et les défiances de Bismarck et du comte d'Arnim qui assistait alors le chancelier. Le 13 mai 1871, Jules Favre put dire à l'Assemblée nationale, que la responsabilité de la prolongation et de l'aggravation des douleurs de la patrie revenait aux criminels qui avaient usurpé le pouvoir à Paris pour y donner le scandaleux exemple de l'assouvissement stérile des plus malfaisantes passions. En effet, lorsque les négociateurs français furent parvenus à écarter toute espèce de doute sur leurs intentions, il ne leur fut pas possible de refuser à l'Allemagne une prolongation d'occupation qui correspondit au rétablissement complet de l'ordre en France.

Il fallut aller négocier directement à Francfort avec Bismarck. Jules Favre et Pouyer-Quertier s'y rendirent. Récriminations de toute sorte, menaces violentes et blessantes, demande d'un supplément de garanties, retards apportés à l'évacuation du territoire, tout fut employé par le rusé et âpre chancelier. Il accusait les négociateurs de chercher à faire intervenir la Russie et l'Angleterre, tant était grande la crainte qu'il en avait ! Après cinq jours de longues et cruelles négociations, où Jules Favre montra une patience inaltérable et Pouyer-Quertier une bonne humeur sans pareille, les deux Français vinrent à bout de la dureté du chancelier allemand[6]. Le traité de paix définitif fut signé le 10 mai à Francfort et ratifié à Versailles le 18, par l'Assemblée qui prit une seconde fois la France à témoin que ce n'était pas à elle qu'il fallait reprocher ce traité qui la mutilait si cruellement. Un représentant ajouta : Si l'étranger est entré chez nous il y a neuf mois, c'est l'Empire qui l'y a attiré. S'il reste aujourd'hui sous Paris, c'est la Commune qui le retient. Il est bon de rappeler que, jusqu'à la dernière minute, Bismarck menaça d'imposer aux Français la douleur de voir des Prussiens marcher sur la capitale et la mettre à la raison.

Le traité, signé à Francfort le 10 mai, stipulait la question de la délimitation à tracer autour de Belfort, celle de la nationalité des sujets français originaires des territoires cédés, la remise au gouvernement allemand des archives de ces territoires et du montant des diverses sommes leur appartenant, la question de la navigation sur la Moselle et sur les divers canaux, celle des circonscriptions diocésaines et des communautés protestantes et israélites. En vertu de l'article 7, un paiement de 500 millions devait avoir lieu dans les trente jours qui suivraient le rétablissement à Paris de l'autorité du gouvernement français. Un milliard serait ensuite payé dans le courant de l'année et un demi-milliard au 1er mai 1872. Les trois derniers milliards resteraient payables au 2 mars 1874. Après le paiement du premier demi-milliard et la ratification du traité, les Allemands évacueraient la Somme, la Seine-Inférieure et l'Eure. L'évacuation des départements de l'Oise, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne et de la Seine, ainsi que celle des forts de Paris, aura lieu, disait encore l'article 7, aussitôt que le gouvernement allemand jugera le rétablissement de l'ordre, tant en France que dans Paris, suffisant pour assurer l'exécution des engagements contractés par la France. La sensation causée par ces stipulations fut profonde et ne se dissipa un peu que lorsqu'on apprit par l'article 10 le retour prochain des prisonniers de guerre. Ce même article décidait que l'armée de Paris et de Versailles, après le rétablissement de l'ordre, n'excéderait pas 80.000 hommes jusqu'à l'évacuation des forts par les Allemands[7].

Tel était le douloureux tribut que le gouvernement était contraint de payer aux agitations civiles, dont il allait d'ailleurs triompher bientôt par la force, car, cette fois, la force était la sanction du droit. La seule, la vraie consolation de ce terrible traité était le maintien de Belfort. Et pour en faire bien comprendre la valeur, il me suffira de rappeler les paroles de Thiers à la séance du 18 mai : J'avoue que j'ai été saisi d'une sorte de désespoir, lorsqu'on nous a demandé Belfort. Oui, j'ai été saisi d'un désespoir patriotique, et moi qui regardais la paix comme absolument nécessaire, je nie suis demandé s'il ne valait pas mieux continuer la guerre que de céder cette porte de l'est de la France. C'est, en effet, par Belfort que les armées allemandes pénétreront pour arriver vers le Sud, et s'il était possible que la neutralité suisse fût jamais violée, c'est par Belfort que devraient encore passer les armées ennemies. Belfort est donc la porte de la France... Lorsqu'on n'a pas Strasbourg, il faut avoir Belfort. Ceux qui disent le contraire sont des aveugles. Qu'ils me permettent ce mot : ils n'ont jamais étudié une carte de France. J'ai lutté, Messieurs, j'ai lutté toute une journée avec désespoir... J'ai lutté avec un désespoir si énergique et si sincère que j'ai persuadé un négociateur très opiniâtre et malheureusement trop autorisé par la victoire. Je lui ai fait sentir la nécessité de ne pas nous imposer le dernier sacrifice. A toutes mes instances il répondait : Je ne puis pas ! Et il m'a fallu, après des efforts faits pendant toute une journée entière, conquérir les deux plus grandes autorités de la Prusse : l'autorité royale et l'autorité militaire, pour arracher cette concession pénible. Après quatorze heures de lutte, Thiers obtint encore que le rayon militaire de la place lui permettant de dominer la contrée voisine, serait ultérieurement fixé. A l'époque du traité des préliminaires, la situation était tellement tendue, on traversait de tels brasiers, on avait tant à craindre que la concession arrachée ne fût reprise, qu'on se borna à accepter l'engagement d'une délimitation future. Maintenant, le gouvernement allemand était disposé à élargir le rayon de manière qu'il comprît les cantons de Delle, de Belfort et de Giromagny ainsi que la partie occidentale du canton de Fontaine, rayon à fixer définitivement par une commission internationale dont le colonel Laussedat a raconté les importants travaux[8]. Ainsi, grâce à la volonté opiniâtre de Thiers, nous gardions Belfort qui, situé sur l'éperon des Vosges, maitre de la vallée de la Savoureuse et en commandant le cours, devenait la continuation de notre frontière en la rattachant aux Vosges et au Jura.

Sans aucun doute, et malgré cette concession, le traité de Francfort était un traité terrible. Je souffrirai toute ma vie, disait encore Thiers, de l'obligation où je me suis trouvé d'apposer mon nom au bas de cet acte. Je m'étais flatté qu'un autre que moi signerait ce traité, car s'il y a quelqu'un en France qui ait eu le droit de refuser sa signature à ce traité, c'était moi. Eh bien ! la destinée qui a dirigé ma vie, comme Dieu l'a voulu, a fait de moi, de moi qui m'étais inutilement opposé à la guerre, l'homme qui a été appelé à en recueillir les conséquences déplorables !... Tout à l'heure, l'honorable général Chanzy qui parlait contre le traité, disait : Ce sont les diplomates qui signent les traités. Permettez-moi de dire maintenant : ce sont les militaires qui les font !... Je dirai à ces militaires, à qui je ne reproche pas leurs malheurs, de ne pas nous reprocher nos malheurs à nous. Votre malheur à vous, c'est de n'avoir pas eu des armées assez bien organisées, d'avoir été mal dirigés, d'avoir été conduits à suivre des plans, à mon avis, déplorables. Le nôtre, c'est d'avoir reçu la France battue, vaincue, réduite à sa dernière ressource, car sa grande ressource était Paris, et Paris avait été contraint d'ouvrir ses portes. Ainsi, Messieurs, ne nous accusons pas réciproquement ; soyons généreux les uns envers les autres. J'honore le militaire à qui je viens d'adresser ces paroles, mais je le prie de ménager les hommes d'État qui n'ont pas été, dans le champ de la politique, plus heureux qu'il ne l'avait été dans le champ de la guerre[9]. Après cet émouvant discours, les membres de l'Assemblée nationale, se réunissant dans ce même sentiment patriotique, et avec le désir d'assurer à la France un avenir digne d'elle, votèrent le traité définitif. On a reproché à ce vote une sorte de hâte fébrile et l'on a dit qu'avec plus de décision et de dextérité on aurait pu améliorer les conditions du traité. Ceux qui assistaient à ces événements, savent quelle liberté fut laissée aux négociateurs et aux représentants qui n'avaient d'autre souci que de mettre rapidement fin à une situation des plus périlleuses pour nous.

L'entrée à Paris de nos troupes le 24 niai causa au chancelier un réel dépit. Puis, faisant aussitôt volte-face, il dit aux négociateurs qu'il fallait oublier le passé et ne penser désormais qu'à rapprocher deux nations qui avaient un puissant intérêt à reprendre de bons rapports. Maintenant qu'il ne redoutait plus l'intervention des puissances, maintenant qu'il était arrivé à faire admettre ses exigences, il déclarait qu'il n'était pas l'ennemi de la. France, et il engageait notre pays à se montrer pacifique et à ne songer nullement à une revanche quelconque. L'Allemagne était satisfaite, pourquoi la France ne l'aurait-elle pas été ?

De son côté, une fois la. paix signée, Napoléon III suspendit ses relations avec les Allemands. Comme il le mandait, le 30 décembre 1871, à la comtesse de Mercy-Argenteau qui voulait recommencer ses démarches, il n'y avait plus qu'à attendre les événements et à chercher à faire de la propagande pour obtenir un plébiscite et des élections meilleures.

Thiers s'était appliqué, ainsi que je l'ai dit plus liant, à faire la conquête du général de Manteuffel, homme loyal et généreux entre tous. Il eut avec le nouveau commandant de l'armée d'occupation, à Versailles, des entretiens qui captivèrent à tel point le général que dès lors celui-ci ne douta plus de sa parole et de son pouvoir. Le chef du pouvoir exécutif avait déployé pour arriver à ce but si important toute la magie de son esprit, toute la grâce de ses prévenances, et, quand il voulait séduire quelqu'un, il était irrésistible. Manteuffel fut littéralement sous le charme et se montra si conciliant qu'on lui reprocha bientôt en Prusse d'être trop Français. Aux remerciements que Thiers lui avait adressés pour avoir obtenu la grâce de deux de ses concitoyens, le général répondait qu'il n'avait fait que son devoir et que d'ailleurs il suivait ainsi les intentions de son maitre. Sa Majesté Impériale, disait-il, veut prouver devant l'Europe qu'elle est au-dessus de toute lue subalterne quand il s'agit de ses relations avec la France et qu'elle a confiance dans chaque mot écrit de Votre Excellence. Et il ajoutait : Votre Excellence sait que je tiens à l'opinion du grand citoyen auquel la France a confié son gouvernement dans cette crise[10].

S'étant personnellement rendu compte que l'Allemagne, en proie à de grands embarras financiers causés par la dernière guerre, attendait avec impatience le moment d'encaisser les capitaux français, le général de Manteuffel faisait secrètement savoir à Thiers, le 7 août 1871, que la meilleure manière d'écarter toute menace de la part du prince de Bismarck était de procéder au payement le plus étendu et le plus rapide possible. Il croyait pouvoir affirmer qu'en ce cas le gouvernement allemand serait disposé à faire de sérieuses concessions sur la question d'occupation des six derniers départements. En tout cas, il ne négligeait aucune occasion de faire adopter par Guillaume Ier ses idées personnelles de conciliation. Il aurait même insisté davantage à cet égard, s'il n'eût craint d'exciter l'ombrageuse défiance du chancelier. Mais, malgré sa prudence, il arriva à provoquer la susceptibilité de Bismarck, que le succès de l'emprunt de deux milliards al ait d'abord surpris, puis irrité, car il n'avait pas cru que la France, vaincue et mutilée, eût encore un tel crédit.

Le 28 juin 1871, Pouyer-Quertier, ministre des Finances, était venu annoncer à l'Assemblée nationale que la souscription, ouverte la veille en France et en Europe, avait donné, en moins de six heures, la somme effective de quatre milliards cinq cents millions, c'est-à-dire deux milliards de plus qu'on ne demandait. Paris avait souscrit deux milliards et demi et la province un milliard. C'est donc à la France que revenait presque tout l'honneur de l'emprunt. Toutes les épargnes, toutes les petites économies étaient venues aider le pays à se soustraire à la domination de l'étranger. Aussi, le gouvernement avait-il l'espoir de ne pas attendre les échéances de l'emprunt pour faire disparaitre les Allemands du sol de la patrie. Cette communication avait été accueillie avec des transports de joie, et ce fut au milieu des applaudissements et des cris unanimes de Vive la France ! Vive la France ! que la séance fut levée.

Le lendemain, avait lieu à Longchamps, sous les ordres du maréchal de Mac-Mahon, la revue de l'armée réunie à Versailles par M. Thiers, et qui venait de reprendre Paris sur l'insurrection. Ceux pi ont assisté à cet impressionnant spectacle n'ont pu l'oublier. Leur émotion s'est traduite et résumée dans les nobles paroles du président Grévy : Nous avons vu défiler, dans son attitude si disciplinée et si martiale, cette armée qui vient de rétablir dans la capitale le règne des lois et de sauver la civilisation. La veille, l'État avait demandé deux milliards à la France ; et la France lui avait répondu par une offre de plus de trois milliards. Messieurs, un pays qui, au lendemain de tant de désastres, sait tirer de son sein de telles ressources, est toujours la grande nation. Ses revers ont pu la courber. Ils ne l'ont point abattue. Il dépend de ceux qui la dirigent, il dépend de vous, Messieurs, de votre sagesse, de votre patriotisme, qu'elle reprenne bientôt la grande place qui n'a jamais cessé de lui appartenir. L'Assemblée nationale ordonna l'affichage de ce mâle discours dans toutes les communes, après l'avoir salué par trois salves d'applaudissements. Temps inoubliables que ceux où les Français, au lendemain des plus grandes infortunes et des plus terribles bouleversements, donnaient au monde entier, surpris de notre vitalité et de notre force renaissante, le spectacle admirable d'une étroite union et ne songeaient tous qu'au relèvement et à la grandeur de la patrie !

 

Pouyer-Quertier était allé à Compiègne pour s'entendre avec le général de Manteuffel au sujet du paiement de l'indemnité de guerre et lui avait beaucoup plu par sa fermeté et sa rondeur naturelle. Ils avaient élaboré ensemble tin projet de convention pour lequel le général espérait de son gouvernement un accueil très favorable. Mais ce projet, divulgué par la presse qui disait que l'évacuation allait se faire grâce à l'esprit conciliant de Manteuffel et Pouyer-Quertier, excita la susceptibilité de Bismarck. Celui-ci s'imagina que le général voulait se faire, à ses dépens, une grande situation politique ou se rendre apte à le remplacer, car ses défiances avaient été excitées par Waldersee, jaloux de Manteuffel. Tout sembla compromis. Mais Manteuffel, reconnaissant que la première bataille était perdue, se fit fort de gagner la seconde. Il écrivit à l'empereur. Il écrivit au chancelier et il fit prévenir Thiers qu'il serait habile de faire demander par Pouyer-Quertier une entrevue à Bismarck afin de s'entendre avec lui sur le mode de payement du troisième demi-milliard. Thiers se rendit à ce conseil et envoya le ministre des Finances à Berlin. Là, Pouyer-Quertier, ein famoser Kerl, fit merveille par sa bonne humeur, sa santé robuste et ses manières affables. Il apaisa les appréhensions du chancelier et obtint que le gouvernement allemand se contenterait d'engagements de payement à époques fixes, sans aucune garantie de banquiers[11].

Thiers, qui avait été nommé, le 31 août 1871, président de la République, faisait affirmer par son ministre à Berlin qu'il voulait résolument la paix, l'acquittement des engagements de la France, l'équilibre du budget, la libération du territoire et la réorganisation du pays. Je ne crois pas, mandait-il à Pouyer-Quertier le 10 octobre, à un changement de personnes cet hiver, car l'opinion en faveur du Gouvernement se manifeste d'une façon éclatante. Les deux extrémités de gauche et de droite sont partout battues dans les élections départementales et les bonapartistes notamment sont en pleine déroute. Bismarck n'a donc pas de précautions financières à prendre. Un mois auparavant, l'Assemblée nationale avait voté une convention avec l'Allemagne qui admettait en franchise les produits manufacturés des parties cédées de l'Alsace-Loraine, décidait l'évacuation de l'Aisne, de l'Aube, de la Côte-d'Or, de la Haute-Saône, du Doubs et du Jura, et réduisait l'armée d'occupation à cinquante mille hommes, autorisant le président de la République à ratifier tout traité conforme aux conditions prescrites par cette convention.

Thiers, qui avait à ce sujet prononcé l'un de ses plus importants discours (séance du 16 septembre 1871), avait fait valoir que ce qui l'avait surtout guidé en cette convention nouvelle, c'était l'intérêt de la libération et de l'indépendance du territoire. Il avait à peine besoin de dire qu'il portait à l'industrie nationale un intérêt particulier, mais il y avait en ce moment quelque chose qu'il mettait au-dessus de tout, c'était l'indépendance et la sécurité du pays. Il faut que vous sachiez, s'écriait-il, que l'occupation étrangère est non seulement une humiliation poignante... oui, poignante, entendez-vous ! Si vous étiez à notre place, vous le sentiriez comme nous. Je ne veux pas affliger le pays en apportant ici le tableau de nos douleurs pendant que dure l'occupation étrangère... Si je pouvais vous les faire connaître, vous verriez quelles sont nos angoisses et s'il est coupable à nous de chercher à les abréger. Eh bien ! depuis que vous m'avez chargé du fardeau accablant du pouvoir, savez-vous quelle est ma principale préoccupation, à côté de celle de rétablir l'ordre : c'est d'affranchir le sol de la patrie. Sur trente-six départements occupés, Thiers était arrivé par le premier traité à en libérer dix-sept. Il en restait dix-neuf, quand survint la guerre civile qui interrompit les opérations. Depuis la fin de cette guerre et la reprise du crédit, le gouvernement avait payé un demi-milliard et obtenu l'évacuation de trois nouveaux départements. Pour avoir celle des départements parisiens, il avait payé le deuxième et le troisième demi-milliard. C'était l'opération la plus importante dans cette grande œuvre, car on peut le dire, affirmait-il aux applaudissements de toute l'Assemblée, c'est le cœur de la France qui était sous la main de l'étranger et qui maintenant est libre et peut battre en toute liberté.

Il restait, avec le quatrième demi-milliard qui n'était pas encore payé, un moyen de faire évacuer six départements de l'Est sur douze. Ce sont, disait-il encore, avec les quatre départements autour de Paris, dix départements qui, si vous approuvez notre œuvre diplomatique, seront évacués dans dix ou douze jours. Thiers faisait observer qu'il y avait eu un singulier mérite à payer si rapidement de telles sommes, car c'était une chose inouïe d'avoir pu ramasser en un mois et demi quinze cents maillions effectifs. On n'a jamais remué de telles sommes d'argent, et je suis heureux de le dire devant vous et devant l'Europe, pour qu'on sache quelle est la richesse réelle du pays. Son crédit repose sur deux choses qui sont bien réelles toutes les deux : sa probité et sa richesse[12]. L'Assemblée ratifia la convention par 512 lois contre 32. C'est ce qui permit à Pouyer-Quertier de s'entendre avec Bismarck et d'arriver à un traité qui nous permettrait de payer le quatrième demi-milliard du 15 janvier au 1er mai. Il vit ensuite l'empereur qui se répandit en éloges sur l'exactitude de la France à remplir ses engagements et se contenta de la signature de Thiers et de la sienne. L'évacuation des six départements allait donc commencer le 10 octobre et les derniers prisonniers de guerre pourraient alors rentrer en France.

Des agressions et des meurtres commis à Poligny, à Chelles et à Montreuil-sous-Bois contre des soldats allemands, puis l'acquittement des meurtriers de Chelles et de Montreuil avaient irrité au plus haut point le chancelier. Le bruit courait qu'il allait faire remplacer le général de Manteuffel par l'un des généraux les plus hostiles à la France. Le 7 décembre, le prince de Bismarck fit publier par toute la presse allemande une dépêche si menaçante qu'elle surprit et agita l'Europe. Son but réel était d'imposer le vote d'importants crédits militaires au Reichstag et, de faire comprendre à Manteuffel qu'il avait à montrer plus de fermeté et de rigueur dans sa mission en France[13]. Le général s'en émut, se demandant si Bismarck voulait recommencer la guerre, écraser le pays et renverser le gouvernement français. Le sentiment public de l'Europe entière, disait-il à M. de Saint-Vallier, se soulèvera contre nous, comme autrefois contre Napoléon Ier, et je tremble que nous ne finissions par payer chèrement ces violences hautaines, inspirées par l'enivrement de la victoire. Manteuffel ajoutait que rien d'ailleurs ne changerait ses sympathies pour M. Thiers et qu'il chercherait à atténuer tolites les difficultés. Le 18 janvier 1872, il devait être reçu par l'empereur comme grand'croix de l'Aigle noir et il profiterait de son audience pore ouvrir les yeux du souverain sur beaucoup de points. Il espérait, rapporter de Berlin de bonnes nouvelles dont l'une serait une amnistie des prisonniers ou les grâces partielles auxquelles tenait tant Saint-Vallier.

Les négociations, devenues plus conciliantes, allaient s'aggraver à la fin de 1871, à l'arrivée en France du nouvel ambassadeur d'Allemagne, le comte d'Arnim. Ce diplomate avait un caractère étroit, méticuleux, tracassier. Il était venu à Paris avec la conscience de sa supériorité et avec l'idée que les victoires inespérées de la Prusse rehausseraient son prestige. Mais il trouva une ville tout autre qu'il ne se l'était imaginé. Les Parisiens n'étaient pas encore assez frivoles pour avoir oublié l'invasion, le siège et le bombardement. Ils le lui firent voir. Les salons et les clubs restèrent obstinément fermés à l'ambassadeur et à son personnel. Le comte d'Arnim et les siens, dépités de n'avoir pas reçu l'accueil sur lequel ils avaient impudemment compté, se vengèrent de la morgue française en recueillant des propos de théâtres et de cafés. L'ambassadeur allemand les transmit complaisamment à Berlin, faisant des Parisiens un portrait détestable et les accusant, eux et leurs compatriotes, de perfides desseins. Il avait des prétentions de style assez ridicules, comme le prouvera le billet suivant où il priait Thiers de l'excuser de n'être pas venu plus souvent à Versailles : Les jours se ressemblent un peu à Paris par le temps qui court et, réunis sans marque distinctive, sine !inca, ils sont tombés dans l'éternité, sans laisses derrière eux un poteau quelconque auquel je puisse mesurer la distance qui sépare le jourd'hui et celui d'hier où j'ai eu l'honneur de vous présenter mes hommages à Versailles... Pour le moment, j'ai le visage trop gonflé de rhume pour offrir ce spectacle à un public que je respecte. (12 février 1872.) Ce personnage susceptible et vaniteux, hostile à la France et à son relèvement, créature du chancelier qu'il détestait et dont il était lui-même détesté, n'avait rien de ce qu'il fallait pour conduire sûrement les opérations de la libération et de l'évacuation du territoire[14].

Le comte d'Arnim accusait la France de marcher au radicalisme, à la Commune, à la révolution. Il ne voyait dans le gouvernement de Thiers qu'un temps d'arrêt et il prédisait à notre pays le pire régime et le plus triste avenir. Il avait la naïveté de croire que tout Paris avait les yeux fixés sur lui et que chacun épiait ses faits et gestes. Il écrivait un jour à Thiers qu'il n'irait point lui rendre visite à Versailles, parce qu'il le fatiguerait sans nécessité et sans résultat. D'un autre côté, ajoutait-il, les badauds qui me verraient entrer et sortir de la Présidence sans que la situation de l'Europe soit changée le lendemain, s'échaufferaient et échaufferaient le public. Que trouve-t-il, tout à coup, pour dépister les curieux ? Un bon moyen. C'est de venir à cheval à Versailles et d'entrer à la Présidence par la porte de M. de Rémusat. Le lendemain, le Bien public et le Soir annonçaient une entrevue secrète entre lui et Thiers.

En réalité, c'était un esprit médiocre que le comte d'Arnim. Il se croyait de la finesse et n'avait que de la duplicité. Il se pliait aux ambiguïtés, aux restrictions, aux manœuvres louches ; il se perdait en indécisions calculées et en réponses vagues et froides. Il nous accusait perfidement de vouloir recommencer la guerre et nous prêtait une ardeur insatiable de vengeance, alors qu'il savait tout le contraire. Il reprochait à Thiers de n'avoir aucune autorité présente et aucun avenir, et laissait entendre que l'occupation devait être maintenue jusqu'à l'extrémité, comme gage essentiel. Il disait que, quand même la France aurait donné sur les trois derniers milliards restant dus 2 milliards 999 millions 999 francs, il faudrait garder Belfort, tant que le dernier franc n'aurait pas été payé. Il envoyait à la Gazette de Cologne de perfides articles contre le pays où il était accrédité, et excitait contre nous de Moltke, le parti militaire et l'entourage impérial[15]. En dernier lieu, il faisait semblant de croire qu'après une vaine tentative des radicaux de prendre le pouvoir avec Gambetta, le parti impérialiste sauterait en selle et il assurait que l'Allemagne avait intérêt à s'entendre avec lui. Il n'hésitait pas à conseiller de s'aboucher avec Bazaine lui-même[16], et allait si loin dans ses propositions qu'il fatiguait et impatientait le chancelier dont, après avoir été la créature, il devait se montrer l'adversaire acharné. Tel était le représentant de l'Allemagne que Thiers axait auprès de lui, et dont le président ne connut à fond toutes les machinations que deux ans plus tard. Sans l'adresse et la volonté résolue du général de Manteuffel qui parvint à déjouer toutes ses intrigues, le comte d'Arnim aurait certainement retardé la libération du territoire, puisqu'il trompait aussi bien Berlin que Versailles par ses lenteurs calculées et sa mauvaise foi, en donnant à nos propositions une tournure qu'elles n'avaient pas et en ne communiquant pas celles du gouvernement allemand dans toute leur étendue.

Avant de laisser partir le général de Manteuffel pour Berlin, Saint-Vallier l'avait entretenu de la réorganisation de l'armée française qui était l'un des points noirs de la situation. Il lui avait fait reconnaître que la France, sous peine d'abdiquer, ne  pouvait renoncer à une force militaire suffisante en rapport ;nec ses ressources et sa grandeur. Manteuffel conseilla seulement de ne pas envoyer dans les départements récemment évacués plus de forces que celles qui étaient nécessaires au maintien de l'ordre, car Bismarck s'inquiétait déjà de voir arriver un véritable corps d'année dans l'Est. Le 9 janvier 1872, l'Assemblée nationale votait une convention additionnelle au traité de Francfort, par lequel le terme d'option pour les individus originaires des territoires cédés était étendu au 1er octobre 1873. Cette même convention réglait la date de l'option des Alsaciens-Lorrains résidant hors d'Europe, le payement des pensions civiles et ecclésiastiques, le sort des jugements rendus avant le 20 mai 1871, le recouvrement des frais de justice criminelle, la garantie et l'exercice des droits hypothécaires, la conservation pour les évêques de leur autorité spirituelle dans les diocèses traversés par la nouvelle frontière, le régime des brevets d'invention, l'exploitation des biens-fonds et forêts limitrophes des frontières, les intérêts de la Banque de France dans les provinces cédées, les concessions de routes et canaux, le maintien de l'ancien .régime des eaux et la fixation des divers bureaux de douanes. La convention axait été discutée entre les commissaires français de Goulard et de Clercq et les commissaires allemands Weber et Uxkull. Les négociations avaient été très laborieuses et elles avaient fini par donner satisfaction à de nombreux et grands intérêts matériels et moraux atteints par suite de la cession de territoires à l'Allemagne. On voit que la France mettait toute son attention à résoudre légalement les différentes questions soulevées par le traité de Francfort.

Sur ces entrefaites, le vicomte de Gontaut-Biron avait présenté ses lettres de créance à l'empereur d'Allemagne. Le nouvel ambassadeur de France avait vu ensuite le chancelier et la première entrevue avait été meilleure qu'il n'était permis de l'espérer. Devant l'émotion que la dépêche du 7 décembre avait soulevée partout, Bismarck s'était empressé de déclarer qu'on avait mal compris sa pensée. C'est l'excuse qu'il invoquait chaque fois que ses desseins avaient reçu un froid accueil de la part des puissances ou avaient avorté. Mais, confiant en son omnipotence, il se permettait toutes les audaces, assuré que personne n'oserait lui dire en face combien sa tyrannie était insupportable. Il faisait en ce moment retomber la responsabilité de l'alerte du 7 décembre sur le comte d'Arnim qui l'avait mal renseigné et auquel il avait fait dire de s'abstenir désormais de puériles susceptibilités. D'Arnim, comme je l'ai déclaré plus haut, nous témoignait, par étroitesse d'esprit et par jalousie, les plus mauvaises dispositions.

Saint-Vallier écrivait à Thiers que l'empereur et le chancelier avaient confiance dans sa loyauté et dans sa personne. Aussi, leur inquiétude avait-elle été grande quand des dissentiments s'étaient élevés entre le président et l'Assemblée. Des troupes allemandes étaient prêtes à occuper de nouveau les départements à la première infraction des traités. La France était sur un qui-vive perpétuel, et la question obsédante était la libération rapide du territoire. On ne se figure pas, disait Saint-Vallier, combien nous payons chèrement les séances orageuses de l'Assemblée, mais combien plus chèrement encore les agitations démagogiques de certaines grandes villes. Les discours de Gambetta dans le Midi inquiétaient au dernier degré les Allemands qui personnifiaient en lui la menace de la revanche et l'esprit révolutionnaire.

Thiers s'efforçait de donner toutes les assurances et toutes les garanties possibles. Il priait Gontaut-Biron de répéter qu'il voulait résolument la paix. J'aime mieux, disait-il, payer que combattre. La France vaut milieux que trois milliards, et je ne la jouerai pas pour pareille somme... Si l'on vous parlait de nos armements, — en faisant bien entendre que sous ce rapport nous ne reconnaissons à personne le droit de nous interroger,vous direz que nous ne voulons pas, comme l'Empire, être faibles et entreprenants, mais tranquilles et forts. Ne cherche-t-on pas en Prusse le meilleur canon, le meilleur fusil, le meilleur système de recrutement ? Je yeux une armée de métier, solide, sagement limitée, aussi forte contre le désordre que contre les ennemis que la France pourrait rencontrer. Il était sorti d'une crise parlementaire dont on s'était trop effrayé. L'Assemblée nationale avait, malgré lui, réservé le 19 janvier 1872 le principe d'un impôt sur les matières premières, et le lendemain, Thiers avait donné un peu brusquement sa. démission. Mais l'Assemblée, à la presque unanimité, l'avait refusée, en déclarant qu'elle s'était bornée à réserver une question économique et qu'elle n'entendait pas avoir fait contre le Président le moindre acte de défiance ou d'hostilité. Devant l'appel fait à son patriotisme, Thiers retira sa démission. Il en informait Gontaut-Biron dans les termes les plus affectueux : Vous avez affaire à un homme de bon sens, décidé, mais essentiellement modéré, et qui n'a pas plus les illusions que les enivrements et les caprices du pouvoir. Adieu, mon cher ange gardien ! Je vous assure que si vous étiez aussi près que vous êtes loin, vous ne seriez pas scandalisé de ma conduite et que vous ne souffleriez pas sur votre bougie, car, ce que je fais, Votre Sainteté pourrait le voir. Adieu encore, et, à efforts communs, tachons de sauver notre cher pays bien spirituel, bien brave, mais quelquefois bien étourdi. Aimons-le, soignons-le, comme les mères qui aiment passionnément un mauvais sujet de fils qui les désole et les charme tout à la fois !

Les explications nattes et lumineuses que Thiers avait adressées à Saint-Vallier sur sa politique et sur son plan de réorganisation de la France avaient été communiquées au général de Manteuffel, qui en avait envoyé des extraits à Berlin. L'empereur était d'ailleurs certain du liant esprit de sagesse qui animait Thiers. En voici un exemple. Pendant que Manteuffel était auprès de lui, une lettre était venue de Saint-Pétersbourg où le chancelier Gortschakov plaignait le général de vivre dans un pays tel que la France, livré au socialisme. Cela va mal au prince Gortschakov, s'était alors écrié Guillaume Ier, d'exprimer si vivement ses craintes, lorsqu'il se refuse à prendre les mesures nécessaires pour remédier au mal. Thiers a bien compris le danger au contraire et il a proposé à tous les gouvernements de s'entendre pour le conjurer. J'ai pleinement approuvé ses vues et je lui suis sincèrement reconnaissant d'avoir pris cette initiative. L'empereur faisait allusion, entre autres, au projet de loi tendant à établir des peines contre les affiliés à l'Association internationale, qui, déposé le 7 août 1871, allait être voté le 14 mars 1873.

Un des intimes du prince de Bismarck, le financier juif Bleichröder, était revenu trouver le vicomte de Gontaut-Biron et, le pressentant sur les moyens dont la France pourrait acquitter les trois derniers milliards de l'indemnité de guerre, lui vantait un projet consistant à céder à la Prusse pour trois milliards de nos obligations de chemins de fer. Ce financier, que notre ambassadeur appelait le Montrond du chancelier avec moins d'esprit que le confident de Talleyrand, savait que le Président de la République avait l'intention formelle de payer avant le terme fixé, c'est-à-dire avant mars 1874, en demandant l'évacuation aussi prochaine que le payement. Thiers estimait déjà que ce qu'il y avait de mieux, c'était l'emprunt de 5 pour 100 impliquant la libération du territoire en trente mois. Il ajoutait cependant que si cette forme ne convenait pas, il adopterait celle que préférerait le gouvernement prussien, tout en laissant la France maîtresse de diriger elle-même ses finances et chercher elle-même ses ressources. Mais Bleichröder et d'autres financiers prussiens auraient été heureux de saisir des gages qui leur missent la fortune de la France entre les mains et ils avaient été assez audacieux pour offrir de se charger de fournir les avarices nécessaires, pourvu qu'on leur laissât recouvrer eux-mêmes, pendant un temps à débattre, les produits de nos impôts. Cela, Thiers, confiant dans la fortune du pays et jaloux de son indépendance, l'avait fièrement repoussé[17].

Quant aux autres combinaisons, M. de Gontaut-Biron se borna à répondre qu'il n'était ni compétent ni autorisé, mais que la France saurait s'acquitter le plus rapidement possible. Il fit état des ressources qu'elle se procurerait certainement pour équilibrer son budget et faire face aux nécessités. Ici Bleichröder prit un air froid et réservé qui n'annonçait aucune bonne disposition. Thiers, mis au courant de cet incident par l'ambassadeur, lui répondit : En ce qui concerne les projets financiers pour notre libération, il faut dire à Bismarck que, pour parler sur ce sujet, nous attendons le payement des 650 millions, payement qui s'exécute tous les jours. Cela n'empêche pas d'écouter Bleichröder qui passe pour avoir plus qu'un autre la confiance du prince. Il faut écouter en se montrant disposé à préférer les plans qui seraient à la fois praticables et agréés par la Prusse. Je persiste dans mon image : deux plateaux de la balance ; dans l'un, l'évacuation de notre territoire, dans l'autre trois milliards, et, à la suite la paix. En conseillant d'écouter Bleichröder, le président de la République ne voulait pas, et il allait le prouver bientôt, le laisser maître de notre situation financière. Il tenait seulement à ne pas indisposer Bismarck et à déjouer les intrigues du comte d'Arnim qu'il devinait opposé à la prompte libération du territoire.

Il donnait à cet égard les meilleurs avis à Gontaut-Biron. Il ne faut pas poursuivre le prince quand il cherche à se dérober. Bonne grâce et dignité, voilà ce qui convient avec lui. Quand son moment est venu, il parle et alors il vient lui-même au-devant. Mais Bismarck ne tenait pas à favoriser ouverte-ruent tout projet de nature à hâter l'évacuation du territoire français, car il était toujours en butte aux reproches du parti militaire qui ne se consolait pas de la perte de Belfort. Il savait que deux partis existaient en Allemagne : l'un satisfait de nous avoir enlevé deux provinces et cinq milliards, l'autre mécontent de notre relèvement trop rapide et désireux de faire un nouvel effort pour nous donner cette fois le coup mortel. Et les circonstances semblaient assurer à ce parti une sorte de prépondérance sur l'autre. Les rapports du comte d'Arnim qui faisaient croire à des sentiments chez Thiers peu en harmonie avec ses déclarations pacifiques, qui aggravaient la portée de notre réorganisation militaire et de l'augmentation du budget de l'armée, ainsi que les menaces de revanche proférées par des exaltés et laissaient entendre qu'une fois les deux premiers milliards payés, nous recommencerions la lutte pour nous dispenser de payer le reste, ces rapports avaient été répandus partout. L'état-major allemand, qui les commentait aigrement, se plaignait de n'avoir pas assez démembré et ruiné la France. Le maréchal de Moltke, causant avec Gontaut-Biron, avait semblé déplorer les horreurs de la guerre et reconnaître qu'il y aurait avantage pour ses troupes à évacuer le territoire français, parce que, tant que durerait l'occupation, la paix courrait de perpétuels dangers. Il n'avouait pas que les soldats allemands étaient très mécontents de rester si longtemps éloignés de leurs foyers, qu'ils prenaient de mauvaises habitudes en France et, oisifs, s'adonnaient à l'ivrognerie. Mais il disait mélancoliquement que les cinq milliards couvriraient à peine les dépenses que l'Allemagne avait été obligée de faire. Puis quelques jours après, prenant un air très grave, il confiait à l'ambassadeur que la réorganisation militaire de la France était assez inquiétante pour le mettre au printemps en état de recommencer la guerre.

D'autre part, le prince de Bismarck était fort préoccupé de la question religieuse dans son propre pays. La guerre qu'il venait de déchaîner sous le nom de Kulturkampf devait amener, en effet, de graves complications[18]. Et Thiers visait une des inquiétudes du chancelier en disant qu'il pensait à l'alliance que la France pourrait trouver auprès des catholiques allemands si la guerre reprenait dans un délai plus ou moins prochain. Il engageait donc notre ambassadeur à ne pas se mêler du Kulturkampf sous peine de alter les affaires des catholiques et les nôtres. Avant de songer aux alliances de l'avenir, il faut, disait-il sagement, songer à l'indépendance du présent, et cette indépendance repose tout entière sur l'évacuation. Il invitait donc Gontaut-Biron à faire converger toute son attention sur cette question importante. Il ne s'agissait pas de brusquer les choses, mais il ne convenait pas non plus de les faire languir. Thiers priait en conséquence notre ambassadeur de faire naître la conversation sur le désir qu'avait la France de s'acquitter au plus tôt du solde de l'indemnité de guerre. Il fallait en parler avec Bismarck ou avec d'Arnim, et dire que beaucoup de gens s'agitaient et se déclaraient mandatés par lui pour s'occuper des moyens financiers de la libération du territoire. La France avait besoin d'être éclairée sur ce point, car la pression d'un emprunt prochain pesait lourdement sur les affaires. Le président de la République se fiait au tact de l'ambassadeur pour porter sur tout cela une main légère et pour faire comprendre qu'on avait tort de se livrer à des inquiétudes au sujet de la France. On met, disait-il spirituellement, des montagnes là où il n'y a que des souris. Pourtant, les souris sont de vilains animaux qui suffisent à vous réveiller. Or, moi qui suis très habitué à ne pas dormir, je me fais souci du sommeil du pays et je désire beaucoup ne pas le voir troublé. Il importait donc de prendre un parti rapide pour la négociation financière, car l'état du marché français le commandait absolument. La Russie venait de faire un emprunt et d'autres États pouvaient puiser dans le vaste bassin des capitaux, ce qui nous causerait un dangereux préjudice. Il fallait s'adresser à Bismarck par l'intermédiaire de Delbrück. Ce ministre verrait lui-même le chancelier et lui dirait que le gouvernement français voulait deux choses : s'acquitter de ses dettes et faire cesser l'occupation. Le retour du comte d'Arnim à Paris ne semblait pas prochain et l'on avait besoin d'être fixé. Rien de plus naturel de notre part, ajoutait Thiers, et rien de moins embarrassant pour Bismarck que de nous répondre, car ce n'est pas un grand crime que de refuser de l'argent.

Mais, comme on le verra bientôt, il ne fut point si facile d'arriver au traité du 6 juillet 1872 qui devait assurer l'emprunt des trois derniers milliards et un traité de libération définitive. Il y a eu, en effet, avant d'amener les Allemands à quitter le dernier village français, des crises très graves qu'il faut connaître et qui sont du plus puissant intérêt.

 

Le 16 avril 1872, le vicomte de Gontaut-Biron, à l'invitation pressante de Thiers d'avoir à pressentir le gouvernement allemand sur les moyens de hâter l'évacuation du territoire, répondait que ce gouvernement était disposé à négocier, mais qu'il manifestait toujours une certaine inquiétude au sujet des armements français. Il avait vu le comte d'Arnim qui, à sa demande d'entamer des pourparlers au sujet du paiement par anticipation de l'indemnité de guerre, avait riposté par les mêmes craintes. Sans doute, le prince de Bismarck était disposé à écouter les propositions sérieuses de Thiers, mais, comme l'empereur, il se préoccupait de la réorganisation de l'armée française et se demandait si, une fois le territoire libéré, nos troupes ne se jetteraient pas sur les troupes allemandes. A cela Gontaut-Biron objectait que ces craintes n'étaient pas motivées, car la réorganisation était la conséquence même de la guerre et de la situation. Les vainqueurs donnaient d'ailleurs l'exemple et le seul but de la France était d'obtenir le respect de son indépendance et de ses droits. Si nous pensions à faire la guerre, ajoutait-il avec raison, nous ne payerions pas. Mais le comte d'Arnim, exagérant les soupçons du parti militaire et de la Cour impériale, puisqu'il avait donné lui-même à Berlin les plus mauvais et les plus faux renseignements sur l'état de la France, s'appliquait à tromper Gontaut-Biron et lui conseillait d'attendre. Il savait que l'empereur était défiant, plus défiant que Bismarck lui-même, et il se plaisait à exciter les inquiétudes impériales. Il ne répondait aux appels impatients de l'ambassadeur français que par d'habiles tergiversations, tout cela pour prolonger l'occupation, pour se venger des dédains de la société française, pour spéculer peut-être sur les retards du payement total de l'indemnité et pour créer des difficultés au président de la République qu'il savait en délicatesse avec l'Assemblée nationale. En même temps, la presse allemande se répandait en récriminations amères contre les intentions perfides de la France, et la presse italienne, que d'Arnim avait secrètement agitée contre nous pendant son voyage à Rome, joignait ses sifflements à ceux des reptiles d'outre-Rhin.

Thiers, avec une patience et un sang-froid admirables, répond tranquillement aux informations de Gontaut-Biron. Il l'autorise à procéder quand et comme il le voudra, en choisissant l'heure propice et en faisant preuve de tact et de prudence. Mais il veut qu'on sache bien que la France est prête à tenir ses engagements. Nous avons payé, dit-il, les deux premiers milliards quelques mois à l'avance et demain nous serons prêts à payer les trois derniers, plus tôt que le terme convenu... Si nous songions à la guerre, nous ne serions pas assez simples, ayant deux ans et demi pour payer, pour donner tout de suite notre argent à ceux qui devraient être sitôt nos ennemis. Si l'on ne comprend pas cela, il faut renoncer à se rendre intelligible... A mon âge, je ne puis désirer d'autre gloire, — si je puis aspirer à en avoir, — que celle de pacifier mon pays, de lui procurer quelques années de repos, de calme, de bien-être, et de lui procurer en un mot, non pas du bruit, mais du bonheur. C'est le bonheur seul qui lui rendra des forces et qui remettra son moral. J'ai vaincu la démagogie par le canon ; je ne vaincrai l'anarchie intellectuelle et morale que par un long apaisement. Je comprends cela et, si je ne le comprenais pas, je n'aurais pas signé la paix que j'ai signée, le cœur déchiré, mais l'âme haute, parce que je savais qu'il n'y avait, pas autre chose à faire. Thiers repoussait avec énergie l'accusation de prétendus armements qui auraient pour but, de troubler la paix. Il ne songeait qu'à reconstituer une armée destinée à assurer l'ordre au dedans et notre indépendance au dehors. Et il disait avec fierté : Apparemment qu'on ne nous demandera pas de renoncer à notre situation dans le monde et même à notre indépendance ! Jamais on n'a dit un mot qui eût un sens pareil pendant la douloureuse négociation de la paix ni dans les négociations qui ont suivi. Certes, on doutait que nous puissions tenir nos engagements, payer la somme exorbitante de cinq milliards. On en doutait. Eh bien ! nous pouvons, nous voulons la payer, nous allons la payer ! Et on nous chercherait querelle, parce que nous voulons reconstituer notre pays moralement, matériellement, politiquement ?

Le président engageait Gontaut-Biron à parler à cœur ouvert et à dissiper toutes les inquiétudes. On pouvait envoyer à Versailles qui l'on voudrait ; il se disait prêt à lui donner toutes les satisfactions imaginables et cela avec les états à la main. Notre ambassadeur s'empresse de suivre ces instructions si sages et aborde de nouveau d'Arnim. Celui-ci, mécontent d'une certaine détente qui se produisait à ce moment et ne manquant aucune occasion de nous être désagréable, apprend à Contant-Biron que le général Le Flô avait fait une démarche auprès du tsar pour le prier d'engager l'Allemagne à traiter au plus tôt avec la France. Vous comptez sur l'amitié de la Russie ? dit perfidement d'Arnim. Vous vous abusez peut-être... C'est elle qui nous a rapporté votre proposition et qui nous a écrit qu'elle l'avait accueillie avec froideur. Gontaut-Biron répondit simplement que Thiers avait été fort bien reçu à Saint-Pétersbourg dans son dernier voyage et que cela l'avait peut-être engagé à réclamer les bons offices de la Russie pour une affaire avantageuse â toute l'Europe. C'est possible, répliqua d'Arnim, mais nous n'avons pas besoin d'être encouragés. Nous réglerons l'affaire entre nous, sans l'intervention d'un tiers. Ne comptez pas trop sur la Russie !Je n'en sais rien, riposta notre ambassadeur. Il se peut que personne ne doive compter sur elle. — Oui, plutôt cela ! conclut d'Arnim.

Le général de Manteuffel, informé de la rencontre des deux ambassadeurs, exprima à Saint-Vallier le regret que Gontaut-Biron eût parlé à d'Arnim, la dernière personne à consulter. En effet, sa démarche avait pour but de demander au chancelier de choisir le négociateur qui lui agréerait le mieux et devait être désagréable à d'Arnim qui aurait voulu être chargé de cette négociation pour accroître le prestige de sa situation, prestige nullement souhaité à Varzin. Mais Gontaut-Biron pouvait répondre que Bismarck, pour des motifs peu faciles à comprendre, s'était rendu invisible et que Thiers avait conseillé la démarche. Sur la requête de Manteuffel que Saint-Vallier fit connaître à Thiers, celui-ci imita notre ambassadeur à voir Bismarck et à lui dire qu'il était décidé à traiter sur-le-champ de l'acquittement des trois milliards, d'après la forme que le chancelier voudrait et avec la personne qui lui agréerait. La condition essentielle de l'acquittement rapide était l'évacuation du territoire, baguette magique avec laquelle le président pouvait seulement obtenir le vote de l'Assemblée nationale. Mais Gontaut-Biron ne put voir pour le moment que le ministre des Finances, Delbrück, qui lui promit de demander une audience au chancelier, et cela après avoir écouté avec attention, mais avec réserve, ses explications sur les desseins pacifiques de la France. C'est ainsi qu'au moment même où notre pays faisait preuve de la meilleure volonté et agissait avec une franchise indiscutable, nous étions exposés, malgré une pareille attitude, à subir les impertinences de Bismarck et les froideurs de la Cour impériale. Il fallait tonte la sagesse de Thiers et la conscience de la mission qu'il s'était donnée, pour ne point perdre patience et ne point commettre une imprudence que nos ennemis espéraient et attendaient.

Le chancelier était à Varzin, retenu par la maladie, affirmait-on. Mais ce n'était là qu'un prétexte, car, ainsi que l'a dit Talleyrand : Il y a des moments où un diplomate doit avoir niai à son foie. Le bruit courait aussi que, devant le mauvais vouloir qui régnait à la Cour, devant les sentiments de défiance et d'irritation contre la France et son désir de reprendre prochainement la guerre, sentiments excités par d'Arnim, et devant les manifestations du parti militaire qui se défiait du chancelier et voulait le maintien quand même de l'occupation, Bismarck attendait une occasion favorable pour rentrer en scène. Cela était très vraisemblable, mais il ne déplaisait pas non plus au chancelier de causer des ennuis et des inquiétudes à une nation qu'il avait qualifiée de sauvage, qui se pressait trop de revivre et qui s'était, à ses yeux, trop enorgueillie du succès de son premier emprunt.

Enfin d'Arnim repart pour la France le 26 avril ; il y noue des intrigues qui attirent sur lui l'attention défiante du chancelier et qui, plus tard, causeront justement sa perte. Après avoir déclaré à Gontaut-Biron, pendant son séjour à Berlin, que les bruits alarmistes répandus contre le Président n'étaient que des manœuvres de Bourse, — il en savait probablement quelque chose, — il dit à Saint-Vallier, venu à Paris, que la situation troublée de notre pays et sa soif ardente de guerre et de vengeance l'empêchaient de conseiller à son gouvernement l'offre d'une évacuation immédiate et totale contre une anticipation de payement. Certainement, il a confiance dans le Président, mais il ne le croit pas maitre de l'Assemblée. Il sait, en effet, par quelques députés qui lui font l'honneur de causer avec lui, que les esprits sont très montés et qu'il n'y a aucune tendance à la conciliation. Il craint plus que jamais qu'une crise ne soit prochaine. Il ose même dire que certains lui ont exprimé leur désir de voir se prolonger l'occupation allemande, puisque, si elle cessait, la Chambre devrait se dissoudre et que des élections radicales seraient à redouter. Si cette assertion était vraie, elle rappellerait les tristes événements de 1816 et 1817 où quelques ultras, appuyés par le comte d'Artois lui-même, invitaient les Alliés à ne pas quitter le territoire, malgré le désir du roi et les mesures si sages et patriotiques du duc de Richelieu. Mais il est à croire que le comte d'Arnim, qui n'en était pas à sa première invention, prenait ses propres désirs pour des réalités et, exagérant quelque confidence imprudente, trouvait bon que l'Allemagne ne renonçât pas de sitôt à son gage territorial, sûr de plaire ainsi à l'entourage de l'empereur et au parti militaire.

Il est permis d'affirmer aussi que le comte d'Arnim, en relations avec le maréchal Bazaine et ses amis, faisant même des avances aux bonapartistes, ne souhaitait point le maintien de Thiers au pouvoir[19]. Il exagérait les différends entre l'Assemblée et le Président. Il malmenait la politique de Thiers, et prédisait avec une audace surprenante le retour de l'Empire qui seul pouvait se réconcilier avec l'Allemagne et rechercher son appui. Ainsi, ne tenant pas compte de ses devoirs d'ambassadeur et des instructions qui l'ont chargé de négocier la libération du territoire, il se jette dans des intrigues déplorables et rend plus difficile que jamais la situation de Thiers. Il faut que le chancelier lui-même le ramène à la réalité et l'invite à suivre une conduite qui ne soit pas de nature à ébranler le gouvernement auprès duquel il est accrédité, tant que ce gouvernement exécutera loyalement les conditions du traité de paix. Bismarck conseille une prudente réserve avec le parti bonapartiste qu'il ne faut cependant point affaiblir ou exclure, et il ajoute que ce qui viendra après Thiers devra se légitimer à nouveau dans le sens de l'exécution du traité[20].

Thiers, qui ne connaissait pas encore les odieuses manœuvres de d'Arnim, lui résumait ainsi ses propositions : un emprunt de trois milliards auquel tous les banquiers d'Europe seraient admis à concourir, avec cette concession que les banquiers devraient verser directement dans les caisses du Trésor prussien les trois milliards dans un délai fixé, soit cent millions par mois pour ne pas amener une perturbation financière. Le payement serait donc réalisé en trente mois et, en échange, l'évacuation du territoire serait aussi prochaine et complète que possible. D'Arnim répondait avec impertinence que Thiers déplaçait la question. Il offrait d'anticiper le payement des trois milliards échus le 3 mars 1874, mais ces payements ne pouvaient commencer que le 1er septembre 1872 et les trois milliards ne seraient payés que le 15 mai 1875, c'est-à-dire un au après l'échéance. Il y avait donc là un retard de douze mois qui ne compensait pas la garantie territoriale. Ce n'est pas tout, disait-il. L'Allemagne n'a qu'un intérêt secondaire à percevoir les trois milliards avant l'échéance. Or, le gouvernement de l'Empire, de crainte d'embarrasser les combinaisons financières de la France, s'abstiendra soigneusement de peser sur elle dans le sens d'une anticipation de payement. Par conséquent, le gouvernement français devrait préciser la nature de la garantie qu'il compte offrir comme équivalent de la garantie territoriale. L'évacuation ne saurait être mise en corrélation avec des payements anticipés.

Ces paroles perfides étaient faites pour décourager la bonne volonté la plus sincère. Saint-Vallier, qui montre autant de sang-froid que Thiers, va voir d'Arnim et lui déclare que pas un Français ne désire le maintien de l'occupation ; que la situation entre Thiers et l'Assemblée n'est pas aussi tendue qu'il le disait ; que si d'Arnim veut le maintien de Thiers, il doit lui faciliter sa tâche ; qu'il prend des propos de cafés et de clubs pour des réalités ; qu'enfin, le gage territorial n'est pas un argument sérieux pour nous contenir dans l'hypothèse invraisemblable d'un parti décidé à faire la guerre. Poussé à bout, le comte d'Arnim laisse échapper cet aveu qui en dit long : En continuant à vous occuper, nous savons que nous vous vexons et nous croyons que vous payerez d'autant plus que vous serez vexés !

Ici d'Arnim était d'accord avec Bismarck, et la politique prussienne, âpre et rapace, apparaissait tout à coup sous son véritable jour. Saint-Vallier répond avec dignité qu'en nous vexant, on peut atteindre notre crédit, empêcher l'emprunt et nous amener à un acte de désespoir. Est-ce cela qu'on veut ?... D'Arnim, qui tient à se montrer implacable, riposte que si nous ne commençons à payer que le 2 mars 1874, nous aurons encore à subir l'occupation tout le temps que durera l'opération en sus des deux années convenues. Je ne comprends pas, dit-il avec une insinuation audacieuse, que vous ne commenciez pas à payer tout de suite sans attendre une convention avec nous. Faites votre emprunt et payez ! Cela nous disposera à être coulants de notre côté sur ce que tous nous demanderez ensuite... C'était faire sûrement rejeter par l'Assemblée la demande d'emprunt, puisqu'on n'aurait pu l'appuyer par un traité qui stipulait la cessation de l'occupation. C'était, en outre, amoindrir à l'avance le succès de l'emprunt, puisque le pays n'aurait pas eu, en échange de ses sacrifices, la satisfaction sur laquelle il était en droit de compter. Le comte d'Arnim, évincé sur ce point, veut conférer avec Thiers et lui demande une petite causerie de conspirateur. Il entrera par la porte de Rémusat pour éviter les journalistes.

Thiers le reçoit aussi confidentiellement que possible. Il lui dit qu'il faut faire l'emprunt, car les capitalistes sont prêts et il se fait fort de donner des garanties financières équivalentes aux garanties territoriales. La France, jusqu'au 2 mars 1874, ne doit rien à l'Allemagne. Si elle propose de devancer ses payements, elle fait une offre sérieuse qui est une anticipation certaine. Il n'y a que des inconvénients à retarder l'emprunt, car jamais l'état du marché financier n'a été meilleur. Mais il faut qu'il y ait connexité entre la libération pécuniaire et la libération territoriale. D'Arnim répond aigrement que le terme du 2 mars 1874, est le terme auquel la France doit avoir effectué le payement de toute l'indemnité de guerre ; que les versements doivent commencer avant le terme et que le fait seul de versements partiels qui commenceraient avant le 1er mars ne saurait obliger le gouvernement impérial d'évacuer une partie du territoire occupé. En parlant ainsi, M. d'Arnim se savait d'accord avec le parti militaire et certaines personnalités de la Cour qui ne voulaient abandonner le territoire que le plus tard possible. Il faisait chorus avec ceux qui disaient : Nous avons toute confiance en Thiers, mais après Thiers ?... Et pourtant, il s'entendait avec ceux qui ne songeaient qu'à écarter Thiers du pouvoir. Il prédisait que les classes élevées et riches, en cas de crise, se réfugieraient sans hésitation sous les ailes de l'Empire. Bismarck lui répondait : Le parti de l'Empire est probablement celui avec l'aide duquel on pourrait encore se flatter le plus raisonnablement d'établir des rapports tolérables entre l'Allemagne et la France ; mais il avait soin d'ajouter : Notre premier devoir est de soutenir le gouvernement actuel aussi longtemps qu'il représentera pour nous la volonté d'exécuter loyalement le traité de paix. Malgré tous ces retards et toutes ces intrigues, Thiers ne se décourageait pas. Il savait bien qu'à Berlin on persistait à craindre nos idées de revanche et à douter de la sincérité de nos propositions d'acquittement rapide de la dette ; il savait que de Moltke recommandait à M. de Manteuffel de prendre contre nous certaines précautions militaires et, cependant, il se sentait de force à dissiper ces injustes défiances.

Le 29 mars, il affirme encore une fois à Saint-Vallier qu'il n'y a pas un mot de vrai dans les accusations dirigées contre la France. Il a fait une proposition d'emprunt de trois milliards dont le produit serait versé directement à la Prusse, et l'on n'a pas répondu. Il a insisté. Il a dit que la France ne songeait qu'à la paix et il l'a juré sur la foi de l'honneur. On a douté des sentiments de la France. Il les atteste de nouveau et il ne veut pas désespérer d'un accord prochain. Saint-Vallier, qui transmet ces assurances pacifiques au général de Manteuffel, écrit à Thiers, le 31 mai, qu'il vient de Berlin un mot d'ordre inquiétant. On veut à toute force qu'une nouvelle guerre, provoquée par nous, éclate en 1873. Saint-Vallier soupçonne là quelque ruse de Bismarck. Depuis dix années, dit-il, que je connais le chancelier et que je le vois à l'œuvre, sa conduite, son attitude, sont les mêmes : apparence extérieur de brusque ou plutôt dé cynique franchise cachant des combinaisons ténébreuses auxquelles il ne manque jamais de préparer les esprits afin de paraitre, au moment favorable, suivre la pression du sentiment public. Tel je l'ai vu en 1864 et 1865, lors des affaires du Schleswig ; en 1866, pour la guerre de l'Autriche ; en 1867, dans l'incident du Luxembourg ; en 1869 et 18707 dans l'intrigue du trône espagnol, tel je l'ai retrouvé eu suivant attentivement ses agissements pendant la guerre et la paix... A point nommé, et à bien des reprises, nous avons vu soudain l'horizon s'assombrir et des bruits alarmants nous venir d'outre-Rhin. Une maladie quelconque de M. de Bismarck, c'est-à-dire un prétexte à se rendre inabordable et invisible, était l'accompagnement obligé. Nous nous inquiétions à juste titre ; nous faisions la concession désirée par le chancelier et aussitôt les craintes s'apaisaient ; la confiance réciproque semblait renaître ; le prince se trouvait guéri comme par enchantement. On n'avait jamais mieux apprécié la politique du chancelier, et de nombreux exemples, tout récents, corroboraient les observations de Saint-Vallier. Les négociations de Bruxelles arrêtées tout à coup par des rumeurs alarmantes et par une sorte de faveur accordée aux chefs de la Commune, puis l'apaisement amené par le traité de Francfort ; quelque temps après, de nouvelles alarmes dissipées par le voyage de Pouyer-Quertier à Berlin et par les concessions faites au sujet du régime douanier, telles étaient les ruses habituelles de Bismarck.

Pour l'instant, il était certain que l'on faisait semblant, à Berlin, de redouter la réorganisation de l'armée française et le service obligatoire. Le chancelier ne se plaignait pas de ces inquiétudes hautement manifestées, car cela lui servait pour demander le renforcement de l'année allemande et l'augmentation des places fortes de l'Alsace-Lorraine. Des bruits d'une autre nature couraient aussi. On disait que l'Allemagne finirait par accepter le devancement des versements de l'indemnité, car elle avait l'intention de faire la guerre à la Russie, maintenant que la France n'était plus à craindre. Thiers, continuant à se montrer pacifique, répondait à Saint-Vallier que s'il avait accepté le principe du service obligatoire, il avait cédé les mots pour écarter la chose. On lui avait accordé de ne lever que la moitié de la classe et cinq ans de service au lieu de trois. Pour lui, tout le fond de la loi était là. Il se faisait fort de créer avant tout une armée de métier. Affirmez sur l'honneur, répétait-il, que nous voulons la paix et que le pays la veut aussi. Gambetta est aussi décidé pour la paix que moi.

Thiers voyait bien que l'ambassadeur allemand, sous de fausses apparences de politesse, intriguait contre lui et son gouvernement. Au lieu de parler clair et net, d'Arnim se servait de finesses à la manière allemande. Allant droit au but, le président lui avait dit que, si lui-même était un obstacle à une entente définitive, il se retirerait. Là-dessus, d'Arnim se récriait et jurait au contraire qu'après son départ les négociations seraient beaucoup plus difficiles. Alors Thiers, pour attester un désir plus grand encore de conciliation, offrait de payer le plus tôt possible, de laisser au gouvernement allemand le choix de la forme du payement et même de consentir à l'évacuation graduelle. Il ne demandait qu'à éviter tout éclat et à écarter tout prétexte de division qui eût pu nous être néfaste. Il savait bien que nos ennemis voulaient garder Belfort, Verdun et les places de la Meuse jusqu'à complet payement, mais il faisait semblant de n'en rien savoir.

Enfin Gontaut-Biron envoie de Berlin des nouvelles plus précises. Il avait appris par Odo Russell, l'ambassadeur d'Angleterre, un des familiers de Bismarck, que le parti militaire persistait à l'égard du parti politique dans le désaccord qui avait commencé pendant la dernière guerre et que c'était là le vrai motif de l'attente énigmatique du chancelier. Mais Bismarck voyait les choses, paraît-il, de plus haut et de plus loin que le parti militaire. Il comprenait maintenant les dangers d'une occupation prolongée au point de vue des rapports des deux pays, de l'opinion européenne et de la sûreté de la créance. Il faisait donc savoir officieusement qu'il désirait s'entendre avec la France sur la double base de l'acquittement de la dette et de l'évacuation, d'autant plus que le Kulturkampf lui créait à lui seul assez de difficultés pour qu'il n'en désirât pas d'autres. Il se croyait assez fort pour venir à bout des prétentions de Rome, mais il savait aussi que cette nouvelle guerre ne se ferait pas sans peine et qu'il avait à craindre contre l'Empire une opposition décidée des quatorze millions de catholiques allemands.

Et cependant, Saint-Vallier émettait une opinion contraire à celle de Gontaut-Biron. Il constatait une recrudescence d'animosité contre nous à Berlin et il la croyait inspirée par le cauteleux homme d'État qui dirigeait les affaires de l'Allemagne. Il lui attribuait une haine persistante et implacable. Que voulait donc le chancelier ? Nous pousser à un acte de désespoir qui lui permettrait d'achever notre ruine, ou nous amener à subir des conditions plus dures que les conditions réclamées deux mois auparavant ? Cette dernière hypothèse était très vraisemblable. Saint-Vallier attribuait les hostilités nouvelles au langage imprudent des journaux français, aux discours violents de Gambetta, aux perfides informations données par d'Arnim, au manque de confiance dans notre stabilité, enfin à Gontaut-Biron qui avait fait à d'Arnim et à Delbrück des confidences prématurées au lieu de voir lui-même le prince de Bismarck. Il y avait eu là en effet une fausse manœuvre qui avait permis au chancelier de décliner tout entretien. Mais, ceci constaté, Saint-Vallier croyait qu'il n'avait plus d'autre voie pour négocier que de revenir à d'Arnim, de se concilier ce personnage susceptible, inquiet et misanthrope. Comme il le croyait également accessible aux satisfactions de la vanité, il fallait lui faire des avances, des politesses, sans oublier sa femme ni le secrétaire de l'ambassadeur, M. de Holstein.

Que devait-on conclure de ces deux informations si différentes ? C'est que, comme toujours, la vérité était entre les deux. Il n'est pas douteux que Bismarck ne voulût la libération, mais en nous la faisant payer très cher et ne nous épargnant ni les humiliations ni les ennuis. Il avertissait d'Arnim que le gouvernement qui succéderait à celui de M. Thiers del rait se légitimer vis-à-vis de l'Allemagne. Nous n'avons, ajoutait-il, aucun motif pour exclure le parti bonapartiste ou pour faire quoi que ce soit qui puisse l'affaiblir. Il conseillait cependant d'attendre et de voir, sans prendre fait et cause pour lui. Mais il disait cela sur un ton hautain pour ne pas être en reste avec le parti militaire qui continuait d'affecter à notre égard une morgue et une outrecuidance sans pareilles. Toutefois, le chancelier finissait par envoyer, le 8 juin 1872, à Gontaut-Biron son intime Bleichröder qui affirmait à l'ambassadeur que l'affaire marcherait et que, lorsque Bismarck jugerait le moment venu, il la traiterait avec lui.

Le président, informé de toutes ces machinations, répétait pour la dixième fois ses affirmations pacifiques et engageait Gontaut-Biron à user de prudence. Les ouvertures conciliantes de l'ambassadeur d'Angleterre, qui avait parlé d'une intervention amicale des puissances, étaient d'excellents symptômes, mais il ne fallait pas oublier la leçon de Saint-Pétersbourg. Bismarck, disait-il, a horreur de l'intervention des Neutres qui deviendrait un frein pour lui et nous l'irriterions en paraissant le provoquer. Pourtant, il ne faut pas décourager les intervenants, car ils pourraient être notre ressource un jour. Thiers confiait à l'ambassadeur les difficultés de sa position et, de fait, elles étaient grandes. Je suis, disait-il, comme un capitaine de navire au milieu d'une tempête, attaché au timon et entouré de passagers effarés qui lui agitent les bras pendant qu'il a les yeux fixés sur le flot qui menace le navire. Je vous assure que ma vie est un supplice ! Le discours pacifique qu'il prononça le 8 juin à l'Assemblée au cours de la deuxième délibération sur le recrutement de l'armée, et où il dit : Nous voulons la paix, nous la voulons la plus longue qui se puisse obtenir, je le déclare sur mon honneur, sur le vôtre, sur celui du pays ; nous n'avons pas d'autre intention ; je désire que l'univers entier le sache ; ce discours plein de sagesse et de patriotisme, qu'il faut lire et relire, car il donne sur l'organisation militaire nécessaire à la. France des conseils admirables qu'il ne conviendrait pas d'oublier, fit à lui seul plus que toutes les négociations.

Trois jours après, de Thile venait dire à Gontaut-Biron qu'avec une rédaction plus précise on pourrait considérer comme assurés le payement progressif anticipé et l'évacuation proportionnelle du territoire. Bleichröder, qui ne se lassait pas d'intervenir, répéta qu'un emprunt immédiat de trois milliards amènerait l'évacuation totale à bref délai. Gontaut-Biron en écrivit aussitôt à Thiers avec cette réserve : Je n'oserais vous transmettre comme paroles d'Évangile les propositions de Bleichröder — il est juif —. Néanmoins, je les crois dignes d'attention. Il laissait entendre enfin que, dans cette grande négociation, il devait y avoir conflit entre les intérêts privés d'Arnim et ceux de Bleichröder et il espérait que le Président saurait discerner le fort et le faible de ces renseignements. Pendant ce temps, d'Arnim soulevait de nouvelles difficultés au sujet des propositions du gouvernement français et n'admettait pas que les troupes allemandes dussent évacuer les Vosges et les Ardennes après le troisième demi-milliard.

Enfin Bleichröder et de Hansemann, chef de la puissante Société d'escompte de Berlin, arrivent à Paris et s'entendent avec nos agents sur les garanties financières. Le 6 juillet, le duc de Broglie lit à l'Assemblée nationale son rapport sur le projet de loi portant ratification d'une nouvelle convention avec l'Allemagne, en vue de compléter, de régler et de faciliter l'exécution du traité de Francfort. En vertu de cette convention, la France s'engageait à payer un milliard vers le 1er février 1873 et un second milliard le 1er mars 1874. Quant au solde du troisième et dernier, elle avait la possibilité d'en reculer le payement jusqu'au 1er mars 1875. Mais notre gouvernement espérait bien — et il le prouva, — n'avoir pas besoin de cette faculté et avancer même de beaucoup l'acquittement de la dette. Deux départements devaient être évacués après le premier milliard et deux autres après le second. Le rapporteur avait confiance dans le crédit de la France pour hâter le jour, impatiemment attendu, où le dernier soldat allemand quitterait notre sol. La convention fut votée le 6 juillet sans discussion et, le 15 juillet, un projet d'emprunt de trois milliards était adopté.

Le 30 juillet, de 6oulard, ministre des Finances, apprenait aux représentants que la souscription avait produit douze fois la somme demandée, c'est-à-dire, en rentes, 2 milliards 464 millions ; en capital, plus de 41 milliards. Dans cette somme énorme, la France figurait pour 1 milliard 37 millions et l'étranger pour 1 milliard 426 millions 779.000 francs de rente. A elle seule, la France avait couvert et au delà l'emprunt dont elle avait besoin. Nous avons le droit, dit le ministre, de constater avec satisfaction la vitalité de notre chère France, la place qu'elle occupe parmi les autres nations, la juste idée qu'on se fait de son incomparable solvabilité, la confiance enfin qu'elle inspire au monde entier... Une nation qui montre qu'elle a foi en elle-même est autorisée à compter sur l'avenir. Elle a le droit de considérer la rude leçon qu'elle a reçue comme une expiation de ses fautes et comme une surprise de la fortune, mais, grâce au ciel, elle n'est pas condamnée à y reconnaître le signe de sa décadence. Messieurs, en présence de ce grand intérêt matériel qui vient d'obtenir satisfaction, en présence de ses légitimes conséquences qu'il nous est donné d'entrevoir, je sens le besoin d'exprimer à cette tribune la pensée qui s'empare de moi. J'ai besoin de remercier Dieu de la protection qu'il nous a accordée... (Acclamations sur un grand nombre de bancs.) C'est Dieu qui a donné au patriotisme français la possibilité d'étendre les limites de sa générosité et d'ajouter ainsi quelque chose aux sacrifices déjà consentis... Des applaudissements redoublés saluèrent cette noble improvisation qui exprimait éloquemment ce que ressentaient tous les cœurs français.

 

L'effet produit sur les Allemands par le succès colossal de l'emprunt avait été immense. Ils étaient à la fois surpris, mécontents et satisfaits[21]. La vitalité prodigieuse d'un pays qu'ils avaient cru écraser en exigeant de lui une rançon monstrueuse qu'ils auraient eux-mêmes été incapables de payer, les agaçait et les inquiétait. Mais, comme dans l'armée allemande dominait le désir de loir finir l'occupation, ils étaient en réalité contents du résultat d'une souscription qui allait l'abréger singulièrement. La réunion des trois empereurs à Berlin, qui devait être la sanction de nos revers, ne répondit pas tout à fait aux espérances de Bismarck. Le tsar Alexandre, certain que la politique de Thiers, nullement modifiée par le miracle financier du 30 juillet, était pleinement pacifique, et comprenant que la France ne songeait qu'à reprendre avec cette sage politique son rang et son poids dans le monde, manifesta enfin sa sympathie pour une nation qui méritait l'estime de tous les peuples. Il déclara lui-même à Gontaut-Biron que la. France pouvait être assurée qu'il n'aurait participé à rien de ce qui aurait pu être tenté contre elle. Et le chancelier russe, le prince de Gortschakov, prenant l'attitude la plus amicale, dit à notre ambassadeur ces paroles qu'il devait répéter en 1875 au général Le Flô : Nous avons intérêt et sympathie pour la France. Il faut que la France soit forte et sage. Il importe qu'elle soit forte pour qu'elle puisse jouer dans le monde le rôle qui lui est assigné ; il faut qu'elle soit sage précisément pour qu'elle puisse jouer ce rôle mec autorité et pour que son action soit bienfaisante. En se déterminant à prendre notre parti, la Russie, que l'ambition de l'Allemagne commençait à inquiéter, savait qu'elle défendait ainsi la paix européenne et servait ses propres intérêts.

Gontaut-Biron informa le Président de la République de ces importantes déclarations, et lui dit que Bismarck, mécontent, attendait avec impatience le départ de l'empereur pour retourner à Varzin. Les souverains de Russie et d'Autriche avaient conseillé au chancelier et à son maître d'entretenir désormais avec la France des rapports conciliants. Vexé de ces conseils, Bismarck s'en était vengé en disant à Odo Russell, l'ambassadeur d'Angleterre : J'ai voulu réunir ici les trois empereurs, les faire poser comme des statues de marbre, les Trois Grâces, et les montrer ainsi ! Dans l'intention de son auteur, le mot voulait être spirituel. Il ne fit qu'étonner celui qui l'entendit. Le chancelier ajouta : Quant à Gortschakov, il me prend sur les nerfs avec sa cravate blanche et ses prétentions à l'esprit. Il a apporté ici du papier bien blanc et de l'encre bien noire. Il s'est fait accompagner de scribes et il voulait écrire. Mais je n'ai pas entendu de cette oreille-là ! Ce n'était que le commencement des méchancetés de Bismarck contre son collègue russe. Elles allaient redoubler après l'échec de l'alerte de 1875[22].

L'empereur d'Autriche fut très bienveillant pour Gontaut-Biron, et il lui parla de la France en termes excellents. François-Joseph ne s'était décidé à la neutralité que par la force des circonstances. Les succès de la Prusse l'avaient consterné. Son visage est doux et triste, écrivait notre ambassadeur à M. Thiers. On voit tout ce qu'il a souffert. On pressent tout ce qu'il souffrira encore. Il a eu, du reste, beaucoup de succès ici. On lui a su gré de son sacrifice qui ne pouvait être douteux. Quoique la réunion des trois empereurs, favorable à Thiers et à la politique française, ne répondit pas absolument aux vues de Bismarck, elle eut pourtant pour effet de faire cesser les malentendus et de ramener avec nous une entente que l'on croyait disparue. Le chancelier allemand reprocha au comte d'Arnim d'avoir manqué d'adresse et, dès ce moment, lui témoigna une froideur qui devint bientôt de l'hostilité[23].

Mais le parti militaire ne pouvait pardonner au général de Manteuffel sa généreuse et loyale attitude qui avait tant contribué à apaiser les conflits. Il le faisait appeler la vieille Française, le complaisant de M. Thiers, le jouet de M. de Saint-Vallier, etc. De temps à autre, les discours virulents de Gambetta, comme ceux de Grenoble et d'Albertville, servaient de prétexte à ces Allemands pour remettre en doute les assurances et les efforts pacifiques du Président. Celui-ci répondait que jamais l'ordre n'avait été plus complet en France et que l'arrivée de Gambetta au pouvoir n'était qu'une chimère. Soyez persuadé, disait-il, que M. Gambetta — à moins qu'il ne change jusqu'à devenir un conservateur de ma façonn'a aucune chance de me succéder. Thiers, avec ces affirmations, savait faire plaisir à l'empereur Guillaume, qui avait dit de lui au général de Manteuffel : Le Président est une véritable sirène. Il est si habile, si malin, que mon esprit s'habitue, malgré moi, à ne plus détester ce mot de République, mon épouvantail jusqu'ici. Il me rendrait républicain, s'il pouvait me garantir son immortalité dans les affaires de son pays. Et l'empereur donna une preuve de sympathie pour Thiers, en faisant exiger de la Gazette de la Croix le désaveu d'un violent article que ce journal avait publié contre le Président Le chancelier montrait les mêmes attentions que son souverain et, le 5 novembre 1872, il écrivait à Manteuffel : Il est de l'intérêt du goui cillement allemand et dans ses vues d'encourager Thiers à continuer son œuvre, de l'appuyer moralement, de contribuer dans la mesure voulue à son succès... Persistez dans votre politique. C'est la mienne et elle est sanctionnée par l'empereur. Voilà comment Thiers était arrivé, malgré les obstacles, les embarras de toute nature, les pièges et les insinuations perfides de d'Arnim[24], les menaces du parti militaire ut des difficultés intérieures souvent fort grandes, à améliorer une situation extraordinairement grave et à préparer à bref délai la libération du territoire. Une question, fort délicate à résoudre entre autres, avait été celle des baraquements pour les troupes allemandes, au fur et à mesure qu'elles évacuaient un département pour se rendre dans un autre. Thiers s'en tira, après trois mois d'efforts et dans des conditions vraiment inespérées. Sa correspondance à cet égard est des plus instructives et mérite d'être lue. On y verra ce que peut un homme d'État qui connaît à fond le maniement des affaires. Ceci prouve une fois de plus que la politique demande avant tout des études profondes et une pratique sérieuse et combien il est déplorable qu'elle soit livrée trop souvent à des esprits légers, infatués ou ignorants.

Le comte d'Arnim ayant eu à Nancy avec Saint-Vallier un entretien privé, aurait prédit qu'à Thiers succéderait Gambetta, puis la Commune, puis un règne militaire avec le comte de Paris ou le fils de Napoléon. Le chancelier, averti de cet entretien, demanda îles explications à son ambassadeur qui se défendit d'avoir recommandé le rétablissement de la monarchie et la désignation des candidats au trône. Il avait seulement demandé à Saint-Vallier, qui parlait sévèrement de l'Empire, si ses anciennes relations intimes avec la Cour des Tuileries ne lui avaient pas donné l'occasion de se former un jugement sur le prince impérial. On voit que l'hypothèse du relèvement de l'Empire n'était pas écartée des prévisions allemandes. Seulement, M. de Bismarck ne voulait pas qu'on en parlât ouvertement.

Le 13 novembre 1872, Thiers avait lu à l'Assemblée un Message où il exposait ses actes et la situation du pays. Il déclarait que, tout en s'attachant à maintenir l'ordre, il n'avait cessé de veiller au cours régulier des affaires, à la stricte observation des lois, aux opérations financières qui devaient aboutir à la libération du territoire, à l'évacuation des départements qui devaient titre les premiers affranchis, à la rentrée des impôts nouveaux, à la réorganisation île l'armée, à la pacifique direction de nos relations extérieures. Il constatait que le pays travaillait avec une activité admirable et, aux applaudissements de l'Assemblée, il remerciait de son appui Dieu, souverain auteur de toutes choses, qui tour à tour instruit, soutient, relève, quand il lui plaît, les nations qui ont failli et n'ont désespéré ni de lui, ni d'elles-mêmes. Après avoir étudié de graves questions comme l'emprunt du mois de juillet, les opérations et les progrès du commerce français, la marche des impôts et leur rendement, nos ressources budgétaires et le dernier traité de commerce signé avec l'Angleterre, il établissait ainsi notre situation : Après la guerre la plus malheureuse, après la guerre civile la plus terrible, après l'écroulement d'un trône qu'on avait cru solide, la France a vu toutes les nations empressées de lui offrir leurs capitaux, son crédit mieux établi que jamais, huit milliards acquittés en deux ans, la plus grande partie de ces sommes transportées au dehors sans trouble dans la circulation, le billet de Banque accepté comme argent, les impôts, quoique accrus d'un tiers, acquittés sans ruine par le contribuable, l'équilibre financier rétabli ou près de l'être, 200 millions consacrés à l'amortissement et le commerce et l'industrie s'augmentant de plus de 700 millions en une seule année. Ces résultats, à quoi les devons-nous, Messieurs ? s'écriait Thiers. Nous les devons à une cause, à une seule, au maintien énergique de l'ordre. Il constata et il se plut à affirmer qu'une forme de gouvernement, la République, commençait à entrer dans les habitudes, et que si elle pouvait réussir cette fois, c'est à l'ordre qu'elle le devrait.

Et c'est alors qu'il prononça ces paroles qui firent sensation : Tout gouvernement doit être conservateur et nulle société ne pourrait vivre sous un gouvernement qui ne le serait point. La République sera conservatrice ou elle ne sera pas. Il commenta en termes éloquents cette considération qui émut profondément l'Assemblée ; il rappela la nécessité pour le pays d'un repos absolu qui, seul, lui permettrait de faire face à ses charges immenses et conjura les représentants d'éviter à la France le recommencement de ce triste et humiliant voyage de l'anarchie au despotisme et du despotisme à l'anarchie, semé de hontes et de calamités, où la France avait dernièrement trouvé la perte de deux provinces, une dette triplée, l'incendie de sa capitale et des massacres qu'on n'aurait jamais dû revoir. Quant à lui, il n'admettait la République que comme le libre gouvernement de la nation vivant au sein de l'ordre, du calme et de la sécurité. Il ne fallait pas que la République fût le règne d'un parti, car, disait-il aux applaudissements de la grande majorité de l'Assemblée, la République n'est qu'un contre-sens, si, au lieu d'être le gouvernement de tous, elle est le gouvernement d'un parti, quel qu'il soit. On était arrivé à un moment décisif. Tous les esprits se demandaient quelle forme l'Assemblée choisirait pour donner à la République cette force conservatrice dont elle ne pouvait se passer. C'était aux représentants de choisir. Ces déclarations inquiétaient le comte d'Arnim auquel M. de Balan répondait, de la part de Bismarck, le 23 novembre : Une France constituée monarchiquement nous offrirait des dangers plus grands que ceux que Votre Excellence voit dans l'influence contagieuse des institutions républicaines. De longues acclamations avaient salué le Message, mais les membres de la droite protestèrent contre certaines expressions qui leur paraissaient de nature à établir une équivoque, un malentendu[25].

Sur la demande de M. de Kerdrel, une Commission fut nommée dans les bureaux pour présenter un projet de réponse au Message. Thiers accepta le principe de cette Commission en déclarant qu'il se rendrait aux vœux de la majorité, mais que s'il avait parlé comme il venait de le faire, c'est qu'il avait cru parler dans le sens de la majorité véritable. Comme il le dit, quelques jours plus tard, à propos de l'interpellation du général Changarnier sur le discours de Gambetta à Grenoble, il était prêt à céder la place à ceux qui pourraient montrer un caractère plus décidé que le sien, des actes plus efficaces et un gouvernement définitif que la France accepterait. Quant à lui, il n'était pas allé chercher le pouvoir à Bordeaux et il défiait qu'on pût citer quelqu'un dont il eût alors sollicité la voix. Il avait accepté ce fardeau dont plus d'un personnage avait refusé de porter la charge avec lui. Qui eût osé se charger de faire une paix, dont le poids accablant et cruel devait être la douleur de toute une lie ? Qui eût accepté sans hésitations la répression d'une insurrection terrible, les difficultés du relèvement d'un pays ruiné et bouleversé, sans forces apparentes et sans crédit ? S'il avait songé à faire faire par l'Assemblée les quelques articles de lois organiques dont la France avait. besoin, il y avait chez lui une intention essentiellement conservatrice, car il valait mieux les confier à une Assemblée connue qu'à une Assemblée inconnue.

Lorsque vint la discussion de ce Message, le 29 novembre 1872, en réponse au rapport de Batbie qui concluait à la nomination d'une Commission chargée de présenter un projet de loi sur la responsabilité ministérielle, Thiers fit comprendre qu'il ne fallait pas se borner à cette seule question et demanda que la même Commission s'occupât de régler également les, attributions des pouvoirs publics. Il prononça là encore un de, ses plus beaux discours dont je ne puis donner ici qu'un très bref résumé. Le Président ne contestait pas à l'Assemblée ses droits souverains, et il déclarait les respecter. On se préoccupait de ce que le rapporteur avait appelé l'armée du désordre, mais il l'avait combattue et il était prêt à la combattre encore, car toute sa vie il avait lutté par la parole et par la plume contre les doctrines révolutionnaires et anarchiques. Il n'était pas un point des doctrines politiques, morales, philosophiques et religieuses qu'un homme d'État, digne de diriger sa nation, pût proposer et pratiquer, qu'il n'eût affirmé par ses écrits, ses discours et ses actes, Thiers en vint ensuite au pacte de Bordeaux. Dans ces moments où la France était encore en péril, lui avait-on parlé de la forme de gouvernement ? Lui avait-ou dit : Il faut la Monarchie ou la République ? Non. Quant à lui, il avait dit : Il faut que la foi de chacun reste libre, en ajoutant toutefois : Mais le fait, c'est la République, et si nous administrons bien, si nous amenons le pays à une meilleure fortune, c'est la République qui en profitera. Pouvait-on lui demander de mal gouverner, de peur que la République n'en profitât ? La foi de personne n'était enchaînée, mais on ne pouvait pas rester toujours dans un état provisoire que le pays finirait par trouver dangereux.

Comment l'avait-on appelé lui, le futur libérateur du territoire, le 17 février 1871 : Chef du pouvoir exécutif de la République française ? Et le 31 août : Président de la République ? Donc, il y avait une forme de gouvernement donnée par les événements et avec laquelle il fallait compter. Qu'avait-il dit dans son message ? C'est que, sans enchaîner l'avenir du pays, on devait pratiquer sincèrement le gouvernement existant et lui donner le moyen de remplir ses fonctions pour le bien de la France. La politique qu'il avait suivie lui avait permis de ramener l'ordre et la prospérité. Était-ce pour la gloriole de rester au pouvoir qu'il défendait ses idées ? Si vous étiez à ma place, s'écriait-il, si vous travailliez dix-huit heures par jour, comme je le fais, vous verriez si je puis tenir pour un motif quelconque à la conservation de ce pouvoir ! Et allant droit à la question qui agitait l'Assemblée : Si je croyais que faire la monarchie, en ce moment, fût un devoir, que ce fût une manière de terminer notre anxiété ; si j'étais sûr qu'une monarchie eût de l'avenir, qu'elle pût durer, que l'on pût être d'accord, qu'une des trois monarchies possibles rencontrât la soumission des deux autres et la soumission de cette portion considérable du pays qui s'est donnée à la République... je trouverais une manière de me retirer et je laisserais faire ceux qui pourraient restaurer la monarchie. Mais il ne croyait pas cela possible, et il ajoutait : Je suis ce qu'on appelle un monarchiste qui pratique la République pour deux raisons : parce qu'il s'est engagé et que, pratiquement, il ne peut pas faire autre chose... Mais, puisqu'on ne peut pas sortir de la République, j'ajoute : appelons-la conservatrice et tachons que ce titre soit mérité. Et Thiers termina son discours par cette phrase qui produisit une profonde émotion : Permettez-moi d'achever par ces mots que vous condamnerez peut-être, mais que les hommes équitables approuveront, je crois : Je jure devant vous, devant Dieu, que j'ai servi deux ans mon pays avec un dévouement sans bornes.

L'Assemblée répondit à ce discours par le vote de l'amendement Dufaure qui portait qu'une Commission de trente membres, laquelle devint la célèbre Commission des Trente, présenterait un projet de loi pour régler les attributions des pouvoirs publics et la responsabilité ministérielle[26]. Trois cent soixante-douze voix contre trois cent trente-cinq s'étaient prononcées pour l'amendement. Dans l'état de division où se trouvait l'Assemblée, Thiers dut se contenter de celte simple majorité de trente-sept voix. Quelque temps après, le 7 décembre, il modifia son ministère en mettant M. de Goulard à l'Intérieur, M. de Fourtou aux Travaux publics, M. Léon Say aux Finances. J'ai, écrivit-il à Saint-Vallier, fait une concession qui ne m'a point coûté, parce que j'ai fait des choix qui étaient depuis longtemps dans ma pensée, mais j'ai cédé dans une certaine mesure, pour que les graves suites d'une rupture ne fussent pas mises à mon compte. Puis il mandait à Gontaut-Biron : Je puis vous assurer que je ne reste ici que par devoir, car je me résigne avec peine à une vie où je ne puis voir ni un ami, ni ouvrir un livre, ni prendre un moment de repos, tout cela pour me jeter entre des partis absurdes, furieux, prêts à s'égorger les uns les autres si je cessais de m'interposer entre eux... Votre parti sait bien que la monarchie est impossible aujourd'hui, et il affirme qu'il ne s'occupe pas de la rétablir ; mais après avoir dit cela, il ne sait s'y résigner et il me crée toutes les difficultés imaginables, sans se soucier du mal qu'il fait à nos affaires... Je suis un ancien monarchiste qui, forcé par la situation, appelé à sauver son pays d'un affreux naufrage, a su prendre son parti, et comme il faut être ou tout l'un ou tout l'autre, quand on gouverne, a pris la République au sérieux et gouverne franchement avec elle. Je ne suis pas étonné que M. de Bismarck comprenne nia situation mieux que d'autres, car elle a bien des analogies avec la sienne, mais il a des avantages que je n'ai pas. Il succède à la victoire et moi à la défaite, et tout est cent fois plus difficile pour moi que pour lui. Or, comme je songe beaucoup à la postérité qui, à mon âge, est le seul avenir, j'espère qu'elle me tiendra compte des difficultés et appréciera mieux que les contemporains le bien que je fais.

Quand on lit attentivement la correspondance de Thiers avec Saint-Vallier et Gontaut-Biron, on comprend les plaintes qui lui échappaient souvent en pleine Assemblée. Oui, malgré le traité du 6 juillet dernier, sa situation était extrêmement pénible et l'on se demande avec la plus grande surprise comment un homme de soixante-quinze ans pouvait faire face aux difficultés, aux tracasseries, aux inquiétudes, aux périls même qui résultaient encore de l'occupation, ainsi qu'aux mille et mille difficultés de l'intérieur. Débarrassé un moment de la crise parlementaire, il reportait son attention vigilante sur la question qui lui était chère entre toutes : la libération du territoire. Il se défendait, malgré le désir bien naturel d'en finir, de toute impatience. La prudence qu'il mettait dans ses opérations financières lui calait ce phénomène de si prodigieux transports de valeurs à l'étranger, sans qu'on eût à craindre même l'apparence d'une crise monétaire. Le second milliard allait être payé en avril 1873. Quant au troisième et dernier, il en avait la valeur en caisse et il ne restait plus que les délais inévitables de transport. Mais, disait-il avec fierté, nous n'avons pas besoin de garanties financières. Cela étonnait les banquiers prussiens, et surtout Bleichröder qui nous invitait à ne pas payer avec tant d'empressement, sous le prétexte charitable de nous épargner des embarras financiers. Thiers souriait, parce qu'il savait que Bleichröder avait des intérêts considérables avec les Rothschild de France et redoutait de les voir compromis par une crise suscitée par des opérations de banque trop multipliées. Mais le Président trouvait avec raison que les intérêts des Français offraient plus d'importance que les intérêts des banquiers prussiens. Il savait aussi que les Allemands regrettaient de voir approcher le terme de l'occupation plus tôt qu'ils n'y avaient compté, et il s'en réjouissait. C'était la seule satisfaction que lui donnait le pouvoir.

Les intrigues du comte d'Arnim continuaient, quoiqu'il fût devenu suspect au chancelier. Il persistait à conseiller le maintien de l'occupation afin d'empêcher une agitation révolutionnaire dangereuse pour les voisins de la France et dans l'intérêt de la paix de l'Europe. Mais Bismarck voulait que Thiers restât à la Présidence, car il considérait que sa présence garantissait le payement de l'indemnité de guerre et c'était pour lui l'essentiel. Si des hommes d'une antre catégorie, disait-il, arrivaient au pouvoir, il craignait que l'Allemagne ne fût obligée de tirer de nouveau l'épée. Gontaut-Biron avait fort à faire pour rassurer l'empereur allemand sans cesse inquiété par d'Arnim, et il gémissait d'avoir à réitérer des affirmations d'ordre et de paix. Mais il se reprenait bien vite et écrivait à Thiers : Personne ne ressent plus que vous ces douleurs. Votre courage est un stimulant pour moi. Or, le Président avait entendu dire lue les Allemands, une fois payés, prendraient ce prétexte pour garder Belfort et nous feraient la guerre. Il n'osait admettre une telle infamie. Mais, disait-il avec une triste ironie à Gontaut-Biron, je me comporte comme Fontenelle à qui on demandait s'il croyait aux revenants et qui répondait qu'il n'y croyait pas, mais qu'il en avait peur. Il savait que le chancelier était toujours prêt à passer d'une attitude en apparence correcte à des allures menaçantes : Nous n'avons pas voulu la guerre, écrivait Bismarck le 2 février à d'Arnim, mais nous sommes toujours prêts à la faire de nouveau, dès que des actes présomptueux de la France nous y contraindront... Oderint, dum metuant !

Le 1er mars, notre ambassadeur à Berlin mandait à Thiers que le chancelier espérait obtenir l'assentiment de l'empereur à l'évacuation totale, sauf pour Belfort qui resterait occupé jusqu'au payement intégral du dernier milliard. C'était le point noir, et Thiers avait raison de s'en préoccuper. Cette réserve inattendue le poursuivait, l'inquiétait. L'entente, déjà si difficile à obtenir avec l'Assemblée, allait certainement en souffrir, et l'esprit public y verrait une défiance sans raison. Dès lors, ne valait-il pas mieux rompre les négociations et subir l'occupation des deux derniers départements jusqu'à paiement intégral ?... Sans doute, on avait la parole d'honneur du général de Manteuffel que Belfort serait rendu. Sans doute, le prince de Bismarck se défendait de la moindre arrière-pensée, car ce n'était, suivant lui, qu'une satisfaction à donner au Reichstag et à l'empereur, comme mesure de sûreté provisoire. Bleichröder et d'Arnim donnaient aussi leur parole d'honneur, mais tant de serments ne rassuraient pas Thiers. Il avait fini par s'entendre avec la Commission des Trente, et l'exigence inattendue des Allemands ne pouvait-elle pas compromettre cette entente ?

Le Président invite alors Gontaut-Biron à obtenir le retrait de cette exigence. C'est à prendre ou à laisser ! répond durement Bismarck. Thiers jure que tout se passera avec ordre après l'évacuation. Il n'admet la possibilité d'aucuns troubles. Ce sont de vilains propos. Il y a à Paris, dit-il, des vieilles femmes bien connues qui écrivent à Berlin des indignités dont elles ignorent la portée et qu'on a la faiblesse de croire. Quant à l'arrivée prochaine de Gambetta au pouvoir, elle n'est pas plus vraisemblable que celle de Ledru-Rollin. Tout à coup, Bismarck, pressé de terminer les négociations avant l'ouverture prochaine du Reichstag, et voyant qu'il ne peut venir à bout de la résistance acharnée de Thiers, offre, sur la proposition de Manteuffel, de substituer Toul ou Verdun à Belfort comme dernier point d'occupation. Le président répond immédiatement qu'il accepte Verdun et qu'il est prêt à signer. Il faut lire ces dépêches vibrantes, ardentes, patriotiques, que je résume à regret en quelques mots. Le 15 mars, à cinq heures du soir, malgré les obstacles suscités par d'Arnim, Contant-Biron signe avec Bismarck le traité de libération définitive. Le lendemain, l'empereur disait à notre ambassadeur : Vous avez pu voir dans mon discours au Reichstag la confiance que m'inspire tout ce que vous avez fait en France. Il est vraiment prodigieux de pouvoir acquitter en 1873 cette indemnité que vous ne vous étiez engagés à payer complètement qu'en 1875. Cette libération si prompte était impossible à prévoir. Ah ! quelles ressources dans votre pays ! Il est permis de supposer que Guillaume Ier se rappelait avec quelles difficultés, et au prix de quelles angoisses, la Prusse s'était libérée après Iéna de l'indemnité de cent huit millions que lui avait imposée Napoléon[27].

Le 17 mars, M. de Rémusat annonçait à l'Assemblée, qui l'acclama, la signature du traité qui assurait enfin l'évacuation définitive du territoire pour le milieu de septembre prochain. Ce ne fut malheureusement pas sans quelques difficultés que l'on parvint à s'entendre pour exprimer à Thiers la gratitude que méritaient deux longues années de pénibles et patriotiques efforts et, après une discussion qui me parut alors bien pénible, on s'accorda pour dire que l'Assemblée, heureuse d'avoir accompli une partie essentielle de sa tâche, adressait ses remerciements et ceux du pays à M. Thiers et au gouvernement. L'honorable M. Wallon fit voter cette disposition additionnelle qui n'était que l'expression même de la vérité : Et déclare que M. Thiers a bien mérité de la patrie. Le comte Rampon demanda alors qu'on levât la séance pour permettre au Bureau de porter au Président de la République la décision qui venait d'être adoptée. Mais l'Assemblée refusa de lever la séance et se contenta d'envoyer une délégation à la Présidence. Et à ce moment, j'entendis à l'extrême droite une voix aigre crier : Voilà trois quarts d'heure d'apothéose... C'est bien assez ! En homme qui connaît les hommes, Thiers ne manifesta aucune humeur d'une manifestation si restreinte et si peu spontanée. Il répondit à la députation du Bureau que de tous les efforts qu'il avait faits, la meilleure récompense était le témoignage de la confiance du pays et de l'Assemblée qui le représentait.

L'élection du 27 avril par laquelle le département de la Seine préféra Barodet à Rémusat par 180.000 voix contre 135.000 fut un coup funeste pour Thiers. Elle semblait être la désapprobation de ses meilleurs efforts, puisqu'elle repoussait le ministre des Affaires étrangères qui avait efficacement contribué au traité de libération. Elle rejetait vers la droite les représentants inquiets des progrès des radicaux et les représentants indécis. Elle allait déterminer une crise très grave qui de ministérielle devait devenir presque aussitôt présidentielle[28].

Le verdict de l'Assemblée, dit Thiers en commençant son discours le 24 mai, sera pour moi seul, et c'est pour moi que je le prendrai. Il défendit énergiquement sa politique et fit observer qu'il eût été plus sage et plus patriotique d'attendre encore cinq semaines pour le renverser, car l'étranger devait à ce moment quitter notre sol. Quant au reproche de n'avoir point fait la monarchie, il répondait finement : Il n'y a qu'un trône et on ne peut l'occuper à trois. Il prévoyait déjà les difficultés qui empêchèrent la fusion de produire ses effets et les refus obstinés du comte de Chambord qui ne voulut pas sacrifier le drapeau blanc au drapeau tricolore. Quelques agités parlaient de dictature. Thiers engagea ses collègues à s'en défier, car, dit-il avec raison, si la dictature d'un grand homme nous a perdus, celle des petits ne nous perd pas moins et, avec eux, il y a de moins la gloire. Malgré son adroite et puissante défense, l'ordre du jour Ernoul, qui était un ordre du jour de défiance, fut voté par 360 voix contre 344 et sa démission acceptée par 362 voix contre 331. Le maréchal de Mac-Mahon fut élu président par 390 voix sur 392 votants.

Le comte d'Arnim, dans un rapport au chancelier le 27 mai, affirma que la veille Thiers avait dit : J'aurai raison de tous ces sots-là ; il croyait que lui-même doutait de sa chute immédiate, parce qu'il pouvait, en cédant sur certaines questions de personnes, retarder la crise jusqu'à l'évacuation complète du territoire. Et, devenu tout à coup plus juste, l'ambassadeur ajoutait : On aurait dû lui accorder cela. La situation qu'il a prise dès les premiers jours en face de nous, la résolution avec laquelle le petit vieillard courageux a accepté la situation qui paraissait sans issue et entrepris cette œuvre qu'il croyait lui-même vaine au commencement, la fierté qu'il mit à remplir jusqu'au dernier les engagements pris, la prudente amabilité avec laquelle il comprima toute manifestation de rancune et chercha à rendre viable la paix momentanée entre les deux nations, tout cela ce sont des qualités sérieuses, grandes et nobles qui pèsent bien plus que les petites habiletés que la foule admire en lui. Dans son Message en réponse au vote dont il avait été l'objet, le Maréchal déclarait qu'il serait le scrupuleux exécuteur des décisions de l'Assemblée et qu'il comptait sur elle et sur le pays dont le concours serait sa force principale, cette force, disait-il, qui est venue en aide, dans d'habiles et patriotiques négociations, à l'homme illustre que je remplace et dont une dissidence que je déplore sur la politique intérieure a seule pu vous séparer. Le nouveau Président devait avoir la satisfaction de voir s'achever l'œuvre de celui dont il venait de faire si courtoisement l'éloge.

Le 16 septembre 1873, à neuf heures du matin, le dernier bataillon allemand sortait du dernier village français. Le territoire était libéré. Un frisson de joie courut dans toute la France, et la pensée de tous se reporta vers le patriote ardent que les départements des Basses-Alpes, de l'Aude, des Bouches-du-Rhône, de la Charente-Inférieure, du Cher, de la Dordogne, du Doubs, de la Drôme, du Finistère, du Gard, de la Gironde, de l'Hérault, d'Ille-et-Vilaine, des Landes, du Loir-et-Cher, de la Loire, du Loiret, du Lot-et-Garonne, du Nord, de l'Orne, du Pas-de-Calais, de Saône-et-Loire, de la Seine, de Seine-et-Oise, de la Seine-Inférieure et de la Vienne avaient spontanément élu le 8 février 1871 en récompense de ses courageux et infatigables efforts. Comment le pays aurait-il pu oublier celui qui, en 1840, avait eu l'idée de fortifier ce Paris que la famine seule avait pu réduire ; qui, en 1870, avait voulu soustraire le Corps législatif à des entraînements néfastes d'où sortirent tant de désastres, et qui avait été défendre auprès des peuples et des rois les intérêts de la civilisation, essayant à tout prix de nous ramener les sympathies de l'Europe ?

Thiers avait quitté le pouvoir après avoir rempli la tâche la plus pénible et la plus périlleuse qui fût jamais imposée à un homme d'État. Il avait promis de conclure la paix, de débarrasser nos campagnes de l'ennemi qui les dévorait, de rappeler des prisons étrangères nos officiers et nos soldats infortunés, de refaire par l'élection les Conseils dissous, de nommer des agents capables et honnêtes, de reconstituer l'administration désorganisée, de relever le crédit et les finances, de réparer les routes, les ponts et les canaux, d'effacer les dommages causés par l'invasion, de faire renaître enfin le travail, le commerce, l'agriculture et l'industrie. Il avait tenu sa promesse. En deux ans, avec le concours dévoué de l'Assemblée nationale, il avait vaincu une insurrection formidable et relevé du sol où il était tombé ce noble blessé qui s'appelle la France, fermé ses plaies et assuré son existence et son salut. Malgré son grand lige, malgré les fatigues d'une longue vie, malgré les difficultés, les obstacles et les périls de toute nature, il avait accompli son rude labeur.

Aujourd'hui que les passions sont calmées et que l'histoire peut émettre son jugement avec impartialité, il est permis de rendre un complet hommage à celui qui a vraiment libéré le sol sacré et à qui nous devons cette chère relique, ce dernier lambeau de la terre alsacienne, cet héroïque Belfort, dont la défense admirable a été si noblement personnifiée dans le lion superbe que Bartholdi a sculpté au pied de la citadelle invaincue, souvenir éternel et réconfort impérissable pour les Français d'aujourd'hui et pour les Français de demain.

On a pu justement reprocher à Thiers quelques fautes politiques dans son administration intérieure et quelques faiblesses à l'égard de certaines manifestations regrettables, mais ces misères-là se perdent dans l'œuvre gigantesque qui, au mois de février 1871, paraissait impossible à accomplir, et qui a rendu la France à elle-même en venant à bout des plus cruelles exigences et en payant une rançon de cinq milliards, dont le seul énoncé avait alors causé à tous un indicible effroi. Thiers mérite donc qu'on lui attribue l'éloge qu'il souhaitait pour chacun de ses collègues, au moment où ils entreprenaient, de concert avec lui, de sauver la France : N'eût-il travaillé qu'un an, que six mois à pareille tâche, il pourra rentrer dans le sein de la patrie, le front haut, la conscience satisfaite ! La noble ville de Nancy a exprimé les sentiments de gratitude de la France entière en inscrivant au pied de la statue de Thiers ces quatre mots qui résument sa tâche immortelle : Au libérateur du territoire.

Ce fut une séance mémorable que celle du 16 juin 1877, où M. de Fourtou, ministre de l'Intérieur, exposant la politique du 16 Mai, vint à 'parler de l'Assemblée nationale et rappela ce qu'elle avait fait pour la pacification et la libération de la France. A ce moment, tous les membres de la gauche et du centre se levèrent comme un seul homme et, se tournant vers Thiers, assis à l'ouverture d'une travée de l'hémicycle, dirent d'une mène voix : Le voilà, le libérateur du territoire ! Cet élan enthousiaste fut suivi d'acclamations et d'un tonnerre d'applaudissements qu'il me semble entendre encore. Lorsque l'émotion, suscitée par cet incident inattendu, se fut un peu calmée, M. de Fourtou reprit : Je n'enlève pas à l'homme d'État illustre qui est devant moi, et que personne ne respecte et n'honore plus que moi-même, l'honneur et la gloire qui lui appartiennent, mais il ne voudrait pas les revendiquer pour lui seul. A quoi Gambetta répliqua par ces mots qui se sont justifiés : Ce que lui ne peut pas faire, l'Histoire le fera.

 

Pendant que s'opérait l'œuvre si laborieuse de la restauration des forces de la France et de la libération du territoire, que faisait le parti impérialiste ? Les actes du Président de la République soucieux de ses devoirs et les votes d'une Assemblée décidée à relever le pays et à affirmer sa souveraineté, Paraient tout d'abord désorienté. Il se reformait peu à peu, essayant de retenir sur les événements passés, de rejeter uniquement les causes de la guerre sur la Prusse elle-même et la responsabilité de la défaite sur le parti républicain qui aurait refusé à l'Empire toutes les ressources dont il avait indiqué l'urgente nécessité, puis il tentait de se rapprocher habilement de la droite royaliste en manœuvrant contre Thiers.

Aux funérailles du député Conti, le 16 février 1872, une affluence énorme, avec les notabilités de l'ancien Empire, parut attester que Paris avait gardé quelque fidélité au passé. Des manifestations bonapartistes eurent lieu, le 15 août suivant, à l'église Saint-Augustin, le 24 août au camp de Marne, puis dans les départements de l'Eure et de la Seine-Inférieure. Le bruit courut un moment qu'une sorte de fusion pourrait se faire entre le parti légitimiste et le parti bonapartiste. Louis Veuillot conseilla, paraît-il, au comte de Chambord d'adopter le prince impérial. Cette idée semble aujourd'hui bien étrange, et cependant, elle hanta plus d'un cerveau. Le gouvernement prit alors des mesures énergiques contre les agissements du parti impérialiste et frappa le Gaulois et l'Avenir, qui en étaient les plus ardents interprètes. Toutefois, Napoléon III ne semblait point très pressé de revenir en France. Il se bornait à faire répéter que sa conduite au sujet des affaires religieuses ne donnerait plus lieu à aucun blâme. Il avouait qu'à cet égard il avait eu autrefois une politique d'hésitation et de faiblesse. Le prince Napoléon, qui continuait à intriguer en Prusse et en Italie et déclarait partout que l'empereur était disposé à abandonner la cause du Pape, fut hautement désavoué par son cousin qui s'étonna de le voir parler et agir sans mandat formel. Le parti bonapartiste triomphait alors bruyamment dans le procès où le général Trochu voyait, à sa douloureuse surprise, acquitter par le jury parisien, Auguste Vitu, rédacteur du Figaro, qu'il avait justement accusé de diffamation envers sa personne. Malgré toutes ces démonstrations, Napoléon, découragé, écrivait à la comtesse de Mercy-Argenteau : Je ne vous parlerai pas de politique, car c'est une triste chose de voir tout ce qui se passe. Mais il y a des dévouements qui vous font oublier l'ingratitude des uns, la méchanceté des autres.

Le 9 septembre de la même année, il accentuait ainsi son découragement : L'avenir me paraît toujours bien sombre. Les nuages couvrent l'horizon et l'on n'aperçoit guère le ciel pur. La riposte foudroyante du duc d'Audiffret-Pasquier à Roulier le 22 mai 1872 l'avait ému et particulièrement le passage où, reprochant à l'ancien président du Sénat ces paroles imprudentes : Grâce à vos soins, Sire, la France est prête ! l'orateur s'était écrié : Et vous croyez, vous qui venez me forcer à individualiser les responsabilités, que vous n'en avez aucune ? Vous ne vous êtes donc pas fait dire dans l'exil où vous vous étiez réfugié, ce qu'ont pesé pour nous ces heures où nous sentions le sol du pays envahi par la Prusse ? Vous ne sentiez donc pas la fumée de nos chaumières brûlées ? Vous ne saviez pas qu'à chaque quart d'heure on nous annonçait qu'un des nôtres succombait glorieusement ? Vous ne vous l'êtes pas laissé assez dire. Ah ! ne croyez pas qu'il suffira de déclarer, connue pour l'expédition du Mexique, que vous avez si complaisamment évoquée : C'est le secret de la Providence qui ne respecte pas toujours nos propres combinaisons !... Eh bien, ce n'est pas assez. Je vous dis, moi, que, quel que soit le sang-froid de tous vos gens à cœur léger, quels que soient les ombrages de Chislehurst, il y a une heure où vous avez dû entendre une voix qui criait : Vare, legione redde ! Rendez-nous nos légions ! Rendez-nous la gloire de nos pères ! Rendez-nous nos provinces !... Les accusations portées contre l'incurie de l'Empire dans les préparatifs de la guerre et l'affichage du discours de d'Audiffret-Pasquier dans toutes les communes de France avaient vivement impressionné l'empereur et l'insuffisance de la réplique de Roulier avait mis le comble à son émotion. Enfin, le rapport de la commission d'enquête sur la capitulation de Sedan lui avait causé une irritation réelle. Il crut devoir adresser à chacun des généraux qui avaient participé à la bataille la lettre suivante :

Responsable devant le pays par les constitutions de l'Empire, je n'accepte de jugement que celui que prononcerait la nation régulièrement consultée. Aussi, n'ai-je point à apprécier le rapport de la Commission d'enquête sur la capitulation de Sedan. Je nie borne à rappeler aux principaux témoins de cette catastrophe la position critique dans laquelle nous nous trouvions. L'armée commandée par le duc de Magenta a noblement fait son devoir. Elle a lutté héroïquement contre un ennemi deux fois plus nombreux. Lorsqu'elle fut repoussée contre les murs de la ville et dans la ville elle-même, quatorze mille morts et blessés couvraient le champ de bataille sur lequel je l'ai vue combattre. La partie était désespérée. L'honneur de l'année se trouvant sauvegardé par la bravoure qu'elle avait déployée, j'exerçai alors mon droit de souverain, en donnant l'ordre d'arborer le drapeau parlementaire, et je revendique hautement la responsabilité de cet acte. L'immolation de soixante mille hommes ne pouvait sauver la France ; le sublime dévouement des chefs et des soldats etit été un sacrifice inutile. Nous avons donc obéi à une cruelle, mais inexorable nécessité. Elle a brisé mon cœur, mais laissé ma conscience tranquille. Croyez, général, à tous mes sentiments.

NAPOLÉON[29].

Cependant, à cette même époque, Fidus — M. Loudun — raconte que le général Pajol, qui avait été à Chislehurst, se plaisait à attester la confiance de l'empereur dans l'avenir. Le général croyait que Napoléon III, appuyé par les officiers fidèles à leur serinent, pourrait rentrer en France par Lyon, avec le concours sympathique de l'Angleterre, de la Russie et de l'Autriche. Pajol aurait été à Arras quelques mois après, et aurait même invité le général qui y commandait à se tenir prêt. Qu'y a-t-il de vrai dans ces assertions ? On ne saurait le préciser ; mais, ce qu'on peut dire, c'est que le parti continuait ses agissements. Les bonapartistes faisaient dire, en novembre 1872, que le tsar aurait déclaré publiquement à un général français que le seul souverain possible était l'empereur. Le 4 décembre, Loudun alla en Angleterre voir Napoléon III et lui affirma que lui seul pouvait arracher la France à l'anarchie dans laquelle, suivant lien, elle se débattait. Il lui exposait un plan merveilleux : la Constitution de 1852 renforcée, l'enseignement rendu plus libre et plus chrétien, la tourbe démagogique éloignée de Paris, l'Algérie mieux colonisée, l'armée diminuée de nombre, mais améliorée ; l'Alsace et la Lorraine rachetées, l'organisation provinciale réorganisée, le suffrage universel établi à deux degrés, le vote obligatoire. Tout cela fut admis par l'empereur. Quant à la restauration du pouvoir temporel, Napoléon III promit d'y penser, mais à son heure. Il se dit résolu à saisir le moment d'apparaître, quand les passions anarchiques déchaîneraient les violences. Alors il arriverait pour apporter au pays l'ordre et la paix. Mais il ne voulait rentrer que par ses propres moyens, refusant tout appui de la Russie et de l'Autriche ; car la France n'admettrait pas que l'étranger se mêlât de nouveau, même avec les meilleures intentions, de ses affaires intimes.

Le 23 décembre, Mels-Cohn, l'ancien confident de Wilhelmshöhe, alla voir l'empereur à Camden-House. Il le trouva très fatigué, mais croyant encore au rétablissement de l'Empire comme à une nécessité historique. Il ne songeait nullement à des complots et voulait éviter à tout prix l'ère des pronunciamientos. Il lui répugnait d'employer encore une fois des moyens violents. Cependant, plus d'un conseiller autour de lui était d'avis qu'il eût recours, si cela était nécessaire, à la force. Le parti impérialiste était alors partagé entre les diplomates et les impatients. Ceux-ci auraient eu peut-être raison de la modération des diplomates, quand un coup de foudre éclata.

Le 9 janvier 1873, Napoléon III mourait à Chislehurst. Après les premières émotions causées par cette fin si brusque, les espérances du parti se reportaient aussitôt sur le fils unique de l'empereur, le prince Eugène-Louis Napoléon. Brillant élève de l'Académie royale de Woolwich, il avait préféré renoncer à l'arme du génie pour entrer dans l'artillerie, l'arme préférée des Bonaparte. Sans avoir pris de service actif dans l'armée anglaise, il participait comme simple lieutenant de batterie aux exercices de ses camarades. Lorsque vint rage de la conscription, il fit répondre en son nom au tirage du premier arrondissement par le prince Murat, manifestant ainsi son désir sincère de défendre la France sous le drapeau tricolore, car la France, disait-il avec passion, c'est le but de ma vie ; ma raison d'être est de la servir.

Le 24 mai 1873, M. Thiers, à la suite du vote de l'amendement Ernoul par trois cent soixante voix contre trois cent quarante-quatre, avait dû, comme on l'a vu plus haut, quitter la Présidence de la République, et le parti impérialiste, croyant que l'arrivée au pouvoir du maréchal de Mac-Mahon faciliterait le retour de l'Empire, se réjouissait fort de cet événement. Le vent de la fantaisie, mandait d'Arnim au prince de Bismarck, souffle au Sud du côté de l'Empire. L'opinion qui se propagera aussi en Europe, c'est que la chute de la République-Thiers n'est que le prologue d'une restauration monarchique quelconque. Je ne partage pas du tout cet avis. Je crois plutôt que, dans les circonstances actuelles, la République a plus de chance de durée qu'elle n'en avait jusqu'à présent. D'Arnim estimait cependant que le temps gagné de cette façon profiterait au parti impérialiste. Il disait qu'il avait des représentants jusque dans le ministère. Ils s'empareront de plus en plus de l'administration intérieure et ils sont plus aptes que les royalistes à entraîner l'armée. Ils sont donc complètement en mesure de neutraliser les machinations qui auraient pour but de les mettre complètement de côté. Les nouvelles élections, si elles se faisaient sous ce gouvernement, amèneraient à la Chambre un fort contingent de bonapartistes. C'est à eux qu'a le plus profité le changement qui s'est opéré et ils peuvent plus aisément que tous autres patienter dans la situation actuelle jusqu'au moment propice[30]. Le duc de Broglie, qui voulait opérer la fusion du parti royaliste, fit aux partisans du prince impérial une opposition décidée. Mais la fusion échoua, en octobre, au désespoir des orléanistes, et à la grande joie de Roulier et du comité de l'Appel au peuple.

Mis de côté au lendemain de nos désastres, écrit le vicomte de Meaux dans ses Souvenirs politiques, les bonapartistes reprenaient du crédit à mesure que les conservateurs devenaient plus inquiets de l'avenir. Ils rentraient dans la vie publique sans confiance dans les institutions libres et, loin de redouter de notre part les coups d'autorité, trouvaient que nous n'en faisions pas assez... Le principal embarras qu'ils nous donnèrent provint de leur excès de zèle. Habitués aux mesures arbitraires, ils nous reprochaient de n'en pas prendre. Parce que nous avions des antécédents parlementaires, ils doutaient de notre énergie ; parce que notre chef savait écrire et parler, ils l'estimaient incapable d'agir et cette défiance se propageait fort au delà de leur rang parmi les braves gens toujours disposés à réclamer un sauveur, parce qu'il leur coûte de travailler eux-mêmes à leur salut. Le vicomte de Meaux constate que le centre droit dans l'Assemblée s'inquiétait de l'audace croissante des bonapartistes et que la gauche profitait de ses alarmes pour semer la défiance dans la majorité[31].

C'était dans un âpre sentiment de colère que M. Thiers, en tombant du pouvoir, avait dit du duc de Broglie : De majorité, il n'en a pas plus que nous ; mais il sera un protégé, lui aussi, et d'un protecteur que l'ancien duc de Broglie aurait repoussé avec horreur : il sera le protégé de l'Empire. Or, entre le duc de Broglie et Rouher, il y avait une division assez tranchée pour qu'on n'accusât pas le chef du parti royaliste d'être le protégé du parti impérialiste[32]. Il avait tout fait pour s'attirer les haines de ce dernier parti et pour empêcher, comme le prédisait M. de Beust, une sorte de retour de l'ile d'Elbe. Les machinations, les intrigues, les manœuvres de tout genre avaient été employées en vain. La campagne entreprise par le duc de Gramont en 1873 pour démontrer que l'Empire était prêt à faire la guerre, qu'il avait des alliances et qu'il n'avait jamais demandé à. la Prusse que des conditions raisonnables pour arriver à en faire le thème d'une proclamation c, qui aurait emprunté aux bulletins de guerre le fameux trahi, cette campagne avait échoué.

Mais le parti impérialiste ne se décourageait pas. Il organisa une grande manifestation à Chislehurst, le 16 mars 1874, date de la majorité politique du prince impérial ; il fit prononcer au prince un discours rédigé par Rouher, qui subordonnait les droits de l'Empire au plébiscite. Le comité de l'Appel au peuple exerçait une vaste propagande à Paris et dans les provinces, et ses agissements donnèrent lieu à des interpellations bruyantes et à une enquête parlementaire dont on n'a point perdu le souvenir[33].

La mort de M. Thiers survenue le 3 septembre 1877 raviva encore les espérances des impérialistes qui avaient toujours redouté son retour au pouvoir et ils recommencèrent leurs démarches auprès du maréchal, mais sans aucun succès, car le Président tenait à rester fidèle à son serinent et à la mission que lui avait confiée l'Assemblée. On blâma son inertie. On railla sa faiblesse. Il laissa dire et continua loyalement à faire son devoir. Ses ministres crurent cependant politique de faire alors quelques avances à certains chefs du parti de l'Appel au peuple et de les prendre même comme candidats officiels. M. de Lacombe, étonné, se plaignait de leur envahissement et de leur arrogance et croyait qu'aux élections futures la gauche réunirait certainement la majorité[34].

Malgré les écrits, les discours, les paroles, les intrigues de ses partisans, le prince impérial qui avait dit : Quand il faudra agir, j'agirai, et avait préparé tout un plan de constitution libérale, s'aperçut que l'opinion lui restait assez indifférente. Il résolut tout à coup de la secouer et de l'amener à lui par une décision audacieuse. Il s'était rappelé le mot de Chateaubriand : Un prince ne peut régner en France que lorsqu'il a entendu siffler les balles autour de lui, et il entreprit de se signaler par quelque brillant acte de guerre. Il avait vingt-trois ans, l'âge de la hardiesse et de la bravoure téméraire. Désolé de ne pouvoir manifester devant les Français la vaillance et l'ardeur qu'il sentait frémir en lui, et ne voulant pas s'étioler dans l'inaction, comme son cousin, le duc de Reichstadt, il demanda à faire partie de l'expédition anglaise organisée au Cap contre les Zoulous. Là, il espérait faire preuve de courage et d'audace. Ce n'est qu'à ce prix, disait-il, qu'on peut persuader au public qu'on est fait de la pâte des hommes nés pour le commandement.

Il part comme officier d'état-major auprès du général Wafd et va droit à l'ennemi. Le 22 juin 1879, surpris dans une embuscade, il se défend avec la plus vaillante énergie et tombe noblement frappé de dix-sept coups de zagaye.

Dans la chapelle royale de Windsor où dorment les rois et les princes de la Grande-Bretagne, une statue d'une expression touchante représente le jeune prince étendu sur une dalle de marbre, les mains pieusement et étroitement attachées à la garde de l'épée placée sur sa poitrine comme le symbole de son courage et de ses suprêmes espérances. C'est sur la terre étrangère que repose celui qui disait, dans une prière retrouvée après son départ pour l'Afrique et citée par le cardinal Manning, dans son Oraison funèbre, le 13 juillet : Si vous ne voulez répandre sur cette terre qu'une somme de joie, prenez, ô mon Dieu, la part qui me revient. Répartissez-la parmi les plus dignes et que les plus dignes soient mes amis ! Si vous voulez faire aux hommes des représailles, frappez-moi ! Cette immolation secrète et spontanée de lui-même, Dieu l'accepta. C'est le cri Sublime que prêtait naguère le poète au fils infortuné de Napoléon Ier, dans une vision mystique sur le champ de bataille de Wagram : Je suis expiatoire !

En quatre années, la dynastie impériale avait perdu son chef et son héritier légitime. Tout désormais semblait fini pour elle, car l'on ne put considérer que comme une boutade humoristique la parole de Bismarck, dite à cette époque au prince de Hohenlohe : Cela m'amuserait beaucoup que le prince Napoléon prît le pouvoir. Si j'étais Français, je n'en voudrais à aucun prix. Mais, en tant que voisin, il me conviendrait tout à fait.

L'impératrice, à qui Dieu n'a ménagé aucune épreuve et qui a subi les plus effroyables tortures qui puissent atteindre une créature humaine, supporta avec une héroïque fermeté ce dernier coup ri anéantissait brutalement toutes ses joies, toutes ses espérances. Le prince, dit-elle à ceux qui la plaignaient, est mort en exécutant les ordres qu'il avait reçus et il a montré par son obéissance qu'il avait été jugé digne par ses chefs de rendre des services utiles. Il était tombé en prince et en soldat. Que lui faisait le reste ?... Et cependant, elle avait rêvé pour lui et pour l'Empire d'autres destinées. Si elle avait voulu la guerre de 1870, c'était, ainsi qu'on le sait, pour restaurer et perpétuer cette dynastie qu'elle sentait menacée de toutes parts. Elle croyait, comme l'a dit le général Trochu à l'Assemblée nationale, que l'Amérique se souviendrait de La Fayette, que l'Angleterre se souviendrait d'Inkermann, que l'Italie se souviendrait de Solferino. Elle croyait aux alliances dont Metternich et Nigra avaient fait luire l'espérance trompeuse à ses yeux et, dès les premiers revers, toutes les illusions, tous les rêves s'étaient évanouis. Elle croyait aux assertions de Le Bœuf, de Bourbaki, de Frossard, de Wailly, de tant d'autres généraux qui lui avaient juré que jamais occasion meilleure ne s'était présentée pour abattre l'ambition intolérable de la Prusse. Elle croyait aux chiffres prestigieux du plébiscite, et ces millions de suffrages qui avaient paru consolider l'Empire n'étaient plus au premier souffle de la tempête, que des lambeaux de papier jetés à tous les vents.

Elle a droit, dit le général du Barail qui lui reproche cependant d'être le principal auteur de la guerre de 1870, à toutes les circonstances atténuantes. Elle savait que tôt ou tard la guerre éclaterait et, en sa qualité de femme, de femme passionnée, elle pensait qu'il valait mieux en finir tout de suite. Elle n'entendait, elle ne voyait que des gens qui lui promettaient le succès immanquable. Elle nous croyait archi-prêts. Est-ce qu'elle pouvait emparer les imperfections de notre armement et même notre infériorité numérique avec la supériorité des armements et des contingents allemands' ? Est-ce qu'elle n'était pas forcée de croire un ministre de la guerre, un maréchal de France, quand celui-ci lui affirmait, comme il l'affirmait au Corps législatif, mais avec plus d'abandon et de force personnelle, que rien, absolument rien ne nous manquait. Et puis, n'était-elle pas mère ? Ne vol ait-elle pas arriver avec anxiété le moment où le prince impérial succéderait à son père ? Ne sentait-elle pas que cette époque, critique pour les peuples dans toute la monarchie, serait rendue plus dangereuse encore par les menées d'une opposition radicale, qui avait fini par faire pénétrer un peu partout de la désaffection pour le régime impérial. Elle voulait que Napoléon IV, son fils, fût aussi fort et aussi inébranlable que l'avait été Napoléon III, son époux... Or, pour ressaisir le pouvoir, tombé des mains défaillantes de l'empereur, et pour le restaurer par des institutions vigoureuses, il fallait que le règne de Napoléon IV fût inauguré par une ère de succès militaires... Elle poussait donc à la guerre et son influence était considérable. Elle avait sur l'empereur un pouvoir à peu près sans limites... Ce pouvoir fut même assez fort pour obtenir le changement des dispositions primitives résolues en cas de guerre. D'après ce plan, nos forces étaient réparties en trois armées confiées, la première au maréchal de Mac-Mahon, la deuxième au maréchal Bazaine et le troisième au maréchal Canrobert. Dans cette combinaison, l'empereur restait à Paris et conservait le pouvoir. Mais l'affaiblissement de ses forces le transformait en obstacle et en gène, au milieu d'une crise pareille, et c'est parce qu'elle fut plus mère que femme, c'est parce qu'elle croyait le pouvoir plus en sûreté dans ses mains de régente, que l'impératrice, d'accord en cela avec ce qu'on appelait le parti militaire, fit partir, pour commander l'armée, un pauvre homme qui n'avait même plus la force de régner[35]. Elle avait eu toutes les illusions, toutes les espérances. La chute fut d'autant plus grave que l'ambition avait été jusqu'à la cime elle-même :

….. Tolluntur in altum

Ut lapsu graviore ruant !

J'ai dit comment elle essaya de prolonger la lutte, au prix de quels efforts, implorant ceux qu'elle croyait être encore nos amis, ne pouvant croire à leur égoïsme et à leur ingratitude, ne voulant pas signer une paix équivoque et désastreuse, puis, dans l'exil, refusant de paralyser la Défense nationale par des manœuvres qui eussent ajouté à l'horreur de la guerre étrangère la honte et la douleur de la guerre civile. J'ai rappelé que la Délégation de Tours l'avait fait remercier de son attitude, et ce souvenir doit atténuer la passion inconsidérée avec laquelle l'impératrice a contribué à déchaîner une guerre, objet de tant d'illusions brillantes et de tant de malheurs.

Quant à Napoléon III, le maître de la France, qui rejetait sur ses ministres et ses conseillers toutes les responsabilités, qui consentait, pour ressaisir un pouvoir dont il n'eût pu tenir les rênes, à toutes les démarches et à toutes les intrigues, l'histoire doit être plus sévère.

Cette chute lamentable d'un homme qui avait, au bout de quelques années de règne, conquis une situation telle qu'il semblait devenu l'arbitre même de l'Europe, cette chute est de nature à inspirer les plus graves réflexions. En 1855, la reine Victoria considérait l'empereur comme un homme très extraordinaire. Elle lui prêtait les plus grandes qualités et en faisait un portrait flatté. Évidemment, disait-elle, il possède un courage indomptable, une fermeté de dessein inébranlable, de la confiance en lui-même, de la persévérance et une grande discrétion ; j'ajouterai encore une grande confiance en ce qu'il appelle son étoile. Il rattache les présages et les incidents à sa future destinée avec une foi qui est presque romanesque et en même temps il est doué d'un merveilleux empire sur lui-même, d'un grand calme, on peut même dire d'une grande douceur et d'une puissance de séduction qui est très vivement ressentie par tous ceux qui vivent davantage dans son intimité. Jusqu'à quel point est-il influencé par le sentiment moral de ce qui est juste, ou ne l'est-il pas, cela est bien difficile à dire ?... J'ai l'impression qu'il a accompli tous ces actes, en apparence inexcusables, invariablement guidé par l'idée qu'il accomplissait la destinée que Dieu lui a imposée, et que, bien cruels et durs par eux-mêmes, ces actes étaient nécessaires pour arriver au but qu'il se considérait comme désigné pour atteindre. Après avoir ainsi fait allusion aux violences qui accompagnèrent et suivirent le 2 Décembre, la reine Victoria louait la bonté, l'honnêteté et l'amabilité de l'empereur, son esprit mûr et réfléchi, mais elle regrettait qu'il n'eût aucune habitude des affaires politiques et aucune application intellectuelle. Puis, semblant se dégager dans la suite du portrait qu'elle traçait, elle s'étonnait de ses dons d'homme d'État et de son tact merveilleux. Reprochant enfin à Louis-Philippe d'avoir été trop Français de caractère, c'est-à-dire vif et loquace, elle constatait avec complaisance que Napoléon était aussi peu Français que possible, et ressemblait beaucoup plus à un Allemand[36].

Ce prince, auquel elle accordait un jugement profond et une grande fermeté de dessein, devait tromper son admiration aussi bien que celle de tous ses amis par ses variations, ses tâtonnements et ses hésitations étranges. Ce qu'il y a de plus difficile avec l'empereur, avouait Morny lui-même, c'est de lui ôter une idée fixe et de lui donner une volonté ferme. Plus romanesque et plus capricieux que penseur et politique, plus rêveur et plus utopiste que résolu et clairvoyant, complexe et perplexe, volontaire et irrésolu, il vivait de chimères et d'expédients. Toutes ses entreprises, sorties cependant de désirs généreux, semblaient n'avoir pas de lien entre elles et donnaient l'idée d'une nature puissante et désordonnée. Cet empereur qui, contrairement à la politique de l'antique monarchie et même de la Révolution, laissait former ou renaître autour de la France des États capables un jour de l'enserrer et de la réduire, devait aller de déceptions en déceptions jusqu'à une ruine fatale. Il serait injuste de ne pas reconnaître le grand éclat que les guerres de Crimée et d'Italie avaient donné au nom français, mais hélas ! quel en avait été le profit ? Cet Empire qui avait si noblement appuyé les États-Unis, l'Italie, la Hollande, le Portugal, la Grèce, la Belgique, la Roumanie, la Serbie, le Monténégro, le Portugal, la Crète, Rome, les chrétiens de Chine et du Liban, n'avait pas su bénéficier de ses largesses.

Je sais bien que la pensée de Napoléon III était sincère et généreuse et qu'il croyait réaliser ainsi les idées du premier Napoléon qui, suivant lui, consistaient à fonder une association européenne solide et faisant reposer son système sur des nationalités complètes et sur des intérêts généraux satisfaits... Chaque pays circonscrit dans ses limites naturelles, uni à son voisin par des rapports d'intérêt et d'amitié, aurait joui à l'intérieur des bienfaits de l'indépendance, de la paix et de la liberté. Les souverains, exempts de craintes et de soupçons, ne se seraient appliqués qu'à améliorer le sort de leurs peuples et à faire pénétrer chez eux tous les avantages de la civilisation[37]. C'est sur ce tableau de bonheur et de stabilité que Napoléon III avait arrêté ses regards, mais, comme il l'apprit trop tard, ce rêve enivrant ne se réalisa pas. Une politique vacillante avait amoindri peu à peu toutes les forces de l'Empire et le livrait à une nation impitoyable qui n'ayant qu'un luit, qu'une volonté, qu'une politique, appliquait opiniâtrement la devise cruelle de Par le fer et par le feu ! L'apôtre de l'affranchissement des nationalités, de l'indépendance des peuples, des théories humanitaires avait vu avec stupeur fondre sur le sol français des hordes barbares qui décimaient des citoyens innocents et brûlaient des ailles ouvertes et des villages non défendus, enlevaient des otages, pillaient et dévastaient sans pitié, répandant la terreur sur leur passage, sous prétexte que plus la guerre est horrible, plus elle offre des chances de courte durée[38].

Au déclin de son règne, Napoléon III, malade et très affaibli au physique comme au moral, avait risqué la plus périlleuse des aventures sans se rappeler la parole de Napoléon Ier à Metternich, lors de l'entretien de Dresde : Vos souverains nés sur le trône peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales. Moi, je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne survivra pas au jour où je cesserai d'être fort et par conséquent d'être craint. Le grand Empereur répétait ce que François II avait déjà dit à Talleyrand, après Austerlitz. Ce monarque rappelait la supériorité d'une dynastie ancienne sur une dynastie nouvelle qui, malgré les exploits de son fondateur, n'avait pas jeté de racines profondes dans le sol, et sa parole trouvait tout à coup une application saisissante : J'ai, du moins, cette supériorité sur mon vainqueur, c'est que je puis rentrer dans ma capitale après un grand désastre, tandis qu'il serait difficile à votre maitre, malgré tout son génie, de faire la même chose dans une situation semblable.

L'héritier de Napoléon, fils de la fortune, aurait dû penser, lui aussi, que le jour où il cesserait d'être fort, il cesserait d'être respecté. Pas plus que le vainqueur d'Austerlitz, il ne pouvait subir impunément des échecs. Il était condamné au succès, sous peine d'une chute irrémédiable. Pourquoi ? Parce que, malgré les glorieux souvenirs du premier Empire, il n'était pas aussi étroitement lié avec la nation française que les vieilles dynasties avec leurs peuples. C'est ce qu'avait si justement remarqué Klaczko au lendemain de la guerre de 1870, lorsqu'il disait aux délégations d'Autriche : L'infortune présente de la France nous montre ce qu'il advient, quand un grand État, quand une grande nation perd tous liens avec une dynastie qui a régné durant quelques années. Un roi appartenant à une dynastie antique qui a vécu longtemps de la même vie que la nation, peut revenir au milieu de son peuple après une défaite. Lors même qu'il aurait causé cette défaite, il peut s'en retourner hardiment chez ses enfants et les embrasser en pleurant. Les larmes de ses enfants lui répondront, mais non des larmes de reproches. Un père qui a tout perdu, peut l'avouer loyalement à ses enfants. La réconciliation sera bientôt faite. On pleurera, mais on ne récriminera pas sur la ruine commune. Pour ce qui est d'un roi ou d'un souverain passager, ce n'est que le directeur d'une société en commandite. S'il fait de bonnes affaires, on le loue ; s'il en fait de mauvaises, il est obligé de s'enfuir. Et après avoir rappelé le loyalisme des Autrichiens après le désastre de Sadowa, Klaczko s'écriait : Oui, malgré tout, je considère sans crainte l'avenir de l'Autriche, car nous possédons ce que je constatais avec douleur qui manque à la France : nous avons un empereur-roi, et quelque disjoints que nous soyons sous le rapport social, politique et des langues, nous nous rencontrons tous dans les mêmes sentiments à l'égard de notre souverain.

Qu'on se rappelle après ces paroles le dramatique entretien du 16 août 1870 entre l'impératrice et le général Trochu. Quelles leçons s'en dégagent ! Quelle signification douloureuse y apparaît ! Le général annonce le retour de Napoléon Ill après les premiers revers et l'impératrice frémissante s'écrie : Les ennemis seuls de l'empereur ont pu lui conseiller ce retour à Paris. Il ne rentrerait pas vivant aux Tuileries ! Le général insiste. Napoléon l'a nommé gouverneur de Paris, et le suit de quelques heures à peine. Général, vous remplirez votre mission, vous défendrez Paris, mais sans l'empereur ! Trochu dit qu'il doit apprendre à la population que Napoléon l'a nommé gouverneur. Général, il ne faut pas que le nom de l'empereur figure dans une proclamation à l'heure présente ! Trochu insiste. Non, général, croyez-moi. Il y a péril dans l'état actuel des esprits à laisser subsister dans cette proclamation le nom de l'empereur. Trochu hésite encore. On consulte les ministres, le président du Sénat, le président du Corps législatif, les membres du Conseil privé, et chacun s'écrie comme l'impératrice : Qu'il ne vienne pas ! Qu'il ne signe pas ! Qu'on ne parle pas de lui ! L'impossibilité reconnue par tous de mettre désormais l'empereur en avant prouve, mieux que tous les arguments, la précarité de son pouvoir et sa ruine prochaine. Nulle intervention militaire, nulle force humaine, nul prodige même n'auraient pu, à cette heure fatale, sauver l'Empire.

 

 

 



[1] Cf. pour la question de la libération du territoire, les ouvrages de Jules Simon, Jules Favre, Albert Sorel, Valfrey, du vicomte de Gontaut-Biron, du marquis de Gabriac, de M. de Marcère, de Henri Doniol, les Mémoires de la comtesse de Valon et la Correspondance authentique de 1871 à 1873 entre Thiers et ses agents diplomatiques en France et en Allemagne, publiée par les soins de Mlle DOSNE, ainsi que les documents des Archives diplomatiques.

[2] Je finirai bien par écrire mes Souvenirs, à moins que je ne meure ici à la peine, et les curieux du siècle prochain sauront qu'un général ennemi, aussi élevé par le cœur que par l'esprit, fut envers la France le plus noble des adversaires. (Thiers à Saint-Vallier, le 4 mai 1872.) — Ces Souvenirs ont été publiés en 1901 par Mlle DOSNE.

[3] Voir ses Souvenirs diplomatiques de Rome et d'Allemagne, 1870-1872.

[4] Voir pour les détails de la Conférence les ouvrages de Valfrey, A. Sorel, Müller et G. May.

[5] Voir Mémoires de Bismarck, par Moritz BUSCH.

[6] Voir sur la part importante de M. Pouyer-Quertier dans ces négociations les Souvenirs de la comtesse de Valon. Libr. Plon, 1909.

[7] Voir les livres de VALFREY et de G. MAY sur le Traité de Francfort, et celui d'Albert SOREL sur la Diplomatie de la guerre franco-allemande, ainsi que celui de M. Paul MATTER sur Bismarck.

[8] La Délimitation du territoire (Delagrave, 1901).

[9] Sans vouloir diminuer le mérite de Chanzy qui a été un grand homme de guerre et s'est fait justement redouter des Allemands par sa ténacité, sa vigueur et ses qualités manœuvrières, il est permis de s'étonner de ses votes le 1er mars contre les préliminaires de paix et le 18 mai contre le traité définitif. Et voici pourquoi. Au commencement du mois de février, m'écrivait M. Charles Ferry, député des Vosges, le 11 janvier 1902, — à la suite d'un article écrit par moi dans la Semaine politique et littéraire sur l'Assemblée nationale de 1871, — le gouvernement, voulant avoir des renseignements précis sur l'état des dernières forces de la France, fit venir à Paris en secret le général Chanzy ; et pendant un long Conseil de nuit, ce dernier démontra au gouvernement consterné qu'il ne restait plus une force organisée et qu'il n'y avait qu'à faire la paix. Cette démonstration est restée présente à la mémoire de mon frère, Jules Ferry, membre du gouvernement de la Défense nationale...

Je me souviens, ajoutait M. Charles Ferry, qu'en terminant son exposé le général avait dit : Vous n'êtes pas seulement vaincus, vous êtes détruits. C'est le mot du maréchal Ney à la Chambre des Pairs au lendemain de Waterloo.

[10] Sur la conduite loyale de Manteuffel à l'égard de la France, voir les Souvenirs de la comtesse de Valon.

[11] Voir les Souvenirs de la comtesse de Valon. — C'est dans ce livre si intéressant que l'on a la preuve que Bismarck voulait faire trouver de l'argent à la France ailleurs qu'en France par son ami le banquier Bleichröder. Il y avait derrière ce financier lin groupe considérable comprenant l'Autriche, l'Angleterre et l'Allemagne, prêt à lancer l'affaire dès pie le gouvernement français l'aurait approuvée. Pouyer-Quertier ne voulut même pas entendre l'exposé de la proposition. (P. 275 à 277.)

[12] Voir sur cette opération extraordinaire le beau et instructif rapport de Léon Say à l'Assemblée nationale (5 août 1874). — Pièces justificatives.

[13] L'empereur Guillaume et le chancelier redoutaient l'influence de Thiers, sur Manteuffel. Bismarck ne cessait de répéter au général : Ouvrez l'œil. Ne vous laissez pas raser à la cuiller par M. Thiers... Ueber den Lœffel barbieren lassen. Et le général de Stosch, chef d'état-major de Manteuffel et jaloux de lui, se plaignait de son chef à sa femme. C'est ainsi que le 24 août 1871, il lui écrivait : ... Manteuffel et Thiers passent leur temps à se couvrir mutuellement de fleurs, sans penser un traître mot de ce qu'ils disent ; mais ce qui m'horripile, c'est que mon chef prend tout cela pour argent comptant. Il en résulte à chaque instant l'annihilation de succès remportés à Paris par nos diplomates... Le cardinal de Bonnechose a été ici. D'après lui, le parti de l'ordre, à Paris, estime que Bismarck, désireux de voir le retour de la Commune ou de Napoléon, ne fait rien pour soutenir M. Thiers. D'après lui aussi, les Français considèrent Bismarck comme leur mauvais génie et le détestent au delà de toute expression. En un mot, les gens de Paris cajolent Manteuffel et lui font la cour. Ils cherchent à le prendre par la vanité, comptant qu'il influera sur le vieux roi et contrebalancera l'autorité du chancelier... Manteuffel ne pense jamais qu'à lui-même. Si, par hasard, il s'occupe des autres, ce n'est point afin de leur être agréable, c'est uniquement en vue de se montrer à leurs yeux dans la pose qui lui permet le mieux de faire ressortir sa grâce, son amabilité et sa bienveillance. Cet homme aurait dû naître prince ; il est rayonnant de grandeur et auprès de lui les autres humains ne sont que vers de terre. Il a le talent — et je m'en amuse — d'écrire des lettres interminables ; à chaque mot, il lève la tête, se regarde dans la glace et est enthousiasmé des tournures de phrases qu'il a trouvées... Et le 13 septembre 1871, Stosch cherche à railler le Président de la République dont la situation eût pourtant dû lui paraître bien pénible : Thiers a répété avec insistance qu'il était las du pouvoir et aspirait instamment à se retrouver au milieu de ses livres. C'est juste le contraire qui est vrai.

[14] Voir Pensées et Souvenirs du prince de Bismarck, t. II, chap. XXVI.

[15] Le Procès d'Arnim, par E. FIGURRY et D. CORDIER, Plon, in-8°, 1875.

[16] Le maréchal Bazaine tient l'armée pour corrompue jusqu'à la moelle et est persuadé en particulier qu'elle ne s'opposerait pas au courant dominant (la République rouge) mais le suivrait. Mac-Mahon, à ses yeux, n'est pas une garantie pour le maintien de l'ordre. (D'Arnim à Bismarck, 8 mai 1872, le Procès d'Arnim, page 41.)

[17] Voir plus haut la première tentative de Bleichröder auprès de Pouyer-Quertier et les Mémoires de la comtesse de Valon. — Voir l'Occupation et la libération du territoire (papiers de M. Thiers), 2e vol. in-8°, 1900, et le livre de Daniel, M. Thiers, Saint-Vallier et Manteuffel.

[18] Voir à ce sujet les belles études de M. Georges Goyau.

[19] D'Arnim rapportant à Bismarck un de ses entretiens avec Thiers, disait, le 26 mai 1872, que le président de la République pensait qu'en cas de mort, c'était un honnête bourgeois comme Casimir-Perier qui lui succéderait.  Il ne pouvait, selon lui, être question de Napoléon. Du reste, il avait vu dernièrement le général Fleury et avait reçu de lui l'assurance que les bonapartistes renonçaient à toute idée de conspiration pendant sa Présidence. Sans doute, ils réservaient leurs prétentions pour l'avenir, mais, à l'entendre, ils n'avaient pas de chances favorables. Le comte d'Arnim ajoutait : En ce moment, on peut encore chercher dans le prestige du nom de Napoléon un contrepoids à la puissance envahissante de la démocratie. Le maréchal Bazaine pense qu'aujourd'hui l'empereur est encore assez fort pour saisir les rênes du gouvernement.

[20] Voir le Procès d'Arnim, traduit par FIGURRY et CORDIER, librairie Plon, 1874.

[21] J'avais été témoin à Londres, en juillet 1871, rapporte le duc de Broglie notre ambassadeur, de l'étonnement causé par le paiement facile, fait à jour fixe, de la première échéance montant à deux milliards d'une indemnité que tout le monde avait regardée comme fabuleuse. Personne n'y voulait croire. — Quel peuple, entendais-je dire autour de moi, que celui qui se relève si vite d'un coup si rudement adressé et qui se retrouve si riche après avoir tant payé et tant souffert ! C'était au point que le vainqueur paraissait presque dupe de n'avoir pas exigé davantage. (Vingt-cinq ans après.)

[22] Voir Pensées et Souvenirs du prince de Bismarck, t. II.

[23] Voir le Procès d'Arnim.

[24] A la fin de septembre 1871, d'Arnim avait fait insérer cette petite note aussi méchante que fausse, dans l'Écho du Parlement, journal de Bruxelles : L'ambassadeur d'Allemagne à Paris aurait donné sa démission à la suite du règlement définitif de la question de l'indemnité de guerre. Le comte Arnim ferait valoir que le poste d'ambassadeur à Paris ne lui offre pas de compensation pour les désagréments auxquels il est exposé dans ses rapports avec la société parisienne. Si sa démission était acceptée, le poste d'ambassadeur resterait indéfiniment vacant. Il parait que le prince de Bismarck est très disposé à ne laisser à Paris qu'un consul qui aurait à expédier les affaires courantes.

[25] Dans des Souvenirs inédits, le duc de Broglie déclare qu'il a écouté le Message de Thiers avec le désir sincère de trouver un mot qui fin de nature à seconder le plan qu'il avait lui-même formé et pour lequel il aurait sollicité du Président une action commune. Il dit que ses espérances furent trompées et ses craintes dépassées ; que les divisions du parti monarchique étaient énumérées par l'orateur avec une insistance railleuse et que les monarchistes étaient considérés comme des factieux s'ils touchaient à la République provisoire. Il ajoute que les applaudissements de la gauche donnaient à l'ensemble de la scène un caractère révolutionnaire. Il reconnait pourtant que ses meilleurs amis qui, après ce message, voulaient tout briser, vinrent, quatre jours après, pilles et défaits, lui demander pardon de ne pas le suivre dans sa campagne contre Thiers. On se sépara sans avoir rien fait que du tapage. (Cf. Discours du duc de Broglie, t. Ier, p. 39 et 45.)

[26] Cette Commission, dont le duc de Broglie fut rapporteur, fit voter, après de longs débats, le 13 mars 1873, un projet de loi qui réglait les communications du Président de la République avec l'Assemblée et statuait que cette Assemblée ne se séparerait pas avant d'avoir décidé sur l'organisation des pouvoirs législatif et exécutif, la création et les attributions d'une seconde Chambre et la loi électorale. J'ai rarement rempli une tâche plus ingrate, avoue le duc de Broglie dans ses Souvenirs inédits... Notre transaction, en particulier assez mal bâtie, prêtait singulièrement le flanc à des reproches contradictoires. J'avais dissimulé de mon mieux les côtés faibles dans un rapport qui était une pièce diplomatique assez bien tissue. Dans la discussion, la défaillance et les contradictions reparurent et nous filmes en butte aux récriminations de l'extrême droite pour avoir constitué la République et aux railleries de l'extrême gauche pour ne pas oser l'appeler par son nom.

[27] Voir les lettres suppliantes de Frédéric-Guillaume III à Alexandre (Correspondance inédite publiée par Paul BAILLEU, Leipzig, 1900.)

[28] L'ingratitude par laquelle la République récompensait ses avances n'allait-elle pas le rejeter brusquement en arrière et lui faire reprendre sa place à la tête du parti monarchique, enlevant ainsi à la République le puissant auxiliaire qu'il lui avait prêté et reprenant sur elle tout le terrain qu'il lui avait fait gagner ? L'incertitude ne dura guère. Nous apprîmes bientôt en effet que, le premier moment de désappointement passé, M. Thiers avait de nouveau ouvert l'oreille aux adulations du parti républicain. (Souvenirs inédits du duc de Broglie.) Désormais la chute du Président fut décidée avec l'appui de ceux qui avaient pris par résignation le parti de la République et demandaient à Thiers une politique plus ferme ainsi que le désaveu public de toute alliance apparente avec les radicaux.

[29] Archives diplomatiques, 1871-1873. — Cf. cette lettre avec le rapport laissé à Verviers par Napoléon III au général Chazal, et la brochure de l'empereur sur les Causes de la Capitulation de Sedan (chap. VIII).

[30] Pro Nihilo, p. 93.

[31] Souvenirs politiques 1871-77. — Librairie Plon, 1903.

[32] La fraction légitimiste de la Chambre boude le ministère parce qu'il a renoncé incontestablement à la restauration du comte de Chambord. Cette même fraction et les bonapartistes nourrissent de rives défiances à l'égard du duc de Broglie, parce que ce dernier est soupçonné de s'intéresser au duc d'Aumale. (Comte d'Arnim à Bismarck, Pro Nihilo, 13 janvier 1874.)

[33] Voir l'interpellation du 5 juin 1874 amenée par la question Girerd et l'incident Rouher-Gambetta, le rapport Savary sur l'élection de la Nièvre le 4 février 1875, la discussion des conclusions de la Commission d'enquête le 13 juillet 1875 et l'annulation de l'élection du baron de Bourgoing.

[34] Journal politique, t. II.

[35] Souvenirs du général du Barail, t. III, p. 144 à 147. — Elle grandira dans l'adversité, a dit Pierre Lehancourt (le général Palat), et forcera aux heures douloureuses l'estime de ses ennemis. Malgré des erreurs et des fautes qui coûteront à la France des flots de sang, elle se montrera digne du rang où l'a élevée le caprice de Napoléon. (Histoire de la guerre de 1870-1871, t. II, p. 23.) — Le général Trochu a porté sur elle le même jugement (Cf. Œuvres posthumes, I).

[36] La Reine Victoria d'après sa correspondance inédite, traduite par Jacques BARDOUX (t. II. — 1907).

[37] Des Idées Napoléoniennes, par Napoléon Louis Bonaparte, Paris, 1839, in-18. — Voyez sur ce prince les jugements de Persigny, Falloux, Guizot, Rolhan, Klaczko, P. de la Gorce.

[38] Voyez la circulaire de M. de Chaudordy en date du 29 novembre 1870 sur les horreurs commises en France par la Prusse et ses armées.