HISTOIRE DES CAROLINGIENS

INTRODUCTION HISTORIQUE.

SECTION DEUXIÈME. — ORGANISATION POLITIQUE DU ROYAUME DES FRANCS.

 

 

§ 1. — DE LA ROYAUTÉ.

Nous avons déjà vu que la royauté était chez les Francs une institution ancienne, remontant au berceau de leur union politique. Les noms de Theodomer, de Marcomir, de Pharamond, de Chlogion ou Chlodion peuvent sembler appartenir plutôt aux traditions nationales qu’à l’histoire proprement dite ; mais l’existence de Childeric est constatée de manière indubitable[1] ; Mérovée aussi doit avoir vécu, puisque son nom s’est perpétué en devenant celui de la première dynastie. Dans le principe, cette royauté se présente telle que Tacite l’a définie : Germani reges ex nobilitate sumunt. Cela est tellement vrai que la famille des rois chevelus paraît avoir été la seule réputée noble parmi les Francs. Elle fut pendant des siècles considérée comme ayant seule le droit d’occuper le trône, enfin, pour nous servir d’une expression moderne, comme la famille royale légitime. Il fallut une révolution et un pouvoir autorisé par le droit pour lui substituer, en 752, une dynastie nouvelle.

Après la conquête, l’état social des provinces romaines de la Gaule se trouva compliqué de trois éléments : la société romaine des anciens habitants du sol, la société germanique des conquérants, la société chrétienne ou l’Église embrassant les deux autres. L’élément romain perdit bientôt son importance politique, tout en conservant son influence morale et civilisatrice ; en Belgique cet élément était nul, malgré l’existence de quelques villes romaines, dont l’organisation municipale avait fait place à un régime nouveau. L’opinion de Savigny, que le régime municipal romain s’était maintenu clans les villes, a trouvé beaucoup de contradicteurs ; elle est aujourd’hui à peu près abandonnée. Il est certain que dans le nord de la Gaule et sur les bords du Rhin, ce régime disparut entièrement après l’occupation des Francs.

Le caractère de la royauté était essentiellement germanique. Le roi était le chef d’une grande association d’hommes libres, tous possesseurs de terres et guerriers. La première invasion des Francs dans le nord de la Gaule avait été celle d’une bonne partie de la population abandonnant ses foyers pour en chercher de meilleurs. Le territoire conquis s’était annexé à la patrie primitive où une autre partie de la population était restée. Mais les irruptions qui eurent lieu sous Childeric et sous Chlovis furent, comme nous l’avons déjà dit, des expéditions de bandes guerrières, unies par les liens du compagnonnage et conduites par le roi lui-même. Les conquêtes de ces bandes se faisaient pour le chef ; le pays conquis lui appartenait, sauf les parcelles distribuées à ses compagnons d’armes, qui tous obtinrent des espèces de seigneuries. Le roi était propriétaire du reste du territoire ; c’est ce qui explique la possibilité de faire tant de donations aux églises épiscopales et aux monastères. Quant aux anciens habitants, ils devinrent tributaires des maîtres du sol, à l’exception d’un petit nombre de romani possessores qui, par privilège ou par grâce, conservèrent leurs propriétés, et d’un plus petit nombre encore de convivæ regis[2] que le prince, en les admettant auprès de sa personne, couvrit de sa protection.

Vis-à-vis des anciens habitants, devenus sujets et soumis à l’impôt, le pouvoir du roi était tout autre qu’à l’égard des Francs[3]. Ceux-ci jouissaient de la liberté politique la plus étendue ; ils étaient exempts de tout impôt direct, et ne pouvaient être jugés que par leurs pairs, soit dans le plaid de leur gau ou pagus, soit dans le grand placite national. La charge qui leur incombait était le service militaire, car le royaume des Francs était un État en même temps militaire et aristocratique. Quoique le roi eût nominalement un pouvoir souverain, l’exercice de ce pouvoir dépendait de l’assentiment de ce que nous appellerons l’élite de la population franque, surtout lorsqu’il s’agissait de guerres à entreprendre contre les peuples voisins. Le pouvoir du roi, assez étendu relativement aux Gaulois, était limité de droit et de fait à l’égard des Francs : de droit, par les placites généraux auxquels tous les hommes libres pouvaient assister. —Ils étaient même obligés d’y assister, au moins une fois l’an, quand se tenait la grande assemblée du champ de Mars, qui était, dans les pays conquis, une sorte de revue militaire on chacun devait apporter un don au roi. — De fait, le pouvoir royal était limité par l’influence des hommes les plus puissants, les plus considérés du royaume, de ceux enfin qu’on distinguait sous les noms de proceres, optimates, principes, seniores. Au nombre de ces seigneurs se trouvaient aussi, mais en petit nombre, des hommes d’origine gallo-romaine, les uns à titre de convivæ regis, les autres comme grands propriétaires, comtes, etc.

Malgré ces restrictions, les rois mérovingiens n’avaient pas seulement le règne ; ils étaient les chefs effectifs du gouvernement de l’État. Ils exerçaient leur pouvoir de deux manières, suivant la nature des affaires : ou avec le concours du peuple franc, c’est-à-dire des membres du placite général, ou par l’intervention des fonctionnaires de la cour. Au placite général on rendait la justice civile et criminelle dans les causes déférées à cette haute juridiction ; on y traitait aussi de la guerre et de la paix, des alliances avec les nations étrangères et d’autres affaires d’intérêt général. Les fonctionnaires de la cour, qui formaient le conseil du roi, étaient chargés, selon les circonstances, de toutes sortes de missions. M. Guizot a dit avec raison : La puissance des rois était variable et déréglée, aujourd’hui immense, demain nulle, souveraine ici, ignorée ailleurs, presque toujours et à peu près partout en guerre avec ceux sur qui elle devait s’exercer[4].

Les empereurs de Constantinople, en reconnaissant le pouvoir de Chlovis et de ses lits, le légitimèrent vis-à-vis des populations gallo-romaines. Le caractère de la royauté se trouva en quelque sorte modifié par cette reconnaissance, et plus d’un successeur de Chlovis voulurent en tirer avantage pour soumettre les Francs à l’impôt, comme leurs sujets gaulois. On explique en partie par ces tentatives les luttes sanglantes du sixième siècle[5]. Il y a cependant de l’exagération dans ce que dit M. de Lasteyrie (p. 221-222) : Cette royauté formidable plane sur la société comme l’oiseau de proie dans les airs ; elle spolie pour s’alimenter, et tue pour spolier. Là s’arrête son action : elle n’administre ni ne gouverne ; elle n’est maîtresse que du point qu’elle occupe en personne ; elle n’est maîtresse que de l’acte du jour. Nous pensons qu’une pareille royauté n’aurait pas été respectée par les Francs et tenue pour inviolable. M. Pertz nous parait être beaucoup plus près de la vérité[6], lorsqu’il dit que les Gaulois et les Romains trouvaient dans le prince un protecteur contre leurs ennemis du dedans et du dehors. Mais il est vrai aussi qu’ils payaient cher cette protection : des contributions étaient établies sur leurs biens tant civils qu’ecclésiastiques ; ils payaient en outre la capitation pour eux-mêmes et pour leurs esclaves ; des droits se percevaient le long des routes, sur les fleuves et dans les ports ; la justice rapportait des sommes considérables, ainsi que les corvées, les impôts extraordinaires et les exactions, fruits de la violence. Ce ne fut pas assez pour les rois, dit M. Pertz, d’entrer en possession de plusieurs centaines de domaines les plus productifs et les plus considérables ; ce ne fut pas assez d’être par là même les plus riches propriétaires des Gaules, ils s’arrogèrent encore sur tous les Gaulois, — à l’exception de ceux que d’autres Francs avaient réduits en servitude, — les droits les plus étendus qu’un roi, qu’un maître puisse exercer. A l’exemple des Romains, ils établirent des juges et des gouverneurs, levèrent des impôts, érigèrent leurs volontés en lois.

On conçoit que le caractère de la royauté germanique ait dû s’altérer, même à l’égard des Francs, sous l’influence de cette situation ; mais ce qui y contribua le plus, ce fut la doctrine chrétienne du pouvoir royal, telle que l’enseigne le Vieux Testament, oit ce pouvoir est à la fois oriental, autocratique et de droit divin. Cette doctrine triompha promptement citez les Visigoths et imprima à leur gouvernement un caractère théocratique ; elle ne réagit pas avec autant de facilité sur l’état politique du royaume des Francs, quoiqu’elle fût assez ouvertement proclamée sous Charlemagne.

 

§ 2. — DES LEUDES.

Tous les historiens, depuis Montesquieu[7], ont pensé que les leudes formaient une classe particulière de sujets du roi, et que les plus éminents des antrustions étaient compris dans cette classe. On considérait les leudes comme des hommes de guerre liés au roi par des concessions de bénéfices, c’est-à-dire d’usufruits révocables ou viagers. Ils prêtaient, croyait-on, un serment particulier appelé leudosanium ou juramentum fidelitatis ; c’était avec leurs leudes respectifs que les rois d’Austrasie et de Neustrie se faisaient la guerre. Les royaumes mérovingiens étaient donc, selon cette opinion, des États féodaux, comme plus tard ceux des Carolingiens ; le pouvoir du roi ne reposait que sur l’assistance des vassaux. Les plus haut placés parmi eux étaient les antrustions, chefs militaires ayant des sous-vassaux[8] ; un serment plus sacré encore que celui des autres leudes liait les antrustions au roi, qui les favorisait aussi d’une protection spéciale. Le reste des hommes libres était compris sous la dénomination de fideles. Une troisième classe, plus puissante que les deux autres, était celle des proceres, si souvent mentionnés dans les historiens francs et dans les chroniqueurs.

M. Guérard a tâché de prouver la vérité de ce système, dans son commentaire sur le polyptique d’Irminon. Le roi, dit-il à la fin de son résumé, p. 534, était donc le roi de ses fidèles, le seigneur de ses leudes, le protecteur de ses antrustions et le premier des proceres. M. Waitz lui-même s’est prononcé dans le même sens. Il est assez étonnant que M. Guérard n’ait pas découvert la vérité ; il doit cependant l’avoir entrevue, car tous les documents historiques qu’il cite sont contraires à son opinion.

Un autre auteur allemand, M. Roth, aujourd’hui professeur de droit germanique à l’université de Marbourg, a complètement renversé cette théorie de la constitution politique des royaumes mérovingiens. Dans un livre devenu célèbre[9], il a prouvé que tout le système généralement adopté depuis Montesquieu est erroné. Les rois donnaient, à la vérité, des biens en bénéfice ou jouissance usufruitière, mais non sous la condition de vassalité. Les bénéfices de ce temps n’étaient autre chose que des concessions de l’espèce connue sous le nom de precaria ; ils ne se donnaient pas seulement aux guerriers, pour les récompenser de services militaires, mais encore à d’autres personnes qu’on voulait rémunérer, et aux églises. Ensuite les rois faisaient d’autres libéralités bien plus considérables, ils faisaient des donations de terres en toute propriété. C’est surtout par ces derniers actes qu’ils appauvrissaient leur fisc.

D’un autre côté, il existait sous le nom de commendatio ou commendatio in mundeburdium, un lien spécial unissant des personnes subordonnées à une personne supérieure, et dont le but était de placer les premières sous la protection de celle-ci. A cause de ce rapport, on donnait le nom de senior au supérieur, qui pouvait être un homme libre quelconque, une église, un monastère ou même le roi. Ce dernier naturellement ne manquait point de commendati. La commendation n’était qu’un lien personnel ; elle imposait aux personnes commendées l’obligation de soutenir leur seigneur ; mais elle n’équivalait point i la vassalité des temps carolingiens, même lorsqu’elle impliquait le devoir de défendre le seigneur militairement. Elle n’était pas basée sur la concession d’un bénéfice, quoique semblable concession pût être faite an commendé. Espèce de développement de l’ancien compagnonnage, la commendation renfermait bien le germe de la féodalité du neuvième siècle ; mais elle ne constituait point lin état de vassalité. Au nombre des personnes commendées se trouvait toute la classe des antrustions. Ceux-ci étaient dans un rapport intime avec le roi ; ils étaient sous sa protection spéciale, soit, qu’ils fussent guerriers ou non. On trouvait même des antrustions qui n’étaient pas de condition libre[10].

C’était donc une erreur que de supposer une classe de leudes formée des possesseurs de bénéfices, et de croire ceux-ci attachés au roi par un serment prêté au moment de la commendation. Les leudes n’étaient pas distincts des sujets du roi compris sous le nom de fideles ; les deux mots sont synonymes, et il n’y avait pas de serment particulier pour les leudes, sauf celui des antrustions. Fidèles et leudes, ces qualifications s’appliquaient à tous les Francs établis sur le territoire de l’un ou de l’autre des rois ; de sorte que les leudes de l’Austrasie étaient ceux qui avaient leur domicile dans les limites de cet État, comme ceux de la Neustrie ou de la Bourgogne étaient tous les hommes libres habitants de ces royaumes. Les antrustions seuls formaient une classe spéciale, composée d’hommes haut placés et plus intimement attachés à la personne du roi. Le serment de fidélité devait être prêté par tous ; celui des antrustions seul avait un caractère particulier.

 

§ 3. — DU GOUVERNEMENT.

Dès le principe, le royaume des Francs se distingua des autres États fondés par les Barbares sur le territoire romain, par une organisation bien réglée. On a cru qu’ils l’avaient empruntée aux Romains, avec lesquels ils avaient eu des rapports pendant plusieurs siècles ; mais cette organisation est trop différente de celle de ce peuple, pour qu’il soit possible de la considérer comme une imitation. Elle a, au contraire, un caractère germanique si prononcé qu’on y reconnaît le développement naturel de l’état social primitif des Germains, tel que Tacite l’a décrit. L’organisation politique des Francs est aujourd’hui généralement connue. Si nous croyons néanmoins devoir en donner un aperçu, ce n’est qu’afin de marquer exactement la place qu’y occupaient les maires du palais, dont l’histoire est celle des ancêtres des Carolingiens.

On peut, suivant nous, considérer le royaume des Francs comme l’union d’un grand nombre de confédérations cantonales. C’est dans le canton appelé pagus, qu’il faut chercher la base de l’ordre politique. Cette base est large et peut être qualifiée de démocratique, en ce sens que le canton était l’association politique et juridique des hommes libres, propriétaires du territoire. Nous devons cependant reconnaître que le mot pagus n’a pas toujours cette signification technique, puisque souvent il sert à désigner une contrée plus ou moins étendue. Il est probable que primitivement c’était le sol natal d’une tribu ou d’une fraction de tribu. Mais le pagus proprement dit est le territoire habité par une population politiquement unie et soumise au pouvoir juridique d’un chef[11].

L’homme libre, qui peut se comparer à l’ancien civis romanus optimo jure, était membre actif de son canton, jouissant de tous les droits attribués aux pagenses. Il était propriétaire ou seigneur d’une portion de territoire et chef de sa maison, château ou burg, chez les Saliens, de sa Sala. Toutes les personnes non émancipées de sa famille étaient sous sa mainbournie (mundeburdium). Le sol et les serfs employés à sa culture étaient protégés par la gewere du maître, qui avait le droit de les défendre tant par les armes que devant le tribunal du pagus. La défense de soi-même était l’attribut de tout homme libre ; ce droit s’exerçait par la faida, c’est-à-dire par la guerre privée.

Le royaume des Francs était donc une fédération de seigneurs fonciers, propriétaires armés. Il conserva ce caractère, même dans les provinces gallo-romaines, parsemées de villes ; chacune de ces villes devint, comme toute autre fraction de territoire, la propriété soit du roi, soit d’un seigneur franc quelconque. On conçoit que sous ce régime, le chef de l’État ne fût pas roi dans le sens qu’on a attaché plus tard à ce mot ; il n’avait rien moins qu’un pouvoir absolu. Cependant il donnait des chefs aux pagenses qui, dans les temps primitifs, avaient le droit de les élire en assemblée générale. Ces chefs, appelés principes par Tacite, portèrent dans la monarchie franque le nom de comites, rappelant qu’ils étaient compagnons du roi. Leur titre germanique de grafen ou graven n’est pas encore bien expliqué.

Les villes d’une certaine étendue avaient chacune leur comte particulier ; mais la plupart n’étaient que la résidence du comte du pagus dans lequel elles étaient situées. Les comtes centralisaient le gouvernement cantonal ; ils étaient investis de tous les pouvoirs nécessaires à cet effet, c’est-à-dire du pouvoir judiciaire, de la police, de l’autorité militaire et de l’administration des finances, car c’est par leurs mains que les revenus royaux étaient transmis à la cour. Cependant ils étaient aussi peu maîtres absolus dans leurs pagi que le roi dans son royaume. Toutes les affaires ou presque toutes étaient traitées dans les assemblées cantonales. On y rendait la justice et l’on y délibérait sur les intérêts généraux de toute espèce. Plus tard ces assemblées, auxquelles on avait donné le nom de placita, furent tenues dans chaque circonscription de centenier.

Le centre de l’union politique de toutes ces fédérations était le roi, chef de l’État, exerçant son pouvoir, comme nous l’avons déjà dit, avec le concours du placite général, au moins dans les grandes affaires. Les autres agents du pouvoir étaient les fonctionnaires de la cour[12]. Le roi avait d’abord pour le service de sa maison quatre ministeriales principaux : c’étaient le sénéchal, chef des serviteurs employés dans l’intérieur du palais ; le maréchal, directeur des écuries royales ; le trésorier appelé aussi camerarius ou cubicularius, administrateur des finances et des domaines du roi, chef d’un nombre plus ou moins grand de camerarii subordonnés ; enfin le penarius ou chef de la dépense royale,et le pincerna ou bulicularius, fonctionnaire de moindre autorité. Sous eux se trouvait un nombre infini d’employés subalternes dont il est inutile de parler. Il arrivait parfois que l’un ou l’autre des principaux ministeriales fût chargé de quelque affaire concernant le gouvernement de l’État, mais c’était exceptionnellement. Il y avait pour cet objet à la cour d’autres fonctionnaires dont nous allons nous occuper.

Les fonctionnaires spécialement employés à la direction des affaires d’État étaient le referendarius, le comes palatii, les domestici et le major domus[13]. Le référendaire, ordinairement un ecclésiastique, était garde des sceaux, chargé de la rédaction et de l’expédition de tous les actes juridiques émanés du roi. Il avait sous ses ordres le cancellarius ou chancelier, premier chef de l’expédition, lequel conférait avec le public derrière une grille, et puis un certain nombre d’écrivains ou de copistes appelés notarii, scriptores, commentarienses, amanuenses, etc. Le comte du palais n’était pas, dans la période mérovingienne, un personnage de haute importance ; cependant on le trouve nommé dès le commencement de cette période. Il assistait le roi dans l’administration de la justice à la cour, sans cependant qu’il pût, comme il arriva plus tard, le remplacer ou représenter. Souvent il était chargé des ordres du roi. Plus d’une fois cet emploi fut supprimé ou passa dans les mains du maire du palais, major domus, auquel il finit par rester subordonné[14].

Les fonctions les moins connues sont celles des domestici, qui étaient souvent des personnes de haut rang. On pourrait les comparer à des officiers sans fonctions spéciales, agents royaux en service extraordinaire. Peut-être le titre de domestique s’appliquait-il en général à tous les officiers de la maison du roi qui n’avaient pas de charge particulière[15]. Ils étaient quelquefois envoyés dans les comtés, pour régler certaines affaires. Vers la fin des Mérovingiens on ne les voit plus figurer nulle part ; ils semblent avoir disparu.

Les maires du palais, dont il nous reste à parler, exigent une attention particulière ; leur histoire s’identifie avec celle des premiers Carolingiens ; elle forme ainsi une partie essentielle de notre travail.

 

§ 4. — DE LA MAIRIE DU PALAIS.

Il n’est pas de sujet dans l’histoire des Francs qui ait été traité, depuis près d’un demi-siècle, avec autant de zèle que l’histoire des maires du palais. Les plus célèbres historiens de l’Allemagne, entre autres MM. Pertz[16], Luden[17], et  très récemment M. Waitz[18], s’en sont occupés. Deux dissertations académiques sur le même sujet ont été couronnées, l’une de M. Zinkeisen, publiée en 1826[19], l’autre de M. Schœne, publiée en 1856[20]. Celle-ci contient une critique minutieuse des travaux antérieurs, qui étaient eux-mêmes des traités critiques, notamment ceux de MM. Zinkeisen et Pertz.

Les principaux points à éclaircir dans l’histoire des maires du palais sont l’origine et le caractère primitif de leurs fonctions, les changements survenus dans leur position, et les causes qui ont fait de leur charge la première place du royaume. Ces questions ont donné lieu i1 divers systèmes. Selon l’opinion reçue avant M. Pertz, le maire du palais exerçait dans le principe des fonctions économiques  très inférieures ; on le comparait à un chef de serfs, comme il y en avait dans les domaines des grands propriétaires fonciers, ou à un villicus major, directeur de l’exploitation agricole et des travaux domestiques. Ces fonctions étaient ordinairement remplies par un homme non libre. On supposait que les rois mérovingiens avaient un employé semblable dans leur palais pour cette partie de l’administration économique : ce fut, disait-on, à force d’intrigues que cet officier parvint à étendre son influence et à élever sa position. Favorisé par les événements et par les révolutions intérieures du palais, il finit par devenir le chef du royaume et détrôna la maison régnante.

M. Pertz a adopté, en grande partie, cette opinion, à l’appui de laquelle il s’est efforcé de produire des preuves historiques soigneusement recueillies. Mais déjà M. Luden avait émis des doutes sur son exactitude. Il lui semblait impossible qu’un officier d’origine aussi vulgaire eût jamais pu s’élever au poste le plus éminent de la monarchie. Selon lui, le maire du palais (lut être dès le commencement un fonctionnaire supérieur de la cour ; il pense que c’était le surintendant des domaines royaux, chargé de surveiller les concessions bénéficiaires. Quant aux preuves de cette théorie, M. Luden n’en a guère su produire, et M. Zinkeisen, son élève, a démontré qu’il n’y en avait pas de convaincantes.

Ce dernier auteur tâche d’assigner aux maires du palais une autre place dans la hiérarchie politique. Il les considère comme les suppléants des rois, si souvent absents par suite de leurs nombreuses expéditions guerrières. Le maire du palais aurait été, dans certains cas, régent du royaume, subregulus, comme effectivement on l’appelle quelquefois[21] ; il aurait alors commandé il tout le personnel de la maison royale, et aurait été nécessairement le suprême administrateur ou surintendant du fisc. Celui qui occupait une aussi haute position devait nécessairement avoir la plus grande influence sur le gouvernement et la marche des affaires politiques. On conçoit que sa place fin, un objet de recherches envieuses de la part des grands et des hommes les plus puissants ; mais elle devait être aussi un sujet de crainte pour toute l’aristocratie franque. C’est pour se délivrer de cette crainte, que l’aristocratie elle-même imposa aux rois ceux auxquels elle désirait que les importantes fonctions de maire du palais fussent confiées.

Le système de M. Zinkeisen a rencontré peu d’adhérents. La plupart des auteurs sont restés attachés à l’opinion commune, qu’on a cherché seulement à épurer pour la rendre plus admissible. Nous la trouvons encore développée avec un grand talent par M. Waitz. Celui-ci a cependant trouvé des contradicteurs dans MM. Roth et Schœne. En somme, malgré tout ce qu’on a écrit sur la nature et l’origine de ces fonctions, il est bien difficile de trouver pour le maire du palais une place spéciale dans la hiérarchie politique des Francs. Les travaux agricoles étaient dirigés dans chaque domaine par un villicus ; l’administration supérieure, ainsi que la surintendance des bâtiments étaient confiées au trésorier-chambellan ; la direction des employés au service de la cour appartenait au sénéchal : quelles fonctions aurait donc exercées le maire du palais ?

Nous avons vu que parmi les hauts dignitaires de la maison royale figuraient les domestici, que nous avons qualifiés de fonctionnaires sans charge déterminée : ne se pourrait-il pas que le premier de ces dignitaires eût reçu le nom ou le titre de major domus ? Les deux mots qui composent ce titre s’interprètent ainsi naturellement. Le maire du palais fait partie de la maison du roi, donc il est domesticus ; et comme il est le premier des dignitaires auxquels on donne ce nom, il prend le titre de major domus regiæ. Ce rang et cet emploi ont dû toujours et nécessairement être donnés au plus capable des domestici, à celui d’entre eux qui pouvait, par ses conseils et son intelligence des affaires, rendre le plus de services au souverain. Par cela même ce haut dignitaire devait gagner l’entière confiance du prince et devenir ce que les maires du palais furent réellement dès la fin du sixième siècle, le premier ministre de la couronne.

Si l’on trouve cette explication trop conjecturale, parce qu’il est difficile de l’appuyer sur des preuves parfaites, il s’en présente une autre, déjà émise par M. Leo[22] et qui, en dernier lieu, a été chaudement défendue par M. Schœne et adoptée par M. Zoepfl[23]. Ces auteurs pensent que le major domus n’était autre que le sénéchal : la plupart des renseignements qu’on a sur ses fonctions, lorsque son nom commence se rencontrer sous la plume des historiens, nous le représentent comme remplissant les fonctions de sénéchal, tandis qu’il n’est plus fait mention de celui-ci parmi les officiers supérieurs de la cour. Le sénéchal avait, comme nous l’avons déjà dit, la surintendance sur les officiers attachés au service personnel du roi : or c’est précisément cette charge que le maire du palais semble avoir occupée dans le principe. Il était en même temps fonctionnaire économique, en ce sens que la direction des affaires courantes de la cour dépendait de lui ; en un mot, il était ce que serait aujourd’hui un grand maréchal du palais, chef de la maison du roi, auquel tout le personnel de la cour serait subordonné.

Cette position devait le mettre en relation intime non seulement avec le roi, mais encore avec la reine ; ce que M. Schœne considère avec raison comme  très important, car la reine, chez les Francs, avait le gouvernement économique de la maison royale. On conçoit, s’il en était ainsi, la grande influence que les maires du palais durent acquérir, surtout sous le gouvernement des reines-mères, auxquelles leurs conseils étaient nécessaires, et qui ne les choisissaient que parmi leurs favoris[24]. Cette explication semble donner la clef des progrès extraordinaires que fit le pouvoir des maires du palais pendant les longs règnes de Frédégonde en Neustrie et de Brunehilde en Austrasie. Les rois, qui étaient le plus souvent mineurs, même enfants, avaient besoin d’un directeur ou d’un régent officiellement constitué : qui donc aurait pu occuper cette haute position, sinon le maire du palais qui avait la confiance de la reine ?

Tout cela s’accorde avec le témoignage de l’histoire, qui à partir de l’époque dont il s’agit ne fait plus mention d’un sénéchal supérieur, mais seulement de sénéchaux subordonnés. Le premier, devenu major domus, est désigné sous ce titre, plus conforme au rang et à l’autorité dont il est revêtu[25]. Cependant, pour ce qui concerne les maires du palais de la maison de Pépin, ce n’est pas, comme l’a  très bien fait remarquer M. Schœne, à leurs fonctions qu’ils durent la grande puissance dont ils jouirent ; c’est à leur valeur personnelle et à leurs talents comme hommes politiques. Ce qui est vrai, c’est qu’ils surent tirer parti de leurs fonctions pour devenir les véritables chefs du gouvernement, les rois de fait. Cette idée avait déjà été émise par Lehuërou ; M. Schœne l’a développée et mieux établie.

Après le travail de M. Schœne, parut à Berlin, en 1868, une dissertation inaugurale en latin, sous le titre : De dignitate majoris domus regum Francorum a romano sacri Imperii cubiculi prœposito derivata. Cette dissertation d’un jeune Berlinois nommé H. Ed. Bonnell est dirigée contre M. Schœne, qui, suivant lui, n’a fait que développer les idées de M. Roth (Beneficialwesen), et ne les a aucunement démontrées. Le jeune savant a réuni une foule de fragments d’auteurs où il est parlé du Præpositus sacri cubiculi et de ses fonctions, qui étaient les mêmes, sous bien des rapports, que celles des maires du palais ; mais il ne prouve pas que la dignité de ces derniers fût une transformation de celle du premier. C’est pourquoi l’essai de M. Bonnell ne nous paraît d’aucune importance ; il ne peut être mis en parallèle avec les fructueuses recherches de M. Schœne ni en amoindrir les résultats.

Il y a néanmoins des auteurs qui attribuent au major domus une origine romaine. Lehuërou le compare au curopalate des empereurs byzantins[26] ; d’autres aux præfecti prætorio. Eichhorn pense que le titre de major domus dérivait de celui de comes domesticorum de l’empire[27]. M. Philipps croit que ce titre était romain, et non la charge qui lui parait tout à fait germanique[28]. Toutes ces conceptions ont été réfutées. En dernier lieu encore, M. Schœne a démontré combien peu elles étaient fondées[29].

MM. Pertz, Zinkeisen et surtout Waitz ont cherché à déterminer les pouvoirs légaux dont les maires du palais étaient investis dès avant l’époque de leur grande puissance[30]. Ils ont représenté ces hauts dignitaires comme ayant été tout il la fois présidents du tribunal suprême du roi, en l’absence de celui-ci, hauts administrateurs du fisc, distributeurs des bénéfices, régulateurs des impôts et chefs de l’armée. M. Schœne a prouvé qu’ils n’étaient pas chargés de toutes ces fonctions : faisant partie de la classe des grands (optimates), ils siégeaient quelquefois en cette qualité dans les placita, et signaient les actes de donation royale comme témoins ; ils étaient parfois consultés sur les concessions de bénéfices ; on peut les voir aussi s’efforcer d’augmenter les revenus du roi ; mais dans aucune de ces circonstances ils ne paraissent agir en vertu de leurs pouvoirs comme majores domus. Ils pouvaient être chargés de missions extraordinaires, par exemple, pour affaires fiscales ; mais c’était à cause seulement de leur aptitude personnelle et de l’autorité dont ils jouissaient. Enfin de tous les maires du palais, Pépin d’Herstal et Charles Martel sont les seuls qui aient conduit les armées au combat[31].

C’est sous Dagobert que leur puissance devint prépondérante, lorsque étant à la tête de la faction des grands, ils furent imposés au roi, et que celui-ci se vit obligé de prendre pour major domus l’homme que les optimates lui désignaient, celui que dans leur propre intérêt ils désiraient voir investi de la première charge du royaume. Alors seulement les maires du palais devinrent les intermédiaires entre le roi et les leudes, communiquant à ceux-ci les ordres du prince et au prince les demandes de ces derniers. Ce ne furent point, comme on l’a pensé, les bénéficiers qui rendirent les rois dépendants d’eux, mais les plus riches et les plus influents des fidèles, c’est-à-dire de toute la nation, soit en Austrasie ou en Neustrie. Les maires du palais formèrent des partis politiques qui entraînèrent le reste de la population ; dans ces partis se trouvait, pour ainsi dire, l’élite des populations d’Austrasie, de Neustrie et de Bourgogne. Ils luttèrent tantôt contre le roi, tantôt entre eux ou l’un contre l’autre. Le maire du palais de Bourgogne, Warnachaire, fut le premier qui se conduisit en chef de parti. Après lui, la plupart des maires du palais jouèrent le même rôle. Il n’en était autrement que quand le roi avait assez de force de caractère pour se rendre indépendant de ce pouvoir si gênant ; mais ces cas furent  très rares, et cessèrent entièrement de se produire lorsque la famille des Pépins devint dominante dans toutes les parties du royaume.

En somme, le maire du palais fut, jusqu’au temps de Chlotaire II, plutôt de fait que de droit, l’homme le plus influent de la cour, le conseiller intime du roi. Il n’avait pas d’autres fonctions légales que celles de sénéchal ; mais par sa haute position il était à même de prendre une part active et souvent décisive dans les affaires politiques. De là les différents titres qu’on lui a donnés. Quand on l’appelle archiminister, on n’a en vue que la position éminente qui le plaçait au-dessus de tous les ministeriales. Il jouissait en effet de l’espèce de prééminence qui est attachée aujourd’hui aux fonctions de ministre-président.

La première période des maires du palais finit avec Warnachaire, mort en 631. Après lui, l’histoire de cette dignité devient celle des ancêtres des Carolingiens. Nous la rencontrerons en nous occupant de cette famille dans les chapitres suivants. Terminons cette introduction par un coup d’œil sur les affaires de l’Église pendant la période mérovingienne.

 

§ 5. — DE L’ÉGLISE.

A l’époque de l’invasion des Barbares, la religion chrétienne était depuis longtemps en vigueur ; l’Église avait son organisation hiérarchique et ses lois particulières, sous la tutelle du pouvoir civil. Aussi bien dans les provinces de la Gaule que dans tout l’empire, il y avait une circonscription diocésaine ; les évêques jouissaient même d’une autorité politique  très étendue. Quant aux monastères, ils étaient encore en petit nombre et suivaient la règle de saint Martin de Tours, mort vers l’an 400. Les cloîtres étaient en même temps maisons religieuses et établissements agricoles et industriels ; mais on n’en trouve guère à cette époque que dans le Midi. C’est de la Gaule méridionale que les fondateurs de ces institutions partirent pour la Grande-Bretagne, d’où ils passèrent ensuite dans la Germanie.

L’invasion des Francs fut d’abord très funeste au christianisme. Le paganisme reparut sur les bords du Rhin et dans toute la Belgique ; les siéges épiscopaux de Tournai, Arras, Tongres furent abandonnés. Mais après le baptême de Chlovis la religion chrétienne se répandit parmi les Francs et fut protégée par les rois. Cette protection lui était indispensable, car nous savons que le roi Dagobert dut encore se servir du glaive pour convertir les Francs de Belgique. Des missionnaires anglais et irlandais pénétrèrent en Flandre et dans l’Ardenne, pour travailler à ce grand œuvre ; ils rétablirent en partie les siéges épiscopaux ; ils fondèrent, pour assurer les fruits de leur apostolat, des monastères régis par la règle de saint Benoît.

Ces établissements étaient des centres de culture pour les intelligences comme pour la terre. Ils s’enrichirent bientôt par de nombreuses donations ; on leur concéda des territoires étendus. Les siéges épiscopaux et les monastères devinrent des seigneuries foncières, jouissant des immunités que leur accordaient largement les rois. Ils étaient à l’abri des pouvoirs du comte et du centenier, comme le prouve cette formule si souvent répétée dans les actes de donation : Ut nullus judex publicus ibidem ad causas audiendo aut freda undique exigendum nullo umquam tempore non præsumat ingredere ; sed hoc ipso Pontifex, vel successores ejus, propter nomen Domini, sub integræ emunitatis nomine valeant dominare. Statuentes ergo ut neque vos, neque juniores, neque successores vestri, nec ulla publica judiciaria potestas quoque tempore in villas ubicumque in regno nostro ipsius Ecclesiæ aut regia nul privatorum largitate conlatas, aut qui inantea fuerint conlaturas, aut ad audiendum altercationes ingredere, aut freda de quaslibet causas exigere, nec mansiones aut parafas vel fidejussores tollere non præsumatis ; sed quidquid exinde aut de ingenuis aut de servientibus cæterisque nationibus quæ sunt infra agros vel fines seu supra terras prædictæ Ecclesiæ commanentes fiscus aut de pretia aut undecumque potuerat sperare, ex nostra indulgentia pro futura salute in luminaribus ipsius Ecclesiæ per manum agentium eorum proficiat in perpetuum[32].

En vertu de cette immunité, les évêques et les abbés avaient la juridiction civile et pénale non seulement sur leurs serfs, qui composaient la familia du patron, mais encore sur les personnes libres établies dans leurs domaines. Un fonctionnaire laïque, institué à cet effet, rendait la justice en matière criminelle et civile aux hommes libres. Il portait le nom de vice dominus, vidame, au temps des Mérovingiens, et plus tard celui d’avoué (advocatus).

L’Église gouvernée par son clergé ne jouissait pas seulement des droits et privilèges qui lui avaient été concédés par les empereurs romains, mais encore d’une plus grande liberté que sous l’empire. Elle était indépendante en matière de doctrine ; les décrets de ses conciles provinciaux, si nombreux sous les Mérovingiens, étaient en cas de besoin exécutés par le pouvoir séculier ; et quoique les rois intervinssent souvent de fait dans la nomination des évêques, en principe cette nomination était considérée comme appartenant au clergé et au peuple du diocèse. La législation canonique avait force de loi non contestée. Ce n’est donc pas sans raison que Grégoire de Tours et ses continuateurs, de même que les auteurs des chroniques, ont vanté le zèle religieux des Francs et leur ont attribué la gloire d’être les défenseurs de l’Église.

Le clergé étant le seul dépositaire de la science et de l’instruction, il s’ensuivait que les rois avaient toujours besoin de ses lumières. Aussi les évêques et les abbés devinrent-ils leurs conseillers les plus intimes, et comme ils étaient administrateurs des richesses de l’Église, ils joignirent à leur influence morale celle qui résultait de leur qualité de grands propriétaires. On en vit bientôt un bon nombre prendre place parmi les grands, les proceres du royaume. De leur côté, les rois, protecteurs de l’Église, devinrent bientôt aussi les soutiens de la papauté. Les pontifes de Borne recherchèrent leur amitié et leur appui, pour se défendre non seulement contre leurs ennemis les plus redoutables, les Lombards, mais encore contre les empereurs byzantins dont ils travaillaient constamment à s’affranchir[33]

L’organisation hiérarchique de l’Église, déjà parfaitement consolidée sous les Mérovingiens, est assez connue. Les limites des diocèses étaient exactement tracées ; chaque diocèse était subdivisé en archidiaconés ; le pouvoir de l’évêque correspondait à celui du comte ; l’autorité des archidiacres à celle des centeniers. Il faut cependant se garder d’en conclure, comme l’ont fait la plupart des auteurs de nos jours, depuis Hontheim[34], que l’archidiaconé correspondait toujours à un canton de centenier. Cela arrivait souvent, mais ce n’était pas un principe fixe et sans exception[35]. L’établissement des paroisses était naissant ; il y avait cependant à la tête des plus petites subdivisions territoriales ecclésiastiques des archiprêtres (decani christianitatis), établis près des églises baptismales. Au-dessus des évêques on trouve, dans chaque province ecclésiastique, un métropolitain, dont le rang semble correspondre à celui de duc.

Une vaste législation disciplinaire, sanctionnée par les canons des conciles et les décrétales des papes, détermine les rapports hiérarchiques du clergé et des laïques, ainsi que la subordination de ceux-ci. Le mariage chrétien de l’Église était le seul valable ; les lois barbares laissaient cette partie du droit au domaine de l’Église. Le payement de la lime était déjà ordonné par le concile de Tours, tenu en 567, et par celui de Mâcon, de l’an 585. On voit dans les lois barbares et dans plusieurs capitulaires des rois mérovingiens du sixième siècle et du commencement du septième, que ces rois considéraient la protection du culte, du clergé et des monastères d’hommes et de femmes comme un devoir sacré prescrit par la divinité[36]. Cependant nous l’avons déjà dit, l’influence de l’Église n’était pas tellement prépondérante qu’elle altérât le caractère de la royauté franque et le principe de son gouvernement. La royauté continuait d’être militaire ; elle n’était en aucune façon théocratique.

 

 

 



[1] On a retrouvé son tombeau à Tournai en 1653. Chifflet en a fait la description dans un écrit intitulé : Thesaurus sepulchralis Childerici I, Francorum regis, Tornaci Nerviorum effossus.

[2] Les convivæ regis s’appelaient antrustiones, quand ils étaient de race franque.

[3] C’est l’opinion la plus accréditée, celle de MM. Guizot et Lehuërou. Cependant des auteurs récents prétendent que les hommes libres gallo-romains étaient égaux aux hommes libres d’origine franque. Voyez Roth, Geschichte des Benefrialwesens, Erlagen, 1850 M. Waitz est du même avis, ainsi que M. Jules de Lasteyrie, Histoire de la liberté politique en France, t. I, p. 103.

[4] Essais sur l’histoire de France, V, ch. 3, §2.

[5] Lehuërou, Histoire des institutions mérovingiennes et carlovingiennes, t. I, p. 308. — Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, t. II, p. 90, 130, 144.

[6] Die Geschichte der merowingischen Hausmeier, 1819, Ire partie.

[7] Esprit des lois, l. XXX, ch. 16.

[8] On pensait que les sous-inféodés des antrustions formaient leur arimannia. C’était une erreur, partagée encore aujourd’hui par des auteurs français fort renommés. On avait mal lu le seul passage de Marculfe où l’on croyait avoir trouvé ce mot. Il y est dit que l’antrustion est senti chez le roi cum arma sua, avec ses armes, et non cum arimannia ; ce qui est bien différent. (Voyez Lœbell, Gregor von Tours und seine Zeit, Lpz. 1839, p. 136, et Waitz, Verfassungsgesch., I, 153.)

[9] Geschichte des Beneficialwesens von den æltesten Zeiten Jahrhundert. Erlangen, 1830.

[10] M. Waitz, tout en adoptant les idées fondamentales de M. Roth, dans son mémoire Uber die Anfœnge der Vassalitœt (Gœttingen, 1856), en partie reproduites dans son 4e volume de la Deutsche Verfassungsgeschichte, a modifié cette théorie en quelques points peu importants.

[11] Il y a longtemps que les auteurs allemands ont fait remarquer les diverses significations du mot pagus, entre autres, M. Stælin, dans son histoire du Wurtemberg, 1841, t. I, p. 272. Tout récemment M. Tudichum a fait la même démonstration pour la Thuringie et la Hesse dans le livre intitulé Die Gau- und Markverfassung in Deutschland, Giessen, 1860. En France, M. Alfred Jacobs en a également fourni la preuve dans une petite dissertation insérée au tome V de la Bibliothèque de l’École des Chartes, 4e série ; dissertation tirée à part sous le titre : Le Pagus aux différentes époques de notre histoire, Paris, 1859, et reproduite dans son livre intitulé Géographie de Grégoire de Tours et de Frédégaire, Paris, 1861.

[12] Waitz, Verfassungeschichte, t. II, p. 312-414. Cet auteur est celui qui a donné l’exposé le plus complet de l’organisation du royaume des Francs pendant la période mérovingienne. MM. Walter, Zoepfl et autres, qui se sont occupés de l’histoire du droit germanique, Mont fait qu’éclaircir quelques points doutent. Parmi les auteurs français, M. Guizot occupe toujours la première place ; mais on trouve plus de détails dans les ouvrages de Lehuërou et de M. de Pétigny.

[13] Waitz, l. c., p. 380.

[14] Waitz, l. c., p. 377 et suiv.

[15] Waitz, l. c., p. 363.

[16] Die Geschichte der merowingischen Hausmeier, Hannover, 1819.

[17] Geschichte der Vœlker und Staaten., t. II, p. 79, et Geschichte des deutschen Volkes, III, 257.

[18] Deutsche Verfassungsgeschichte, t. II, p. 467 et suiv.

[19] Commentatio de majore domus Francorum, Ienæ, 1826.

[20] Die Amtsgewait der frænkischen maiores domus, Braunschweig, 1856.

[21] Fredeg., de reb. gest. Dagob., I, ap. Du Chesne, Hist. Franc. script. coætan, I, 638. Pardessus, Diplom. chart. epist. leges, etc., p. 378-390.

[22] Vorlesungen über die Geschichte des Deutschen Volkes, Halle, 1854, p. 395.

[23] Deutsche Rechtsgeschichte, édit. de 1858, p. 380.

[24] M. Schœne cite les passages suivants, qui prouvent que Laudericus, maître du palais de Frédégonde, était son amant, et Protadius celui de Brunehilde. Erat autem Fredegundis regina pulcra et ingeniosa nimis atque adultera. Laudericus quoque erat tunc in aula regis Chilperici, vir efficax atque strenuus. Quem memorata regina diligebat multum, qui luxuria commiscebatur cum ea. (Gest. reg. Franc., c. 35. Du Chesne, I, 713, c.) Cum jam Protadius genere romanus vehementer ab omnibus in palatio veneraretur, et Brunechildis stupri gratia eum vellet honoribus exaltare, defuncto Wandalmaro duce in pago Ultra-Jurano et Scotingorum Protadius patricius ordinatur instigatione Brunechildis. (Fredeg., c. 24.)

[25] M. Guérard cite un diplôme du douzième siècle dans lequel le cène—chat est encore qualifié major totius domus. V. le Polyptique d’Irminon, t. II, p. 444, note 3.

[26] Histoire des institutions mérovingiennes, t. I, p. 385.

[27] Deutsche Staats- und Rechtsgesch., § 256.

[28] Deutsche Geschichte mit besonderer Rücksicht auf Religien, Recht und Staatswerfassung, p. 485.

[29] Die Amtsgewalt, etc., p. 69.

[30] M Guérard, dans son commentaire sur le Polyptique d’Irminon, p. 413 et 456, expose longuement les fonctions de maire du palais.

[31] Sismondi veut distinguer deux espèces de majores domus : celui qui plus tard se mit à la tête du gouvernement était, selon lui, le premier juge en matière criminelle. Le mot même de major domus serait latinisé de mond-dom, qui n’a jamais existé dans aucune langue. (Hist. des Français, part. 1re, ch. IX.) Cette opinion singulière a été victorieusement réfutée par M. Zinkeisen et par M. Guizot. (Essais sur l’histoire de France.)

[32] Marculfi Formul., lib. 1, 3, ap. Baluz., t. II, p. 375

[33] Guizot, Cours d’histoire moderne, 13e leçon.

[34] Entre autres Walckenaer, Ancienne géographie historique et comparée des Gaules, Paris, 1839, t. I, p. 236-239.

[35] Stælin, Wurtembergische Geschichte, t. I, p. 271 ; Landau, Die Territorien in Bezug auf ihre Bildung und Entwickelung, p. 365, etc. ; Waitz, Verfussungsgesch., t. III, p. 369.

[36] Voyez dans Pertz, Monumenta Germanicæ historica, t. I, legum, les capitulaires des années 554, p. 1 ; 560, p. 9. ; 583, p. 34 ; 506, p. 7-10 ; 614, p. 14-15. Waitz, Verfassunsgeschichte, t. III, p. 350 et suiv.