HISTOIRE DES CAROLINGIENS

 

PRÉFACE.

 

 

Dans la séance publique de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts, tenue Bruxelles le 15 mai 1862, M. le baron Kervyn de Lettenhove, résumant son rapport sur le concours relatif à l’histoire des Carolingiens, s’exprimait ainsi :

La Belgique qui invoque, comme la base de sa nationalité, cette ère florissante du moyen âge où elle fut le centre du développement des lettres, des arts et de la civilisation, ne peut oublier que dans des temps bien plus reculés encore elle vit sortir de son sein ces puissants dominateurs, ces illustres conquérants qui tour à tour constituèrent l’Europe chrétienne et arrêtèrent les envahissements de l’Asie musulmane. Si Godefroid a sa statue dans la capitale du Brabant, celle de Charlemagne ornera bientôt les bords de la Meuse, et aujourd’hui même nous rendons ici un nouvel hommage au grand homme, à peu près sans rival dans l’histoire, qui, fécondant par la religion un nouvel ordre politique encore inculte et stérile, fonda la société moderne sur l’union des libertés du monde barbare et des lumières du monde romain.

La Belgique n’a cessé de revendiquer son berceau ; elle sait, et ceci est placé hors de contestation, qu’il préférait sa langue et ses usages ; qu’il aimait, aux grandes fêtes de l’année, à résider dans ses cités et, quand venait l’automne, à chasser dans ses forets ; enfin qu’il rapportait lui-même, comme nous l’apprend le poète Nigellus, à la terre d’où s’était élevée la fortune des Francs, la gloire qu’il avait acquise en recueillant le sceptre des Césars et l’héritage de Romulus. C’était sur notre sol qu’avait grandi sa race ; c’était parmi nos pères qu’elle avait trouvé un constant appui au jour des périls de Charles Martel comme sous t’influence victorieuse des Pépins. Amblève, Landen, Herstal, Jupille, vous rappelez à toutes les générations qui se sont succédé depuis mille ans, les fastes des premiers temps de nos annales, et vos ruines, cachées sous l’herbe, sont autant de monuments sur lesquels planeront longtemps encore les plus glorieux souvenirs du passé.

Il appartient aux lettres, que Charlemagne protégea et qu’il cultiva lui-même, de rappeler les liens qui l’unissent à la Belgique. Il est bon de raconter l’histoire des Carolingiens sans cesse associée à l’histoire même le notre pays ; il est utile de rechercher les traces de nos institutions et de nos mœurs dans ces capitulaires que Charlemagne rédigea et que, selon l’observation de Montesquieu, il fit exécuter et accepter par toutes les nations soumises à son autorité. Quelle que soit l’opinion que l’on adopte sur le lieu de sa naissance, il faut montrer à quelle source il puisa, comme législateur, les inspirations de son génie.

Lorsque en 1854 un anonyme déféra à l’Académie le jugement solennel qu’elle ne devait prononcer qu’après six années d’épreuves renouvelées, la question se trouvait limitée à l’indication précise du lieu de la naissance de Charlemagne. Huit mémoires déposés, en 1856 et en 1858, furent déclarés insuffisants, bien que l’un d’eux, celui de M. le docteur Hahn, de Berlin, fût reconnu digne des honneurs de l’impression.

En 1858, la classe, d’accord avec le fondateur du prix, modifia la question proposée, et en appelant de ses vœux une solution moins difficile, mais non moins intéressante, elle inscrivit comme objet du concours extraordinaire, l’Histoire des Carolingiens dans ses rapports arec l’histoire nationale. Une première épreuve fut de nouveau stérile, mais quelque regret que nous en ayons éprouvé il s’est évanoui devant l’examen d’un mémoire déposé cette année, qui approfondit toutes les parties de cette vaste question et qui résume, avec la vigueur et la lucidité d’une profonde érudition, les textes nombreux des anciens historiens et surtout les précieux travaux de la science moderne.

En fermant ce concours, également exceptionnel par l’importance de la question proposée et par celle du prix offert, la classe regrette de ne pouvoir signaler à la gratitude publique le généreux donateur de la médaille qu’elle va décerner : elle s’en afflige d’autant plus, qu’elle ne saurait assez proclamer le nom de ceux qui donnent d’aussi excellents exemples, car elle est persuadée que c’est en les honorant comme ils le méritent qu’elle peut espérer de leur trouver des imitateurs. L’Académie a voulu toutefois, par la mission même qu’elle a acceptée et par la prudente maturité qu’elle a mise à la remplir, témoigner hautement combien elle apprécie l’institution et les résultats du concours extraordinaire ouvert sous ses auspices.

Ces paroles de M. le rapporteur de la classe des lettres nous dispensent de faire l’historique du mémoire que nous publions aujourd’hui et auquel l’Académie a décerné la palme. A l’égard de l’homme honorable qui eut la généreuse pensée d’ouvrir ce concours, nous ne pouvons que nous associer aux sentiments si bien exprimés par M. le baron Kervyn de Lettenhove. En dernier lieu, la question avait été formulée de cette manière : Exposer l’origine belge des Carolingiens ; discuter les faits de leur histoire qui se rattachent à la Belgique. On a écrit depuis longtemps l’histoire des Carolingiens tant au point de vue de l’Allemagne qu’au point de vue de la France ; mais il n’existe pas, jusqu’à ce jour, d’ouvrage spécial sur l’histoire de cette famille dans ses rapports avec l’histoire de son pays d’origine. Nous avons pensé que, pour produire un travail satisfaisant sur ce sujet, il fallait joindre à la connaissance des sources non seulement celle de la littérature historique de Belgique et de France, mais encore celle de tout ce qui a été écrit en Allemagne sur les Carolingiens. De là est née cette association de deux écrivains, l’un Belge, l’autre Allemand, dont les aspirations ne sont peut-être pas strictement les mêmes, mais que l’amour de la science a unis depuis longtemps. Si chacun de nous avait eu à faire prévaloir ses idées philosophiques, cette association eût pu être assez difficile ; mais il ne s’agissait pas de nous dans cette entreprise. il s’agissait de gloires nationales. Nous étions tellement éclipsés par la grandeur du sujet, que nous pouvions, sans affecter de fausse modestie, réserver nos opinions pour une occasion moins inopportune, et nous borner à faire de l’histoire impartiale, éclectique, dégagée de tout système préconçu et conforme aux idées le plus généralement admises.

Exposer l’origine belge des Carolingiens n’était pas une tâche bien difficile ; on pourrait aussi démontrer sans peine que cette origine fut celle des Mérovingiens. Disons môme, en remontant plus haut et sans trop de vanité nationale, que la plus ancienne histoire des Francs n’est que l’histoire de la Belgique. Le célèbre historien français Augustin Thierry n’a pas hésité à le reconnaître : La nation à laquelle il convient réellement de fonder son histoire sur l’histoire des tribus frankes de la Gaule, dit-il, c’est plutôt celle qui habite la Belgique et la Hollande, que les habitants de la France. Cette nation vit tout entière sur le territoire que se partageaient les Franks, sur le principal théâtre de leurs révolutions politiques[1].

Qu’étaient en effet les Francs, si ce n’est une confédération d’habitants du Nord de la Belgique, des provinces limitrophes des Pays-Bas et des bords du Rhin ? Les nombreuses tribus germaniques citées par Tacite comme habitant ces contrées se sont fondues dans cette confédération, dont le nom devint celui du peuple le plus éminent et le plus valeureux, parmi ceux qui concoururent à l’anéantissement de la puissance romaine. La Belgique fut le berceau, pour une bonne part du moins, des deux grandes fractions de ce peuple, c’est-à-dire des Francs Saliens et des Francs Ripuaires. Ceux-ci occupaient le pays situé entre le Rhin et la Meuse ; ils fondèrent un royaume dont Cologne fut la capitale. Les Saliens, après avoir habité la Batavie et la Campine, établirent le siége de leur domination à Tournai. C’est de là que partit Chlovis, le conquérant de la Gaule, le fondateur de la grande monarchie mérovingienne.

Nous avons cru devoir rappeler le souvenir de ces origines, qui sont si glorieuses pour notre pays ; nous en avons tracé rapidement l’histoire dans un premier livre intitulé introduction. On oublie trop souvent ce qui appartient à cette petite Belgique. Si les écrivains fiançais se plaisent à nier la conquête de la Gaule par les Francs, les Allemands, de leur côté, considèrent volontiers l’histoire de ces conquérants comme celle de leurs ancêtres. Or, les Francs étaient nos pères, et c’est à nous Belges que revient la plus grande part de leur héritage. Ce qui appartient à l’Allemagne, c’est l’histoire des Saxons, celle des Thuringiens, des Bavarois, des Souabes, et une partie seulement de l’histoire des Francs Ripuaires. Cette part est assez belle pour qu’elle s’en contente, et ne cherche pas à usurper la nôtre. La Belgique fut non seulement le berceau de la nation franque, mais c’est encore dans ce pays qu’il faut chercher la source des institutions politiques et de la législation des Francs. C’est en Belgique enfin que naquit la noble race des Pépins, à laquelle était réservée la gloire de sauver l’ordre social, lorsque, à peine ébauché, il faillit s’engloutir dans l’abîme de l’anarchie. Heureusement il arriva au royaume ou plutôt aux royaumes des Francs de posséder le germe d’un avenir meilleur dans une institution primitivement peu importante, mais qui devint plus tard, par le mérite de quelques hommes supérieurs, l’ancre de salut de la nation. Nous voulons parler du majordomat, ou de la mairie du palais, possédée, à partir de l’an 613, par les fondateurs de la dynastie carolingienne.

La question mise au concours eut donc été facile à résoudre, s’il ne s’était agi que d’exposer l’origine belge des Carolingiens ; mais il fallait en outre discuter les faits de leur histoire qui se rattachent à la Belgique. Ici se présentait une difficulté sérieuse. Quand on consulte les sources de l’histoire des Carolingiens, on n’y trouve, relativement au grand nombre d’actions glorieuses de celte illustre race, que peu de faits particuliers à nos contrées. Cela est vrai surtout pour Charles Martel et Pépin le Bref. Cette pénurie d’actes des Carolingiens se rapportant à leur pays natal s’explique naturellement : car ce n’est pas dans les limites étroites de la Belgique, c’est sur le grand théâtre de l’empire des Francs, qu’ils se sont montrés comme conquérants et comme hommes d’État. Il en résulte une impossibilité presque absolue de séparer de l’histoire générale des Carolingiens celle des faits qui intéressent particulièrement notre pays. On peut s’arrêter davantage à l’examen de ces faits spéciaux, lorsqu’ils se présentent, les discuter, les approfondir ; mais il faut nécessairement embrasser l’ensemble des événements, et faire le récit des faits généraux aux diverses époques.

En procédant ainsi, nous avons autant que possible puisé nos renseignements aux sources. Nous nous sommes cependant gardés d’admettre sans examen les récits des annalistes et historiens des huitième et neuvième siècles. On a des raisons de croire que, par suite des progrès de la puissance des Pépins, et plus encore par l’influence et la haute autorité de Charlemagne, les écrivains de leur époque ont traité l’histoire des Francs, depuis 638 et même depuis 613, avec peu d’impartialité. Il est vraisemblable que les Carolingiens eurent leurs historiographes officiels. Les recherches critiques de M. Ranke ont jeté sur ce sujet un jour nouveau ; on en trouve le résultat dans un mémoire lu à l’académie de Berlin le 3 août 1854[2]. Le fait est d’ailleurs certain à l’égard des deux continuateurs de Grégoire de Tours, qui ont écrit par ordre d’Hildebrand, frère de Charles Martel, et de son fils Nibelung. M. Ranke a prouvé aussi que les Annales de Lorsch, conservées dans un manuscrit du monastère de ce nom, ont dû être rédigées à la cour de Charlemagne par un homme très initié aux secrets et à la marche de la politique de son temps. Eginhard, qui en fit une nouvelle rédaction en latin plus élégant, était le favori et le biographe de Charlemagne. Les Annales de Metz, qui, écrites au neuvième siècle pour les temps antérieurs, semblent avoir été composées sur des documents sûrs, ont aussi un certain caractère officiel[3]. Ces sources historiques sont donc plus ou moins suspectes ; mais comme elles sont les seules où l’on trouve un énoncé complet des faits, il faut bien nécessairement y avoir recours, sauf à soumettre leurs assertions à l’épreuve d’une critique sévère.

Nous aurions voulu pouvoir citer à l’occasion, comme source historique pour les périodes mérovingienne et carolingienne, le premier livre de la chronique de Dynterus ; mais nous n’avons pu le faire que très rarement : car, comme il est facile de s’en convaincre au premier coup d’œil, Dynter n’a fait que copier les récits du frère André de Marchienne, qui lui-même ne fut qu’un compilateur. On peut admettre avec M. De Ram[4] que Dynter n’est pas dépourvu d’esprit de critique, mais on en rencontre peu de traces dans son premier livre, où il a pris en grande partie pour base le roman historique de Charlemagne par le faux Turpin. C’est pourquoi nous nous sommes dispensés de le citer, même lorsque son récit est vrai : car il n’est qu’une répétition de ce qu’on trouve dans les chroniques écrites aux huitième et neuvième siècles.

Nous avons fait précéder l’histoire des Carolingiens d’une Introduction historique destinée à faire connaître quels étaient primitivement les habitants de la Belgique, la part qu’ils prirent à la confédération des Francs et aux premières conquêtes de ceux-ci dans la Gaule celtique ; l’ensemble des faits relatifs à l’établissement de la monarchie mérovingienne, jusqu’aux premiers partages de cette monarchie, et enfin l’organisation politique du royaume des Francs sous les Mérovingiens, ce qu’étaient le roi et ses leudes, le système du gouvernement, l’institution des maires du palais et l’organisation de l’Église.

Abordant ensuite l’histoire des Carolingiens, nous l’avons divisée en dix chapitres. Le premier a pour objet spécial de démontrer l’origine belge de cette dynastie. Nous y avons réuni tous les renseignements que des recherches minutieuses ont pu nous faire recueillir sur Pépin de Landen et sur les membres de sa famille, sainte Itte ou Iduberge, Grimoald, sainte Gertrude, sainte Begghe, sainte Amelberge, saint Emebert, sainte Reinelde, sainte Gudule, etc. Le point épineux était l’origine de saint Arnulphe, qu’on croit assez généralement descendu d’une famille aquitaine. En remontant aux sources de cette croyance, nous avons reconnu qu’elle n’est fondée que sur une généalogie fabriquée au neuvième siècle et essentiellement suspecte, et qu’il y a lieu de croire, au contraire, que saint Arnulphe était issu d’une noble famille de Francs. Déterminer le lieu de naissance de Charlemagne est un problème insoluble ; mais quand on connaît l’époque de sa naissance, on peut rechercher le lieu oit se trouvait probablement sa mère cette époque. En procédant de cette façon, nous sommes arrivés à conclure que Charlemagne doit être né de parents belges à Jupille ou à Herstal près de Liége.

Le chapitre deuxième contient l’histoire des maires du palais de la l’amine de Pépin et d’Arnulphe. Un exposé rapide des événements qui placèrent l’un après l’autre dans cette position Pépin de Landen, Grimoald et Pépin d’Herstal forme la première partie de ce chapitre. C’est l’époque de la grande lutte de l’Austrasie et de la Neustrie, lutte dans laquelle l’esprit gaulois, réveillé par Ehroïn, cherche à réagir contre les effets de la conquête. Nous nous sommes appliqués à déterminer le caractère de cette lutte. Vient ensuite l’histoire de Charles 31artel, le héros d’Amblève, de Vincy et de Poitiers. Ou sait que Charles 3Iartcl passa la plus grande pallie de sa vie dans les camps ; la gloire de ses armes, gloire acquise par vingt-sept années de guerres heureuses, appartient presque tout entière à la Belgique, car c’est dans ce pays principalement qu’il recrutait ses armées. Des questions intéressantes se rattachent à ce sujet : c’est d’abord celle des moyens employés pour subvenir aux Frais de tant d’expéditions militaires. Est-il vrai que Charles Martel ait spolié les églises pour récompenser ses hommes d’armes ? A-t-il été, comme on l’a prétendu, l’auteur des premières sécularisations des biens ecclésiastiques ? Assurément Charles Martel donna à ses compagnons d’armes, et parfois au préjudice de l’Église, des bénéfices et même des territoires assez étendus : peut-on en conclure que la vassalité féodale ait pris naissance sous son gouvernement, et que la transition du régime ancien au régime du fief se soit opérée par son fait ? Nous avons taché, de répandre sur ces questions toutes les lumières que la science moderne a mises à notre disposition.

Après la mort de Charles Martel, le gouvernement du royaume des Francs se trouva pendant quelque temps partagé entre Carloman et Pépin. Puis Carloman se retira du inonde et abandonna sa part de puissance à son frère. Ces faits servent en quelque sorte de préliminaires à l’avènement de la dynastie carolingienne. A cette occasion nous nous sommes occupés des causes de l’agrandissement de la famille des Pépins : c’est une des plus belles questions que nous ayons eu traiter. Le concile de Leptines, qui date de la male époque, exigeait aussi une attention particulière, et à propos de ce concile nous ne pouvions nous dispenser de parler de saint Boniface, qui eut une si grande influence sur l’organisation de l’Église germanique. Nous avons cru devoir donner aussi l’indiculus superstitionum, avec des éclaircissements tirés des interprètes les plus récents, et quelques observations sur la trace de superstitions païennes qu’on trouve encore en Belgique à l’époque actuelle.

L’histoire de Pépin le Bref, qui fait l’objet de notre chapitre troisième, s’ouvre par la révolution qui donna au royaume des Francs une dynastie nouvelle, et qui fit de la Belgique le centre et en quelque sorte le chef-lieu de la plus vaste des monarchies européennes. Nous avons dû nécessairement rechercher et discuter les causes de la chute des Mérovingiens et de la translation de leur couronne dans la famille carolingienne ; et comme il y a entre celte révolution et le développement de la papauté une sorte de connexité, nous avons été conduits à jeter un coup d’œil sur l’institution pontificale même. C’était presque un sujet de circonstance ; nous ne l’avons cependant abordé qu’en nous plaçant au point de vue de l’époque, et en faisant abstraction, autant que possible, des idées modernes. Nous avons taché aussi d’expliquer la politique de Pépin et de rendre sensibles toutes les difficultés de sa position entre le principe théocratique qui dominait dans la Gaule romaine et le principe aristocratico-militaire des Francs. Pour opérer la fusion de ces deux éléments, Pépin fut obligé de faire à l’Église des concessions que les historiens modernes lui reprochent, comme s’il avait pu s’en abstenir. Cet exposé se termine par un résumé succinct de la théorie de M. Waitz sur le système des bénéfices qui joue un si grand rôle dans la transformation sociale de l’époque.

Le chapitre quatrième est entièrement consacré à l’histoire de Charlemagne. Pour juger avec équité les actions de ce grand homme, nous avons tache de nous placer dans le milieu où il vécut et au point de vue de la civilisation chrétienne, qui fut certainement la source de toutes ses inspirations. S’il est vrai qu’a l’époque dont il s’agit il y avait identité entre le christianisme et la civilisation, Charlemagne qui contribua le plus au triomphe de l’une et de l’autre a certes bien mérité la gloire qui s’attache à son nom. Ou s’est demandé cependant s’il n’aurait pas mieux fait de rester fidèle la barbarie et aux traditions de sa race. C’est une question qui a été résolue affirmativement par plus d’un auteur moderne, et même par l’un de nous[5], mais dont la discussion aurait été déplacée dans ce mémoire. Nous avons dû représenter Charlemagne tel qu’il figure dans l’histoire générale de l’Europe, non tel qu’il parait quand on le considère du point de vue exclusivement barbare ou germanique.

Après quelques détails sur sa personne et sa vie privée, nous nous sommes occupés du guerrier, du conquérant, ce qui nous a fourni l’occasion d’examiner l’organisation de ses armées le mode de recrutement, le service de la cavalerie, celui de la landwehr, etc. Nous n’avons pu donner de l’histoire des guerres de Charlemagne qu’un résumé très succinct, mais nous nous sommes attachés à en signaler les résultats politiques. Il importait surtout de faire voir comment le fils de Pépin était parvenu, par des conquêtes successives, jusqu’à soumettre l’Europe occidentale à la suprématie des Francs. Le rétablissement de l’empire d’Occident est un des grands faits historiques de ce temps. Nous avons eu à en rechercher les causes, à déterminer le caractère et l’organisme de cette vaste monarchie, à exposer le système politique de Charlemagne et les conséquences nécessaires de ce système. Il nous restait ensuite à examiner les institutions judiciaires et politiques de l’empire franc, l’organisation des pagi, la tenue des plaids locaux et généraux, l’origine et les attributions des échevins, les pouvoirs les comtes et des évêques, ceux des missi dominici. Il ne nous était pas permis de passer sous silence l’organisation de la société ecclésiastique, que Charlemagne lit entrer dans l’empire, tout en fortifiant la hiérarchie. Enfin nous avons décrit le gouvernement central, les assemblées générales, leur mode de délibération, leur influence sur la direction des affaires (le l’état, le conseil privé de l’empereur, les attributions de ses hauts officiers, l’administration des finances, etc.

Lu des plus beaux titres de Charlemagne à l’admiration de la postérité, ce sont ses efforts pour relever les études, en faire naître et en propager le goût, établir des écoles publiques, favoriser le progrès des arts libéraux. Le tableau de tout ce qu’il lit dans l’intérêt de la civilisation, et de l’avancement intellectuel et matériel de ses peuples, l’orme le complément de son histoire.

Ici se termine notre premier volume. L’empire d’Occident est reconstitué : la gloire des Carolingiens est parvenue à son apogée. Nous allons la voir décroître dans le volume suivant. A Charlemagne succède Louis le Débonnaire, à l’homme de génie l’esprit faible et l’intelligence bornée. Ayant passé ses premières années loin de sou père dans l’Aquitaine, Louis n’est plus un chef de Francs ; il se croit propriétaire de l’empire et maître d’en disposer à son gré ; il le divise tantôt d’une manière tantôt de l’autre, non pour répondre à des raisons politiques, mais pour satisfaire à des affections ou à des exigences irréfléchies. Les partages successifs de la monarchie, les troubles et les calamités qui s’ensuivirent forment la partie principale de l’histoire de ce règne. Môme après la mort de Louis, ses actes de partage sont encore un sujet de guerre entre ses fils ; la bataille de Fontenai n’eut pas d’autre cause ; l’état du lutte se prolongea jusqu’au traité de Verdun, en 843. Cette longue épopée, qui finit par le démembrement de l’empire, est racontée avec beaucoup de détails dans le chapitre cinquième.

Le chapitre suivant représente ce qu’était la Belgique sous l’empire carolingien. Depuis l’époque de la confédération franque. la situation intérieure du pays avait été considérablement modifiée. L’élément gallo-romain s’y était introduit avec sa civilisation et ses communautés religieuses ; d’autre part, l’élément germanique y avait d’autant plus perdu de sa virilité que beaucoup d’hommes libres, cédant à l’esprit d’aventure et de conquête, étaient allés chercher fortune au dehors. Afin de rendre facilement appréciables les effets de ce double mouvement, nous avons voulu faire une description minutieuse du pays transformé, de ses pagi, de ses villas royales et de ses nombreux établissements ecclésiastiques. Nous avons taché aussi de recueillir le plus de renseignements possibles sur les séjours que tirent successivement en Belgique les princes carolingiens et sur les souvenirs qu’ils y ont laissés. Les traces de ces souvenirs qui subsistent encore aujourd’hui, surtout dans le pays de Liége, sont si nombreuses, que seules elles pourraient suffire il prouver la nationalité de Charlemagne.

À ce tableau succède celui de la dissolution de l’empire. Et d’abord se présente une des plus graves questions de l’histoire de ce temps, celle de savoir quelles furent les causes de cette dissolution. La discussion critique des diverses opinions émises sur ce sujet est suivie, dans le chapitre septième, d’un exposé des invasions normandes depuis la fin du règne de Charlemagne jusqu’il la mort du roi danois Borie. Nous nous sommes appliqués à faire ressortir la coïncidence de ces invasions avec les guerres intestines produites par les rivalités des fils de Louis le Débonnaire et surtout par l’ambition de Charles le Chauve ; et afin de réunir tous les éléments d’appréciation, nous y avons joint un précis du gouvernement et de la législation de l’empire depuis le traité de Verdun. On y trouvera entre autres des détails fort curieux sur l’histoire des fausses décrétales.

Une des conséquences du démembrement de l’empire fut la formation du royaume de Lotharingie comme État distinct. Nous avons fait suivre l’historique de cette formation (dans le chapitre VIII) d’un exposé du règne de Lothaire II et de ses principaux actes : le divorce de ce prince, le procès et la condamnation de Theutberge, la mort tragique de Lothaire. Viennent ensuite la déplorable histoire des partages de la Lotharingie, le fameux traité d’Aix-la-Chapelle de l’an 870, celui de Fouron de l’an 878, et puis enfin l’occupation de la Belgique par les Normands. Après la bataille de Louvain, où les Normands furent défaits par Arnulphe, la Lotharingie subit le règne de Zwentibold, qui n’eut pas une longue durée ; elle accepta celui de Louis IV, qui fut encore plus court. C’est sous ce dernier règne qu’eut lieu la fameuse guerre des Babenhergiens et des Conradiens, dont ions avons dit quelques mots parce qu’on y voit figurer plus d’un nom belge.

Le chapitre IX contient l’histoire des derniers Carolingiens, Charles le Simple, Louis d’Outremer, Lothaire, son fils Louis, Charles du France et enfin Othon. Ces derniers rejetons de la race carolingienne sont venus s’éteindre auprès du lieu qui en avait vu naître le premier auteur. Nous nous sommes étendus assez longuement sur la vie et les actions de ces princes, non seulement parce que le sujet intéresse la Belgique, mais encore parce que cette partie de l’histoire estime de celles qui ont le plus besoin d’être rectifiées. On a assimilé les derniers Carolingiens aux rois fainéants de la race mérovingienne, et l’on a écrit dans l’histoire que leur dynastie s’était éteinte, comme la précédente, par défaut de vigueur et d’énergie : rien n’est plus contraire à la vérité ; il n’est pas un de ces princes, y compris Charles dit le Simple, qui n’ait fait preuve de courage et de résolution ; il n’en est pas un qui ne se soit montré supérieur à ses vassaux de France, bien que ceux-ci, à force d’intrigues et de machinations, soient parvenus à les faire tomber.

D’autre part, on a représenté la chute des Carolingiens comme le résultat d’un mouvement national, et l’avènement des Capets comme le triomphe de la race indigène. Nous avons cherché vainement les traces de cette prétendue réaction gauloise ; on n’aperçoit quelque signe de vie politique, parmi les populations indigènes proprement dites, que dans la Bretagne. Partout ailleurs il n’y a plus de peuple gaulois ; il y a des populations mélangées, une nation française, si on veut l’appeler ainsi, composée de Francs ou Germains, de Gaulois, de Bourguignons, de Goths, de Normands, de Romains, de Huns, d’Alains, de Vandales, etc. L’esprit gallo-romain qui, à l’époque des maires du palais, s’était manifesté par les entreprises d’Ebroïn, de Ghislemar, de Berthaire, cet esprit n’existe plus ; les diverses races se sont mêlées, fondues ensemble. On distingue encore les deux aristocraties et la plèbe, mais aucune de ces classes n’est composée exclusivement de Gaulois ou de Francs. Dans l’Église, par exemple, qui primitivement représentait la race indigène, on trouve une foule de noms germains, surtout parmi les évêques. Cette observation a déjà été faite par un écrivain français, qui n’a pas craint de heurter les préjugés de ses compatriotes en s’exprimant ainsi : Il y a erreur historique manifeste à voir en France, au dixième siècle, deux races ennemies, et à donner pour cause à la chute des Carolingiens leur origine germanique ; il faut regretter amèrement qu’une plume éloquente ait fait, pour un temps au moins, de cette opinion un dogme ; que l’amour de la nouveauté et de l’extraordinaire, aujourd’hui si vif en France, l’ait accueillie avec passion ; que l’ignorance enfin l’ait propagée sans défiance et sans relâche[6].

Ce qui a entraîné les Français à adopter ce système, pour ainsi dire aveuglément, et à répudier en quelque sorte la part qui leur revient dans l’héritage des Francs, c’est leur haine de la vieille noblesse, qui prétendait descendre seule de cette glorieuse race, comme si, dans une population mélangée depuis des siècles, on pouvait encore désigner aveu certitude quelques individus de pur sang. Le désir de contribuer pour notre part à dissiper l’erreur propagée par les historiens modernes, et à prouver que les antipathies de race ne furent pour rien dans les causes de la révolution dont il s’agit, nous a déterminés à refaire en quelque sorte l’histoire des derniers Carolingiens. Nous avons pensé que le meilleur moyen de combattre les théories, imaginaires, c’est de rappeler les faits simplement et tels qu’on les trouve dans les sources historiques, c’est de faire ce qu’on appelle aujourd’hui du réalisme, s’il est permis d’appliquer ce mot à l’histoire comme à la peinture.

A part ce qui concerne personnellement les princes carolingiens et leurs rapports avec la Belgique, nous avons été sobres de narrations détaillées ; nous nous sommes attachés plutôt à signaler ce que la critique de nos jours a rectifié dans les écrits du siècle dernier et même dans ceux du commencement de ce siècle. On remarquera peut-être que nous n’avons pas donné les mêmes développements à toutes les parties de notre sujet. Effectivement nous nous sommes borner à exposer, d’après les meilleurs auteurs, et toujours en les citant, les sujets qui ont déjà été traités d’une manière supérieure ; tandis que nous nous sommes livrés à des études critiques, même minutieuses, sur les points oh nous n’avons pas rencontré de travaux suffisamment approfondis.

Enfin nous avons terminé ce travail par quelques considérations générales sur l’ensemble des faits et des événements qui y sont rapportés. Nous nous sommes efforcés, à cette occasion, de montrer combien les institutions franques et carolingiennes ont laissé de traces dans notre pays, et combien elles y ont été persistantes. C’est une dernière et irrésistible preuve du droit qu’à la Belgique de revendiquer, comme appartenant à sa nationalité, l’illustre race des Pépins et de Charlemagne.

 

 

 



[1] Lettres sur l’histoire de France, 2e lettre.

[2] Mémoire de l’Académie de Berlin, année 1854, t. I, p. 415

[3] V. Wattenhach, Deutschlands Geschichtsquellen im Mittelatter bis zur Mitte des 13e Jahrhunderts.

[4] Introduction à la chronique de Dynterus, p. XXX.

[5] La Barbarie franke et la civilisation romaine, par P.-A.-F Gerard, Bruxelles, 1840.

[6] Notice critique sur Richer et sur son histoire, par M. Guadet, dans Richer histoire de son temps, Paris, 1845.