LA TERREUR

TOME SECOND

 

APPENDICE.

 

 

Il y a dans le dossier d'une des fournées du Luxembourg (4 thermidor, Archives nationales, W 428, dossier 963) un document sur l'état de cette prison au 18 prairial, qui témoigne sans exagération des abus qui y régnaient et du désir sincère d'y trouver un remède. C'est en même temps une protestation anticipée contre l'idée d'une conspiration générale portée un peu plus tard contre les prisonniers pour s'en débarrasser en masse.

Nous la reproduisons pour la plus grande partie. La première feuille porte au haut de la page ces mots : Ces observations ont été faites vers le 15 prairial. La feuille d'enveloppe porte la date plus précise du 18.

 

OBSERVATIONS SUR LA MAISON DU LUXEMBOURG.

Ce serait une erreur de penser que l'on doit considérer le Luxembourg comme maison de sûreté, et le nom de maison d'arrêt est le seul qu'il convienne de lui donner.

En général, et surtout dans l'état actuel de cette maison, l'on doit dire que ce sont les détenus qui se gardent eux-mêmes.

Cette vérité résulte surtout de l'incapacité du concierge actuel, et encore plus positivement de l'état d'yvresse dans lequel il se trouve fréquemment. De plus ce concierge paraît se reposer particulièrement sur un porte-clef qui a le même défaut, et que l'on soupçonne avec quelque fondement, sous ce même rapport, avoir contribué à écarter l'ancien concierge, homme sage, prudent, et qui était redevable à son honnêteté de l'empire qu'il avait sur l'esprit des détenus, empire tel qu'un signe de sa main suffisait pour porter les prisonniers à rentrer dans leurs chambres.

Au surplus, la sûreté de cette maison repose sur une garde de 40 à 50 hommes, et la surveillance de 20 à 21 porte-clefs.

Mais en réfléchissant aux fermetures du Luxembourg, dont la faiblesse égale l'étendue, il est impossible de considérer cette garde comme moyen de sûreté.

L'on pense cependant que dans un cas d'insurrection imprévue de la part de quelques détenus, le plus grand nombre des renfermés refuseraient de profiter du forcement des portes. Cette manière de penser est naturelle chez les hommes établis, qui se regardent comme injustement privés de la liberté, et qui craindraient de fournir par leur fait un prétexte à la malveillance.

Il est néanmoins une classe d'hommes à laquelle on ne fait pas assez attention et dont l'existence dans cette maison pourrait être dangereuse. Cette classe est composée de ceux qui font tout pour se dédommager de la privation d'une vie licencieuse et qui pour cet effet s'abandonnent à des excès et font ce qu'on appelle des orgies.

L'on devrait surtout éviter de loger ces sortes de personnes dans les parties inférieures des bâtiments, par le moins d'obstacle que leurs convives ou leurs affidés auraient à surmonter, dans le cas où leurs excès pouraient les porter à vouloir se procurer la liberté.

Or, loin de prendre cette précaution, il semble que l'on ait affecté de leur accorder de préférence des logements par bas.

L'on devrait également éviter de mettre dans cette maison des gens sans aveu et dont les dehors annoncent la mendicité. De leur existence dans ce lieu riait plusieurs abus. Car, dès leur arrivée, un esprit de charité leur procure ce-dont ils paraissent manquer, et les secours que l'on prodigue à leur état de misère ne servent qu'à les mettre à même de s'abandonner aux excès de la boisson ; enfin il est tels de ces hommes qui, en considération du sort dont ils jouissent, sé félicitent de la perte de leur liberté.

Un autre inconvénient qui intéresse les détenus est la propagation de la vermine dont ils sont couverts à leur arrivée dans la maison.

Des chambres de secret.

La mise au secret ne produit d'autre effet que d'ôter la liberté au détenu de parcourir la maison, mais ne lui ôte pas la faculté de communiquer avec ceux des détenus qui auraient intérêt ou seulement volonté de s'y prêter. Au surplus, celui qui est mis au secret n'y reste que parce qu'il respecte volontairement sa clôture, qu'il lui serait facile de forcer.

Il serait convenable d'établir des secrets plus sûrs ; cela dépend uniquement de la connaissance du local et de l'intelligence de l'architecte ou maître-maçon.

Apposition de verroux.

La précaution que l'on a cru devoir prendre en mettant des verroux, ne serait d'aucune utilité dans un cas de danger, par la raison qu'il n'est pas une porte capable de résister au moindre effort d'un détenu : et cette mesure purement illusoire a beaucoup indisposé les détenus, et avec d'autant plus de raison qu'il est vrai de dire et de répéter que les détenus du Luxembourg se gardent eux-mêmes.

Salubrité.

L'eau manque absolument dans cette maison. Il existait dans la principale cour une fontaine qui donnait un filet d'eau, et cette fontaine a été supprimée — depuis l'arrestation de l'ancien concierge.

Et en marge :

L'on présume que le traiteur et le limonadier établis dans l'intérieur disposent de l'eau de cette fontaine.

Un porteur d'eau, attaché au service de la maison, était chargé de suppléer à l'insuffisance de la fontaine ; l'on amène actuellement l'eau dans un tonneau, traîné par un cheval, et le conducteur répand l'eau dans deux tonneaux qui sont au milieu de la cour, sans couvercles, et c'est dans ces tonneaux que le porteur d'eau, et à son défaut les détenus viennent puiser l'eau nécessaire à la consommation ou plutôt au besoin urgent, et certainement toujours insuffisante pour les besoins de la maison, tel notamment que celui de la propreté des lieux d'aisances, toujours infects faute d'eau pour leur nettoiement, qui devrait avoir lieu plusieurs fois par jour, lorsque, dans l'état actuel, celui des détenus qui s'en charge à prix d'argent qu'il reçoit des autres détenus, de ce nettoiement[1], ne peut se procurer suffisamment d'eau pour le faire une fois seulement par jour.

Et en marge :

Le méphitisme des latrines est si violent que les détenus qui sortent des lieux d'aisance sont obligés de différer de rentrer dans leurs chambres pour donner le temps nécessaire à l'air de dissiper le méphitisme dont leurs hardes sont chargées.

L'auteur ajoute plusieurs recommandations sur ce sujet.

Subsistances.

Plus de la moitié des détenus tirent leurs subsistances de leurs maisons. Le surplus est fourni par les traiteurs ou aubergistes, du nombre desquels est celui établi dans l'intérieur du Luxembourg, qui, à ce titre, est particulièrement protégé par le concierge actuel et par quelques porte-clefs. Quoi qu'il en soit, l'on peut dire que, dans cet ordre de choses, le service est assuré, et est à la convenance des détenus ; de sorte que l'on ne peut voir sans inquiétude que l'on s'occupe de l'exécution du projet de priver les détenus de se procurer leur subsistance d'après leurs convenances, et qu'il est en outre question de confier à un seul aubergiste la fourniture entière de la maison.

L'auteur montre l'avantage qu'il y a à laisser le soin de l'approvisionnement subdivisé entre tant d'intéressés.

L'exercice du privilège que l'on se proposerait d'accorder à un seul homme aurait le double inconvénient d'affamer les marchés et d'exposer par suite les détenus à être privés de subsistances.

Au surplus, dans le cas où l'on estimerait devoir régler d'une manière uniforme la nourriture des détenus, il serait peut-être prudent de laisser une entière liberté aux détenus sur le choix des traiteurs, car de la concurrence seule naît l'équilibre salutaire qui maintient la meilleure qualité et le plus juste prix des denrées. La concurrence toujours subsistante est le niveau de l'intérêt public et ces différents avantages disparaissent devant tout privilège exclusif de toute concurrence.

Pain.

Le plus grand désordre règne dans la distribution et consommation du pain, et de ce désordre il est souvent résulté que les détenus en ont manqué.

Voicy ce qui se passe, et de quelle manière se fait la distribution d'après l'emmagasinement d'une quantité quelconque de pain, que l'on présume avoir pour base le nombre des détenus. Les détenus se présentent à l'heure indiquée, et on leur délivre un ou plusieurs pains, suivant qu'ils le demandent, comme chargés pour d'autres ; les porte-clefs en prenent de leur côté également sans règle ny mesure, et les portent à leur dépôt particulier ; Ton présume que ces porte-clefs se sont chargés du soin d'en procurer à des détenus qui ne se rendent point .à la distribution.

De cette manière de distribuer le pain, il arrive que, lorsque la provision n'est pas en proportion des enlèvements, les derniers arrivés en sont privés, et renvoyés avec la seule réponse : a Pourquoi êtes-vous venu trop tard ?

Et il est essentiel de remarquer que ce. ne serait qu'abusivement que la fourniture aurait été fixée d'après le nombre des détenus, parce que l'on peut dire qu'un très-grand nombre se font apporter leur pain du dehors, et .en général ceux qui sont nourris par leur maison.

Aussi le peu d'ordre qui règne dans cette partie donne lieu à des abus très-préjudiciables à l'intérêt public....Du nombre de ces abus est la fourniture excédant les besoins, la dissipation de cet excédant dont partie en pure perte, et l'autre partie alimente la cupidité des affidés de la maison qui en font un commerce très-lucratif pour eux, et l'on aura une juste idée de l'importance de cet abus en apprenant que ces affidés vendent pour 50 livres à la fois de morceaux de pain.

Et l'auteur propose plusieurs moyens de remédier à ce désordre : confection de rôles, quantité fixe et réduite en ration ; pain qui ne soit ni du jour ni plus vieux que de la veille ; distribution faite par les porte-clefs aux détenus eux-mêmes selon les rôles dressés ; liberté aux détenus de se procurer du pain d'ailleurs en bornant la distribution aux nécessiteux.

 

 

 



[1] Mots redondants.