LA TERREUR

TOME PREMIER

 

III. — UNE THÉORIE DE LA TERREUR. - LA GUILLOTINE. - LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TERREUR. - LE VANDALISME RÉVOLUTIONNAIRE.

 

 

Histoire de la Révolution française par M. Carlyle ; trad. de l'anglais par Jules Roche ; 3 vol. in-12 (1867). — Histoire de la société française pendant la Révolution par MM. Edmond et Jules de Goncourt ; 1 vol. in-12 (1864). — Le vandalisme révolutionnaire par Eugène Despois ; 1 vol. in-12 (1868).

 

I. — UNE THÉORIE DE LA TERREUR.

 

On peut quelquefois juger tout un livre sur son titre ; et après tout, le titre est une enseigne plus ou moins parlante selon l'humeur de l'écrivain. La période que M. Mortimer-Ternaux raconte sous le nom de la Terreur, l'Anglais Carlyle dans son Histoire de la Révolution française, l'intitule la Guillotine. L'enseigne ici est un tableau de la couleur la plus tranchée, il faudrait dire la plus tranchante, pour prendre un peu du style de l'auteur. On peut déjà deviner le ton de cette histoire ; jamais l'écrivain n'a donné plus libre carrière à son étrange et impétueuse imagination. C'est une histoire tour à tour philosophique et pittoresque, mais de la plus haute fantaisie. Carlyle s'attache beaucoup moins à raconter qu'à peindre : à peindre le sujet non pas dans toute son étendue, mais par scènes, et il a des tableaux touchés avec vigueur : je citerai dans le genre tragique, les journées de septembre (p. 35 et suiv.), et le 9 thermidor (p. 365), drame en cinq actes ; dans le genre comique, la fête païenne célébrée le 10 août 1793, autour des statues de la Nature et de la Liberté (p. 238). Ne cherchez donc pas dans ce livre une exposition où les faits s'enchaînent et s'expliquent. Le plus souvent si vous ne savez l'histoire, vous n'y comprendrez rien ; si vous la savez, vous risquerez de la désapprendre : singulier livre où ce qui est l'essence même du genre historique paraît être le moindre souci de l'auteur. Arrive-t-il à la fameuse campagne de Dumouriez : — Ces volte-face, dit-il, et ces mouvements dans la région de l'Argonne qui sont minutieusement ordonnés par Dumouriez lui-même et plus intéressants pour nous que les plus belles parties d'échecs de Philidor, lecteurs, passons-les tous sous silence, et hâtons-nous de remarquer deux choses : — une de ces deux choses, c'est la présence dans ce jeu de guerre de l'Argonne d'un certain mortel appartenant à cette classe appelée immortelle ; ce qui l'amène à nous dire qu'on a remarqué qu'anciennement, lorsque les dieux apparaissaient aux hommes, c'était rarement dans leur forme naturelle, reconnaissable. — C'est ainsi, ajoute-t-il, que les vachers d'Admète donnent à Apollon un manteau de peau de chèvre, une coupe de lait (c'est heureux qu'ils ne le frappent pas avec leur aiguillon[1] —, ne songeant pas qu'il est le dieu du soleil. Après ce préambule, il nous donne enfin le nom de ce mortel : Johann Wolfgang von Gœthe, le ministre d'Herzog Weimar : traduisez du duc de Weimar ; et pour tout récit de la campagne, il nous fait la description pathologique, selon Gœthe, de la fièvre du canon (p. 73). Avouons qu'il est utile d'avoir lu au préalable le récit de M. Thiers.

Les faits sont ainsi pour l'historien anglais le prétexte de réflexions ou de boutades qui peuvent quelquefois trouver leur place chez un romancier un peu excentrique : mais un essai d'explication des événements ? chimère !Il vous proposera bien des formules générales ; il vous renverra à la chimie pour vous faire comprendre comment dans la Convention, après la mort du roi, le nombre de partis étant de sept cent quarante-neuf, autant que de députés, mais chaque individu ayant en même temps une nature individuelle et une nature moutonnière, il se fera des dissolutions, des précipités, des mouvements désordonnés et incessants d'attraction et de réaction, jusqu'à ce que, enfin, l'élément dominant se dégage et que cette sauvage alchimie s'organise de nouveau. (p. 154.) Mais du reste, ajoute-t-il, que personne ne demande à l'histoire par quelle cause et quel effet les choses procéderont à l'avenir. Cette lutte entre la Montagne et la Gironde, et ee qui suivra, est la lutte entre le fanatisme et les miracles : cherchez-y donc des causes et des effets !... Quand l'histoire pourra tracer philosophiquement la conflagration d'un brûlot enflammé, qu'elle tente cette autre tâche. (p. 159.)

Soit, mais au moins peut-on rechercher qui a préparé l'incendie et qui a mis le feu aux poudres ; et cette enquête ne conduirait pas nécessairement à ces conclusions : L'histoire n'a qu'une seule chose à faire, les plaindre tous, car ils en ont eu tous de dures à supporter. Lui-même, l'incorruptible au teint couleur vert de mer (Robespierre) obtiendra quelque pitié ; on aura pour lui quelque tendresse humaine, bien qu'il en coûte quelque effort ! Pitié pour tous les malheureux, sans doute : mais réservons notre tendresse pour les victimes et n'épargnons pas notre aversion aux bourreaux, ou qu'on supprime toute moralité de l'histoire.

L'auteur n'a-t-il aucun souci de la moralité, et dans son histoire ne vise-t-il qu'au pittoresque ? Loin de là, c'est le type même des choses qu'il voudrait saisir et figurer à grands traits ; et s'il dédaigne cette recherche des causes secondes, c'est qu'il entend remonter à une cause supérieure. Tout le mouvement de la Révolution lui paraît dériver de deux forces : fanatisme et fatalisme. Qu'on juge de son système et de sa manière par une ou deux citations :

Un homme, une fois lancé la tête première dans le républicanisme ou dans un autre transcendantalisme, luttant et faisant du fanatisme au milieu d'une nation qui lui ressemble, se trouve, pour ainsi dire, enveloppé d'une atmosphère de transcendantalisme et de délire ; son propre individu se perd dans quelque chose qui n'est pas lui, mais dans une chose étrangère bien qu'inséparable de lui. Il est étrange de penser à cela, que le vêtement de l'homme semble couvrir le même homme ; et pourtant l'homme n'est pas là, sa volonté n'y est pas, ni la source de ce qu'il fera et projettera ; à la place de l'homme et de sa volonté, il y a un fanatisme et un fatalisme incarnés sous ses traits. Ce pauvre fanatisme incarné poursuit sa route ; nul ne peut le secourir, et lui-même moins que tout autre... La volonté agit, libre et asservie en même temps, dans un continuel entraînement : le mouvement des libres esprits humains devient un tourbillon furieux de fatalisme aveugle comme les vents ; et la Montagne et la Gironde, quand elles reviennent à elles-mêmes, sont tout étonnées de voir où cela les a jetées et renversées. Telle est la façon merveilleuse dont l'homme peut agir sur l'homme ; c'est la conscience et l'inconscience fondues mystérieusement dans notre existence mystérieuse ; c'est la nécessité sans borne enveloppant le libre arbitre. (p. 161.) — Souhaitons autre chose au gouvernement des nations.

Expliquer d'une manière satisfaisante la marche de ce gouvernement révolutionnaire, dit-il encore, n'est pas notre tâche. Nul mortel ne peut l'expliquer... Ainsi qu'on l'a dit plusieurs fois, ce gouvernement révolutionnaire n'est pas un gouvernement qui a conscience de lui-même, mais un gouvernement aveugle, fatal. Chaque homme. plongé dans une atmosphère de folie fanatique et révolutionnaire, avance, poussé, poussant, et est devenu une force brute et aveugle : nul repos pour lui, si ce n'est dans la tombe ! (p. 326.)

On peut d'après cela conjecturer comment, dans le cours de son histoire, il jugera les hommes et les choses. Il ne dissimule aucun des crimes de la Terreur : l'odieuse dérision du tribunal révolutionnaire ; les fournées de Fouquier-Tinville, les exécutions d'Arras avec accompagnement d'orchestre ; les fusillades de Lyon, les noyades de Nantes, hommes et femmes liés nus deux à deux et jetés à l'eau, ce qu'on appelait les mariages républicains ; tout cela est décrit en des pages où l'on sent, je le reconnais, l'amour du pittoresque avant tout, mais aussi une juste horreur de semblables atrocités[2] ; et pourtant, tout cela est accepté, presque absous. On a fait dire à Richelieu : Quand une fois j'ai pris une résolution, je vais droit à mon but, je renverse tout, je fauche tout, et ensuite je couvre tout de ma robe rouge. L'auteur croit aussi que l'on en a fini avec ces attentats, quand il les a couverts de ses formules : La chose est irrévocable, dit-il, après avoir répété l'exclamation d'horreur qui s'éleva en Europe, qui s'élève justement encore, il le reconnaît, contre les journées de septembre ; la chose est irrévocable : chose à comprendre, parmi d'autres qui figurent très-tristement dans nos annales terrestres, qui cependant n'en sera pas effacée ; car l'homme, comme on l'a observé, a le transcendantalisme en lui, se tenant, ainsi qu'il le fait, pauvre créature, toujours dans le confluent de l'infini, — mystère à lui même et aux autres, au centre de deux éternités, de trois immensités, — dans l'intersection de la lumière primitive et de l'obscurité éternelle ! Bien que le monde où nous habitons ne soit pas celui de Satan, il y a toujours sa place (sous terre, proprement dit), et en tout temps il y monte. L'espèce humaine peut très-bien pousser des cris et des anathèmes autant que possible. Il y a des actions tellement fortes, qu'il n'y a pas d'exclamations assez puissantes pour elles. Jetez des cris : eux, ils ont agi. (p. 57, 58.)

Et après la Terreur :

Prud'homme, dit-il, ce triste et bruyant imprimeur, cet habile journaliste, qui est encore un journaliste jacobin, deviendra un renégat et publiera des volumes énormes sur ce sujet, Les crimes de la Révolution, ajoutant d'innombrables mensonges, comme si la vérité n'était pas suffisante. Quant à nous, nous trouvons qu'il est plus édifiant de savoir une bonne fois que cette république et cette tigresse nationale est un phénomène primitif, un fait de la nature parmi les formules, dans une époque de formules, et d'étudier, en intervenant le moins possible, comment ce fait naturel se comportera parmi les formules : car elles sont en partie naturelles, en partie fausses et supposées. Mais le fait, tout le monde doit le remarquer, est un fait naturel et sincère, le plus sincère des faits, terrible dans sa sincérité comme la mort. Tout ce qui est sincère comme lui peut le regarder en face et le braver ; mais ce qui ne l'est pas ? (p. 293.)

Quant aux hommes, s'il ne les condamne pas, il ne laisse pas que de vouloir les caractériser : car dans ce terrible jeu de marionnettes, si les personnages sont mus par une force qui n'est pas en eux, ils n'en sont pas moins d'humeur et d'allures fort diverses ; et c'est là ce qui met de la variété dans la marche fatale de l'action.

Les Girondins pour lui sont des pédants, presque des jésuites : Au fait, dit-il, une chose nous frappe chez ces pauvres Girondins, c'est leur malheureux aveuglement, et la fatale pauvreté de caractère qui en est cause. Ils sont comme étrangers au peuple qu'ils voudraient gouverner, à la chose pour laquelle ils sont venus travailler. Les formules, la philosophie, l'honorabilité, ce qui a été écrit dans les livres et adopté par les classes instruites, cette pâle copie de la nature est tout ce que la nature, quoi qu'elle fasse, peut révéler à ces hommes. Ainsi ils pérorent et dissertent, et ils en appellent aux amis de la loi, quand la question n'est pas entre la loi et l'illégalité, mais entre la vie et la mort Pédants de la révolution, sinon ses jésuites ! Leur formalisme est grand ; grand aussi est leur égoïsme. A les en croire, la France, se soulevant pour combattre l'Autriche, a été soulevée seulement par le complot du 10 mars pour massacrer vingt-deux d'entre eux ! Cette révolution prodige, se développant dans ses proportions épouvantables par ses propres lois et celles de la nature, non par les lois de la formule, est devenue inintelligible, incroyable, comme une impossibilité, le vaste chaos d'un rêve. Une république basée sur ce qu'ils appellent vertus, sur ce que nous appelons bienséance et respectabilité, voilà ce qu'ils veulent avoir et rien de plus. (p. 182.) Et quand il arrive à la lutte suprême des Girondins et des Montagnards : Bien sombre et bien confuse est cette lutte de mort, cette lutte de six semaines ; le formalisme furieux contre la réalité frénétique ; le patriotisme, l'égoïsme, l'orgueil, la colère, la vanité, l'espérance et le désespoir, tous surexcités jusqu'à la folie ; la frénésie et la frénésie se heurtent, semblables à de sombres et bruyants tourbillons.... Le Girondin est fort, comme la formule et la respectabilité établie : est-ce que soixante-douze départements, ou beaucoup de têtes respectables de départements ne se déclarent pas pour nous ?... La Montagne, de son côté, est forte comme la réalité et l'audace. Pour la réalité de la Montagne est-il rien d'impossible ? Elle fera un nouveau 10 août s'il le faut ; oui et même un 2 septembre. (p. 200.) A ce langage, on peut prévoir qu'il se résignera fort bien à la chute des Girondins au 2 juin 1793. C'étaient, dit-il, des hommes de mérite, cultivés par la philosophie, de conduite honorable ; on ne peut les blâmer de n'avoir été que des pédants, et de n'avoir pas eu plus d'intelligence ; ils ne furent pas blâmables, mais très-malheureux. (p. 215.)

Il ne plaint pas beaucoup plus les Soixante-treize qui seront jetés en prison, menacés de la mort, pour avoir protesté secrètement contre ce suprema dies du 2 juin. Voilà ce qu'on recueille, dit-il froidement, quand on fomente la guerre civile. (p. 236.) Périssent donc les Vingt-deux ! Quoi que l'on pense des Girondins, il n'y a point d'histoire qui ne nous émeuve au simple récit de leur mort ; mais il faut se borner à nous peindre les victimes ; on gâte tout à vouloir y montrer son esprit, comme dans ce passage : Au pied de l'échafaud, ils font encore entendre, avec dès variations appropriées au moment, l'hymne de la Marseillaise. Représentez-vous bien cette scène de musique. Ceux qui vivent encore continuent à chanter ; le chœur s'affaiblit rapidement : le couperet de Sanson est rapide, une tête par minute à peu près. Le chœur s'affaiblit, le chœur a cessé. (p. 262.) Ce n'est que la parodie du fameux vers des Templiers de Raynouard :

Mais il n'était plus temps... les chants avaient cessé.

Du reste on ne peut pas dire que l'auteur ait plus de complaisance pour les adversaires des Girondins, pour l'homme au teint vert de mer (Robespierre), pour ce souverain de la conscience publique appelé Marat ; pour les Jacobins femelles, pour les sans-culottes et pour leur système de gouvernement qui a son emblème dans la guillotine[3] ; et il enterrera sans trop de regret, ce me semble, le corps du sans-culottisme, après tout le reste, dans son chapitre intitulé : Les harengs grillés. Quand on aime tant les formules, on tombe facilement dans le paradoxe : on y tombe d'autant plus aisément qu'on a, en réalité, moins de principes que de formules, qu'on prétend plus à l'intuition qu'à la logique, et que l'on procède beaucoup moins en dialecticien qu'en manière de voyant. Comment excuser cette phrase singulière où l'auteur comprend dans le même entraînement les égorgeurs, forçant les prisons, et les soldats courant à. la frontière : La France exécute sa valse du désert avec un tourbillon de 25 millions d'hommes — comme le fait le Sahara, lorsque les vents s'éveillent en s'agitant — vers les mairies, les prisons d'aristocrates et les salles des comités d'élection ; vers Brunswick et les frontières, vers un nouveau chapitre de l'histoire universelle ? (p. 64.) Be même, est-ce bien excuser Paris, je ne dis pas d'avoir fait les massacres de septembre, mais de les avoir soufferts, que de dire : Quiconque dans Paris a le cœur d'affronter la mort trouve qu'il est plus urgent de combattre les Prussiens que de lutter contre les assassins des aristocrates ? (p. 54.) Et n'est-ce pas pousser le sentiment moral, qui réprouve la guerre, jusqu'à l'immoralité, que de rapprocher de l'égorgeur le soldat, comme l'auteur le fait dans cette page : Oui, au lieu de crier davantage, il serait peut-être édifiant de remarquer d'un autre côté quelle chose étrange c'est que les mœurs, les usages, et avec quelle justesse la valeur, le courage d'un homme es appelé sa moralité. Voyez le cruel massacre, qu'on pourrait appeler l'un des enfants les plus authentiques de l'abîme ; donnez-lui seulement les usages, il devient la guerre avec les lois de la guerre ; il est dès lors suffisamment moral, et des individus vêtus de rouge en portent les instruments pendus à leur côté, non sans un air d'orgueil que vous ne devez blâmer en aucune façon. Et pourtant ; tant qu'il n'est vêtu que d'un drap brun et grossier, et que la révolution, moins fréquente que la guerre, ne s'est pas encore fait ses lois de révolution, seuls les individus vêtus d'un drap brun et grossier sont immoraux. Ô crieurs bien-aimés, hommes imbéciles, mes frères, fermons nos larges bouches, cessons de crier, et commençons à réfléchir. (p. 63.)

Si l'auteur avait un peu plus réfléchi, il se serait tu ici, et il aurait cherché une meilleure occasion de crier contre la guerre. De même quand il a dit de la fin de Marat et de Charlotte Corday : Ainsi furent en contact et périrent l'une et l'autre la plus belle et la plus sale des créatures, n'est-ce pas une profanation que de les unir ainsi dans la mort : Ô vous, infortuné couple, qui vous êtes éteint mutuellement, la Belle et le Repoussant, dormez profondément dans le sein de la Mère qui vous porta tous deux ! (p. 226.) Et après le tableau qu'il nous a fait lui-même de la Terreur, que dire de cette comparaison entre l'époque de Turgot et celle de Marat, à l'avantage du temps de Marat : Quand l'histoire, portant ses regards en arrière, les jette sur la France d'autrefois, sur l'époque de Turgot, par exemple, qu'elle y voit le servage muet s'approcher en tremblant du palais de son roi, étaler ses millions de visages livides, de corps hi deux, épuisés et couverts de haillons, présenter, sous ces hiéroglyphes sinistres, ses suppliques et ses doléances, et n'obtenir, pour toute réponse, que de nouveaux gibets de quarante pieds de haut : l'histoire, alors, avoue avec douleur qu'on ne peut citer une période où les 25 millions de Français aient en général moins souffert que pendant cette période appelée le règne de la Terreur ! Mais ce ne furent pas les millions de muets qui souffrirent, ce furent les milliers de parleurs, ce furent des centaines et des unités, qui criaient et publiaient, et faisaient retentir le monde de leurs plaintes autant qu'ils le pouvaient et le devaient ; c'est là la grande singularité de cette époque. (p. 409.) Il semble que l'auteur n'ait vu la Révolution qu'à Paris ou dans quelques grandes villes, et se figure que le reste de la France, ou que tous ceux qui n'ont pas été guillotinés jouissaient de l'âge d'or ! A-t-il donc si vite oublié ce qu'il dit ailleurs des populations mourant de faim parmi les milliards d'assignats sous le régime du maximum ? ou croit-il que cela n'existait qu'à Paris ? Si l'auteur n'était étranger, il aurait pu avoir à cet égard d'autres informations que par les livres. Je le demande à tous les hommes de ma génération, nés au fond des provinces. Quel est celui qui ne tienne de ses parents l'impression qu'ils avaient gardée et des misères et des tortures de ce despotisme sanglant, mille fois pire que tous les régimes de servage ? Voyait-on, au temps de Turgot, la mort suspendue sur les têtes pour un cri de pitié poussé en face de l'échafaud ?

Ce goût de l'excentricité qui jette l'auteur dans des propositions si paradoxales et des images si souvent risquées, ne peut pas manquer de se produire dans toutes les allures de son style. Danton, le charnu Danton, Titan égaré, est un avaleur de formules avec un gosier plus large encore que Mirabeau. (p. 62.) Bonaparte est donné à deviner dans cet officier monosyllabique d'artillerie. (p. 389.) L'auteur sait être burlesque jusque dans l'attendrissement, comme quand il dit de la mort de Louis XVI : Un roi mourant par une telle violence frappe fortement l'imagination ; il faut bien qu'il en soit ainsi. Et au fond ce n'est pas le roi qui meurt, mais bien l'homme. La royauté est un vêtement ; la grande perte est celle de la peau. (p. 141.)

Le mauvais goût a quelquefois chez lui les apparences d'un mauvais sentiment. Il dit des émigrés, page 322 : Le ci-devant seigneur, au palais délicat, deviendra un excellent cuisinier de restaurant à Hambourg ; la ci-devant madame, dont le goût était exquis pour la toilette, réussira à Londres comme marchande de modes. Dans Newgate-street, vous rencontrez monsieur le marquis, une planche de sapin sur l'épaule, la doloire et le rabot sous le bras ; il s'est fait menuisier, il faut vivre.

Il sait plaisanter avec les choses les plus hideuses : Nous ne mentionnerons plus, dit-il près de finir l'histoire de la Terreur, qu'une chose ou plutôt deux autres choses : les perruques blondes et la tannerie de Meudon. On parle beaucoup de ces perruques blondes : ô lecteur, elles proviennent de têtes de femmes guillotinées. Ainsi, le toupet d'une duchesse peut servir à couvrir le péricrâne d'un cordonnier. Elle soulève encore plus le cœur cette tannerie de Meudon, mentionnée parmi les autres prodiges de la tannerie. A Meudon, dit Montgaillard avec beaucoup de calme, il y avait une tannerie de peaux humaines, de celles des guillotinés qui valaient la peine d'être écorchés. On en faisait d'excellentes peaux pour des culottes et autres usages[4] . L'auteur dit avec raison que l'on trouverait difficilement un cannibalisme aussi épouvantable ; et pour reprendre le ton du morceau il ajoute : C'est un cannibalisme industriel, paisible, presque élégant ! Il est mauvais plaisant ; il est quelquefois trivial : Le cruel Billaut ne garde pas le silence, si vous l'excitez. Non plus le cruel Jean Bon, une sorte de jésuite également ; ne l'écrivez pas comme cela se voit dans beaucoup de dictionnaires : Jambon. (p. 128.) Je ne parle pas de ses titres : Culottisme et sans-culottisme (p. 160) ; on sait ce que sont les sans-culottes : c'est Carlyle qui a imaginé de mettre en regard le parti culotté. Après cela, le traducteur aurait pu se dispenser de suivre le langage britannique dans sa pruderie en parlant d'hommes sans indispensables. La pruderie n'est pas le caractère de la langue de son auteur.

Carlyle, dans son exposition, s'identifie volontiers avec la France. Il dit notre révolution ; il s'écrie : notre frontière, nos braves soldats. Mais il est Anglais et l'on en voit la marque lorsqu'il parle de ces deux feux : l'un comparable à l'embrasement des broussailles ou de l'herbe sèche ; l'autre, au feu du charbon ou même à celui du coke, difficile à allumer, impossible à éteindre : Le rapide feu gaulois, nous pouvons le remarquer encore, et le remarquer, non-seulement dans les Pichegru, mais dans d'innombrables Voltaire, Racine, Laplace même, — car un homme, qu'il se batte, qu'il chante, qu'il pense, sera toujours le même homme, — est admirable pour faire cuire des œufs. Mais le feu de charbon teutonique, ainsi qu'on le voit dans les Luther, les Leibnitz, les Shakespeare, est préférable pour fondre les métaux. Qu'elle est heureuse notre Europe d'avoir les deux espèces ! (p. 390) ; — et l'Angleterre, de fondre les métaux, quand la France ne peut que cuire des œufs !

On le peut voir encore à la façon dont il traite la tradition populaire sur la fin du Vengeur : Lecteur ! Mendez, Pinto, Munchhausen, Cagliostro, Pzalmanazar, ont été grands ; mais ils ne sont pas les plus grands. Ô Barère, Barère, Anacréon de la guillotine ! L'histoire, curieuse, pour être fidèle, doit, dans une nouvelle édition, redemander : qu'est devenu le Vengeur ? que doit-on croire de ce glorieux suicide ? et avec son pinceau impitoyable, elle trace une large bande noire, une bande injurieuse, sur toi Barère, et sur lui Hélas ! hélas ! le Vengeur, après avoir lutté vaillamment, a sombré comme tout autre navire, tandis que son commandant et plus de deux cents hommes d'équipage s'échappaient avec joie sur des bateaux anglais ; et cette grande action héroïque, cet exploit immortel, n'est plus qu'un énorme mensonge héroïque, qui n'existe nulle part, si ce n'est à l'état de mensonge, dans le cerveau de Barère ! Telle est la vérité. Toute cette histoire a été fondée comme le monde même, sur le néant. Prouvée par le rapport de la Convention, par des décrets solennels de la Convention et le modèle en bois du Vengeur, crue, pleurée, chantée par tout le peuple français jusqu'à cette époque, on peut la regarder comme le chef-d'œuvre de Barère, comme le plus prodigieux, le plus héroïque échantillon de blague qui ait été produit depuis plusieurs siècles, par aucun homme, aucune nation. C'est à ce titre seul qu'il doit être désormais mémorable. (p. 318.)Le Vengeur n'a pas sombré volontairement, et ceux de ses marins qui ont pu échapper à la mort n'ont pas refusé la vie ; mais le vaisseau, avec plus de la moitié de l'équipage, a péri après un glorieux combat (13 prairial an II), et le dernier cri des mourants a été : Vive la République ! Voyez le rapport du brave capitaine Renaudin[5]. Sans autoriser les paroles emphatiques de Barère, qui pouvait être de bonne foi, ne sachant rien que par de vagues rumeurs, il permet de faire justice des paroles injurieuses de Carlyle, qui, ayant pu avoir toutes les pièces sous les yeux, n'a pas la même excuse.

En somme, on aborde ce livre par curiosité, on y avance comme piqué au jeu ; mais on ne va pas jusqu'au bout sans fatigue. En le lisant, on éprouve moins d'émotion que d'étourdissement ; et quand on le pose, on ne peut s'empêcher de dire : Voilà beaucoup d'esprit bien mal employé !

 

II. — LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION.

 

Un autre livre qui, chez nous cette fois, vise au pittoresque, sans d'ailleurs prétendre aux grandes théories, c'est l'Histoire de la Société française pendant la Révolution de MM. Edmond et Jules de Goncourt. Les deux auteurs n'ont point à étudier dans leurs causes et à retracer dans leur suite les événements de la Révolution. Ils peuvent, ils doivent même par leur titre fouiller plus curieusement et s'attacher à mettre plus en lumière certains recoins de ce grand sujet. C'est comme une collection de tableaux de genre, dont le mérite du reste est plus dans la multiplicité du détail que dans l'ordonnance de la composition : et l'on conçoit qu'ils aient pu se mettre à deux pour les faire. Ils auraient été vingt, que la moisson n'en eût été que plus abondante et le livre mieux rempli.

On trouvera donc ici, en autant de tableaux distincts, un peu rapidement esquissés, sans doute, l'histoire de la Révolution française dans les salons où elle commence, dans la rue où elle s'achève, dans les théâtres, dans les cafés, dans les maisons de jeu, et même dans d'autres lieux encore ; l'influence qu'elle exerça sur la littérature, sur l'art et jusque sur la mode. La littérature cesse d'être philosophique, elle est toute à l'action. Ce qui domine dans la presse du temps ce sont les journaux, les pamphlets, les caricatures, toutes choses qui ne visent point à la postérité, qui se bornent au présent ; mais le présent est gros d'avenir : et qui peut calculer les effets produits sur la marche de la Révolution par ces simples feuilles qui pénètrent dans tous les foyers, qui happent le passant dans la rue et se disputent le privilège de faire l'opinion publique ? La Révolution est là tout entière, avec son esprit généreux, ses grandes aspirations, son courage, mais aussi avec ses violences, ses convoitises, son écume, sa bave sanglante, ses obscénités.

Il n'est pas besoin de citer les Révolutions de France et de Brabant, de Camille Desmoulins ; le Patriote français, de Brissot, etc., qui poussent au mouvement et seront emportés. On connaît aussi, on ne connaît que trop l'action terrible de l'Ami du Peuple (Marat) et les colères du Père Duchesne (Hébert) : les fumées du sang leur montent à la tête ; et parmi ceux qui savent les braver, quelle audace et quel mépris de la mort n'a-t-il pas fallu à la Feuille du matin, le dernier survivant des journaux royalistes, pour publier, en mars 1793, cette version, à l'ordre du jour, des commandements de Dieu :

V. Tout bon Français égorgeras

Ou le pendras pareillement.

X. Bien d'autrui ne convoiteras,

Mais le prendras ouvertement.

Quant aux pamphlets, un catalogue exact de tous ceux qui parurent alors, serait la révélation la plus curieuse de l'état des esprits ; car là aussi se livre la bataille : Ah ! ça n'ira pas ! — Le Parchemin en culotte ; — La bottede foin ou Mort tragique du sieur Foulon ; — Les demoiselles du Palais-Royal aux états généraux ; — L'autorité de Rabelais dans la révolution présente et dans la constitution civile du clergé, etc. Ajoutez-y les caricatures, sorte de pamphlets qui parlent aux yeux : nos deux auteurs en citent quelques échantillons ; et l'on peut en voir les originaux ou d'autres analogues au cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale, dans la collection de l'histoire de France, et dans la collection Hennin. Par exemple, la lanterne magique républicaine, montrée à sir Georges Dandin et à M. Pitt, son féal ministre. La guillotine tient la place principale sur l'image représentée, et dont voici la légende :

Un bon sans-culotte montre la lanterne magique au gros Georges et à son piteux ministre, et leur fait voir dans le disque lumineux tout ce qui se passe en France : la vertu y est à l'ordre du jour, la guillotine fait justice des traîtres : la fabrication du salpêtre et des armes en activité ; nos armées victorieuses au nord et au midi ; la marine sur un pied respectable. A cette vue le gros Georges s'efforce de retenir sa couronne chancelante. Pitt voit avec désespoir échouer ses vastes projets de trahison. Enfin pour achever de les confondre, un jeune républicain leur joue sur la vielle le refrain : Ça ira.

A Monsr Pitt.

Cet instrument d'un rapide supplice

Qui fixe tes regards surpris,

Piteux Pitt, a détruit beaucoup de tes amis.

Si tu veux qu'aux enfers avec eux il t'unisse,

Fais un petit tour à Paris,

Il sera fort à ton service.

Et c'est encore ce qu'a produit de moins mauvais en ce genre le temps de la Terreur ! L'art s'est dégradé ; la caricature a perdu toute lueur d'esprit. Les victoires mêmes, comme celles de Wattignies et de Fleurus, n'inspirent que des choses ignobles : témoin l'image qui a pour légende : la Coalition des rois et des brigands couronnés contre la République française ; les rois sont des animaux à tête d'hommes, débitant chacun son couplet. Témoin encore celle qui représente une armée de cruches, conduite par Georges, mené lui-même par Milord Dindon (Pitt). L'artillerie se compose de seringues ; le reste y répond. Et ces grossièretés n'étaient pas le produit spontané de quelqu'une de ces imaginations déréglées comme il s'en trouve à toute époque : elles étaient commandées par le Comité de salut Public, elles étaient exécutées par le grand peintre David ! Exemple qui montre jusqu'à quel point certains entraînements politiques peuvent déshonorer le génie et avilir le plus noble talent : l'auteur du Serment du Jeu de Paume se ravalant au rôle du caricaturiste le plus abject ! Son nom n'est pas au bas de la sale image que j'ai citée : mais la preuve en est dans les actes du Comité de Salut public. Un de ses arrêtés en date du 12 septembre porte :

Le Comité de salut public de la Convention nationale arrête que le député David sera invité à, employer les talents et les (le mot magnifiques avait été écrit) moyens qui sont en son pouvoir à multiplier les gravures et les caricatures qui peuvent réveiller l'esprit public et faire sentir combien sont atroces et ridicules les ennemis de la liberté et de la République.

Signé : Carnot, Barère, Herault, C.-A. Prieur, Billaud-Varenne.

Et en, marge : Expédié le 12 septembre 1793.

Ce n'est encore qu'un ordre général ; mais un autre en constate l'exécution :

Le Comité de salut public, sur la présentation qui lui a été faite par le citoyen David, peintre, de deux caricatures de sa composition, l'une représentant une armée de cruches, commandée par Georges, mené par le nez par un dindon ; l'autre représente le gouvernement anglais sous la forme d'une figure horrible et chimérique, revêtu de tous ses ornements royaux.

Arrête que l'artiste David remettra au Comité 1000 exemplaires de chacune de ces caricatures, savoir : 500 en noir et 500 color[i]és, et qu'il lui sera donné en indemnité un mandat de trois mille livres, à prendre sur les cinquante millions dont le Comité peut disposer. 29 floréal an II.

Signé : Carnot, C.-A. Prieur.

Suit l'état de dépenses pour la gravure et le tirage de notre dessin (l'armée royale-cruche) ; et l'explication des figures :

N° 1, Georges, roi d'Angleterre, commande en personne l'élite de son armée royale-cruche, n° 2 ; il est conduit par son ministre Pitt ou milord Dindon, n° 3, qui le tient par le nez, pour mieux lui prouver son attachement. L'avant-garde de la royale armée, no 4, reçoit un échec à la porte de (la) ville, n° 5, qui est occasionné par la colique de quelques sans-culottes placés au haut de la porte, n° 6. Fox ou milord Oie, n° 7, ferme la marche, monté sur sa trompette anglaise, qui sonne un rappel en arrière ; n° 8, artillerie anglaise nouvelle qui a la vertu d'éteindre les incendies et de délayer les fortifications[6].

C'est au coin de la rue Saint-Jacques et de la rue des Mathurins, à la maison Basset — on ne les chercherait plus là aujourd'hui —, qu'on trouvait la grande exhibition de ces images ; et des gens ne manquaient pas pour en faire le commentaire aux plus novices. C'est le journal de ceux qui ne savent pas lire ; c'est l'école du peuple (p. 254) : triste école où l'on n'apprendra guère ni le bien, ni le vrai, ni le beau !

Au milieu de tous ces détails, on peut suivre la Révolution qui s'accomplit dans la société même : la joie infinie et l'immense soulagement que l'on ressentit aux premiers jours de l'Assemblée constituante, à l'avènement de la liberté et de l'égalité dans la nation française ; quand les privilèges sont abolis et les abus séculaires déracinés : plus de dîmes, plus de corvées, plus de garennes, plus de maîtrises ni de jurandes ; plus de bourgeois ni de nobles, plus de glèbe ni de châteaux ; plus de robe ni d'épée, mais tous une même chose devant la loi !

Il y eut bien quelque confusion dans cette transformation, faite à coups de décrets, en une nuit, d'une société qui était le produit des siècles. Ce n'est Pas seulement l'homme qui se sent l'égal de l'homme dans toutes les conditions ; c'est le valet qui, en tant que valet, se veut faire l'égal de son maître, et prétendra, jusque dans la maison où il sert, être tout, comme étant du tiers état[7]. Il y eut dans cette joie du plus grand nombre, des déboires aussi pour quelques-uns. Plusieurs ne sentirent que l'amertume du sacrifice qu'ils devaient subir, sans avoir eu la satisfaction de le décréter eux-mêmes ; et il y avait dans ces regrets quelque chose de légitime. On ne répudie pas sans douleur toutes les traditions de sa famille. On n'efface pas, sans qu'il en coûte, les insignes de ses aïeux. Le marquis de Mirabeau lui-même ne se résigna pas à se voir appelé dans les journaux Riquetti. Avec votre Riquetti, s'écria-t-il en s'adressant à la tribune des journalistes, vous avez désorienté l'Europe pendant trois jours. Parole de bon sens ; mais les journalistes n'auraient-ils pas pu répondre : Avec vos noms de terre, depuis des siècles vous désorientez l'histoire ! Quelle étude ne faut-il pas pour suivre sous ces noms, achetés souvent avec quelques arpents de terrain, les rapports qui unissent les fils aux pères et les frères entre eux, et quelquefois le même homme à soi-même ? Du reste, aux uns comme aux autres, on peut dire que l'esprit égalitaire s'était ici arrêté à moitié chemin. Ce ne sont pas seulement les titres : les noms même de famille créent une aristocratie. Pour avoir l'égalité véritable, il aurait fallu en revenir à s'appeler Pierre, Jacques ou Jean. La société athénienne, par exemple, avec ses noms individuels distingués des semblables par le simple nom du père, nom individuel aussi, n'est-elle pas bien autrement démocratique que la société romaine, avec ses triples noms de personne, de gens et de branche dans la gens ? Et aujourd'hui, jusque parmi les démocrates et devant le suffrage universel, combien qui n'ont été ou ne seront quelque chose qu'en vertu d'un nom rendu célèbre par un père ou par un aïeul ? Concluons que ce n'était pas la peine d'en faire un crime aux aristocrates.

Avec cette joie de l'affranchissement, il fallait bien s'attendre aux misères que, dans les premiers jours, devait entraîner la liberté. On ne déplacé pas impunément une société tout entière de ses bases, même quand il s'agit de la mieux asseoir ; on ne change pas sans péril le régime des impôts et les conditions du travail. Mais les peuples ne se représentent pas sous cette forme les commencements naturels d'une ère de régénération, vantée comme une ère de bonheur. Comment croire que des mesures dirigées contre les riches tournent contre les pauvres ; que la suppression de certains droits fiscaux puisse amener le renchérissement des denrées et la misère ? Et cela arrivera pourtant, si ces mesures effrayent l'argent et l'empêchent de circuler ; si cette suppression de droits tarit les ressources du trésor et que cet appauvrissement du trésor altère le crédit, et par suite entrave ou paralyse entièrement l'industrie et le commerce. La misère engendre le soupçon, le soupçon pousse à la violence, et la violence, en faisant l'affaire de quelques démagogues, précipitera le pays de révolution en révolution, ou, si l'on veut, de journée en journée, dans l'abîme de la Terreur.

Le régime de 1793, nous avons eu l'occasion de le dire déjà, c'est le renversement complet des principes de 1789. Ce seront, si l'on veut, de sanglantes représailles de l'ancien régime ; mais enfin c'est la suppression de la liberté, de l'égalité même, au profit de la plèbe la plus infime, ou plutôt de ceux qui la mènent en semblant la servir. En ce temps-là, l'élite de la société se trouve dans les prisons, et l'on est envoyé à l'échafaud, à titre d'aristocrate, sur son simple nom de famille. MM. de Goncourt ont des pages fort curieuses sur la société dans les prisons. C'est là que se retrouve encore ce qui reste de la politesse dans la nation, et ce serait un contraste piquant, s'il n'était si lugubre, que de voir tant de distinction, d'innocence et de vertu dans la maison du crime, tant de scélératesse dans la demeure du pouvoir. Les deux auteurs font une peinture fort colorée de ces renversements de conditions et de tout l'ordre moral, à commencer par les plus poignantes insultes, par les plus grandes douleurs, par les tortures journalières de la famille royale au Temple : Ces femmes, dit-il, qui n'ont plus de larmes, ce résigné qui regarde indifféremment, avec une lunette, les travaux de maçonnerie qui scellent sa dernière prison, il faut qu'ils aient les crachats, la fange, les calomnies, leur chemin de la guillotine. Et de toute la France, tournée vers le Temple, il s'élève des voix confuses, des cris, des ricanements, une clameur quotidienne, obstinée, sans miséricorde et sans trêve. Il semble, à. y prêter l'oreille, entendre un de ces chants de mort de Peaux-Rouges insultant au vaincu avant de le martyriser, et qui, avant de tuer le corps, crucifient le cœur. (p. 278.)Il faut à la Révolution qu'ils meurent ; il faut aux révolutionnaires qu'ils souffrent. Et quand l'ennemi a été repoussé, quand la guillotine s'impatiente d'attendre, ne croyez pas que la satiété se soit faite dans le public ou que la pudeur vienne aux insulteurs. Celui-là dit le ménage au Temple s'injuriant, se battant, se souffletant, et le roi traitant la reine de g..... et de p..... Oui, on les torture, on les promène sur la claie des pamphlets ignobles, aux veilles même de ces jours que la mort promise fait sacrés ; et, pendant que les geôliers dessinent sur les murs, pour les enfants de ce père et de cette mère : M. Veto crachant dans le sac, d'autres geôliers, peut-être, jettent dans la chambre du roi cette notification populaire de l'arrêt de mort qu'ils attendent : Charles libre. Tes sujets vont à la guillotine. — Louis l'esclave. Ô ciel ! Quoi ! Laporte, Durosoy, Royou... — Charles libre..... Viennent de te servir de courriers ainsi qu'à Madame. — Louis l'esclave. Ô ciel ! voyez-vous, monsieur Charles, vous êtes cause que ma femme vient de s'évanouir ! — Charles libre. Eh bien ! f...-lui une jatte d'eau par la figure, elle reviendra. (p. 278-281[8].)

MM. de Goncourt rendent, par des traits saisissants, la physionomie hideuse des tribunes dans la scène du jugement du roi. Mais l'auguste victime avait été précédée et allait être suivie d'une foule d'autres. Les deux écrivains dépeignent bien l'abrutissement où la vue journalière des exécutions avait jeté la populace, l'ironie Mêlée à la cruauté dans ces cris sauvages qui faisaient appel à son goût pour le sang : La liste des gagnants à la loterie de sainte Guillotine. (p. 322.)

Ajoutons-y, comme un échantillon de la littérature née de cette boue sanglante, le Compte rendu aux sans-culottes de la République française, par très-haute, très-puissante et très-expéditive dame Guillotine, dame du Carrousel[9], de la place de la Révolution, de la Grève et autres lieux ; contenant le nom et le surnom de ceux à qui elle a accordé des passeports pour l'autre monde, le lieu de leur naissance, leurs âge et qualités, le jour de leur jugement, depuis son établissement au mois de juillet 1792, jusqu'à ce jour, rédigé et présenté aux amis de ses prouesses, par le citoyen TISSET, n° 13, rue de la Barillerie, coopérateur des succès de la République française. De l'imprimerie du Calculateur patriote, Au corps sans tête[10].

Dans la préface, la Guillotine (c'est elle qui parle) exprime ses regrets et ses vœux

Pourquoi faut-il, dit-elle, que cette canaille-là n'ait qu'une tête ? Je leur en aurais souhaité dix ; car, convenons-en, cette soustraction est trop tôt faite pour eux.

Les bulletins de chaque jour ne suffisent pas à ses triomphes. Elle voudrait se rendre le monde entier tributaire ; et les têtes les plus sacrées sont celles qu'elle convoite le plus :

Ah ! dit-elle, qu'une tiare dans le panier ferait un merveilleux effet, et que la tête du Saint Père ajouterait à mes lauriers ! L'idée de ne pouvoir en jouir m'attriste. Ah ! si Sa Sainteté prétendue et le sacré collège des cardinaux voulaient s'éloigner de Rome et venir faire un tour à Paris, comme je les saluerais de bonne grâce, et que j'aurais de satisfaction à en faire subito des saint Denis, des saint Jean-Baptiste, des saint Firmin !

Mais elle n'a pas seulement des souhaits pour l'avenir ; elle a des regrets pour le passé :

Que n'ai-je été de tous les temps et de tous les siècles ?... J'aurais guillotiné ce brave M. saint Louis, qui se fit sanctifier à force de forfaits et de bêtises ; dès lors, un saint de moins dans la ménagerie céleste. J'aurais sabré la plus grande partie de ses successeurs, sans mettre de côté Louis XII, Henri IV.... Les Bathilde, les Clotilde, les reine Blanche auraient aussi dansé la Carmagnole !

La Révolution était-elle donc un retour à la barbarie ? MM. de Goncourt ne paraissent pas éloignés de le croire : et pour ce qui est du régime de la Terreur, ils ont bien raison. Mais il ne faudrait pas étendre à toutes les choses de ce temps ce jugement radical ; et â cet égard on peut leur opposer les faits que M. Despois a réunis dans son livre du Vandalisme révolutionnaire.

 

III. — LE VANDALISME RÉVOLUTIONNAIRE.

 

Les hommes de 1789 aspiraient au progrès en toute chose, et leurs idées avaient été recueillies dans l'Assemblée législative et dans la Convention. Au milieu même des déchirements politiques, le travail de réorganisation se poursuivait activement, et la Convention avait trouvé dans son sein ou au dehors des hommes capables de les mener à bonne fin. Carnot savait organiser la victoire par d'autres moyens que ceux que la Terreur mettait à son service. Cambon fut sans égal dans l'administration des finances, sous le régime financier le plus désastreux ; Condorcet, Daunou, Lakanal, Grégoire, travaillaient avec un zèle infatigable au rétablissement de l'instruction publique à tous ses degrés, depuis l'enseignement primaire jusqu'à l'Institut[11] ; et dès le temps de la Terreur, la loi de l'Instruction primaire fut décrétée (29 frimaire an II, 19 décembre 1793). Monge, Fourcroy secondaient l'ingénieur Lamblardie dans la création de l'École polytechnique, création votée le 11 mars 1794, sous le nom d'École centrale des travaux publics, et réalisée par la loi du 28 septembre suivant. Un mois après (30 octobre) était fondée l'École normale, avec Lagrange, Laplace, Monge, Haüy, Daubenton, Berthollet, Laharpe, Volney, Bernardin de Saint-Pierre pour maîtres. Le 10 juin 1793, s'était ouvert le Muséum d'histoire naturelle, avec douze chaires inaugurées par des savants dont les noms sont restés dans la science : Daubenton, Brongniart, Jussieu, et bientôt Geoffroy Saint-Hilaire. Un peu plus tard (25 juin 1795) était créé le Bureau des longitudes, qui avait pour géomètres Lagrange et Laplace ; pour astronomes, Lalande, Cassini, Méchain, Delambre ; comme navigateurs, Borda et Bougainville ; comme géographe, Buache.

La Révolution ne suscita pas, sans doute, ces hommes éminents, mais elle les employa. — Joignons-leur Lavoisier, qu'elle envoya à l'échafaud. — Les sciences, on le voit, ne comptèrent jamais de plus grands noms. Quant aux beaux-arts, ils voyaient à la crête même de la Montagne un des plus puissants chefs d'école, Louis David, qui voulait mourir avec Marat, boire la ciguë avec Robespierre, et qui vécut assez pour fournir des dessins au trône impérial et peindre, dans une page admirable, la cérémonie du couronnement.

David n'avait pas sauvé son académie, loin de là1 et l'on peut voir dans l'ouvrage de MM. de Goncourt comment opérait le jury qu'il lui fit substituer pour le jugement des prix de Rome. Mais le musée du Louvre, décrété par l'Assemblée constituante, s'ouvrit au public le 8 novembre 1793 ; et dès la Convention, à tort ou à droit, il s'enrichit du fruit de nos victoires : l'influence de ces grands maîtres, exposés sous les yeux du public, se joignit assurément à celle de David, dans l'éducation des grands peintres que son école nous a donnés. Quant aux autres académies, si l'Académie française et l'Académie des inscriptions et belles-lettres ne furent pas mieux traitées que de simples corporations[12], l'Académie des sciences survécut au moins dans ses réunions ordinaires et dans ses indemnités : on avait trop besoin de son concours. C'est à elle que l'Assemblée constituante avait confié le soin d'établir l'unité des poids et mesures, chose réclamée depuis plus de deux siècles par nos anciens états généraux ; et le 1er août 1793, Arbogast (c'est un conventionnel) apportait à la tribune le résultat des travaux de l'Académie : un système qui, rapportant toutes les mesures à une unité de longueur prise dans la nature, présentait l'avantage d'être conservé toujours le même, et de pouvoir être adopté par toutes les nations.

On n'en peut pas dire malheureusement autant du calendrier nouveau dont l'Académie des sciences avait été chargée aussi, et dont le soin avait été remis à Lalande. Tandis que, par le système métrique, la Convention offrait aux nations une base sur laquelle toutes pouvaient s'unir, elle supprimait par son calendrier un accord existant, accord qui n'est pas moins nécessaire aux relations de la vie sociale ; elle rompait non-seulement avec le passé, mais avec le présent ; elle s'isolait dans le monde : car elle ne pouvait pas avoir la prétention de faire adopter au monde l'ère de la République française, et son intention n'était pas de conquérir l'univers pour la lui imposer. La dénomination même des mois nouveaux, dont l'inventeur, Fabre d'Églantine, vante, avec tant de complaisance, la convenance aux saisons et l'heureuse harmonie, était à peine exacte dans ses rapports avec le climat aux deux extrémités de la France. Qu'est-ce donc, s'il eût fallu compter ainsi, je ne dis pas aux antipodes, mais simplement aux deux extrémités de l'Europe, de la Suède à l'Espagne[13] ?

Pour nous résumer, on ne peut donc pas nier que la Convention n'ait poursuivi le progrès dans tout le domaine de l'intelligence ; et pour ce qui est des sciences, elle a fait beaucoup, et elle a été admirablement secondée. Aux services qu'elle a rendus à la science, on peut ajouter l'établissement du Conservatoire des Arts et Métiers ; à ceux qu'elle en a tirés, l'établissement du premier télégraphe ; le salpêtre extrait du sol en quantité suffisante pour fournir de la poudre dans les proportions énormes que les circonstances exigeaient : vrai miracle de la chimie ! — et quand Lavoisier, condamné par le tribunal révolutionnaire, demandait un délai de quinze jours pour achever une expérience utile à la République, le président lui faisait cette fière réponse : La République n'a pas besoin de chimistes ! A part cette exception, les sciences donc n'eurent pas à se plaindre[14] ; mais quant aux lettres, il faut renoncer à vanter ce temps-là. Il ne suffit pas, pour susciter une littérature, de consacrer la propriété littéraire ; il ne suffit pas, pour l'encourager, de créer des pensions. Les lettres veulent la liberté : et c'est, on en conviendra, ce qui a manqué le plus à la République. Vous n'y trouverez que la licence, pâture malsaine qu'un gouvernement qui se réserve le domaine de la politique jette au peuple pour tâcher d'assouvir de plus légitimes besoins.

Le journalisme se traîne dans le sang et la boue. Ceux qui, partisans même de la Révolution, avaient osé lutter contre ses excès, avaient été envoyés à l'échafaud. Le dernier souffle de la libre pensée s'était exhalé dans ce cri vengeur du Vieux Cordelier, évoquant la sanglante image du despotisme ombrageux flétri par Tacite. Le théâtre ne sort des frivolités ou des platitudes que pour se faire complice de la Terreur, en bafouant ceux qu'elle veut perdre ou ceux qu'elle tue[15]. Talma lui-même ne peut sauver la tragédie. Toute trace de goût se perd : dès la fin de 1790, selon Kotzebue, on voyait : au théâtre de Monsieur, dans le Procès de Socrate, des pipes sur la cheminée de la prison du philosophe athénien[16]. Les directeurs de spectacle ne savaient plus si, dans la représentation des anciens opéras, Jupiter devait porter l'écharpe et le plumet tricolore, et Armide, la cocarde nationale. Payan les rassure : Ils peuvent laisser subsister les tragédies faites avant la Révolution ou sur des événements qui y sont étrangers, sans y changer les mots de monsieur ou de seigneur ou autres[17] ; mais ces tragédies ne se jouaient plus guère ; et quel refuge pour l'esprit français, quand les derniers salons tenus ouverts par ceux-là même que la Révolution avait passionnés, deviennent suspects à la rue et se ferment pour n'être plus souillés par la carmagnole de Marat ? Alors, disent un peu rudement nos deux auteurs, la richesse est crime ; la pauvreté, devoir ; la misère, prudence. La sans-culotterie règne sans partage : un peu de paille dans ses sabots, de l'eau-de-vie dans sa cruche, un trognon de pain pour se repaître ; et pour blasphémer le souper de l'ancien régime, sacré par l'esprit de la vieille société française, elle assied dans les boues des rues les soupers fraternels ![18]

Le régime nouveau préparait-il au moins, dans les générations naissantes, un meilleur avenir à la France ? On devait l'espérer. L'instruction était devenue, de par la loi, obligatoire ; et un rapport de Grégoire (9 pluviôse an II, 28 janvier 1794) avait ouvert un concours pour la composition des livres élémentaires destinés aux écoles nationales. Mais ce qui domine dans cette littérature classique, c'est bien moins la pensée d'enseigner à l'enfant ses devoirs que de lui apprendre ses droits : il en faut faire tout de suite un citoyen.

Ce sont tout d'abord, des A, B, C patriotiques. Après le premier assemblage des lettres, on lui donne à lire la Déclaration des droits de l'homme : LE PEU-PLE FRAN-ÇAIS CON-VAIN-CU, etc.[19] ; on lui met entre les mains des catéchismes républicains où, à cette question : Qui es-tu ? il doit répondre.

Homme libre et pensant, né pour haïr les rois,

et trois autres vers sur ce ton ; des syllabaires, où le citoyen Piat, instituteur, définissait ainsi, par la bouche d'un enfant, les sans-culottides : C'est le nom le plus analogue au rassemblement des diverses portions du peuple français, qui viendront de toutes les parties de la République célébrer, à cette époque, la liberté et l'égalité. (p. 276).

Les sans-culottes, voilà le type national, proposé aux enfants. Il s'agissait, par l'éducation, d'en faire des sans-culottes. On s'y prenait à point !

Quant à la religion, à quelle dose la faisait-on entrer dans cette éducation obligatoire, lorsqu'elle était ce que l'on sait dans l'État ? La liberté des cultes était proclamée ; mais en réalité qui voulait être catholique devait l'être à la façon dont l'entendait l'État : sorte de culte officiel, imposé ainsi à des populations dont il blessait les croyances par des gens qui n'y croyaient même pas. D'ailleurs on sait ce qui en arriva sous la Terreur : quelle honteuse abjuration de ces faux prêtres, quelle profanation des lieux saints[20], quelle rage de destruction ou de mutilation, non-seulement à Paris, mais dans toute la France ! Et à ce propos je demanderai à M. Despois, pourquoi, par une sorte de défi, il emprunte à Grégoire le titre de ses rapports sur le Vandalisme, pour le mettre à la tête d'un livre où il veut exposer tout autre chose ? Brûler les archives, afin d'y détruire les titres de la noblesse, piller les bibliothèques, lacérer les livres pour crime de privilèges ou d'armoiries, jeter au feu les tableaux, saccager les églises, briser les autels et les images des saints, n'est-ce pas là ce qui s'appelle du vandalisme ? — Oui. — Et cela s'est-il fait sous la Révolution ? — Grégoire l'atteste[21]. M. Despois ne le nie point, ni M. Louis Blanc : et comment ne l'avoueraient-ils pas ? S'ils se taisaient, les pierres le crieraient, comme dit l'Évangile : Si hi tacuerint, lapides clamabunti[22]. Nos cathédrales en témoignent par tous leurs porches mutilés et outragés.

Laissez donc à Grégoire son titre, vous contentant du vôtre : Fondations littéraires, scientifiques et artistiques de la Convention ; et ne croyez pas, en y accolant les mots Vandalisme révolutionnaire, donner le change sur leur valeur et leur réalité. Il y a eu un vandalisme révolutionnaire. En vain alléguerez-vous le décret de la Convention qui institue les archives nationales ; celui qui défend d'appliquer aux livres l'ordre de destruction rendu contre les emblèmes de la royauté ; qui punit de deux ans de fer quiconque dégraderait les monuments des arts dépendants des propriétés nationales[23]. Cela fait honneur à la Convention et prouve qu'elle a réagi contre le vandalisme. Mais cela prouve-t-il qu'il n'y ait pas eu de vandalisme, ou qu'on n'ait pas le droit de l'imputer à la Révolution ? Non, il faut laisser au mot Révolution toute sa portée, et ne pas le réserver arbitrairement à l'idéal que l'on se forme. Il y a la révolution de 1789 qui sort des entrailles de la nation et procède par les résolutions des représentants du peuple ; et il y a les révolutions du 10 août, du 31 mai qui procèdent par l'émeute et s'imposent violemment aux assemblées elles-mêmes. C'est de cette source que le mouvement iconoclaste est sorti, et comme le 10 août, comme le 31 mai, il a le droit de se dire révolutionnaire. J'en prends à témoin M. Quinet, et je renvoie au chapitre où, parlant de ces ravages réprimés par Robespierre, il a choisi ce titre significatif : Les Révolutionnaires ont peur de la Révolution !

Dans ce naufrage des principes religieux, avec cette éducation de l'école et de la place publique, que pouvait-on attendre de la vie privée ? Ici encore (je ne parle pas de la nation entière, grâce à Dieu ! mais de ceux qui étaient emportés dans ce mouvement), ici encore, il y avait eu de grandes idées de régénération et de grandes ruines. On avait voulu faire entrer la liberté dans la famille, la liberté dans le mariage. Le mariage n'était plus qu'un contrat toujours résiliable par le divorce : Jeunes époux, disait Chaumette, c'est sur les autels de la liberté que se rallument pour vous les flambeaux de l'hymen. Le mariage n'est plus un joug, une chaîne ; il n'est plus que ce qu'il doit être, l'accomplissement des grands desseins de la nature, l'acquit d'une dette agréable que doit tout citoyen à la patrie. Mais les enfants qui naissaient de ces unions, les parents ne leur devaient-ils rien ? Et l'État ne leur retirait-il point ce que la nature leur avait donné, quand il leur ôtait, par le divorce, la vie de famille ? C'est un point sur lequel les partisans du divorce ont encore à s'expliquer aujourd'hui.

 

MM. de Goncourt terminent leur ouvrage par la chose dont Carlyle avait fait le titre de son volume, et qui est en effet, l'Alpha et l'Oméga de la Terreur : la Guillotine ; invention d'un médecin philanthrope[24] ! Des pendus, laissés pour morts et rappelés à la vie, ont pu dire. ce qu'ils ont souffert ; l'excellent Guillotin n'avait pas peur d'être démenti quand il disait en vantant sa machine : Avec ma machine je vous fais sauter la tête d'un coup d'œil et vous ne souffrez pas. Proposée à ce titre à l'Assemblée constituante et adoptée par l'Assemblée législative, elle ne justifia que trop, sous la Convention, le sentiment de ceux qui la repoussaient comme devant habituer le peuple au sang versé. Elle allait servir, surtout par sa célérité, aux hécatombes de la Terreur : encore fut-elle quelquefois délaissée pour des moyens plus sommaires et plus prompts, les fusillades, les noyades ; mais elle n'en est pas moins la plus haute expression de ce régime que la conscience publique a flétri et qu'aucun sophisme historique ne réhabilitera.

En louant MM. de Goncourt de la variété de leurs recherches et du sentiment général qui les a inspirés, je ne laisserai pas de les critiquer aussi. Ils puisent volontiers dans les pamphlets du temps : c'est une source légitime ; mais H faut prendre garde de se laisser trop aller à leur esprit. Il y a dans ce livre des portraits qui sont de vraies caricatures : Au milieu de tous, une femme au visage léonin, empourpré, bourgeonné, à la lèvre aride, va, vient, brusque de corps et d'idée, le geste mâle, jetant avec une voix de garçon une phrase robuste et enflée. (p. 6.) — Quelle est cette femme ? madame de Staël ! Bailly n'est pas mieux traité : De cette robinocratie, — c'est le sobriquet royaliste, — si naïvement gonflée en son triomphe, et qui se laisse si facilement éblouir par ces pompes subites, M. Bailly est le type le plus complet ; le pauvre homme est de tous celui qui apporte à oublier son passé d'hier le plus de ridicule et la meilleure bonne foi. Adieu, globes, astrolabes, sphères et les temples de Clio ! Maire de Paris, Sylvain Bailly ! Ce n'est plus ce même Bailly qui, il y a quelques jours, allait de Paris à Passy, les mains dans ses poches, un parapluie sous le bras, les yeux élevés aux astres. Il n'écrit plus, il ne lit plus ; il dédaigne jetons, fauteuil académique ; il siège en sa chaise curule ; il donne audience, ce roi d'Yvetot de la bonne ville, le roi Sylvain, comme dit le Veni Creator, etc. (p. 82.)

Je blâme aussi l'affectation des auteurs à jeter dans leur récit une foule de noms et de faits, la plupart peu connus, sans rien qui les explique. On se rend inintelligible, a force de vouloir paraître familier soi-même avec les hommes et avec les choses du temps : c'est une fatigue pour le lecteur qui s'instruit mal et s'amuse peu à ce grand étalage. Enfin, je trouve encore ici la recherche du pittoresque poussant aux plus grandes hardiesses dans l'accouplement des mots ou le choix des figures. Le Cà ira est l'alleluia du sang (p. 55) ; les spectacles populaires qui répandent parmi la jeunesse la fièvre des combats, des tyrtéides de poudre et de sacré-chien où le peuple trempe sa lèvre ardente, vaudevilles qui sont vigiles des batailles (p. 202) ; les petits spectacles des boulevards condamnés à garder à la porte les tréteaux de la parade, comme des affranchis leurs anneaux d'esclave aux pieds (p. 92) : image plus fausse que brillante. Qui a jamais entendu parler d'affranchis portant la chaîne aux pieds ? On nous décrira tantôt les fournées androgynes de 93 (p. 105), tantôt un appartement qui était une récréation de l'œil et une complicité charmeresse du non-chaloir. (p. 88.) Le trivial n'est pas dédaigné, comme quand on nous montre un seul commerce grandissant, le commerce de la gueule (p. 116) ; et cela ne me paraît pas racheté par l'afféterie de certaines expressions et par les recherches du néologisme : l'irrespect, etc. Il y a là un étrange mépris de la langue ou une bien grande estime de soi-même. C'est tout un peuple qui crée les mots nouveaux ; ils sont parlés avant d'être écrits. Hors de là, le droit de créer des mots n'appartient que par exception aux grands maîtres ; et ce sont eux qui en usent le moins. Être original par des mots forgés ou des phrases contrefaites, c'est une chose qui est à la portée de tous ; mais être original en parlant la langue de tout le monde, c'est là le signe du vrai talent, et la seule originalité qui s'impose au public.

 

 

 



[1] Parenthèse de l'auteur.

[2] Voyez le chapitre qui porte ce titre significatif, Destruction, p. 282-290.

[3] La guillotine, par sa promptitude, donne une idée de l'activité générale de la République. Le cliquetis de cet énorme couperet s'élevant et retombant dans une horrible systole-diastole, est une partie de cet énorme mouvement vital et de la pulsation du système des sans-culottes. (p. 254.)

[4] P. 324. Le texte de Montgaillard (Histoire de France depuis la fin du règne de Louis XVI, etc., t. IV, p. 290, note) se ressent un peu d'avoir passé par les mains de Carlyle.

[5] Ce rapport a été reproduit par M. Jal, Dictionnaire critique de biographie et d'histoire, art. Vengeur.

[6] Archives nationales, AF, II, 66. J'en ai trouvé la première indication dans le livre curieux de M. Vatel, Charlotte Corday et les Girondins, t. III, p. 816. Le texte de M. Vatel présente quelques variantes sur le premier arrêté, qu'il parait avoir pris du, registre où il est recopié. Je les ai reproduits l'un et l'autre d'après les originaux (ancienne cote : 1 et 13, 4e dossier, carton 138). La Lanterne magique est d'un nommé Dupuis qui reçut 1250 l. pour 1000 exemplaires. (Ibid., n° 18 et 22.)

[7] Voyez une scène comique racontée p 77.

[8] La gravure ne pouvait pas manquer d'insulter comme le reste au roi déchu. Une image de la collection Hennin (Qb 330) représente un bras traversant le mur de la prison et écrivant (j'en reproduis l'orthographe) :

DIEU A CALCULÉ TON REIGNE ET LA MIS AFIN. TU AS ÉTÉ MIS DANS LA BALANCE ET TU AS ETE TROUVÉ TROP LEGER.

Au-dessous est une légende injurieuse avec une figure de la guillotine.

Une autre image a pour sujet et pour titre : Réception de Louis Capet aux enfers par grand nombre de brigands ci-devant couronnés. (Ibid.)

[9] Ce fut sur la place du Carrousel que fut dressée la guillotine jusqu'au jour où la Convention, s'étant établie aux Tuileries (10 mai), voulut éloigner d'elle le spectacle des exécutions. On la transporta alors sur la place de la Révolution où elle avait été déjà élevée pour Louis XVI.

[10] Deux volumes in-8° de 384 et de 241 pages. La 2e partie est consacrée à Commune-affranchie (Lyon).

[11] Voyez l'essai sur l'instruction publique par Daunou ; le discours sur l'éducation publique par Thibaudeau (1er août 1793) ; le rapport et le projet de décret de Grégoire sur les Académies, etc. Inutile de dire qu'on ne regardait pas à la dépense. C'était dans plusieurs projets non-seulement l'instruction, mais l'éducation gratuite. Un projet de Robespierre porte :

Tous les enfants seront élevés aux dépens de la République depuis l'âge de cinq ans jusqu'à douze ans pour les garçons et depuis cinq ans jusqu'à onze ans pour les filles. (Bibl. nat., L 38, 350.)

Dans le rapport fait par Léonard Bourdon au nom de la commission d'instruction publique (1er août 1793), le même principe est établi ; et l'auteur répond à l'objection de la dépense : Ne sont-ce pas nos enfants à nous tous ? Chacun d'eux n'a-t-il pas droit au vêtement et à la nourriture ? Qu'ils soient dépensés par petites portions dans chacune de nos maisons ou qu'ils le soient en masse, le résultat est égal pour la République.

[12] On peut voir au Musée des Archives (vitrine 214, n° 1371) le décret portant suppression des Académies, 8 août 1793.

[13] Si par ce décret on s'isolait du monde présent, du moins prétendait-on se rapprocher de l'antiquité ; on s'inspirait de la Grèce en renouvelant sous une autre forme les olympiades : Art. 16. Tous les quatre ans ou toutes les Franciades, il sera célébré des jeux républicains en mémoire de la révolution française. (L'original de ce décret (5 octobre 1793) est exposé au musée des Archives, vitrine 215, n° 1380.)

On avait dû renoncer à imposer aux mois et à l'année le système décimal, mais on s'en dédommageait sur les jours, les heures, les minutes, etc. L'instruction publiée d'après le décret de la Convention porte : Le jour, de minuit à minuit, est divisé en dix parties : chaque partie en dix autres, ainsi de suite, jusqu'à la plus petite portion commensurable de la durée. Cet article ne sera de rigueur pour tous les actes publics qu'à compter du 1er mois de la 3e année de la République : — ce qui dispensa de l'appliquer.

[14] Voyez l'abbé de Montgaillard, Histoire de France depuis la fin du règne de Louis XVI jusqu'à l’année 1825. Paris, 1827, t. IV, p. 288.

[15] Voyez MM. de Goncourt, la Société française pendant la Révolution, p. 292.

[16] Voyez MM. de Goncourt, la Société française pendant la Révolution, p. 301.

[17] 14 floréal au II, 3 mai 1794. Schmidt, t. II, p. 204.

[18] MM. de Goncourt, ouvrage cité, p. 360.

[19] Par arrêté du 9 prairial, le Comité de S. P. autorise les administrateurs du département de Paris à faire réimprimer la Déclaration des droits de l'homme et la Constitution en quantité suffisante pour le besoin des écoles primaires de leur arrondissement. (Archives nat., AF 66.-32, 1er dossier, cote 138.)

[20] La Raison était ordinairement une divinité, une fille choisie dans la race des sans-culottes. Le tabernacle du maure-autel servait de marchepied à son trône. Les canonniers, leurs pipes à la bouche, lui servaient d'acolytes, etc., etc. (Mercier, Le Nouveau Paris, chap. CXLVI, t. II, p. 99.)

[21] Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de les réprimer, par Grégoire (séance du 14 fructidor, l'an II de la République une et indivisible), réimprimé à Caen, 1867. Voyez les exemples qu'il en cite p. 44 et suiv. ; et lui-même déclare qu'il y en eut mille autres. Il les attribue, il est vrai, à l'aristocratie et à la contre-révolution qui veut nous barbariser. C'était donc bien un retour à la barbarie.

[22] Luc, XIX, 40. — Le rapport sur la destruction des tombeaux de Saint-Denis peut se voir au musée des Archives, vitrine 214, n° 1374.

[23] M. Despois ne parle pas des institutions judiciaires de la Convention : tribunal révolutionnaire, loi du 22 prairial an II, etc. Mais cela ne peut pas s'appeler du vandalisme : ce serait faire injure aux Vandales. Nous en parlerons ailleurs.

[24] Voyez la consultation du secrétaire perpétuel de l'Académie de chirurgie, en date du 7 mars 1792. Dauban, la Démagogie à Paris en 1793, p. 163. — Le projet de décret relatif au genre de peine à infliger aux criminels, portant la date du 21 janvier (1790) est exposé au Musée des Archives ; vitrine 192, n° 1155.