SAINT LOUIS ET SON TEMPS

 

TOME SECOND

CHAPITRE XXIII. — SAINT LOUIS AVANT SA DERNIÈRE CROISADE.

 

 

I. — Foi et dévotion de saint Louis. - Sa sollicitude pour ses enfants et pour toute sa maison.

Un auteur qui écrivait peu de temps après la mort de saint Louis, nous a laissé, dans les lignes suivantes un portrait de sa personne :

Sa taille qui lui faisait dépasser tous les autres de la hauteur des épaules, la beauté du corps répandue en lui dans de justes proportions, sa tête ronde qui semblait être le siège de la sagesse, son visage calme et serein qui respirait quelque chose d'angélique, ses yeux de colombe au rayonnement plein de grâce, la blancheur et l'éclat de son teint, une calvitie prématurée qui révélait la maturité de son esprit et même la sagesse qu'on vénère chez le vieillard, ce sont des qualités qu'il serait superflu peut-être de beaucoup louer puisqu'elles ne sont que l'ornement de l'homme au dehors ; mais, comme elles procèdent aussi de la sainteté intérieure, elles ne laissent pas que de commander l'attention et le respect[1].

Ce portrait aurait besoin d'être contrôlé sur les images de saint Louis, si l'on était sûr d'en trouver de fidèles dans les Manuscrits, les sceaux ou les miniatures du temps[2] ; mais pour ce qui est de l'impression morale que l'on retrouve dans ces lignes, elle est bien telle que l'éprouvaient les contemporains du saint roi.

Saint Louis, au retour de sa croisade, était déjà vénéré comme un saint : et c'est alors aussi que ce titre lui allait être de plus en plus mérité par toute sa conduite : Depuis son heureux retour en France, dit Geoffroi de Beaulieu, son confesseur, quelle dévotion il montra envers Dieu, quelle justice envers ses sujets, quelle. miséricorde pour les affligés, quelle humilité pour soi-même, quel zèle à avancer, selon son pouvoir, dans tout genre de vertus : c'est ce dont peuvent témoigner ceux qui ont le plus diligemment conversé avec lui, qui ont connu le fond de sa conscience : en telle sorte qu'au jugement des hommes les plus éclairés, autant l'or est plus précieux que l'argent, autant sa nouvelle manière de vivre au retour de la Terre Sainte l'emporta en sainteté sur sa vie antérieure ; bien que, durant sa jeunesse, on l'ait toujours vu plein de bonté, d'innocence et de mérites[3].

Son humilité, sa simplicité se manifestaient en toute chose. Il s'appelait volontiers et signait Louis de Poissy ; il disait que Poissy était le lieu où il avait obtenu le plus grand honneur, et comme on lui demandait si ce n'était pas plutôt Reims où il avait été sacré, il répondit qu'à Reims il avait bien reçu l'onction royale, mais qu'à Poissy il avait reçu la grâce du baptême qu'il estimait incomparablement au-dessus de tous les honneurs du monde[4] ; et qu'était-ce en effet qu'une couronne périssable auprès de celle qui était réservée aux élus dans le royaume de Dieu ? Je suis, disait-il familièrement, comme le roi de la fève qui le soir fête sa royauté et le lendemain matin n'est plus roi[5]. Autant il prisait peu ses honneurs, autant il semblait faire cas de ses humiliations. Il aimait à rappeler sa captivité et les outrages qu'il avait reçus des Sarrasins ; et à ceux qui lui disaient d'écarter ces souvenirs, il répondait que tout chrétien doit tenir à honneur ce qu'il endure pour la gloire et l'amour de notre Seigneur Jésus-Christ.

Depuis son retour, dit un de nos chroniqueurs, il s'était fait une règle de coucher sur un lit de bois avec un seul matelas de coton[6] ; il ne dédaignait pas moins le luxe dans sa vaisselle[7]. A partir du même temps, il évita de porter des vêtements de prix, excepté dans les circonstances où il devait soutenir le rang de la royauté[8]. Mais il ne voulait pas que les pauvres, dont ces vêtements étaient le profit quand il ne les portait plus, y perdissent rien ; et il leur faisait donner soixante livres de plus par an, pour les indemniser de son humilité[9].

Comme le titre de chrétien était le premier à ses yeux, il mettait aussi au premier rang de ses obligations, ses devoirs de chrétien. Il est superflu de rappeler que sa piété n'avait fait que croître comme son assiduité à toutes les pratiques religieuses. Alors encore, malgré l'affaiblissement de sa santé, il consacrait une partie de ses nuits à la prière[10]. Aux grandes fêtes, il faisait célébrer l'office avec tant de solennité et de lenteur que par là, dit naïvement le Confesseur de la reine Marguerite, il ennuyait tous les autres[11]. On comprend quelle peine c'eût été pour lui pie d'être privé pour quelque raison de l'office divin. Aussi, Alexandre IV, dès le commencement de son pontificat, renouvela-t-il plusieurs faveurs que saint Louis s'était déjà fait accorder par les précédents pontifes : privilège de ne pouvoir être excommunié lui, sa femme ou ses enfants, sans un ordre spécial du Saint-Siège[12] ; de n'être pas atteint d'excommunication par le commerce des excommuniés[13] ; défense de frapper d'interdit les chapelles royales et même les terres du roi[14] ; permission d'entendre la messe même dans les lieux soumis à l'interdit[15].

Lorsqu'il touchait les écrouelles, ce mal, dit Geoffroi de Beaulieu, que les rois de France ont reçu la grâce singulière de guérir, aux paroles que ses prédécesseurs prononçaient selon le rit établi, il ajouta l'usage de faire sur le malade le signe de la croix, afin que la guérison qui suivait fût attribuée à la vertu de la croix et non à la majesté royale[16]. Il avait rapporté de la croisade une plus grande vénération de la croix. Quand il entrait dans un cloître et qu'il voyait des croix gravées sur les tombes des religieux, il avait grand peur de marcher dessus : à tel point que dans les monastères où il venait plus habituellement, il avait fait ôter les croix des tombeaux. Il goûta fort la coutume qu'il avait observée chez certains religieux de s'incliner profondément, dans le chant du Credo, aux paroles : et homo factus est ; et il l'introduisit dans sa chapelle et dans mainte autre église, en y joignant la génuflexion. Il adopta de même et répandit l'usage suivi par d'autres religieux à la lecture de la Passion, durant la semaine sainte, de se prosterner aux mots emisit spiritum ou expiravit[17]. On ne peut douter du zèle avec lequel il dut accueillir la fête du Saint-Sacrement, consacrée et introduite dans le rituel de l'Église par une bulle du pape Urbain IV (1264)[18].

On sait quelle vénération il avait pour les reliques : c'est pour recevoir la couronne d'épines et le fragment de la vraie croix qu'il avait fait bâtir la Sainte-Chapelle auprès de son palais. Il avait établi des chanoines pour y officier régulièrement, et il institua trois fêtes qui y étaient célébrées, la première par les frères-prêcheurs ; la deuxième par les frères mineurs ; la troisième par ces deux ordres réunis, d'autres religieux et les clercs de sa maison[19]. Il avait aussi en grand honneur les reliques des saints[20] ; mais sa dévotion n'allait pas jusqu'à souffrir qu'on dépeçât leur corps pour lui en donner quelques morceaux. Les moines de Pontigny lui ayant offert de détacher en sa faveur un bras du corps de saint Edmond de Canterbury, récemment mort en France (1240), transféré dans leur monastère, où il avait passé les dernières années de sa vie, et rangé parmi les saints en 1247[21], il s'y refusa comme à une profanation. Du reste, il y en avait qui ne croyaient pas nécessaire de recourir à ce moyen pour multiplier les reliques. L'abbaye du Mont-Cassin et Saint-Benoît-sur-Loire se vantaient d'avoir et montraient également le corps de saint Bene : Peut-être, dit sérieusement le continuateur de la chronique mise sous le nom d'Albéric de Trois-Fontaines, le très-pieux Seigneur, ayant égard à la dévotion des deux monastères, a-t-il voulu faire que l'un et l'autre jouissent de la présence de leur père[22] ; et il cite à l'appui ce que l'on racontait de sainte Landrade, dont la dépouille, ensevelie à Munster-Bilsen (Bilisia), fut transportée, au bout de trois jours, de la main des anges dans son sarcophage, à Wintershofen (Wentreshovio), et mieux encore ce qu'on disait de saint Teliow, évêque de Landaff au pays de Galles. Comme trois églises se disputaient son corps, on convint de s'en remettre à la décision divine. On se mit en. prières, on ferma les portes de l'église où le corps était déposé, et quand on y revint le lendemain, au lieu d'un cercueil et d'un corps on trouva trois corps déposés dans autant de cercueils de même forme et de même nature ; en sorte, ajoute-t-il, que chacune de ces trois églises se glorifie d'avoir le corps de saint Teliow[23].

Guibert de Nogent se montre moins complaisant à l'égard de deux villes qui se vantaient également d'avoir la tête de saint Jean-Baptiste. Si cela est vrai, dit-il, de Constantinople (où on la voyait comme vivant encore, avec sa chair et ses cheveux[24]), il faut demander aux moines de Saint-Jean-d'Angély[25] de quel Jean-Baptiste ils se glorifient d'avoir la tête, quand nous tenons pour certain et qu'il n'y a pas eu deux Jean-Baptiste, et que le même (chose criminelle à dire) n'a pas pu être à deux têtes. Et à cette occasion, ajoute le vénérable abbé avec une liberté toute gallicane, il faut signaler une erreur fort répandue, quoique sans grand dommage, dans les églises de France touchant les corps des saints. On les voit, les unes et les autres, se vanter d'avoir le même martyr ou confesseur, quand le même ne peut en son entier se trouver en deux lieux différents. Tout le mal de cette dispute vient de ce qu'on ne laisse pas aux saints le repos de la sépulture durable à laquelle ils ont droit. C'est sans doute, je ne le conteste pas, la piété qui fait que l'on couvre leurs corps d'or et d'argent ; mais c'est aussi une évidente et trop honteuse avidité qui pousse à ces exhibitions d'ossements, à ces processions de châsses pour ramasser de l'argent. Tout cela n'aurait pas lieu si leurs corps, comme celui de notre Seigneur Jésus-Christ, étaient renfermés dans le tombeau avec une lourde pierre roulée dessus pour le rendre inviolable. Mais, dit-il, laissons cela, et suivons notre histoire[26]. — Et nous, revenons à saint Louis.

Malgré le délabrement de ses forces, il se montrait toujours aussi impitoyable à l'égard de sa pauvre chair[27]. Ces pratiques de l'ascète, notées par le confesseur du saint roi pour l'édification des fidèles, ne sont pas, nous l'avons dit déjà, ce qui le fera le plus admirer aujourd'hui : mais il ne faut pas oublier que c'était la naïve et forte expression de sa piété, et cette piété, nous ne craignons pas de le redire, était la racine de toutes ces vertus dont la France a recueilli les fruits.

On a vu comme il était chaste et tendre à la fois auprès de sa femme[28]. Il n'était pas moins affectueux envers ses enfants ; et il savait en cela aussi élever ses affections naturelles à la hauteur de ses sentiments de chrétien, se préoccupant avant toutes choses de leurs progrès dans la vertu et dans les voies de Dieu. Lui-même veillait à leur éducation et leur traçait, avec une religieuse sollicitude, la règle à suivre. Il les formait à la piété, les associant à ses prières, ne les quittant pas le soir sans leur dire quelques paroles d'édification et les suivant de ses bénédictions jusque dans le repos de leur lit[29]. Convaincu, selon l'Évangile, qu'une seule chose est nécessaire, et que celui qui se donne à Dieu a pris pour soi la meilleure part, il eût vu volontiers plusieurs de ses filles, de ses fils même, entrer dans la vie religieuse. M'eût souhaité particulièrement pour les deux fils qui lui naquirent pendant la croisade. Dans le testament qu'il fit à l'époque de son premier voyage, et même encore après son retour en France, il exprime la volonté que ces deux jeunes princes (Jean-Tristan et Pierre), arrivés à l'âge de discrétion fussent élevés au couvent, l'un chez les frères Prêcheurs de Paris, l'autre chez les frères Mineurs, dans l'étude des lettres sacrées et l'amour de la religion, souhaitant de tout son cœur qu'ils entrassent plus tard dans ces ordres, si Dieu leur en donnait la vocation[30]. Ses vœux ne se réalisèrent pas. Jean-Tristan, né à Damiette, devait mourir devant Tunis. Pierre, marié à Jeanne de Châtillon, héritière du comté de Blois, reçut pour apanage (1269) les comtés d'Alençon et du Perche et mourut sans laisser de postérité, en 1284. Quant à Blanche, sa fille, qu'il avait nommée ainsi en mémoire de sa mère et qu'il avait offerte à Dieu dans le couvent de Pontoise (Maubuisson) où le corps de sa mère reposait, elle fut elle-même destinée à un trône et ne s'en trouva pas plus heureuse : elle épousa Ferdinand, le fils aîné du roi de Castille Alfonse X, avec réserve expresse de la couronne pour ses enfants, si son époux mourait avant de l'avoir recueillie : ce qui n'empêcha pas le fils puîné, Sanche IV, de la ravir aux malheureux enfants de Lacerda.

Le zèle que saint Louis avait pour la bonne vie et le salut de ses enfants se montre tout entier dans les instructions qu'il adressa à une autre de ses filles, Isabelle, reine de Navarre, lettre où il se peint si bien lui-même qu'il faut la citer textuellement

A sa chère et bien-aimée fille Isabelle, reine de Navarre, salut et amour de père.

Chère fille, parce que je crois que vous retiendrez plus volontiers de moi, pour l'amour que vous avez de moi, que vous ne feriez d'aucun autre, j'ai la pensée de vous faire aucuns enseignements écrits de ma propre main.

Chère fille, je vous enseigne d'aimer Notre Seigneur Dieu de tout votre cœur et de tout votre pouvoir : car sans cela nul ne peut valoir nulle chose, ni autre chose ne peut bien être aimée ni si justement ni si profitablement. C'est le Seigneur à qui toute créature peut dire : Seigneur, vous êtes mon Dieu, qui n'avez besoin de nul de mes biens ; c'est le Seigneur qui envoya, son Fils béni en terre et l'offrit à la mort pour nous délivrer de la mort d'enfer. Chère fille, si vous l'aimez, le profit en sera vôtre. La créature est bien dévoyée, qui met ailleurs l'amour de son cœur excepté en lui ou sous lui. Chère fille, la manière dont nous devons aimer Dieu, c'est de l'aimer sans mesure : il a bien mérité que nous l'aimions, car il nous a aimés le premier. Je voudrois que vous sussiez bien penser aux œuvres que le béni Fils de Dieu a faites pour notre rédemption. Chère fille, ayez grand désir comment vous lui puissiez plaire, et mettez grand cure et grand diligence à éviter les choses que vous penserez qui lui doivent déplaire. Spécialement vous devez avoir cette volonté de ne faire péché mortel pour chose qui pût advenir, et de souffrir plutôt que l'on vous tranchât tous les membres et que l'on vous ôtât la vie par cruel martyre, que de faire péché mortel à bon escient.

Chère fille, accoutumez-vous à vous confesser souvent, et élisez toujours confesseurs qui soient de sainte vie et de suffisante lettrure (littérature), par qui vous soyez enseignée des choses que vous devez éviter et des choses que vous devez faire. Et soyez de telle manière que votre confesseur et vos autres amis vous osent enseigner et reprendre hardiment.

Chère fille, entendez volontiers le service (les offices) de sainte Église, et quand vous serez en l'église, gardez-vous de muser et de dire vaines paroles. Dites vos oraisons en paix, de bouche et de pensée ; et spécialement quand le, corps de Jésus-Crist sera présent à la messe, soyez plus en paix et plus attentive à l'oraison, et un peu de temps avant.

Chère fille, entendez volontiers parler de Dieu dans les sermons et les entretiens privés ; mais évitez toujours les entretiens privés, excepté de gens moult élus (vraiment d'élite) en bonté et en sainteté. Procurez-vous volontiers indulgences et pardons.

Chère fille, si vous avez aucune persécution (affliction) de maladie ou autre chose en laquelle vous ne puissiez mettre conseil (pourvoir) en bonne manière, souffrez-la donc de bonne volonté, et rendez-en grâces à Notre Seigneur et lui en sachez bon gré : car vous devez croire qu'il le fait pour votre bien, et vous devez croire que vous avez mérité cela et plus s'il le vouloit, parce que vous l'avez peu aimé et peu servi, et fait bien des choses contraires à sa volonté ; et si vous avez aucune prospérité de santé de corps on autre, remerciez Notre Seigneur humblement et lui en sachez bon gré ; et gardez d'empirer de cela par orgueil ni par autre vice : car c'est bien grand péché de guerroyer Notre Seigneur à l'occasion de ses dons. Si vous avez aucun malaise de cœur ou d'autre chose, dites-le à votre confesseur ou à aucune autre personne que vous pensiez qui soit loyale et qui vous doive bien celer (garder le secret) pour que vous le portiez plus en paix, si c'est chose que vous puissiez dire.

Chère fille, ayez le cœur débonnaire envers les gens que vous entendrez qui sont affligés de cœur ou de corps, et les secourez volontiers ou de confort (consolation) ou d'aumônes, selon ce que vous pourrez en bonne manière. Chère fille, aimez toutes bonnes gens et de religion et du siècle, ceux dont vous entendrez dire qu'ils honorent et servent Dieu. Aimez les pauvres et les secourez, et spécialement ceux qui pour l'amour de Notre Seigneur se sont réduits à pauvreté.

Chère fille, ayez soin selon votre pouvoir que les femmes et les autres domestiques qui conversent plus familièrement et secrètement avec vous soient de bonne et sainte vie, et évitez, selon votre pouvoir, toutes gens de mauvaise renommée. Chère fille, obéissez humblement à votre mari et à votre père et à votre mère dans les choses qui sont selon Dieu. Vous devez faire volontiers à chacun ce qui lui appartient pour l'amour que vous devez avoir à eux ; et encore leur devez-vous mieux faire pour l'amour de Notre Seigneur qui l'a ainsi ordonné. Mais contre Dieu vous ne devez à nul obéir.

Chère fille, mettez si grande entente à être parfaite en tout bien que ceux qui vous verront, ou entendront parler de vous, y puissent prendre bon exemple. Il me semble qu'il est bon que vous n'ayez pas trop grand surcroît de robes et de. joyaux, selon l'état où vous êtes. Au contraire, m'est avis que meilleure chose est d'en faire vos aumônes, au moins de ce qui serait trop ; et m'est avis qu'il est bon que vous ne mettiez pas trop grand temps ni trop grande étude à vous parer et atourner ; et gardez bien de ne faire excès en votre ornement : au contraire, soyez plus encline au moins qu'au plus.

Chère fille, ayez en vous un désir qui ne vous quitte jamais, c'est-à-dire comment vous puissiez plus plaire à Notre Seigneur, et disposez votre cœur à ce que, si vous étiez certaine de n'avoir jamais récompense de nul bien que vous fissiez, ni d'être punie de nul mal que vous fissiez, nonobstant vous vouliez vous garder de faire chose qui à Dieu déplût, et vous appliquiez à faire les choses qui lui plairaient selon votre pouvoir, purement pour l'amour de lui.

Chère fille, ménagez-vous volontiers les prières des bonnes gens et m'associez à vous en ces prières, et s'il advient qu'il plaise à Dieu que je parte de ce monde avant vous, je vous prie que vous procuriez messes et oraisons et autres bienfaits pour mon âme.

Je vous recommande que nul ne voie cet écrit sans mon congé, excepté votre frère.

Notre Seigneur vous fasse aussi bonne en toute chose que je le désire et plus encore que je ne sache désirer. Amen[31].

La pieuse sollicitude dont il environnait sa famille, il la montrait aussi envers ses amis. Joinville nous a raconté quelle leçon le saint roi se plaisait à leur donner. Il s'efforçait avant tout à bien affermir la foi dans les cœurs :

Il disoit, rapporte notre historien, que nous devions croire si fermement les articles de la foi, que pour mort ni pour malheur qui advint à notre corps, nous n'eussions nulle volonté d'aller à l'encontre par paroles ni par actions. Et il disoit que l'ennemi est si subtil que quand les gens se meurent, il se travaille tant qu'il peut afin qu'il les puisse faire mourir dans quelque doute des points de la foi ; car il voit que les bonnes œuvres que les hommes ont faites, il ne peut les leur ôter, et il voit qu'ils sont perdus pour lui s'ils meurent dans la vraie foi. C'est pourquoi on se doit garder et défendre de ce piège, en telle manière qu'on dise à l'ennemi quand il envoie pareille tentation : Va-t-en ! tu ne me tenteras pas, doit-on dire à l'ennemi, jusqu'à faire que je ne croie fermement tous les articles de la foi ; mais quand même tu me ferois trancher tous les membres, je veux vivre et mourir en ce point. Et qui fait ainsi, bat l'ennemi avec les armes et les épées dont l'ennemi le vouloit occire.

Il disoit, continue Joinville, que la foi et la croyance étoient une chose à quoi nous devions bien croire fermement, encore que nous n'en fussions certains que par ouï-dire. Sur ce point, il me fit une demande, comment mon père avoit nom, et je lui dis qu'il avoit nom Simon. Et il me demanda comment je le savois. Et je lui dis que j'en pensois être certain, et le croyois fermement parce que ma mère m'en avoit témoigné. Donc vous devez croire fermement tous les articles de la foi, dont les apôtres témoignent, ainsi que vous l'entendez chanter le dimanche au Credo. (Ch. VIII.)

Joinville ajoute à ce récit le trait suivant que le saint roi lui rapporta :

Un grand maître en théologie étoit venu trouver Guillaume, évêque de Paris, et lui avoit dit qu'il lui vouloit parler, et il lui dit : Maitre, dites votre volonté ; et comme le maître pensoit parler à l'évêque, il commença à pleurer très-fort. Et l'évêque lui dit : Maître, dites, ne vous découragez pas, car nul ne peut tant pécher que Dieu ne puisse plus pardonner. — Je vous le dis, sire, dit le maitre, je n'en puis mais si je pleure ; car je pense être mécréant parce que je ne puis forcer mon cœur à croire au sacrement de l'autel comme sainte Église l'enseigne ; et pourtant je sais bien que c'est des tentations de l'ennemi. — Maître, fit l'évêque, or me dites quand l'ennemi vous envoie cette tentation si elle vous plaît. Et le maître dit : Sire, au contraire, elle m'ennuie autant que chose peut cc m'ennuyer. — Or je vous demande, fit l'évêque, si vous prendriez or ou argent à condition que vous feriez sortir de votre bouche nulle chose qui fût contre le sacrement de l'autel ou contre les autres saints sacrements de l'Église. — Moi, sire, fit le maître, sachez qu'il n'est nulle chose au monde que je prisse à cette condition ; mais j'aimerois mieux qu'on m'arrachât tous les membres du corps que de rien dire de pareil. — Maintenant je vous dirai autre chose, fit l'évêque, vous savez que le roi de France guerrois avec le roi d'Angleterre, et vous savez que le château qui est le plus en la marche (frontière) d'entre eux deux c'est la Rochelle en Poitou. Or je veux vous faire une demande : si le roi vous avoit donné à garder la Rochelle, qui est en la marche, et qu'il m'eût donné à garder le château de Montlhéri, qui est au cœur de la France et en terre de paix, auquel le roi devroit-il savoir meilleur gré à la fin de sa guerre, ou à vous qui auriez gardé la Rochelle sans perdre, ou à moi qui lui aurois gardé le château de Montlhéri sans perdre ?Au nom de Dieu, sire, fit le maître, ce seroit à moi qui aurois gardé la Rochelle sans perdre. — Maitre, dit l'évêque, je vous dis que mon cœur est semblable au château de Montlhéri ; car je n'ai nulle tentation ni nul doute sur le sacrement de l'autel. A cause de quoi je vous dis que pour une fois que Dieu me sait gré de ce que j'y crois fermement et en paix, Dieu vous en sait gré quatre fois, parce que vous lui gardez votre cœur dans la guerre de tribulation, et vous avez si bonne volonté envers lui que vous, pour aucun bien de la terre, ni pour mal qu'on fit à votre corps, vous ne l'abandonneriez. Donc je vous dis que vous soyez tout aise ; que votre état plaît mieux à Notre Seigneur en ce cas que ne fait le mien. Quand le maitre ouït cela, il s'agenouilla devant l'évêque, et se tint bien pour satisfait. (Ch. IX.)

Le bon roi ne trouvait pas toujours ses amis, même les meilleurs, aussi disposés que lui-même à tout sacrifier pour leur foi. Mais c'était pour lui une raison de redoubler de zèle à leur égard :

Il m'appela une fois, dit Joinville, et me dit : Vous êtes de sens si subtil que je n'ose vous parler de chose qui touche à Dieu ; et j'ai appelé ces frères qui sont ici, parce que je vous veux faire une demande. La demande fut telle : Sénéchal, fit-il, qu'est-ce que Dieu ? Et je lui dis : Sire, c'est si bonne chose que meilleure ne peut être. — Vraiment, fit-il, c'est bien répondu ; car la réponse que vous avez faite est écrite en ce livre que je tiens à ma main. Or je vous demande, fit-il, ce que vous aimeriez mieux ou d'être lépreux ou d'avoir fait un péché mortel ? Et moi, qui jamais ne lui mentis, je lui répondis que j'aimerois mieux en avoir fait trente que d'être lépreux. Quand les frères furent partis il m'appela tout seul, me fit asseoir à ses pieds et me dit : Comment me dîtes-vous hier cela ? Et je lui dis que je le disois encore. Et il me dit : Vous parlâtes en étourdi et en fou ; car il n'y a pas de lèpre aussi laide que d'être en péché mortel, parce que l'âme qui est en péché mortel est semblable au diable ; c'est pourquoi il ne peut y avoir de lèpre si laide. Et il est bien vrai que quand l'homme meurt il est guéri de la lèpre du corps ; mais quand l'homme qui a fait le péché mortel meurt, il ne sait pas ni n'est certain qu'il ait eu tel repentir que Dieu cc lui ait pardonné. C'est pourquoi il doit avoir grand peur que cette lèpre ne lui dure tant que Dieu sera en paradis. Aussi je vous prie, fit-il, autant que je puis, d'habituer votre cœur pour l'amour de Dieu et de moi, à mieux aimer que tout mal advint à votre corps par la lèpre et par toute maladie, que si le péché mortel venoit dans votre âme. (Ch. IV.)

Il prêchait à ses fidèles serviteurs l'observation de la morale : Savez-vous, leur disait-il, comment il faut faire pour être honoré du monde et plaire à Dieu ? Ne faites et ne dites chose que vous ne laissiez de faire et de dire, si tout le monde le savoit. Joinville qui rapporte cette parole y joint quelques autres préceptes du saint roi et il ajoute :

Quand le roi était en gaieté, il me disoit : Sénéchal, dites-moi les raisons pourquoi prud'homme vaut mieux que béguin (dévot). Alors donc commençoit la discussion entre moi et maitre Robert. Quand nous avions longtemps disputé, alors le roi rendoit sa sentence et disoit ainsi : Maître Robert, je voudrois avoir le nom de prud'homme, pourvu que je le fusse, et tout le reste je vous le laisserois ; car ce nom de prud'homme est si grande chose et si bonne chose que même à le prononcer il emplit la bouche.

Au contraire, il disoit que mauvaise chose étoit de prendre le bien d'autrui, car rendre étoit si dur, que même à le prononcer, rendre écorchoit la gorge par les r qui y sont, lesquels signifient les rateaux du diable, qui toujours tire en arrière ceux qui veulent rendre le bien d'autrui. Et le diable le fait bien subtilement ; car avec les grands usuriers et les grands voleurs, il les excite de telle sorte qu'il cc leur fait donner pour Dieu ce qu'ils devroient rendre. Il me dit que je disse au roi Thibaut[32] de sa part de prendre garde à la maison des frères prêcheurs de Provins, qu'il faisait, de peur qu'il n'embarrassât son âme pour les grandes sommes qu'il y mettoit. Car les hommes sages, tandis qu'ils vivent, doivent faire de leurs biens tout comme des exécuteurs testamentaires en devroient faire : c'est à savoir que les bons exécuteurs réparent d'abord les torts du mort, et rendent le bien d'autrui ; et du reste des biens du mort, ils font des aumônes. (Ch. V.)

leur enseignait le respect du pauvre :

Il me demanda, dit Joinville, si je lavois les pieds aux pauvres le jour du grand jeudi (jeudi saint). Sire, dis-je, quel malheur ! les pieds de ces vilains, je ne les laverai jamais. — Vraiment, fit-il, c'est mal dit ; car vous ne devez mie avoir en dédain ce que Dieu fit pour notre enseignement. Je vous prie donc, pour l'amour de Dieu premièrement et pour l'amour de moi, que vous vous accoutumiez à les laver. (Ch. IV).

Il prêchait aussi la pratique de la religion, et, par des comparaisons familières, il tâchait d'en faire sentir l'importance à ses chevaliers. Pour les amener à fréquenter les églises et à prier les saints, il leur disait qu'il en est des saints en paradis comme des conseillers des rois sur la terre ; car, qui a affaire auprès d'un roi de la terre demande qui est bien avec le prince et le peut prier et se faire ouïr de lui ; et quand il le sait, le va trouver et le prie d'intercéder auprès de lui pour sa cause. Ainsi en est-il des saints du paradis qui sont les familiers de Notre Seigneur et le peuvent sûrement prier : car il les écoute ; c'est pourquoi, ajoutait-il, vous devez venir à l'église aux jours de leur fête, les honorer et les prier qu'ils prient pour vous auprès du Seigneur[33]. Il les voulait fortifier contre le respect humain qui était déjà plus fort qu'on ne pourrait croire sur ce sujet en ce temps-là : Il y a, leur disait saint Louis, de nobles hommes qui craignent de bien faire, c'est à savoir d'aller à l'église, ouïr le service de Dieu et faire autre œuvre de piété, et redoutent non pas vaine gloire, mais vaine honte et aussi qu'on ne dise qu'il sont papelars : c'est pire chose, ajoutait-il, qu'une maison tombe pour un petit vent ou sans nul vent, que si elle était renversée par un fort vent[34].

Ces enseignements qu'il donnait dans l'intimité à ses chevaliers, il voulait qu'ils fussent mis à la portée de tout le mode ; c'est pour leur donner plus de force et d'appui qu'au retour de la croisade, il fit copier les livres de l'Écriture sainte et des Pères, et il en réunit des exemplaires dans le trésor de sa chapelle à Paris[35].

Son zèle pour la religion le poussa jusqu'à l'intolérance et il ne faut pas s'en étonner. La liberté de conscience n'était dans l'esprit de personne au treizième siècle. Il ne serait pas piste de la vouloir trouver par exception en saint Louis. Les dogmes de la foi étaient pour lui des vérités absolues. Il se fût regardé comme complice de l'erreur, s'il l' eût tolérée comme souverain. On ne se disait pas au moyen âge que les vérités dogmatiques sont des choses dont le pape et les évêques sont les juges dans l'Église, mais dont chacun dans sa conscience n'est justiciable que devant Dieu. Saint Louis était d'avis que les clercs seuls doivent discuter les articles de foi : à tel point qu'il en refusait le droit aux chevaliers, fût-ce pour les défendre

Le saint roi me conta, dit Joinville, que plusieurs gens d'entre les Albigeois vinrent au comte de Montfort, qui alors gardoit la terre des Albigeois pour le roi, et lui dirent qu'il vint voir le corps de Notre Seigneur qui é toit devenu en sang et en chair entre les mains du prêtre. Et il leur dit : Allez le voir, vous qui ne le croyez pas, car je le crois fermement tout comme sainte Église nous raconte le sacrement de l'autel. Et savez-vous ce que j'y gagnerai, fit le comte, de ce que je le crois en cette mortelle vie tout comme sainte Église nous l'enseigne ? J'en aurai une couronne dans les cieux plus que les anges qui le voient face à face, à cause de quoi il faut qu'ils le croient.

Il me conta qu'il y eut une grande conférence de clercs et de Juifs au monastère de Cluny. Il y eut là un chevalier à qui l'abbé avoit donné le pain en ce lieu pour l'amour de Dieu ; et il demanda à l'abbé qu'il lui laissât dire la première parole, et on le lui octroya avec peine. Et alors il se leva et s'appuya sur sa béquille, et dit qu'on lui fit venir le plus grand clerc et le plus grand maitre des Juifs ; et ainsi firent-ils. Et il lui fit une demande qui fut telle : Maitre, fit le chevalier, je vous demande si vous croyez que la vierge Marie, qui porta Dieu en ses flancs et en ses bras, ait enfanté vierge et qu'elle soit mère de Dieu. Et le Juif répondit que de tout cela il ne croyoit rien. Et le chevalier lui répondit qu'il avoit vraiment agi en fou quand, ne croyant en elle ni ne l'aimant, il étoit entré en son église et en sa maison. Et vraiment, fit le chevalier, vous le payerez. Et alors il leva sa béquille et frappa le Juif près de l'oreille, et le jeta par terre. Et les Juifs se mirent en fuite, et emportèrent leur maitre tout blessé : et ainsi finit la conférence. Alors l'abbé vint au chevalier, et lui dit qu'il avoit fait une grande folie. Et le chevalier répondit que l'abbé avoit fait une plus grande folie encore d'assembler une telle conférence ; car avant que la conférence fût menée à fin, il y avoit céans grande foison de bons chrétiens qui fussent partis tous mécréants, parce qu'ils n'eussent pas bien entendu les Juifs. Aussi, vous dis-je, fit le roi, que nul, s'il n'est très-bon clerc, ne doit disputer avec eux ; mais un laïque, quand il entend médire de la loi chrétienne, ne doit pas défendre cc la loi chrétienne sinon avec l'épée, dont il doit donner dans le ventre autant qu'elle y peut entrer[36].

Personne n'était tenté de prendre ce mot à la lettre, et saint Louis l'eût souffert moins que personne. Ce n'était pas sa manière d'enseigner et de faire aimer la loi de Dieu. Que s'il y eut à cet égard quelque chose à reprendre dans ses paroles, sinon dans ses actes, il faut l'attribuer à l'excès de son zèle, et cela est racheté avec usure par les manifestations beaucoup plus louables de sa charité.

 

II. — Bonnes œuvres de saint Louis.

A la croisade, il s'était exposé pour tout le monde. Au retour, il continua d'être tout à tous. Et d'abord il prit soin des veuves et des enfants de ceux qui avaient péri dans l'expédition : c'était une dette dont il s'acquittait comme roi et une manière pour le chrétien d'honorer les martyrs[37] : Il accueillait de la même sorte les pauvres gentilshommes ; il plaçait leurs filles dans les abbayes ou leur donnait de quoi les doter[38]. Mais la charité est un devoir dont il ne se libérait pas seulement à prix d'argent. En ce qui touche le service des pauvres et le soin des malades, on ne pourrait que reprendre pour les confirmer et les étendre les pages où il en a été parlé ci-dessus[39]. Il voulait que sa bienfaisance à leur égard durât plus que lui, et se fit sentir à eux toujours présente. C'est l'objet de tant de fondations pieuses qui se continuent durant la seconde partie de son règne. Nous avons mentionné les hôtels-Dieu de Paris, de Compiègne, de Vernon, qu'il avait agrandis et enrichis ; celui de Pontoise, qu'il fonda ; l'abbaye de Royaumont, œuvre des commencements de son règne dont Blanche de Castille partage l'honneur avec lui ; celle de Maubuisson, à la fondation de laquelle il avait concouru avec sa mère. Dès le retour de la croisade (1254), il fonda les Quinze-Vingts, hospice destiné à trois cents aveugles et qui en contint davantage[40]. Vers le même temps, il accueillit et établit à Paris des religieux de divers ordres : les barrés ou carmes qu'il plaça sur les bords de la Seine, au lieu où furent ensuite les célestins ; les sachets ou frères aux sacs, appelés ainsi de la forme de leurs vêtements, et, de leur profession, frères de la pénitence. On lui rapportait l'établissement des mathurins à Paris (mais on les y trouve depuis 1209) et la fondation de l'abbaye de Saint-Antoine, mais il en est parlé dès la fin du siècle précédent : on peut croire que saint Louis se borna à les soutenir de ses dons. Mais il fonda les mathurins de Fontainebleau ; il donna aux chartreux sa maison de Vauvert (1259)[41]. Il appela des religieux de l'ordre de Saint-Maurice à Senlis et leur constitua un prieuré pour leur faire desservir l'église qu'il avait élevée en l'honneur de leur saint patron (1262-1265)[42]. Les jacobins et les cordeliers eurent surtout part à ses munificences. Il donna aux jacobins (1263) deux maisons pour agrandir le monastère fondé par eux rue Saint-Jacques, dans la maison qu'ils avaient obtenue de l'Université en 1221 ; il bâtit leurs écoles et leur dortoir du produit de l'amende qu'il avait imposée à Enguerrand de Coucy. De plus, il les établit, dit-on, à Mâcon, sur l'emplacement du palais des anciens comtes, devenu son domaine, et dans un grand nombre d'autres lieux du royaume, notamment à Carcassonne[43]. Il bâtit l'église des cordeliers à Paris, en 1262, du même argent d'Enguerrand de Coucy[44] ; il est regardé par eux comme le fondateur de leurs maisons à Caen, à Rouen, à Vernon, à Compiègne[45], etc. A cet égard, il rencontrait quelquefois de l'opposition de la part des ordinaires ou des autres couvents. Le 17 août 1257, Alexandre IV lui accorda de fonder un monastère de frères prêcheurs à Compiègne, même si l'évêque de Soissons ou l'abbé de Saint-Corneille, de Compiègne, s'y opposaient[46]. Il n'oublia pas les femmes dans ce genre de libéralités. Il avait fondé, avec sa sœur Isabelle, la maison de Longchamp[47]. Il réunit à Paris, dans la maison des Filles-Dieu, grand nombre de femmes qui, par pauvreté, s'étaient abandonnées au vice, et pour leur donner le moyen d'y vivre honnêtement, leur assura quatre cents livres de rente à toujours. Il aida par ses largesses d'autres maisons semblables en diverses villes de France. Il établit de même et dota des maisons de béguines en plusieurs lieux du royaume, notamment à Paris où il recueillit environ quatre cents femmes, la plupart nobles, réduites à la misère : congrégations moitié religieuses, moitié laïques, originaires du pays de Liège ou du Brabant, qui eurent grande faveur dans leur nouveauté, mais, dont la dévotion mal réglée ne tarda point à devenir suspecte[48]. La condamnation portée au concile de Vienne (1312) contre les bégards ou béguins, ne laissa pas que de rejaillir sur les béguines : elles ne furent pourtant pas supprimées et on en retrouve encore dans leur pays originaire.

Il regardait comme le mieux employé l'argent qu'il pouvait consacrer aux œuvres de piété ou à l'usage des pauvres : les deux choses se confondaient souvent ; et quand on lui reprochait quelque excès à cet égard : S'il m'arrive, disait-il, de faire trop grandes dépenses, j'aime mieux que l'excès soit en aumônes faites pour l'amour de Dieu qu'en choses de luxe et en frivolités. Il voyait d'ailleurs dans ces aumônes un moyen de racheter ce qu'il devait au monde : car dans les fêtes, dans le train journalier de son hôtel, dans les parlements et assemblées des chevaliers et des barons, il savait par ses largesses soutenir la majesté royale, et il lui arrivait même, son pieux historien le constate, de surpasser la magnificence de ses prédécesseurs[49].

Les couvents fondés ou enrichis par ses bienfaits le payaient en prières ; et rien assurément ne devait être plus cher au roi. Le couvent de Mont-Dieu, au diocèse de Reims, lui décernait le titre de frère avec participation à tout le bien acquis ou à gagner par la suite dans le couvent en messes, oraisons, vigiles et autres exercices spirituels, et l'assurance qu'on ferait pour lui après sa mort autant que pour chacun des frères. On appliquait les mêmes mérites à l'âme de sa mère, sans préjudice de la messe qu'on devait célébrer pour elle tous les jours pendant un an[50]. Les frères prêcheurs se montraient particulièrement reconnaissants à son égard. Le 20 juin 1256, leur prieur général lui écrit que, conformé ment à sa demande de prières, il a été ordonné que chaque prêtre dirait trois messes, chaque clerc, le psautier, et chaque convers cinquante Pater à son intention et à celle des personnes qu'il leur a recommandées. On estimait, ajoutait-il, que cette mesure, étendue à tout l'ordre, ferait bien trente mille messes[51].

Avant d'être généreux il croyait qu'il fallait être juste : sa première règle de charité c'était de rendre à autrui ce qui lui appartient. Aussi poussait-il ce sentiment jusqu'au dernier scrupule, et plutôt que de se trouver, même à son insu, dans le cas de rien a voir des autres, il aimait mieux donner du sien : on l'a vu dans la mission qu'il confia, avant la croisade et depuis, aux enquesteurs. Ses aumônes, ses pieuses libéralités étaient une manière de s'acquitter pour les torts qu'on avait pu commettre en son nom, sans qu'il en sût rien ni qu'il en pût, malgré tous ses efforts, connaître les victimes ; et encore s'était-il fait donner par un grand nombre de prélats l'autorisation de s'acquitter ainsi[52]. On a vu ses scrupules à cet égard en un cas plus solennel, dans son traité de 1258 avec l'Angleterre : circonstance grave où il ne craignit point d'aller à l'encontre de l'avis de son conseil, et nous pourrions ajouter de ses peuples. On le vit aussi, pour une cession de moindre importance, où il eut encore l'avis de ses barons contre lui. Le seigneur de Trie lui réclamait le comté de Dammartin dont il prétendait que le roi avait fait donation aux héritiers de la dernière comtesse de Boulogne, et il en produisait la charte :

Le sceau de la lettre, dit Joinville, étoit brisé, de sorte qu'il n'y avoit de reste que la moitié des jambes de l'image du sceau du roi et de l'escabeau sur quoi le roi tenoit ses pieds. Et il nous le montra à tous qui étions de son conseil, et dit que nous l'aidassions à prendre un parti. Nous dîmes tous, sans nul désaccord, qu'il n'étoit tenu en rien de mettre la charte à exécution. Et alors il dit à Jean Sarrasin, son chambellan, qu'il lui baillât la charte qu'il lui avoit demandée. Quand il tint la lettre, il nous dit : Seigneurs, voici le sceau dont j'usois avant que j'allasse outre-mer, et on voit clairement par ce sceau que l'empreinte du sceau brisé est semblable au sceau entier : c'est pourquoi je n'oserois en bonne conscience retenir la dite comté. Et alors il appela monseigneur Renaud de Trie, et lui dit : Je vous rends la comté. (Ch. XIV.)

Dans ce cas, on le peut dire, malgré l'avis contraire de Joinville et des barons, c'était affaire de bonne foi. Mais le désintéressement de saint Louis a fourni assez d'autres exemples dans le cours de son histoire. Le trait dominant de son caractère c'est l'oubli de soi-même et l'esprit de sacrifice. Joinville l'a bien senti quand, en tête de son livre, il place les quatre circonstances dans lesquelles saint Louis met son corps en aventure pour le salut des siens. Cette abnégation, ce dévouement, ont été, à vrai dire, l'inspiration de sa vie tout entière, et c'est aussi ce qui l'a entraîné à cette dernière croisade où il trouva la mort.

 

 

 



[1] Beati Ludovici vita. Historiens de France, t. XXIII, p. 173. Pour la haute taille de saint Louis, on peut se rappeler ce que dit Joinville du roi à la bataille de Mansoura : Jamais je ne vis si beau chevalier, car il paraissoit au-dessus de tous ses gens, les dépassant à partir des épaules. (Ch. XLVII.)

[2] Voy. entre autres le portrait de saint Louis peint en 1316 ou 1317 sur le registre LVII de la chancellerie royale (archives nationales), publié comme vignette du t. XXI des Historiens de France et reproduit par M. N. de Wailly dans sa belle édition de Joinville (Ed. Didot), p. 609.

[3] Geoffroi de Beaulieu, c. XXXI, Historiens de France, t. XX, p. 18.

[4] Geoffroi de Beaulieu, c. XXXIV, p. 18.

[5] Chroniques de Saint-Denys, c. LXXXII, Historiens de France, t. XXI, p. 119.

[6] Anon. de Saint-Denys, t. XX, p. 53.

[7] Le Confesseur de Marguerite dit qu'il échangea une écuelle d'argent contre une écuelle de bois dans laquelle mangeait un vieux moine (t. XX, p. 102). Mais ceci est un fait particulier et témoigne surtout de la vénération du roi pour le vieux moine.

[8] Geoffroi de Beaulieu, c. X, t. XX, p. 6 ; Confesseur de Marguerite, p. 103 c. Les comptes du règne de saint Louis, publiés au t. XXI des Historiens de France, doivent faire modifier un peu leur assertion trop générale. Voy. la dissertation de M. de Wailly, en tête du volume.

[9] Geoffroi de Beaulieu, c. VIII, p. 6 ; Confesseur de Marguerite, p. 103 c.

[10] Confesseur de Marguerite, p. 71 et suiv.

[11] Confesseur de Marguerite, ibid., p. 72.

[12] 25 avril 1255, Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 4158 ; cf. 31 mars 1256, ibid., n° 4241.

[13] 30 avril 1255, Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 4161 ; cf. 22 septembre, n° 4203, et 10 octobre 1256, n° 4296. — Grégoire IX (6 octobre 1237) et Innocent IV (14 décembre 1243) lui avaient déjà accordé semblable faveur. (Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 2574 et 3149.)

[14] 23 septembre et 1er octobre 1255, Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 4205, 4209 et 4210. Même faveur au jeune roi de Navarre et à sa femme, fille de saint Louis (13 octobre 1257, ibid., n° 4377).

[15] 20 mars 1256, Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 4238. Le même pape lui accorda de prendre pour confesseur qui il voudrait, séculier ou régulier (20 mars 1256, ibid., n° 4237), d'entrer dans tout monastère, accompagné de frères prêcheurs ou de frères mineurs (4 décembre 1258, ibid., n° 4458). La plupart de ces privilèges se trouvent transcrits au registre XXXI du Trésor des Chartes, f° 3-8. Urbain IV les confirma en masse peu après son avènement (bulle du 5 décembre 1261, ibid. f° 8 verso) et de même Clément IV (1er mai 1265, ibid. f° 10 recto), sans préjudice de plusieurs confirmations particulières (ibid. f° 8-11).

[16] Geoffroi de Beaulieu, ch. XXXV, p. 20.

[17] Geoffroi de Beaulieu, ch. XXXVI, p. 20. A propos de croix Primat dit de même : .... et si request plusieux religieux que il ne souffrissent entailler nulles crois ès tombes de leurs cloistres, dores en avant, et celles qui adonques y estoient entaillées fussent du tout effaciées et rèses. (Historiens de France, t. XXIII, p. 67.)

[18] Sur la bienheureuse Julienne, prieure du monastère de Mont-Cornillon de Liège, promotrice de la fête, voy. Hist. littér., t. XIX, p. 14.

[19] Guillaume de Nangis, Vie de saint Louis, an 1239 : Historiens de France, t. XX, p. 327 ; et Chron., ibid., p. 548 ; Geoffroi de Beaulieu, ch. XXIV, ibid., p. 15.

[20] Confesseur de Marguerite, t. XX, p. 75. Les historiens du temps ont une étrange façon d'exalter saint Louis en cette matière. Guillaume de Nangis, dans sa Vie de saint Louis, rapporte que le saint clou que l'on gardait en France depuis Charles le Chauve ayant été perdu pendant une adoration, le roi dans sa douleur se serait écrié : Qu'il aimerait mieux que la meilleure cité de son royaume fût engloutie. (Historiens de France, XX, p. 321.) Ce propos, qui se rapporterait à la jeunesse de saint Louis (1232), n'est assurément pas authentique, et, le fût- il, ne saurait être pris à la lettre. Aucune cité ne fut engloutie et le saint clou se retrouva.

[21] Sa canonisation, proposée au concile de Lyon (1245), fut publiée en 1247 par Innocent IV. Voy. Hist. littéraire, t. XVIII, p. 261.

[22] Tout autre aurait pu trouver plus raisonnable de supposer que chacun des deux couvents, ayant quelque relique du saint, l'eût déposée dans un reliquaire offrant l'image de son corps.

[23] Historiens de France, t. XXI, p. 812.

[24] Lettre d'Alexis, Ampl. coll., t. I, p. 574, et Ducange, Const. Christ., t. IV, V, p. 105-114.

[25] Cf. Baillet, Vies des saints, 29 août, p. 965, 966.

[26] Guibert de Nogent, Gesta Dei per Francos, I, IV. Historiens occidentaux des croisades, t. IV, p. 132 (en cours de publication).

[27] Guillaume de Nangis, t. XX, p. 404, etc.

[28] Guillaume de Nangis, p. 403, etc.

[29] Geoffroy de Beaulieu, ch. XIV, t. XX, p. 7. Cf. Guillaume de Nangis, ibid., p. 403-404. Il leur recommandait de ne point porter le vendredi des couronnes de roses ni d'autres fleurs, en souvenir de la couronne d'épines que le Sauveur avait portée en ce jour. (Fragm. d'un ancien lectionnaire, t. XXIII p. 181, et Jean du Vignay, ibid., p. 84.)

[30] Geoffroi de Beaulieu, ch. XIV, t. XX, p : 7.

[31] Confesseur de Marguerite, t. XX, p. 82, 83. Sur le texte de cette belle instruction comparé à un autre texte manuscrit, Bibl. nat., fonds français, n° 25462, voy. M. Viollet, Bibl. de l'École des Chartes (1869), p. 130. Outre cette instruction, il y en a une que M. Kervyn de Lettenhove a trouvée dans un manuscrit de la Bibliothèque de Bourgogne (n° 4375), et que les éditeurs des Historiens de France vont publier après lui dans le t. XXIII de leur Recueil (p. 121). Elle avait été copiée au quinzième siècle pour un sire de Flers ; elle aurait été, d'après ce manuscrit, adressée par saint Louis à sa fille sainte Geneviève, nom qui n'a été porté par aucune des filles de saint Louis. On ne peut penser à Agnès, duchesse de Bourgogne, la dernière de ses filles qui, née en 1260, eût été trop jeune pour que saint Louis lui tint ce langage, même en 1270, quand il mourut ; Isabelle, la reine de Navarre, ayant été l'objet de la première instruction, resteraient Marguerite et Blanche, nées en Palestine. Mais il paraît plus sûr de trancher le débat en tenant la pièce polir apocryphe.

[32] Thibaut II, roi de Navarre, cinquième du nom comme comte de Champagne, fils de Thibaut le Trouvère et gendre de saint Louis.

[33] Confesseur de Marguerite, Historiens de France, t. XX, p. 87 e.

[34] Confesseur de Marguerite, Historiens de France, t. XX, p. 87, 88.—Sur le plaisir que saint Louis trouvait dans la conversation, et le délassement qu'il y cherchait pour lui et pour les autres, voyez encore Joinville, ch. CXXXV : Quand nous étions privément à sa cour, il s'asseyoit au pied de son lit, et quand les Prêcheurs et les Cordeliers qui étoient là lui rappeloient quelque livre qu'il dût ouïr volontiers, il leur disoit : Vous ne me lirez point, car il n'est si bon livre après manger comme quolibez, c'est-à-dire que chacun dise ce qu'il veut.

[35] Geoffroi de Beaulieu, c. XXIII, ibid., p. 15.

[36] Ch. X. Voy. aussi le Confesseur de Marguerite, t. XX, p. 68

[37] Confesseur de Marguerite, p. 94.

[38] Confesseur de Marguerite, p. 95.

[39] Voy. encore Geoffroi de Beaulieu, chap. XIX ; Historiens de France, t. XX, p. 11 ; Guillaume de Nangis, p. 407, 411 ; Confesseur de Marguerite, p. 96-98 ; Chron. de Saint-Denys, p. 119.

[40] Tillemont, t. IV, p. 226 et suiv.

[41] Tillemont, t. V, p. 299-306.

[42] Tillemont, t. IV, p. 255.

[43] Tillemont, t. V, p. 306.

[44] Tillemont, t. II, p. 76.

[45] Tillemont, t. V, p. 307.

[46] Layettes du Trésor des Chartes, t. III, n° 4365.

[47] Voy. Tillemont, t. V, p. 306.

[48] Tillemont, t. V, p. 314-316.

[49] Geoffroi de Beaulieu, ch. XIX, t. XX, p. 142 ; Confesseur de Marguerite, p. 76, 77, 93-95 ; Guillaume de Nangis, Vie de saint Louis, p. 407, Joinville, CXXXIX-CXLII ; Chron. anon., t. XXI, p. 200. Tillemont a relevé soigneusement toutes ces fondations et ces aumônes à leur date. Réunies en un chapitre, elles feraient assurément le plus considérable de son livre. Voyez aussi Corrozet Antiquités, chroniques, singularités de Paris, ch. XII, p. 75 (Paris 1585). Alfonse de Poitiers, frère de saint Louis, n'était pas moins libéral. Voy. la liste de ses aumônes dressée par M. Boutaric, Saint Louis et Alfonse de Poitiers, p. 460-470.

[50] Avril 1256. Layettes du Trésor des Chartes, t. III, n° 4246 ; voy. des promesses analogues du prieuré de Saint-Michel de Bassebourg (janvier 1256, ibid., n° 4230), de l'abbaye du Bec (26 mars 1256, ibid., n° 3239).

[51] Layettes du Trésor des Chartes, t. III, n° 4263. Le 16 juin 1258, concession analogue de la part du chapitre général des Frères de la pénitence. La charte portales sceaux des prieurs d'Espagne, de Provence, de France, d'Italie ; un cinquième sceau qui manque était probablement du prieur d Angleterre ou d'Allemagne (ibid., n° 4425).

[52] V. une trentaine de lettres de 1259 à 1268, des archevêques de Rouen, de Bourges, etc., contenues dans le carton J, 367, aux Archives nationales.