SAINT LOUIS ET SON TEMPS

 

TOME SECOND

CHAPITRE XIII. — GOUVERNEMENT DE SAINT LOUIS. - LA ROYAUTÉ. - LE CLERGÉ.

 

 

I. — La Royauté.

L'époque de saint Louis est le temps où les institutions du moyen âge acquirent le plus d'éclat ; et cependant, au milieu même de leur triomphe, on voit poindre et grandir l'esprit nouveau qui les va transformer. La féodalité domine, mais à sa tête est la royauté qui semble en former le couronnement et s'en fera la maîtresse ; et à sa base, des populations d'où elle tire ses ressources et ses moyens de vivre, mais qui, villes ou villages, travaillent à se constituer à part et à se soustraire à sa domination[1].

La forme du gouvernement de saint Louis, c'était donc la royauté féodale ; et c'était là sa faiblesse et sa force.

La royauté capétienne n'était pas ce qu'avait été la royauté de Charlemagne. Elle n'était pas un pouvoir étendant sa souveraineté directe sur la France entière, servie, par des ducs et des comtes qui n'étaient que ses délégués ; mais elle n'était pas non plus ce que cette royauté carlovingienne était devenue, quand la souveraineté s'attachant à la terre, ces comtes, ces ducs, d'agents de l'autorité supérieure étaient devenus maîtres chez eux, et que le pouvoir royal, planant sur tout, mais ne tenant plus à rien, était resté comme suspendu en l'air et avait fini par disparaître. Hugues Capet était un de ces ducs, devenu roi. Comme duc, il avait un domaine où il était maître. Comme roi, il voyait autour de son domaine des ducs, des comtes, qui chez eux étaient maîtres comme il l'était chez lui : c'était là sa faiblesse ; mais comme roi aussi, et c'était là sa force, il était héritier d'un pouvoir qui comportait l'idée d'une suprématie sur tous les autres : et ce pouvoir qui avait repris terre, qui s'était fait je ne dis pas fief, mais féodal, avait tiré du fief ce qu'il avait d'avantages, sans en subir en tout la condition. A la différence du fief, il était indivisible : le roi pouvait encore partager ses terres entre ses enfants, il ne léguait qu'à un seul son titre de roi.

La royauté, devenue féodale, restait donc le centre de la féodalité. Les ducs, les comtes avaient pour vassaux les divers seigneurs établis dans le ressort de leurs duchés, de leurs comtés, et pour arrière-vassaux les vassaux de ces seigneurs ; mais ils avaient pour suzerain le roi. Cette hiérarchie, principe d'ordre et de bonne organisation pour la féodalité, pouvait bien aussi lui être un péril. Que le chef de qui elle relève devienne assez puissant pour imposer sa volonté, elle est perdue. La féodalité dura en Allemagne parce que les grands vassaux gardèrent toute leur importance devant l'Empereur qui tenait d'eux, par l'élection, tous ses pouvoirs. Elle dura aussi en Angleterre où le roi était bien fort, sans doute, par le prestige et le pouvoir réel que la conquête avait ajoutés à son titre de suzerain, mais où les barons, contraints de rester unis pour lui résister, trouvèrent dans cette union une force plus grande. En France elle parut triompher quand les descendants de Charlemagne, supplantés dans la possession du sol par les grands vassaux, virent, avec leur pouvoir, leur titre même passer de ces grands seigneurs Hugues Capet. Ce fut précisément le principe de sa ruine. Par cette révolution, la royauté ayant, comme je l'ai dit, repris sa part au sol et gardant l'hérédité, se trouvait en mesure de reconquérir son ascendant ; et cela devait arriver le jour où la race capétienne compterait des princes ayant la volonté de faire sortir du droit de suzeraineté toute les conséquences qu'il implique. Or ces rois se rencontrèrent au treizième siècle : ce sont, à deux générations d'intervalle, Philippe Auguste, saint Louis et Philippe le Bel. Chacun d'eux sut imprimer à cette œuvre la marque de son caractère personnel, mais c'est la même œuvre qu'ils accomplissent, et quand ils diffèrent le plus dans les moyens d'exécution, c'est, qu'ils le sachent ou non, à la même fin qu'ils conspirent.

Philippe Auguste le premier avait tiré d'un assoupissement plus ou moins calculé, plus ou moins volontaire, l'idée de la suzeraineté du roi sur tout le royaume. Il fit sentir partout, et dans une pensée de conciliation, d'ordre public, l'action de la royauté : intervenant dans les rapports des seigneurs soit entre eux, soit avec le clergé, étendant sa protection aux églises et aux abbayes, aux villes et aux villages, et n'accordant pas seulement des libertés aux villages, encourageant l'affranchissement des serfs.

Quels moyens avait-il pour exercer son autorité ? Ceux que lui fournissait la féodalité elle-même. C'est avec les instruments de la féodalité qu'il agissait sur elle. Le roi, au fond, était un seigneur comme un autre : il avait, comme tout autre, sa maison et son domaine pour subsister, et ses officiers grands ou petits, pour administrer sa maison et son domaine. Il avait pour exercer ses droits de seigneur, le concours de ses hommes de fief : c'est avec ses vassaux qu'il faisait la guerre, c'est avec leur aide qu'il rendait la justice dans ses plaids. Pour tout cela il n'y avait entre le roi et les seigneurs qu'une différence de proportion. Son armée pouvait comprendre toute la chevalerie et toutes les milices de la France : on le vit à Bouvines. Sa cour pouvait réunir les plus grands feudataires du royaume : elle devint un jour cette cour des pairs où fut assigné, en raison de ses possessions de France, et par laquelle fut condamné Jean sans Terre, roi d'Angleterre. Par suite des accroissements du domaine royal, tout avait pris plus d'importance autour du prince et les agents de son pouvoir étaient ou plus nombreux ou plus puissants.

C'est au règne de Philippe Auguste qu'il faut se reporter pour avoir les traits essentiels et comme le cadre de l'administration telle qu'on la trouve sous saint Louis.

Les officiers de la maison du roi étaient, au commencement du règne de Philippe Auguste, au nombre de cinq :

Le sénéchal (dapifer), chargé originairement du service de la table, mais devenu comme un maître du palais, avec une juridiction générale sur tout le domaine du roi ;

Le bouteiller (buticularius, on ne quitte pas la table) : il avait l'intendance des vins avec juridiction sur les cabaretiers ; comme il réglait principalement les comptes de la dépense du roi, il devint plus tard président de la chambre des comptes ;

Le chambrier (camerarius), qui avait le service de la chambre et la garde du trésor royal ;

Le connétable, comte de l'écurie (comes stabuli) ;

Le chancelier, qui gardait le sceau du roi et en marquait les lettres et chartes écrites au nom du prince. Les quatre premiers étaient des chevaliers ; le chancelier, qui devait avoir quelque instruction littéraire, fut le plus souvent un ecclésiastique.

L'office du sénéchal était devenu héréditaire, et l'importance de ses fonctions en pouvait faire, sous quelque roi faible, un autre maire du palais. Philippe Auguste commença par transférer la plus grande partie de ses attributions à quatre baillis[2] sorte de missi dominici qu'il établit en plusieurs points du royaume avec la charge d'y tenir des assises ; et quand Thibaut, comte de Blois, qui avait la charge de sénéchal, mourut, en 1191, il ne le remplaça point : en sorte que les cinq grands officiers furent réduits à quatre. C'étaient de véritables ministres, non solidaires sans doute, et qui ne réunissaient pas dans leur ressort toutes les branches de l'administration. Mais leur caractère officiel et leur importance se trouvent constatés par ce fait, que leurs noms étaient au bas de tous les actes solennels de l'autorité royale (astantibus N. buticul., N. camerar., etc.) Non pas qu'ils fussent toujours présents à l'acte : on trouve nommé, comme assistant, tel dignitaire qui certainement était en pays étranger ; mais la mention de leur nom n'en était pas moins requise par la solennité de l'acte ; à tel point que si l'un de ces offices, celui de bouteiller par exemple, était vacant, on avait soin de le marquer : buticulario nullo[3].

Indépendamment des quatre grands officiers, qui accompagnaient le roi, et des baillis qu'il avait établis en plusieurs lieux dans les provinces, il y avait, dans le ressort de chaque bailliage, des préposés ou prévôts, præpositi, qui, représentants de l'autorité royale, en réunissaient toutes les attributions, guerre, justice et finances. C'étaient eux qui rassemblaient les hommes du roi pour le service militaire, qui 'levaient l'impôt, qui jugeaient dans la plupart des causes : office donné à l'origine pour un temps indéfini, qui pouvait s'acheter mais non se transmettre par succession, et rappelait assez celui des comtes de Charlemagne, avec cette différence que les prévôts n'étant pas héréditaires n'offraient pas le péril de refaire comme une nouvelle féodalité au sein de l'autre, en usurpant la souveraineté dont ils étaient les délégués[4].

Le roi gouvernait donc soit avec ses vassaux, soit avec des officiers en tout semblables à ceux qu'employaient ses vassaux ; et ces grands officiers que nous trouvons sous Philippe Auguste, ces baillis qu'il institua, ces prévôts qu'il maintint, nous représentent, comme je le disais, dans leur hiérarchie et dans leurs attributions complexes, le tableau en raccourci de l'administration royale sous saint Louis. Mais le roi n'était pas seulement seigneur comme les autres ; il était aussi seigneur des autres, et, à ce titre, il avait qualité pour intervenir en certaines circonstances, dans l'exercice de leurs droits de seigneur et d'y suppléer au besoin.

Ce droit du suzerain sur le vassal n'était pas contesté par les hauts barons : car ils s'en prévalaient sur leurs propres vassaux. Philippe Auguste en usa avec résolution et vigueur, et l'exemple de Jean sans Terre montra jusqu'où il savait le porter. Saint Louis était incapable de rien usurper sur personne, et il le fit bien voir quand, pour rétablir la paix entre la France et l'Angleterre sur des bases durables, il revint, par des concessions entièrement volontaires, sur le grand acte de confiscation accompli par son aïeul au détriment du père de Henri III. La loi suprême pour lui, c'était celle du devoir. Mais parmi ses devoirs comme roi, était celui de garder et de faire observer l'ordre et la paix. C'est à ce titre qu'il avait maintenu, avec l'aide de sa mère Blanche, son autorité entière contre les révoltes de ses barons ; c'est à ce titre aussi qu'après la soumission des barons, il voulut faire régner le droit et la justice dans toute la France.

Examinons les rapports généraux de saint Louis avec le clergé, la noblesse et ce qui n'était ni le clergé ni la noblesse, je veux dire les habitants des villes et des campagnes, cette troisième classe qu'on appellera plus tard le tiers état ; et nous verrons ensuite par quelles améliorations apportées à toutes les parties de l'administration publique, finances, guerre, justice, il étendit sa bienfaisante influence sur tout le royaume.

 

II. — Le Clergé. - Biens ecclésiastiques.

L'Église formait une société séparée par le caractère de ses membres et par son organisation, mais une société comprenant tout le monde par sa juridiction spirituelle et rattachée d'ailleurs au monde féodal par les conditions mêmes de son existence. Tout en effet rentrait forcément dans le cadre de la féodalité au moyen âge. Il fallait posséder ou être possédé, et le franc-aleu même s'était presque partout transformé en bénéfice. L'Église possédait : la piété des grands qui lui faisait une part de leurs biens, et aussi le besoin de protection qui portait les plus faibles à se recommander d'elle, avaient concouru à accroître son domaine. Elle avait donc des fiefs ; elle avait à ce titre des droits sur ses vassaux ou sur ses serfs, des devoirs envers le suzerain ; et c'est ce double caractère de l'évêque et du feudataire, cette association de la dignité et du fief dans la même personne, qui avait, par l'effet d'une confusion regrettable, fait naître la prétention d'asservir l'Église elle-même à l'État, le prélat au seigneur suzerain, le pape à l'empereur : prétention qui avait d'autre part provoqué la réaction de Grégoire VII contre les souverainetés temporelles dans la querelle des Investitures. Les rois de France avaient su se tenir plus à l'écart dans ce différend, et accepter la transaction. Soutenus dès le commencement par l'Église, les Capétiens ne pouvaient pas se montrer trop exigeants à son égard. Ils s'étaient réduits à leurs droits féodaux et à ceux qu'ils tenaient de la coutume : droit de présentation pour les bénéfices qui relevaient de leurs domaines ; droit de régale, c'est-à-dire jouissance des revenus du bénéfice pendant la vacance, jusqu'à la confirmation et à la consécration du nouvel élu, tant pour les évêchés que pour les abbayes de fondation royale ou placées sous la protection du roi ; droit d'amortissement sur les biens acquis par l'Église à titre gratuit ou onéreux.

Saint Louis en particulier usa avec les plus grands ménagements de ces droits[5]. Il conférait des bénéfices, et présentait aux charges ecclésiastiques dans les cas où il était appelé à le faire par son droit de seigneur[6] ; mais en exerçant sa prérogative, il y apportait un scrupule extrême[7]. Il faisait rechercher par le chancelier de Paris et autres gens sûrs, notamment par des frères prêcheurs et mineurs dont le désintéressement lui était connu, les hommes les plus capables de les remplir ; et jamais il ne lui arriva de conférer un bénéfice qui ne fût vacant ; jamais, lorsqu'on était déjà pourvu, il n'en donna un nouveau sans exiger qu'on renonçât à l'autre[8].

Pour ce qui est des biens, tout en usant des droits de régale et d'amortissement, il aida à dégager le droit d'acquérir, reconnu à l'Église, des entraves qu'on y avait mises et à rétablir la propriété ecclésiastique contre les usurpations qu'elle avait subies.

Ainsi, en ce qui touche le droit d'acquérir des biens, l'Église, en l'exerçant comme les autres, acquérait néanmoins en de tout autres conditions que les autres : car elle acquérait sans presque jamais vendre et sans que la mort amenât de mutation dans ses propriétés. Il en résultait que quand un bien était acquis par elle, le seigneur perdait pour l'avenir ce qui lui eût été payé comme droit de mutation à chaque vente, comme relief, ou rachat par l'héritier, en cas de succession. Les barons faisaient donc obstacle, autant qu'ils le pouvaient, à ces acquisitions de l'Église. Ils exigeaient que quand elle acquérait un bien, elle le revendît dans l'an et jour, avant qu'elle en eût acquis la propriété définitive. Le roi reconnut le droit des seigneurs pour les fiefs : le seigneur pouvait dans l'an et jour exiger que l'Église se dessaisît du fief ; mais s'il ne le faisait pas, il était censé renoncer à son droit et l'Église était saisie[9]. Elle devait seulement payer au seigneur un tiers de la valeur du bien, pour tout droit de mutation à venir, et de plus, comme le roi était suzerain et, à ce titre, intéressé, un droit d'amortissement au trésor royal. Moyennant ce double payement, le bien acquis tombait dans la classe des biens de mainmorte. On voit que ce n'était point sans qu'il en restât une bonne part aux mains des tiers. Mais il n'y avait pas seulement deux personnes à désintéresser. Entre le seigneur immédiat et le roi suzerain, il y avait le plus souvent des seigneurs intermédiaires, à autant de degrés qu'on en comptait dans le vasselage. Chacun se prétendait lésé dans l'acquisition que faisait l'Église et réclamait sa part d'indemnité : en telle sorte que, pour les satisfaire, l'Église avait souvent plus à payer que ne valait le bien. Il fallut qu'après saint Louis, Philippe III et Philippe le Bel réglassent cette matière : Philippe III, en ordonnant que le payement fait à trois seigneurs libérerait l'Église de toute autre réclamation ; Philippe IV, en déterminant le montant des droits dus à la couronne[10].

Saint Louis avait donné des garanties aux acquisitions de l'Église. Il lui vint aussi en aide contre les usurpations dont elle était l'objet.

La dîmé avait été attribuée à l'Église au cinquième et au sixième siècle, par une application faite au clergé de la loi que Moïse avait établie en faveur des Lévites, lorsqu'en leur refusant leur portion de territoire dans la terre promise pour les consacrer au servie, du culte, il leur avait, par compensation, assuré une part dans les fruits du travail des autres tribus. Mais les seigneurs, en plus d'un lieu, s'étaient emparés des dîmes comme des divers bénéfices ; quelquefois même l'Église, à l'exemple des petits propriétaires d'aleu, les avait cédées volontairement pour acheter à ce prix leur protection : c'est ce que l'on appelait dîmes inféodées. Il y avait donc tout à la fois dans ces inféodations contrainte et contrat volontaire. C'était le fruit de l'usurpation ou le prix de services rendus : aussi l'Église, au temps où elle se trouvait le plus en mesure de rétablir son droit par elle-même, avait-elle transigé. Les dîmes inféodées antérieurement au concile de Latran de 1179, furent reconnues ; on n'abolit que celles qui étaient d'une époque postérieure. Mais la difficulté n'était pas là ; elle était dans les prétentions des seigneurs intermédiaires. Si un seigneur restituait une dîme, le suzerain prétendait la reprendre pour lui-même. Ainsi toute restitution était précaire ; et tel qui en eût volontiers fait largesse à l'Église, en était détourné par la pensée que sa renonciation n'eût profité qu'à un autre seigneur. Après la conquête du Languedoc, le légat prit occasion de la victoire pour y affranchir les églises de cette servitude. Au traité de Paris (1229), qui transféra une partie des domaines du comte de Toulouse au roi, il fut stipulé que les dîmes inféodées seraient abolies dans les provinces cédées. Le roi voulut étendre, autant que possible, le bénéfice de cette mesure aux autres églises de France. Il déclara qu'il renonçait à ses droits comme suzerain dans tout le royaume et il permit aux autres d'en faire autant, sans recourir à l'autorité royale[11]. Il les y invitait par son exemple, et il ne pouvait faire davantage sans empiéter sur les droits d'autrui, limite que sa conscience lui commandait de respecter avant tout.

Il savait d'ailleurs maintenir son droit au besoin en même temps que celui des autres. Joinville raconte que, dans un parlement, saint Louis s'était vu assailli par les réclamations des prélats et qu'il lui avait raconté en riant comment il avait su leur tenir tête :

L'archevêque de Reims avoit dit au roi : Sire, que me ferez-vous pour la garde de Saint-Remi de Reims que vous m'enlevez ? Car par les choses saintes (reliques) de céans[12] je ne voudrois pas avoir [sur la conscience] un péché tel que vous l'avez, pour tout le royaume de France. —Par les choses saintes qui sont céans, fit le roi, vous en feriez autant pour Compiègne, à cause de la convoitise qui est en vous. Or, y a-t-il là un parjure ?L'évêque de Chartres me requit, fit le roi, que je lui fisse rendre ce que je retenois du sien. Et je lui dis que je ne le ferois pas jusques à tant que mon dû fût payé. Et je lui dis qu'il m'avoit fait hommage ses mains dans les miennes, et qu'il ne se conduisoit ni bien, ni loyalement envers moi quand il me vouloit déshériter. — L'évêque de Châlons médit fit le roi : Sire, que me ferez-vous au sujet du seigneur de Joinville qui enlève à ce pauvre moine l'abbaye de Saint-Urbain ?Sire évêque, fit le roi, vous avez établi entre vous qu'on ne doit entendre en cour laïque aucun excommunié ; et j'ai vu par une lettre scellée de trente-deux sceaux que vous êtes excommunié. C'est pourquoi je ne vous écouterai pas jusques à tant que vous soyez absous. Et je vous montre ces choses, continue l'auteur, parce qu'il se délivra tout seul par son bon sens de ce qu'il avoit à faire. (Ch. CXXXVI.)

Le dernier trait se rapporte à une querelle de Joinville avec l'évêque de Châlons dont il est parlé au commencement du même chapitre. Les moines de Saint-Urbain avaient élu deux abbés : l'évêque de Châlons les chassa et en nomma un autre ; mais Joinville, qui avait en garde cette abbaye, s'opposa à cette nomination et fit prévaloir l'un des deux élus d monastère, l'abbé Geoffroi qui en avait appelé à Rome contre l'évêque. Cet abbé ne lui fut pas reconnaissant :

Il fit entendre, dit Joinville, à notre saint roi qu'il étoit en sa garde. Je requis au roi, qu'il fit savoir la vérité sur ce point, si la garde étoit sienne ou mienne. Sire, fit l'abbé, vous ne ferez pas cela, s'il plaît à Dieu ; mais retenez-nous en ordonnant qu'il soit plaidé entre nous et le seigneur de Joinville ; car nous aimons mieux avoir notre abbaye en votre garde qu'en la garde de celui à qui est l'héritage. Alors le roi me dit : Disent-ils vrai, que la garde de l'abbaye est mienne ?Certes, Sire, fis-je, elle ne l'est pas, mais elle est mienne. Alors le roi dit : Il peut bien être que l'héritage soit vôtre, mais que vous n'ayez aucun droit à la garde de cette abbaye. Mais il faudra si vous le voulez [dit-il à l'abbé], et selon ce que vous dites et selon ce que dit le sénéchal, qu'elle demeure ou à moi ou à lui. Je ne laisserai pas, pour ce que vous en dites, d'en faire savoir la vérité ; car si je le mettois dans l'obligation de plaider, je lui ferois tort à lui qui est mon homme, en mettant son droit en plaidoirie, duquel droit il m'offre de faire savoir la vérité clairement. Il fit savoir la vérité, ajoute le sénéchal, et la vérité sue, il me délivra la garde de l'abbaye et m'en bailla ses lettres. (Ibid.)

Tout en maintenant les prérogatives du pouvoir royal avec le droit des autres, le roi ;pavait d'ailleurs se montrer généreux lorsqu'il ne s'agissait que de son bien. Quand on voit les nombreuses donations qu'il fit à l'Église, les couvents et les hôpitaux qu'il fonda, les biens ou revenus qu'il affecta aux établissements déjà existants, on ne peut mettre en doute que la libéralité la plus large ne présidât en ce point à ses rapports avec le clergé. Nous reviendrons plus loin sur ces diverses fondations.

 

III. — Juridiction ecclésiastique.

L'Église ne se rattachait pas seulement au monde par la propriété, elle y tenait par la juridiction : non-seulement par cette juridiction spirituelle qui est l'exercice naturel de son autorité, mais par cette autre juridiction que lui avaient conférée sur la société même le droit impérial, la coutume du moyen âge et le rang qu'elle avait pris dans la féodalité. Ce sont en effet les empereurs chrétiens qui avaient introduit dans les Codes, sur le fondement d'ailleurs de l'Évangile[13], cette juridiction arbitrale des évêques comme une juridiction tout équitable. Ce sont les rois des deux premières races qui avaient reconnu le droit du clerc à n'être jugé que par des clercs ; et sous le régime qui se développa de la seconde race, à la troisième, le prélat pourvu d'un bénéfice avait dû naturellement exercer les droits inhérents à la terre dont il était seigneur.

En cette matière et par suite de cette association de deux droits différents, la confusion était facile, les empiétements possibles, et les conflits par conséquent à redouter.

L'Église avait juridiction absolue dans le domaine purement religieux : schisme, hérésie, etc. C'est en ce siècle que naquit l'inquisition, à l'occasion des Albigeois : institution redoutable, à laquelle les Dominicains furent attachés presque dès l'origine de leur ordre, et qui eut alors son siège à Carcassonne[14]. Elle avait aussi juridiction en matière de mariage, de blasphème et d'usure, actes rattachés à la loi religieuse par l'accomplissement ou l'infraction de cette loi : le mariage par le sacrement ; le blasphème et l'usure par le péché. Elle prétendait même attirer à elle toute convention faite sous la foi du serment, en raison du serment. A ce titre, elle avait voulu se faire juge des causes féodales, dont le serment est la base. Mais Philippe Auguste s'y était opposé, et elle y avait dû renoncer[15]. A défaut de juridiction sur les fiefs, elle avait au moins juridiction sur les clercs, juridiction exclusive, non-seulement en matière de discipline — elle était là chez elle et n'y faisait point défaut, comme on le voit par le Journal des visites d'Eude Rigaut, archevêque de Rouen[16] —, mais encore en matière criminelle, ce qui prêtait à plus d'un abus : le simple tonsuré était clerc ; même des bourgeois, au moyen de la tonsure, prétendaient échapper à. la justice ordinaire[17]. Mais en matière civile, sa juridiction n'était reconnue que si elle était invoquée ou agréée par les parties ; et c'est ici que le pouvoir laïque avait à se tenir en garde contre ses empiétements.

L'homme, aux principales époques de la vie, à la naissance, au mariage, à la mort, était justiciable de l'Église ; et chacune de ces époques pouvait donner lieu à des actions diverses. La naissance donnait ouverture aux questions de filiation et de légitimité ; le mariage à celles de parenté, etc. ; la mort, aux testaments. L'Église avait d'ailleurs action, en vertu de son droit propre, sur les biens des clercs, les dîmes, les dons et aumônes faits aux églises ; sans parler de la garde et de la police des lieux saints. Elle intervenait, en raison de son droit de patronage, pour défendre les biens des veuves, les biens et les personnes des croisés, et l'on a vu tout à l'heure d'autres cas, même de droit commun, abandonnés à sa juridiction[18].

Saint Louis maintint au clergé tous ses droits légitimes. Il lui maintint ceux que l'usage lui reconnaissait, même au delà des limites où il paraîtrait naturel de les restreindre : ainsi dans les questions de famille, de mariage, de testament, dans les crimes d'usure, etc. ; mais il s'opposa aux usurpations et soutint ses barons dans la résistance qu'ils y voulurent faire, en 1235, en 1246[19]. En résumé, respect des droits de l'Église, non-seulement spirituels, mais temporels ; sollicitude pour tous ses intérêts, empressement à faciliter les acquisitions qu'elle voulait opérer et les restitutions qu'on lui voulait faire ; abandon quant à lui de ce qu'il pouvait tenir de cette origine, et concession gratuite du plus net des revenus royaux ; respect de son autorité ; protection à sa juridiction, même civile en un très-grand nombre de cas, voilà les règles constantes qu'il observa à son égard. Mais il ne souffrit pas qu'elle étendît ses prétentions au delà des limites où l'autorité royale eût été entamée, et il sut défendre, en matière temporelle, les droits du pouvoir civil contre ses menaces, quelque redoutables qu'elles fussent à un chrétien si plein de foi.

Le clergé avait pour se défendre une arme terrible : l'excommunication.

L'excommunication est un droit inhérent à la constitution même de l'Église et, on le peut dire, de toute société. Toute société doit pouvoir retrancher de l'association, exclure de son sein, quiconque refuse de reconnaître la loi commune. Seulement il était arrivé ceci : que le monde étant entré dans l'Église et la société civile s'étant confondue avec la société religieuse, l'Église avait demandé et obtenu du pouvoir laïque qu'il se fit l'exécuteur de ses arrêts[20]. Il en était encore résulté que par suite des intérêts acquis par l'Église dans la société civile, des biens dont elle avait la possession, de la juridiction qu'elle y exerçait, elle pouvait user aussi de son autorité spirituelle à l'appui de ses intérêts temporels et frapper d'excommunication, non plus seulement celui qui s'écartait de sa doctrine, mais celui qui se heurtait à elle sur une question de juridiction ou de propriété. Il y en eut en tout temps de fréquents exemples et l'on en a trouvé déjà sous le gouvernement de saint Louis lui-même. Qu'on se rappelle ses querelles avec les archevêques de Rouen et de Reims et avec l'évêque de Beauvais.

Sans méconnaître ce qui résultait naturellement de l'association étroite des deux sociétés, ni prétendre refuser à l'Église l'appui qu'elle réclamait du pouvoir séculier pour donner force à ses sentences, saint Louis n'entendait pas se faire l'instrument aveugle de toute exécution. Tout le monde a dans la mémoire la curieuse anecdote que Joinville avait entendu raconter et qu'il raconte lui-même. Un jour l'évêque d'Auxerre abordant le roi au nom de plusieurs autres prélats :

Sire, fit-il, ces archevêques et ces évêques qui sont ici, m'ont chargé de vous dire que la chrétienté déchoit et se perd entre vos mains, et qu'elle décherra encore plus si vous n'y avisez ; parce que nul ne craint aujourd'hui une excommunication. Nous vous requérons donc, Sire, de commander à vos baillis et à vos sergents qu'ils contraignent les excommuniés qui auront soutenu la sentence un an et un jour, afin qu'ils fassent satisfaction à l'Église[21]. Et le roi leur répondit seul, sans conseil, qu'il commanderoit volontiers à ses baillis et à ses sergents de contraindre les excommuniés ainsi qu'ils le requéroient, pourvu qu'on lui donnât la connaissance de la sentence pour juger si elle étoit juste on non. Et ils se consultèrent et répondirent au roi qu'ils ne lui donneroient pas la connaissance de ce qui afféroit au for ecclésiastique. Et le roi leur répondit à son tour qu'il ne leur donneroit pas la connaissance de ce qui lui afféroit et ne commanderoit point à ses sergents de contraindre les excommuniés à se faire absoudre, qu'ils eussent tort ou raison : Car si je le faisois, j'agirois contre Dieu et contre le droit. Et je vous en montrerai un exemple qui est tel, que les évêques de Bretagne ont tenu le comte de. Bretagne bien sept ans en excommunication, et puis il a eu l'absolution par la cour de Rome ; et si je l'eusse contraint dès la première année, je l'eusse contraint à tort[22].

 

IV. — Pragmatique sanction.

Saint Louis, tout en servant l'Église, resta donc à son égard dans une respectueuse indépendance et maintint la séparation des deux pouvoirs. Il soutint la noblesse contre les empiétements de la justice ecclésiastique, sans s'associer d-ailleurs à la vivacité de ses récriminations. Il tint la même conduite dans ses rapports avec la cour de Route.

On a donné comme un exemple éclatant de cette manière d'agir envers l'Église, un acte dont on rapportait la date à la fin de son règne et qui serait ainsi comme son dernier mot 'en cette matière : la pragmatique sanction de saint Louis.

Il faut en mettre le texte (traduit) sous les yeux du lecteur :

Louis, par la grâce de Dieu, roi de France,

En mémoire perpétuelle de la chose, voulant pourvoir au bon état et à la tranquillité de l'Église de notre royaume, à l'accroissement de la religion et au salut dès âmes chrétiennes, comme aussi obtenir la grâce et le secours de Dieu tout-puissant (sous l'autorité et la protection duquel notre royaume a toujours été placé et nous voulons qu'il le soit encore), par cet édit mûrement délibéré et valable à toujours, nous statuons et ordonnons :

1. Que les prélats des églises de notre royaume, les patrons et les collateurs ordinaires des bénéfices jouissent pleinement de leur droit et qu'à chacun sa juridiction soit conservée ;

2° Item que les églises, cathédrales et autres, de notre royaume aient intégralement les élections libres et tous leurs effets ;

3° Item nous voulons et ordonnons que le crime funeste de simonie qui ruine l'Église soit entièrement banni de notre royaume ;

4° Item que les promotions, collations, provisions et dispositions de prélatures, dignités et autres bénéfices et offices quelconques de notre royaume, se fassent conformément aux prescriptions, ordonnance et règlement du droit commun, des sacrés conciles de l'Église de Dieu et des anciens décrets des saints pères ;

5° Item nous défendons que les impôts et les charges très-lourdes d'argent mis ou à mettre par la cour romaine sur les églises de notre royaume et dont notre royaume est misérablement appauvri, soient levés ou recueillis en aucune sorte, si ce n'est pour cause raisonnable pieuse et urgente, ou par nécessité inévitable et du libre et exprès consentement de nous et de l'Église de notre royaume ;

6° Item les libertés, franchises, prérogatives droits et privilèges accordés par les rois, nos prédécesseurs d'illustre mémoire, et depuis par nous-même aux églises, monastères, lieux saints et aux religieux et ecclésiastiques de notre royaume, nous les renouvelons, louons, approuvons et confirmons par les présentes.

Par la teneur desquelles mandons et ordonnons expressément à tous nos justiciers, officiers et sujets ou lieutenants présents et futurs, et à chacun d'eux selon qu'il lui appartiendra, d'observer, maintenir et garder diligemment et attentivement, et de faire observer, maintenir et garder inviolablement toutes les choses ci-dessus prescrites et chacune d'elles, de ne rien faire ou attenter, ni de laisser rien faire ou attenter à l'encontre, punissant, selon l'exigence des cas, ceux qui les transgresseraient ou y contreviendraient, de telle peine que cela serve d'exemple aux autres.

En témoignage de toutes ces prescriptions et de chacune d'elles nous avons muni les présentes lettres de l'apposition de notre sceau.

Donné à Paris, l'an du Seigneur 1268, au mois de mars (1269)[23].

Ce document est-il authentique ? C'est la première chose à voir.

Depuis le dix-septième siècle il est entré dans le domaine de la discussion. Son authenticité est le fondement de l'argumentation des gallicans. Bossuet l'admet et s'en appuie. Mais la question a été reprise de nos jours à un point de vue vraiment critique. L'authenticité de la pragmatique a été soutenue par le comte Beugnot, par le docteur Soldan, professeur au gymnase de Giesen. Elle a été combattue par Ch. Lenormant, par Raymond Thomassy, par le docteur Karl Kosen, et en dernier lieu par M. Gérin, dont le livre a fait l'objet d'un article fort savant de M. Viollet dans la Bibliothèque de l'école des Chartes[24]. C'est à cet article et à ce livre que nous renvoyons surtout et que nous emprunterons les principaux traits de notre exposé.

L'argumentation de R. Thomassy, reprise par M. Gérin, porte sur la pièce même et sur les témoignages dont elle a été l'objet.

Et d'abord, quant au document, on peut l'examiner dans le fond et dans la forme. Sur le fond, les adversaires remarquent : 1° que saint Louis paraît vouloir rétablir la pureté des élections canoniques : or, disent-ils, au treizième siècle le mal qu'il se fût agi de guérir n'existait pas ; 2° l'article 3 prohibe la simonie : or, il n'y avait pas de simonie alors ; 3° l'acte est un manifeste contre le Saint-Siège : or, rien de tel ne se passa en France, et saint Louis était avec le Saint-Siège dans des rapports qui rendent invraisemblable une pareille attitude. Quant à la forme de la pièce, tout y trahit le faussaire. La suscription Ludovicus.... ad perpetuam rei memoriam n'est pas usitée dans les actes de saint Louis. La formule ad perpetuam rei memoriam est du style de l'Église romaine ; et quant au mandement final universis justiciariis, officiariis, etc., il n'est pas plus que la suscription dans les habitudes de saint Louis[25].

A ces preuves intrinsèques les adversaires de la pragmatique joignent les preuves tirées des circonstances extérieures. La pragmatique de saint Louis n'est pas citée avant le quinzième siècle ; et cependant il y eut des occasions où, si elle eût existé, on ne s'expliquerait pas un pareil silence. Philippe le Bel ne l'allègue pas dans ses querelles avec Boniface VIII ; or quoi de plus fort à opposer au pape qu'une pièce émanée du roi dont ce pape même avait fait un saint. Ni Philippe le Bel ne la cite, ni les auteurs gallicans du quatorzième siècle. Elle n'est produite qu'au siècle suivant, et pour la première fois sous Louis XI, dans une consultation que lui donne Basin, évêque de Lisieux, quand ce prince voulut revenir sur le concordat qu'il avait conclu avec Pie II et rétablir la pragmatique publiée par Charles VII en 1439. Que faut-il en conclure ? C'est qu'elle n'existait pas avant le quinzième siècle ; et si elle fut l'œuvre des légistes de Charles VII (on ne saurait la faire remonter plus haut), cette œuvre, destinée à fortifier dans la suite, par un antécédent si vénérable, la pragmatique de ce roi, était alors trop nouvelle pour qu'il osât s'en appuyer.

Ces conclusions nous paraissent vraies, mais tous les arguments dont on les appuie ne sont pas de même valeur, et notamment ceux qui touchent au fond même de la pièce.

Ainsi : 1° dans les élections canoniques on ne signale pas au treizième siècle autant d'abus qu'au quatorzième et au quinzième. Mais il y en avait pourtant. Urbain IV en gémit. Il en gémit et il ne peut pas toujours s'en abstenir[26], et tout le monde en était complice. Les saints mêmes n'y échappaient pas, témoin la reine de Navarre Isabelle, fille de saint Louis[27].

2° La simonie ne donnait pas non plus des scandales tels qu'ils dussent provoquer un semblable manifeste, du moins à Rome. On ne saurait incriminer de ce chef Innocent III ni Grégoire IX, non plus qu'Innocent IV et leurs successeurs, contemporains de saint Louis. Mais si elle n'existait pas à Rome, ne la pourrait-on pas trouver ailleurs ? La pragmatique ne parle pas de Rome : elle est générale dans ses termes, et elle condamne ce que condamnent plusieurs des conciles du treizième siècle : le concile de Paris (1212), le grand concile de Latran (1215), les conciles de Béziers (1233, 1246)[28].

3° Quant aux levées d'argent faites par la cour de Rome, on prétend que les décimes exigées du clergé ont été imposées par le Saint-Siège à la requête du roi, et perçues par le roi. Cela est généralement vrai pour la croisade : mais en plusieurs autres occasions, il y eut des levées faites pour le pape lui-même. En 1240, le concile de Senlis accorde au pape le vingtième des revenus de la province de Reims ; en 1247, une lettre d'Innocent IV mande au légat de suspendre la levée du subside destiné à Borne tant que les décimes du roi ne seront point perçues ; en 1263, le pape sollicitait du roi un centième à lever sur le clergé, pour le secours de la Terre Sainte ; en 1265, un autre subside était réclamé du clergé de France par Clément IV, en raison des nécessités de l'Église et de l'expédition de Charles d'Anjou. En 1262, les évêques de France, réunis dans un synode à Paris, avaient refusé un autre subside, alléguant qu'il n'était motivé par aucune guerre : ils déclarèrent au légat que l'Église de France supportait depuis trop longtemps des charges au-dessus de ses forces ; et, dans le nombre, ils signalaient avec les décimes affectées aux croisades, les subsides particulièrement destinés à la cour de Rome. L'impôt fut payé, et un texte pourrait faire croire que cette fois il le fut au profit du roi[29]. Mais on en fit néanmoins un grief à Rome ; et cette levée inspira à un religieux une plainte dont la violence rappelle le style de Matthieu Paris :

Comment fut faite cette levée de deniers, dit-il, notre Seigneur Jésus le sait. Ce cardinal était Français par sa naissance ; il était chancelier du roi et trésorier de l'église de Tours, mais il connaissait parfaitement les usages de Rome pour ronger et dévorer les bourses, etc.[30]

L'auteur à qui nous empruntons ces textes cite plusieurs autres exemples encore. L'Église de Reims, dans son irritation contre les exactions romaines, menaçait presque de faire un schisme. Elle prétendait que la séparation de l'Église grecque n'avait pas d'autre cause ; elle se disait prête à braver les excommunications, et déclarait que la rapacité de Rome ne cesserait que le jour où le clergé serait las d'obéir. C'est par une lettre de Clément IV que l'écho de ces plaintes est arrivé jusqu'à nous[31].

Ainsi les raisons de fond contre la pragmatique ne sont pas péremptoires. Il y eut au treizième siècle des abus dans les élections ecclésiastiques ; il y eut des cas de simonie assez nombreux, au moins en dehors de Rome, pour provoquer les décisions des conciles ; il y eut des levées d'argent assez fréquentes au profit même de Rome, pour exciter les plaintes les plus amères du clergé. Quant aux raisons tirées du caractère et de la conduite de saint Louis[32], il faut distinguer. Saint Louis était, comme chrétien, plein de déférence et de vénération à l'égard du Saint-Siège. Mais il n'était pas disposé à lui rien céder sur ce qu'il croyait être de son devoir de roi. On a vu tout à l'heure sa manière d'agir en matière d'excommunication. Il n'y a rien à induire à l'encontre, ni du texte des Établissements (I, CXXIII), qui n'est pas une loi de saint Louis, ni de l'ordonnance de 1229, rendue pendant sa minorité : ordonnance spéciale au Languedoc, mal exécutée d'ailleurs, et qui n'eut rien d'analogue en aucun autre point de la France. Grégoire IX demanda bien que l'on contraignît les hérétiques à satisfaire ; mais il n'en fit pas une obligation là où l'usage n'en était pas établi[33]. Il faut d'ailleurs observer que les articles 1 à 4 ne sont pas dirigés spécialement contre la cour de Rome, mais contre des excès que la cour de Rome elle-même eût poursuivis de la même sorte. Quant à l'article 5 relatif aux exactions romaines, les défenseurs de la pragmatique ont eu quelque raison de noter en sa faveur la date qu'elle porte : c'est l'an 1269, époque où le Saint-Siège était vacant, où les exactions romaines sont constatée par d'autres documents, par exemple en Languedoc ; saint Louis aurait donc pu fort bien, sans manquer de respect au pape, puisqu'il n'y en avait pas, réprimer des excès dont l'honneur du Saint-Siège même aurait eu à souffrir.

Mais si le caractère de saint Louis et les règles qu'il a toujours suivies si scrupuleusement dans sa conduite ne sont pas en contradiction avec ce qui est le fond de la pragmatique, ce n'est pourtant pas une raison pour la lui rapporter. Il est inadmissible qu'il ait fait un pareil acte sans se concerter avec la cour romaine, sans tâcher du moins, au préalable, de l'amener à une transaction. Or il n'y a nulle trace de négociations semblables dans l'histoire. En outre, les objections sur la forme de ce document subsistent tout entières : et à elles seules elles suffiraient pour le faire rejeter.

Ajoutez tous les arguments tirés des circonstances extérieures. Pour que la pragmatique n'ait pas été citée dans un temps où les rois, où les juristes auraient eu le plus d'intérêt à l'opposer à Rome et au clergé, il faut qu'elle n'ait pas existé.

C'est donc un acte qui a été supposé au temps où il commence à se produire. Il a été fabriqué au quinzième siècle, et nous avons dit dans quel intérêt. Ceux qui l'ont invoqué depuis n'ont pas soupçonné les difficultés qu'il y avait à l'admettre, ou se sont laissé séduire par les côtés qui répondaient à leur manière de voir, leurs sympathies gallicanes dominant leur critique. Mais dans l'intérêt même des causes que l'on juge les plus excellentes, il faut se garder de faire usage de mauvais arguments. C'est une recommandation qu'il est bon de suivre en tout temps et sur tout sujet.

La déférence de saint Louis pour le Saint-Siège n'allait pas d'ailleurs jusqu'à lui subordonner toute sa politique, et prendre aveuglément parti pour lui : témoin toute sa manière d'agir dans le différend de la papauté avec la maison des Hohenstaufen. Nous avons dit sa conduite pleine de ménagement et de prudence dans la querelle d'Innocent IV et de Frédéric II. Il ne se laissa pas entraîner davantage dans la lutte soutenue par les successeurs d'Innocent IV contre les descendants de Frédéric en Italie, quelque intérêt qu'il y pût trouver pour lui ou pour sa maison, comme nous le verrons plus loin dans la suite de l'histoire.

 

 

 



[1] Les sujets traités dans les chapitres qui vont suivre (pouvoir royal, clergé, noblesse, villes et campagnes ; administration générale, finances, guerre et justice ; sciences, lettres et beaux-arts) mériteraient de faire l'objet chacun d'un ouvrage spécial ; et ces ouvrages ont été faits pour la plupart. Le lecteur m'excusera, je l'espère, de n'en avoir esquissé que les traits généraux dans cette histoire, et il me saura gré d'avoir mieux aimé le renvoyer aux livres où il en est parlé avec le plus d'autorité.

[2] Baillis de Vermandois, de Sens, de Mâcon et de Saint-Pierre-le-Moutier. — Voy. Ordon., t. I, p. 19 (1190).

[3] N. de Wailly, Éléments de paléographie, t. I, p. 218 et suiv. ; L. Delisle, Catalogue des actes de Philippe Auguste, introd. § X, p. LXXIX.

[4] Nous ne faisons qu'indiquer ici ces offices pour donner une vue d'ensemble sur les agents de l'autorité royale. Nous y reviendrons un peu plus bas, pour dire les devoirs qui s'y rattachaient sous saint Louis et mieux définir ce qu'ils étaient ou devaient être, avant que nous entrions dans le détail de l'administration à laquelle ils étaient employés.

[5] Voy. le savant ouvrage de M. Boutaric : Saint Louis et Alfonse de Poitiers (p. 435, 437), ouvrage qui traite plus d'Alfonse de Poitiers que de saint Louis, mais qui renferme sur l'administration au treizième siècle en général les détails les plus circonstanciés, puisés aux sources originales. Voy. aussi un autre livre du même auteur : la France sous Philippe le Bel, livre qui prend nécessairement son principe dans la France sous saint Louis ; et un ouvrage plus spécial de M. Félix Faure, Histoire de saint Louis. On y trouve sur l'administration de saint Louis un chapitre fort étendu auquel nous aurons plus d'une occasion de renvoyer.

[6] Il y a aux archives un assez grand nombre de lettres adressées par les chapitres au roi pour lui demander la permission de nommer leur évêque. Voy. par exemple pour le siège de Séez (février 1258, Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 4398). C'était si bien l'usage, que saint Louis, dans la lettre qui confère la régence à sa mère à son départ pour la croisade (juin 1248), lui donne les pouvoirs de conférer les bénéfices vacants, de recevoir les serments de fidélité des évêques et des abbés, de donner mainlevée des régales, de permettre aux chapitres et aux monastères de faire leurs élections (Ordonn., t. I, p. 60).

[7] Sur la conduite d'Alfonse en pareille matière, voy. Boutaric, Saint Louis et Alfonse de Poitiers, p. 457. Quant au cumul, tout le monde ne partageait pas les scrupules de saint Louis et l'on trouvait de bonnes raisons pour le justifier en certains cas : c'est ainsi que dans une Vie de saint Erkembodon, abbé de Sithieu et évêque de Thérouenne, attribuée à Jean d'Ypres, abbé de Saint-Bertin, on le félicite d'avoir su par là joindre la vie de Marthe à celle de Marie, garder Lia et Rachel : Sic utrobique ad pulchræ Rachelis amplexus anhelabat, ut de fecunditate Liæ multiplicem procreare sobolem non desisteret. (Hist. litt., t. XVIII, p. 111). Avouons pourtant que c'est de la polygamie, et que la polygamie est un cas peu chrétien.

[8] Geoffroi de Beaulieu, ch. XX dans les Histor. de Fr., t. XX, p. 12.

[9] Établiss. de saint Louis, I, CXXV.

[10] Ordonn., t. I, p. 303 et 322 ; Félix Faure, t. II, p. 283-285.

[11] Ordonn., t. I, p. 102. Voy. F. Faure, Hist. de saint Louis, t. II, p. 285-288. L'archevêque de Rouen avait des moulins et y prélevait une dîme qui occasionnait de fréquentes émeutes. Saint Louis les racheta au prix de domaines considérables et les donna à la ville. (Regestrum visitationum archiepiscopi Rotomagensis (1248-1269), éd. Bonin, 1847, in-4°, p. 75, not.)

[12] Il s'agit des reliques de la Passion qui étaient déposées dans la Sainte-Chapelle.

[13] Matthieu, XVIII, 15-17.

[14] On ne s'étonnera pas de trouver dans les pièces d'archives un assez grand nombre d'actes contre les hérétiques, surtout pour les diocèses du Midi. Le 29 avril 1248, Innocent IV écrit à l'évêque d'Agen pour qu'il fasse diligemment enquête contre les hérétiques ; le 30, pour qu'il les fasse punir (Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 3649, 3651) ; le 10 juin 1250, autre lettre du même pape à l'archevêque de Narbonne et à ses suffragants dans le même sens (ibid., n° 3877) ; le 11 mai 1252, lettre aux évêques du comté de Toulouse pour qu'ils aident les frères Prêcheurs dans l'extirpation de l'hérésie (ibid., n° 4000). La chancellerie du comté de Toulouse, sous Alfonse, provoquait elle-même à ces mesures, comme on peut l'induire d'un projet de bulle au nom d'Innocent IV, non scellé, à l'adresse des frères Prêcheurs de Paris, mais à l'intention des hérétiques des domaines du comte de Poitiers et de Toulouse, projet qui est resté dans ses archives. Au dos, une main sympathique y a figuré la victime au milieu des flammes (ibid., n° 4110). Il y a une bulle du Il juillet 1254, scellée cette fois par Innocent IV, à la même fin (ibid., n° 4111). Les frères Prêcheurs de Paris avaient, comme on le voit, action jusque sur les terres du comte de Toulouse : c'est ce qui résulte encore d'une bulle d'Alexandre IV du 12 juin 1257 (ibid., n° 4347). D'autres fois les terres du comte de Toulouse sont exceptées de la mission qui leur est donnée (13 décembre 1255, 9 novembre 1256, ibid., n° 4224 et 4301). Voy. d'autres lettres pontificales relatives à l'inquisition à Paris (7 décembre 1255 et 13 avril 1258, ibid., n° 4221 et 4406). Le Nord vit moins d'exécutions que le Midi, mais il y en eut une terrible : celle du Mont-Aimé, en Champagne, où cent quatre-vingt trois hérétiques, hommes et femmes furent brûlés sous les yeux du comte Thibaut le Chansonnier (1239).

[15] Ordonn., t. I, p. 140, et Concile de Melun en 1225. Labbe, Conc., t. VII, p. 345, et Boutaric, la France sous Philippe le Bel, p. 71.

[16] Regestrum visit. archiep. Rotom. Nous y reviendrons plus tard.

[17] On reproche à l'Église ces abus ; on ne lui tient pas compte des efforts qu'elle faisait pour les réprimer. Elle était la première à les proscrire. Une lettre d'Alexandre IV à l'évêque de Langres (Viterbe, 25 février 1258) lui prescrit de priver des immunités ecclésiastiques les clercs qui ont des femmes ou qui font le commerce (Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 4392). Les Églises de France appliquaient d'ailleurs d'elles-mêmes ces principes : Le 29 d'aoust (1267), dit Tillemont, il se tint un concile de la province de Rouen à Pont-Audemer, où l'on ordonna que les clercs mariés et non mariés seraient avertis juridiquement de porter la tonsure et l'habit clérical, et de s'abstenir de tout trafic séculier, particulièrement de ceux qui seroient moins honnêtes, déclarant que l'Église n'empêcheroit point que ceux qui n'obéiroient pas ne fussent soumis aux impositions et autres charges dés laïques, et ne fussent arrestés et punis par les juges civils, s'ils commettoient quelque crime. Il déclare aussi que l'Église souffrira que les clercs mariés soient traités par les seigneurs comme les laïques. Il dénonce enfin aux ecclésiastiques et aux croisés qu'ils prennent bien garde à ne pas abuser de leurs privilèges, parce que les prélats veilleront avec soin à punir ces abus. (T. V, p. 42.) Quant aux vrais clercs, on peut voir combien l'Église tenait à son privilège par cette réponse du pape Alexandre IV à la requête de saint Louis : Il lui mandoit, dit Tillemont, le 12 janvier de cette année (1260) qu'il souffriroit qu'il fist arrester les clercs notoirement coupables d'homicide ou de quelque autre crime énorme, ou qui en seroient publiquement diffamés, lorsqu'il y auroit lieu de craindre qu'ils ne s'échappassent, pourvu qu'il le fist non pour exercer aucune juridiction sur ces clercs, mais pour les rendre à l'Église lorsqu'elle les demanderoit. Il luy accorde qu'il ne soit point excommunié pour cela, sans néanmoins approuver qu'il le fist, ni luy en donner même la permission (t. IV, p. 225). — La bulle est enregistrée au Trésor des Chartes, Reg. XXX, f 4° verso.

[18] Voici un cas de tutelle bien plus étrange. Le 11 avril 1258, Alexandre IV accorde à saint Louis de donner en aumônes aux pauvres les biens dont les maîtres légitimes sont inconnus (Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 4404 ; cf. 4405, 13 avril).

[19] Tant que les tribunaux laïcs furent mal organisés, dit M. Boutaric, les cours ecclésiastiques jouirent d'une faveur méritée. Mais c'est justement à partir de saint Louis, c'est-à-dire quand les juges royaux offrirent toutes garanties, que la juridiction de l'Église s'accrut dans des proportions incroyables. On ne peut attribuer ce fait bizarre aux concessions du saint roi, qui sut toujours séparer le temporel du spirituel, mais à l'influence du clergé sur le peuple et peut-être aussi à la plus grande moralité des officialités. (Boutaric, la France sous Philippe le Bel, p. 81).

[20] On en voit un grand nombre d'exemples dans Albéric des Trois-Fontaines, notamment en l'an 1239 (Hist. de France, t. XXI, p. 624 ; cf. p. 611, 618, etc.)

[21] C'est la règle prescrite dans les Établissements de saint Louis, qui ne sont pas un code de saint Louis (nous y reviendrons plus bas) mais qui donnent la coutume de son temps. La saisie des biens était seule autorisée pour dettes et non l'arrestation de la personne (Établis., I, CXXIII).

[22] Joinville, ch. CXXXV. L'abus de l'excommunication fut tel, qu'à la fin du moyen âge, dit M. L. Delisle, la plupart des fidèles se riaient en quelque sorte des censures qui, peu de temps auparavant, abattaient l'orgueil des plus puissants monarques et frappaient d'épouvante des royaumes tout entiers. (Études sur l'agriculture normande au moyen âge, p. 118.)

[23] Voy. Gérin, les Deux pragmatiques sanctions, p. 1-3.

[24] T. XXXI (1870), p. 162-193.

[25] Gérin, les Deux pragmatiques attribuées à saint Louis, p. 47 et suiv., 172 et suiv., 2e édit. in-12° ; Viollet, l. l., p. 164.

[26] Veruntamen licet firmiter in nostro disposuerimus animo usque ad unum annum in ecclesiis Franciæ, quum eas plurimum gravaverimus, et earum prælati scandalizentur de hoc plurimum et turbentur, nemini providere.... (Ms. Moreau, 1208, f° 126 verso, 127 recto, cité par M. Viollet, l. l., p. 168).

[27] Viollet, ibid.

[28] Viollet, ibid., p. 169.

[29] Centesima superius dicta quam rex habuit (Chron. de Limoges dans les Hist. de Fr., t. XXI, p. 767).

[30] Viollet, l. l., p. 172.

[31] Viollet, l. l., p. 173.

[32] Gérin, les Deux pragmatiques, p. 188 et suiv.

[33] Viollet, l. l., p. 177-184.