SAINT LOUIS ET SON TEMPS

 

TOME PREMIER

APPENDICES.

 

 

I — LETTRE DE HENRI III À L'EMPEREUR FRÉDÉRIC II (19 septembre 1242).

Il peut être curieux de comparer au récit de nos historiens la façon dont Henri III racontait lui-même sa triste campagne de 1242. Sa lettre à l'empereur Frédéric montrera en même temps quelles espérances il gardait et où il cherchait de nouvelles alliances. Après lui avoir fait savoir comment, venu en Poitou à l'appel du comte de la Marche, il a vainement réclamé du roi de France satisfaction pour des violations de la trêve et s'est vu forcé de la dénoncer, il continue :

La trêve étant ainsi rompue par la faute du roi de France, nous avons, du conseil de tous nos fidèles, commencé à lui faire la guerre ; et nous sommes certain que notre expédition eût été heureuse avec la grâce divine, si ledit comte et les autres de notre parti du Poitou nous avaient fidèlement aidé et fermement soutenu ; mais le contraire est arrivé, comme cela paraîtra clairement par ce qui suit.

Nous avançant donc de Pons jusqu'à Saintes, où nous sommes resté quelques jours, nous sommes venus ensuite jusqu'à Tonnay, sur la Charente, où les nôtres entrèrent pour incommoder le roi, qui assiégea les châteaux dudit comte et de ses gens, et s'en empara selon sa volonté ; et cela n'est pas étonnant, car le comte a laissé ces châteaux et les autres dépourvus de bonnes troupes et de toute autre munition. Pendant que nous demeurions dans notre camp près de Tonnay, nous avons traité avec Geoffroi de Rancon, seigneur de Taillebourg, qui s'obligea à revenir à notre service et à notre foi, et dans cette espérance nous lui avons accordé une trêve promettant de ne point l'attaquer. Nous sommes venu alors avec toute notre armée devant la ville de Taillebourg, et là nous avons dressé nos tentes dans la prairie ; nous pouvions ou prendre la ville avec le château si nous avions passé la Charente à Tonnay, ou, demeurant devant Taillebourg, détruire le pont de la ville, en sorte que le roi de France, qui était de l'autre côté du fleuve, n'eût point passage vers nous, si, par les perfides intrigues dudit comte de la Marche et de Renaud de Pons, note ne nous en étions rapporté à Geoffroi de Rancon. Comptant donc que ledit Geoffroi reviendrait à notre foi, comme il nous en avait donné l'espérance, nous sommes retourné à Saintes ; mais, pendant que nous y demeurions, infidèle et oublieux de sa promesse, il s'est plus fortement attaché au roi de France contre nous. Quant à nous, apprenant que le roi approchait de l'autre côté du fleuve vers Taillebourg, nous y sommes revenu pour lui fermer le passage du fleuve ; mais comme nous ne le pouvions faire, parce que nous avions amené avec nous peu d'hommes d'armes de notre nation d'Angleterre et à cause de la puissance du roi que nous voyions bien supérieur à nos forces, du conseil de tous nos fidèles nous sommes revenu à Saintes.

Le jour de Sainte-Marie-Madeleine, après que ledit roi eut passé le pont de Taillebourg, ses gens, comptant bien occuper la ville de Saintes où nous étions, tandis que les nôtres étaient à table ou endormis, s'y portèrent impétueusement et en grande force ; mais les nôtres, Dieu soit béni, quoique surpris à l'improviste, sortirent à leur rencontre et leur résistèrent vigoureusement en face. Il y eut là un engagement sérieux et un très-fort combat où plusieurs de l'armée du roi de France furent tués, plusieurs blessés et plusieurs faits prisonniers. Des nôtres il y en eut de même quelques-uns de pris et quelques-uns de blessés. Enfin, comme nos adversaires sentaient qu'ils ne pouvaient prévaloir sur nous, ils retournèrent tout confus à leurs tentes. Pour nous, étant resté encore le lendemain à Saintes, nous primes ensuite la résolution de nous retirer vers Pons. Le comte de la Marche ayant délaissé la ville et le château de Saintes sans défenseurs ni autres munitions, le roi de France, après notre retraite, y entra aussitôt comme dans une ville abandonnée et sans défense. Et comme nous voyions que le séjour de Pons nous était moins sûr à cause de l'approche du même roi, nous avons pris le chemin de Barbezieux, laissant à Pons une bonne et suffisante garnison. Mais incontinent, et aussitôt après que nous fûmes sorti de la ville, Renaud de Pons, nous disant adieu et nous donnant le baiser de Judas, manifesta en fait la fraude qu'il avait méditée, et le comte de la Marche fit de même, adhérant au roi de France ; en sorte que, si nous ne nous étions soustrait à leur révolte et à leur malice réfléchie, en marchant tout le jour avec notre armée vers Blaye, ils nous eussent livrés, nous et tous les nôtres, aux mains dudit roi, comme ils l'avaient criminellement projeté : peu soucieux de leur renommée et de leur bonne foi, et violant le pacte qu'ils avaient conclu avec nous.

Nous donc, comme, nous ne pouvions demeurer davantage, sans péril pour notre personne et pour tous ceux qui étaient avec nous, au milieu de cette nation perfide et sans pudeur du Poitou, nous nous sommes transporté en Gascogne, où notre cher parent, Raymond, comte de Toulouse et de la Marche. de Provence, nous est venu trouver de sa personne et a traité avec nous sur le rétablissement de nos affaires et les mesures à prendre dans la situation. Après avoir passé la Gironde, en laissant. une bonne garnison à Blaye, nous nous sommes arrêté en face de cette ville, parce que le roide France était venu avec une armée pour l'assiéger. Mais étant resté à deux milles de la ville, pendant quinze jours environ, dans son camp, il n'a pas osé en approcher de plus près, bien que ses troupes eussent eu de forts engagements avec notre garnison, et ainsi il a fini par retourner dans son pays.

Nous avons cru devoir informer de ces choses Votre Magnificence Impériale, vous priant instamment, si quelque autre bruit de nature à faire tort à notre réputation dans cette affaire était venu à vos oreilles par l'imposture de quelque rival, de le tenir pour frivole et contraire à la vérité.

En outre, nous voulons faire connaître à Votre Sérénité que nous pourrions compter en Bourgogne plusieurs amis puissants qui nous soutiendraient volontiers avec force dans nos besoins, si le comté de Bourgogne était aux mains d'un autre que le duc de Bourgogne. Veuillez y aviser, s'il vous plaît, pour notre profit, que vous pouvez regarder comme un accroissement de votre honneur. Présent le roi à Bordeaux, le 19e jour de septembre.

(Royal and other historical letters illustrative of the reign of Henry III, t. II, p. 25.)

 

II. — RÉCIT DE FRÈRE SALIMBENE, DE L'ORDRE DES FRÈRES MINEURS, SUR SAINT LOUIS PARTANT POUR LA CROISADE (1248).

 

L'an du Seigneur 1248, vers la fête de la Pentecôte ou après, je me rendis d'Auxerre au couvent de Sens, parce qu'on y devait célébrer le chapitre provincial de France, et que le seigneur Louis, roi de France, y allait venir ; et comme le roi de France était sorti de Paris et venait au chapitre, lorsqu'il approcha de la maison, tous les frères mineurs sortirent à sa rencontre pour le recevoir honorablement. Et frère Rigaud, de l'ordre des frères mineurs, maitre et professeur de Paris (magister cathedratus Parisius) et archevêque de Rouen, revêtu des ornements pontificaux, sortit de la maison et allait en toute hâte vers le roi, le cherchant et disant : Où est le roi ? où est le roi ? et moi je le suivais, car il s'en allait seul et tout ébahi (attonitus), la mitre en tête et le bâton pastoral à la main ; il s'était mis en retard à se préparer, en sorte que les autres frères étaient déjà sortis et se tenaient çà et là sur la route, regardant devant eux pour voir le roi qui allait venir. Et je m'étonnai extrêmement en moi-même, disant : Certes j'ai lu plus d'une fois que les Gaulois Sénonais furent si puissants que sous le commandement de Brennus ils prirent Rome ; et maintenant leurs femmes, pour la plus grande partie, semblent n'être que des femmes de service. Si le roi de France était passé par Pise ou par Bologne, la fleur des dames de ces deux cités serait allée à sa rencontre. Alors je me rappelai que telle est la coutume des Français ; car en France il n'y a que des bourgeois qui habitent les villes : les chevaliers et les nobles dames demeurent dans leurs maisons de campagne et dans leurs terres.

Le roi était mince et grêle, maigre et assez long (grand)[1], ayant un air angélique et un visage plein de grâces. Et il venait à l'église des frères mineurs, non dans la pompe royale, mais en habit de pèlerin, ayant l'escarcelle et le bourdon de pèlerin au col : digne ornement des épaules royales[2]. Et il venait non à cheval, mais à pied, et ses frères, qui tous trois étaient comtes, le premier appelé Robert, le dernier Charles, qui a fait des choses grandes et très-dignes de louanges, le suivaient avec la même humilité et dans le même habit. Le roi n'avait cure de l'escorte des nobles, mais bien plutôt des prières et des suffrages des pauvres ; et en vérité on pouvait plutôt le dire moine pour la dévotion du cœur, que chevalier quant aux armes de guerre. Il entra donc dans l'église des frères, et s'étant très-dévotement mis à genoux, il pria devant l'autel. Comme il sortait de l'église et qu'il se tenait encore sur le seuil, j'étais auprès de lui. On lui offrit et on lui présenta de la part du trésorier de l'église de Sens un grand brochet vivant dans un baquet de bois de sapin rempli d'eau que les Toscans appellent bigorna, où on lave et on baigne les enfants lorsqu'ils sont encore au berceau ; le brochet est tenu pour un poisson cher et de prix en France. Le roi rendit grâces tant à celui qui lui envoyait qu'à celui qui lui offrait ce présent. Quand nous fûmes réunis au chapitre, le roi se mit à nous parler de son entreprise, se recommandant lui et ses frères et notre dame la reine, sa mère, et toute sa compagnie, et fléchissant dévotement le genou, il demanda les prières et les suffrages des frères ; et quelques frères de France qui étaient près de moi, émus de dévotion et de piété, pleuraient comme sans consolation. Après le roi, le cardinal de la cour romaine, le seigneur Eudes, qui avait été chancelier [de l'église] de Paris et qui devait passer la mer avec le roi, prit la parole et ne nous dit que peu de mots. Après eux parla frère Jean de Parme, général de l'ordre, qui, par sa charge, avait devoir de répondre.

Le frère résume le discours où son général félicite le roi de ne demander aux religieux ni or ni argent, et lui promet largement les prières qu'il sollicite.

Le roi, continue-t-il, entendant ces paroles, remercia le général et agréa tellement sa réponse qu'il voulut qu'elle fût confirmée par des lettres scellées de lui, et il en fut ainsi. Ce jour-là, le roi fit la dépense et mangea avec les frères, et nous mangeâmes au réfectoire. Là mangèrent les trois frères du roi, le cardinal de la cour romaine, le général et frère Rigaud, archevêque de Rouen, le provincial de France, les custodes, les diffiniteurs et les frères discrets (discreti)[3] et tous ceux qui faisaient partie du chapitre et les frères hôtes que nous nommons forains. Le général, sachant qu'avec le roi était une noble et digne compagnie, à savoir : trois comtes, le cardinal-légat de la cour de Rome et l'archevêque de Rouen, ne voulut pas se mettre en évidence dans l'exercice de ses fonctions, quoiqu'il fût invité à s'asseoir auprès du roi ; mais il aima mieux pratiquer, en effet, ce que le Seigneur nous a appris par sa parole et par son exemple : la courtoisie et l'humilité. Frère Jean résolut donc de prendre place et s'assit à la table des humbles ; mais elle fut anoblie par sa présence, et plusieurs, édifiés par sa conduite, en prirent bon exemple.

Le bon religieux donne sur le repas des détails où l'on voit qu'il en avait gardé excellente mémoire :

En ce jour-là, dit-il, le roi accomplit l'Écriture, qui dit, Ecclésiastique, IV : Montre-toi affable à l'assemblée des pauvres. Donc, nous avons eu en ce jour d'abord des cerises, ensuite du pain très-blanc ; le vin, comme il convenait à la magnificence royale, était de choix et servi en abondance, et, selon la coutume des Français, il y en avait beaucoup qui invitaient et forçaient à boire ceux qui refusaient. Nous avons eu ensuite des fèves nouvelles cuites au lait, des poissons et des écrevisses, des pâtés d'anguilles, du riz avec du lait d'amandes et de la poudre de cannelle, des anguilles rôties avec une excellente sauce, des tourtes et des jonchées (crèmes), les fruits qu'il fallait, en abondance et convenablement, et tout cela fut offert avec courtoisie et servi avec prévenance.

Le lendemain le roi reprit sa route. Pour moi, le chapitre étant fini, je suivis le roi, car j'avais du général la permission d'aller en Provence pour y demeurer ; et il me fut facile de retrouver le roi, parce qu'il s'écartait souvent du grand chemin pour aller aux ermitages des frères mineurs et autres religieux établis çà et là, à droite et à gauche, afin de se recommander à leurs prières. Et il suivit cette conduite jusqu'à ce qu'il arrivât à la mer et s'embarquât pour la Terre Sainte. Comme je visitais les frères d'Auxerre, du couvent desquels j'avais été, j'allai un jour à Argilly, qui est un noble château en Bourgogne où l'on croyait que reposait alors le corps de la Madeleine. Le lendemain était dimanche. De grand matin le roi vint avec ses frères pour demander les suffrages des frères. Il avait laissé toute sa compagnie dans le château dont ses frères n'étaient pas très-éloignés ; il n'emmenait avec lui que ses trois frères et quelques sergents qui gardaient les chevaux. Ayant fléchi le genou et fait révérence devant l'autel, les frères du roi cherchaient des siégea et des bancs où ils pussent s'asseoir ; mais le roi s'assit par terre et dans la poussière comme je le vis de mes yeux, car cette église n'avait point de pavé. Il nous appela à lui, disant : Venez à moi, mes très-doux frères, et écoutez mes paroles. Et nous fîmes cercle autour de lui, nous asseyant avec lui par terre, et ses frères semblablement. Et il fit sa recommandation, et il demanda les prières et les suffrages des frères, selon la forme ci-dessus décrite. Et après la réponse qui lui fut faite, il sortit de l'église pour reprendre sa route. Et on lui dit que Charles priait avec ferveur ; et le roi s'en réjouit et il attendit patiemment que son frère dit prié avant de monter à cheval ; et les deux autres comtes, frères du roi, attendaient semblablement dehors avec lui. Charles était le plus jeune frère et comte de Provence (car il avait épousé la sœur de la reine) ; et il faisait beaucoup de génuflexions devant l'autel qui était dans l'aile de l'église, près de la sortie, et je voyais Charles priant avec ferveur et le roi près de la porte, au dehors, attendant avec patience, et j'en fus fort édifié. Après cela, le roi continua sa route, et ses affaires étant terminées, il se hâta vers la flotte qui lui était préparée. (Chron. Fr. Salimbene Parernensis, dans les Monumenta historica ad provincias Parmensem et Placentinam pertinentia, p. 93-97.)

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

 

 

 



[1] Subtilis et gracilis, macilentus, convenienter et longus.

[2] Habens capsellam et burdonem peregrinationis ad collum, qui optime scapulas regias decorabat.

[3] Voyez sur ses fonctions le Dictionnaire de Trévoux et le P. Héliot, Hist. des Ordres monastiques religieux et militaires, t. VII, p. 29-31.