SAINT LOUIS ET SON TEMPS

 

TOME PREMIER

CHAPITRE XII. — RETOUR DE SAINT LOUIS.

 

 

I. — Derniers temps du séjour du roi en Palestine. - Départ.

Saint Louis ne pouvait pourtant pas ajourner indéfiniment son retour. La France était en paix ; et l'on ne pouvait pas croire qu'aucun prince osât profiter de l'absence du roi pour l'attaquer lorsqu'il était absent pour une telle cause ; mais il y avait aux frontières des guerres qui pouvaient avoir leur contrecoup dans le royaume. Au midi, il y avait en Gascogne des troubles où les Anglais et les Castillans étaient mêlés : le roi d'Angleterre y était venu, et il avait contracté une alliance, qui pouvait un jour tourner contre la France, en faisant épouser à Édouard, son fils aîné, Éléonore, sœur d'Alphonse X, roi de Castille[1]. D'autre part, à la frontière du nord, une guerre acharnée, une guerre parricide avait éclaté entre les d'Avesnes et Marguerite de Flandre, leur mère, qui voulait assurer tout son héritage aux enfants de son second mariage, les Dampierre ; et le plus jeune frère du roi, Charles d'Anjou, venait d'intervenir, en faveur de la comtesse, dans cette lutte qui ouvrait de nouvelles perspectives à son ambition[2]. On écrivait donc de France au roi pour hâter son départ ; et un mot qu'il dit à Joinville lui fut un premier indice de ses dispositions en ce sens.

Joinville voulait profiter de son séjour en ces contrées pour aller en pèlerinage à Notre-Dame de Tortose, lieu très-vénéré, comme le premier où un autel ait été élevé en l'honneur de la mère de Dieu. Le roi le lui permit et lui dit en plein conseil de lui acheter cent pièces de camelin (étoffe de laine) de diverses couleurs, pour donner aux cordeliers quand on retournerait en France. Alors, dit Joinville, mon cœur se calma, car je pensois bien qu'il ne demeureroit guère. Quand le sénéchal revint, passant par Tripoli, ses chevaliers lui demandèrent ce qu'il voulait faire de ces camelins ; mais il se plaisait à les intriguer : Peut-être, faisait-il, les ai-je dérobés pour gagner. Le jeune comte de Tripoli (Boémond VI, comte de Tripoli, prince d'Antioche) lui fit grande fête et voulait lui faire de grands présents ; mais il n'accepta de lui que des reliques dont il fit part à saint Louis[3].

Cela peut-être donna lieu à l'aventure qu'il s'est plu à raconter. Il avait destiné à la. reine quatre pièces de camelin. Un de ses chevaliers les lui porta enveloppées dans une toile blanche :

Quand la reine, ajoute-t-il, le vit entrer dans sa chambre, elle s'agenouilla devant lui, et à son tour le chevalier s'agenouilla devant elle. Levez-vous, lui dit la reine, sire chevalier ; vous ne vous devez pas agenouiller, vous qui portez les reliques. — Madame, dit le chevalier, ce ne sont pas reliques, mais camelins, que monseigneur vous envoie. A ces paroles, la reine et ses damoiselles se prirent à rire, et la reine dit au chevalier : Dites à votre seigneur que mal jour lui soit donné, quand il m'a fait agenouiller devant ses camelins[4].

La reconstruction des murs de Sidon touchant à sa fin, le roi pouvait songer à son départ. Mais il ne voulait rien résoudre sans invoquer les lumières d'en haut. Il fit faire plusieurs processions et demanda au légat des prières, afin que Dieu lui donnât d'agir selon sa volonté. La résolution fut comme on la pouvait attendre. Après les processions, un jour que Joinville était assis avec les seigneurs du pays, saint Louis le fit appeler, et le légat lui dit : Sénéchal, le roi se loue beaucoup de votre service, et pour mettre, me dit-il, votre cœur à l'aise, il me charge de vous dire qu'il a arrangé ses affaires pour aller en France à cette Pâque prochaine qui vient. — Dieu, dit Joinville, lui en laisse faire sa volonté ![5]

Le légat qui lui transmettait cette bonne nouvelle avait souhaité jadis qu'on partît bien plus vite. Si on l'eût cru, le roi n'aurait fait que prendre terre à Saint-Jean-d'Acre au retour de l'Égypte et serait revenu en France avec ses frères et les premiers seigneurs. On se rappelle ses vives interpellations à Joinville qui était d'avis contraire, et son désappointement après la décision du roi[6]. Et maintenant qu'après un séjour de trois ans et plus on allait partir, il ne devait .pas être de ce voyage tant désiré. Quand il eut fait cette annonce à Joinville, il le pria de le suivre en son hôtel, il s'y enferma dans sa chambre avec lui, et lui prenant les mains entre ses mains : Sénéchal, dit-il, je suis très-joyeux, et je rends grâces à Dieu de ce que le roi et les autres pèlerins échappent du grand péril là où vous avez été en cette terre ; et le suis en grand chagrin de cœur de ce qu'il me faudra laisser votre sainte compagnie, et aller à la cour de Rome au milieu de ces déloyales gens qui y sont. Mais je vous dirai ce que je pense à faire : je pense encore à tant faire que je demeure un an après vous ; et je désire dépenser tous mes deniers à fermer (fortifier) le faubourg d'Acre, de sorte que je leur montrerai tout clair que je n'emporte point d'argent ; alors ils ne me courront pas à la main (ils ne courront pas après des mains vides)[7].

Il ne se faisait point d'ailleurs illusion sur l'avenir du pays auquel il voulait se consacrer encore. Un jour que Joinville lui parlait des désordres qu'un sien prêtre lui avait dénoncés : Nul ne sait autant que moi, dit-il, les péchés que l'on fait ici ; c'est pourquoi il faut que Dieu les venge de telle manière que la cité d'Acre soit lavée dans le sang de ses habitants et qu'il y vienne après d'autres gens qui y habiteront. — La prophétie du prudhomme est avérée en partie, dit Joinville qui écrit après avoir vu périr les derniers établissements des chrétiens ; car la cité est bien lavée dans le sang de ses habitants ; mais ceux-là n'y sont pas encore venus qui y doivent habiter ; et que Dieu les y envoie bons selon sa volonté ! — On a cessé de les attendre.

Saint Louis eût regretté de partir sans l'aveu des barons d'outre-mer. Ils se réunirent avec le patriarche et lui dirent : Sire, vous avez fortifié la cité de Sidon, celle de Césarée et le bourg de Jaffa, ce qui est d'un grand profit pour la Terre Sainte ; et vous avez renforcé beaucoup la cité d'Acre par les murs et les tours que vous y avez faits. Nous ne pensons pas que votre séjour puisse servir davantage au royaume de Jérusalem. C'est pourquoi nous vous conseillons d'aller en Acre au carême qui vient, et de préparer votre passage pour retourner en France après Pâques. Cet avis ôtait au roi ses derniers scrupules. Il avait déjà fait partir sa femme et ses enfants pour Tyr, sous l'escorte de Joinville. Il les y vint rejoindre et partit avec eux pour Acre, à l'entrée du carême[8].

Tout le carême fut employé à réunir et à équiper les vaisseaux qui, au nombre de douze ou quatorze, devaient l'emmener lui et les siens. Il ne se proposait de laisser derrière lui que cent chevaliers pour garder la ville d'Acre sous les ordres de Geoffroi de Sargines, brave seigneur, éprouvé dans les circonstances les plus périlleuses de l'expédition, et qui, comme lieutenant du roi, et bientôt comme sénéchal de Jérusalem, soutint glorieusement jusqu'à la fin en Orient le nom de la France. Saint Louis s'embarqua le 24 avril 1254, avec sa femme qui était grosse, et les trois enfants nés pendant la croisade : le légat, les barons et tout le peuple l'accompagnèrent jusqu'au rivage, le comblant de bénédictions[9].

 

II. — Périls et incidents du voyage.

On mit à la voile le lendemain, 25 avril, jour de la Saint-Marc. Le roi fit remarquer à Joinville que c'est à pareil jour qu'il était né : Et aujourd'hui vous êtes rené, dit Joinville ; car c'est bien naître une deuxième fois que d'échapper aux périls de cette terre[10].

La vie du roi, dans la traversée, fut ce qu'elle était dans toutes les positions où le plaçait la Providence. La prière, les bonnes œuvres, l'édification du prochain remplissaient ses journées. Il avait obtenu du légat la permission d'avoir le saint sacrement sur son navire. Il lui avait fait ériger, au lieu le plus honorable, un tabernacle ; devant s'élevait un autel où l'on faisait tous les jours les offices ; les reliques qu'il rapportait y étaient déposées. Après la messe il allait visiter les malades ; car il y avait sur son vaisseau tout un peuple : Joinville n'y compté pas moins de huit cents personnes de toute condition. Il les faisait soigner, et, ne veillait pas moins au bien-être de leur âme. Trois fois la semaine il y avait sermon ; quand une mer calme donnait aux mariniers plus de loisir, il faisait prêcher pour eux ; il les exhortait lui-même ; et toute sa manière d'être était la plus éloquente des prédications : plusieurs apprirent à son exemple à être chrétiens de fait comme de nom[11].

Avant de quitter pour toujours les cotes de la Palestine, il avait fait une dernière visite au Carmel. Le lendemain de son départ, dimanche 26 avril, il s'y était fait. descendre, et il y entendit la messe. Les carmes, établis sur la montagne, le vinrent visiter ; il en emmena quelques-uns avec lui, et depuis établit leur ordre à Paris au lieu où furent les Célestins[12]. On se remit en mer, et la samedi suivant on était en vue de l'île de Chypre ; mais une brume s'étant élevée, on se crut plus loin de la terre qu'on ne l'était en réalité, et les matelots déployèrent. toute voile pour y arriver avant la nuit. Ils ne savaient où ils couraient : le vaisseau, ainsi lancé, heurta contre un banc de sable, et la secousse fut telle que tout le monde se croyait perdu ; on s'attendait à voir d'un moment à l'autre les flancs. du navire d'entrouvrir et l'on n'entendait partout que des cris. de désespoir. Le roi, dans cette alarme universelle, alla se prosterner devant le saint sacrement, implorant le Dieu miséricorde pour tout le monde. Joinville s'était levé en toute hâte. Un de ses chevaliers, plein de sollicitude, lui apporta un surcot fourré qu'il lui jeta sur les épaules : Et qu'ai-je à faire de votre surcot, s'écria-t-il, quand nous nous noyons ? Les matelots eux- mêmes désespéraient. Frère Remond, templier, qui était le capitaine, avait fait jeter la sonde ; et en voyant ce qu'elle donna, il s'écriait : Hélas nous sommes à terre !

On voulait au moins sauver le roi, et les mariniers s'écrièrent : Çà la galère ! Il y en avait quatre au voisinage, mais pas une n'approcha : en quoi, dit Joinville, elles firent sagement, car il y avait bien huit cents personnes dans le vaisseau qui toutes eussent sauté dans les galères pour sauver leur vie, et ainsi les eussent coulées à fond.

Cependant la sonde, jetée une seconde fois, fit reconnaître que le vaisseau ne touchait plus. Frère Remond le vint dire au roi, qui était toujours en prière devant le saint sacrement. On avait échappé au péril immédiat, et le jour venu, on put reconnaître de quel danger plus grand on avait été préservé par cet accident même. Au delà du banc, il y avait des roches à fleur d'eau où le navire se fût brisé sans remède s'il n'eût trouvé ce banc qui l'arrêta. Restait à savoir quels avaient été les effets de ce choc et ce qu'on en pouvait craindre. Sur l'ordre des maîtres nautoniers, quatre plongeurs allèrent au fond des eaux examiner les basses œuvres du navire, et leur rapport constata qu'il avait perdu trois toises de la quille sur laquelle il était construit.

Le roi alors réunit les maîtres nautoniers et leur demanda ce qu'ils conseillaient de faire. Après s'être consultés, ils lui dirent qu'ils lui conseillaient de monter sur un autre vaisseau ; les ais du sien étaient comme disloqués par le choc, et il était à craindre que, revenant dans la haute mer, il ne pût soutenu le coup des vagues. Ils citaient l'exemple d'un bateau qui ayant touché ainsi et poursuivi son voyage, se rompit en pleine mer avec perte de tout l'équipage, à l'exception d'une femme et d'un enfant. Le roi demanda à ses principaux officiers et à Joinville quel était leur avis, et ils lui répondirent qu'on devait croire ceux qui en savaient le plus : Nous vous conseillons donc de faire, ajoutèrent-ils, ce que les nautoniers vous conseillent. Le roi dit alors aux nautoniers : Je vous demande sur votre honneur, si le vaisseau était à vous et qu'il fût chargé de vos marchandises, en descendriez-vous ? Ils répondirent tout d'une voix que non, aimant mieux mettre leur corps en danger de se noyer que d'avoir à acheter un vaisseau de quatre mille livres[13] et plus. Et pourquoi donc me conseillez-vous de descendre ?Parce que le jeu n'est pas égal ; car ni or ni argent ne peut valoir le prix de votre personne, de votre femme et de vos enfants qui sont ici ; c'est pourquoi nous vous conseillons de ne pas vous mettre en aventure. Le roi reprit : Seigneurs, j'ai ouï votre avis et celui de ma gent ; je vais maintenant vous dire le mien. Si je descends du vaisseau, il y a ici cinq cents personnes et plus qui demeureront dans l'île de Chypre par peur du péril de leur corps ; car il n'y a personne qui n'aime sa vie comme je fais la mienne, et par aventure jamais ils ne rentreront dans leur pays. Donc j'aime mieux mettre en la main de Dieu ma personne, ma femme et mes enfants que de causer tel dommage à un si grand peuple qu'il y a céans[14].

Grande parole et grand acte en même temps. Ce n'était point par simple fiction qu'il se réputait le père de son peuple

On sortit avec précaution de ces écueils ; on gagna aux avirons et à la voile l'île de Chypre ; on y resta le temps de reprendre de l'eau fraîche et de faire les réparations les plus urgentes ; puis on continua le voyage. Un seigneur, Olivier de Termes, brave à la guerre autant que personne, mais qui n'osa affronter le péril où se mettait le roi, confirma les appréhensions de saint Louis par son exemple. Tout riche qu'il était, il fut dix-huit mois sans pouvoir regagner la France. Que serait-il donc arrivé de tant de malheureux laissés sur ce lointain rivage, sans avoir même le moyen d'acheter de quoi se nourrir ?

Le voyage ne se fit pas sans nouvel incident. De ce premier péril d'où l'on avait échappé par la grâce de Dieu, on tomba dans un autre. Le vent, qui les avait portés à Chypre, les poussait à la côte, et, avec tant de violence, qu'il fallut jeter cinq ancres et abattre la cloison de la chambre du roi qui donnait prise à la bourrasque. Nul n'y pouvait tenir. Le roi recourut à ce qui était sa force dans le péril ; il alla se jeter, sans autre vêtement qu'une simple cotte, devant l'autel. La reine, qui le venait chercher dans sa chambre basse, n'y trouva que Joinville, et elle lui dit qu'elle venait prier le roi de vouer à Dieu ou à ses saints quelque pèlerinage, car les matelots disaient qu'on était en péril de se noyer. Madame, lui dit Joinville, promettez le voyage à Mgr Saint-Nicolas de Varangeville (Saint-Nicolas du Port, près de Nancy), et je vous suis garant pour lui que Dieu vous ramènera en France, vous, le roi et vos enfants. — Sénéchal, dit-elle, vraiment je le ferois volontiers, mais le roi est de telle humeur que s'il savoit que je l'eusse promis sans lui, il ne m'y laisseroit jamais aller. Joinville lui conseilla de vouer au saint un vaisseau d'argent de 5 marcs (294 francs). Elle le fit, et le sénéchal atteste que c'est lui-même qui fut chargé de le porter à Saint-Nicolas[15].

Ce n'était point assez pour le roi d'échapper au péril, il y voyait des leçons qu'il s'appliquait à lui-même et dont il voulait faire profiter les autres. Un jour, dans la suite de cette longue traversée, assis sur le bord du vaisseau, il fit placer Joinville à ses pieds et lui dit : Sénéchal, notre Dieu nous a bien montré son grand pouvoir, car un de ces petits vents, non pas le maître des quatre vents, a failli noyer le roi de France, sa femme, ses enfants et toute sa compagnie. Nous lui devons donc bien rendre grâces pour le péril d'où il nous a tirés. Sénéchal, ajouta-t-il, quand de telles tribulations, maladies ou persécutions arrivent, les saints disent que ce sont menaces de Notre-Seigneur. Or, nous devons regarder à nous , qu'il n'y ait chose qui lui déplaise à cause de quoi il nous ait ainsi épouvantés ; et si nous trouvons chose qui lui déplaise, il faut que nous le mettions dehors ; car si nous faisions autrement après cette menace, il frappera sur nous ou par mort, ou par quelque autre grand malheur, au dommage des corps et des âmes[16].

On s'arrêta à Lampedouse, où l'on trouva un ermitage bâti au milieu de jardins. L'eau d'une fontaine coulait à travers les jardins ; l'olivier, le figuier, la vigne et d'autres arbres y donnaient leurs fruits à l'ordinaire ; mais les habitants ne s'y montraient nulle part. Le roi, avec les seigneurs, parcourut ces lieux enchantés ; il entra dans l'ermitage, pénétra sous une première voûte, puis sous une seconde ; deux squelettes tournés vers l'Orient, les os des mains sur la poitrine, c'était tout ce qui restait des solitaires qui avaient vécu là Au moment de s'embarquer, il se trouva qu'un des mariniers manquait ; on crut que peut-être il était demeuré pour se faire ermite. On laissa trois sacs de biscuits sur le rivage pour subvenir à ses premiers besoins.

En continuant, on vint en vue de l'île de Pantalaria, peuplée de Sarrasins qui dépendaient du roi de Sicile (Conrad, fils de Frédéric II) et du roi de Tunis. La reine pria le roi d'y envoyer trois galères afin d'y prendre du fruit pour ses enfants. Il y consentit. Les galères avaient ordre de rejoindre le vaisseau du roi quand il passerait devant l'île. Mais quand le vaisseau passa devant le port, nulle galère n'en sortit. Les mariniers commençaient à murmurer entre eux, et quand le roi leur demanda ce qu'ils pensaient de cette aventure : Nos gens et nos galères, dirent-ils, auront été pris par les Sarrasins ; mais nous vous conseillons, Sire, de ne pas les attendre ; car vous êtes entre le royaume de Sicile et le royaume de Tunis, qui ne vous aiment guère ni l'un ni l'autre ; laissez-nous naviguer ; nous vous aurons encore cette nuit tiré du péril, car nous aurons passé ce détroit. -Vraiment, dit le roi, je ne laisserai pas mes gens entre les mains des Sarrasins, sans tout risquer pour les délivrer, et je vous commande que vous tourniez vos voiles et que nous leur allions courir sus. La reine se désolait : Hélas ! s'écriait-elle, c'est moi qui ai fait cela ! Mais comme on tournait les voiles, on vit les galères sortir de l'île. Quand elles furent à proximité du roi, il s'enquit auprès des mariniers des causes de ce retard. Ce n'était pas leur faute. Il y avait parmi eux six enfants de Paris qui s'étaient mis à manger les fruits des jardins. Les mariniers ne les pouvaient avoir et ne les voulaient pas laisser. Le roi résolut de châtier sévèrement cette malencontreuse gourmandise. Il fit mettre les coupables dans la chaloupe : c'était où l'on mettait, durant la traversée, les meurtriers et les larrons. Nos Parisiens eurent beau le supplier, offrir pour rançon tout ce qu'ils avaient, afin que l'on ne pût pas leur reprocher cette note d'infamie : le roi fut inflexible. Ils y demeurèrent pendant le reste du voyage, fouettés par les vagues qui leur passaient par-dessus la tête quand la mer était grosse. Et ce fut à bon droit, dit Joinville, car leur gloutonnerie nous fit tel dommage que nous en fûmes retardés de huit jours[17].

Après quelques aventures encore dont Joinville nous a fait le récit[18], on aborda à un port à deux lieues du château d'Hyères. Hyères était au comte d'Anjou et de Provence, frère du roi ; et toutefois le roi n'y voulait point débarquer : il annonça l'intention de ne pas descendre de son vaisseau qu'il ne mît le pied sur sa terre à Aigues-Mortes. Il persista dans cette résolution durant deux jours. Alors il appela Joinville et lui dit : Sénéchal, que vous en semble ?Sire, répondit Joinville, il seroit bien juste qu'il vous en advînt comme à Mme de Bourbon, qui ne voulut pas descendre en ce port, mais se remit en mer pour aller à Aigues-Mortes : elle demeura sept semaines en mer. Le roi réunit son conseil, et l'on fut d'avis qu'il débarquât sans plus attendre ; car il ne ferait pas que sage s'il mettait sa personne, sa femme et ses enfants en aventure de mer, après y avoir échappé. Le roi céda, et la reine en fut très-joyeuse[19].

 

III. — Débarquement de saint Louis. - Le roi à Saint-Denys, - à Paris. Résultats de la croisade.

Saint Louis, débarqué à Hyères, reçut une visite un peu intéressée de l'abbé de Cluny[20], et fit prêcher devant lui un cordelier qui lui parla avec beaucoup de force de ses devoirs de roi, et ne s'éleva pas avec moins de vigueur contre les religieux qu'il voyait trop nombreux à la cour. Le roi aurait voulu l'y retenir, charmé de ce qu'il avait dit sur lui-même. Mais c'eût été pour le cordelier se contredire trop ouvertement sur le chapitre des religieux à la cour. Il se refusa à toutes ses instances[21].

Le roi s'en vint par la Provence jusqu'à la ville d'Aix, où l'on disait que gisait le corps de Marie-Magdeleine (c'est, à ce que pense Tillemont[22], la première trace de cette tradition dans l'histoire). Il visita même la grotte où l'on prétendait qu'elle avait vécu en solitaire pendant dix-sept ans. Puis il vint à Beaucaire ; où il était sur son propre domaine : c'est là que Joinville le quitta pour s'en revenir dans son pays en visitant sur son passage la dauphine du Viennois, sa nièce, le comte de Châlon, son oncle, et le comte de Bourgogne, fils de ce dernier[23]. Pour le roi, il continua son chemin par le Languedoc, par l'Auvergne et le Bourbonnais, reçu partout avec des acclamations inouïes ; et il arriva le 5 septembre 1254 à Vincennes. Comme à son départ sa dernière visite, sa première visite fut à son arrivée pour Saint-Denys, où il alla rendre grâces à son saint patron de l'heureuse issue de son voyage ; et le lundi 7 septembre il fit son entrée dans Paris au milieu de l'enthousiasme du peuple entier, qui se pressait en habits de fête pour le recevoir. Les feux, les réjouissances publiques et les danses se continuèrent pendant plusieurs jours. Le saint roi ne trouva pas d'autre moyen de les arrêter que de s'en retourner à Vincennes[24].

La croisade était bien loin d'avoir donné les résultats qu'on en avait attendus. On s'était proposé d'occuper la Terre Sainte, et un instant saint Louis, maître de Damiette, aurait pu du moins, au prix de ce gage, obtenir du soudan la restitution de Jérusalem. Mais ce triomphe d'un jour avait été suivi de la plus complète catastrophe. Le roi, l'armée presque tout entière étaient tombés aux mains des infidèles. Damiette n'avait servi de rançon qu'au roi prisonnier ; et il avait dû rester quatre ans en Palestine pour achever de délivrer ses compagnons et mettre les villes qui restaient aux chrétiens en état d'échapper au contrecoup de ce désastre.

Ainsi le revers avait été le plus grand qu'aucune croisade ait jamais vu ; et pourtant saint Louis, au retour, avait été reçu comme en triomphe ! C'est qu'enfin il était rendu à son pays, et cela seul était un bien immense ; c'est que d'ailleurs, loin d'être amoindri par son échec, il revenait plus grand : plus grand par ses souffrances et par les vertus qu'il avait montrées dans ces épreuves, dévouement aux autres, oubli de soi-même, soin de sa dignité jusque dans les fers, vertus de chrétien et de roi, portées jusqu'à l'héroïsme ; ce n'était pas seulement un saint, c'était un confesseur, l'égal d'un martyr.

Voilà la cause de cet accueil enthousiaste que l'amour et la piété du peuple faisaient au saint roi ; et la suite allait montrer que son ascendant n'avait fait que s'accroître et s'étendre. Son autorité ne pouvait plus être contestée par ses vassaux. Ceux qui l'avaient accompagné à la croisade, témoins de ses actes, sauvés par sa fermeté et sa constance, lui étaient liés par la reconnaissance et l'admiration ; ceux qui n'y avaient pas été n'auraient pas osé lever la tête. Et c'était le sentiment de la chrétienté tout entière, en telle sorte que le prince qui ne l'aurait pas éprouvé de lui-même en aurait dû subir les effets. Au dehors comme au dedans, l'influence de saint Louis fut donc accrue, loin d'être ébranlée par les résultats de la croisade : car elle ne procédait pas de la force des armes ; elle résidait tout entière dans le sentiment universel de ses mérites et de ses vertus. La paix, qu'il aimait par-dessus tout, lui était donc facile à obtenir pour lui-même, et selon Guillaume de Nangis, on pouvait dire de lui ce que l'Écriture disait de Salomon : De toutes parts il avait la paix dans l'enceinte de son royaume[25].

Cette paix, il en voulait faire goûter les bienfaits à ses peuples par de bonnes institutions, et il en usa lui-même surtout pour se consacrer à la réforme de l'administration de son royaume. C'est le moment de rappeler ce qu'elle était à l'époque de saint Louis, et comment s'y fit sentir l'heureuse influence que son esprit de justice et de droiture exerçait autour de lui.

 

 

 



[1] Tillemont, t. IV, p. 27.

[2] Cette intervention est racontée assez longuement dans la Chronique de Primat, Histor. de France, t. XXIII, p. 10 et suiv.

[3] Ch. CXVIII.

[4] Ch. CXVIII.

[5] Joinville, ch. CXX.

[6] Ch. LXXXII-LXXXIV.

[7] Joinville, ch. CXX. L'évêque de Tusculum, Eudes de Châteauroux, quitta la Palestine l'année suivante comme il se l'était proposé. On le trouve en juillet 1255, à Anagni, membre du tribunal qui doit juger le célèbre Joachim, abbé de Fiore. Voy. la notice de M. B. Hauréau, Notices et extraits des man., t. XXIV, 2e partie, p. 221.

[8] Joinville, ch. CXXI.

[9] Guillaume de Nangis, Hist. de France, t. XX, p. 389. Après le départ de saint Louis, la révolution commencée en Égypte à l'époque de sa captivité se compléta. Aïbek fit périr son ancien compagnon, le djamdar Actaï, et ne rencontrant plus d'obstacle il prit le titre de sultan et relégua Achref-Moussa en Syrie (1254-1255). C'est la fin de la dynastie des Ayoubites en Égypte. (Aboulféda, Histor. arabes des Croisades, t. I, p. 133.)

[10] Joinville, ch. CXXI.

[11] G. de Beaulieu, ch. XXIX, t. XX, p. 18 ; Guillaume de Nangis, p. 389.

[12] Tillemont, t. IV, p. 34.

[13] Quatre-vingt mille huit cent cinquante-cinq francs.

[14] Joinville, ch. II, CXXII et CXXIII ; Confesseur de Marguerite, t. XX, p. 69 et 90 ; Guillaume de Nangis, p. 391. Le moine anonyme de Saint-Denys rapporte la conservation du vaisseau au mérite de ses prières (ibid., p. 50).

[15] Ch. CXXIV et VII.

[16] Ch. CXXV.

[17] Ch. CXXVII.

[18] Nous ne résistons pas au désir de les citer au moins en note : Avant que nous vinssions à terre, une autre aventure nous advint en mer qui fut telle, qu'une des béguines de la reine, quand elle eut couché la reine, ne prit pas garde, et jeta l'étoffe de quoi elle lui avoit entortillé la tête, auprès de la poêle de fer où la chandelle de la reine brûloit ; et quand elle fut allée coucher dans la chambre au-dessous de la chambre de la reine, là où les femmes couchoient, la chandelle brûla tant que le feu prit à l'étoffe, et de l'étoffe il prit aux toiles dont les draps de la reine étoient couverts. Quand la reine s'éveilla, elle vit la chambre tout embrasée de feu, et sauta du lit toute nue et prit l'étoffe et la jeta tout en feu à la mer, et prit les toiles et les éteignit. Ceux qui étoient dans la chaloupe crièrent à demi-voix : Le feu ! le feu ! Je levai la tête et vis que l'étoffe brûloit encore à claire flamme sur la mer, qui étoit très-calme. Je revêtis ma cotte au plus tôt que je pus, et allai m'asseoir avec les mariniers. Tandis que j'étois assis là mon écuyer, qui couchoit devant moi, vint à moi et me dit que le roi étoit éveillé, et qu'il avoit demandé là où j'étois. Et je lui avois répondu, dit-il, que vous étiez dans les chambres. Et le roi me dit : Tu mens. Tandis que nous parlions là voilà maître Geoffroy, le clerc de la reine, qui me dit : Ne vous effrayez pas, car il est ainsi advenu. Et je lui dis : Maitre Geoffroy, allez dire à la reine que le roi est éveillé, et qu'elle aille vers lui pour l'apaiser. Le lendemain, le connétable de France et monseigneur Pierre le chambellan et monseigneur Gervaise le panetier dirent au roi : Qu'y a-t-il eu cette nuit que nous ouïmes parler du feu ? Et je ne dis mot. Et alors le roi dit : Il faut que cela se trouve bien mal que le sénéchal soit plus caché que je ne suis ; et je vous conterai, dit le roi, ce que c'est, et comment nous faillîmes être tous brûlés cette nuit. Et il leur conta comment ce fut, et me dit : Sénéchal, je vous commande que vous ne vous couchiez pas dorénavant jusques à tant que vous ayez éteint tous les feux de céans, excepté le grand feu qui est dans la soute du vaisseau. Et sachez que je ne me coucherai pas jusques à tant que vous reveniez à moi. Et ainsi fis-je tant que nous fûmes en mer ; et quand je revenois, alors le roi se couchoit. (Ch. CXXVIII.)

Une autre aventure nous advint en mer ; car monseigneur Dragonet, un riche homme de Provence, dormoit le matin dans son vaisseau, qui étoit bien une lieue en avant du nôtre ; et il appela un sien écuyer, et lui dit : Va boucher cette ouverture, car le soleil me frappe au visage. Celui-ci vit qu'il ne pouvoit boucher cette ouverture, s'il ne sortoit du vaisseau : il sortit du vaisseau. Tandis qu'il alloit boucher l'ouverture, le pied lui faillit, et il tomba dans l'eau ; et ce vaisseau n'avoit pas de chaloupe, car le vaisseau étoit petit : bientôt le vaisseau fut loin. Nous qui étions sur le vaisseau du roi, nous le vîmes et nous croyions que c'étoit un paquet ou une barrique, parce que celui qui étoit tombé à l'eau ne cherchoit pas à s'aider. Une des galères du roi le recueillit et l'apporta sur notre vaisseau, là où il nous conta comment cela lui étoit advenu. Je lui demandai comment il se faisoit qu'il n'avoit pas cherché à se sauver, ni en nageant ni d'autre manière. Il me répondit qu'il n'étoit nulle nécessité ni besoin qu'il cherchât à s'aider ; car sitôt qu'il commença à tomber, il se recommanda à Notre-Dame, et elle le soutint par les épaules dès qu'il tomba jusques à tant que la galère du roi le recueillit. En l'honneur de ce miracle, je l'ai fait peindre à Joinville en ma chapelle et sur les verrières de Blécourt. (Ch. CXXIX.)

[19] Ch. CXXX.

[20] L'abbé de Cluny, qui depuis fut évêque d'Olive (en Morée), dit Joinville, lui fit présent de deux palefrois qui vaudroient bien aujourd'hui cinq cents livres (10.131 fr. 90 c.), un pour lui et l'autre pour la reine. Quand il lui eut fait ce présent, alors il dit au roi : Sire, je viendrai demain vous parler de mes affaires. Quand vint le lendemain, l'abbé revint, le roi l'ouït très-attentivement et très-longuement. Quand l'abbé fut parti, je vins au roi, et lui dis : Je vous veux demander, s'il vous plaît, si vous avez ouï plus débonnairement l'abbé de Cluny, parce qu'il vous donna hier ces deux palefrois. Le roi pensa longuement, et me dit : Vraiment oui. — Sire, fis-je, savez-vous pourquoi je vous ai fait cette demande ?Pourquoi ? fit-il. — Sire, fis-je, c'est parce que je vous donne avis et conseil que vous défendiez à tous vos conseillers jurés, quand vous viendrez en France, de rien prendre de ceux qui auront à besogner par-devant vous ; car soyez certain que s'ils prennent, ils en écouteront plus volontiers et plus attentivement ceux qui leur donneront, ainsi que vous avez fait pour l'abbé de Cluny. Alors le roi appela tout son conseil, et leur rapporta aussitôt ce que je lui avois dit ; et ils lui dirent que je lui avois donné bon conseil. (Ch. CXXXI.)

[21] Ch. CXXXII.

[22] T. IV, p. 43.

[23] Ch. CXXXIV.

[24] Guillaume de Nangis, t. XX, p. 391 ; Tillemont, t. IV, p. 43-45.

[25] Geoffroi de Beaulieu, ch. XX, t. XX, p. 13, et Guillaume de Nangis, ibid., p. 401 ; cf. Reg., III, IV, 24.