SAINT LOUIS ET SON TEMPS

 

TOME PREMIER

CHAPITRE VIII. — BATAILLE DE MANSOURA.

 

 

I. — Départ de Damiette. - Le Nil. - Le canal d'Achmoun.

On quittait le rivage, on allait entrer dans le véritable domaine du Nil. Pendant les six mois que l'on avait passés à Damiette on avait déjà pu voir les merveilles qu'y accomplit la nature, et il ne faut pas s'étonner si le fleuve, en qui l'Égypte des Pharaons adorait un dieu, garde sur l'imagination des hommes du moyen âge quelque chose de l'empire qu'il exerçait sur ses anciens adorateurs. Le Nil, pour Joinville, qui nous reproduit naïvement les sentiments de ses compagnons d'armes, n'est pas un fleuve comme un autre : s'il n'est pas une divinité, au moins vient-il du paradis, et ses phénomènes sont vrais miracles de Dieu :

Il nous convient, premièrement, de parler du fleuve qui vient par Égypte du paradis terrestre[1]. Ce fleuve est différent de toutes autres rivières ; car plus les autres rivières viennent en aval, plus il y tombe de petites rivières et de petits ruisseaux ; et en ce fleuve il n'en tombe aucune ; au contraire il advient ainsi qu'il vient par un seul canal jusques en Égypte, et alors il fait sortir de lui ses branches, qui se répandent parmi l'Égypte.

Il décrit ses inondations et la merveilleuse fécondité qu'elles donnent au pays :

Et l'on ne sait pas, ajoute-t-il, d'où cette crue vient, sinon de la volonté de Dieu. ; et si elle ne se faisoit, nul bien ne viendroit dans le pays à cause de la grande chaleur du soleil, qui brûleroit tout, parce qu'il ne pleut jamais dans le pays. Le fleuve est toujours trouble ; aussi ceux du pays qui en veulent boire prennent de l'eau vers le soir et écrasent quatre amandes ou quatre fèves, et le lendemain elle est si bonne à boire que rien n'y manque. Avant que le fleuve entre en Égypte, les gens qui sont accoutumés à le faire jettent leurs filets déployés dans le fleuve au soir ; et quand on vient au matin, ils trouvent en leurs rets les denrées qu'ils vendent au poids, que l'on apporte en cette terre, c'est à savoir gingembre, rhubarbe, bois d'aloès et cannelle. Et l'on dit que ces choses viennent du paradis terrestre, que le vent abat des arbres qui sont en paradis ainsi que le vent abat dans les forêts de ce pays le bois sec.

Ainsi, même les épices que le commerce apportait de l'Inde aux ports de la Haute Égypte ou de la Nubie étaient regardés, venant par le Nil, comme un don du fleuve et une importation du paradis. On ne devait pas s'étonner si les explorations tentées pour remonter aux sources du Nil n'avaient point abouti ; et ce que l'on rapportait de la vallée supérieure, des cataractes, des animaux qui peuplaient ces contrées, fournissait encore un thème assez riche à l'imagination populaire :

Ils disoient au pays, dit Joinville, que le soudan de Babylone avait maintes fois essayé de savoir d'où le fleuve venoit, et qu'il y envoyoit des gens qui emportaient une manière de pains que l'on appelle biscuits parce qu'ils sont cuite par deux fois ; et ils vivaient de ce pain jusqu'à ce qu'ils revinssent près du Soudan. Et ils rapportoient qu'ils avoient remonté le fleuve, et qu'ils étoient venus à un grand tertre de roches à pic, là où nul n'avoit pouvoir de monter. De ce tertre tombait le fleuve ; et il leur sembloit qu'il y avait grand foison d'arbres sur la montagne en haut ; et ils disoient qu'ils avoient trouvé merveilles de diverses bêtes sauvages et de diverses façons, lions, serpents, éléphants, qui les venaient regarder de dessus la rive du fleuve, pendant qu'ils allaient en amont. (Ch. XL)

Joinville pouvait parler plus pertinemment du Delta ; et toutefois il ne faudrait pas admettre sa description sans contrôle pour les parties qu'il n'a pas vues lui-même.

On connaît la configuration de cette région de l'Égypte, formée par le Nil et comprise entre ses diverses branches. On comptait dans l'antiquité sept bouches du Nil, et les principales étaient les deux extrêmes : celles de Péluse et de Canope ; dans les temps modernes et dès le temps de saint Louis, c'étaient déjà deux des bouches intérieures, celles de Damiette et de Rosette. Saint Louis remontait la branche de Damiette sur la rive droite et devait, avant d'arriver au Caire ou à Babylone, comme on disait, rencontrer vers leur naissance plusieurs canaux. De ce côté étaient les anciennes branches de Mendès, de Tanis et de Peluse qui vont se jeter à l'orient dans le lac Menzaleh. La plus au nord était celle de Mendès ; mais avant la branche de Mendès, il y avait un canal, le canal d'Achmoun, appelé par quelques historiens le Tanis et pris par eux peut-être pour la branche tanitique : erreur qui vient, sans doute, du nom d'Achmoun-Tanah, donné au canal par les Orientaux parce que la ville de Tanah est située non loin d'Achmoun. L'ancienne Tanis n'est point Tanah, mais San, dont les ruines se retrouvent au bord de la mer[2].

Le canal d'Achmoun, le premier grand cours d'eau qui coule de la branche de Damiette à l'orient vers la mer, était donc la première ligne de défense contre un ennemi qui occupait Damiette. C'était derrière ce retranchement naturel que Malec-Camel s'était établi lors de la croisade de Jean de Brienne ; c'est là aussi et dans Mansoura même, la ville de la Victoire, bâtie ou relevée alors par ce sultan au point où le canal sort du fleuve, que son fils Saleh-Ayoub s'était fixé. Son armée campait dans la plaine qui s'étend de Mansoura le long du canal et en protégeait les abords.

Saint Louis partit de Damiette et vint camper à Farescour. Toujours appliqué à éviter le mal que la guerre, même la plus légitime et la plus sainte, peut entraîner après soi, il avait ordonné d'épargner autant que possible les populations que l'on allait traverser. Il défendait qu'on tuât les femmes et les enfants, voulant qu'on leur donnât le plus grand bien qu'il leur sût procurer, le baptême ; il recommandait même de ne pas tuer les hommes et de les faire plutôt prisonniers.

Au delà de Farescour on rencontrait un canal destiné aux irrigations et qui barrait la route[3]. Pour le passer, on le mit presque à sec en le fermant à son point de départ par une levée de terre. Le légat avait accordé des indulgences à qui y travaillerait ; et saint Louis voulut y mettre la main comme les autres.

On poursuivit la route au milieu des escarmouches des Sarrasins. Ils tombaient sur les fourrageurs, mais ne se montraient nulle part assez nombreux pour être sérieusement inquiétants. Une fois, il s'en présenta cinq cents qui annoncèrent l'intention de se joindre aux Français contre le sultan dont ils se disaient mécontents. Saint Louis les reçut, mais en les observant : car on savait la perfidie de leur race ; et, en effet, le 6 décembre, pendant la marche, ils se jetèrent sur une troupe qui cheminait en avant ; mais les Templiers qui étaient au voisinage fondirent sur eux et les tuèrent ou les poussèrent dans le Nil.

A cette époque, le sultan Saleh-Ayoub n'était déjà plus ; sentant sa fin prochaine, il avait mandé son fils, Tourân-Chah, surnommé Malec-Moaddem (le prince magnifique), qui gouvernait alors Haran, Édesse et ses autres possessions en Mésopotamie ; et pour maintenir les troupes en obéissance, il avait ordonné de cacher sa mort jusqu'à ce que le jeune prince fût revenu. L'une des femmes de Saleh, nommée Chedjer-eddor (le Rameau de perles), Turque ou Arménienne de naissance, qui avait captivé le sultan par ses charmes et n'était pas moins capable de s'imposer aux autres par son énergie et sa fermeté, prit sur elle d'accomplir les desseins du mourant. Elle se concerta avec l'émir Fakhr-eddin, le principal de l'armée. Le corps du sultan fut embaumé et emporté secrètement de Mansoura, où il était mort, au château bâti dans l'île de Rauda, tout près du Caire. Des blancs seings, laissés par lui, permettaient d'expédier les affaires en son nom alors qu'il n'existerait plus. Les émirs et les officiers tant de l'armée que du reste de l'Égypte reçurent l'ordre, comme au nom du sultan, de prêter serment à Tourân-Chah et de reconnaître, jusqu'à son arrivée, Fakhr-eddin[4] pour général en chef et gouverneur du pays. Mais la mort du sultan avait été connue de trop de monde pour qu'on pût longtemps la tenir secrète ; et Fakhr-eddin était assez nécessaire pour qu'il pût la rendre publique sans compromettre son autorité. Il la déclara donc, et donna des ordres en son propre nom sans rencontrer de sérieuse résistance, la préoccupation générale étant d'arrêter les Français.

Saint Louis, après un séjour à Charmasah, était arrivé aux bords du canal d'Achmoun, en face du camp des Turcs et de Mansoura. Il établit et fortifia son camp en s'appuyant sur l'une et l'autre rivière, le front vers le canal, la droite vers le Nil, et de ce côté sa flotte concourait à sa défense. Mais les Sarrasins avaient aussi leur flotte avec eux. Ils étaient au milieu de leurs approvisionnements et en mesure d'intercepter les convois des chrétiens, et ils prenaient l'offensive tant sur terre que par eau : car Fakhr-eddin ayant fait passer le canal à quelques troupes vers Charmasah, elles vinrent attaquer le camp le jour de Noël, au milieu même de la journée. Elles furent repoussées par les Templiers ; mais ces attaques se renouvelaient incessamment et les Français ne pouvaient pas s'éloigner du camp sans s'exposer à rencontrer quelque embuscade[5].

On n'était pas venu là pour s'y fixer, mais on était fort empêché d'aller plus loin ; car la rivière d'Achmoun était profonde, fort encaissée, et l'ennemi en gardait la rive opposée. On résolut de recourir une seconde fois au moyen employé déjà pour le premier canal : c'était de couper la rivière par une chaussée qui retînt l'eau dans la partie supérieure et la fît refluer dans le Nil, laissant la partie inférieure presque à sec ou du moins en état d'être traversée. On se mit donc à cet ouvrage et, pour protéger les travailleurs, on construisit des galeries couvertes, munies d'une tour d'où les arbalétriers pouvaient accabler de leurs carreaux l'ennemi qui se montrerait sur l'autre rive : ces machines doubles s'appelaient d'un double nom chats-châteaux. Cette fois l'entreprise devait échouer. On avait réussi au premier canal en le fermant à la sortie du Nil. La brèche comblée, le bord se continuant sans ouverture, l'eau suivait tout naturellement le lit du fleuve. Mais ici on ne pouvait prendre le canal dès l'origine : car il sortait du Nil à Mansoura et suivait d'abord, à peu de distance, le grand fleuve sur une longueur de trois à quatre kilomètres. On avait donc dû choisir un point plus éloigné où le travail fût moins périlleux et le passage d'ailleurs plus praticable. Or à ce point que Joinville place à une demi-lieue de l'origine du canal, on ne le pouvait barrer sans avoir une masse d'eau considérable à soutenir. De plus les Sarrasins ne se bornaient pas à inquiéter les travailleurs. Ils travaillaient eux-mêmes en sens contraire et contre-minaient pour ainsi dire ce que faisaient les chrétiens ; ils creusaient des trous en face de la jetée commencée, rendant à la rivière, de leur côté, ce qu'on lui enlevait sur l'autre bord, et détruisant, dit Joinville, en un jour ce qui avait coûté aux chrétiens trois semaines d'efforts et de fatigues[6].

Enfin, si les chrétiens trouvaient une défense dans leurs chats-châteaux, les Sarrasins avaient un moyen d'attaque bien plus terrible, moyen de destruction auquel ces châteaux étaient plus que rien au monde exposés : le feu grégeois. Ils avaient établi des pierrières sur leur bord, en face des machines des chrétiens, et lançaient leurs feux incendiaires comme on lance des pierres. Joinville a raconté naïvement la terreur qu'en ressentaient les chrétiens :

Un soir, dit-il, où nous faisions le 'guet de nuit près des chats-châteaux, il advint qu'ils nous amenèrent un engin qu'on appelle pierrière, ce qu'ils n'avoient pas encore fait, et qu'ils mirent le feu grégeois.en la fronde de l'engin. Quand monseigneur Gautier du Cureil, le bon chevalier, qui étoit avec moi, vit cela, il nous dit ainsi : Seigneurs, nous sommes dans le plus grand péril où nous ayons jamais été ; car s'ils brûlent nos châteaux et que nous demeurions, nous sommes perdus et brûlés ; et si nous laissons nos postes qu'on nous a baillés à garder, nous sommes honnis ; c'est pourquoi nul ne nous peut défendre de ce péril, que Dieu. Je suis donc d'avis et vous conseille que toutes les fois qu'ils nous jetteront le feu, nous nous mettions à coudes et à genoux et priions Notre Seigneur qu'il nous garde de ce péril. Sitôt qu'ils jetèrent le premier coup, nous nous mîmes à coudes et à genoux, ainsi qu'il nous l'avoit enseigné. Le premier coup qu'ils jetèrent vint entre nos deux chats-châteaux, et tomba devant nous sur la place que l'armée avoit faite pour boucher le fleuve. Nos éteigneurs furent appareillés pour éteindre le feu ; et parce que les Sarrasins ne pouvoient tirer sur eux à cause des deux ailes des pavillons que le roi y avoit fait faire, ils tiroient tout droit vers les nues, en sorte que les traits leur tomboient tout droit vers eux. La manière du feu grégeois étoit telle qu'il venoit bien par devant aussi gros qu'un tonneau de verjus, et la queue du feu qui en sortoit étoit bien aussi grande qu'une grande lance. Il faisoit tel bruit en venant, qu'il sembloit que ce fût la foudre du ciel ; il sembloit un dragon qui volât par l'air. Il jetoit une si grande clarté, que l'on voyoit parmi le camp comme s'il eût été jour, pour la grande foison du feu qui jetoit la grande clarté. Trois fois ils nous jetèrent le feu grégeois ce soir-là et ils nous le lancèrent quatre fois avec l'arbalète à tour. Toutes les fois que notre saint roi entendoit qu'ils nous jetoient le feu grégeois, il se revêtoit sur son lit, et tendoit ses mains vers Notre Seigneur et disoit en pleurant : Beau sire Dieu, gardez-moi mes gens ! Et je crois vraiment que ses prières nous rendirent bien service dans le besoin. Le soir, toutes les fois que le feu étoit tombé, il nous envoyoit un de ses chambellans pour savoir en quel point nous étions, et si le feu ne nous avoit point fait dommage. L'une des fois qu'ils nous le jetèrent, il tomba près le chat-château que les gens de monseigneur de Courtenay gardoient, et frappa sur la rive du fleuve. Alors voilà un chevalier qui avoit nom l'Aubigoiz : Sire, me dit-il, si vous ne nous aidez, nous sommes tous brûlés, car les Sarrasins ont tant lancé de leurs traits qu'il y en a tout comme une grande haie qui vient brûlant vers notre château. Nous nous élançâmes et allâmes là et trouvâmes qu'il disoit vrai. Nous éteignîmes le feu, et, avant que nous l'eussions éteint, les Sarrasins nous chargèrent tous de traits qu'ils lançoient au travers du fleuve. (Ch. XLII.)

Un jour, les frères du roi faisaient le guet, et Joinville les devait relever le soir ; car le roi avait disposé que quand le duc d'Anjou remplissait le jour cet office, Joinville devait lui succéder pendant la nuit :

Ce jour-là dit notre historien, nous étions en grand mésaise de cœur, parce que les Sarrasins avoient tout fracassé nos chats-châteaux. Les Sarrasins amenèrent la pierrière de grand jour ; ce qu'ils n'avoient encore fait que de nuit, et lancèrent le feu grégeois sur nos chats-châteaux. Ils avoient approché leurs engins si près des chaussées, que l'armée avoit faites pour boucher le fleuve, que nul n'osoit aller aux chats-châteaux, à cause des engins qui jetoient de grandes pierres sur la voie. D'où il advint que nos deux châteaux furent brûlés, et le roi de Sicile[7] en étoit si hors de sens qu'il se vouloit aller jeter au feu pour l'éteindre. Mais, ajoute naïvement l'auteur, s'il en fut courroucé, moi et mes chevaliers nous en louâmes Dieu : car si nous eussions fait le guet le soir, nous eussions été tous brûlés. (Ch. XLIV.)

Saint Louis voulut réparer ce désastre dont Joinville faisait si facilement son deuil. Il envoya querir tous les barons et les pria que chacun donnât du bois de ses vaisseaux pour refaire une nouvelle machine ; car il n'y avait pas d'autre bois dont on se pût servir. Chacun s'exécuta, et quand la machine fut faite, le roi décida qu'on ne la mènerait pas sur la chaussée jusqu'au jour où le duc d'Anjou devait faire le guet : il voulait lui donner le moyen de venger le malheur qu'il n'avait pu prévenir à sa dernière garde :

Ainsi qu'on l'avoit réglé, ainsi fut fait : car sitôt que le roi de Sicile fut à son guet, il fit pousser le chat jusques au lieu où les deux autres chats-châteaux avoient été brûlés. Quand les Sarrasins le virent, ils arrangèrent que tous leurs seize engins tireroient sur la chaussée où le chat étoit venu. Et quand ils virent que nos gens redoutoient d'aller au chat à cause des pierres des engins qui tomboient sur la chaussée par où le chat étoit venu, ils amenèrent la pierrière, et lancèrent le feu grégeois sur le chat et le brûlèrent tout.

On a vu que quand le duc d'Anjou faisait le guet le jour, Joinville le faisait la nuit ; aussi ne doit-on pas s'étonner qu'il s'écrie en racontant ce nouveau désastre :

C'est grande courtoisie que Dieu fit à moi et à mes chevaliers ! Car nous eussions le soir fait le guet en grand péril, ainsi que nous eussions fait à l'autre guet dont je vous ai parlé ci-devant. (Ch. XLIX.)

 

II. — Bataille de Mansoura. - Première journée (mardi avant les Cendres).

Après plusieurs semaines passées à ce travail inutile, un Bédouin vint dire qu'il y avait un gué un peu plus bas ; il demandait cinq cents besants d'or[8] payés à l'avance pour le faire connaître. On les lui donna sans marchander. Il fut convenu que le duc de Bourgogne et les riches hommes (barons) d'outre-mer qui étaient dans le camp y resteraient pour le garder de tout dommage. Le roi et ses trois frères devaient passer au gué[9].

Le jour de carême-prenant (mardi gras, 8 février), dès l'aube du jour, tout était prêt pour le passage. On mit les chevaux à l'eau : ils eurent à nager d'abord avant de trouver le fond, qui ne se rencontrait que vers le milieu de la rivière ; et l'abordage ne fut pas facile, car la pente était raide et glissante. Les chevaux retombaient sur ceux qui suivaient, et il y eut des seigneurs qui se noyèrent, entre autres Jean d'Orléans ; de plus, il y avait sur la rive quelques troupes de Sarrasins qui cherchaient à en repousser les assaillants. Il avait été ordonné que les chevaliers du Temple, plus habitués à les combattre, feraient l'avant-garde, et que le comte d'Artois formerait le second corps de bataille. Mais dès qu'il eut passé, il oublia toute discipline et s'élança à la poursuite des Turcs qu'il avait mis en fuite. Les Templiers cherchaient à le retenir. Ils lui représentaient qu'il leur faisait affront en prenant leur place ; ils la réclamaient au nom du roi qui la leur avait assignée. Mais le comte d'Artois avait auprès de lui, à la bride de son cheval, un brave chevalier qui n'entendait rien des réclamations des Templiers (il était sourd), et ne voyant que les Turcs, criait à tue-tête : Or à eux ! or à eux ! Et le comte d'Artois n'était peut-être pas beaucoup plus disposé à les entendre. Il continua donc la poursuite ; et les Templiers, se croyant déshonorés s'ils le laissaient aller devant, piquèrent des. éperons pour reprendre le rang qui leur appartenait.

Selon un autre récit, le comte d'Artois aurait surexcité l'ardeur des Templiers par une sanglante injure. Comme le grand maître du Temple lui remontrait le péril d'être entouré et le pressait d'attendre le roi, ainsi que le comte l'avait promis à son frère :

Ah ! ah ! vraiment, dit le jeune prince, on dit bien vrai : il y aura toujours en Templiers du poil de l'ours.

Allusion sanglante à ces rapports avec les musulmans qui rendaient les Templiers suspects parmi les nouveaux venus de la croisade.

Eh bien ! dit le grand maître, chevauchez où vous voudrez, nous vous suivrons car s'il plaît à Dieu, vous ne pourrez reprocher trahison aux Templiers[10].

Et piquant des éperons ils se jetèrent sur l'ennemi.

Rien ne résista à cette foudroyante attaque. Fakhr-eddin, qui était au bain, occupé, dit-on, à se faire teindre la barbe, sortit tout éperdu au bruit de la bataille. Sans prendre le temps de revêtir ses armes, il sauta à cheval, et suivi de quelques soldats ou serviteurs, il courut pour rejoindre son armée et pourvoir au danger. Mais il fut enveloppé par une troupe de Français et périt en combattant avec courage. Les Français, chassant tout devant eux, arrivèrent ainsi pêle-mêle avec les Turcs jusque dans Mansoura, et au delà jusque sur le chemin du Caire. Des fuyards allèrent jusqu'au Caire,. annonçant que tout était perdu. Il n'en était pas ainsi. Quand nos chevaliers, las de la poursuite, revinrent dans la ville qu'ils croyaient être à eux, ils se trouvèrent assaillis dans les rues étroites, par les habitants qui leur lançaient des poutres et autres matériaux du haut des maisons. Le comte d'Artois, le sire de Coucy, Guillaume Longue-Épée, sire de Salisbury, avec les Anglais de sa suite, et jusqu'à deux cent quatre-vingts chevaliers du Temple y périrent[11].

Le corps de bataille du roi n'était venu au gué qu'après le comte d'Artois et tous ceux lui faisaient l'avant-garde. Quand il l'eût passé et qu'il eut gravi la rive du canal, s'étonna de ne pas voir son frère dans la plaine, et eut un triste pressentiment. D'autres chevaliers se montraient çà et là dans cette plaine, et plusieurs étaient en grand péril. Joinville, qui paraît avoir passé parmi les premiers, s'était jeté avec ses compagnons sur le camp des Turcs évacué par eux, pour n'être pas surpris dans l'embarras de leurs bagages. Mais quand il l'eut franchi, il trouva six mille Turcs rangés en bataille, et qui, voyant ce petit groupe d'assaillants, se mirent en devoir de les punir de leur témérité. Hugues de Trichastel, seigneur de Conflans, fut tué. Joinville, jeté par-dessus la tête de son cheval, se releva l'écu au col, l'épée à la main ; et comme il cherchait à gagner, avec Érard de Siverey, une masure en ruine pour y attendre le roi qui était en vue, une nouvelle troupe de Turcs vint le heurter, le jeta par terre et passa par-dessus. Érard de Siverey le releva ; ils atteignirent ensemble les murs de la maison ruinée où d'autres chevaliers les rejoignirent. Mais les Turcs les y vinrent attaquer ; et à peine si l'on peut dire que ces ruines leur fussent une défense : car plusieurs des ennemis, entrant dans la maison, leur portaient des coups de lance du haut des murs. Il fallut que les chevaliers de Joinville, mieux en état de combattre, lui donnassent les chevaux à tenir par la bride, afin d'être plus libres de faire tête aux assaillants. Érard de Siverey fut frappé au visage d'un coup d'épée qui lui abattit le nez sur les lèvres. Le bon Joinville invoquait monseigneur saint Jacques. Érard, mis hors de combat par sa blessure, mais ne songeant qu'à son honneur à lui et à la vie de Joinville son seigneur, lui dit : Sire, si vous pensiez que ni moi ni mes héritiers n'en eussions de reproches, je vous irois querir du secours au comte d'Anjou, que je vois là au milieu des champs. — Messire Érard, lui répondit Joinville, il me semble que vous vous feriez grand honneur si vous nous alliez querir de l'aide pour sauver nos vies ; car la vôtre est bien en aventure. Érard ne s'en tint pas encore pour autorisé suffisamment. Blessé à mort, il craignait qu'on ne l'accusât de fuir le péril. Il consulta les autres chevaliers, et sur leur avis, il reprit son cheval à Joinville et s'en vint au comte d'Anjou qu'il avertit du danger de son seigneur. L'approche du comte fit fuir les Sarrasins[12].

Un peu après, le roi arriva avec tout son corps de bataille, à grands cris et à grand bruit de trompettes et de cymbales, et il s'arrêta sur un chemin en chaussée : Jamais, dit Joinville, encore dans l'émotion de la délivrance, je ne vis si beau chevalier : car il paraissoit au-dessus de toute sa gent, les dépassant à partir des épaules, un heaume doré en son chef, une épée d'Allemagne à la main.

Quand il fut là ses bons chevaliers (son état-major) et plusieurs des chevaliers de son corps de bataille se lancèrent au milieu des Turcs : Et sachez, dit l'historien, que ce fut un très-beau fait d'armes : car nul n'y tiroit d'arc ou d'arbalète, mais c'étoit un combat de masses d'armes et d'épée entre les Turcs et nos gens, qui étiolent mêlés.

Un écuyer de Joinville lui avait ramené un de ses chevaux, et il s'était placé auprès du roi[13].

A ce moment Jean de Valery, chevalier de grande. expérience, vint au roi et lui conseilla de se porter à main droite sur le canal, pour avoir l'aide du duc de Bourgogne et de ceux qui gardaient le camp, et donner aux troupes le moyen d'aller boire : car la chaleur était déjà grande. Le roi fit rappeler ses bons chevaliers de la mêlée, et, sur leur avis, il ordonna, ce mouvement. A peine l'avait-on commencé que le comte de Poitiers, son frère, le comte de Flandre et d'autres seigneurs l'envoyèrent prier de ne pas bouger ; car ils étaient vivement pressés par les Turcs et ne le pouvaient suivre. Il s'arrêta. Mais sur les instances de Jean de Valery, il reprit bientôt sa marche vers la rivière[14]. Au même instant arrive le connétable, Imbert de Beaujeu. Il lui dit que le comte d'Artois se défendait dans une maison de Mansoura, qu'il fallait le secourir. Il n'y avait point à hésiter. Connétable, dit saint Louis, allez devant et je vous suivrai. Et Joinville dit au connétable qu'il irait avec lui. Mais comme ils avaient déjà pris de l'avance, la masse des Turcs se jeta entre eux et la troupe du roi, et le roi dut s'arrêter à les combattre : grand péril pour le connétable et ses compagnons. Que faire ? Ils étaient six et ne pouvaient songer à percer à travers les Turcs. Il y avait dans la plaine un ruisseau qui, dérivé du Nil, au voisinage de Mansoura, peut-être à Mansoura même, coulait dans une direction soit parallèle, soit un peu inclinée au canal d'Achmoun[15]. Joinville dit au connétable : Sire, nous ne pouvons aller au roi à travers ces gens ; mais allons en amont et mettons ce fossé que vous voyez devant nous entre nous et eux, et ainsi nous pourrons revenir au roi[16].

Le connétable suivit son conseil. Cette marche hardie donna le change aux Turcs, qui ne firent pas attention à eux ou les prirent pour quelques-uns des leurs, et un peu après ils purent repasser le ruisseau et se diriger vers le gros de l'armée[17].

Comme ils revenaient ainsi entre le ruisseau et le canal, ils virent que le roi s'était porté lui-même sur le canal et que les Turcs y ramenaient les autres corps de bataille, à grands coups de masse d'armes et d'épée, les refoulant sur le corps du roi. Plusieurs se jetaient à cheval dans l'eau pour repasser à la nage du côté du duc de Bourgogne ; mais les chevaux, fatigués, ne savaient point lutter contre le courant. La rivière roulait les lances, les écus, les montures et les corps mêmes de ceux qui s'y noyaient. Joinville, arrivant à un petit pont qui était sur le ruisseau, proposa au connétable de s'y établir pour le garder contre les assaillants qui pourraient venir de l'autre bord : Car si nos gens, disait-il, sont attaqués des deux parts, ils pourront bien ne pas résister. La presse était grande, en effet, et Joinville rapporte qu'au jugement de plusieurs l'armée était perdue si le roi n'avait payé de sa personne. Six Turcs s'étaient jetés sur son cheval et croyaient le tenir, quand il se dégagea tout seul à grands coups d'épée. Son exemple raffermit les courages, et plusieurs, renonçant à passer la rivière, se portèrent à son secours[18]

Pendant que Joinville gardait le petit pont, il vit arriver, revenant de Mansoura, de par delà le ruisseau, Pierre de Bretagne blessé d'un coup d'épée au visage, en sorte que le sang lui coulait dans la bouche. Il était sur un cheval bas, bien membré. Il avait jeté les rênes sur l'arçon de sa selle et le tenait des deux mains, de peur que ses gens, qui étaient derrière et le pressaient fort, ne le jetassent hors de la voie du petit pont. Il maugréait contre les Turcs, et chaque fois qu'il crachait du sang de sa bouche : Eh bien ! s'écriait-il, par le chef-Dieu, avez-vous vu de ces goujats ? Ils passèrent donc le ruisseau, rejoignant le gros de l'armée ; et les Turcs, voyant aux abords du pont des gens qui les regardaient en face, n'osèrent les poursuivre au delà A l'arrière du corps de bataille de Pierre de Bretagne étaient le comte de Soissons, dont Joinville avait épousé la cousine, et Pierre de Neuville, qui avait déjà reçu force coups dans cette journée. Joinville les engagea à rester à ce poste avec lui pour contenir les Turcs et empêcher que le roi ne fût attaqué par derrière comme par devant. Ils acceptèrent, ayant reçu de lui l'assurance qu'il y demeurerait avec eux ; et le connétable, cooptant sur leur fermeté, les quitta pour aller chercher de quoi renforcer une position dont il avait pu apprécier tonte l'importance[19].

Dans ce poste, ils se trouvaient eux-mêmes exposés à l'attaque des Sarrasins répandus dans la. plaine. Un d'eux, accourant des environs du corps de bataille du roi, et ainsi par derrière, frappa le seigneur de Neuville d'un coup de masse qui le coucha sur col de son cheval, puis s'élançant à travers le pont il rejoignit ceux des siens qui étaient au-delà. Ceux-ci voyant que Joinville et ses compagnons ne quitteraient pas le petit pont, passèrent le ruisseau sur un autre point, s'établissant aussi entre le ruisseau et le canal ; et nos croisés durent leur faire tête, prêts à fondre sur eux, selon qu'ils tenteraient ou de marcher contre le roi, ou de leur disputer le pont. Les cavaliers sarrasins avaient amené avec eux des fantassins qui lançaient contre les hommes de Joinville des mottes de terre[20] et, ce qui était plus redoutable, du feu grégeois. On leur lançait aussi une grêle de traits dont ils se garantissaient comme ils pouvaient, et nécessairement assez mal. Joinville se félicite d'avoir trouvé en cette occurrence une veste rembourrée d'étoupes, appelée gamboison, dont il se fit un écu avec grand profit, nous dit-il : Car je ne fus blessé de leurs traits qu'en cinq endroits et mon roussin en quinze. Lorsque les Turcs serraient de trop près les sergents, nos chevaliers fondaient sur eux et. Lés. faisaient fuir ; et le comte de Soissons, trouvant encore à plaisanter, disait à Joinville : Sénéchal, laissons huer cette canaille ; car par la coiffe-Dieu (c'est ainsi qu'il jurait) encore parlerons-nous de cette journée dans la chambre des dames[21].

La soir, au soleil couchant, le connétable amena à nos braves chevaliers, les arbalétriers du roi qui se rangèrent devant eux, et dès que les Sarrasins les virent se mettre en devoir de tendre leurs arbalètes ils s'enfuirent. Le passage était dès lors suffisamment gardé, et le connétable renvoya Joinville à saint Louis, lui disant de ne le plus quitter jusqu'à ce que le roi eût regagné son pavillon.

Les Turcs avaient cédé sur tous les points. Le roi pouvait s'établir dans le camp même qu'ils avaient abandonné. Il s'y porta, remettant à Châtillon la conduite de l'arrière-garde. Mais cet avantage (et qu'était-il au fond ?) avait été chèrement payé.

Le roi n'avait appris rien de certain sur son frère le comte d'Artois ; il savait seulement qu'il avait eu à se défendre dans Mansoura. Qu'était-il devenu ? Voyant venir alors le prévôt de l'Hospital, frère Henri de Ronnay, qui avait passé le canal avec lui, il fui demanda s'il pouvait enfin lui en donner des nouvelles ? Oui, lui répondit-il : car il est certain qu'il est au paradis. Et voyant le saint roi ému de cette funèbre annonce : Hé, Sire, dit-il, ayez-en bon réconfort ; car si grand honneur n'advint jamais à un roi de France que celui qui vous est advenu : car Tour combattre vos ennemis, vous avez passé une rivière à la nage, et les avez déconfits et chassés du champ de bataille, et pris leurs engins et leurs tentes là où vous coucherez encore cette nuit. — Et le roi, continue Joinville, répondit que Dieu fût adoré pour ce qu'il lui donnoit, et alors les larmes lui tomboient des yeux bien grosses[22].

Cette journée, au dire de Joinville, ne fut pas honorable pour tout le monde : En cette bataille, dit-il, il y eut des gens de grand air qui s'en vinrent très-honteusement fuyant par le ponceau dont je vous ai parlé avant, et ils s'enfuirent à grand effroi, et jamais nous n'en pûmes faire rester aucun près de nous ; j'en nommerois bien, desquels je m'abstiendrai de parler, car ils sont morts[23]. Mais il mentionne tout particulièrement avec honneur Gui Mauvoisin, qui s'en revint de Mansoura fièrement par la rive du ruisseau où il était le plus exposé à l'ennemi[24]. Et ce ne fut pas merveille, ajoute-t-il, si lui et sa gent se montrèrent bien en cette journée, car on me dit que toute sa bataille (bataillon), ou ne s'en falloit guère, étoit toute de chevaliers de son lignage et de chevaliers qui étoient ses hommes-liges[25].

 

III. — Le roi campe sur le champ de bataille. - Deuxième journée (vendredi 11 février).

Le roi s'était logé dans le camp des Sarrasins[26]. Les chevaliers n'y avaient guère trouvé que les tentes dressées ; car les Bédouins, après la retraite des troupes régulières, s'y étaient jetés en pillards et y avaient fait place nette[27].

Les Français n'étaient point tellement vainqueurs, ils ne s'étaient point tellement rendus maîtres du camp des Sarrasins, qu'ils n'eussent encore à s'y défendre. Les Sarrasins s'étaient logés un peu en arrière : pendant la nuit leurs gens de pied fondirent sur les hommes préposés à la garde des machines qu'ils avaient abandonnées et les rejetèrent jusque dans la ligne des tentes. Joinville et ses compagnons, tout blessés qu'ils étaient, les repoussèrent, et saint Louis envoya à leur aide Gaucher de Châtillon ; celui-ci s'établit devant eux, faisant face à un corps de cavaliers turcs, qui était comme la grand'garde de l'armée ennemie campée derrière. Joinville raconte encore un épisode curieux de cette nuit de la bataille. Huit des principaux de la cavalerie turque placée en observation devant les Français étaient descendus de cheval, et se faisant, de pierres de taille qu'ils trouvaient là un retranchement pour se mettre à l'abri des arbalétriers, ils tiraient à leur aise dans le camp des chrétiens. Joinville et les siens avaient résolu de se jeter ensemble sur cette embuscade et d'enlever ces pierres pendant la nuit. Mais son chapelain, Jean de Voyssei, qui avait été du conseil, n'attendit pas tant :

Il partit de notre camp tout seul, dit Joinville, et se dirigea vers les Sarrasins, ayant vêtu son gamboison (veste rembourrée), son chapeau de fer sur la tête, sa lance (dont le fer traînoit) sous l'aisselle, pour que les Sarrasins ne l'aperçussent pas. Quand il vint près des Sarrasins, qui le méprisoient parce qu'ils le voyoient tout seul, il tira sa lance de dessous l'aisselle er leur courut sus : il n'y en eut aucun des huit qui se mit en défense, mais ils prirent tous la fuite. Quand les Sarrasins à cheval virent que leurs seigneurs s'en venoient fuyant, ils piquèrent des éperons pour leur venir en aide, et il sortit bien de notre camp jusques à cinquante sergents ; et les Sarrasins à cheval vinrent piquant des éperons et n'osèrent engager le combat avec nos gens de pied, mais gauchirent devant eux, et nos sergents emportèrent les pierres. Dorénavant, mon prêtre fut bien connu dans le camp, et on se le montroit l'un à l'autre, et en se disoit : Voici le prêtre de monseigneur de Joinville, qui a découfit les huit Sarrasins (ch. LII).

Des choses plus graves se préparaient. Fakhr-eddin étant mort, il fallait un chef à l'armée. Chedjereddor, qui avait conservé tout son crédit sur les Turcs, fit choisir l'émir Bibars-Bondocdar qui venait particulièrement de se signaler en accablant les chrétiens dans Mansoura. Ce succès compensait aux yeux des Sarrasins les pertes qu'ils avaient faites sur le champ- de bataille. On annonça au Caire, par les pigeons que l'on gardait toujours pour de semblables usages, que les chrétiens étaient vaincus ; Bibars, ayant ramassé du milieu des morts la cotte d'armes du comte d'Artois, semée de fleurs de lis, fit croire aux siens que le roi était mort, et disposa tout pour une attaque générale contre les chrétiens. Saint Louis s'y était préparé. Maitre des deux rives du mal par le combat du 8, il s'était empressé d'y jeter un pont de bois et d'établir plusieurs ponts de bateaux pour relier ses troupes à celles qui, gardaient son camp : les machines des Sarrasins, mises en pièces, avaient servi à entourer sa position de barricades[28].

La journée (vendredi 11 février) s'annonçait bien plus terrible que celle du mardi. Les Français n'attaquaient plus : ils étaient attaqués. Bibars avait commencé par investir complètement de troupes à cheval et à pied la position des chrétiens[29] ; lui-même, monté sur un petit cheval, en parcourait la ligne tout entière, et selon qu'il voyait que leurs bataillons étaient plus forts en tel ou tel lieu, il y renforçait les corps de bataille opposés aux nôtres. Il avait de plus jeté trois mille Bédouins de l'autre côté du canal pour inquiéter le duc de Bourgogne dans le camp et l'empêcher de venir au secours du roi, ou même forcer le roi d'envoyer à son aide[30].

Quand il eut tout disposé à son aise, vers midi, il fit battre les tambours et assaillit l'armée de saint Louis. Le comte d'Anjou, qui était le plus en avant, fut aussi attaqué le premier. Ils vinrent à lui, dit Joinville, de la manière que l'on joue aux échecs : les piétons commençant l'attaque avec le feu grégeois et les cavaliers venant ensuite. Ils le pressèrent tellement qu'ils mirent le désordre parmi les siens. On le dit au roi qui, piquant des éperons, se lança au milieu des troupes de son frère, l'épée au poing, et s'engagea si avant parmi les Turcs, qu'ils couvrirent de feu grégeois la croupière de son cheval. Cette vive riposte sauva le comte d'Anjou et rejeta les Turcs hors du camp. Gui d'Ibelin et Baudouin son frère qui commandaient les barons d'outre-mer, puis Gautier de Châtillon, rangés dans l'ordre où nous les nommons, avec leurs corps de bataille, à la droite du comte d'Anjou, soutinrent, sans se laisser entamer, le choc des Turcs. L'attaque fut vive surtout au lieu où Guillaume de Sonnac, grand maître du Temple, s'était barricadé derrière les débris des engins des Sarrasins avec ce qui lui restait de frères. Les Turcs incendièrent ces barricades de leur feu grégeois, et se jetèrent au travers sans même attendre que les flammes fussent éteintes. Le maître du Temple, qui avait perdu un œil à la journée de Mansoura, y perdit l'autre et la vie, car il succomba à ses blessures ; mais il avait repoussé les assaillants : Et sachez, dit Joinville, qu'il y avoit bien un journal de terre derrière les Templiers qui étoit si chargé des traits, lancés par les Sarrasins, que l'on n'y voyoit phis la terre[31].

Gui Mauvoisin, qui venait après les Templiers, tint comme eux, mais ce ne fut qu'à grand'peine qu'on éteignit le feu grégeois dont il était couvert. Joinville suivait, mais il était moins exposé à l'attaque. A partir du corps de bataille de Mauvoisin, l'enceinte du camp descendait vers le canal jusqu'à un jet de pierre, et de là se redressait pour envelopper le corps du comte Guillaume de Flandre, puis s'étendre jusqu'au Nil. Les Sarrasins ne pouvaient s'engager dans cet angle sans se placer entre deux ennemis ; Mauvoisin ayant résisté, Joinville se trouva couvert : En quoi, dit-il, Dieu nous fit grande courtoisie ; car moi ni mes chevaliers n'avions ni hauberts ni écus, parce que nous étions tous blessés de la bataille du jour de carême-prenant. Mais ils ne laissèrent pas d'avoir leur part à cette journée. Comme les Sarrasins attaquaient le campement du comte de Flandre, de l'autre côté de l'angle dont nous avons parlé, les arbalétriers de notre sénéchal, les prenant en flanc, les mirent en fuite, et une sortie des gens du comte acheva de les disperser[32].

Les Sarrasins avaient été plus heureux d'abord contre la bataille qui venait ensuite : c'était celle du comte de Poitiers, frère du roi. Il était seul, à cheval, au milieu de ses gens, quand les Turcs, fondant sur eux, les dispersèrent et ils l'emmenaient lui-même prisonnier : mais les bouchers et autres hommes du camp et les femmes qui vendaient les denrées l'ayant appris, ils poussèrent le cri d'alarme, et à l'aide de Dieu ils secoururent le comte et chassèrent les Turcs. Joinville parle encore du sire de Brancion, brave chevalier qui avait été à trente-six batailles d'où il avait remporté le prix de vaillance : il était venu avec le comte de Poitiers en Égypte, et occupait la place la plus voisine de lui dans le camp. Lui aussi avait fait mettre ses chevaliers à pied, restant seul à cheval avec son fils et un autre jeune seigneur, parce que tous les deux étaient encore enfants. Plusieurs fois les Turcs firent plier ses hommes d'armes ; mais chaque fois qu'ils les poursuivaient, Brancion fondait sur eux par derrière et ramenait à lui les assaillants. Il aurait perdu tout son monde et succombé lui-même, si les arbalétriers, restés au camp avec le duc de Bourgogne, n'eussent tiré sur les ennemis pardessus la rivière. Ce brave seigneur après une campagne qu'il avait jadis faite en France avec Joinville, ayant chassé les Allemands d'une église qu'ils saccageaient, s'était agenouillé devant l'autel, disant à Dieu : Sire, je te prie qu'il te prenne pitié de moi, et que tu m'ôtes de ces guerres entre chrétiens, là où j'ai vécu si longtemps, et, m'octroies que je meure à ton service, par quoi je puisse avoir ton royaume de paradis. Son vœu, ajoute Joinville, fut exaucé, car il mourut des suites des blessures qu'il reçut en cette rude journée[33].

Les Turcs étaient repoussés. Le roi, réunissant ses barons, voulut tourner leurs cœurs vers celui dont il tenait la victoire : Nous devons, dit-il, grandes grâces à Notre-Seigneur de ce qu'il nous a fait deux fois en cette semaine un tel honneur, que mardi, le jour qui précède le carême, nous les chassâmes de leur camp là où nous sommes logés ; et que le vendredi suivant, qui vient de passer, nous nous sommes défendus contre eux, nous à pied, eux à cheval.

Et il leur dit, ajoute Joinville, beaucoup d'autres belles paroles pour les réconforter[34].

 

IV. — Souffrances de l'armée. Arrivée du jeune sultan. - Premières négociations. - Progrès de l'épidémie et de la disette.

Après de telles victoires ils avaient, en effet, besoin d'encouragement. Ils avaient tenu bon : mais c'était peu de résister, leur rôle était d'aller en avant ; et leurs pertes avaient été si grandes en ces rencontres, qu'ils n'étaient plus en mesure de le faire. Le roi garda donc ses positions sur les deux rives du canal, et bientôt commencèrent les grandes misères de l'armée. Les corps de ceux qui avaient péri flottaient dans la rivière et, comme le tablier du pont touchait à l'eau, ils s'y arrêtaient. Le canal était couvert de morts d'une rive à l'autre, à la distance en longueur du jet d'une menue pierre. On fut huit jours à le déblayer. Les corps des Sarrasins étaient rejetés de l'autre côté du pont au cours de l'eau ; ceux des chrétiens, recueillis et inhumés dans de grandes fosses. Autre circonstance : on était en carême, et l'armée faisait maigre. On n'avait à manger que les barbotes du Nil. Or ces poissons se nourrissaient des cadavres. On y vit une des causes de la maladie qui bientôt décima nos croisés. La chair de nos jambes séchoit, dit Joinville, toute la peau de nos jambes devenoit tachetée de noir et de couleur de terre ainsi qu'une vieille botte ; et à nous qui avions telle maladie, il venoit de la chair pourrie aux gencives, et nul ne réchappoit de cette maladie : mais il lui en falloit mourir ; le signe de la mort étoit tel que quand le nez saignoit il falloit mourir[35].

Le roi, au milieu de cette affliction, levait les yeux au ciel et bénissait la main qui le frappait ; il allait visiter les malades pour les consoler et les soigner, quoiqu'on lui remontrât qu'il pouvait lui-même gagner la maladie. Il savait que sa vue seule leur faisait du bien. Un de ses chambellans, frappé du mal commun, dit qu'il ne mourrait pas content que le roi ne fût venu le voir : et le roi se rendit à son désir. Il ne cessa que quand lui-même fut atteint et que ses forces trahirent son zèle[36]. Joinville aussi était tombé malade vers la mi-carême, et il raconte qu'il se faisait chanter la messe devant son lit, sous sa tente, par son prêtre, malade comme lui :

Or il avint, dit-il, qu'en faisant la consécration il se pâma. Quand je vis qu'il vouloit cheoir, moi qui avois vêtu ma cotte, je sautai de mon lit tout déchaux, je le pris dans mea bras, et lui dis qu'il fit tout à loisir et tout bellement son sacrement, que je ne le laisserois pas qu'il ne l'eût fait. Il revint à soi et fit son sacrement, et parchanta sa messe tout entièrement, ne onques puis ne chanta. (ch. LX.)

Dans cette situation, l'armée était perdue s'il ne lui venait des secours de Damiette. Or, les Turcs (et les chrétiens n'en savaient rien encore) leur avaient fermé le chemin de Damiette. Ils avaient fait démonter des galères, qu'ils transportèrent par pièces à los de chameaux, et les reconstruisirent plus bas sur le Nil, de manière à intercepter tous les convois qui viendraient au camp des Français. Quatre-vingts bateaux furent ainsi capturés et leurs équipages mis à mort sans qu'on en sût rien à l'armée du roi. On l'apprit enfin par une petite embarcation du comte de Flandre qui réussit à forcer le passage, ou plus vraisemblablement qui sut se dérober à la vue de l'ennemi. Les Turcs n'avaient pas seulement enlevé au roi le chemin de Damiette ; ils avaient fait venir des vaisseaux d'Alexandrie et d'autres ports, afin de garder la mer et empêcher que Damiette même ne reçût des secours de l'Occident. Ainsi ils étaient entièrement maîtres du Nil inférieur, et les caravanes les plus nombreuses ne parvenaient pas à s'ouvrir un passage. Une première fois cinquante-deux vaisseaux, une autre fois, le 8 mars, trente-deux tombèrent en la puissance des ennemis. De pareilles prises ne s'opéraient pas sans combat : dans la première rencontre, il y eut un grand carnage et les Turcs firent encore mille prisonniers ; dans les deux rencontres toutes les munitions et les vivres furent entièrement perdus[37].

Le but de la campagne était manqué saint Louis à son tour dut faire des propositions de paix à l'ennemi.

Le jeune soudan était arrivé en Égypte, et le 22 février il avait pris possession du royaume ; mais dès son retour on aurait pu prévoir que sa domination aurait du mal à s'affermir. Il avait ôté aux officiers de son père, que Joinville appelle le sénéchal et le connétable, les verges d'or, insignes de leur autorité, pour les donner à ceux qu'il ramenait avec lui. Il avait donc froissé par là les émirs et s'exposait aux effets de leur ressentiment. Or ces émirs étaient puissants et ils avaient autour du sultan des intelligences redoutables.

Les sultans d'Égypte s'étaient donné pour gardes une troupe formée d'enfants achetés par eux, élevés par eux et portant les armoiries d'or du maître avec une différence ou pièce accessoire qui était le signe particulier de chacun d'eux. Lorsque le sultan était au camp, ils étaient logés comme gardes du corps autour de sa tente. On les nommait bahriz, et leur troupe la Halca. Le maître de la Halca était celui qui donnait l'ordre du sultan à l'armée ; les chevaliers de cette milice, selon qu'ils se distinguaient dans les batailles, étaient faits émirs et placés à la tête de compagnies de deux cents et de trois cents chevaux. Ils pouvaient parvenir à tout ; mais il fallait que leur puissance, œuvre de leur maître, n'allât point jusqu'à lui inspirer des craintes : or la puissance est facilement suspecte dans ces cours d'Orient, et les soupçons ne se dissipent que par la mort du suspect. Quand plus tard les émirs qui avaient vaincu le roi d'Arménie allèrent saluer Bibars-Bondocdar, fiers de leur exploit et comptant sur une récompense, il leur dit : Je ne vous salue pas, et il leur fit couper la tête[38].

Les émirs d'Égypte s'alarmèrent donc de l'attitude du jeune sultan à leur égard. Ils lui avaient rendu de trop grands services en son absence ; et ils savaient combien il y a péril quelquefois à trop obliger : ils se rappelaient comment son père avait traité ceux qui avaient pris le comte de Bar et le comte de Montfort dans la précédente expédition des chrétiens. Ils s'entendirent donc avec ceux de la Halca, et se tinrent prêts à prévenir le coup qu'ils redoutaient..

Les chrétiens n'en pouvaient rien savoir ; et, l'eussent-ils su, g ne leur eût pas été plus facile de se dire ce qu'ils y avaient à perdre ou à gagner. Ce qui leur importait, c'était de s'entendre avec l'ennemi qu'ils avaient devant eux, quel qu'il fût, pour se tirer de la position fâcheuse où ils étaient. Makrîzi dit que, dès après la perte du convoi, le 8 mars, saint Louis avait envoyé demander une trêve au sultan, et deux émirs furent désignés pour s'entendre avec les députés du roi. Saint Louis offrait de rendre Damiette pourvu qu'on lui rendit Jérusalem et les ports qui complétaient l'ancien royaume. Il parait que le sultan était lui-même tellement sensible à la perte de Damiette, qu'il aurait accepté cet échange, proposé, dit-on, par son père, si l'on avait pu n'entendre sur les garanties[39]. Le roi offrait de donner ses frères en Stage ; le sultan voulait avoir le roi lui-même. Saint Louis n'y eût pas fait difficulté ; mais les Français eussent regardé cet abandon de leur roi comme une tâche irréparable à leur honneur. Ils aimaient mieux se faire tuer jusqu'au dernier[40].

La négociation en resta là et la détresse ne faisait qu'augmenter dans le camp. Au temps de Pâques (27 mars), un bœuf y valait quatre-vingts livres ; un mouton, un porc, trente livres ; un œuf, douze deniers ; un muid de vin, dix livres[41] ; et la maladie augmentait avec la misère. La maladie commença à empirer el l'ost de telle manière qu'il falloit que les barbiers ôtassent la chair morte des gencives peur que l'on pût mâcher la viande et l'avaler. Grand pitié était, continue Joinville, d'ouïr braire les gens parmi l'ost, auxquels on coupoit la chair morte ; car ils brayoient ainsi que femmes qui travaillent d'enfants[42].

Saint Louis dut se décider à un premier pas en arrière. Il prit ses dispositions pour reporter toutes ses troupes sur la rive gauche du canal. Il construisit une sorte de réduit en tête du pont pour le défendre, et quand ce boulevard fut élevé, il fit prendre les armes à tous ses gens. Les Turcs, croyant le moment favorable, assaillirent le camp ; mais ils furent contenus. Le roi garda ses positions, jusques à tant que tous les bagages furent portés outre. Alors il opéra la retraite avec ordre, Gautier de Châtillon commandant l'arrière-garde. Érard. de Valery, au moment d'entrer dans le réduit, arracha des mains des Turcs son frère qu'ils emmenaient prisonnier. Le péril était surtout pour ceux qui, postés dans le réduit, avaient à protéger la retraite, car les défenses n'en étaient pas très-élevées. Les Turcs à cheval tiraient sur eux à découvert ; les gens à pied leur jetaient des mottes de terre au visage. Ils étaient tous perdus, si le comte d'Anjou, par un retour vigoureux, n'était allé les délivrer. Assez d'autres étaient restés au delà qui ne devaient jamais revenir. Joinville raconte à cette occasion un trait qui se rapporte à la veille du passage et de la première bataille. Un de ses barons portant bannière était mort, et le corps gisait en bière dans la chapelle ; le prêtre célébrait l'office. Six des chevaliers de Joinville étaient là aussi, causant si haut que Joinville leur vint dire de se taire, ajoutant que c'était mal à des chevaliers et gentilshommes de parler ainsi pendant que l'on chantait la messe. Ils se prirent à rire et dirent à Joinville qu'ils s'occupaient précisément du mort et lui remariaient sa femme : Je les reprimandai, dit Joinville, et leur dis que de telles paroles n'étoient ni bonnes ni belles, et qu'ils avoient bientôt oublié leur compagnon. Dieu, ajoute-t-il, en fit telle vengeance, que le lendemain, à la grande bataille de Carême-prenant, ils furent tués ou blessés à mort : d'où il arriva que leur femmes se remarièrent toutes les six[43].

De l'autre côté du canal, l'armée française était un peu plus à l'abri des attaques des Sarrasins ; mais sa situation n'en était guère meilleure. La mort était dans le camp, ceux qui avaient bravé l'ennemi étaient désarmés contre cette sorte d'attaque. Le vide se faisait dans tous les corps de bataille ; souvent les valets devaient prendre les armes et les chevaux de leurs maîtres pour faire la garde à leur place.

 

V. — Retraite par terre et par eau. - Le roi fait prisonnier.

Il fallait prendre une résolution définitive et regagner Damiette à tout prix. Saint Louis n'hésita plus : et c'est dans ce désastre qu'il allait montrer ces vertus héroïques qui font sa gloire au ciel et sur la terre, comme pour accomplir cette parole de l'Apôtre : Quum infirmor, tunc potens sum[44]. Il fit placer les malades sur les vaisseaux avec les autres personnes sans armes ; il ne garda de vivres que pour huit jours et fit jeter le reste, même les provisions réservées pour sa propre maison, afin d'avoir plus de bateaux à mettre au service des malheureux[45]. Des chevaliers placés sur des bâtiments légers devaient défendre les bateaux de transport ; d'autres, à cheval, leur faisaient encore une escorte sur la rive, afin de chercher à leur venir en aide quand ils arriveraient aux passages gardés par les vaisseaux ennemis. Lui-même aurait bien pu monter avec les malades sur les vaisseaux ;car il avait en même temps plusieurs maladies : Fièvre double, tierce, dysenterie très-forte, maladie de l'armée (la maladie épidémique) dans la bouche et dans les jambes. Son conseil voulait qu'il le fit ; on n'alléguait pas seulement son état de faiblesse, on lui disait que s'il arrivait malheur à ses gens, sauvé lui-même, il les pourrait tirer de captivité. Le légat insistait tout particulièrement et lui prêcha d'exemple, exemple sûr, puisqu'il arriva sans encombre à Damiette ; mais saint Louis n'en voulut croire personne : il dit qu'il ne laisseroit pas ion peuple et feroit telle fin comme ils feroient[46]. Joinville se mit avec ses gens et les deux seuls chevaliers qui lui restaient dans une petite barque qui était à lui. Il ne devait pas en retirer avantage.

Le départ, tant par terre que par eau, se fit le soir du mardi après la Quasimodo, 5 avril 1250[47]. On n'avait pas pu s'y préparer sans que les Sarrasins s'en aperçussent. Dès la veille le sultan avait distribué des armes et de l'argent pour mettre tout ce qu'on pourrait trouver de soldats et d'Arabes à la poursuite des chrétiens ; et avant même qu'on fût parti, une troupe de Sarrasins se jeta dans le camp, tuant les malades qui attendaient encore leur embarquement sur la rive : ce qui fit que les mariniers effrayés coupèrent les cordes des ancres pour gagner le large ; mais le roi leur commanda de s'arrêter et d'achever de prendre les malades. On partit donc sans rien laisser que les bagages dont on ne pouvait s'embarrasser ; mais on partit toutefois, quoi que le roi pût faire, en telle confusion, qu'on négligea de rompre, comme il l'avait prescrit, les attaches du pont de bateaux ; de sorte qu'en s'éloignant, les Français laissaient à l'ennemi toute facilité pour les poursuivre[48].

Saint Louis, quittant son corps de bataille qui devait marcher au milieu de l'armée, vint, avec Geoffroy de Sargines, se placer à l'arrière-garde conduite par Gaucher de Châtillon. Il était bien difficile qu'ils soutinssent l'effort des assaillants. L'armée, selon Matthieu Paris, ne comptait plus que deux mille trois cents bons chevaux et quinze mille hommes de combat, la plupart malades ; d'autres disent même que de trente-six mille hommes elle était réduite à six mille[49]. Dès le matin, elle fut environnée d'une nuée de Sarrasins qui en tuèrent un fort grand nombre. Plusieurs, pourtant, vendirent chèrement leur vie : il en est un qui courut au-devant de la mort ; c'est Gui de Castel ou plutôt de Château-Porcien, évêque de Soissons. Il ne se consolait pas de cette retraite ; Quand il vit que nos gens s'en revenoient vers Damiette, lui qui avait grand désir d'aller à Dieu, il ne s'en voulut pas revenir en la terre dont il étoit né. Il piqua des éperons et s'attaqua tout seul aux Turcs, qui le tuèrent de leurs épées et le mirent en la compagnie de Dieu au nombre des martyrs[50].

Dans la position que saint Louis avait prise, il devait être un des premiers en péril. Geoffroy de Sargines se tenait près de lui, le défendant contre les Sarrasins, ainsi que le bon valet défend la coupe de son seigneur contre les mouches. Il avait mis sa pique[51] près de l'arçon de sa selle, et toutes les fois que les Sarrasins l'approchaient, il la prenait et la mettant sous son aisselle recommençait à leur courir sus et les repoussait d'auprès du roi. Il mena ainsi le roi jusqu'à un village[52] où on le recueillit dans une maison ; et on le coucha comme mort au giron (sur les genoux) d'une bourgeoise de Paris. On croyait qu'il ne passerait pas la journée ; et il ne semblait pas qu'il dût même, en ce peu d'heures qui lui étaient réservées, échapper aux Sarrasins. Le village n'avait qu'une rue et elle était cernée. Gaucher de Châtillon se multipliait pour en dégager les abords. Il s'y tenait, l'épée au poing, et quand il voyait les Turcs y pénétrer, il se précipitait sur eux et les jetait dehors ; puis revenant tout couvert des flèches qu'ils lui avaient lancées en fuyant, il s'en débarrassait, remettait sa cotte de mailles, et droit sur ses étriers, il s'écriait l'épée haute : Châtillon, chevalier ! où sont mes prud'hommes ? Et comme les Turcs rentraient par l'autre bout, il courait à eux et les chassait encore. Il refit ce manège par trois fois ; mais il dut succomber à la peine. Un des chevaliers menés captifs à Mansoura vit un Turc monté sur le cheval du brave Châtillon. Il lui demanda ce qu'il avait fait du cavalier ; et l'autre lui dit qu'il lui avait coupé la tête sur son cheval même : la croupière ensanglantée du cheval donnait créance à son récit[53].

Ceux qui environnaient saint Louis avaient reconnu l'inutilité de la résistance. Philippe de Montfort, voyant l'émir avec qui il avait auparavant négocié une trêve, obtint du roi l'autorisation d'aller à lui pour la renouveler. Le Sarrasin avait déjà ôté la toile qui lui couvrait la tête, et retiré de son doigt son anneau en signe d'acceptation, quand un sergent de Paris, nommé Marcel, un traître, dit Joinville, plus probablement un de ces imprudents dont le faux zèle ne fait pas moins de mal, s'écria : Seigneurs chevaliers, rendez-vous, le roi le commande. Ne faites pas tuer le roi ! Il craignait que la résistance se prolongeant, sans chance de réussir, n'entraînât le massacre du roi comme des autres. Les chevaliers déposèrent les armes ; et l'émir les voyant amenés prisonniers, jugea qu'il n'y avait plus lieu de faire trêve. Philippe de Montfort, couvert par son titre de parlementaire, fut le seul qui gardât sa liberté (6 avril 1250)[54].

Le roi s'était rendu à l'eunuque Gemal-eddin[55] ; ses frères et tous les grands seigneurs qui l'accompagnaient furent pris de même[56]. La partie de l'armée qui ouvrait la marche avait pu, grâce à la résistance de l'arrière-garde, s'avancer jusqu'à Farescour ; mais les Sarrasins ne lui laissèrent pas gagner Damiette. Après un combat très-vif, elle fut battue aussi ; et tous ceux qui ne périrent pas, faits prisonniers ; l'oriflamme tomba avec le reste des étendards aux mains du vainqueur[57].

 

 

 



[1] Jean Sarrasin l'appelle le flun de Paradis (Hist. occid. des Croisades, t. II, p. 592).

[2] Ni Makrîzi, ni Aboulféda, pas plus qu'Edrisi, n'ont mentionné le canal de Moëzz, qui est la branche tanitique. Makrîzi et Aboulféda ne parlent que du canal d'Achmoun-Tanah : Achmoun, n'étant qu'à dix milles de Tanah, a pu prendre le surnom d'Achmoun-Tanah que lui donnent les géographes orientaux. (Ét. Quatremère, Mém. géogr. sur l'Égypte, t. I, p. 300, 301. Voy. ibid., p. 294 et suiv.)

[3] Joinville (ch. XXXIX) place ce canal assez près de Damiette. La carte de l'expédition d'Égypte ne marque un cours d'eau de quelque importance que beaucoup plus haut, vers Terranis, à une distance moins proche de Damiette que de Mansoura ; mais la disposition de ces canaux a dû varier selon les progrès des atterrissements et les besoins de la culture.

[4] Gemal-eddin, dans la Bibl. des Croisades, t. IV, p. 455 ; cf. Aboulféda, Histor. arabes des Croisades, t. I, p. 126, 127.

[5] Joinville, ch. XLI ; Continuateur de Guillaume de Tyr (Manuscrit de Rothelin), ch. LXII, dans les Hist. occid. des Croisades, t. II, p. 598 ; Tillemont, t. III, p. 291.

[6] Joinville, ch. XLI ; cf. Cont. de Guillaume de Tyr, p. 600.

[7] Nous n'avons pas besoin de rappeler que Joinville ici donne ce titre à Charles d'Anjou par anticipation. Le prince ne devint roi de Sicile qu'en 1266. Mais Joinville écrivait de 1305 à 1309.

[8] Le besant d'or équivalait à une demi-livre, soit pour 500 besants 5065 fr. 95 c.

[9] Joinville, ch. XLV.

[10] Chron. de Reims, dans les Hist. de France, t. XXII, p. 313 ; Continuateur de Guillaume de Tyr, ch. LXIV, p. 604 ; Matthieu Paris délaye le même thème en de longs discours (t. VII, p. 74-77). Cf. la lettre du chancelier Richard de Cornouailles à son seigneur sur les désastres des Français en Égypte, lettre qu'il reproduit (ibid., p. 102 et suiv.).

[11] Voici comment Makrîzi, qui se trouvait alors au Caire, raconte la bataille : Le frère du roi de France avait pénétré en personne dans Mansoura. Il s'avança jusque sur les tords du Nil, au palais du sultan. Les chrétiens s'étaient répandus, dans la ville. Telle était la terreur générale, que les musulmans, soldats et bourgeois, couraient à droite et à gauche dans le plus grand tumulte ; peu s'en fallut que toute l'armée ne fût mise en déroute. Déjà les francs, se croyaient assurés de la victoire, lorsque les mamelouks appelés giamdarites et baharites, lions des combats et cavaliers habiles à manier la lance et l'épée, fondant tous ensemble et comme un seul homme sur eux, rompirent leurs colonnes et renversèrent leurs croix. En un moment ils furent moissonnés par le glaive, ou écrasés par la massue des Turcs ; quinze cent d'entre les plus braves et les plus distingués couvrirent la terre de leurs cadavres. Ce succès fut si prompt que l'infanterie chrétienne, qui déjà était parvenue au canal, ne put arriver à temps. Un pont avait été jeté sur le canal. Si la cavalerie avait tenu plus longtemps, ou, si toute l'infanterie chrétienne avait pu prendre part au combat, c'en était fait de l'islamisme : mais déjà cette cavalerie était presque anéantie ; une partie seulement parvint à sortir de Mansourah et se réfugia sur une colline nommée Gédilé, où elle se retrancha. Enfin la nuit sépara les combattants. (Bibl. des Croisades, t. IV, p. 459). Aboulféda est beaucoup plus bref. (Historiens arabes des Croisades, t. I, p. 127, 128.) — Cf. Joinville, ch. XLV. Matthieu Paris dit faussement que le comte d'Artois se noya en cherchant à fuir au delà du canal (t. VII, p. 81). A ce trait seul on peut voir quelle partialité sa passion met dans son histoire.

[12] Joinville, ch. XLVI.

[13] Joinville, ch. XLVII.

[14] Joinville, ch. XLVII.

[15] C'est ce qui me parait résulter de l'ensemble des. indications de Joinville. Tillemont n'éclaircit rien en disant : Autant que je le puis concevoir, ce ruisseau coulait entre le gué et le lieu où était le roi (t. III, p. 311). On ne dit pas que le roi ni aucun de ceux qui avaient passé au gué avec lui aient dû le franchir, et l'on verra que plusieurs de ceux qui reviennent de Mansoura en suivent les bords, tantôt l'un, tantôt l'autre. La carte de l'expédition d'Égypte marque deux petits canaux qui, partant du canal d'Achmoun, au delà du point où devait être le gué, prennent la direction du, sud avant de tourner à l'ouest parallèlement au canal : mais leur disposition ne concorde pas avec le récit de Joinville, qui, en suivant le ruisseau dans la direction de Mansoura, dit qu'il marche en amont (ch. XLVII), et quand il le suit dans une direction contraire, regagnant le canal d'Achmoun, qu'il revient en aval sur la rive entre le ruisseau et le fleuve (canal) (ch. XLVIII). Il est donc nécessaire de se figurer la direction de ce ruisseau, telle que le récit la comporte : les ruisseaux d'irrigation doivent varier, nous avons eu déjà l'occasion de le dire, selon les changements que les inondations peuvent apporter à la confi0uration du sol. Une carte, faite à la fin du dix-huitième siècle, concorderait difficilement avec l'état présent du pays, et bien moins encore avec ce qu'il était au milieu du treizième siècle.

[16] Joinville, ch. XLVII.

[17] Joinville, ch. XLVII. Il dit plus bas, en parlant d'une troupe de Turcs : Ils passèrent le ruisseau, et se mirent entre le ruisseau et le fleuve, comme nous avions fait pour venir en aval. (Ch. XLIX.)

[18] Joinville, ch. XLVIII.

[19] Joinville, ch. XLVIII.

[20] Mottes de terre durcies au soleil de l'Égypte et équivalant à des pierres.

[21] Joinville, ch. XLIX.

[22] Ch. L. Cf. Chron. de Reims, t. XXII, p. 314. Cont. de Guillaume de Tyr, ch. LXIV, p. 607, et la lettre de saint Louis, dans Duchesne, t. V, p. 429.

[23] Ch. L. Cf. Chron. de Reims, t. XXII, p. 314. Cont. de Guillaume de Tyr, ch. LXIV, p. 607, et la lettre de saint Louis, dans Duchesne, t. V, p. 429.

[24] Et toute la voie que le connétable et moi en allâmes en amont, il revenoit en aval (ch. L).

[25] Ch. L.

[26] Lettre de saint Louis. Duchesne, t. V, p. 429.

[27] Au bruit de la mort de Fakhr-eddin, dit Makrîzi, les mamelouks et une partie des émirs s'étaient débandés pour courir à sa maison et la piller. Ses coffres furent brisés, l'argent enlevé, les meubles et les chevaux emportés. Après quoi, la maison fut livrée aux flammes. (Bibl. des Croisades, t. IV, p. 458, note.)

[28] Joinville, ch. LIII ; Contin. de Guillaume de Tyr, ch. LXIV, p. 607 ; Tillemont, t. III, p. 913.

[29] Il les fit ranger tous entour notre ost, dit Joinville (ch. LIII), depuis le fleuve qui vient de Babylone jusqu'au fleuve qui partoit de notre ost et alloit en une ville que l'on appelle Risil. — Il ne faut pas perdre de vue que les chrétiens campent maintenant au sud du canal d'Achmoun (rive droite). L'armée de Bibars s'étendait donc depuis Mansoura où coule le Nil jusqu'au premier des canaux qui, partant de la rive droite du canal d'Achmoun, se dirige de l'ouest à l'est à peu près parallèlement au canal de Tannâh, canal qui sort de Mansoura, et coule vers l'est (voy. la carte de l'expédition d'Égypte, fol. 35). — Quant à l'indication de la ville de Risil, on peut la remplacer par Rexi, mais il ne faut pas la traduire par Rosette. La branche de Rosette n'a rien à faire ici.

[30] Joinville, ch. LIII.

[31] Joinville, ch. LIV.

[32] Joinville, ch. LV.

[33] Joinville, ch. LV.

[34] Ch. LV. Cf. Continuateur de Guillaume de Tyr, ch. LXIV, p. 608, et la lettre de saint Louis. Duchesne, t. V, p. 429.

[35] Joinville, ch. LVIII. Cf. Continuateur de Guillaume de Tyr, ch. LXV, p. 609.

[36] Guillaume de Chartres, t. XX, p. 32.

[37] Joinville, ch. LVIII. Continuateur de Guillaume de Tyr, ch. LXV, p. 610, etc. Lettre de saint Louis. Duchesne, t. V, p. 429.

[38] Joinville, ch. LVI.

[39] Ce n'est pas ainsi qu'en parle le sultan lui-même dans la lettre qu'il écrivit après sa victoire à l'émir Gemal-eddin, qui gouvernait Damas en son nom, lettre reproduite par Makrîzi (voy. Bibl. des Croisades, t. IV, p. 465). Il dit qu'il refusa.

[40] Joinville, ch. LX.

[41] Rappelons que la livre tournois (valeur intrinsèque) valait 20 fr. 26 cent. de notre monnaie.

[42] Joinville, ch. LX.

[43] Ch. LIX.

[44] Cor., XII, 10.

[45] Confesseur de Marguerite, t. XX, p. 88 ; cf. Continuateur de Guillaume de Tyr, ch. LXVI, p. 612.

[46] Joinville, ch. II ; Confesseur de Marguerite, t. XX, p.88 ; Chron. de Reims, t. XXII, p. 314. Les musulmans eux-mêmes ont rendu à saint Louis ce témoignage, qu'il aurait pu éviter son sort en se sauvant à temps soit sur un cheval, soit sur un bateau, et que s'il fut pris, c'est qu'il préféra demeurer à l'arrière-garde pour veiller au salut de ses troupes. (Voy. Reinaud, Bibl. des Croisades, t. IV, p. 463.)

[47] Joinville, ch. LXI ; Guillaume de Nangis, t. XX, p. 377 et 553.

[48] Joinville, ch. LXI.

[49] Confesseur de Marguerite, p. 67.

[50] Joinville, ch. LXXVII.

[51] Son espié, dit Joinville (ch. LXII). C'était, selon M. J. Quicherat, une sorte de lance. Voy. la note IV sur les armes offensives dans les éclaircissements de la belle édition de Joinville, publiée par M. N. de Wailly chez MM. Didot, p. 470.

[52] Le sultan, dans sa lettre au gouverneur de Damas, appelle ce village Minié-Abou-Abdallah (Bibl. des Croisades, t. IV, p. 465).

[53] Joinville, ch. LXXVII.

[54] Joinville, ch. LXII. Cf. Cont. de Guillaume de Tyr, ch. LXVII, p. 612. — On lit encore dans les Chroniques de Saint-Denys (ch. LVII) : Devant le roy estoit un sergent d'armes que l'on apeloit Guillaume de Bourc-la-Royne, qui tenoit entre ses poins une grant hache et faisoit si grant abateiz et si grant occision que tuit li Sarrazin estoient esbahis de sa grant force. Le roi li commença à crier à haute vois qu'il se rendist ; car il se doutoit (craignoie) que si bon sergent feust ocis. Et ne pourquant (néanmoins) jà n'en feust eschapé, se ne feust un crestien renoié qui li dist en anglois se rendist, et il li sauveroit la vie. (Histor. de France, t. XXI, p. 114.) Au moins, ce renégat, qui combattait parmi les ennemis du roi, n'était pas un Français.

[55] Bibl. des Croisades, t. IV, p. 462. Aboulféda l'appelle l'eunuque Mohcen, ancien mamelouk de Saleh-Ayoub. (Hist. arabes des Croisades, t. I, p. 128.)

[56] Peccatis nostris exigentibus in manus inimicorum incidimus dit humblement saint Louis dans sa lettre aux prélats et barons de France (août 1250). La date du 5 avril, donnée par le roi, semble devoir se rapporter au départ qui avait eu lieu la veille au soir. (Duchesne, t, V, p. 429.)

[57] Matthieu Paris, t. VII, p. 86 et suiv. ; Tillemont, t. III, p. 328. Le sultan dit, dans sa lettre à Gemal-eddin, gouverneur de Damas : Le lendemain nous en massacrâmes trente mille, sans compter ceux qui furent engloutis par les flots. Nous ôtâmes aussi la vie aux prisonniers, et nous jetâmes leurs corps dans le fleuve. (Bibl. des Croisades, t. IV, p. 465.)