SAINT LOUIS ET SON TEMPS

 

TOME PREMIER

CHAPITRE IV. — LIGUE DE PLUSIEURS SEIGNEURS ET DU ROI D'ANGLETERRE CONTRE SAINT LOUIS.

 

 

I. — Complot du comte et de la comtesse de la Marche.

On a vu avec quel scrupule saint Louis exécutait à l'égard de chacun de ses frères le testament de Louis VIII. Il avait investi son frère Robert du comté d'Artois, à l'époque de sa majorité. En 1241, son frère Alfonse ayant atteint ses vingt et un ans, ii le fit chevalier et le mit en possession des comtés de Poitou et d'Auvergne. Il avait, à cette occasion, tenu cour plénière à Saumur (24 juin). Le roi de Navarre, le comte de Toulouse, beau-père d'Alfonse, le comte de la Marche et beaucoup d'autres seigneurs et prélats s'étaient rendus à son appel. Il les reçut dans un festin d'apparat que Joinville, présent pour la première fois à la cour du roi, décrit avec complaisance. Le festin se donnait dans les halles de Saumur bâties à la manière des cloîtres de l'ordre de Cîteaux. Le roi siégeait vêtu d'une cotte de satin bleu avec un surcot et un manteau de satin vermeil fourré d'hermine, ayant sur la tète un chapeau de coton qui lui seyait mal, dit l'historien, parce qu'il était alors jeune homme. A sa table, auprès de lui était le comte de Poitiers, le héros de la fête ; près du comte de Poitiers, le comte de Dreux, qui venait aussi d'être fait chevalier ; puis le comte de la Marche, puis le bon comte Pierre de Bretagne, comme l'appelle Joinville. Le comte d'Artois servait le roi, et le comte de Soissons tranchait du couteau. Autour faisaient la garde Imbert de Beaujeu qui devint connétable de France, Enguerran de Coucy, Archambaud de Bourbon, et derrière eux trente de leurs chevaliers en cotte de drap de soie, et un grand nombre de sergents, vêtus aux armes du comte de Poitiers. Devant la table du roi mangeait le roi de Navarre, en cotte et en manteau de satin ; et Joinville, son sénéchal, tranchait devant lui. A la paroi du cloître où mangeait le roi, il y avait encore une table qui réunissait vingt archevêques ou évêques, et de l'autre côté, la table de, la reine Blanche, qui avait pour la servir le comte de Boulogne, son neveu, depuis. roi de Portugal ; le comte de Saint-Pol et' un jeune Allemand de dix-huit ans, fils de sainte Élisabeth de Hongrie. On disait, rapporte Joinville, que la reine Blanche le baisait au front par dévotion, parce qu'elle croyait que sa mère l'y avait mainte fois baisé[1]. Au bout du cloître, de l'autre côté, étaient les cuisines, les bouteilleries, les paneteries et les dépenses, où se préparait le service. de la table. Dans les autres ailes et dans le préau du milieu mangeaient les chevaliers en si grand nombre que Joinville ne sut les compter, et l'on convenait que l'on, n'avait jamais vu tant de surcots et d'autres vêtements de drap d'or à une fête. On estimait qu'il y eut là trois mille chevaliers[2].

Après cette fête, le roi mena le jeune comte à Poitiers pour y reprendre ses fiefs, c'est-à dire pour y recevoir l'hommage de ses vassaux[3].

Au nombre de ces vassaux. était Hugues de Lusk. gnon ; comte de' la Marche. ri vint à Poitiers comme il était venu à Saumur ; -mais ce ne fût pas sans. un dépit extrême que ce seigneur ; et surtout sa femme, veuve de Jean, mère de Henri III, se voyaient réduits à reconnaître le frère de saint Louis comme maître d'un comté, ancien' patrimoine de la reine Éléonore et de ses fils les rois d'Angleterre.

Si l'on en croyait Guillaume de Nangis, il refusa l'hommage, tout prêt à accepter une bataille que le roi n'était pas en mesure de lui offrir[4] : car Louis était venu sans défiance en Poitou. Quand le roi vint à Poitiers, dit aussi Joinville, il eût bien voulu être arrière à Paris : car il trouva que le comte de la Marche, qui avoit mangé à sa table le jour de la Saint-Jean (à Saumur), avoit rassemblé autant de gens d'armes à Lusignan, près Poitiers, qu'il en pouvoit avoir. Il ajoute que le roi fut près de quinze jours à Poitiers, n'osant partir qu'il ne se fût entendu avec le comte de la Marche : Je ne sais comment, dit-il. Plusieurs fois je vis venir le comte de la Marche parler au roi à Poitiers de Lusignan, et toujours il amenoit avec lui la reine d'Angleterre, sa femme, qui étoit mère au roi d'Angleterre. Et bien des gens disoient que le roi et le comte de Poitiers avoient fait mauvaise paix avec le comte de la Marche[5].

Quoi qu'en dise Guillaume de Nangis, le comte de la Marche fit hommage au comte de Poitiers : l'acte peut se voir aux Archives, scellé de son sceau[6] ; et la paix ne fut pas si mauvaise que Joinville l'avait entendu dire : car dans les conventions faites à cette occasion, Hugues de Lusignan restituait à Alfonse Saint-Jean-d'Angély et l'Aunis qui avait été confisqué sur le vicomte de Thouars et donné par la reine Blanche au comte de la Marche, par le traité de Vendôme, donation anticipée sur la dot qu'Élisabeth ou Isabelle, sœur de saint Louis, devait apporter au fils du comte en l'épousant. Le mariage ne s'était pas fait, et le roi reprenait, pour le rendre à son frère, un fief qui, d'après le testament de Louis VIII, avait dû entrer dans son apanage[7] ; mais cela même ne fit que précipiter la rupture.

La comtesse de la Marche ou la reine Isabelle, comme on la nommait toujours, ne se consolait pas de ce qu'elle appelait l'humiliation de son mari. Eût-il tout obtenu, ce n'était rien tant qu'il était vassal d'un vassal du roi de France. Elle manifesta son dépit dans une scène qu'une lettre écrite à la reine Blanche, et retrouvée tout récemment en original[8], nous a racontée ; on y trouve dépeints, sous les traits les plus vifs, les deux personnages qui vont être, l'un, la cause réelle, l'autre, l'instrument des troubles dont nous avons à parler ici.

Le roi et ses frères avaient couché au château de Lusignan. La dame de la Marche y vint après eux, furieuse ; et, comme pour y effacer la trace de leur séjour, elle en fit enlever les draps et les coffres, les matelas, les sièges, les vases et tous les objets d'usage ou d'ornements grands et petits, sans plus ménager une image de la Sainte Vierge, les draps de l'autel et les ornements de la chapelle qu'elle fit emporter avec elle à Angoulême :

A cette vue, continue l'auteur, le comte, fort affligé, lui demanda d'un ton humble et soumis pourquoi elle dépouillait si indignement le château ; qu'elle pouvait acheter autant et d'aussi beaux meubles à Angoulême, et qu'il les payerait volontiers. — Fuyez, lui dit-elle, et ne restez plus en ma présence, vous qui avez fait honneur à ceux qui vous déshéritent je ne vous verrai plus désormais. Il la suivit pourtant au bout de deux jours à Angoulême, et entra dans la ville ; mais il ne put avoir accès dans le château où elle était pendant trois jours entiers il dut manger et coucher dans la maison du Temple, aux portes du château. Alors enfin, par la médiation d'une personne, il obtint de lui parler. Quand il arriva, tout d'abord elle fondit en larmes, afin que ses pleurs, et bientôt ses paroles servissent à l'émouvoir, puis elle dit : Ô le plus mauvais des hommes, n'aves-vous pas vu à Poitiers, où j'ai dû attendre trois jours pour donner satisfaction à votre roi et à votre reine, n'avez-vous pas vu qu'au moment où je parus devant eux dans la chambre, le roi siégeait d'un côté du lit et la reine de l'autre, avec la comtesse, de Chartres et sa sœur l'abbesse (de Fontevrault) et, qu'ils ne m'ont pas même invitée à m'asseoir avec eux, le faisant à dessein pour m'avilir devant tout le monde ? Car c'était m'avilir que de me laisser là comme une folle à gage debout parmi tout ce peuple devant eux ; et ni à mon entrée, ni à ma sortie, ils ne se sont levés si peu que ce fût, me méprisant comme vous-même, ainsi que vous l'avez pu voir. Mais la douleur et la honte étouffent ma voix. Cette douleur, cette colère, plus encore que la perte de cette terre dont ils nous ont si méchamment dépouillés, me tuera, si, Dieu aidant, ils n'ont à s'en repentir et à s'en affliger, et ne perdent du leur. Ou je perdrai tout ce qui me reste, ou j'en mourrai de chagrin. A ces paroles et devant ces larmes, le comte, bon comme vous le savez, fut très-ému et dit : Madame, ordonnez, tout ce que je pourrai je le ferai, sachez le bien. — Eh bien oui, dit-elle, sinon jamais plus vous ne coucherez avec moi, et je ne vous verrai. Et lui il jurait avec plus de force qu'il ferait sa volonté[9].

Il commença dès lors à préparer sa révolte ; et l'auteur de la lettre, bourgeois de la Rochelle, fort attaché à la cause royale, comme tous ses compatriotes, depuis que sa ville, enlevée aux Anglais par Louis VIII, avait reçu tant de privilèges de la couronne, l'auteur, dis-je, signale à la reine, des manœuvres qui la devaient éclairer sur ce péril et sur les moyens de le conjurer :

Il eut une conférence à Parthenay avec le comte d'Eu (Raoul d'Exoudun), Geoffroi de Lusignan et tous les barons du Poitou. Quelques-uns dirent que l'exhérédation du comte de la Marche accomplie par la reine indiquait assez son intention d'enlever an comte d'Eu, à Geoffroi de Lusignan et successivement à tous les autres les châteaux qu'ils tenaient du roi d'Angleterre, surtout, dit l'un deux, comme les Français nous ont toujours eus en haine , nous Poitevins , ils voudront nous ravir tous nos biens, pour les ranger par droit de conquête dans leur domaine, et nous traiteront plus mal que les Normands et les Albigeois : car aujourd'hui, le moindre valet du roi fait à lui seul son bon plaisir en Champagne, en Bourgogne et dans toute sa terre, parce qu'aucun des barons, comme des esclaves, n'ose rien faire sans son ordre. J'aimerais mieux, ajouta-t-il, être mort, et vous tous comme moi, que d'être ainsi. Les bourgeois aussi redoutent leur domination à cause de l'orgueil de leurs valets, étant loin de la cour et n'y pouvant aller, ce qui entraîne leur ruine. Préparons-nous donc à résister courageusement, de peur que nous ne périssions tous ensemble.

Car il s'agit du tien quand le mur voisin brûle.

Et alors, continue l'observateur officieux, ils se sont conjurés et confédérés à mauvaise intention ; de quelle manière je ne le sais encore, mais je le saurai. De là ils vinrent tous à Angoulême pour parler avec la reine, qui, contre son ordinaire, les a reçus fort honorablement, même ceux qu'elle n'aimait pas ; et ils ont renouvelé leur pacte devant elle.

Le soulèvement ne devait pas se borner au Poitou : il lui fallait trouver des adhérents dans les provinces qui s'étaient le moins résignées jusque-là à la domination royale, et au dehors ; et l'auteur de la lettre signale encore les conférences qui préparèrent cette extension de la ligue :

Après cela, dit-il, ils vinrent à Pons où se trouva le sénéchal de Gascogne qui, tout nouvellement, était revenu d'Angleterre avec un clerc, fils de Renaud de Pons, lequel clerc y avait été envoyé, comme vous l'avez appris, madame, à Vincennes. Là se rencontrèrent tous les barons, châtelains et seigneurs de la Gascogne et de l'Agénois, les maires de Bordeaux, Bayonne, Saint-Émilion et la Réole et tous les échevins, et le comte de Bigorre et tous les châtelains de l'évêché de Saintes, excepté G. de Rancon, qui est en cette terre, et grand fut le nombre de ceux qui s'y rassemblèrent. Et tous, unanimement, dirent que s'ils étaient soumis aux Français, ils seraient ruinés. A présent, la terre est à eux et ils y font ce qu'ils veulent : car pour le roi d'Angleterre, même à Bordeaux et à Bayonne, on ne fait pas la valeur d'un œuf ; et ce roi leur donne à eux et aux barons assez ; quant aux Français, ils leur prendront leur bien. Voilà ce que disaient des gens qui avaient leurs instructions. A la fin ils se sont alliés et conjurés. J'y ai envoyé mon messager, il était présent dans la ville ; et je vous l'aurais envoyé beaucoup plus tôt, mais j'attendais la fin de la conférence.

La suite allait montrer la vérité de ces informations ; et le mouvement ne devait pas se borner là Tout le Midi semblait prêt à protester contre le récent établissement de la France. Le comte de la Marche avait vu répondre à son appel le vicomte de Narbonne, les comtes de Comminges, d'Armagnac, les sires de Lautrec et de Lisle-Jourdain et plusieurs seigneurs du diocèse de Béziers, sans compter Trencavel qui, récemment repoussé dans sa tentative de restauration, avait à venger sa défaite, les habitants d'Albi, et même comte de Toulouse ; le beau-père du comte de Poitiers : mais ce titre ne faisait que lui rappeler les humiliations du traité de Paris, son héritage. assuré à la maison de France, et toutes les intrigues par lesquelles, saint Louis voulait empêcher, lui disait-on, qu'un nouveau mariage ne le fit passer en d'autres mains[10]. On dit aussi que Pierre Mauclerc sentit renaître en lui son vieil esprit de révolte ; mais s'il en fut ainsi, il ne tarda point à se détacher de la ligue, et on soupçonne même qu'il la dénonça avant qu'elle fût déclarée. Le roi de Navarre lui-même montra, dit-on, d'abord favorable[11] ; mais l'assertion ne paraît pas fondée, et du moins aucun acte ne la justifie. Quant aux princes étrangers, le roi. d'Aragon, qui était seigneur de Montpellier et avait des prétentions sur Carcassonne et sur plusieurs des pays voisins récemment acquis à la France, fut le premier qui se prononça. Mais le premier qui soit entré dans le complot fut assurément (notre lettre le prouve) le roi d'Angleterre, fils de la comtesse de la Marche On prétend : aussi que Frédéric, intéressé par ses relations avec la papauté à occuper saint Louis en France, avait écrit aux comtes de la Marche et de Toulouse, pour les pousser en avant[12].

Le comte de la Marche préparait tout pour cette prise d'armes, et un post-scriptum fort étendu, joint à la lettre citée plus haut, donne une idée de ce qu'il avait fait dès le premier moment. Pour la sûreté des communications du Poitou avec l'Angleterre, il était bon de prendre la Rochelle, ou tout au moins de la réduire à l'impuissance ; et l'on pouvait compter pour cela sur la rivalité de Bordeaux et de Bayonne à son égard :

Il a été convenu entre eux que les habitants de Bordeaux et de Bayonne, qui sont hommes de mer par-dessus tout, et maîtres de la mer, comme ayant des vaisseaux et des galées outre mesure, et sachant tout ce qui est du métier, viendront. devant la Rochelle empêchant le blé (qui ne se produit pas à la Rochelle, mais seulement le vin) et les autres marchandises d'entrer dans la ville, et le vin d'en sortir. Ils brûleront les maisons avec les pressoirs, les celliers et les vins autour de la Rochelle (choses d'un prix inestimable), en s'y prenant au moins pendant la nuit. Pour cet ouvrage, les gages des rameurs et de l'équipage de dix galées (ce qui est beaucoup) seront secrètement payés par le comte et la reine (Isabelle). Les Bordelais en feront autant pour dix autres galées : car les Bordelais ont en haine la Rochelle, et c'est pourquoi ils donnent à ceux de Bayonne, qui ont tout pouvoir sur la mer, douze deniers de tout tonneau de vin qui passera par la Gironde à la mer, de toute la Gascogne, de Moissac et de Bergerac, afin qu'ils soient à leur service et les aident contre la Rochelle : mais ils ne pourront y être prêts de sitôt et ils diront alors qu'ils le font à cause des vieilles injures que nous, gens de la Rochelle, leur avons faites, à ce qu'ils prétendent. Pour ce droit par tonneau à payer à ceux de Bayonne, les Bordelais ne prendront pas licence du roi d'Angleterre et ils ne renonceront pas pour lui à la guerre. Mais les barons susciteront des prises d'armes de diverses personnes on divers lieux ; et le comte (de la Marche) et la plupart diront qu'ils n'en savent rien. En attendant, le comte achète du blé de toute sorte et le serre dans ses châteaux, défendant et empêchant qu'on en porte de sa terre à la Rochelle ou ailleurs : ce que le seigneur roi et le comte (de Poitiers), si vous le trouvez bon, madame, doivent bien lui mander de ne plus faire, puisque les terres voisines doivent participer mutuellement à leurs produits et que l'on doit pouvoir porter des vivres de l'une à l'autre. Le comte (de la Marche) fait merveilleusement fortifier son château de Frontenay qui est sur la route de Niort à la Rochelle, afin que, s'il y a lieu, l'entrée et la sortie de la Rochelle et l'introduction de toutes les choses qu'on y apporte de France et de Flandre en soient autant que possible empêchées ; et ainsi par cette seule retenue du blé notre ville serait comme assiégée, et déjà il y est bien cher, et il sera plus cher encore. Mais vous, Dieu aidant, vous y apporterez bon conseil comme vous l'avez toujours fait, dans des cas assez majeurs (sortis majoribus).

Puis, joignant à ces informations des avis où l'on peut voir comme il savait son monde, et comme il devait avoir crédit lui-même à la cour :

Prenez garde, madame, si vous envoyez au comte et à la reine (Isabelle), de les prier : car je les connais bien ; mais qu'ils soient bel et bien requis : les prières en effet lui donneraient de l'orgueil à lui et à la reine ; une requête de droit hardiment suivie d'effet les rendra plus dociles, qu'ils le veuillent ou non, à votre volonté ; et je ne crois pas qu'ils le fassent, sinon par peur comme d'habitude, croyant et à tort que vous pourrez vous laisser toucher par votre bon cœur, et qu'ils en tireront quelque profit. Cependant, madame, ajoute-t-il en vrai conseiller de saint Louis, la paix est un très-grand bien si vous pouvez de quelque manière les tenir en paix, et il y a grand péché mortel dans la guerre, car votre terre de Poitou est, par la grâce de Dieu, dans un meilleur état maintenant qu'elle ait jamais été aux temps des rois anglais. Sachez-le, en vérité, quoi qu'en disent vos Poitevins qui veulent toujours la guerre, mais la mort viendra sur eux et leur glaive sera brisé et leur épée entrera dans leur cœur ; car s'ils font la guerre, je sais bien que ce sera un effet de la juste providence de Dieu qu'ils perdront par leur ingratitude ce que, pour le bien de la paix, vous leur avez gratuitement laissé du domaine du comte de Poitiers ; et il sera juste qu'ils soient punis par où ils ont péché. Et je crois que la sentence de Dieu tombera sur eux parce qu'ils ne sont pas aimés de leurs gens ; et la terre se rendra d'elle-même à votre fils, s'il en est ainsi, bien que les Bordelais et les communes de Gascogne leur aient promis d'envoyer, s'il le fallait, cinq cents chevaliers en troupe, cinq cents sergents et cinq cents arbalétriers à cheval, et mille piétons, savoir : cinq cents sergents et cinq cents arbalétriers ; mais je n'en crains pas la valeur d'un œuf, car je connais le comte et sa terre, ils n'oseront pas bouger ; s'ils le font, comme ils le feront contre tout droit, tous leurs biens seront à vous.

Venant alors aux mesures à prendre :

Puisque le comte de la Marche et les autres font munir et garder leurs châteaux, et leurs portes, madame, ordonnez, s'il vous plaît et si vous le jugez bon, aux maires de la Rochelle et des autres villes de bien garder leurs portes et que personne n'y entre s'il n'est connu. Car je sais en très grand secret que quelques uns feront, s'ils le peuvent à prix d'argent, mettre le feu aux villes et ils nous feraient périr dans la Rochelle. Mandez au maire et au prévôt de chasser, s'il vous plaît, de la ville, les vagabonds et les gens tenant mauvais lieux, ce qui est la honte de la Rochelle. De là sortent les incendies des villes et mille maux ; dans un de ces mauvais lieux deux hommes ont été tués cette année. Mandez au capitaine de la Rochelle de ne pas laisser les sergents sortir du château, car il y a toujours hors du château des marchands de chevaux, ou de sel, de blé et de vin, très-riches ; d'autres sont sans cesse dans les tavernes ; quant au capitaine il ne sort jamais, ou que très-peu, du château. Il faut veiller à cet article : car les traits que l'on voit venir blessent moins. J'aurais donné au capitaine et au maire cet avis sur la garde de la ville ; mais je ne veux pas qu'ils sachent que je dis rien du comte de la Marche ni que je vous en ai parlé d'aucune manière, parce que quelques-uns, je ne sais qui, ont mandé à la reine de la Marche qu'à Vincennes je l'ai incriminée auprès du roi.

Que fit la reine, que fit saint Louis (car aux yeux de l'auteur c'est tout un) après cette curieuse communication ? Sans doute ils se mirent sur leurs gardes ; mais il fallait laisser le comte de la Marche donner prise contre lui. On n'eut pas longtemps à l'attendre.

La rupture se fit avec éclat. Aux fêtes de Noël, Alfonse avait invité le comte de la Marche à venir comme les autres vassaux, à Poitiers, où il tenait sa cour. Hugues avait eu d'abord la pensée de s'y rendre : le moment d'agir n'étant pas venu encore. Mais presque à la veille, sa femme lui fit honte de s'incliner encore devant Alfonse. il vint à Poitiers avec elle, et se présentant devant le comte il le défia publiquement, et lui déclara qu'il cessait de le reconnaître pour seigneur. Puis écartant avec ses hommes d'armes ceux qui lui fermaient le passage, il alla, comme pour consommer irréparablement la rupture, mettre le feu à la maison où il avait logé, et partit au galop, monté sur son cheval de bataille[13].

 

II. — La guerre de Poitou. - Journées de Taillebourg et de Saintes. - Soumission du comte de la Marche.

Alfonse s'empressa d'aller informer le roi de cette insulte. Il lui raconta le défi de Hugues et son départ, et comment, semblable à un rat dans une besace et à un serpent dans le sein de son bienfaiteur, il avait récompensé ses hôtes[14]. Saint Louis, bien qu'il y pût voir une déclaration de guerre, essaya encore des voies de paix. Il somma Hugues de revenir au devoir et de faire satisfaction à son seigneur. Mais Hugues s'y refusant, il tint un parlement, déféra sa conduite au jugement de ses pairs, et, sur leur décision, se disposa à se saisir de ses fiefs[15].

Hugues s'y attendait : déjà nous l'avons dit, il avait mis ses places en défense. Il fit appel à ses alliés, pressant tout particulièrement celui qui, par sa position et ses forces, était le plus en mesure de le secourir : le roi d'Angleterre. Son frère, Richard, revenait de la croisade, et il avait été reçu dans Londres comme en triomphe. C'était un puissant auxiliaire pour la cause du comte de la Marche, car Richard avait reçu du roi son frère le comté de Poitou. Aussi les Poitevins du parti anglais comptaient-ils sur lui pour hâter et faire aboutir les résolutions du roi. Henri, du reste, n'avait guère besoin d'être stimulé. Il convoqua ses grands à Londres, et sans attendre leur réunion, il prit jour pour passer en France et envoya de l'argent au comte de la Marche : la comtesse lui avait fait savoir, sous le nom de son mari, que s'il en apportait, il trouverait en Poitou et en Gascogne assez d'hommes pour combattre. Les barons d'Angleterre furent très-irrités de ce procédé. Ils disaient que le comte avait fait fi de l'armée anglaise et ne se servait du roi que comme d'un courtier, puisqu'il ne lui demandait que de l'argent. Ils s'engagèrent entre eux, sous peine d'anathème, à n'en point accorder ; et quand le roi leur fit connaître sa résolution, ils la blâmèrent avec force. Ils dirent qu'il y avait impudence à leur venir toujours demander de tels subsides ; que c'était traiter des sujets fidèles comme les derniers des serfs ; que trop souvent il leur avait extorqué de l'argent pour le dissiper en pure perte. Le roi n'essaya point d'abord de lutter contre ce concert. Il remit la délibération au lendemain, et dans l'intervalle, chercha à les gagner chacun en particulier, leur alléguant à faux l'exemple des autres pour arriver à les séduire ; et comme il n'avait que peu réussi, il rassembla les principaux seigneurs, leur allégua la promesse de secours qu'il avait faite au comte de la Marche, l'impossibilité de la tenir sans leur aide, el la honte qui rejaillirait sur la chevalerie d'Angleterre si le roi allait revendiquer les droits de sa couronne en France sans que ses barons l'aidassent à les reconquérir. Mais les seigneurs tinrent bon : ils rappelaient dans quel gouffre avaient déjà été englouties tant de sommes d'argent arrachées, sous prétexte de divers droits royaux, aux fiefs ou aux églises. Ils s'étonnaient que le roi se fût engagé, sans leur aveu, à l'expédition qu'il projetait. Ils lui remettaient en mémoire la trêve qui existait pour trois ans encore entra l'Angleterre et la France. Il était là aussi engagé par serment, et il allait y manquer pour se jeter dans le parti de gens sur lesquels il ne pouvait compter. Le roi s'indigna de ces représentations et jura que rien ne l'empêcherait de partir pour la France à l'octave de Pâques. L'assemblée tout entière n'en demeura pas moins ferme dans la résolution qui avait été adoptée, et le procès-verbal qui fut dressé de cette session du Parlement[16] témoigne tout à la fois et des exactions du pouvoir, et du contrôle que les barons entendaient lui imposer, comme aussi du calme inflexible et de l'énergie de la résistance.

Le roi n'en partit pas moins. Son parlement lui refusant tout subside, il sut, par des moyens à lui trop connus, se procurer d'ailleurs de l'argent, et avec l'argent, des hommes. Il partit de Londres le 21 avril 1242, s'embarqua à Portsmouth le jeudi 15 mai. Son frère Richard, sept autres comtes et trois cents chevaliers avaient suivi sa fortune, et il emportait avec lui, pour accroître sa troupe suivant le plan du comte de la Marche, trente tonneaux remplis de sterlings[17]. Le samedi 17 mai il abordait à l'abbaye de Saint-Mathieu, à l'extrémité du Finistère ; il arrivait le 20 à Royan.

Saint Louis était déjà en campagne. Instruit des préparatifs du roi d'Angleterre, il avait réuni quatre-vingts vaisseaux à la Rochelle pour garder les rivages du Poitou , et Henri n'essaya pas, en effet, d'y descendre. Il avait convoqué sa noblesse ; il avait demandé à ses communes des armes et des vivres. Au mois d'avril, il se trouvait au rendez-vous qu'il avait donné aux seigneurs à Chinon. Il y compta bientôt quatre mille chevaliers, vingt mille écuyers, des gens d'armes et des arbalétriers ; et de nouveaux renforts lui arrivaient de tout côté[18].

Il n'avait plus de ménagements à prendre. Les partisans du comte de la Marche dans le Poitou avaient commencé la guerre dès avant Pâques en ravageant les terres du roi. Quand ils le virent si bien accompagné, ils comprirent leur péril, et ne cherchant plus de salut que derrière leurs murailles, ils se mirent à ravager leurs propres champs, pour faire le désert devant l'armée royale, labourant les prairies, détruisant les fruits de la terre, coupant les arbres, comblant les puits, empoisonnant même les fontaines.

Saint Louis ne se laissa pas arrêter par ces dévastations. Il entra dans le pays, s'attaqua aux villes et en prit plusieurs : Montreuil en Gâtine et la tour de Béruge, Fontenay-le-Comte, Moncontour et la forte place de Vouvant. Ce fut alors, dit-on, que la comtesse de la Marche, désespérant de vaincre saint Louis, tenta de le faire empoisonner avec ses frères[19]. Selon quelques chroniques, des gens pourvus de poison furent surpris dans les cuisines du roi. Mais le fait n'est pas bien établi, et encore moins la complicité d'Isabelle.

Ce qui n'est pas douteux, c'est que le comte de la Marche était perdu, si ses alliés, et surtout le roi d'Angleterre, le seul qui fût à portée, ne tentaient en sa faveur un suprême effort.

Le roi d'Angleterre ne s'était pas encore officiellement déclaré : il se rendait chez lui, allant en Guyenne. Il envoya d'abord des messagers au roi et eut l'audace de lui demander pourquoi il violait la trêve. Saint Louis répondit avec une sérénité parfaite que jamais il n'avait eu la pensée de le faire, et que, loin de la rompre, il était tout prêt à la prolonger encore, même au prix de nouvelles concessions : Matthieu Paris parle du Poitou, de la Normandie même, comme de provinces que le roi se déclarait disposé à céder aux Anglais. La meilleure preuve qu'il n'en fut rien, c'est que les provinces restèrent à la France. On ne peut croire que saint Louis les ait voulu sacrifier à la peur de la coalition, ni qu'il ait tant redouté les rois d'Aragon et de Castille, qui n'étaient pas entrés en lice, ou le comte de Toulouse qui ne fit rien ; encore bien moins le comte de la Marche, dont il prenait les châteaux les uns après les autres. Le roi d'Angleterre n'avait voulu que se donner un prétexte par ce message, et au retour de ses envoyés, il chargea quelques Hospitaliers d'aller défier le roi de France[20].

Les progrès de saint Louis n'en furent pas arrêtés. Il assiégeait Frontenay[21], dont le comte de la Marche avait tout récemment accru les défenses, et où il avait mis une forte garnison commandée par son fils. Les assiégés résistèrent avec vigueur. Le comte de Poitiers fut même blessé au pied d'un coup de pierre. Mais la place fut enlevée, et le fils du comte de la Marche amené avec plus de quarante chevaliers et toute la garnison devant le roi. Plusieurs voulaient qu'on les fit pendre pour l'exemple ; mais le roi, prenant leur défense : Ce jeune homme, dit-il, n'a pas mérité la mort pour avoir ainsi obéi aux ordres de son père, ni ses hommes pour avoir fidèlement servi leur seigneur ; et il les fit mettre en lieu de sûreté[22].

La prise de Frontenay jeta l'alarme partout aux environs. Depuis que le roi était entré en Poitou, nul effort n'avait été fait pour l'arrêter, nul secours envoyé aux villes qu'il attaquait. Toute place assiégée était prise. Les capitaines qui avaient en garde les châteaux du voisinage s'empressèrent d'en venir apporter les clefs aux pieds du roi. Le roi rasa les plus faibles, fortifia davantage les plus forts, y mettant garnison, et, de la sorte, il restait maître de tout le pays qu'il avait parcouru.

Le roi d'Angleterre n'avait su encore commencer les hostilités qu'en ordonnant aux magistrats des Cinq-Ports[23] de courir sus à tout vaisseau français : ordre qui fut exécuté avec empressement ; et les pirates anglais n'épargnaient même pas ceux des leurs qu'ils rencontraient en mer. Mais, à cet égard, ils eurent bientôt des auxiliaires : car saint Louis écrivit au comte de Bretagne et aux marins des rivages bretons, à ceux de la Rochelle, de Normandie, de Wissant, de Calais, d'user de représailles ; et les marins des Cinq-Ports furent bientôt contraints d'aviser eux-mêmes à leur salut. Quant au roi d'Angleterre, il venait enfin d'entrer en campagne. De Royan il était allé à Pons, où les barons de Saintonge le vinrent recevoir. De là il se rendit à Saintes, qui, était, comme tout ce pays, au comte de la Marche, et il poussa jusqu'à Tonnai sur lai Charente, où il fit des chevaliers, distribua des terres et des pensions. Mais alors ; comme s'il s'était déjà trop avancé, il revint sur ses pas, remontant la rive gauche du fleuve ; et s'arrêta devant Taillebourg, qui est sur la rive droites relié par un pont à l'autre bord[24].

Saint Louis l'apprenant, marcha aussitôt sur Taillebourg. Les Anglais gardaient bien le pont, mais ils avaient négligé d'occuper la ville. Les habitants en profitèrent pour ouvrir leurs portes à saint Louis qui s'y logea avec les principaux de son armée et fit camper les autres à l'entour.

On s'attendait à la bataille pour le lendemain. Le roi de France avait près de lui ses deux frères, les comtes d'Artois et de Poitiers ; son cousin Alfonso de Portugal, comte de Boulogne ; Pierre Mauclerc, qui tant de fois avait été d'un autre côté, et plusieurs autres grands seigneurs. Le roi d'Angleterre voyait auprès de lui le comte Richard, son frère, Simon de Montfort, devenu son beau-frère, le comte de la Marche, les comtes de Salisbury, de Norfolk, de Glocester mais les forces, de part et d'autre, étaient inégales. Les Anglais avaient seize cents. chevaliers, six cents arbalétriers et vingt mille hommes de pied. On en donne un beaucoup plus grand nombre à saint Louis[25].

Ce qui compensait l'infériorité du nombre c'était la difficulté du passage. La Charente ; à Taillebourg, est une rivière profonde, non. guéable. On ne la pouvait traverser que par ce pont fort étroit, dont les Anglais étaient maîtres, ou sur des bateaux. Selon Joinville, les Français passèrent sur des bateaux ou des ponts volants, et le combat commença fort et grand, et le péril fut d'abord extrême : quand saint Louis, le voyant, vint s'y jeter avec les autres, les Anglais pouvaient être encore vingt contre un ; mais son arrivée les mit en déroute. Selon les autres historiens, Henri III n'entreprit pas de défendre le passage. Il rappela même ceux qui gardaient le pont, et se retira à deux traits d'arbalète de la rivière ; non qu'il se fit scrupule, comme le dit Vincent de Beauvais, d'attaquer son roi, mais plus probablement dans la pensée de l'attirer dans la plaine et de le battre avant qu'il eût assez de monde pour mettre, les chances, de son coté ; Saint Louis, en effet, voyant le pont abandonné y jeta cinq cents hommes avec des arbalétriers, et il ordonnait à l'armée de suivre, quand Henri III, se défiant de son stratagème et renonçant à le battre, chercha quelque autre moyen de l'arrêter. Richard, son frère, dépouilla ses armes et, prenant le bâton de pèlerin, il vint au-devant des Français et demanda le comte d'Artois (20 juillet 1242). Richard était fort honoré des deux côtés comme revenant de combattre les infidèles, et il avait particulièrement des droits aux égards de la France, pour avoir stipulé, dans le traité avec le sultan d'Égypte, la mise en liberté des prisonniers la plupart français. Le comte d'Artois le mena à saint Louis, et le roi lui accorda une trêve de vingt-quatre heures : c'était dimanche ; il se serait fait scrupule de lui refuser en pareil jour le repos qu'il sollicitait, et d'ailleurs, même dans la guerre, il ne souhaitait rien tant que les conclusions les plus pacifiques. Seigneur comte, seigneur comte, lui dit-il au départ, d'après Matthieu Paris, je vous accorde une trêve pour ce jour-ci et la nuit suivante, afin que vous ayez le temps de délibérer, à part vous, sur ce qu'il vous reste de mieux à faire désormais, car la nuit porte conseil. On n'attendit pas même jusqu'à la nuit. Richard, plus assuré que jamais de l'inégalité des deux armées, dit à Henri qu'il n'avait d'autre parti à prendre que de gagner Saintes. Les Anglais employèrent le jour à plier bagage, et partirent assez confusément dès que le soir fut venu. Le roi d'Angleterre, dit Matthieu Paris, qui avait éprouvé déjà la fidélité ou plutôt l'infidélité des Poitevins, opéra honteusement sa retraite, et il accéléra sa marche en jouant des éperons. Toute l'armée le suivit non sans grand dommage pour les chevaux et pour les homme mes, car la plupart des troupes n'avaient point mangé et les chevaux étaient à jeun et épuisés. Le roi, qui était emporté par un cheval très-rapide, n'arrêta sa course que lorsqu'il fait arrivé à Saintes[26].

Saint Louis, averti de leur départ, employa le reste de la nuit et une partie de la journée suivante à faire passer son armée sur l'autre bord ; et le lendemain mardi, il se remit à leur poursuite. Les fourrageurs qui le précédaient coururent jusque sous les murs de Saintes, où les Anglais s'étaient retirés. Le comte de la Marche voulut châtier leur témérité : il sortit avec ses trois fils et quelques soldats anglais et gascons, ayant à cœur de venger sa réputation par quelque exploit qui ne fût partagé avec personne. Mais le bruit du combat se répandit dans la ville, et le roi d'Angleterre en voulut être. L'occasion était belle pour prendre sa revanche : la proportion était plus que renversée. On était trente contre un. Les fourrageurs, tout en soutenant le choc, firent connaître leur péril au comte de Boulongue, et celui-ci à saint Louis. Les deux armées se retrouvèrent bientôt en présence plus tôt que Henri III même ne l'eût voulu. Les Anglais montrèrent une extrême vigueur, Simon de Monfort, Salisbury, Norfolk se signalèrent parmi les plus braves mais il fallut céder au nombre et leur roi leur en avait donné l'exemple. Les Français les poursuivaient avec tant ,d'ardeur que saint Louis jugea prudent de les arrêter, craignant quelque embuscade. Plusieurs entrèrent dans Saintes après les Anglais et y furent pris (22 juillet 1242).

Les Anglais avaient perdu vingt-deux chevaliers et un assez grand nombre de fantassins faits prisonniers, sans compter ceux qui avaient péri dans la bataille ou dans la déroute. Mais ce qui fut plus grave c'est l'impression même causée par leur échec la ligue formée contre saint Louis en fut frappée au cœur !

Le roi d'Angleterre, qui avait cru reconquérir la Normandie, voyait le roi de France vainqueur aux portes de la Guyenne. Il s'en prenait au comte de la Marche qui lui avait promis tant de soldats, et il eut à ce propos avec lui une explication très-vive, soit à Saintes, le soir de la bataille, soit même le jour de l'affaire de Taillebourg. Le comte de la Marche était bien plus justement inquiet pour son pays qui se trouvait déjà presque tout entier entre les mains du roi. Lui qui avait été le principal auteur, et on peut le dire, la raison de la ligue, ne songeait plus qu'à s'en tirer en se soumettant à saint Louis aux meilleures conditions, et il y employa son ancien allié, Pierre Mauclerc, qui était maintenant dans le camp du roi de France.

Sa soumission rendait bien plus périlleuse encore la position des Anglais. Henri occupait Saintes, et il semblait qu'il voulût s'y défendre ; car après avoir été visiter Pons, il y était revenu. Mais un chevalier français, ancien croisé de Palestine, qui devait à Richard sa liberté, vint l'avertir que saint Louis, réunissant toutes ses forces, se proposait d'envelopper les Anglais et de les contraindre à se rendre tous ; que le comte de la Marche traitait avec le roi, et que les seigneurs poitevins allaient suivre son exemple. Presque au même moment, un message de Hugues, fils aîné du comte de la Marche et demi-frère de Henri, fit savoir à ce dernier que s'il ne partait tette nuit même il serait pris ; car saint Louis allait investir la place, et les habitants avaient secrètement fait leur paix avec lui.

Le faible prince fut saisi d'une telle peur que, sans se donner le temps de goûter au repas qui lui était préparé, il partit, faisant mettre le feu à la ville. Il courait de toute la vitesse de son cheval, sans se préoccuper autrement des siens, et il ne s'arrêta qu'à Blaye. Les seigneurs, les soldats, laissant à leur tour les mets à demi cuits, s'enfuirent à jeun — c'est un grief que l'historien anglais ne manque pas de faire ressortir — et gagnèrent, les uns de toute la vitesse de leurs chevaux, les autres dans l'embarras de leurs charrois et la confusion de leurs bagages, le lieu où le roi les avait précédés. Bien des objets restèrent en route. Le roi y perdit sa chapelle, c'est-à-dire les ornements sacerdotaux et tout l'appareil des offices que l'on célébrait devant lui, sans compter les reliques. Saint Louis entra à Saintes où il fut reçu avec grand honneur par les habitants et le clergé, et se mit sans retard à la poursuite du roi d'Angleterre. Mais Henri ne l'attendit pas, et laissant une garnison à Blaye, il mit la Gironde entre son adversaire et lui, et s'en vint à Bordeaux[27].

Saint Louis était à peine sorti de Saintes, que le sire de Pons vint lui remettre son château. Le fils aîné du comte de la Marche arriva ensuite et conclut, au nom de son père, le traité qui lui avait été ménagé par Pierre de Bretagne. Le lendemain le comte vint lui-même avec sa femme, cette fière reine d'Angleterre, et ses deux autres fils que le roi d'Angleterre venait de faire chevaliers ; et tous les quatre se jetant aux pieds de saint Louis ils implorèrent humblement leur grâce. Saint Louis les fit relever et leur pardonna aux conditions qui avaient été arrêtées. Les villes qu'il avait prises au comte de la Marche devaient appartenir au comte de Poitiers. Hugues reprenait le reste de sa terre et en faisait hommage au roi pour le comté d'Angoulême, les châteaux de Cognac, de Jarnac, de Merpins, d'Aubeterre et de Villebois ; au comte de Poitiers, pour Lusignan et le comté de la Marche ; mais lui-même renonçait au profit du roi aux hommages du comte d'Eu, de Renaud de Pons, de Geoffroi de Rancon et de Geoffroi de Lusignan, et il libérait le roi d'une rente de cinq mille livres tournois qu'il en recevait chaque année ; il le tenait quitte de toutes les obligations que le prince avait pu, par divers actes, contracter envers lui, et remettait encore entre ses mains trois châteaux pour servir de garantie au traité. Il jurait, lui, sa femme et ses enfants d'y être fidèles et de faire exactement le service de leurs fiefs (1er août 1242)[28].

Joinville rapporte à cette occasion un trait qui est bien dans les mœurs du temps. Un seigneur qui avait reçu un grand outrage du comte de la Marche avait juré, sur des reliques, que jamais il ne se ferait tondre à la façon des chevaliers, et qu'il porterait ses cheveux en bandeaux comme les femmes, tant qu'il ne s'en verrait vengé soit par lui soit par autrui. Quand il vit le comte de la Marche, sa femme et ses enfanta agenouillés devait le roi et lui criant merci, il, fit dresser un tréteau pour être mieux vu, de tous, ôta ses bandeaux et se fit couper les cheveux en présence du roi, du comte et de toute l'assemblée. Son vœu était rempli[29].

Les seigneurs du parti du comte de la Marche ne pouvaient que suivre son exemple, et il. fut imité par plusieurs de ceux qui tenaient leurs châteaux même du roi d'Angleterre. Quelques-uns le firent, dit-on, d'une manière peu honorable. Au témoignage de Matthieu Paris (il est ici plus que suspect), Guillaume surnommé l'Archevêque, seigneur de Parthenay, députa vers Henri en protestant que jusqu'à la mort il serait fidèle aux Anglais, et témoignant une aversion toute particulière pour les Français qui, lorsqu'ils sentaient leur pouvoir affermi, foulaient aux pieds leurs sujets comme la boue des rues. Il le priait donc, comme son naturel et indivisible seigneur, de lui envoyer des hommes et. de l'argent pour l'aider à se défendre. Henri le crut : mais Guillaume, chassant les hommes et retenant l'argent, lit la paix avec le roi de France : trahison si odieuse qu'elle lui valut le mépris des Français. Tout autre, fut la conduite de Hertold, capitaine du château de. Mirebeau. Abandonné comme les autres, il voulut tenter un dernier effort auprès de Henri lui-même. Il le vint trouver et lui demanda s'il pouvait le secourir ou s'il lui fallait subir une domination que ses prédécesseurs avaient toujours repoussée. Le roi lui avoua son impuissance et le péril où il était lui-même : J'ai voulu, dit-il, m'appuyer sur un roseau : il s'est rompu et m'a blessé en se brisant ; et il le laissa libre de pourvoir lui-même à son salut. Hertold alors vint trouver saint Louis. Il ne lui dissimula point qu'il ne quittait sen ancien maître que par force. Il lui avoua se douleur son attitude, ses cheveux en désordre, ses yeux rougis par les larmes en témoignaient assez ; : et il lui remit sons château. Le roi, loin d'être blessé de ses hésitations et de ses regrets, le loua de sa manière d'agir. Il lui déclara qu'il le prenait lui et, tous les siens sous se protection ; et assuré qu'un homme si fidèle envers son ancien seigneur ne le serait pas moins, envers lui-même, il reçut son serment. Il lui rendit son château[30].

Avant de presser davantage les Anglais, saint Louis voulut leur enlever tout appui sur le continent. Il avait le Poitou, il les menaçait en Guyenne par le nord ; il résolut de leur fermer aussi le sud, en barrant le chemin au comte de Toulouse et au roi d'Aragon. Le comte de la Marche lui-même et, Pierre. Mauclerc furent chargés d'aller soutenir les officiers que le roi avait dans ces contrées.

 

III. — Trêve avec l'Angleterre. - Soumission des seigneurs du Midi. - Paix de Lorris.

On a vu que les seigneurs du midi s'étaient montrés fort disposés à se jeter dans le mouvement dont le comte de la Marche avait donné le signal. Le comte de Toulouse, retardé d'abord par une maladie[31], et cédant enfin aux instances du comte de Foix[32], avait pris les armes ; le vicomte de Narbonne l'avait devancé : l'archevêque de Narbonne, fidèle à la cause française, avait dû fuir ; Trencavel était revenu. Le comte de Foix opérait de son côté et le pays de Carcassonne avait été en partie enlevé aux officiers du roi. Mais cela était bien loin du principal théâtre des événements, et la nouvelle de la bataille de Saintes, même avant l'annonce de la prochaine attaque du comte de la Marche et du comte de Bretagne avait jeté le trouble dans les rangs des rebelles. Dès ce moment ils ne songèrent plus qu'à prévenir les suites d'une équipée sans espérance ; et le roi d'Aragon, qui ne s'était pas encore mis en campagne, eut grand soin de se tenir en paix. Le roi d'Angleterre demeura donc de ce côté sans appui. Il ne reçut de ces provinces d'autre auxiliaire que la comtesse de Béarn, femme d'une grandeur et d'une grosseur extraordinaire, dit Matthieu Paris, qui vint avec son fils et soixante chevaliers pour se mettre à son service et ne fit que lui manger de l'argent. Henri se voyait donc isolé en France[33] ; et il ne recevait d'Angleterre aucun secours. Un convoi qu'on lui avait envoyé fut dissipé par la tempête ; et les marins des Cinq-Ports, même avec les renforts qu'ils avaient sollicités des autres parties du rivage, ne pouvaient tenir contre les Français qui restaient maîtres de la mer.

La position devenait fort critique pour Henri. Le peuple anglais qui avait blâmé son entreprise, devait être plus irrité encore du résultat. Non-seulement il se sentait atteint dans son légitime orgueil ; il souffrait aussi dans ses intérêts les plus chers. Son commerce était compromis. La mer lui était presque interdite, et sur terre même saint Louis avait fait arrêter tous leurs marchands trouvés dans le royaume : acte pour lequel Matthieu Paris l'accuse d'avoir porté atteinte à l'ancienne renommée de la France, qui a toujours ouvert un asile aux fugitifs, aux exilés, et assuré toute franchise aux pacifiques, selon le. sens du nom que sa conduite, dit-il, lui a valu ; mais les. dates prouvent qu'en cela le roi ne faisait qu'user de représailles[34]. Saint Louis espérait bien. pousser plus loin, ses succès. Il voulait aller jusqu'à Bordeaux et ôter ainsi à l'Angleterre la dernière possession qu'elle eût en France. Malheureusement une maladie grave l'arrêta près de Blaye. La dysenterie s'était mise dans son armée. Les troupes ne vivaient que de ce qu'elles trouvaient dans le pays, et sans exagérer ce que disent les historiens. du dégât fait par les habitants sur leurs terres, on peut croire que la présence seule de tant d'hommes, dans un même lieu, avait rendu les approvisionnements difficiles. Le manque de vivres et aussi les chaleurs de la canicule avaient donc répandu une sorte d'épidémie parmi les Français ; quatre-vingts bannerets et vingt mille hommes, dit-on, y succombèrent, Saint Louis lui-même faillit en mourir.

Dans cette situation, on était plus disposé à lm trêve demandée par les Anglais. Au dire d'un historien de cette nation, les barons français ne souhaitaient pas eux-mêmes chasser de France le roi d'Angleterre, trouvant avantageux pour l'un ou pour l'autre pays de pouvoir, en cas de violence, chercher, auprès de l'un des deux rois un refuge contre l'autre. Il est plus naturel de croire que saint Louis, ami de la paix, même dans la guerre, et répugnant par nature à pousser à bout un ennemi, agréa les propositions qu'on lui fit. On convint, d'une trêve pour cinq ans (12 mars 1243), à partir de la Saint-Benoît qui suivait[35], jusqu'à la Saint-Michel (21 mars 1243-29 septembre 1248). Il fallut du temps encore pour la. notifier ; les hostilités ne furent pas absolument suspendues sur terre, encore moins. sur mer où il, était, bien plus difficile d'arrêter les, courses, de nos marins. Même après qu'elle fut rendue publique, le comte de Bretagne, feignant, de l'ignorer, continuait ses pirateries. Il fallut les injonctions les. plus menaçantes, de saint Louis poux le contraindre à y mettre fin.

Saint Louis ayant ajouté aux fertifications de Saintes, revint à Chinon, puis à Tours et de là à Paris (28 septembre) où il acheva de se rétablir ; et toutefois sa constitution frêle et délicate reçut de cette secousse un ébranlement dont elle se ressentit toujours. Quant à Henri, il demeura quelque temps en Guyenne, prenant encore quelques châteaux qu'il dut rendre l'année suivante, lorsqu'on en vint à la ratification de la trêve, car c'est contre la trêve qu'il s'en était emparé. Il achevait ainsi de manger en pure perte l'argent et les vivres qu'il s'était fait envoyer pour son expédition. Ceux qui l'accompagnaient s'en lassèrent les premiers, et, sans prendre congé de lui, ils obtinrent de saint Louis des sauf-conduits pour s'en retourner par la France. Saint Louis les leur accorda à la condition de ne plus revenir, et comme on le blâmait de cette condescendance : Puissé-je, dit-il, voir tous mes ennemis s'éloigner de moi sans retour. Richard lui-même se refusa à demeurer plus longtemps dans cette oisiveté. Il s'en retourna, mais par mer ; et assailli par la tempête, il eut grand'peine à gagner les rivages de Cornouailles. Henri restait toujours, pressurant les Anglais pour se laisser piller par les Gascons. L'Angleterre en était excédée. Les barons avaient pris le parti de lui refuser tout ; les moines, sur lesquels il se rejetait, ne lui voulurent plus donner que des prières. Il se décida enfin à revenir. Il ordonna qu'on lui envoyât une - flotte pour protéger son passage et qu'on se préparât à le recevoir avec joie. Après de nouveaux retards occasionnés par les Gascons qui perdaient trop à le laisser partir, il mit à la voile et arriva en Angleterre, où il fut reçu avec des ovations dont il avait, pour plus de sûreté, réglé lui-même tout l'appareil (octobre 1243).

Saint Louis aurait eu plus de raison de triompher. Comme il avait fait reculer l'étranger, il avait achevé de désarmer la rébellion qui l'avait introduit dans le royaume. Il n'avait fait la guerre de sa personne que dans le Poitou ; mais la bataille de Saintes avait frappé de stupeur tous ceux qui, dans le Languedoc, s'étaient alliés au comte de Toulouse.

Ils s'arrêtèrent au milieu des succès de détail qu'ils avaient pu avoir sur quelques, garnisons isolées, et l'arrivée des troupes du comte de la Marche et du comte de Bretagne les réduisait à songer eux-mêmes à leur sûreté. La division se mit entre eux, et c'était le comte de Toulouse qu'elle devait mettre surtout en danger.

Au commencement de sa révolte deux inquisiteurs et plusieurs prêtres de leur compagnie avaient été massacrés à Avignonet (24 mai 1242), et on l'avait soupçonné d'y avoir eu part[36]. Le réveil de l'hérésie semblait donc se lier à son mouvement, et il apprenait que saint Louis, revenu à Paris, obtenait du clergé un subside pour faire la guerre aux Albigeois[37]. Il était exposé à voir ses États assaillis par une nouvelle croisade ; et les seigneurs du Languedoc, compromis eux-mêmes, offraient au roi, pour gage de soumission, de se déclarer contre lui s'il ne se soumettait le comte de Foix, qui l'avait le plus poussé à la guerre, s'empressa de prévenir le péril. Il avait, dès le mois d'octobre, traité avec saint bonis, en s'obligeant à le servir contre son ancien allié, Raimond avait à la cour un appui considérable dans la reine Blanche dont il était le cousin par sa mère. Elle se fit sa médiatrice auprès de saint Louis. Comptant sur elle, il se mettait à la discrétion du roi[38]. Le roi accueillit sa prière. On fit une trêve pour laquelle le comte de Toulouse donna au roi toute sûreté (30 novembre 1242)[39] : il s'engageait à venir trouver le roi à Lorris pour lui renouveler son serment ; et en attendant il renonçait à tous les hommages qu'il avait reçus, il rendait toutes les places qu'il avait prises pendant la guerre. Il vint en effet à Lorris au commencement de l'année suivante (janvier 1243), se mit, lui en personne, ses terres et ses vassaux à la merci du roi, et renouvela expressément le traité de 1229, promettant d'y obliger par serment, devant ,ceux que le roi désignerait, tous ses sujets depuis l'âge de dix-neuf ans ; il s'obligeait à lui donner en garde trois forteresses outre Penne d'Agen qu'il lui avait livrée déjà et à détruire, à son premier commandement, tous les forts ou retranchements élevés pendant la guerre[40]. Le roi, toujours plus porté de gagner un ennemi qu'à l'accabler, accepta sa soumission, reçut son hommage et lui rendit ses terres et ses droits. Il garda seulement pour lui l'hommage de Roger, comte de Foix, pour les terres que ce comte tenait de Raimond, ne voulant pas que Roger devînt l'homme de celui dont il s'était séparé pour rentrer dans le devoir[41] ; mais les termes du traité impliquaient que cet hommage reviendrait après Raimond à son successeur dans le comté de Toulouse, et du reste il ne renvoya pas les deux comtes sans les avoir réconciliés[42].

Plusieurs actes complétèrent l'acte principal qui s'était accompli par la réconciliation du comte de Toulouse. Le comte envoya immédiatement l'ordre de remettre à exécution la paix de Paris ou de Meaux, faisant connaître les conditions nouvelles auxquelles il s'était soumis ; et avant de quitter Lorris, pour témoigner de sa reconnaissance à la reine Blanche, il s'obligea personnellement envers elle à poursuivre les hérétiques et à les chasser de ses terres[43]. Amaury de Narbonne, venu aussi à Lorris, se replaça lui et sa ville sous la domination du roi de France, et il prit de même l'engagement de détruire, à sa première réquisition, les forteresses construites dans ses fiefs à l'occasion de la guerre[44]. Les consuls et les citoyens de Toulouse, le comte de Comminges et un très-grand nombre de seigneurs et de villes firent, dans les trois mois suivants, le serment d'observer la paix de Paris et en envoyèrent les actes au roi[45].

A partir de cette époque, dit Guillaume de Nangis en parlant de la soumission du comte de Toulouse, les barons de France cessèrent de rien entreprendre contre leur roi, le Christ du Seigneur, voyant manifestement que la main du Seigneur était avec lui[46]. Et tandis que le roi d'Angleterre avait épuisé son royaume pour se faire battre dans sa malencontreuse entreprise, saint Louis avait obtenu ce résultat sans aucune souffrance pour son pays. Dans cette expédition contre le roi d'Angleterre et contre les barons, dit Joinville, le roi donna de grands dons, ainsi que je l'ai ouï dire à ceux qui en revinrent. Mais ni pour les dons, ni pour les dépenses que l'on fit dans cette expédition ou d'autres en deçà de la mer ou au delà le roi ne requit ni ne prit jamais d'aile dont on se plaignît, ni de ses barons, ni de ses chevaliers, ni de ses bonnes villes. Et ce n'étoit pas merveille, car il faisoit cela par le conseil de la bonne mère qui étoit avec lui, par le conseil de qui il opéroit et par celui des prud'hommes qui lui étoient demeurés du temps de son père et du temps de son aïeul[47].

La paix se trouvait donc rétablie à l'intérieur comme au dehors — le roi d'Aragon, qui avait consenti à la ligue, n'ayant pas pris part à la guerre, n'avait pas eu besoin de traiter en son nom —, et cette guerre, en soumettant saint Louis à une nouvelle épreuve, avait affermi son influence : car elle l'avait montré aussi résolu à combattre l'ennemi en armes que disposé à le ménager dans sa soumission ou sa défaite. On apprenait à le craindre, et on ne cessait pas de l'aimer.

 

 

 



[1] Joinville, ch. XXI.

[2] Joinville, ch. XXI.

[3] Le roi lui donna à lui-même six mille livres parisis de revenu annuel dont le jeune comte lui fit hommage. Si, par son mariage ou par une autre union (sa femme venant à mourir), il acquérait pareille somme, le don faisait retour au roi, ou ses héritiers ; s'il acquérait moins, il rendait de même l'équivalent. (Poitiers, juillet 1241. Teulet, l. l., n° 2926.)

[4] Guillaume de Nangis, Gesta, p. 335, et Chron. an 1241, p. 549.

[5] Joinville, ch. XXII.

[6] Carton J. 190 et Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 2928.

[7] Voy. Layettes, ibid., et Boutaric, Saint Louis et Alfonse de Poitiers, p. 47-49.

[8] C'est M. Léopold Delisle qui a trouvé cette curieuse lettre à la Bibliothèque nationale (suppl. latin, n° 873, pièce I) et qui l'a publiée dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, 4e série, t. II, p. 513. Cette lettre, dit-il, a été écrite, en caractères très-déliés, sur le recto d'une feuille de parchemin longue de quarante centimètres, large de dix-sept. On se rend aisément compte de la manière dont elle a été fermée. Le parchemin a été replié un grand nombre de fois sur lui-même, pour être réduit à un carré d'environ cinq centimètres de côté. C'était un format bien exigu ; mais quand on aura lu la lettre on ne s'étonnera pas que l'auteur ait pris des mesures qui permettaient de la dérober à des regards indiscrets. Après avoir été pliée, la lettre a reçu une adresse : Domine regine Francorum ; puis on a pratiqué ure incision pour faire passer à travers tous les plis, soit une bandelette de parchemin, soit un écheveau de soie, dont les extrémités ont été arrêtées sous un sceau en cire verte. C'était la manière de cacheter les lettres au treizième et au quatorzième siècle. Dans un commentaire où il montre une érudition consommée, il donne son nom à chaque personnage, à chaque fait sa justification, et par ce parfait accord des divers traits de la lettre avec l'histoire, non-seulement il en prouve l'authenticité, mais il en fixe la date : entre la cour plénière de Poitiers au mois de juillet 1241 et le mois de décembre suivant, époque où la conspiration dénoncée éclata.

[9] P. 525, 526.

[10] On voulut faire du comte de Toulouse comme le pivot de la confédération. Le comte de la Marche s'oblige pour lui-même et pour le roi d'Aragon à le soutenir à sa requête contre tous (15 octobre 1241). Trencavel, vicomte de Béziers, se remet à l'entière volonté du roi d'Aragon et du comte de Toulouse, lui, sa terre et ses hommes et fait hommage au roi d'Aragon (17 octobre) (Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 2941 et 2942).

[11] Chron. rimée de Philippe Mousket, v. 30689 dans les Histor. de Fr., t. XXII, p. 76.

[12] Tillemont, t. II, p. 432.

[13] Matthieu Paris, an 1242, t. V, p. 240.

[14] Matthieu Paris, an 1242, t. V, p. 241.

[15] Chron. de Saint-Denys, t. XXI, p. 112.

[16] Matthieu Paris, t. V, p. 248 et suiv.

[17] Matthieu Paris, an 1242, t. V, p 258 ; Chron. de Saint-Denys, t. XXI, p. 113.

[18] Matthieu Paris, an 1242, t. V, p. 262.

[19] Guillaume de Nangis, Gesta, p. 385 c. Cf. Vincent de Beauvais, l. XXX, ch. CXLVIII. Chron. de Saint-Denys, t. XXI, p. 113, etc.

[20] Fin de juin 1242, selon Tillemont, t. II, p. 444. Le 19 juin il avait envoyé deux ambassadeurs à Frédéric en leur donnant pouvoirs pour faire alliance avec lui contre tous, excepté contre le pape (Hist. diplom., t. VI, p. 52). Frédéric eût préféré tout le contraire.

[21] Frontenay ou Fontenay-l'Abattu, arrondissement de Niort (Deux-Sèvres). Voy. Tillemont, t. II, p. 442.

[22] Matthieu Paris, an 1242, t. V, p. 280.

[23] Douvres, Sandwich, Hythe, Hastings et Romney.

[24] Matthieu Paris, Guillaume de Nangis, etc.

[25] Voy. Tillemont, t. II, p. 446.

[26] T. V, p. 287.

[27] Matthieu Paris, Guillaume de Nangis et Tillemont, aux endroits cités.

[28] Guillaume de Nangis, p. 341, et les conditions du traité dans la lettre par laquelle il les notifie (Teulet, Layettes, etc., t. II, n° 2980). — Le roi et le comte de Poitiers reçurent, à la suite de cet événement, divers hommages : Alfonse, des fils du comte de la Marche pour les terres qui leur seraient assignées quand ils auraient l'âge voulu (12 août 1242) ; du comte Hemeri de la Rochechouart pour un de ses châteaux ; de Geoffroi de Pons, de Guillaume Larchevêque, seigneur de Parthenay, de la dame de la Roche-sur-Yon, de la dame de Surgères, de Geoffroi de Lusignan ; le roi, de Renaud de Pons, de Gerbert de Tamines, etc. (août 1242). Voy. Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 2985, 2982, 2986, 2989, 3051, 3052, 3141, 3084, 2987, 2988. L'acte par lequel Hugues de Lusignan, comte de la Marche, et sa femme Isabelle firent le partage des terres dont leurs enfants devaient jouir après eux est de l'année suivante (mars 1243). Ibid., n° 3049.

[29] Joinville, ch. XXIII.

[30] Matthieu Paris, t. V, p. 303.

[31] Étant en péril de mort, il s'était fait absoudre par l'official d'Agen de toutes les excommunications qu'il avait pu encourir (14 mars 1242). Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 2962.

[32] Voyez la lettre par laquelle Roger, comte de Foix, excitait Raimond à la guerre en lui rappelant les violences qui l'avaient dépouillé de ses domaines et lui montrant l'occasion favorable pour les reconquérir (avril 1242, ibid., n° 2969). Le même Roger, l'année précédente, s'était obligé envers le roi à observer fidèlement toutes les conventions faites par son père (juillet 1241, ibid., n° 2929).

[33] Par une lettre datée de Bordeaux, 8 janvier 1243, il se plaint à l'empereur Frédéric de ce que le comte de Toulouse, avec lequel il s'est allié par un traité solennel contre tous, excepté l'empereur, a manqué à sa foi et s'est attaché à son adversaire le roi de France. Il lui annonce qu'il reste en Gascogne pour nuire à son ennemi et relever sa fortune et le prie de prendre en considération l'état fâcheux où le comte de la Marche et ses complices l'ont amené, de lui donner un conseil opportun, et de se rappeler les dernières paroles de sa sœur, l'impératrice Isabelle. Il ne néglige pas d'écrire le même jour à Pierre de la Vigne, secrétaire de l'empereur, pour qu'il présente sa lettre à Frédéric, lui expose sa situation et lui suggère des résolutions conformes à l'avantage et à l'honneur de l'un et de l'autre. (Hist. dipl., t. VI, p. 906-907.)

[34] Voy. Tillemont, t. II, p. 460.

[35] Elle est notifiée par une lettre du roi d'Angleterre, en date de 7 avril. Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 3075.

[36] Majus Chron. Lemovicense, an 1240. Hist. de Fr., t. XXI, p. 765 ; cf. Guillaume de Puy-Laurens, t. XX, p. 769 f. Le premier chroniqueur va jusqu'à en accuser Raimond lui-même : Eodem anno (1242) Raimundus, comes Tholosanus, in vigilia Ascensionis Domini in nocte procuravit quod tres fratres prædicatores, duo fratres minores, unus monachus, quidam archidiaconus Tholosanus, duo clerici et duo laici, qui erant inquisitores hæreticorum, apud Avinhonet in camera dicti Comitis occiderentur.

[37] Tillemont, t. II, p. 470.

[38] Voy. la lettre de Raimond au roi pour se soumettre à toutes les conditions qu'il voudra et sa lettre à la reine Blanche pour qu'elle lui rende ces conditions plus douces (20 octobre 1242, ibid., n° 2995 et 2996.)

[39] Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 3000.

[40] Lorris, janvier 1243, Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 3012 ; Trésor des Chartes, Registre XXX, f° 82, verso et aux feuillets suivants les divers actes qui en furent la conséquence.

[41] Voy. l'hommage du comte de Foix au roi de France (janvier 1243), Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 3018. Le comte de Toulouse se fit du reste remettre par le comte de Foix toutes les terres qu'il tenait de Raimond VI dans le comté de Toulouse (6 juin 1245), ibid., n° 3355. La réconciliation du comte de Toulouse avec le Saint-Siège fut complète nous en reparlerons plus tard. — A la suite de ces événements, Raimond reçut l'hommage du comte d'Astarac (13 novembre 1244), du comte de Comminges (18 novembre), ibid., n° 3203 et 3205.

[42] Tillemont, t. II, p. 480 et suiv.

[43] 19 janvier 1243, ibid., n° 3019.

[44] Lorris, même date, ibid., n° 3014. Voy. en outre le serment de fidélité prêté au roi par les habitants de Narbonne (12 mars 1244), ibid., n° 3162.

[45] Ils ont été gardés au trésor des Chartes et sont encore aux Archives. Voy. Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 3029-3114.

[46] Chron. an 1242, Hist. de Fr., t. XX, p. 550.

[47] Joinville, ch. XXIII. — C'est par l'appui de la reine Blanche que Baudoin II, empereur de Constantinople, qui n'avait d'espoir que dans la France, cherchait à faire tourner à son profit la paix rétablie dans le royaume par ces événements. Il écrit à Blanche pour la féliciter de cette paix ; et pour mieux la gagner, il se défend du reproche qu'elle lui a fait d'agir par l'influence de deux Grecs ; loin de s'en fâcher, il l'en remercie comme d'une preuve de sa sollicitude ; il affirme d'ailleurs qu'il suit les conseils des nobles et braves gens de France qu'il a près de lui ; s'il y a quelque chose de mieux à faire, il la prie de le lui indiquer ; il se conformera à ses avis ; mais il la conjure d'avoir pitié de lui : car, dit-il, toute notre confiance et notre espoir résident uniquement dans la faveur de notre seigneur le roi, votre fils, et dans la vôtre. (Constantinople, 5 août 1243. Teulet, Layettes du trésor des Chartes, t. II, ne 3123.)