JEANNE D'ARC

 

TOME PREMIER

PRÉFACE.

 

 

La vie de Jeanne d'Arc est un des épisodes les plus émouvants de nos annales : c'est comme une légende au milieu de l'histoire ; c'est un miracle placé au seuil des temps modernes comme un défi à ceux qui veulent nier le merveilleux. Jamais matière ne parut plus digne de la haute poésie : elle réunit en soi les deux conditions de l'épopée, sujet national, action surnaturelle. Mais jamais sujet ne tenta plus malheureusement les poètes. La poésie vit de fictions ; et la figure de Jeanne ne comporte aucune parure étrangère. Sa grandeur se suffit à elle-même ; elle est plus belle dans sa simplicité. À ce titre rien ne devait attirer davantage, et mieux récompenser le zèle des historiens ; et la récente publication de M. J. Quicherat, qui réunit à l'édition des deux procès les fragments des chroniqueurs et les actes de toute sorte relatifs à la Pucelle, devait donner une impulsion nouvelle à ces études. J'y ai cédé comme plusieurs autres ; et peut-être est-il tard maintenant pour offrir au public le résultat de ce travail suspendu pendant quelque temps par d'autres travaux. La grandeur du sujet n'est pas à elle seule une excuse, ni les facilités offertes aux recherches une recommandation pour une nouvelle histoire. Cependant, j'ai pensé qu'après tant de récits qui s'autorisent de noms célèbres, la vie de Jeanne d'Arc pouvait encore être racontée. Ce n'est pas seulement parce que ces récits, étant pour la plupart des pages détachées d'une histoire générale, ont dû se réduire aux proportions du livre d'où ils sont tirés : replacés en leur lieu, ils pourraient racheter cet inconvénient par l'avantage de mieux paraître dans la suite de l'histoire. S'il m'a semblé qu'on pouv4it tenter quelque chose encore, c'est dans l'usage et dans l'appréciation des documents où doivent puiser toutes les histoires de la Pucelle. On sait combien ils sont nombreux. Un fait si plein d'éclat, à une époque déjà féconde en chroniques et en écrits de toute sorte, a agi sur tous les esprits et laissé sa trace dans tous les écrivains du temps, et les deux procès qui ont poursuivi tour à tour par tant d'interrogatoires et d'enquêtes la condamnation de Jeanne d'Arc et sa réhabilitation, ont recueilli une masse de témoignages qui, sans cette cause toute providentielle, eussent été perdus pour l'histoire. Or, il y a un double écueil parmi tant de richesses : c'est tout à la fois de trop confondre et de trop distinguer.

Le plus souvent, on a trop confondu. L'histoire a paru si merveilleuse en elle-même, qu'on n'a pas vu grand inconvénient à y joindre la légende. Tout se mêle alors sans qu'il soit possible de discerner ce qui est de l'une ou de l'autre. Il semble que le récit n'y perde rien ; mais, en proposant du même ton au lecteur les choses qui dérivent des traditions les moins autorisées et celles qui s'appuient des témoignages les plus forts, on l'amène nécessairement, même dans les livres les plus éloignés de l'esprit de système, à les recevoir ou à les rejeter de la même sorte. Et pourtant, quand on les jugerait au fond de même nature, encore serait-il bon d'en signaler et d'en discuter l'origine, afin que chacun pût voir ce qu'il en doit prendre ou laisser.

D'autres fois, au contraire, on établit plus de distinction qu'il ne faut. Les deux procès ont un caractère et un esprit bien opposés ; mais, peut-on dire qu'ils nous font de Jeanne d'Arc deux portraits différents ? et M. J. Quicherat, qui, comme éditeur de tous les deux, les pouvait voir du même œil l'un et l'autre, a-t-il raison de dire du second, dans ses Aperçus nouveaux : Le procès de réhabilitation vint ensuite donner une tournure de commande aux souvenirs, qu'il eut au moins le mérite de fixer. — Il est la source de tout ce qu'ont écrit les chroniqueurs favorables à la Pucelle : il a fourni les traits de cette froide image qui a trop longtemps défrayé l'histoire, image d'une chaste fille venue pour rendre cœur à son roi, d'abord prise en défiance, puis écoutée et suivie ; malheureuse de sa réussite, puisque la reconnaissance du monarque, en la retenant plus qu'il n'aurait fallu, la précipita vers une funeste fin[1].

S'il fallait, de toute nécessité, choisir entre les deux documents ; mon choix ne serait pas douteux : je préférerais le premier au second ; et en cela je ne croirais pas nuire à Jeanne. Dans le second procès nous voyons un portrait de la Pucelle, tracé par ceux qui ont conversé avec elle à toutes les époques de sa vie ; dans le premier nous la voyons elle-même, et elle est assez grande Pour se montrer imposante encore au milieu des retranchements et des altérations que sa parole a pu subir. Mais pourtant on ne peut pas tout dire sur soi-même, et les juges ont supprimé les témoins. Le premier procès a donc des lacunes ; c'est avec le second qu'il faut les remplir.

Le second procès d'ailleurs, autant qu'il l'a pu, a puisé, s'il est permis de le dire, aux sources du premier. Il en a appelé non pas les témoins, mais les acteurs, les hommes les plus intéressés à le défendre : J. Beaupère, le second de P. Cauchon ; Th. de Courcelles, qui mit le procès-verbal en latin ; les greffiers, l'huissier, et presque tous les assesseurs encore vivants ; et quand bien même les autres dépositions recueillies pourraient être regardées comme produites au nom de l'accusée, elles ne feraient encre que rendre au premier procès un élément qu'on ne peut, sans injustice, retrancher de la cause. Leur appréciation ne ressemblera pas à celle des juges ; mais apprécieront-ils moins justement ? Et Jeanne, dans leurs témoignages, sera-t-elle autre qu'on ne la voit quand elle se montre elle-même dans son procès ? Sont-ce les dépositions de Dunois, de L. de Contes et du duc d'Alençon qui ont subi cette tournure de commande et fourni les traits de cette froide image des histoires postérieures ? Où trouve-t-on Jeanne plus vive, plus pleine de vigueur et d'entrain, soit que, arrivant devant Orléans, et s'en voyant séparée par la Loire, elle interpelle rudement Dunois sur le détour que la timidité des chefs a fait prendre, en la trompant, au convoi qu'elle amène ; soit que, se réveillant à la nouvelle de l'attaque de Saint-Loup, elle g6urmande son page : Ah ! sanglant garçon, vous ne me disiez pas que le sang de France fit répandu ! soit qu'à Jargeau elle entraine aux murailles, criant au duc d'Alençon qui veut attendre : Ah ! gentil duc, as-tu peur ? Est-elle moins ferme et moins prompte à la réplique dans le témoignage de Séguin, un des examinateurs de Poitiers, que dans le procès-verbal des juges de Rouen ?

Mais il nous faudrait reprendre dans cette préface les traits les plus saillants de l'histoire qui va suivre. Et si le même document qui nous dépeint st(hardiesse à Poitiers, son aisance à la cour) sa bonne tenue sous les armes, et ce coup d'œil et cette science militaire dont les plus vieux capitaines étaient surpris, nous la montre en même temps pieuse et recueillie, accomplissant avec la ferveur d'une nonne et la simplicité d'un enfant toutes les pratiques de la dévotion la plus vulgaire, dira-t-on qu'ici, du moins, il a affadi son image et imprimé à sa figure la couleur que la réhabilitation avait pour objet de faire prévaloir ? Mais comment le dire, si l'on trouve les mêmes choses dans le procès même de condamnation ou dans des pièces qui l'ont précédé ? Ce ne sont pas seulement les témoins de Vaucouleurs ou d'Orléans, ce sont les docteurs de Poitiers, qui attestent, avant qu'on se décide à l'envoyer à Orléans, la dévotion de la Pucelle ; c'est Jacques Gelu, archevêque d'Embrun, qui, dans son traité, composé le mois même où Orléans fut délivré, argumente en sa faveur, de sa piété, de son assiduité à la confession et à la communion[2]. C'est Perceval de Boulainvilliers qui, dans une lettre écrite au duc de Milan, le 21 du mois suivant, avant le sacre, parle, en témoin, des mêmes choses[3]. Ce n'est pas un témoin endoctriné ou prévenu, c'est Jeanne qui raconte comment, à Sainte-Catherine de Fierbois, elle entendit trois messes le même jour (séance du 27 février). C'est elle encore qui, interrogée par ses juges si elle se confessait à son curé, répond qu'elle s'est confessée deux ou trois fois aux frères mendiants, et cela quand elle était à Neufchâteau : — deux ou trois fois, et elle vient de dire qu'elle y fut quinze jours ! (Séance du 22 février.) Ce sont ces mêmes juges enfin qui, lui demandant si elle a jamais fait oblation de chandelles ardentes à ses saintes, l'amènent à répondre qu'elle ne l'a jamais fait, si ce n'est en offrant à la messe en la main du prêtre et en l'honneur de sainte Catherine (séance du 15 mars).

On n'a donc pas le droit de dire que les deux procès, à les prendre je ne dis pas dans les articles de l'accusation ou dans ceux de la défense, mais dans les interrogatoires du premier et dans les enquêtes du second (et c'est là qu'il les faut voir), offrent de Jeanne d'Arc deux portraits différents. Si divers qu'ils soient par leurs conclusions, loin de se contredire à cet égard, ils se complètent ; et ils servent à titre égal à représenter la Pucelle dans toute sa vérité. Si les anciens apologistes de Jeanne en ont souvent trop effacé les traits, ce n'est pas que le procès de réhabilitation les ait induits en erreur : c'est qu'ils n'ont pas su le comprendre ou le lire. L'une et l'autre chose est aujourd'hui facile, grâce aux travaux de M. J. Quicherat. Nous emploierons concurremment les témoignages des deux procès ; et personne n'a jamais entrepris de faire autrement l'histoire de la Pucelle ; car si L'Averdy a présenté en deux tableaux les traits de sa figure, c'est qu'il faisait l'histoire non de Jeanne, mais de ses procès, dans le recueil particulièrement consacré à la Notice des manuscrits. Nous réunirons donc leurs matériaux, non pas. aveuglément sans doute, mais en disant où nous puisons, et sans oublier que, si l'un. a été suscité par les amis de Jeanne, l'autre (on parait trop ne s'en point souvenir) est l'œuvre de ses ennemis ; et, d'autre part, nous chercherons à distinguer ce qui est de la légende et ce qui est de l'histoire, non pour supprimer la première, mais pour l'admettre à son vrai titre, sans farder la seconde des fausses couleurs qu'elle en pourrait recevoir.

En reproduisant les paroles de Jeanne dans le français du temps, quand elles nous sont ainsi parvenues, nous ne nous croirons pas astreint à en garder ni l'orthographe, ni les formes devenues inintelligibles : car une histoire est faite pour être lue sans étude ; et il faut éviter d'ailleurs le contraste que ces paroles pourraient offrir dans la même page et dans le même discours, selon qu'elles seraient prises du français ou traduites du latin.

Les tomes désignés dans les notes sans autre indication d'ouvrages, sont ceux des Procès de Jeanne d'Arc, publiés par M. J. Quicherat, et comprenant, le tome Ier, le procès de condamnation ; les tomes II et III, le procès de réhabilitation ; le tome IV, les fragments des historiens ; et le tome V, les pièces diverses. Nous croyons être utile au lecteur en renvoyant de préférence à cet ouvrage, même pour les chroniques publiées intégralement dans d'autres collections.

Nous donnerons à la fin, dans l'ordre alphabétique, une courte notice des historiens originaux, ou des témoins qui ont déposé au procès, afin qu'on puisse se rendre compte de la valeur de leur parole, dans les passages où ils seront cités.

 

 

 



[1] Aperçus nouveaux sur l'histoire de Jeanne d'Arc, page 156.

[2] Sollicite sacramenta ecclesiastica veneratur et frequentat, confitendo sæpe, et corpus Domini devote recipiendo. (Procès, t. III, p. 406.)

[3] Immobilis Deo serviendo, missam audiendo, eucharistiam percipiendo, prima proposita continuat. (Procès, t. V, p. 119.)