HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

LIVRE X. — (1084-1085.)

 

 

Marche de l’armée de Guiscard. - Incidents de cette retraite. - Station momentanée du pape dans l’abbaye du Mont Cassin. - Nouveaux mouvements militaires de l’empereur Henri ; sa rentrée dans Rome, menant à sa suite l’antipape Guibert. - Arrivée et séjour de Grégoire VII à Salerne. - Nouvelle expédition de Robert Guiscard en Orient ; motifs de sa préférence pour cette guerre lointaine. - Succès de la campagne de Guiscard. - Inquiétudes domestiques qui hâtent son retour. - Pénible navigation de sa flotte. - Sa maladie, sa mort. - Ses restes sauvés d’un naufrage et rapportés en Italie. - Aspect de ce retour funèbre. - Tristesse de Grégoire VII. - Sa maladie, sa mort. - Résumé sur sa vie, ses plans de domination religieuse ; son génie et l’autorité de ses exemples.

 

Le pays aux environs de Rome était infesté de troupes errantes détachées de l’armée de Henri, et quelques bandes même de Romains harcelèrent d’abord la marche de Guiscard. Le pontife cheminait au milieu de cette armée en retraite. Une fois, dans un brusque départ au point du jour, l’abbé de Dijon et quelques prêtres étaient restés en arrière, séparés de lui. Pendant qu’ils se hâtaient de rejoindre, ils furent atteints par quelques partisans romains qui les poursuivaient. L’un des moines fut tué d’un coup de lance et son bagage pillé. L’abbé de Dijon échappa, et, ayant gagné le gros de l’armée, il baisa les pieds du pape et lui raconta tout en pleurs la mort du malheureux moine. Grégoire envoya sur-le-champ des hommes d’armes à la poursuite des meurtriers ; et il recommanda de lui apporter le corps du pauvre frère[1]. On trouva le cadavre nu et baigné dans son sang, et il fut déposé dans cet état devant le pape. Grégoire, touché de compassion, le couvrit de son propre manteau ; et, ayant donné l’absolution au mort, il célébra pour lui la messe, avant de le faire ensevelir[2]. On raconta que ce moine était un de ceux qui murmuraient contre Grégoire VII, et sa mort parut une punition céleste que relevait encore la charité du pontife pour ses restes inanimés.

Guiscard, dans sa marche, conduisit d’abord le pape au monastère du Mont Cassin. Là, Grégoire VII se retrouvait au milieu de son plus cher asile, près de l’ami qu’il avait appelé dans Rome à son avènement. Des circonstances miraculeuses devaient, pour la crédulité des contemporains, marquer son passage dans cette abbaye. On raconta que pendant qu’il y célébrait la messe, une colombe céleste avait apparu au-dessus de sa tête et n’avait été aperçue que d’un seul témoin qui d’abord en avait gardé le secret, mais qui, sévèrement réprimandé dans une vision, publia le miracle ; on y vit un secours du Saint-Esprit, qui encourageait le pape à la persévérance.

Robert Guiscard, pendant ce séjour, fit quelques dons au monastère, de l’argent qu’il avait pillé dans Rome[3]. Il déposa dans la salle où, se tenait le chapitre mille pièces d’or d’Amalfi, offrit cent byzantins sur l’autel, et à son départ laissa dans le dortoir des frères 190 pièces d’une autre monnaie, selon la chronique du couvent.

Cependant l’empereur Henri, en s’éloignant de Rome par la Toscane et en reprenant la route de la Lombardie, avait le projet de repasser les monts et de retourner en Allemagne. On ne peut même douter que ce motif n’ait en partie déterminé son départ de Rome et sa retraite précipitée devant Guiscard. Il avait hâte d’apaiser les troubles excités par le couronnement d’Hermann et la révolte continue de la Saxe. Il ne pouvait plus désormais attendre, de son expédition d’Italie, au-delà de ce qu’il en avait obtenu. Il s’était fait reconnaître par les Romains et couronner à Rome ; et s’il n’avait pas vaincu l’inflexible fermeté de Grégoire VII, s’il ne s’était pas emparé de sa personne, il le réduisait du moins à vivre sous la protection d’un allié, loin de la ville où il avait régné, loin de cette chaire de saint Pierre d’où il avait fulminé tant d’anathèmes. Ces avantages suffisaient pour que Henri n’ait pas voulu chercher quelque chose de plus riens une bataille hasardeuse contre Guiscard. Et, d’un autre côté, le chef normand, satisfait de se voir à la fois le libérateur et le gardien du pape, et préoccupé de son expédition d’Orient, dut être peu jaloux de poursuivre Henri et de consumer, dans une bataille inutile, des forces qu’il destinait ailleurs. Ainsi les deux armées ne se rencontrèrent pas, parce que de part et d’autre les chefs avaient mieux à faire.

Henri, du reste, tâcha de dissimuler ce qui pouvait paraître défavorable dans sa retraite ; il n’annonça, par ses lettres en Allemagne, que la soumission des Romains, la consécration de Guibert et son propre couronnement, laissant de côté l’arrivée de Guiscard et la délivrance de Grégoire VII. En même temps, il faisait pressentir son retour prochain en Allemagne, comme un témoignage même du plein succès de son expédition. Ces intentions -diverses sont mieux indiquées que ne l’a fait l’histoire, dans une réponse que Henri, se repliant à marches forcées sur la Lombardie, adressait à Thierri, évêque de Verdun, prélat considérable dont il voulait entretenir la confiance et se ménager le zèle.

Henri, roi par la grâce de Dieu, empereur des Romains et Auguste, à l’évêque Thierry, son plus cher ami.

Nous voulons avant tout te faire savoir que nous ne mettons en personne plus d’estime qu’en toi ; et nous t’avons envoyé l’archevêque d’Utrecht, moins pour exciter ton dévouement que pour s’associer à tes efforts, en l’honneur du roi.

Nous voulons ensuite, sur les divers points que tu nous as mandés, te donner des réponses distinctes, mais très courtes, réservant pour toi-même des détails infinis à te donner dans un entretien tête-à-tête. Nous te parlerons d’abord de ce que tu as touché au commencement de ta lettre, de l’affaire de Rome. Nous sommes entré à Rome le jour de Saint-Benoît. La manière dont nous avons été reçu par les Romains, le pied sur lequel nous sommes avec les Romains, la manière dont nous avons quitté les Romains, tu dois, nous le croyons, l’avoir appris par d’autres récits. Nous te l’avons aussi indiqué par nos lettres que tu n’as peut-être pas encore ; mais nous aimerions que tu saches par une autre bouche que la nôtre les merveilles qu’a faites pour nous le Seigneur. C’est une chose incroyable, en effet, en même temps très véritable, que ce qui s’est passé à Rome, et, comment le Seigneur a fait pour nous avec dix hommes, pour ainsi dire, ce que, si nos ancêtres l’avaient fait avec dix mille hommes, on aurait trouvé miraculeux.

En effet, au moment où, désespérant d’occuper Rome, nous songions à retourner dans les provinces germaniques, voici que les Romains, par ambassade, nous ont prié d’entrer à Rome, nous promettant obéissance en tout ; et cette promesse, ils l’ont remplie. A notre entrée, ils nous ont accueilli en grande joie ; pendant notre séjour, avec grand zèle, ils nous ont aidé, et à notre départ ils nous ont triomphalement et fidèlement reconduit ; en sorte que devant le Seigneur nous disons en toute confiance que Rome est en notre main, hormis la forteresse où reste enfermé Hildebrand, l’ancienne demeure de Crescentius : et que cet Hildebrand sache bien que, du jugement légal de tous les cardinaux et de tout le peuple romain, il est déposé ; et que notre élu, le pape Clément, a été élevé sur le siège apostolique aux acclamations de tous les Romains, et que nous avons été, par la main du pape Clément et le concours de tous les Romains, consacré le saint jour de Pâques, sous le titre d’empereur, à la grande joie de tout le peuple de Rome.

Cela fait, avec la bénédiction de Dieu et de saint Pierre, nous avons quitté Rome, et nous nous hâtons le plus possible vers vos contrées. Votre message nous a rencontré dans la route. Que chacun s’en réjouisse ou s’en afflige à son gré, nous arrivons avec la faveur de Dieu, et n’avons nul souci de ce que peut faire ce personnage d’Hildebrand. Quant aux Saxons, à l’archevêque de Salzbourg, au comte Adalbert, et à d’autres qui veulent revenir à nous, nous te répondons que nous nous arrêtons volontiers à tes conseils, pourvu seulement que la paix soit assurée de nos jours, c’est-à-dire qu’une fois revenus à nous, ils soient fidèles.

Pour toi, si tu n’as pas grande répugnance à faire ce que nous désirons, nous te prions de te rendre à Augsbourg près de nous, aussitôt après «la fête des apôtres Pierre et Paul, parce qu’au jour même de cette fête, avec l’aide de Dieu, nous serons à Ratisbonne. Aie donc soin de venir vers nous, pour nous donner la joie de ta présence. Enfin le père apostolique Clément et l’empereur Henri, au nom de ton affection pour nous, te recommandent de consacrer très promptement l’archevêque de Trèves. Adieu.

On voit par cette lettre le zèle d’une partie de l’épiscopat allemand pour le monarque dont ces évêques tenaient leur dignité ; on y reconnaît aussi, sous les expressions un peu ambiguës de Henri, et surtout dans son absolu silence sur l’armée de Guiscard, un témoignage de l’insuffisance de troupes qui avait rendu sa retraite inévitable. Il affecte de dire qu’il n’a pas conquis Rome, et qu’il y est entré presque sans soldats par le vœu des Romains. On dirait qu’il veut du même, coup donner ainsi une excuse à sa retraite et une sanction toute populaire à son couronnement.

Le prélat auquel Henri adressait ce message, préposé depuis plus de trente ans au puissant diocèse de Verdun, avait dans les premières années de son épiscopat visité la terre sainte, par un pèlerinage alors si dangereux. A son retour, il avait magnifiquement restauré l’église de Verdun, incendiée durant les guerres civiles de la Flandre, et il avait, par sa pieuse autorité, contraint le duc Godfried, auteur de ces violences, à contribuer lui-même à la construction de l’église et à apporter, les genoux en terre, la pierre et le ciment aux travailleurs.

Ce triomphe obtenu par l’évêque l’avait rendu célèbre dans la chrétienté. Plus d’une fois il avait visité Rome, et il était compté parmi ses adhérents fidèles jusqu’au jour où éclata le schisme de Henri. Mais alors il inclina vers le prince ; sans blâmez encore Grégoire il n’adhéra point à Rodolphe, et sa médiation, ses secrets avis continuèrent à servir Henri pendant les événements de la guerre et les deux expéditions de ce prince en Italie. Il gardait cependant respect pour le pontife, il hésitait à s’en séparer, et il eût voulu être approuvé de lui en servant la volonté de Henri.

Au moment donc où il reçoit la lettre de ce prince et sa recommandation de consacrer enfin l’archevêque de Trèves, il écrit lui-même à Grégoire VII pour en obtenir ce que commande l’empereur. Rien ne marque mieux peut-être le génie du pontife et la puissance, de sa cause, que cet ascendant gardé toujours par lui sur une partie de ses adversaires, et ces ménagements ou ces retours qui lui rendaient toujours plus d’appui que le schisme ou la victoire ne pouvait lui en ôter. Conservant donc’ quelque doute sur les succès annoncés par Henri et n’osant, malgré ses offres, passer outre, sur l’interdit pontifical et consacrer l’archevêque de Trèves, Thierry s’adresse à Grégoire VII, comme s’il était encore maître paisible de Rome et chef incontesté de l’Église.

A Grégoire, souverain pontife, seigneur très aimé et père très vénéré, Thierry, évêque de Verdun, son dévoué quel qu’il soit, affection filiale comme à un père, soumission comme à un chef, obéissance comme à un maître,

Pouvoir t’obéir est un très grand bonheur pour moi, pouvoir te servir, une grande joie. Dans l’hommage que je t’offrirai, en effet, j’honorerai le bienheureux Pierre ; dans l’obéissance et par le service que je te rendrai, je me concilierai le bienheureux apôtre lui-même.

Sur ton avis, j’ai accueilli mon frère, l’évêque de Metz, comme j’aurais fait toi-même ; m’attachant à ce mot du Seigneur : Qui vous reçoit me reçoit. J’ai fait de sa cause la mienne, j’ai regardé son affaire comme personnelle à moi ; même prospérité, même adversité, pour nous deux : j’étais invité à cela par une mutuelle fraternité et un devoir d’affection, mais surtout par ton ordre, par ta bienveillance, par ta confiance en moi. Il y a, de plus, l’Église de Trèves, qui, sous le poids de l’affliction, se prosterne à tes pieds ; fille déshéritée, elle invoque son maître pour qu’il la console ; elle déplore par mon entremise les pertes qu’elle a souffertes en ce temps, veuve presque depuis deux ans, tout ce qu’elle a souffert et tout ce qu’elle souffre dans cette viduité de deux ans des combats au dehors, des craintes au dedans. Elle a choisi pour chef un homme du peuple, digne prêtre, digne père entouré du suffrage commun, et cela ma conscience l’atteste devant Dieu et devant toi, sans que nulle influence simoniaque ait eu lieu contre le droit de l’Église, sans qu’il y ait eu même la simonie d’une demande.

Henri ne s’arrêta donc en Lombardie que le temps nécessaire pour ordonner aux évêques et aux comtes de son parti de rassembler leurs troupes ; et il envoya aussitôt son armée sur le territoire de Modène, assiéger le château de Sorbara, l’une des forteresses de Mathilde. Mais les troupes italiennes, dénuées du secours des Allemands, auxquels l’empereur faisait repasser les monts avec lui, ne tinrent pas avec avantage contre les troupes mieux disciplinées de l’intrépide comtesse. Mathilde, instruite que l’armée qui assiégeait Sorbara se gardait avec négligence, la fit attaquer de nuit et remporta une pleine victoire. Eberhart, évêque de Parme, six chefs ou capitaines, cent écuyers de la noblesse lombarde, cinq cents chevaux, grand nombre d’armures, les bagages, les tentes, furent pris par les soldats de Mathilde. Le général allemand, le margrave Wobert, se retira chargé de blessures ; et l’évêque de Reggio, attaché à la cause de Henri, se sauva, demi-nu, dans la mêlée. Cette victoire assurait la tranquillité de Mathilde en Lombardie : mais Guibert, qui d’abord avait suivi la retraite de Henri, était revenu sur Rome avec quelques troupes, et, accueilli par les Romains irrités de l’incendie de leur ville, il siégeait dans la chaire apostolique et prenait le nom de Clément.

Cependant, après quelques jours de repos accordés au pontife dans l’abbaye du Mont Cassin, parmi les hommages empressés des religieux, le duc Robert, quittant cette paisible retraite pour des apprêts de guerre nouvelle, conduisit en pompe son hôte ou son captif à Salerne, sa récente capitale. C’était un grand spectacle que le saint-père, amené de Rome dans le chef-lieu de la conquête normande. Par une étrange fortune, le pape avait à sa suite, dans le petit nombre de nobles romains attachés à sa cause, le prince de Salerne, ce Gisulfe, autrefois détrôné par Guiscard, recueilli dans les États Romains, et investi d’un fief du saint-siège, d’où les Normands venaient de le chasser encore. Robert Guiscard n’apercevait pas dans la foule cet ancien rival, deux fois dépouillé par lui. Mais les regards des Italiens se portaient sur Grégoire VII avec un pieux enthousiasme. On attribuait à ses anathèmes la retraite précipitée du roi de Germanie. On admirait son courage surnaturel ; et sa présence dans l’armée de Guiscard semblait le plus beau triomphe du prince normand et l’augure de son prochain empire.

Pourtant quelques voix discordantes résistaient à cet enthousiasme de la foule. Au moment de l’entrée du pape par la principale rue de Salerne, un homme du peuple s’écria : Voici cet auteur de dissensions qui a rempli de guerres le monde entier. Il vient aussi pour troubler le repos de notre ville. Cet homme est aussitôt saisi comme sacrilège et traîné devant Grégoire VII. Comme il était tout tremblant et se taisait de frayeur, on publia qu’il était devenu muet ; et comme le pape l’accueillit avec douceur, le fit délivrer et reçut de lui mille actions de grâces, on ajouta que ce pécheur avait miraculeusement recouvré la parole pour prix de son repentir.

L’évêque de Salerne, avec tout son clergé, était venu en procession solennelle au-devant du pontife. Cet évêque, fort lettré, était un des plus grands admirateurs de Grégoire VII. Il avait composé un hymne à sa louange, dans les premiers temps de la guerre contre Henri.

Combien est grande, lui disait-il alors, la puissance de l’anathème ! Tout ce que Marius, tout ce que César, ont fait autrefois, au prix de la mort de tant de soldats, tu le fais avec quelques paroles. Rome a-t-elle jamais été plus redevable aux Scipions et aux autres Romains, qu’à toi, qui lui as fait retrouver la route de sa puissance ?[4] Ces pompeuses expressions ne s’appliquaient plus avec vérité à Grégoire VII, fugitif de Rome et protégé par Guiscard. Mais, dans la croyance du temps, peut-être semblaient-elles encore justifiées pax l’éloignement de Henri et l’annonce de sa retraite au-delà des Alpes.

Grégoire VII fut logé dans un palais de la ville, et l’abbé du Mont Cassin ne cessa dès lors de fournir libéralement à la dépense du pontife et de ses prêtres ; car Grégoire VII n’avait rien apporté du trésor de l’Église romaine, épuisé par une si longue guerre ; et Robert Guiscard, malgré sa courtoisie pour l’hôte ou le captif illustre, qu’il était fier de garder dans Salerne, réservait toutes ses richesses pour la guerre d’Orient. Tout l’y rappelait sans cesse. En son absence, son fils Boémond, attaqué par une nouvelle armée de l’empire grec, avait remporté une grande victoire, que l’imagination des contemporains prit plaisir à fixer au jour même de l’entrée de Guiscard dans Rome. Mais ce succès même avait affaibli l’armée des Normands, transportés depuis trois ans sur le sol de la Grèce et décimés par les fatigues et la contagion.

L’empereur grec avait essayé de réparer par la ruse et la séduction les revers de ses armes ; il avait gagné quelques-uns des capitaines normands ; le plus grand nombre des autres se plaignaient avec amertume de leurs souffrances et du retard de leur paye, et l’armée tout entière était mécontente et prête à se dissoudre. Le vaillant Boémond crut devoir partir lui-même pour presser les secours que lui promettait son père, et il débarqua sur les côtes de la Pouille peu de temps après l’arrivée de Guiscard et du pape dans Salerne.

Depuis trois ans, la vaste correspondance que Grégoire VII entretenait dans l’Europe avait presque toujours été gênée, interrompue par la guerre et la présence de Henri. C’est par là qu’il faut expliquer la grande lacune que l’on trouve à cette époque dans le recueil si important des lettres de Grégoire VII, et c’est en même temps la marque du seul grand dommage qu’eût éprouvé la puissance pontificale dans cette lutte terrible. Les légats du pape et ses recommandations apostoliques n’étaient plus parvenus à toutes les Églises de la chrétienté.

Dans beaucoup de lieux de la France et de l’Allemagne, on avait cru vaguement qu’un nouveau pape avait succédé à Grégoire VII, dont la main puissante ne se faisait plus sentir pour l’humiliation des grands et la réforme des pécheurs. Beaucoup de monastères étaient divisés du moins en partisans de l’ancien et du nouveau pape, de Grégoire VII et de Guibert. Beaucoup d’évêques déposés ou censurés étaient remontés sur leurs sièges, à la faveur de ce désordre. Le court synode qu’avait tenu Grégoire VII, du consentement de Henri, au mois de novembre 1083, n’avait pas rouvert aux chrétiens d’au-delà des monts le chemin de Rome qui leur était fermé par les armées de Henri. Rome semblait ‘depuis longtemps enveloppée d’un épais nuage, d’où l’on ne voyait plus jaillir les foudres apostoliques qui frappaient les têtes des rois et des comtes.

Aussi, dès que Grégoire VII se vit paisible dans Salerne, il s’occupa de faire porter au loin des paroles de consolation et d’espérance pour tous ceux qui étaient encore fidèles à l’Église romaine. Il chargea de ce message Pierre Ignée, évêque d’Albano, et l’ancien duc Gisulfe, qui n’avait rien à faire dans cette ville de Salerne où il avait régné. Il leur joignit son fidèle négociateur, l’abbé Jorento, impatient de revoir son monastère de Dijon. Il les chargea d’aller à Cluny et de répandre partout une lettre adressée à tous les fidèles qui chérissaient véritablement le saint-siège.

Dans cette lettre, Grégoire VII ne parlait ni de son départ de Rome, ni de sa retraite à Salerne, ni du secours de Guiscard ; il s’occupait seulement à déplorer les maux de l’Église et à témoigner de sa propre constance. Les princes des nations, écrivait-il, et les chefs des prêtres se sont réunis, à la tête d’une grande multitude, contre le Christ, fils de Dieu et contre son apôtre Pierre, afin d’éteindre la religion chrétienne et de propager l’hérésie. Mais, avec la grâce de Dieu, ils n’ont pu, par aucune séduction, par aucune promesse de gloire mondaine, gagner à leur impiété ceux qui se confient dans le Seigneur. Ils n’ont eu en, effet, qu’un motif de conspirer contre nous ; c’est que nous ne voulions pas nous taire sur le péril de la sainte Église et céder à ceux qui ne rougissent pas de la mettre en servitude. En effet, par toute la terre, il est permis aux femmes les plus pauvres de recevoir, selon la loi du pays, et par leur consentement, un époux légitime ; et la sainte Église, qui est l’épouse de Dieu et notre mère, ne pourrait, d’après la détestable prétention des impies, s’unir légalement et de son gré à son divin époux ! Nous n’avons pas dû souffrir que les fils de la sainte Église eussent pour pères des usurpateurs et des adultères, et que leur naissance fût entachée de bâtardise. Comment de là sont venus les maux nombreux, les périls de toute sorte et les crimes inouïs d’une guerre cruelle, vous pouvez le savoir clairement de nos légats par un récit véridique : et si vous êtes réellement affligés de la ruine et du bouleversement de la religion chrétienne, et si, touchés d’une vraie douleur, vous voulez lui prêter une main secourable, vous pouvez en connaître les moyens de leur bouche ; car ils sont très fidèles au bienheureux Pierre, et comptés, chacun dans leur rang, parmi les familiers de sa maison. Nulle crainte, nulle promesse temporelle n’a pu les détacher de la foi qui lui est due et les séparer du sein de l’Église.

Du reste, comme votre fraternité n’ignore pas ce qui a été dit sur la montagne à un serviteur indigne, et cette parole du prophète : Pousse des cris, ne te lasse pas, moi, de gré ou de force, laissant là toute honte, toute affection, toute crainte, j’évangélise, je crie encore, je crie sans cesse ; et je vous annonce que la religion chrétienne, que la vraie foi qui fut enseignée à nos pères par le fils de Dieu descendant du ciel, aujourd’hui trans-« formée en une pratique séculière, est presque réduite à rien et est devenue la dérision non seulement du diable, mais des juifs, des Sarrasins et des païens.

A ces paroles véhémentes le pontife ajoutait que, depuis Constantin le Grand, jamais le diable n’avait eu tant de pouvoir contre l’Église, et que l’on ne devait pas s’en étonner, parce que le temps de l’Antéchrist approchait. Les trois légats du pape, dépositaires de cette lettre qu’ils devaient répandre et commenter dans la France et quelques provinces d’Allemagne, s’embarquèrent à Salerne, n’osant prendre leur route par terre dans l’Italie infestée d’ennemis. Après une pénible navigation, ils abordèrent sur la côte de Provence, près de Saint-Gilles ; mais on ne trouve que peu de détails sur leur mission, et Grégoire VII n’eut pas le temps d’en apprendre la suite.

Guiscard passa deux mois dans la Pouille, à remettre dans l’obéissance et à rançonner durement quelques seigneurs lombards, ou normands qui s’étaient détachés de sa cause et avaient reçu l’investiture de Henri. Son propre neveu, Jordan, prince de Capoue, qui avait eu cette faiblesse, fut forcé, par lui, de demander grâce au pape. Le due normand voulait rendre redoutable à sa nation même le pontife qu’il voyait en sa puissance. Depuis quelques années, Guiscard faisait élever dans Salerne une église consacrée à saint Matthieu, dont le corps, dit-on, avait été retrouvé. Avant de retourner en Orient, il supplia le pape de faire la dédicace de cette église. Grégoire VII y consentit, et cette cérémonie fut pompeusement célébrée, comme pour bénir les armes que Guiscard allait porter dans la Grèce. Le héros normand retint seulement de la relique de saint Matthieu un fragment de bras, enfermé dans une cassette d’or, qu’il voulait emporter dans son expédition.

Au mois de septembre 1084, Guiscard mit à la voile avec cent vingt vaisseaux et un grand nombre de bâtiments de transport, chargés de vivres, d’armes et de chevaux. Il emmenait ses quatre fils Boémond, Roger, Robert et Gui ; sa femme Sige1-gaïde devait bientôt le rejoindre. On eût dit que la soumission de ses États lui semblait assez assurée par la présence seule de Grégoire VII, à Salerne, et qu’il y gardait ce pontife pour recevoir de sa main la couronne qu’il allait conquérir en Orient.

Cette nouvelle absence de Guiscard ne laissait pas au pape l’espoir d’un prochain retour dans Rome ; l’antipape Guibert venait d’y rentrer à la tête de quelques troupes et favorisé par le plus grand nombre des habitants. Grégoire VII n’entrevoyait plus qu’un long exil à Salerne, pendant que son puissant vassal poursuivait au loin des entreprises incertaines. Les schismatiques étaient toujours puissants en Lombardie ; Henri, chassé de l’Italie, comme Grégoire l’était de Rome, s’affermissait en Allemagne. On ne venait plus de tous les royaumes chrétiens en pèlerinage aux pieds du saint-père réfugié dans une ville de la Pouille.

Aussi, depuis ce séjour à Salerne, comme pendant le siége de Rome, la correspondance du pontife avec tous les pays chrétiens demeure suspendue ; ou du moins il n’en reste que bien peu de vestiges. Le génie de Grégoire VII, autrefois si laborieux et si remuant, demeurait stérilement enfermé dans Salerne. Le pontife, pour se retracer la splendeur de l’Église de Rome, et pour suppléer à l’absence de ses cardinaux dispersés, avait choisi dans l’Église de Salerne douze prêtres, auxquels il donna le titre de cardinaux ; il passait avec eux les jours en prière, quelquefois il allait à l’église prêcher le peuple de Salerne.

La grande et nouvelle expédition de Guiscard, s’étant dirigée vers Corfou, ne tarda pas à rencontrer la flotte des Grecs, augmentée de neuf grands vaisseaux de Venise. L’habileté des Vénitiens, leurs navires beaucoup plus élevés que ceux des Normands, eurent d’abord un premier avantage dans deux combats. Roger, fils du duc, fut blessé. Mais Guiscard, ayant recommencé l’attaque et tourné d’abord une partie de sa flotte contre les petits navires des Grecs, qu’elle dispersa sans peine, sépara les Vénitiens de leurs alliés et les vainquit dans un dernier combat, où il leur enleva sept navires.

Cette victoire fut grande ; plusieurs milliers de Grecs périrent. Guiscard aborda dans Corfou avec deux mille prisonniers. La garnison qu’il y avait laissée, et qui, serrée de toute part, avait souffert tous les maux d’un long siège, fut sauvée. La terreur des armes normandes se répandit de nouveau dans l’archipel grec, et le chemin de Constantinople se rouvrit devant Guiscard.

Mais l’hiver arrivait et forçait le duc normand de suspendre la partie maritime de son expédition et de se ménager quelques retraites, quelques havres bien choisis, pour la flotte et pour les prises qu’elle avait faites. Il se rapprocha de la côte d’Albanie, au sud-est de Corfou, et fit entrer ses frêles navires dans la rivière Gliches, qui se jette à cet endroit dans la Méditerranée. Lui-même, laissant à bord ce qu’il y avait d’hommes nécessaires à la manœuvre et à la garde des navires, vint avec ses chevaliers et ses meilleures troupes camper à Bonditia sur la côte.

La rigueur de l’hiver, la pauvreté et l’hostilité du pays, la disette de vivres, rendirent ce cantonnement funeste à Guiscard. Une maladie contagieuse se mit dans son armée. En trois mois, dix mille hommes des milices de race italienne et cinq cents hommes d’armes normands périrent. Le fils de Robert Guiscard, le vaillant Boémond, souffrant, d’une ancienne blessure et atteint de la fièvre qui ravageait l’armée, demanda congé à son père ou fut renvoyé par lui pour aller à Salerne chercher le secours des médecins.

A ces contrariétés et à ces malheurs de l’expédition se joignaient de cruelles défiances dans la famille et sous la tente même de Guiscard. Boémond, fils d’une première épouse, et Roger, l’aîné des fils de Sigelgaïde, l’épouse actuelle de Guiscard, étaient ennemis et se disputaient le pouvoir, sous les yeux de leur père. Les chevaliers normands de Guiscard soupçonnaient les Lombards de la suite de Sigelgaïde ; et, après le départ de Boémond, cette princesse était accusée, près de son époux, d’avoir envoyé à des médecins de Salerne un breuvage empoisonné pour faire périr le héros qu’elle poursuivait de sa haine, comme étrangère et comme marâtre.

Boémond, arrivé en Italie et se sentant plus mal, avait prévenu son père, par un triste message, que l’inquiétude de Guiscard aggravait encore. Appelant aussitôt Sigelgaïde dans sa tente, il lui dit avec menace : Femme, réponds-moi sur l’heure, mon fils Boémond est-il encore vivant ?Seigneur, je ne sais, aurait dit Sigelgaïde effrayée. Alors Guiscard avait donné cet ordre : Qu’on m’apporte l’Évangile et mon épée. Et la main sur le livre : Tu m’entends, Sigelgaïde ? je le jure sur ce saint Évangile : si mon fils meurt de la maladie dont il est consumé, je te tuerai avec cette épée. On racontait encore, parmi les soldats de Guiscard, et longtemps après dans les villes d’Italie, que la princesse, épouvantée de cette colère et non moins habile à manier les antidotes que les poisons, avait fait parvenir aux médecins de Salerne une potion salutaire qui dissipa bientôt la langueur mortelle de Boémond.

Ces fables sinistres, nées sous la tente de Guiscard et qui troublaient ses jours, attestent la défiance qu’inspirait aux conquérants de la Pouille, encore rudes et grossiers, la vie plus sédentaire et plus polie des Italiens et des Lombards, les premiers vainqueurs. Salerne, dans l’ignorance du moyen âge, était dès lors célèbre pour l’étude de la médecine. Quelques notions imparfaites de cet art, venues des Arabes et des anciens Grecs, se conservaient parmi les plus nobles familles, qui, dans leur abaissement, sous de nouveaux maîtres, tiraient gloire de cette science mystérieuse. C’était à Salerne que vivait alors un érudit du onzième siècle, Constantin, surnommé l’Africain, qui, après’ avoir voyagé dans la Perse, l’Arabie, les Indes, avait composé divers écrits de médecine, tirés surtout des auteurs orientaux. Cette science faisait peur aux Normands comme une espèce de magie ; et l’on conçoit qu’ils l’aient redoutée dans Sigelgaïde que soi sang lombard, la fierté de son humeur, l’intérêt de son fils, et tout à la fois la défiance qu’elle inspirait à Guiscard et l’effroi qu’elle en avait, rendaient une ennemie terrible et domestique du prince normand.

Cependant Grégoire VII languissait à Salerne. Les grands projets qu’il avait conçus pour la réforme du clergé et la liberté de l’Église étaient suspendus et comme abolis par le retour victorieux de Henri IV en Allemagne et l’intrusion de Guibert dans Rome. Il apprenait la déposition et l’exil des plus fidèles et derniers défenseurs de sa cause, tels qu’Hérimann, évêque de Metz, l’évêque de Wurtzbourg et généralement de tous les prélats d’Allemagne qui ne reconnaissaient pas le nouveau pape. Il avait vu avec douleur l’éloignement forcé et les périls de Mathilde, qu’il nommait toujours la fille de saint Pierre, dont elle continuait en Lombardie à tenir haute la bannière. Thédald, archevêque de Milan, d’autres prélats, d’autres seigneurs du même parti, schismatiques et serviles, étaient morts dans l’année même du triomphe de Henri ; et à Modène, à Reggio, à Pistoia, la grande comtesse avait repris son pouvoir et maintenait l’autorité du pape. Mais, séparé d’elle, d’Anselme de Lucques et de ses plus fidèles amis, inquiet souvent de leur sort, Grégoire VII se sentait retenu dans une ville étrangère, au milieu de ces Normands dont il avait souvent accusé les mœurs grossières et l’instinct rapace. Dépendant de leur chef, peu sûr de sa reconnaissance, incertain de son retour et de l’ambition ou des succès qu’il aurait alors à consacrer, il demeurait dans une oisive attente.

Vers le temps qui terminait le pénible hivernage de Guiscard en Albanie, pendant le retour et la maladie de Boémond, le pontife, déjà sous le poids de l’âge, parut s’affaiblir. Malgré sa résignation fervente, lorsqu’il sentit croître le mal, il eut recours à l’art des médecins et voulut guérir[5]. Tantôt ses souffrances lui paraissaient un gage précieux de son salut éternel, et il s’en croyait assuré par une vision céleste ; tantôt il annonçait qu’il allait recouvrer la santé corporelle. Cependant il ne tarda pas à défaillir tout à fait et à prévoir sa mort. Étant retourné, vers le mois de mai, à la nouvelle église bâtie dans Salerne, en l’honneur de saint Matthieu, il en revint dans un grand accablement et ne se releva plus. Au milieu de ses cardinaux, de ses évêques, de ses prêtres, il reçut les derniers sacrements. L’abbé Didier, qui était accouru près de lui, ne le quittait plus. Cependant il n’assista pas aux derniers moments du pape. Il apprit tout à coup qu’un château dépendant de son monastère était assiégé par quelques seigneurs normands, et, plein de tristesse, il demanda la permission de partir pour y porter secours.

Cependant les cardinaux, les évêques qui restaient près de Grégoire le béatifiaient déjà pour la sainteté de sa vie. Mais il leur dit : Mes frères, je ne fais « nul compte de mes travaux ; ce qui fait ma seule confiance, c’est que j’ai toujours aimé la justice et haï l’iniquité. » Comme ils déploraient alors le danger où ils se trouveraient après sa mort, il leva les yeux au ciel, et étendant les mains comme pour y monter : Je serai là, dit-il, et par mes instantes prières, je vous recommanderai à la protection de Dieu. Alors ils le supplièrent, dans la confusion où étaient les fidèles, de leur indiquer lui-même son successeur et le défenseur de l’Église contre l’adultère Guibert. Il leur donna le choix entre le cardinal Didier, abbé du Mont Cassin, Otton, évêque d’Ostie, et Hugues, évêque de Lyon. Mais, comme Otton était retenu par les soins de sa légation en Allemagne, et que Hugues, occupé de son diocèse, était fort éloigné, il leur conseilla de choisir près d’eux l’abbé Didier, quoiqu’il ne dût pas, dit-il, vivre longtemps. Ensuite ils lui demandèrent de faire connaître ce qu’il ordonnait à l’égard des excommuniés, et s’il voulait accorder quelque exception favorable. Il répondit : Hormis le roi Henri et l’usurpateur du siège apostolique, Guibert ; et les principales personnes qui, par conseil ou par secours, ont favorisé la méchanceté et l’impiété de ceux-ci, j’absous et je bénis tous ceux qui croient fermement que j’en ai le pouvoir comme vicaire de saint Pierre et de saint Paul[6].

Telle fut certainement sa réponse ; car personne ne croira, comme le veut un chroniqueur allemand, que, dans sa dernière maladie, Grégoire, ayant appelé un de ses cardinaux, se soit confessé à lui d’avoir troublé l’Église et excité la guerre ; qu’il l’ait chargé d’aller demander à l’empereur le secours de ses prières ; qu’enfin il ait généralement rétracté toutes les excommunications prononcées contre ses ennemis séculiers ou prêtres. Non : l’inflexible pontife ne pouvait ainsi démentir sa constance, au moment où il croyait qu’elle allait être couronnée par la mort ; et ce récit d’un contemporain atteste seulement le prix extrême que, dans la cour de Henri vainqueur, on eût attaché au désaveu du pontife fugitif et mourant. Grégoire VII, au contraire, ne s’occupa, dans ses derniers moments, que d’assurer, autant qu’il pouvait, à la chaire pontificale un héritier de ses desseins, un ennemi de l’investiture impériale. Au milieu des instructions réitérées qu’il donnait aux assistants, il leur répéta surtout de la part de Dieu tout-puissant, et par l’autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul : Je vous prescris de ne reconnaître pour pontife romain que celui qui aura été canoniquement élu et ordonné d’après les règles des saints Pères. A son dernier moment, ses derniers mots furent encore : J’ai aimé la justice et haï l’iniquité ; et pour cela je meurs en exil[7]. Un des évêques présents avec les chapelains du pape s’écria dans un pieux enthousiasme : Comment peux-tu dire, seigneur, que tu meurs en exil, puisque, vicaire du Christ et des apôtres, tu as reçu toutes les nations en héritage, et que l’univers est ton domaine ?

Grégoire VII expira en entendant ces paroles dignes de lui. On ignore le nom de celui qui les prononça. C’était un des évêques présents avec les chapelains du pape, un homme obscur peut-être, mais touché du feu divin qu’exhalait l’agonie du pontife. Le jour de sa mort était le 25 mai 1085. Il avait occupé la chaire pontificale douze ans et quelques mois, et, selon toute vraisemblance, était âgé de plus de soixante-dix ans. D’après un de ses derniers ordres, sa mitre fut envoyée en souvenir de lui à l’évoque Anselme de Lucques, le conseiller religieux de Mathilde. Son corps, revêtu des ornements pontificaux, fut enseveli avec un grand respect dans la basilique de Saint-Matthieu, qu’il avait lui-même récemment dédiée. On lui éleva un tombeau de marbre.

Toute l’Italie fut remplie et consternée du bruit de sa mort. Quand la nouvelle en parvint à Guiscard, qui à la suite de cette dernière victoire avait fait une descente dans l’île de Céphalonie, il versa des larmes : il parut, dit son contemporain, aussi affligé que s’il eût perdu sa femme et son fils. La douleur de cette mort, ajoute le même témoin, était grande pour Guiscard, parce qu’une grande amitié les avait unis ; jamais l’un ou l’autre n’avait manqué à cette affection depuis le traité de paix qu’ils avaient scellé par de mutuels serments.

On peut croire, en effet, que, malgré la différence des préoccupations et des fortunes, deux âmes si fières et si hautes se répondaient et se plaisaient l’une à l’autre. L’ambitieux Guiscard regrettait dans le pontife un allié puissant de ses vastes desseins, un auxiliaire de son pouvoir en Italie, un consécrateur du trône qu’il cherchait en Orient. Mais Guiscard, lui-même était au bout de ses projets et de sa vie. Saisi d’une fièvre contagieuse au moment où il allait rejoindre ses campements d’Albanie et marcher peut-être sur Constantinople, il mourut, dans l’île de Céphalonie, entre les bras de son fils Rober et de sa femme Sigelgaïde, du rival et de la marâtre de Boémond. Toute l’expédition, les marins et les soldats abordés à Céphalonie, le camp retranché sur la côte d’Épire, furent abattus par cette perte et remplis de sinistres rumeurs. Les Normands soupçonnaient Sigelgaïde d’avoir fait périr par le poison le glorieux époux dont elle redoutait la colère. Empressée de fuir des lieux funestes et de rapporter en Italie le corps de Guiscard, elle s’embarqua avec ce triste dépôt sur le navire le plus léger de la flotte, tandis que son fils Roger allait en Albanie recevoir le serment des troupes et hâter leur retour. Cette précaution prise, il revint aussitôt chercher le reste de l’armée dans Céphalonie. Dans le trouble où Normands et Lombards étaient jetés par la perte de leur grand chef, cette retraite sembla presque une déroute. Ces vainqueurs de la veille veulent tous se rembarquer à la fois. Pressés confusément, ils supplient les matelots de les recevoir à bord, et, laissant leurs bagages et leurs chevaux, ils s’entassent sur les navires qui leur restent. Ceux qui ne purent y trouver place, découragés, se rendirent prisonniers des Grecs de Céphalonie.

Cette armée qui fuyait ainsi de sa conquête fut assaillie au retour par toutes les difficultés d’une navigation pénible et d’une mer orageuse. Plusieurs vaisseaux trop chargés d’hommes périrent. La galère partie d’avance qui portait Sigelgaïde et le corps de Guiscard se brisa près du rivage de la Pouille. On eut grande peine à sauver le cercueil naufragé du héros. Sigelgaïde, ayant touché sur une barque, à Otrante, y fit déposer le cœur et les entrailles de Guiscard ; et le reste du corps, embaumé soigneusement, fut conduit à Venouse et enseveli dans un couvent de moines fondé par Guiscard. Dans cette même ville de Venouse, dit un chroniqueur du douzième siècle, est enterré le poète Horace, dans une vieille tour qui touche au rempart.

Cependant la mort de Grégoire VII, si promptement suivie de celle de Guiscard, laissait dans un grand trouble les affaires de l’Église et semblait assurer la domination de Henri. Ce prince était vainqueur en Allemagne et avait ramené sous son pouvoir une partie de la Saxe. La Lombardie, désolée par une peste et une famine, suite de la dernière guerre, demeurait soumise à l’empire. Mathilde, abattue par la mort de Grégoire VII, était malade et languissante. Le nouveau duc des Normands, Roger, n’était occupé que d’exclure son frère Boémond et de régner seul dans la Calabre et dans la Pouille.

Le petit nombre de cardinaux et d’évêques, témoins des derniers moments de Grégoire VII, avaient en vain pressé l’abbé Didier de recevoir le pontificat. Il reculait devant ce fardeau, ou il paraissait arrêté à l’intention de ne l’accepter que sou le bon plaisir de l’empereur et d’abandonner ainsi la cause pour laquelle Grégoire avait souffert et combattu. C’est ici que l’on peut voir clairement les grandes choses que ce pontife avait faites, et quelle autorité il gardait sur la conscience des hommes. Après un interrègne pontifical d’un an, Guibert occupant une partie de Rome, et nulle élection légitime ne pouvant s’achever, Didier fut enfin élu contre Guibert et contre Henri, par les efforts de ce Gisulphe, ancien prince de Salerne, qu’avait recueilli et soutenu Grégoire VII ; et avec ce secours, le nouveau pape s’établit aussi dans un quartier de Rome et fut intronisé sous le nom de Victor III.

Enlevé par la mort, après quelques mois, Victor III fut remplacé par un autre de ceux que Grégoire VII, à sa dernière heure, avait désignés pour lui succéder, par Otton, évêque d’Ostie, son légat fidèle, le confident de ses pensées, et, sous le nom d’Urbain II, l’exécuteur et l’héritier de son plus grand dessein, la croisade, prêchée dix ans après sa mort, au concile de Clermont.

Avant cet acte mémorable, et à l’époque même où, dans la confusion de l’Italie, l’antipape Guibert tenait encore garnison dans Rome, Urbain II s’était empressé de conférer de grands privilèges à l’Église de Salerne pour avoir été honorée, dit-il dans son décret pontifical, par l’exil et le tombeau de Grégoire VII, dont les droits éminents, la belle doctrine et l’admirable constance sont préconisés par l’Église romaine, reconnus par l’Occident, subis et attestés par l’humiliation des tyrans.

Urbain II, après quatorze années de pontificat, signalées par la première croisade, a pour successeur un autre élève de Grégoire VII, un moine de Cluny, que lui-même avait fait abbé de Saint-Paul et cardinal, et qui, fidèle à ses exemples, vit un jour l’empereur Henri déposer devant lui sa tiare, ses ornements royaux, et subir enfin la déchéance contre laquelle il avait combattu quarante ans.

Ainsi la suite des desseins de Grégoire VII s’acheva lentement sur la tête de son persécuteur. Le pontife expirant avait attaché au nom du roi de Germanie sa redoutable vengeance. C’était l’anathème de la justice et de la foi confié à l’impétueuse ardeur des passions humaines. Henri, par la jalouse dissidence des villes lombardes contre Rome, par son retour victorieux en Germanie, par la défaite de son compétiteur Hermann, l’apaisement graduel des provinces soulevées, la mort de Grégoire VII et presque aussitôt celle de Guiscard, avait paru retrouver sa puissance, et, s’il ne triomphait pas de l’Église, il semblait encore debout devant elle. Mais, à part les fautes de Henri, la licence de sa jeunesse, ses oppressions, sa rapacité, un principe puissant luttait contre lui. C’était ce principe d’ordre spirituel, que Grégoire VII avait nommé la liberté de l’Église. Trop souvent mêlé d’intérêts humains, ce principe suscita des ennemis à l’empereur Henri dans sa propre famille. L’enfant que l’impératrice Berthe avait tenu serré dans ses bras, en traversant sur un frêle traîneau d’écorce les périlleux défilés des Alpes, à la suite de Henri, dans le rude hiver de 1078, cet enfant, vingt-cinq ans plus tard, séparait la Lombardie de l’Allemagne et renouvelait la déchéance de l’empereur son père. Ce jeune prince du nom de Conrad, succédant au grand domaine d’Adélaïde, comtesse de Turin, si zélée jadis pour Grégoire VII, adopte, après la mort de l’un et de l’autre, la cause qu’ils avaient défendue, et se met lui-même sous les ailes de Mathilde, nous dit le chapelain de cette princesse. Proclamé roi d’Italie et consacré par la main d’Anselme de Lucques, dans l’église de Saint-Ambroise à Milan, il ne jouit pas cependant de sa trahison. Son père peut encore le vaincre et le déposer au profit d’un second fils qu’il désigne à sa place. Mais il n’a fait que changer de péril, et il trouve dans ce second fils un successeur impatient auquel il rend les armes et abandonna enfin le trône.

Jamais dans l’histoire l’orgueil et l’abus de la puissance, le mélange de la tyrannie et de la faiblesse ne furent punis d’humiliation plus cruelle ; et l’on ne s’étonnera pas que, dans la ferveur du parti pontifical, ces maux domestiques, appesantis sur la vieillesse commencée de Henri, n’aient paru l’expiation tardive des anathèmes qu’il avait encourus. Quoi qu’il en soit, rien ne saurait mieux peindre cette infortune qu’un monument original du temps, la lettre du malheureux empereur au roi de France Louis le Jeune, dont il réclamait l’appui, sans oser se plaindre de Rome.

Henri, empereur romain, Auguste, à Louis, roi des Francs, couronne de fidélité et constance inviolable d’affection.

Prince très illustre et le plus fidèle de ceux en qui nous espérions après Dieu, je vous ai distingué comme le premier de ceux devant qui je croyais nécessaire de déplorer toutes mes infortunes et dont je dois m’approcher à genoux, si je le puis, en gardant sauve la majesté de l’empire ; d’abord, parce que nous croyons odieux et intolérable, non seulement pour vous, mais pour tous les hommes de la chrétienté, que le siège apostolique d’où n’étaient sortis jusqu’à nos jours que des fruits salutaires de consolation, de douceur et de salut pour les âmes, lance maintenant tous les traits de la vengeance, de l’anathème et de la perdition, et qu’on ne met aucune borne à l’exécution de l’arrêt, tant qu’une volonté cruelle n’est pas satisfaite.

Ils se sont tellement livrés jusqu’à ce jour à l’emportement de cette volonté, que, ne songeant ni à Dieu, ni au mal qui peut venir de là pour eux-mêmes et pour d’autres, ils s’élèvent de toute façon contre nous, tandis que moi, j’ai souvent offert au siège apostolique obéissance et toute soumission, si l’honneur et le respect exigés m’étaient rendus, comme ils le furent à mes prédécesseurs. Ce qu’ils veulent, je vous le ferai facilement connaître, quand Dieu m’aura donné l’occasion d’un entretien que je désire.

Dans cette irritation de leur vengeance et de leur haine, comme ils virent qu’ils avançaient peu, s’attaquant aux droits mêmes de la nature, ce que je ne puis dire moi-même sans une grande affliction de cœur et sans beaucoup de larmes, et ce que je frissonne d’entendre dire, mon fils, mon Absalon chéri, ils l’ont armé contre moi et l’ont animé d’une telle fureur, qu’au mépris de la foi et du serment qu’il avait jurés, comme vassal, à son seigneur, il a envahi mon royaume, déposé mes évêques et mes abbés, soutenu mes ennemis et mes persécuteurs, et qu’enfin, ce que je voudrais taire surtout, ou, si on ne peut le taire, ce que je voudrais n’être cru de personne, rejetant toute affection naturelle, il conspira contre ma vie et mon âme, et n’eut scrupule d’aucun moyen pour arriver par la force ou par la fraude au comble de son péril et de son ignominie.

Au milieu de cette machination criminelle, comme je me tenais paisible et dans une sorte de sécurité sur mon salut, vers le saint temps de la venue du Seigneur, il m’a invité à une conférence dans un lieu qu’on appelle Coblentz, où je demeurais tranquille ; il m’invita comme un fils qui veut s’entretenir avec son père sur un intérêt commun d’honneur et de salut. Lorsque je l’ai vu, soudain, touché d’affection paternelle par la douleur intime de mon cœur, je suis tombé comme à ses pieds, le sommant par le salut de son âme, si je devais être maltraité pour mes péchés, de ne pas contracter, lui, par sa conduite envers moi, une tache à son honneur, parce que nulle loi divine n’a chargé le fils de punir la faute du père. Mais lui, trop bien ou plutôt trop misérablement instruit à tromper, se mit à détester cela comme un crime abominable, et, tombant lui-même à mes pieds, il me demanda grâce pour le passé ; il me promit qu’à l’avenir il m’obéirait en toutes choses avec foi et vérité, comme un homme d’armes à son seigneur, comme un fils son père, si seulement je voulais être réconcilié au saint-siège apostolique. Comme j’y consentais avec empressement, sans autre réserve que de soumettre cette affaire au conseil des princes, ajoutant qu’il n’avait, pendant les présentes fêtes de Noël, qu’à me conduire à Mayence, y traiter le plus loyalement qu’il pourrait de mon honneur et de ma réconciliation, et de là me reconduire en paix et sécurité, il le promit au nom de cette vérité et de cette foi par lesquelles Dieu a prescrit au fils d’honorer le père, au père d’aimer le fils.

Sur cet engagement, qu’un païen même eût observé, je suis allé là tranquille, et mon fils m’ayant de quelque peu précédé. Cependant voilà que plusieurs de mes fidèles, venant au-devant de moi, m’annoncent avec trop de vérité que je suis trompé et perdu, sur une fausse garantie de paix et d’attachement.

Mon fils, rappelé par moi et derechef averti avec vives instances, renouvelant le serment, jura qu’il engageait sa vie pour la mienne une seconde fois. Comme j’étais donc arrivé à la ville qu’on appelle Bingen, le vendredi avant Noël, le nombre de ses hommes d’armes commençait à augmenter, et déjà la trahison se dévoilait elle-même ; et mon fils venant à moi : Père, me dit-il, il faut nous retirer dans le château voisin, parce que l’évêque de Mayence ne vous recevra pas dans sa ville tant que vous serez au ban du saint-siège, et je n’ose, lorsque vous n’êtes pas admis à la paix et réconcilié, vous jeter au milieu de vos ennemis. Passez ici les fêtes de Noël en honneur et en paix ; ayez avec vous tous ceux qu’il vous plaira. Moi, dans cet intervalle, aussi fortement, aussi fidèlement que je le pourrai, je travaillerai pour nous deux ; car je crois que votre cause est la mienne.

Et moi, mon fils, lui dis je, que Dieu soit aujourd’hui entre nous le juge et le témoin. Il sait comment je t’ai fait homme et mon héritier ; au prix de quelles tribulations j’ai servi ta grandeur ; quelles inimités j’ai eues et je subis encore pour toi, seul tu peux le savoir. Mais lui cependant, pour la troisième fois, devant cet appel fait à son honneur et à ses serments, me promit que, s’il éclatait quelque péril, il offrirait sa tête pour la mienne.

Après qu’il m’eut ainsi enfermé dans ce château, l’événement montra dans quel esprit et de quel cœur il m’avait tenu ce langage. Je suis enfermé là avec trois des miens, et nul autre ne peut être admis. On me donna pour gardiens les plus implacables ennemis de ma personne. Soit béni en toutes choses Dieu, le seul roi tout-puissant pour élever ou pour abattre ce qu’il veut !

Tandis que, dans le très saint jour de Noël, le saint des saints, le divin enfant est né pour le rachat de toutes les âmes, ce fils à moi ne m’a pas été donné, même pour le salut de moi seul. Car, pour ne point parler des affronts, des injures, des menaces, des glaives dirigés contre ma tête, et de la faim et de la soif que j’ai souffertes sous la garde d’hommes qu’il m’était injurieux de voir, et d’entendre, pour ne rien dire d’une chose plus cruelle encore, savoir qu’autrefois j’avais joui de quelque bonheur, voici ce que je n’oublierai jamais, voici la plainte que je ne cesserai de redire à tous les chrétiens : pendant ces très saints jours, j’ai été, dans ma prison, privé de la communion chrétienne.

Dans ce temps de pénitence et de tribulations, vint près de moi, envoyé par mon fils, un prince nommé Wibert, pour me dire qu’il n’y avait nulle sûreté pour ma vie si, sans résistance, je ne rendais tous les insignes de la royauté, d’après la résolution et l’ordre des princes. Mais, moi, qui lors même que toute la terre habitée serait mon royaume ne voudrais pas pour elle sacrifier ma vie, comprenant que, bon gré mal gré, il fallait faire ce qui était décidé, j’envoyai à Mayence la couronne, le sceptre, la croix, le glaive, la lance.

Mon fils alors, s’étant concerté avec mes ennemis, vint de Mayence où il laissait mes amis, comme pour m’y conduire, et m’ayant emmené sous une garde nombreuse de ses hommes d’armes au lieu qu’on nomme Engilzheim, il me fit venir devant lui. Là, je trouvai rassemblés grand nombre de mes ennemis et mon fils, qui n’était pas meilleur pour moi que les autres. Et comme ils se croyaient plus sûrs et plus stables, s’ils me forçaient à me dépouiller moi-même par ma propre main du royaume et des biens royaux jusqu’au dernier fétu, ils m’outrageaient tous de la même manière avec menace que, si je ne faisais tout ce qui m’était ordonné, il n’y avait nul compte à faire sur ma vie. Alors, dis-je, puisqu’il est question de ma vie, le bien le plus précieux pour moi, parce que j’en ai besoin pour faire pénitence à Dieu, je ferai tout ce que vous voulez. Et comme je demandai, si alors du moins je serais assuré de ma vie, le légat du siège apostolique, qui était là présent (je ne dis pas qui avait tout entendu), répondit que je ne pouvais d’aucune sorte me soustraire à la mort, si je ne confessais en public que j’avais injustement poursuivi Hildebrand, que je lui avais injustement substitué Guibert, et que j’avais jusqu’à cette heure exercé une injuste persécution contre le siège apostolique et contre l’Église.

Alors, abattu, avec une grande contrition de cœur, je commençai de supplier, au nom de Dieu et de la conscience, que l’on me donnât lieu et jour pour me justifier, en présence de tous les princes, et, s’ils me reconnaissaient coupable en quelque chose, chercher de l’avis des plus sages un mode de pénitence et de satisfaction, tel qu’ils l’ordonneraient, et donner aux princes du royaume les otages qu’ils voudraient du nombre de nos féaux. Mais le même légat me refusa lieu et jour, disant qu’il fallait ou que toute l’affaire fût ici terminée ou qu’on ne me laissât du moins aucune espérance d’échapper.

Dans cette tribulation, ayant demandé si, dans le cas où je confesserais tout ce qui m’était ordonné, ma confession, comme il est juste, obtiendrait indulgence et absolution, le légat déclara qu’il n’avait pas le droit de m’absoudre ; si je voulais, dit-il, être absous, que j’allasse à Rome faire satisfaction au saint-siège.

Ainsi isolé et dépouillécar avec la même violence et le même artifice, ils m’avaient arraché et mes forteresses et mes domaines patrimoniaux et tout ce que j’avais acquis dans le royaume —, ils me laissèrent dans cette maison. Étant demeuré là quelque temps, et mon fils m’ayant fait dire avec son même esprit de perfidie que j’eusse à l’y attendre, une députation de mes fidèles vint m’avertir que, si je restais là, suivant cette injonction, je serais ou jeté dans une prison perpétuelle ou décapité sur le lieu même.

A cette nouvelle, en doute de ma vie, j’ai pris aussitôt la fuite et suis venu à Cologne ; de là, après quelques jours de résidence, je suis venu à Liège. Dans ces lieux, j’ai toujours trouvé des hommes fidèles et constants dans leur foi à la royauté. D’après leur conseil et celui de mes autres féaux, j’ai cru plus sûr et plus honorable de m’adresser à vous pour déplorer tous mes malheurs ; plus sûr, à cause du bien naturel de parenté et d’ancienne amitié ; plus honorable, à cause du nom glorieux d’un si grand royaume.

Je vous en prie donc, au nom de la foi et de l’amitié, dans mes tribulations et mes injures, secourez en moi un proche et un ami. Quand même ces liens de foi et d’amitié n’existeraient pas entre nous, il importerait à vous et à tous les rois de la terre de venger notre injure et notre abaissement, et d’extirper de la face de la terre l’exemple d’une trahison aussi criminelle et d’une telle perversité.

Cette lettre mémorable et oubliée par l’histoire ne semble-t-elle pas le résumé de la vie de Henri et comme le triste couronnement de sa lutte contre Rome ? N’y retrouve-t-on pas, à trente ans de distance, la confirmation de la pénitence de Canosse et la même faiblesse, peut-être la même timidité religieuse mêlée à la même impatience et au même courage ? Seulement le personnage a vieilli et semble courbé davantage par l’infortune. La chute est plus profonde ; l’injure est plus poignante, le mal plus cruel ; ce ne sont plus des vassaux soulevés et redoutables, dont il s’agit de détourner les coups et de désarmer le bras par une pénitence d’un moment pour les attaquer avec plus d’avantage : c’est un fils implacable qu’un père malheureux ne peut plus toucher ni vaincre ; c’est la révolte vengeresse que Rome a déchaînée contre Henri, passée de la nation dans la famille et frappant au cœur celui qu’elle combat en face. Jamais, ce semble, la puissance pontificale n’a paru plus terrible que dans ce récit de son adversaire, frappé par elle d’un dernier anathème après la mort du pontife. L’ombre de Grégoire VII remplit cette dernière scène, et jamais la victoire d l’Église sur l’Empire, le réveil de l’Italie contre l’Allemagne, de Rome contre Mayence, n’ont été mieux exprimés que par ce personnage sans nom, ce légat de Rome, qui n’a que le génie de son Église, mais dont la parole impassible repousse quatre fois les supplications de Henri et le renvoie, si longtemps après, expier à Rome l’exil de Grégoire VII à Salerne.

D’autres témoignages de la même date et de la même main attestent cette profonde affliction de Henri et le montrent frappant, pour ainsi dire, à toutes les portes de l’Église et partout repoussé. Telle est l’impression que nous laisse une lettre de Henri à cet abbé Hugues, souvent nommé dans son histoire. C’est, à quelques égards, la redite des humiliations déjà connues. Mais rien ne marque mieux, avec l’abaissement du prince malheureux, l’invincible réseau dont il se sentait pressé.

Henri, par la grâce de Dieu, empereur des Romains, Auguste, au très cher et très aimé père Hugues, et à tous les saints frères de Cluny, tendre affection de fils, dévouement de frère ou plutôt soumission de serviteur.

Ayant toujours éprouvé ta bonté et ta sollicitude paternelle envers nous, au point de nous croire délivré souvent de beaucoup de périls par tes saintes prières, nous recourons à toi, très cher père après Dieu, comme un refuge unique de notre extrémité ; et nous cherchons humblement près de toi le soulagement de nos malheurs. Et plût à Dieu qu’il nous fût donné de voir en face tes traits angéliques, et, tombant à tes genoux, de pouvoir librement reposer sur ton sein notre tête que tu as soulevée sur les fonts de baptême, et, en déplorant nos péchés, de te raconter par ordre le nombre infini de nos souffrances ! Mais, comme cette consolation nous est enviée, non seulement par la distance des lieux qui nous séparent, mais par l’inconcevable haine de nos persécuteurs, nous supplions, d’un cœur dévoué, ta paternité d’accueillir nos humbles lettres, qui, Dieu en est témoin, ne renferment ni fausseté, ni dissimulation, et d’écouter avec attendrissement le prodige de trahison inouïe qui nous perd.

Ce qui le rend plus étonnant, c’est que, non une main de serviteur ou d’ennemi, mais le propre fils de nos entrailles, celui qui nous est uniquement cher, a dirigé contre nous cette trahison indigne, inhumaine, impie. De sorte que nous ne pouvons répéter sans douleur cette parole du psalmiste fuyant un fils semblable au nôtre : Seigneur, pourquoi se sont multipliés ceux qui me persécutent ?

Nous croyons que tu sais avec quelle affection et quelle tendresse intime de cœur, contre la volonté d’un grand nombre, nous avons élevé ce même fils jusqu’au trône. Le jour de son élection, il nous jura dans Mayence la vie et la sûreté de notre personne ; il nous jura que, pour ce qui concerne le royaume et toute notre prérogative, et tout ce que nous possédions ou devions posséder, il n’interviendrait en rien, moi vivant, contre ma volonté et ma décision ; il nous fit le même serment sur la croix et le clou du Seigneur et la lance, devant tous les princes, lorsqu’il fut intronisé à Aix.

Mais, laissant là toutes ses promesses, et les oubliant par le conseil des traîtres et des parjures et de nos ennemis mortels, il s’est tellement séparé de nous que, voulant nous atteindre et dans les choses et dans notre personne, il travaille toujours, dès cette heure, à nous priver du royaume et de la vie : il s’est mis à assiéger notre camp et à usurper nos domaines ; il s’est attaché par des serments contre nous tous ceux qu’il a pu séduire et dans notre maison, et ailleurs.

Ô affliction ! tandis que nous attendions de jour en jour que, touché d’une douleur de cœur et intérieurement humilié, il vint à résipiscence, enflammé de plus en plus par la fureur de sa trahison, ne se souciant ni de la crainte de Dieu, ni de la révérence paternelle, il n’a cessé de nous poursuivre de ville en ville, et d’envahir, autant qu’il a pu, tout ce qui nous appartient.

Ainsi nous sommes arrivé à Cologne. Or, comme il avait lui-même projeté, pour la prochaine fête de Noël, une réunion à Mayence, nos féaux étant rassemblés, nous nous sommes dirigé vers ce lieu. A cette nouvelle, il est accouru vers nous à Coblentz. Là, comme il ne pouvait rien contre nous par la force ; il se mit à travailler de ruse, de perfidie, et de toute manière. Il nous envoya ses messagers pour nous demander un entretien. Nous, ayant pris le conseil de nos féaux, nous acceptâmes. Lorsque nous fûmes réunis, tombant d’abord à ses pieds, nous le priâmes affectueusement, pour Dieu seul et pour son âme, de se désister enfin de ses inhumaines poursuites contre un père. Mais lui, de son côté, sous une apparence, sous un voile de paix et d’amitié, se roulant à nos pieds, nous priait, nous suppliait en pleurant de nous fier à sa foi, à son âme : il était notre chair et notre sang ; nous ne devions pas hésiter à venir avec lui à la conférence indiqué ; il nous conduirait à Mayence en toute sécurité, discuterait avec les grands, le plus fidèlement qu’il est possible, les intérêts de notre dignité ; et, de là, le débat terminé ou non résolu, nous ramènerait en toute sûreté au lieu que nous voudrions.

Ces propositions faites et entendues, avec l’approbation des nôtres, nous nous sommes confié à sa foi et à son âme, en disant : Nous nous confions à ton âme, sous la foi de ce commandement par lequel Dieu a voulu que le fils aime le père. Mais lui, nous donnant la main, jura sous la même garantie le respect de notre vie et de notre honneur. N’ayant donc aucune défiance avec un tel langage, nous renvoyâmes les nôtres pour qu’ils se trouvassent à ce rendez-vous, ayant mandé à tous nos autres fidèles de nous venir joindre dans le même lieu ; et, ainsi, nous sommes parti avec lui.

Au milieu de la route, on nous annonça secrètement que nous étions trahi. Lorsqu’il sut qu’on nous avait fait ce rapport, il jura et protesta que l’avis n’était aucunement vrai, et nous reçut de nouveau sous la foi de sa parole. Puis, le lendemain, à la nuit, nous arrivâmes à Bingen. Au matin, il nous entoura du bruit des armes et de toutes espèces de terreurs, disant qu’il ne voulait pas nous conduire à Mayence, mais dans un château fort. Nous étant donc agenouillé devant lui et les autres, afin que, selon la parole donnée, il nous conduisit à Mayence, ou nous laissât libre de nous retirer, pour revenir en toute sécurité au terme prescrit, il nous fut répondu qu’une seule chose nous était loisible, c’était de nous rendre dans ce château.

 

FIN

 

 

 



[1] Chronicon Virdunense, p. 230.

[2] Chronicon Virdunense, p. 230.

[3] Chron. monast. Cas. notis illustrata, lib. III, apud Murat., t. IV, p. 471.

[4] Italia sacra, t. X, p. 78.

[5] Dom Bouquet, t. XIII, p. 726.

[6] Paulus Bernriendensis, cap. XII. — Baronius, Annal., t. XVII, p. 566.

[7] Paul. Bernriendensis, cap. XII. — Baron., t. XVII, p. 565.