HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

LIVRE VIII. — (1080)

 

 

Ménagements de Grégoire VII pour Guillaume. - Sa réponse flatteuse à ce prince. - Ses autres lettres destinées à lui plaire. - Ses avances à Robert Guiscard. - Continuation de la guerre d’Allemagne. - Conciles de Mayence et de Brixen. - Sentence de déposition prononcée dans cette assemblée contre Grégoire VII. - Message du pape à Guiscard. - Choix du négociateur Simon de Crépy, fils du comte de Vermandois. - Entrevue de Grégoire VII et de Robert Guiscard. - Alliance et secours promis. - Nouveaux événements de l’Allemagne. - Continuation de la guerre. - Victoire et mort de Rodolphe.

 

Après ce coup décisif, on voit Grégoire VII redoubler de ménagement pour le roi d’Angleterre, dont il avait reçu avec tant de dépit l’altière réponse et le tribut destitué d’hommage. En renvoyant les députés de ce prince, il les chargea d’une lettre flatteuse : Tu sais, je crois, lui écrivait-il, très excellent fils, de quelle sincère affection, avant de parvenir à la suprématie pontificale, je t’ai toujours aimé, quel zèle efficace j’ai montré pour tes intérêts, et quels efforts j’ai faits pour ton élévation à la dignité royale. Pour cette cause même, j’ai presque souffert affront de plusieurs de mes frères qui murmuraient à demi-voix de ce que je prêtais mon ministère à favoriser tant d’homicides. Mais Dieu a vu au fond de ma conscience dans quelle droite intention je le faisais, espérant par sa grâce et par une juste confiance dans tes vertus que, plus tu t’élèverais à de grandes choses, plus tu te montrerais bon pour Dieu et pour l’Église, comme en effet nous le voyons aujourd’hui, grâce à Dieu. Aussi, comme avec un fils chéri, avec un féal de saint Pierre et de nous, et comme je le ferais dans pan entretien familier, je vais te découvrir en peu de mots mes desseins et ce qu’il convient de faire dans la suite.

Depuis que, par la volonté de Celui qui élève les humbles, l’Église, notre sainte mère, m’eut porté, malgré mes refus et ma résistance, au gouvernement du siège apostolique : de ce jour, contraint par la nécessité de mon devoir qui m’ordonne d’élever la voix sans fin et sans repos, je n’ai pu dissimuler les maux abominables qu’elle souffre de ses enfants pervers. J’avais la conviction de l’amour et celle de la crainte ; de l’amour, parce que saint Pierre, dès l’enfance, m’avait doucement nourri dans sa maison ; de la crainte, parce que la loi divine a fait une menace terrible en disant : Maudit l’homme qui détourne le glaive du sang, c’est-à-dire qui ne fait pas servir la science à tuer la chair. Aujourd’hui donc, fils bien-aimé, et que je dois toujours embrasser dans le Christ, aujourd’hui que tu vois l’Église ta mère en butte à tant de tribulations, et qu’il y a pressante nécessité de nous secourir, je te veux tel que je t’espérais, et pour ton honneur et pour ton salut je te conseille par une sincère charité d’offrir une entière obéissance. Et comme par le secours de Dieu tu as mérité d’être la perle des princes, ainsi mérite d’être, pour tous les princes de la terre, la règle de la justice et le modèle de la soumission, afin d’être dans l’avenir le prince d’autant de rois que tu en auras sauvés par l’exemple de ton obéissance. Et si quelques-uns ne veulent pas du salut, ta récompense n’en sera pas diminuée. Ce n’est pas tout. Dans ce monde même, à toi et à tes héritiers la victoire, l’honneur, la puissance, la majesté seront donnés de Dieu. Consulte ton propre exemple. Si d’un pauvre serf tu avais fait un roi tout-puissant, tu voudrais être honoré par lui ; de même, lorsque Dieu, de pauvre et misérable esclave du péché, car nous le sommes tous par naissance, t’a fait gratuitement un si grand roi, tu dois t’appliquer à rendre honneur à l’auteur de ta gloire, ton protecteur, ton allié tout-puissant, Jésus-Christ. Que la foule des princes pervers ne t’en détourne pas : la méchanceté appartient à la foule, la vertu au petit nombre. Il est plus glorieux aux braves soldats de tenir ferme dans la déroute générale. Plus les puissants de ce siècle, aveuglés par leur orgueil, se précipitent dans l’abîme, plus il convient que toi, qui as été plus qu’eux chéri de Dieu, tu grandisses en t’humiliant, et que tu t’élèves par l’obéissance, afin de vérifier ce qui est écrit : Que l’impie agisse encore en impie ; que celui qui est souillé se souille encore ; que le juste devienne plus juste !

Dans cette lettre, toute d’exhortation générale, Grégoire ne disait qu’un mot en finissant sur l’évêque du Mans et sur un abbé de la même ville qu’ail avait absous et réintégré à la prière de Guillaume : Mais il avait chargé les envoyés du prince de plusieurs recommandations secrètes.

Peu de jours après, il écrivait encore à Guillaume, à sa femme, la reine Mathilde, et à leur fils, l’ambitieux et indocile Robert. A Guillaume il parlait de l’union du pontificat et de la royauté qu’il comparait, l’une au soleil, l’autre à la lune, lui promettant, pour prix de sa piété, un accroissement de grandeur. A Mathilde il adressait de pieuses paroles, lui demandant pour seul don d’aimer la vertu et la simplicité, et l’invitant à munir de telles armes le cœur de son époux, quand Dieu lui en donnerait l’occasion. Mais au prince Robert il adressait de graves conseils, dont la sévérité devait charmer Guillaume.

Nous sommes heureux d’avoir appris par notre fils, le légat Hubert, que tu te soumets aux avis paternels et que tu as éloigné les conseils dangereux. Nous t’en avertissons, nous t’en prions, souviens-toi toujours de quelle vaillante main et avec quelle gloire ton père a pris sur l’ennemi tout ce qu’il possède ; prends garde désormais, très cher fils, en t’abandonnant aux conseils des méchants, d’offenser ton père et de contrister ta mère. Puis, rappelant les préceptes de l’Écriture, le pontife recommandait au prince d’obéir en toute chose à la volonté de son père. Là le pontificat romain prenait salutairement ce caractère de puissance médiatrice et de tribunal intérieur des familles royales, qui n’eût inspiré que la reconnaissance, mais dont il était difficile de modérer l’usage, et qui, de religieux et de paternel, pouvait toujours devenir politique ou passionné. Le pontife ; alors sans doute, voulait satisfaire et seconder Guillaume.

Cependant ce n’était pas de ce nouveau roi, retenu dans sa conquête encore agitée, que Grégoire VII pouvait attendre une prompte assistance, si les anathèmes de Rome ne suffisaient pas contre Henri. Il fallait chercher le secours plus près.

Grégoire VII n’hésita pas à se rapprocher des Normands d’Italie. L’occasion était favorable. Robert Guiscard, chef impérieux de tant de guerriers turbulents qu’il avait faits seigneurs dans la Calabre, était en butte à leur rébellion. Plusieurs s’étaient unis contre lui. à son neveu Jourdain, prince de Capoue. Il était réduit à reprendre par les armes ses anciennes conquêtes, Tarente, Castellaneta, Bari, et il s’affaiblissait doublement à vaincre ses compagnons. Grégoire VII lui fit offrir alors sa médiation apostolique. L’abbé Didier, dont le monastère était placé sous la domination de Robert Guiscard, se chargea de ce soin et lui persuada d’invoquer le secours du pape. E s’agissait aussi pour le pape de se lier de son côté à ces Normands qui avaient tenu captif son prédécesseur Léon IX et avaient tant de rois pillé les terres de l’Église. Plais un nouveau péril formé du côté de l’Allemagne ne lui permettait guère d’hésiter.

Henri, repoussé de la Saxe sans être poursuivi, s’était, depuis la victoire de .Rodolphe, fortifié dans les provinces du Rhin et conservait le pouvoir à Milan et un parti redoutable dans toute la Lombardie. Lorsqu’il apprit le dernier anathème et la sentence de déposition prononcée contre lui dans le concile de Rome, le 7, mars, il n’attendit plus rien des négociations tant de fois essayées et résolut de déposer le pape. Les exemples ne lui manquaient pas. Le grand-père de Henri avait dans Rome, de son autorité d’empereur ou de conquérant, déposé plus d’un pape. Mais aujourd’hui, c’était du fond de l’Allemagne que Henri voulait faire juger Grégoire VII.

Dès le mois d’avril 1080, au jour de la Pentecôte, il convoque pour cette grande décision un concile à Mayence ; mais il ne s’y trouve que dix-neuf évêques ; et ce nombre trop petit, même pour une assemblée illégale, s’ajourne pour se réunir plus tard à Brixen dans le Tyrol, où le voisinage de l’Italie dû Nord devait amener d’autres évêques du parti de l’empereur.

Cette nouvelle assemblée se réunit le 25 juin, en présence de Henri et de grand nombre de seigneurs allemands ou lombards attachés à sa cause ; mais il n’y avait que trente évêques, tous ennemis de Grégoire VII. Ce petit nombre les mettait en grand doute sur le droit de prononcer la déchéance d’un pape reconnu déjà depuis huit années. Niais la volonté du prince domina tout.

Dans cette assemblée, l’ennemi le plus ardent du pape était un de ses anciens flatteurs, ce même cardinal Hugues le Blanc qui, le jour des funérailles d’Alexandre, avait harangué le peuple en faveur du grand archidiacre de l’Église, et appuyé de pompeux éloges l’intronisation tumultuaire et précipitée d’Hildebrand. Employé, depuis, à diverses légations, mécontent du prix de ses services et devenu suspect à la sévérité de Grégoire VII, il s’était séparé de lui ; et maintenant, venu, disait-il, au nom des Romains, il apportait dans l’assemblée de Brixen tout ce que la haine peut avoir de plus envenimé. On réunit alors contre Grégoire toutes les vieilles accusations de corruption, de fraude et de magie ; on les compila dans une sentence qui se terminait ainsi :

Attendu qu’il est constant que cet homme n’a pas été choisi de Dieu, mais s’est intrus lui-même par fraude et à prix d’or ; lui qui renverse l’ordre ecclésiastique, qui trouble le gouvernement du saint-empire, qui prépare la mort du corps et de l’âme à un roi catholique et paisible, qui défend un roi parjure, a semé la discorde entre les cœurs unis, les querelles entre les hommes de paix, le scandale entre les frères, le divorce entre les époux, et a ébranlé tout ce qui semblait affermi entre les hommes pieux ; nous, par l’inspiration de Dieu, réunis ensemble et fortifiés par les représentations et les lettres de dix-neuf évêques qui s’étaient réunis à Mayence aux dernières fêtes de la Pentecôte pour juger cet Hildebrand, homme très audacieux, prédicateur de sacrilèges et d’incendies, défenseur des parjures et des homicides, lui qui a mis en question la foi de l’Église catholique sur le sang et le corps de Jésus-Christ, ancien disciple de l’hérétique Béranger, partisan de la divination et des songes, nécromancien, homme tourmenté de l’esprit démoniaque, et par toutes ces causes transgresseur de la vraie foi ; nous le jugeons canoniquement digne d’être déposé et chassé, et s’il ne descend pas, à cette nouvelle, de la chaire, condamnable dans l’éternité.

Après la lecture de cet acte étrange, l’assemblée s’occupa d’élire un nouveau pape. Elle choisit un de ses membres, le rial naturel du pontife romain, l’archevêque de Ravenne. Guibert, depuis longtemps ennemi de Grégoire VII et complice présumé de l’attentat de Cenci. Henri s’agenouillant lui rendit hommage devant l’assemblée, et sur la proposition de Denis, évêque de Plaisance, reçut du nouvel élu la couronne impériale.

Pendant les préliminaires de l’assemblée de Brixen, Grégoire VII qui, sans doute, en prévoyait le résultat, n’avait rien négligé pour hâter sa propre réconciliation avec Robert Guiscard. Il avait tâche d’adoucir le ressentiment des seigneurs normands ligués contre ce chef, et surtout celui de Jourdain, duc de Capoue, qui, depuis plusieurs années, avait, comme nous l’avons vu, prêté serment d’allégeance à l’Église romaine. Pour faire valoir ce service auprès de Guiscard, il n’employait pas seulement la médiation de l’abbé du Mont Cassin, il avait un autre négociateur non moins habilement choisi et dont l’histoire atteste bien tout l’ascendant que le pontife exerçait sur les plus fortes âmes. C’était un seigneur français de haute naissance, Simon de Crépy, fils du comte de Vermandois, qui avait longtemps disputé son héritage par les armes contre le roi de France, Philippe. Venu à Rome en l’an 4075 1 pour se faire absoudre par le pape du sang qu’il avait versé dans les combats, et peut-être pour obtenir sa médiation près du roi, Simon de Crépy fit un an de pénitence, sans armure et pieds nus. Puis le pape l’avait renvoyé en France, en le mettant sous la direction de Die et de l’abbé de Cluny, ses légats apostoliques, par le secours desquels il rentra dans son héritage. Mais Simon de Crépy n’en profita pas. Dans son voyage à Rome, il avait consulté le pape sur l’âme de son père. Il en avait reçu l’avis d’exhumer le corps du comte enseveli dans un domaine mal acquis, et de le transporter dans un couvent fondé par ses anciennes libéralités. Comme il ouvrait la fosse, la vue des restes hideux de son père, guerrier jadis si vaillant, le saisit d’horreur et le dégoûta du monde. On essaya vainement de le séduire par quelque grand mariage. Le comte d’Auvergne lui avait offert sa fille. Il consentit à l’aller voir, et lui parla si pieusement qu’elle se fit religieuse. Guillaume le Conquérant, à la cour duquel Simon de Crépy, cousin de la reine Mathilde, avait été nourri quelque temps dans son enfance, lui manda par un courrier de venir, sans s’arrêter une nuit sur la route, et, lui prenant la main, lui dit : Je t’ai choisi pour y épouser ma fille.

Effrayé d’une si grande tentation, le jeune comte demanda le temps d’aller à Rome pour consulter les saints apôtres et le pape sur cette union. Mais de retour en France il prit son parti de lui-même, sans passer en Italie. Il quitte son cheval, congédie ses amis et se fait religieux au monastère de Saint-Claude dans le Jura. Il travaillait de ses mains dans la forêt, priait et jeûnait rigoureusement. Bientôt le cilice lui semble trop doux, et avec la permission de l’abbé, obtenue à grand’peine, sur sa chair nue il revêtit une casaque de fer, pénitence nouvelle qui lui rendait du moins par mille meurtrissures la sensation des armes.

Le moine cuirassé sortait parfois de sa solitude pour aller à la cour des princes. En 1079, il était venu en Normandie, à la prière de Mathilde, pour remettre la paix entre Guillaume et son fils Robert. A son retour, il reçut un ordre du pape qui l’appelait à Rome. Il refusa d’abord ; mais Grégoire VII insista, en menaçant, s’il tardait, d’interdire le couvent. Le moine obéit. Le pape, plein de joie à sa vue, l’accueillit avec de grands honneurs, l’embrassa et le chargea d’un message en son nom pour Guiscard, jugeant bien crue le cœur du guerrier qui battait sous cette robe de fer s’entendrait mieux que tout autre avec le chef normand.

Le moine revint bientôt avec la promesse des armes de Guiscard ; sur la route, dit-on, il convertit encore à la vie religieuse soixante chevaliers. Quand il eut rendu compte au pape, il demanda la grâce de retourner dans sa cellule. Mais Grégoire, rejetant sa prière, lui dit gravement : Tu n’es pas venu appelé par tes mérites, mais par la puissance de mon maître saint Pierre ; il faut demeurer encore pour savoir ce qu’il veut de toi. Le moine passa toute la nuit en prières, dans l’église, et, se sentant frappé de maladie, cela lui parut une réponse de mort et comme le seul congé que Dieu lui donnerait. Il l’accepta volontiers, manda humblement le saint-père pour se confesser à lui, reçut la communion de ses mains, et expira sur le pavé de l’église, comme une sentinelle qui meurt à son poste.

Cette mort affligea tout le peuple de Rome. Malade lui-même et accablé de soins nombreux, le pape n’assista pas aux funérailles ; mais elles furent célébrées avec grande pompe, en attendant les riches offrandes dont la reine d’Angleterre orna le tombeau du chevalier pénitent.

Privé de ce fidèle homme d’armes de l’Église, nais assuré par lui et par l’abbé Didier de la bonne foi de Guiscard, le pape quitta Rome pour aller au-devant du chef normand. Avant de partir, il avait, dans un concile réuni à la Pentecôte, levé toutes les excommunications prononcées contre Guiscard. Il menait avec lui son féal Jourdain, prince de Capoue, et était suivi d’une nombreuse escorte. C’est ainsi qu’il arriva jusqu’à Bénévent, ville de l’État romain, naguère enlevée par les Normands. Guiscard accourut de Salerne pour le recevoir ; et quatre jours après l’élection de Guibert dans les Alpes noriques, la solennelle entrevue du pontife et du conquérant se faisait à Ceperano, le 29 juin, fête de Saint-Pierre.

Des deux parts étaient venues de nombreuses escortes ; mais le pontife et le duc se détachèrent de leurs troupes et s’avancèrent seuls, l’un vers l’autre, au milieu de la plaine. D’un côté, on voyait ce Normand à la haute stature, et dont la forte épée avait gagné tant de batailles, aujourd’hui duc de la Pouille, de la Calabre et de la Sicile, déjà sur le déclin de l’âge, mais impatient d’égaler au moins la gloire de son compatriote Guillaume, roi d’Angleterre, et pour emploi de sa vieillesse aspirant à conquérir le titre d’empereur d’Orient.

De l’autre, s’avançait sous les habits pontificaux Grégoire, petit dé taille et un peu courbé par l’âge, mais avec une grande majesté dans toute sa personne. Le duc Robert se jeta d’abord à ses pieds et les baisa. Le pape, l’ayant relevé, le fit asseoir près de lui, et ils s’entretinrent longtemps à la vue de leurs escortes. Grégoire, qui connaissait le grand cœur de Guiscard, ne lui épargna aucune promesse, aucune ambitieuse espérance. Il fit briller à ses yeux cette couronne de Germanie, que saint Pierre venait d’ôter, dit-il, à un empereur hérétique et parjure, et qu’il voulait transférer à quelque fidèle vassal de l’Église.

Alors le pape, ayant rappelé les prêtres de sa suite, te fit apporter le livre des évangiles, et Robert prononça un serment presque en tout point semblable à celui qu’avait prêté le premier duc normand de Capoue.

Moi Robert, par la grâce de Dieu et de saint Pierre, duc de la Pouille, de la Calabre et de la Sicile, dès cette heure et pour l’avenir, je serai fidèle à la sainte Église romaine et au saint-siège apostolique, et à toi, mon seigneur Grégoire, pape universel. Je n’entrerai dans aucune entreprise pour te faire perdre la vie, l’usage de quelque membre ou la liberté ; je ne révélerai à ton préjudice nul avis que tu m’auras donné, en me recommandant de ne pas le faire connaître ; je serai ton défenseur et celui de l’Église romaine, pour t’aider, selon mon pouvoir, à maintenir, à occuper et à défendre les domaines de Saint-Pierre et ses possessions envers et contre tous : réserve faite de la marche Firmiane, de Salerne et d’Amalfi, sur lesquels il n’y a point encore d’arrangement définitif ; je t’aiderai à maintenir avec honneur et sûreté la papauté romaine ; tout territoire de Saint-Pierre, que tu possèdes ou que tu posséderas dans la suite, dès que je le saurai sous ton pouvoir, je m’abstiendrai de l’envahir, de l’occuper, ou même de le piller, à moins d’une permission expresse de toi ou de tes successeurs, et à l’exception du pays que tu m’auras concédé ou que tes successeurs pourront me concéder dans la suite. Quant à la redevance pour le territoire de Saint-Pierre que j’occupe ou que j’occuperai, j’aurai soin, ainsi qu’il a été réglé, que la sainte Église romaine la reçoive chaque année. Toutes les Églises qui se trouvent dans ma domination, je les remettrai en ton pouvoir avec leurs domaines, et je serai leur défenseur ; et je les maintiendrai dans la fidélité à l’Église romaine. Et, si toi ou tes successeurs, vous quittez cette vie avant moi, selon l’avis que j’aurai reçu des premiers cardinaux, du clergé et des laïques romains, aiderai à l’élection et à l’ordination d’un pape pour l’honneur de saint Pierre. J’observerai toutes les dispositions susdites de bonne foi envers la sainte Église romaine et envers toi, et je garderai la fidélité à tes successeurs élus pour l’honneur de saint Pierre, qui me confirmeront, s’il n’y a faute de ma part, l’investiture que j’ai reçue de toi.

Quelques clauses de ce serment avaient été sans doute fort débattues. Le pape et le duc avaient besoin l’un de l’autre ; mais l’un ne voulait rien abandonner des prétentions de l’Église, et l’autre rien perdre de ce qu’il avait conquis par l’épée. Le pape se borna donc à donner à Robert l’investiture suivante :

Moi Grégoire, pape, je t’investis, duc Robert, de la terre que t’ont donnée mes prédécesseurs de sainte mémoire, Nicolas et Alexandre. Quant à la terre que tu retiens injustement comme Salerne, Amalfi et une partie de la marche Firmiane, je t’y souffre patiemment aujourd’hui par confiance en Dieu et en ta probité, et pour que tu te conduises à l’avenir pour l’honneur de Dieu et de saint Pierre, comme il convient à toi et à moi.

Par un serment particulier, Robert s’engageait ensuite pour lui et pour ses successeurs à payer chaque année à saint Pierre, au pape ou à ses légats un cens de douze deniers en monnaie de Pavie, pour chaque paire de bœufs qui se trouverait dans ses domaines.

Ainsi se termina la longue querelle de l’Église de Rome et des Normands. Grégoire VII eut un défenseur contre Henri, et Robert vit ses conquêtes en partie consacrées par cette Église même qu’il avait plus d’une fois dépouillée.

Peu de jours après cette entrevue, Grégoire VII, encore présent dans la principauté de Bénévent, apprit l’élection de Brixen. Henri, ayant laissé au nouveau pape un corps de troupes avec lequel il pouvait entrer en Italie et s’avancer au moins jusqu’à Ravenne, avait repris en hâte la route d’Allemagne où le rappelait sa lutte contre Rodolphe. En s’éloignant, il adressait à Grégoire VII et fit répandre dans toute l’Italie une lettre dont la violence offre un caractère historique important à conserver :

Henri, roi, non par usurpation, mais par l’ordination de Dieu, à Hildebrand, non plus pape, mais faux moine.

Tel est le salut que tu mérites pour ta confusion, toi qui as porté partout dans l’Église le trouble et la malédiction. Car, pour ne parler que d’un petit nombre de faits remarquables, non seulement tu n’as pas craint de toucher aux principaux de l’Église, aux archevêques, aux évêques, aux curés, mais tu les as foulés aux pieds comme des esclaves qui ne savent ce que fait leur maître, et tu as recherché par leur humiliation la faveur populaire. Et nous, nous avons supporté toutes ces choses, nous étudiant à conserver l’honneur du siège apostolique ; mais tu as pensé que notre humilité serait de la peur, et par ce motif tu n’as pas craint de t’élever contre la puissance royale que Dieu nous a accordée, et tu as menacé de nous la ravir. Voici en effet les degrés de ton élévation. Avec cette fourberie que la profession religieuse déteste, tu as acquis de l’argent ; avec de l’argent des partisans, avec des partisans des soldats, avec des soldats la chaire de paix, et tu as chassé la paix de cette sainte demeure en soulevant les fidèles contre les prélats, en apprenant au peuple, pontife indigne et sans vocation, à mépriser nos évêques appelés par Dieu, et en transférant aux laïques l’autorité sur les prêtres, de sorte qu’ils déposent et qu’ils condamnent ceux qui avaient reçu de la main de Dieu, par l’imposition épiscopale, le droit de les instruire. Moi-même, élevé à la royauté, et, tout indigne que je suis, placé parmi les oints du Seigneur, tu as porté la main sur moi ; et cependant la tradition des saints Pères enseigne que je ne dois être jugé que par Dieu, et que je ne puis être déposé pour aucun crime, si ce n’est pour avoir quitté la foi, ce qu’à Dieu ne plaise ! et Julien l’Apostat lui-même, la prudence des saints ne s’est pas attribué et n’a réservé qu’à Dieu seul le droit de le juger et de le déposer. Le vrai pape, le bienheureux Pierre nous crie : Craignez Dieu, honorez le roi ! Mais toi, comme tu ne crains pas Dieu, tu m’outrages, moi, qui suis établi par Dieu.

Moi, Henri, roi, par la grâce de Dieu, avec tous nos évêques, nous te disons : Descends, descends.

En même temps, il écrivait aux Romains : Levez-vous contre lui, vous qui êtes nos féaux, et que le premier en fidélité soit le premier à le condamner. Nous ne demandons pas que vous répandiez son sang, car, après sa condamnation, la vie lui serait une plus grande peine que la mort. Mais forcez-le, s’il ne le voulait pas, de descendre du siège apostolique, et recevez à sa place un autre élu par nous, de l’avis de tous les évêques et du vôtre, qui veuille et qui puisse panser les blessures que celui-ci a faites à l’Église.

On voit par cette lettre que Henri hésitait en quelque sorte à proclamer le pape qu’il avait fait, et cherchait à ménager les droits et les suffrages des Romains ; Grégoire VII, au contraire, se hâta d’annoncer lui-même l’élection de Brixen et le rival suscité contre lui. Dans une lettre datée de Bénévent, le 21 juillet 1080, il disait aux évêques de la Pouille et de la Calabre : Votre fraternité n’ignore pas, nous le croyons, que plusieurs disciples de Satan, qui, dans divers pays, sont faussement comptés pour évêques, enflammés d’un orgueil diabolique, ont essayé de confondre la sainte Église romaine. Mais par le secours de Dieu tout-puissant et l’autorité de saint Pierre, leur injuste présomption a tourné à leur honte, comme à la gloire et à l’exaltation du siège apostolique, et cela du plus petit jusqu’au plus grand. Car Henri, le moteur et l’appui de ce pernicieux projet, a senti, au prix des corps et des âmes d’un grand nombre, quelle force l’autorité de saint Pierre conserve pour la punition des méchants. Vous savez quelles injures, dès le temps du pape Alexandre, le même Henri avait imaginé de faire à l’Église romaine par Cadaloüs, et dans quel abîme de honte il mérita de tomber alors avec ce même Cadaloüs, et quel honneur, quel triomphe notre république a retirés de cette lutte. Vous savez aussi par quel détestable complot, il y a trois ans, les évêques de Lombardie surtout se sont armés contre nous par le commandement du même Henri, et comment, par la protection du bienheureux Pierre, nous sommes restés intact et sans blessures, non sans un grand accroissement d’honneur pour nous et pour nos fidèles, etc., etc. Mais au milieu de tout, ces hommes portant des fronts endurcis de courtisans et amassant contre eux, par leur imprudence, des trésors de colère divine, tandis que l’humiliation devait les ramener au bon sens, ont suivi le démon, leur père, qui a dit : Je placerai ma demeure au-dessus de l’Aquilon et je serai semblable au très Haut. Ils ont entrepris de renouveler leur ancien complot contre le Seigneur et l’Église universelle, et de constituer pour leur Antéchrist et leur hérésiarque un homme sacrilège, parjure à la sainte Église romaine, et signalé dans tout le monde romain par les crimes les plus infâmes, Guibert, le ravageur de la sainte Église de Ravenne. Dans ce conciliabule de Satan s’étaient réunis ceux dont la vie est détestable, et l’ordination hérétique par l’énormité d’une foule de crimes. C’est le désespoir qui les a poussés à cette folie ; parce que ni par prières, ni par offres d’hommages et de présents, ils n’ont pu se flatter d’obtenir de nous le pardon de leurs crimes, à moins de les soumettre à notre jugement ecclésiastique et à notre censure adoucie par la miséricorde, comme le veut notre devoir. Aussi, comme ils ne sont forts d’aucun bon motif, mais accablés par la conscience de tous les crimes, nous les méprisons d’autant plus qu’ils croient s’élever plus haut. Par la miséricorde de Dieu et par cette vertu du bienheureux Pierre qui fit tomber miraculeusement Simon, leur maître, lorsqu’il s’élevait dans les airs, nous espérons que leur chute ne tardera pas.

En exhalant ainsi sa colère, Grégoire VII s’occupait de faire connaître les secours et les forces qu’il s’était ménagés contre son ennemi. Dans une lettre à tous les fidèles, qu’il fit répandre en Allemagne et en Italie, il annonce que, par lui-même et par ses légats, il a conféré avec le duc Robert, Jourdain, et les principaux chefs normands : Tous unanimement, s’écrie-t-il, nous promettent, et ils l’ont juré, de nous prêter secours contre tous les hommes pour la défense de la sainte Église et « de notre dignité. La même assurance nous est donnée par les princes qui sont dans le voisinage plus ou moins éloignés de Rome, dans la Toscane et les autres contrées. Ainsi donc, après le 1er septembre, lorsque le temps commencera de fraîchir, voulant arracher la sainte Église de Ravenne à des mains impies, et la rendre à son père, le bienheureux Pierre, nous irons en armes dans ces parages (nous l’espérons du Seigneur), et par son secours nous ne doutons pas de les délivrer.

La fermeté de Grégoire VII était en ce moment secondée par le respect des peuples d’Italie et par le zèle des plus saints évêques. Il conservait dans son parti les premiers hommes du clergé, l’abbé de Cluny, Anselme, évêque de Lucques, Didier, évêque du Mont Cassin, Hugues, évêque de Lyon, Alfane, archevêque de Salerne, Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, tous enfin, les saints et les habiles ; c’est que l’ambition de Grégoire était celle de l’Église, et que, parmi les prêtres, les plus vertueux et les plus zélés étaient les plus intéressés à ses succès.

Dans le parti de Henri, au contraire, à peu d’exceptions près, on ne comptait guère que des prélats médiocres ou serviles.

On s’indignait en Italie qu’un petit nombre de ces prélats de race étrangère, cachés dans une ville des Alpes, eussent prétendu disposer de Rome et de la tiare.

Au dehors de l’Italie, l’élection de l’antipape Guibert ne trouvait également que peu de crédit et de faveur. Henri l’avait annoncée à tous les souverains, et Guibert se proposait de leur envoyer des légats. Mais Hugues le Blanc, qu’il destinait à l’Angleterre, ayant écrit à l’archevêque de Cantorbéry pour pressentir les intentions du roi Guillaume, Lanfranc leur répondit par un refus -sévère qui montre assez que les égards et les ménagements étudiés de Grégoire VII n’avaient pas été perdus dans l’esprit du fier conquérant.

J’ai reçu ton message, je l’ai lu et j’y ai trouvé plusieurs choses qui m’ont déplu. Je n’approuve pas que tu blâmes le pape Grégoire et que tu l’appelles Hildebrand, et que tu nommes ses légats des sangsues, et que tu exaltes ton nouveau pape Clément par de si grandes louanges. Il est écrit qu’on ne doit louer aucun homme pendant sa vie, et qu’il ne faut pas médire de son prochain. Le monde ignore encore ce qu’ils sont et ce qu’ils seront un jour en présence de Dieu. Je crois cependant que le glorieux empereur n’a pas entrepris sans de grands motifs une si grande «chose, et n’a pu, sans un grand secours de Dieu, obtenir un tel succès.

Je n’approuve pas que tu viennes en Angleterre sans en avoir reçu la permission du roi des Anglais. Notre île, en effet, n’a pas encore répudié l’ancien pape ni fait connaître son intention d’obéir à celui-ci.

Cependant, le principal appui de Grégoire, l’allié qu’il venait d’acquérir par tant de sacrifices et d’efforts, et dont il avait tant flatté l’ambition, allait lui manquer et était engagé dans une nouvelle et lointaine entreprise ; selon toute apparence même, le rusé Normand, à l’heure où il avait traité avec le pontife, projetait déjà son départ de l’Italie, et l’absolution du pape lui avait paru surtout désirable pour consacrer les armes qu’il avait hâte de porter en Orient et pour assurer les possessions qu’il laisserait en Italie sans la protection de sa redoutable épée. A peine les conférences du pape et du prince normand étaient-elles terminées que l’on vit aborder dans la Calabre un Grec fugitif, se disant l’empereur Michel, échappé des prisons de l’usurpateur Nicéphore. Guiscard saisit ce prétexte avec ardeur ; quand il avait, il y a deux ans, laissé partir une de ses filles pour aller à Constantinople épouser le fils de l’empereur Michel, il avait attendu de cette union un avantage qu’il ne pouvait plus chercher que par la guerre. Maintenant il avait à la fois l’injure de sa fille à venger et un nom à conquérir.

L’histoire tragi-comique de la Grèce impériale est si chargée de mensonges et de déguisements, si embrouillée d’obscures intrigues, qu’on ne peut affirmer quel était ce Michel réfugié près de Guiscard. Était-ce l’empereur de ce nom, jeté du trône dans un cloître, puis devenu évêque d’Éphèse et de là fugitif en Italie, ou bien n’était-ce qu’un moine grec de Crotone qui avait imaginé ce rôle de concert avec Guiscard ? Quoi qu’il en soit, le fugitif adresse à Guiscard une lettre pathétique pour implorer son secours. Celui-ci, l’ayant lue dans l’assemblée de ses barons, qu’émeut cette merveilleuse histoire, accueille avec de grands honneurs le prétendu Michel, le fait revêtir de la robe impériale et le conduit en pompe à Salerne et à Bénévent. Grégoire VII, qui n’avait pas encore quitté la Pouille, est pressé par Guiscard lui-même de recevoir et de bénir un prince malheureux. L’entreprise que méditait le duc normand avait besoin de cet appui du pontife. La vieille renommée de l’empire grec imposait encore, et les chevaliers de Guiscard, qui maintenant avait des fiefs et de riches domaines en Italie, s’effrayaient d’une navigation lointaine et d’une guerre périlleuse.

Un des plus braves, envoyé par Guiscard à Constantinople, ne revint qu’avec de décourageantes nouvelles. Raoul Peau-de-Loup, c’était ce chevalier, déclara que le Michel réfugié près de Guiscard était un imposteur, et que lui-même avait vu l’empereur de ce nom détenu dans un cloître. Robert, irrité, chassa Raoul, et, apprenant qu’une révolution nouvelle venait de passer sur Byzance et d’élever Comnène à la place de Nicéphore, il n’en eut que plus de hâte d’attaquer cet empire qui changeait si souvent de maîtres.

Pour le seconder et appeler sous sa bannière grand nombre de guerriers, Grégoire VII écrivit une lettre apostolique aux évêques de la Pouille et de la Calabre : Nous ne doutons pas, disait-il, que votre prudence ne sache que le très glorieux empereur de Constantinople, Michel, a été renversé du trône impérial avec injustice et perversité, et est venu en Italie demander le secours du bienheureux Pierre et de notre très glorieux fils le duc Robert. C’est pourquoi, nous qui occupons, quoique indigne, la chaire de saint Pierre, ému de compassion dans nos entrailles, nous avons pensé, ainsi que ce duc, qu’il fallait écouter les prières de ce prince et que tous les fidèles de saint Pierre doivent le secourir. Ainsi, comme les susdits princes croient que, parmi tous les genres de secours, un des plus profitables serait la foi droite et l’unanime constance que leurs soldats seraient obligés d’apporter à la défense de cet empereur, nous ordonnons par l’autorité apostolique que ceux qui auront promis d’entrer dans sa milice n’aient garde de passer par une traîtresse hésitation dans le parti contraire, mais qu’ils lui donnent fidèlement le secours de leurs bras, comme le demandent l’honneur et la religion chrétienne. Nous commandons aussi à votre charité d’avertir ceux qui doivent passer la mer avec le même duc et le même empereur de faire une convenable pénitence, de garder à ces princes une foi sincère, d’avoir en toutes choses devant les yeux la crainte et l’amour de Dieu et de persévérer dans les bonnes œuvres. Ainsi, forts de notre autorité, ou plutôt de la prudence de saint Pierre, absolvez-les de leurs péchés.

Quelques termes de cette lettre semblent calculés pour prévenir un des dangers que craignait Guiscard, la désertion de ses avides compagnons que pour raient tenter l’or de Byzance et l’exemple de plusieurs des leurs richement établis dans la Grèce ; mais on conçoit que, dans une vue plus haute, la politique de Grégoire VII devait se complaire au secours donné par lui à un César d’Orient, à l’heure même où il venait de déposer le César germanique, et où il avait à repousser sa vengeance. Après ce nouveau gage d’amitié offert à Guiscard, le pontife était retourné, dans le mois d’août, de Bénévent à Rome ; mais il n’essaya pas, à l’entrée de l’automne, l’expédition qu’il avait projetée contre Ravenne, où Guibert se tenait en armes. Il se contenta d’écrire deux lettres, l’une au clergé et aux fidèles de la Toscane, de la marche de Fermo et de l’Exarchat ; l’autre aux seuls habitants, clercs et laïques, de Ravenne.

Dans la première, il accusait Guibert d’avoir perdu la foi et dilapidé les biens de l’Église de Ravenne. Cet homme, écrivait-il, qui a compté pour peu de conspirer contre le siège apostolique qu’il avait trahi et qui, projetant de l’usurper, a le plus ardent désir de le détruire par conscience de ses propres crimes : doit-on s’étonner que, là où le pouvoir lui est acquis, il se conduise comme il fait ?

Puis, rappelant que Guibert était depuis trois ans frappé d’un anathème irrémissible, il annonçait la volonté de mettre un autre prélat à la tête de l’Église de Ravenne, et pressait les fidèles des trois provinces d’unir leurs vœux et leurs efforts pour soustraire cette sainte Église à une tyrannique oppression et la rendre à son antique liberté. La seconde lettre devait être portée à Ravenne, même par une légation pontificale. Le pape y exhalait toute sa colère :

Le scélérat, le criminel, le parjure, après que dans un concile, de l’aveu de tous les évêques présents, il avait été frappé d’une condamnation digne de ses œuvres, il n’est pas revenu à résipiscence et à de plus sages conseils ; mais imitant le diable son père, et entassant l’un sur l’autre les trésors de la colère de Dieu, ce qu’il pouvait concevoir de plus coupable, ce qu’il pouvait faire de plus insolent, il l’a tenté. Jugeant que c’était trop peu d’avoir en grande partie détruit votre église, une des plus nobles de l’univers, il a médité d’envahir le saint-siège romain et de l’entraîner avec soi dans la ruine et l’abîme, etc. Donc, mes frères, ce membre pourri une fois retranché par le glaive de l’anathème et rejeté de telle sorte, qu’il ne doit plus être compté, même parmi les prêtres, nous vous exhortons et vous prions, pour votre salut, de vouloir bien, avec nos frères les évêques, avec l’archidiacre et les autres diacres que nous vous avons envoyés à cet effet, choisir une personne qui paraisse convenir, selon Dieu, au gouvernement de votre évêché.

Cette lettre demeura sans effet, et les légats du pontife, selon toute apparence, ou ne partirent pas, ou ne purent pénétrer dans Ravenne. Sans doute, avant de recourir aux armes terrestres, qui avaient si mal réussi à son prédécesseur Léon IX, il attendait l’issue de la guerre soutenue par Rodolphe ; il en prédisait le succès : Faites, faites le sacrifice de justice, écrivait-il en Allemagne, et espérez dans le Seigneur, nous vous en prévenons, et nous vous y exhortons ; mettez votre confiance dans le Seigneur et dans la puissance de sa droite, parce que la malignité de nos adversaires touche à son terme ; de sorte que les désespérés qui se sont élevés contre le Seigneur et la sainte Église romaine payeront leur témérité par une ruine prochaine. Mais, avant que cette lettre fût portée en Allemagne, la prédiction qu’elle renferme avait reçu le plus éclatant démenti.

Henri, laissant Guibert suivre sa fortune et se fortifier dans Ravenne, s’était reporté sur les bords du Rhin, pour y recruter ses troupes ; et, sentant bien qu’il ne pouvait en finir avec Rome qu’après avoir abattu Rodolphe, il entreprit, à l’entrée de l’automne, une nouvelle invasion de la Saxe. Il pénétra dans ce pays avec des troupes nombreuses, ravageant et brûlant tout sur son passage. Suivi par l’armée saxonne, qu’il avait d’abord évitée et divisée par une fausse attaque sur Goslar, il arrive ainsi jusqu’à la rivière Elster, surnommée la Blanche, à trois lieues de Leipzig. Là, il s’arrête vers le soir, et, couvert en partie par un marais formé des eaux de l’Elster, il établit ses tentes adossées au fleuve. Le lendemain, au lever du jour, il rangea ses troupes en bataille pour attendre les Saxons qui parurent aussitôt. Ceux-ci, fatigués d’une marche longue et rapide à travers des chemins difficiles, où grand nombre des leurs étaient restés, lui envoyèrent un message ; mais Henri, sentant son avantage, avait hâte d’en venir aux mains. Beaucoup de cavaliers saxons, étant trop affaiblis, mirent alors pied à terre, et tous, en ordre de bataille, s’avancèrent lentement vers l’ennemi. Des évêques et des prêtres les précédaient, chantant le psaume :

Ô Dieu, qui sera semblable à toi ? Ne garde pas le silence et ne retiens plus ton bras, ô Dieu. Car voilà que tes ennemis ont sonné la charge et ceux qui te haïssent ont levé la tête.

Ils ont fait de mauvais desseins sur ton peuple, et ils ont comploté contre tes saints. Ils ont dit : Venez, et exterminons-les de la race humaine, et que le nom d’Israël ne soit plus rappelé.

Fais-leur, ô mon Dieu, comme tu as fait à Madian, et à Sisara, et à Jabin sur le torrent, et à ceux qui ont péri dans Endor et sont devenus le fumier de la terre.

Mets leurs princes avec Oreb, et Zébée, et Salmana.

Ô mon Dieu, agite-les comme la roue du potier, et comme la paille en face de l’aquilon.

Tel que le feu brûle la forêt, et couronne de flammes les montagnes, ainsi tu les poursuivras, tu les confondras dans le tourbillon de ta colère.

Le chant de ces sublimes paroles était répété en chœur par l’armée saxonne, et elle marchait ainsi vers les marais qui protégeaient le camp de Henri.

Les deux partis restèrent quelque temps séparés par cet obstacle, hésitant à le traverser et s’injuriant d’un bord à l’autre. Enfin, Rodolphe s’étant porté vers une des extrémités de ce marais, Henri lui fit face, et le combat s’engagea. Les troupes poussèrent d’abord les Saxons avec tant de vigueur qu’elles mirent en fuite une partie de la cavalerie. Déjà les évêques et les prêtres que Henri avait aussi dans son armée entonnaient le Te Deum. Mais un des plus vaillants officiers de ce prince, Rabod, est tué ; ses compatriotes qui enlèvent son corps, frappés d’épouvante, crient au loin : Fuyez ! fuyez ! Et Henri, dans ce désordre, paraît lui-même manquer à la victoire.

Cependant une perte bien plus sensible va frapper l’armée saxonne. Rodolphe, qui, dans cette alarme, combattant à la tête d’une troupe d’élite, avait pénétré à travers les rangs ennemis jusqu’aux bords de l’Elster, est joint et assailli par le jeune duc Godefroi. Dans le choc entre les deux guerriers et leurs troupes, Rodolphe a la main droite mutilée et reçoit un coup de lance au-dessous de la cuirasse. Godefroi[1] avait atteint le roi avec le fer de la bannière impériale, et, l’ayant vu tomber de cheval dans le fleuve, il redressa aussitôt son étendard, dont la hampe ensanglantée frappa tous les yeux, Les amis de Rodolphe se précipitent, le retirent du fleuve, et, dans la confusion du combat, l’emportent presque mourant à son palais, dans la ville de Mersbourg.

Cependant le duc Otton, qui prit le commandement après la retraite de Rodolphe, soutint le combat avec un grand courage. Il repousse à son tour ceux qui avaient mis en fuite la cavalerie saxonne ; il les poursuit jusqu’à la rive du fleuve où il les jette épouvantés.

Mais, pendant la victoire partielle des Saxons, le reste de l’armée impériale, sous les ordres de Henri du Lac, prince palatin du Rhin, triomphait de la blessure et de l’absence de Rodolphe et, maître du champ de bataille, chantait un Kyrie eleison[2]. Le duc Otton, revenant de sa poursuite, les attaque, et les pousse aussi l’épée dans les reins vers l’Elster. Ce fleuve, dont les rives étaient hautes et à pic, fut fatal à grand nombre de cavaliers de Henri. Ceux mêmes qui, parvenus à l’autre bord, s’élançaient à terre essayaient vainement, en enfonçant leurs épées dans le rivage, de tirer leurs chevaux du fleuve. Épuisés de l’effort, ils abandonnaient leurs chevaux et jetaient leurs armes pesantes. Mais la fuite les livrait aux paysans saxons, armés de haches et de massues, qui prirent ainsi grand nombre de nobles chevaliers. Quelques autres échappés au fleuve et à la rive, mais errants, dénués de tout, vendaient leurs épées pour un morceau de pain.

Le duc Otton acheva cette grande victoire par le pillage du camp de Henri. On y trouva tout ce que ce prince et les siens avaient apporté et tout ce qu’ils avaient enlevé dans la Saxe les tentes précieuses et les cassettes des évêques remplies d’ornements et de vases sacrés, d’autres vases d’or et d’argent pour les usages ordinaires de la vie, beaucoup de lames d’or et beaucoup d’argent monnayé, de beaux coursiers, des armes de toute espèce, et, ce qui était alors un luxe précieux, des chemises et d’autres vêtements sans nombre. La victoire et le butin étaient immenses ; le roi Henri, ses seigneurs, les évêques, avaient fui : son armée était détruite ou dispersée. L’Elster, dit un chroniqueur, vengeait doublement les Saxons de tout le mal que l’Onstrod leur avait fait cinq années auparavant. Mais cette joie était compensée pour les Saxons par un grand désastre : le roi Rodolphe était expirant.

Les partisans de Henri publièrent qu’avant de mourir Rodolphe avait maudit le pontife, dont les conseils l’avaient armé contre son seigneur suzerain, et qu’il avait reconnu que sa main coupée était une punition d’avoir violé les droits de vasselage. Mais, suivant un récit plus conforme aux mœurs de ce temps et à la vérité humaine de tous les temps, Rodolphe ne se démentit pas. Il dit, en apprenant la victoire des siens : Maintenant, je « souffre avec joie, soit vivant, soit mourant, ce que voudra Dieu. Il consola lui-même les amis dont il était entouré ; il promit qu’il ne mourrait pas et s’occupa de faire donner des soins aux blessés de son armée. Les seigneurs saxons étaient si touchés de son courage et de sa piété qu’ils lui jurèrent que si Dieu lui conservait la vie, fût-il privé des deux mains, jamais ils ne choisiraient un autre roi. Rodolphe, après avoir reçu le viatique, expira le troisième jour. Il fut enseveli en habits royaux avec une grande pompe, à Mersbourg, dans le chœur de l’église cathédrale, et une statue d’airain dorée lui fut élevée sur son tombeau, où l’on inscrivit cette épitaphe

Le roi Rodolphe, tué pour les lois de la patrie et justement regrettable, est enfermé dans ce tombeau. Il tombe victime sacrée de la guerre, où les siens ont vaincu. La mort est pour lui la vie ; il est mort pour l’Église. S’il eût régné dans un temps paisible, il n’y eût pas eu de roi égal à lui par la prudence et la sagesse depuis Charlemagne.

Il avait porté le titre de roi trois ans et demi ; sa perte fut grandement déplorée dans les couvents d’Allemagne, par tous les hommes attachés au saint-siège, et l’on fit, dans toute la Saxe, de grandes aumônes pour le repos de son âme. Pendant que Rodolphe mourait ; Henri, fugitif, mais indomptable, s’était jeté vers la Bohême pour y rassembler ses débris et recommencer aussitôt son entreprise. Mais cette journée de l’Elster avait laissé un sentiment d’effroi dans le cœur des Allemands. Ceux d’entre eux qui purent se tirer de captivité ou qui furent généreusement renvoyés par quelques seigneurs saxons, répondirent à Henri qu’ils aimaient mieux faire le tour du monde que d’entrer de nouveau sur la terre de Saxe. D’autre part, les Saxons, enorgueillis de leurs succès, n’avaient pas besoin de Rodolphe pour rester unis dans leur haine contre un prince excommunié et vaincu.

Grégoire VII était leur roi lointain, mais tout-puissant. Les paroles de ses légats, célébrant Rodolphe mort comme un autre Macchabée, animaient jusqu’à la fureur le zèle de tous les guerriers saxons. L’armée victorieuse s’était d’abord séparée, il est vrai, selon l’usage de ces temps, chacun voulant revoir sa maison ; mais, au mois de décembre, il se fit une grande assemblée des principaux seigneurs et bannerets pour aviser à l’état du royaume. Là, on vint annoncer que Henri, revenu vers les siens, s’étant vanté de la mort du roi Rodolphe et de la soumission de la Saxe, avait rassemblé sans peine une nouvelle armée, et qu’il venait pour célébrer le jour de Noël à Goslar. A Cette nouvelle, il n’y eut qu’un cri de guerre. En trois jours, 30.000 Saxons se rassemblèrent et furent en marche pour prévenir Henri. Celui-ci s’arrête, congédie ou laisse aller la plus grande partie de son armée, et envoie aux Saxons un message pour leur proposer de faire son fils roi, offrant alors de s’engager par serment à ne jamais mettre les pieds sur la terre de Saxe. Le duc Otton, qui, par son rang et la gloire acquise à la journée de l’Elster, avait la principale conduite des affaires, répondit, en se moquant, à cette ambassade ; il dit et répéta : J’ai vu d’ordinaire que d’un méchant bœuf naissait un méchant veau ; c’est pourquoi je ne veux ni du fils ni du père. Henri sentit avec raison que c’était à Rome qu’il fallait aller soumettre la Saxe. Il disposa donc toutes ses forces pour entrer au printemps prochain en Italie. Mais ses amis lui firent craindre que les Saxons, indomptables chez eux et irrités par une récente invasion, ne profitassent de son éloignement pour envahir à leur tour les terres de l’empire. Laissant donc de côté sa prétention de royauté pour son fils, Henri consentit à une conférence de quelques-uns de ses principaux partisans avec les chefs saxons, pour régler les conditions d’une trêve ou d’un traité de paix. La proposition acceptée, le jour et le lieu convenus, on se réunit près de Caffingen en Westphalie, dans une forêt qui touche à la ville et en porte le nom.

Il y avait, avec les principaux seigneurs et chefs de guerre, cinq évêques de chaque côté. C’étaient, pour Henri, les évêques de Cologne, de Trèves, de Bamberg, de Spire et d’Utrecht ; et, pour les Saxons, ceux de Mayence, de Magdebourg, de Salzbourg, dé Paderborn, d’Hildesheim Le peuple et les hommes des deux nations, grands ou petits, pouvaient d’ailleurs approcher librement et écouter cette conférence publique. Quand les envoyés furent assis sur la terre, au milieu des bois dépouillés par l’hiver et battus de la bise du nord, ils restèrent longtemps muets : les partisans de l’empereur croyant de sa dignité d’attendre la demande qui lui serait faite ; et les Saxons voulant marquer par leur silence qu’ils n’avaient pas cherché, mais accepté l’entrevue. Enfin, Gebehard, archevêque de Salzbourg, l’un des prélats proscrits retirés chez les Saxons, prend la parole avec beaucoup de douceur, et il rappelle aux évêques et aux seigneurs du parti contraire combien de maux les Saxons, au temps de leur obéissance, ont endurés par l’injustice de Henri, combien de démarches publiques et particulières ils ont faites pour obtenir quelque allégement à des souffrances intolérables. Il redit alors les persécutions de Henri contre la foi ; les prêtres poursuivis sans jugement, sans accusation régulière, jetés en prison comme des voleurs ou chassés de leurs siéges ; les biens des églises distribués aux fauteurs de ces violences ; la Saxe tant de fois ravagée, sans autre cause que cette volonté de Henri d’avoir pour esclaves des fils d’hommes libres. Puis, attestant les évêques et les seigneurs du parti impérial, qu’il nomme ses frères dans le Christ et ses parents selon la chair, il les supplie de ne plus verser le sang des Saxons.

Henri, votre seigneur, dit-il, nous a fait avec a cruauté beaucoup de maux. Cependant nous sommes prêts à lui jurer et à lui garder fidélité, à une seule condition : prouvez que les prêtres le peuvent sans dégrader leur ministère, et les laïques sans perdre la foi. Si vous voulez nous entendre, nous vous prouverons, au contraire, par des raisons manifestes et tirées de l’Écriture, que, prêtres et laïques, nous ne pouvons, en sûreté de nos âmes, avoir Henri pour roi. Si vous objectez que vous lui êtes attachés par serment, nous prouverons aussi que nul serment ne peut vous contraindre à nous persécuter. Les envoyés de Henri refusèrent ce débat pour lequel ils n’étaient pas venus, dirent-ils, et dont le jugement ne pouvait appartenir qu’au roi et à tous les sujets du royaume. Ils se bornaient à demander une trêve jusqu’à la mi-juin, pour que, dans l’intervalle, un congrès étant formé, la cause fût discutée en commun par la nation. Les orateurs saxons répondirent qu’ils ne voulaient ni tromper ni être trompés ; qu’ils demandaient et admettaient la paix jusqu’au terme indiqué, mais une paix entière et véritable. Les autres promirent la paix à toutes les provinces teutoniques du parti saxon. Nous croyez-vous si sots ? reprit le duc Otton. Vous voulez sécurité pour vos terres, pour vous donner le temps d’insulter le siège apostolique ; et vous nous promettez la paix, à nous, jusqu’à ce que vous ayez abattu, si Dieu le permettait, celui qui est notre chef. Non, il n’en va pas ainsi ; paix entière pour nous et pour tous les nôtres ; ou bien pour vous et pour tous les vôtres, point de paix. Si vous n’en voulez pas, continuez votre chemin ; mais sachez d’avance que vous aurez bientôt des hôtes incommodes dans votre pays, jusqu’à votre retour d’Italie ; vous ne trouverez pas vos maisons aussi bien gardées que vous l’auriez voulu. Nous ne vous le cachons pas, au premier moment nous aurons un roi qui nous défendra de l’injure et usera de représailles envers ceux qui nous ont lésés. Ces paroles furent applaudies par les soldats mêmes du parti impérial qui écoutaient la conférence. Ils s’écrièrent que le Saxon demandait une chose juste, et que, si on la refusait, ils auraient à l’avenir moins de cœur pour le combattre.

Les Saxons se retirèrent dans l’intention d’élire un nouveau roi ; et Henri, se fiant sans doute aux lenteurs et aux délais de cette élection, résolut de marcher sur l’Italie.

 

 

 



[1] Villelmus Tyrens., Gesta Dei per Francos, in-fol. p. 767.

[2] L’usage de ces refrains religieux dans les armées teutoniques est attesté par un passage du vieux chant franc sur la victoire du roi Louis ;

Ther Kuning rect Kuono ;

Le roi lui-même galopa hardiment ;

Sang Lioth frano ;

Il chantait un cantique public ;

Joh all saman sungon,

Tous aussi chantaient eu chœur,

Kyrie Eleison.

Kyrie Eleison.

(Schiller, Thesaurus antiquitatum teutonic., t. II, p. 236.)