HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

LIVRE VII. — (1078-1080.)

 

 

Retraite de Henri. - Il tient une diète à Ratisbonne et se remet en marche sur la Saxe. - Ravages commis par les Bohémiens de son armée. - Défense désespérée des Saxons. - Concile tenu à Rome par Grégoire VII en 1078. - Le pontife tient encore la balance entre les deux rivaux. - Continuation de la guerre. - Retraite de Henri sols Mayence. - Expédition de Rodolphe. - Sa maladie. -Message des Saxons. - Nouvelle conférence de Fritzlar. - Nouveau concile de Rome tenu en février 1079. - Jugement et rétractation de Bérenger. - Sauf-conduit que lui accorde le pape. - Admission des ambassadeurs de Rodolphe et de Henri. - Leurs débats devant le concile. - Serment prêté par les deux ambassades. - Autres sentences du concile, excommunication de Thierry, duc de Lorraine. - Négociations en Allemagne. - Conférences de Wurtzbourg.- Henri porte de nouveau la guerre en Saxe. - Bataille de Fladeckeim. - Rapports de Grégoire VII avec le Danemark, la Suède, la Norvège, la Hongrie, la Bohème. - Excommunication de Boleslas, roi de Pologne. - Résistance de Guillaume le Conquérant. - Concile de 1080. - Grégoire VII dépose l’empereur Henri et donne la couronne à Rodolphe.

 

Henri, avec les débris de ses troupes, avait marché sans relâche sur la Bavière, et s’était réfugié d’abord dans Augsbourg. Berthold et Welf, apprenant la retraite des Saxons vainqueurs et la fuite de Henri, avaient repris, chargés de butin, la route de la Souabe, comme si la guerre avait été terminée. Henri avait eu soin de répandre le bruit qu’il revenait vainqueur des Saxons, et il est certain, du moins, que même vaincu il leur avait fermé le chemin de l’Allemagne. Quoi qu’il en soit, de nombreux messagers annonçaient de sa part, en Lombardie et à Rome, sa victoire et l’entière défaite de Rodolphe.

Ces nouvelles prolongèrent l’incertitude du pape, jusqu’au moment où le cardinal Bernard, l’un des témoins du combat de Melrischtald, étant revenu à Rome, protesta contre les récits des adroits émissaires de Henri. Quant à ce prince, après avoir employé quelques semaines à rallier ses troupes, il vint, au mois d’octobre, tenir à Ratisbonne une assemblée de seigneurs de son parti. Il leur donna hautement l’assurance que les Saxons étaient si fort affaiblis par le dernier combat qu’il n’y aurait plus assez de bras parmi eux, même pour la culture de leurs champs. Il les exhortait donc à se préparer pour envahir bientôt avec lui ce territoire fertile et mal défendu. On ajoute que, par un singulier mensonge, il reçut en présence de cette assemblée de prétendus envoyés d’Otton et du duc Hermann, qui venaient lui déclarer que ceux-ci, demeurés seuls d’hommes libres dans la Saxe, presque tous les autres ayant péri dans le dernier combat, se repentaient d’avoir voulu résister à la puissance royale, qu’ils attendaient humblement l’arrivée de Henri et lui demandaient des hommes pour labourer leurs terres désertes.

On s’étonne qu’un stratagème si grossier ait été essayé ou qu’il ait pu tromper les sujets mêmes de Henri et quelques-uns de ceux qui avaient combattu sous lui.

Quoi qu’il en soit, ses promesses enflammèrent l’avidité des nobles allemands ; chacun voulait se hâter de marcher, afin que, l’armée étant moins nombreuse, les lots de terre fussent meilleurs.

Henri s’avança donc promptement à leur tête jusqu’à la forêt qui sépare la Thuringe de l’Allemagne ; mais là ils apprirent, par leurs coureurs, que l’armée saxonne, campée de l’autre côté des bois, était plus nombreuse que jamais. Soixante mille hommes s’y trouvaient en armes, résolus à mourir pour la défense de leurs terres. Les chefs allemands hésitèrent alors à passer la forêt. Henri, voulant au moins profiter de leur concours pour une autre entreprise, les engagea à marcher avec lui sur la Souabe, moins redoutable et plus riche. Il envahit sans peine ce duché, malgré Welf et Berthold, défît leurs troupes et porta partout le saccagement et le pillage.

Les gens du pays épouvantés se réfugiaient dans les églises avec l’argent ou les meubles qu’ils croyaient sauver. Mais les aventuriers bohémiens de l’armée de Henri poursuivirent leur butin jusque dans les lieux saints, et, l’ardeur du sacrilège se joignant bientôt à celle du pillage, ils dépouillèrent les prêtres, dispersèrent les reliques, et, ivres de vin et de débauche, satisfirent les plus vils besoins sur les autels. On raconte même que, dans Altorf et plusieurs autres villes, ils avaient percé de coups et mutilé l’image du Christ.

La présence des évêques, attachés à la cause de Henri, et qui suivaient son camp, aggravait l’horreur de ces violences inouïes. Les représailles étaient cruelles : les habitants du pays défiguraient et déchiquetaient ceux des soldats de Henri qu’ils pouvaient saisir. Ainsi les deux partis disputaient de fureur dans l’Allemagne désolée.

Ce fut sans doute pour remédier à tant de maux que Grégoire VII, vers la fin de l’année 1078, le 13 des calendes de décembre, tint un nouveau concile à Rome ; les envoyés des deux rois de l’Allemagne y parurent encore. De part et d’autre ils jurèrent que leurs maîtres n’avaient apporté aucun obstacle à la réunion d’une diète sous la présidence du pape. En cela l’intérêt de Rodolphe attestait sa sincérité : ses envoyés trouvèrent donc dans le concile autant de créance que ceux de Henri excitèrent de soupçons. Ces derniers, cependant, essayèrent de solliciter de nouveau l’anathème pontifical contre Rodolphe pour avoir envahi, à main armée, les États du roi son seigneur ; mais le cri général les repoussa, et le concile paraissait bien plutôt disposé à lancer la sentence d’excommunication contre Henri pour sa désobéissance et son parjure. De nouveaux délais pour se repentir et pour répondre furent assignés à Henri, et ses envoyés repartirent de Rome sans avoir reçu la bénédiction apostolique prodiguée à l’ambassade de Rodolphe.

Le même concile sanctionna de nouveau toutes les défenses qui interdisaient aux laïques la disposition des dignités de l’Église et l’usurpation des biens de l’Église ou des dîmes. Une sentence particulière d’excommunication adoucie fut lancée contre tout Normand qui, déprédateur des terres ou des biens du monastère du mont Cassin, ne se serait pas amendé au deuxième ou au troisième avertissement.

Henri, pendant ce temps, s’occupait à lever des troupes, s’apprêtait à recommencer la guerre ; il donnait le riche évêché de Cologne à Sigwine, prêtre qui lui était dévoué, et il excitait toutes ses villes du Rhin à méconnaître ouvertement le nom du pape. Cependant Rodolphe, attaquant à son tour après une rapide invasion hors de ses limites sans combat décisif, était revenu sur ses pas et rentré dans la Saxe, lorsqu’il fut saisi d’une fièvre violente qui, pendant deux mois, le retint presque mourant ; debout, enfin, il se disposait à rentrer en campagne dans les premiers jours de mars de l’année 1079, lorsque plusieurs seigneurs du parti de Henri arrivèrent auprès des grands de la Saxe ; ils déploraient les maux de la guerre, souhaitaient une paix quelconque, s’engageaient pour eux-mêmes et pour Henri à se soumettre au seigneur pape et aux vœux des grands du royaume, et offraient des otages pour garantie de leurs paroles. Les principaux seigneurs de Saxe les écoutèrent volontiers ; ils engagèrent Rodolphe à ajourner la guerre, et une conférence fut assignée à Fritzlar pour le milieu du mois. Les principaux de la Saxe s’y rendirent ; mais les seigneurs, partisans de Henri, avaient changé de langage ; ils n’admettaient plus de conditions égales ; ils déclarèrent que, s’ils étaient venus à la conférence, c’était pour rendre service aux Saxons et pour leur ménager an retour plus facile vers leur seigneur légitime ; que, du reste, ils n’avaient aucun souci du pape ; que le roi Henri faisait comme eux, et que, par ce motif, il n’avait pas envoyé, comme le voulait le pape, une ambassade à Rome pour accompagner les légats. Les seigneurs saxons, surpris, firent quelques efforts inutiles pour la paix et, après quelques jours perdus, se retirèrent mécontents.

A la même époque, le parti allemand opposé à Henri venait de perdre un de ses chefs, le duc Berthold ; mais son fidèle allié, Welf de Bavière, n’en avait pas moins fait invasion dans la partie du Tyrol et des Grisons qu’on appelait alors Rhétie palatine, et qui était restée particulièrement soumise à Henri ; il y avait vaincu le fils du gouverneur Otton, pris la petite ville de Cluse et fait un grand butin.

Pendant cette inutile conférence de Fritzlar, le pape ouvrait à Rome un nouveau concile, au mois de février 1079 Plus de cent cinquante prélats et chefs de monastères s’y trouvaient réunis. On y remarquait le cardinal Bernard et les évêques de Metz et de Passaw, qui, récemment échappés d’Allemagne sous de furtifs déguisements et à travers mille périls, étaient là comme de nouveaux témoins contre Henri.

Une nouvelle ambassade de ce prince venait aussi d’entrer à Rome et demandait à être entendue par le concile. Les envoyés de Rodolphe, arrivés en même temps, réclamaient la même faveur.

Cependant le concile, réuni dans l’église de Saint-Sauveur, avant de donner audience aux ambassadeurs des deux rois, s’occupa du célèbre Bérenger, ajourné à comparaître encore cette année.

L’archidiacre de Tours, alors figé de quatre-vingts ans, fut introduit avec deux de ses disciples, et la discussion s’engagea sur l’hérésie dont il était accusé et qu’il désavouait ou professait tour à tour depuis tant d’années. Cette opinion, qui renouvelait l’antique doctrine d’Arius et annonçait la réforme protestante, n’avait excité dans le moyen âge ni schisme violent ni guerre civile, précisément parce que son extrême hardiesse la rendait prématurée ; les querelles véritables du temps étaient les questions matérielles de pouvoir et de discipline, l’investiture par les laïques et le célibat des prêtres. Une hérésie abstraite sur l’Eucharistie paraissait moins redoutable et- moins contagieuse : par là, sans doute, il faut expliquer l’habile indulgence dont Grégoire VII usa toujours envers Bérenger, ne lui imposant jamais d’autre punition qu’un désaveu.

L’opinion de Bérenger, cependant, avait dans le concile même quelques partisans, qui soutinrent que la conversion du pain et du vin au corps et au sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ n’était qu’une figure. Mais, dès la seconde séance, ils furent accablés par le nombre et les arguments de leurs adversaires. Bérenger lui-même céda, comme il avait déjà fait plusieurs fois, et consentit à prononcer une rétractation plus explicite et plus formelle que celles qu’on lui avait imposées jusque-là.

Après ce solennel et dernier désaveu, le pape, au nom de Dieu et des apôtres Pierre et Paul, défendit à Bérenger de discuter jamais sur le corps et le sang de Jésus-Christ, et d’entreprendre l’instruction de quelqu’un, hormis pour ramener à la foi ceux mêmes que sa doctrine en avait écartés. Puis il le renvoya honorablement sous la conduite d’un officier de l’Église romaine, et avec un bref, sorte de firman pontifical qui faisait tomber toutes les haines et ouvrait tous les chemins devant le diacre de Tours :

Grégoire, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les fidèles de saint Pierre, salut et bénédiction.

Nous vous faisons connaître que par l’autorité de Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, les bienheureux apôtres Pierre et Paul, nous frappons d’anathème quiconque ferait quelque tort à Bérenger, fils de l’Église, dans sa personne ou dans ses biens, ou même l’appellerait hérétique, attendu qu’après un long séjour qu’il a fait auprès de nous, selon notre volonté, nous le renvoyons dans sa maison et le faisons accompagner par Fulcon, notre féal.

Après le jugement de Bérenger on admit dans le concile les ambassades de Henri et de Rodolphe Le principal envoyé de Rodolphe peignit avec force les misères de la Souabe ravagée et accusa Henri de faire une guerre implacable dans les provinces au-delà des Alpes, d’enlever, d’emprisonner comme des esclaves, non seulement les prêtres, mais les évêques, et d’en avoir fait égorger plusieurs.

A ces vives peintures, le pape et beaucoup d’assistants versèrent des larmes. L’ambassadeur de Henri prit alors la parole pour justifier son maître, dont la cause avait encore dans le synode romain un assez grand nombre de partisans. Mais le pape accusa de fausseté ses réponses. Il déclara que toutes les ambassades de Henri étaient viciées, qu’il avait judiciairement déposé ce prince du trône et ne l’avait jamais rétabli ; que, dès lors, il l’aurait frappé d’anathème si les hommes attachés aux deux partis n’avaient pas également souhaité que la sentence fût encore différée jusqu’au jour de l’Ascension, pour que le concile romain ne pût être accusé d’avoir rien fait de précipité ou d’irrégulier. Le négociateur de Henri protesta que si son maître n’avait pas, selon le décret du dernier synode, envoyé une ambassade à Rome pour chercher les légats apostoliques et les conduire sûrement à la diète, c’était sans intention perfide, et il prêta le serment suivant :

Les députés du roi mon maître se rendront vers vous avant le terme de l’Ascension, sauf les causes légitimes d’absence, mort, maladie grave ou captivité, et loyalement ils conduiront les légats du saint-siège et les ramèneront ; et le seigneur roi sera obéissant auxdits légats en toutes choses, conformément a la justice et à leur décision, et il observera ceci dé bonne foi, sauf les réserves qui seraient ordonnées par vous ; et je le jure par l’ordre de mon maître et roi Henri.

Les envoyés de Rodolphe prêtèrent un serment de formule différente : Si une conférence est établie d’après vos ordres dans les provinces teutoniques, au lieu et à l’époque fixés par vous, avant votre arrivée ou celle de vos légats, notre maître le roi Rodolphe viendra lui-même ou enverra des évêques et des hommes ses féaux, et il sera prêt à subir le jugement qu’aura porté la sainte Église romaine sur l’affaire de la royauté, et il n’empêchera par aucun mauvais artifice la réunion formée par vous ou par vos légats ; et lorsqu’il connaîtra votre décision, il fera tous ses efforts pour que vos légats puissent parvenir à la paix du royaume et au rétablissement de la concorde. Toutes ces choses seront observées, sauf les réserves qui seraient accordées par vos dispenses et les empêchements légitimes, la mort, la maladie grave et la captivité.

Grégoire VII alors renouvela la sentence d’ex-communication pour le passé et pour l’avenir contre quiconque avait fait ou ferait obstacle à la réunion de cette conférence.

Ensuite le pape frappa d’excommunication l’archevêque de Narbonne, Thédalde, archevêque de Milan ; Roland, évêque de Trévise, et les évêques de Fermo et de Camérino.

Une autre sentence fut dirigée contre Eberhart, évêque de Parme, dont les soldats avaient détenu l’abbé du riche monastère de Reichnaw, qui, dépouillé par Henri, se rendait au concile.

Grégoire VII avait longtemps ménagé cet évêque, quoique Allemand et zélé pour Henri ; mais, indigné d’une telle violence, il lui écrivit au nom du synode : Tu as commis, je ne sais par quel ordre ou par quel conseil, un grand crime contre un saint personnage ; aurait-il eu quelques torts envers toi, il ne devait pas être retenu puisqu’il venait vers nous ? Donc nous t’enjoignons par l’autorité apostolique, si tu ne l’as pas encore mis en liberté, aussitôt cette lettre reçue, de le faire conduire avec honneur auprès de Mathilde, et cependant, pour l’avoir arrêté, tu t’abstiendras des fonctions épiscopales jusqu’à comparution devant nous, et si, ce que nous ne croyons pas, tu n’obéis pas même à cet ordre, nous t’interdisons tout à fait, de la part de saint Pierre, l’entrée de l’église. Dans l’intervalle, l’abbé racheta sa liberté sous la promesse d’une grosse rançon, et arriva bientôt à Rome pour grossir le nombre des accusateurs de Henri.

Grégoire VII, au milieu du concile, prononça diverses excommunications contre les seigneurs qui, dans Mayence, Worms, Metz et beaucoup d’autres villes, avaient secondé le roi contre l’évêque et s’étaient approprié une partie des biens de l’Église. Folmart, comte de la cité de Metz, et Thierry, duc de Lorraine, furent ainsi excommuniés sur la plainte d’Hermann.

Mathilde avait écrit en faveur de ce duc Thierry, et le représentait comme docile au saint-siège. Le pape répliqua sévèrement à sa fidèle amie : Puisque tu as envoyé vers nous pour connaître notre pensée sur le désir qu’aurait le duc Thierry de s’adjoindre par mariage la veuve du margrave Pétrone, voici notre réponse : Il ne nous est pas assez connu et elle ne nous est pas assez confiée pour que nous voulions faire là quelque chose. Tu nous dis de ce même duc que, si nous y consentons, il serait l’entremetteur de la paix entre nous et le roi Henri ; à cela nous répondrons : L’envoyé du roi, en présence de tout le concile, vient de jurer, par son ordre, qu’il obéirait en toutes choses à nos décisions ; du reste, comme tu n’ignores pas que le susdit duc était excommunié déjà par l’évêque de Metz, apprends que nous avons donné notre approbation à cette sentence et qu’elle demeure confirmée si, dans le délai de vingt jours après la communication de notre décret, il ne s’est pas soumis à nos ordres, et s’il n’a pas laissé libres et la ville et les biens de Saint-Étienne, et satisfait à l’Église.

Grégoire VII renouvela dans ce concile deux dispositions importantes : celle qui annulait toutes les ordinations faites par des excommuniés, et celle qui déliait de toute fidélité et de tout serment à leur égard ; mais en même temps il adoucit la rigueur de l’anathème par une indulgence qui était grande dans l’esprit d’a temps ; il en exempta tous ceux qui se rapprochaient des excommuniés par ignorance ou par nécessité, les épouses, les enfants, les serviteurs, serfs de la glèbe ou domestiques, ceux enfin, dit le décret, qui ne sont pas assez gens de cour pour que le mal ait été fait, par leurs conseils. La décision du concile ajoutait : Nous permettons à tout laboureur ou étranger qui arrive en pays d’ex-communiés d’acheter, ou s’il n’a pas d’argent, de recevoir des excommuniés les choses dont il a besoin, et nous ne défendons pas non plus que l’on donne quelque chose à des excommuniés, non pour entretenir leur orgueil, mais par motif d’humanité.

Le pontife, en même temps qu’il frappait ses adversaires, s’appliquait à resserrer les liens des évêques qui lui étaient fidèles. Il exigea du patriarche d’Aquilée, nouvellement nommé, un serment d’allégeance semblable à ceux que prêtaient les vassaux, et dans lequel ce prélat s’engageait à servir l’Église romaine même par les armes du siècle, lorsqu’il en serait requis.

Enfin le pontife voulut marquer par un acte solennel sa reconnaissance pour le monastère, ancien asile de sa jeunesse, et qui lui fournissait les défenseurs les plus zélés pour sa cause. Il renouvela l’ancien bref d’immunité de Cluny avec les plus grands privilèges qu’ait jamais eus maison religieuse. Après avoir rappelé, comme une chose qu’il savait par lui-même, que ce monastère l’emportait sur tous les autres en ferveur et en sainteté : , dit-il, jamais abbé qui ne fût un saint. Abbés et moines, toujours fils de cette Église, n’ont en aucun temps dégénéré, et n’ont jamais courbé les genoux devant Baal ou Jéroboam ; mais, imitant la liberté et la dignité de cette sainte Église romaine, ils ont conservé par tradition l’indépendance qu’ils avaient reçue de leur origine. Ils ne se sont jamais soumis à aucune puissance étrangère ou terrestre, et sont demeurés fermes dans la seule obéissance du bienheureux Pierre et de cette Église. C’est pourquoi nous voulons et nous ordonnons par l’autorité apostolique que nulle personne ; petite ou grande, que nulle puissance, ni archevêque ni évêque, que nul roi, marquis, duc, prince, comte, ni même notre légat, exercent jamais juridiction sur ce lieu et sur ce monastère.

Ensuite Grégoire VII ajourna le concile jusqu’après les fêtes de la Pentecôte, et il désigna trois légats, Henri, patriarche d’Aquilée, Ulric, évêque de Padoue, et le fameux Pierre Ignée, qu’il avait fait évêque d’Albano, les chargeant d’aller près de Henri presser l’exécution des promesses de ses derniers ambassadeurs. Il le sommait par eux de garder la paix avec tous ses ennemis, de laisser aux évêques qu’il avait chassés de leur siégé la faculté d’y revenir, et enfin il lui demandait d’envoyer à Rome sept hommes des principaux et des plus religieux de sa cour, qui donneraient caution pour lui, escorteraient jusqu’à la diète les légats extraordinaires, y veilleraient à leur sûreté et les ramèneraient ensuite au saint-siège.

Le patriarche d’Aquilée, soit calcul, soit crainte, se pressa peu d’accomplir sa mission ; il en prévint Henri par un message secret et s’arrêta sur la route.

Henri, voulant traîner les choses en longueur, sans acceptation et sans refus formels, fit aussitôt partir un de ses confidents, l’évêque d’Osnabrück, afin d’éluder les demandes du pape et de retarder encore la sentence du concile. Cependant il s’affermissait, donnant le duché de Souabe à l’un de ses partisans, le comte Frédéric, et soumettant la Bavière et la Carinthie que Welf, affaibli par la mort de Berthold, ne pouvait plus défendre.

A la même époque, Rodolphe recevait dans Goslar la nouvelle d’une perte sensible, celle de sa femme, la duchesse Adélaïde, qui, depuis deux ans, était armée pour sa cause dans le diocèse de Constance. Souvent assiégée ou fugitive de château en château, Adélaïde succomba dans cette lutte inégale, après avoir beaucoup entrepris et beaucoup souffert. Le monastère de Saint-Blaise, dans la forêt Noire, reçut ses restes inanimés et les ensevelit avec de grands honneurs. Elle laissait de son union un fils encore enfant et une fille que Rodolphe donna peu de temps après en mariage au jeune Berthold de Carinthie.

Dès le temps de son élection, Rodolphe avait transféré à son fils le titre de duc de Souabe, et il crut le moment venu de le mettre en possession. Il en chargea le duc Welf, qui, avec quelques seigneurs ses vassaux, conduisit cet enfant à Ulm et le proclama. Mais, après cette inauguration, Welf s’étant retiré, le comte Frédéric, que Henri venait de nommer duc de Souabe, parut devant Ulm, et, après quelques combats, s’empara de la ville ; mais il n’osa point la défendre contre le retour précipité de Welf, et, ayant laissé prendre une forteresse considérable qui s’était déclarée pour lui, il jugea son entreprise manquée et sortit de la Souabe.

Pendant cette diversion militaire, les négociations étaient renouées ; le patriarche d’Aquilée et les autres légats du saint-siège, malgré la lenteur de leur voyage, étaient enfin arrivés près de Henri, et, à force d’instances, ils avaient arraché de lui une promesse conforme aux serments que son ambassadeur avait faits dans Rome. Aussitôt ils avaient adressé des messages à Rodolphe et aux autres chefs saxons, à Welf et aux principaux seigneurs de la Souabe, les pressant de se rendre à Fritzlar pour une dernière conférence.

Henri consentait à tout et avait désigné des escortes pour les conduire ; mais ces escortes manquèrent, et les envoyés saxons, au moment même où ils venaient de franchir leurs confins, furent assaillis par des bandes de Bohémiens errants ; mais la milice qui gardait les frontières de Saxe s’élança pour les secourir et leur fraya passage.

Parvenus à Fritzlar, les seigneurs saxons accueillirent avec grande déférence les légats du saint-siège qui s’annonçaient comme des envoyés de paix et des médiateurs. Ils déclarèrent que leur roi et le peuple saxon étaient prêts à obéir en tout aux ordres du pape, pour l’exacte observation de la trêve, l’examen paisible et régulier des causes de la guerre et la soumission sans réserve à la sentence de la diète, mais qu’ayant tant de fois éprouvé la perfidie de leurs adversaires, ils voulaient recevoir d’eux des otages, sous la condition de leur en donner aussi.

Le patriarche d’Aquilée et quelques autres partisans de Henri repoussèrent longtemps cette demande, comme inutile, injurieuse ; ils promirent enfin de la faire accepter du roi Henri,’et la réunion fut assignée pour les fêtes de l’Assomption dans la ville de Wursbourg.

Henri, en acceptant cette conférence tant retardée, n’entendait pas cependant traiter d’égal à égal avec un ennemi puissant, mais donner audience à des sujets. Cette prétention publiée et la présence redoutable de Henri écartèrent de l’assemblée de Wursbourg grand nombre de seigneurs souabes et saxons. Ce prince parut, en effet, avec les légats de Rome, intimidés par ses menaces ou séduits par ses présents. Il était accompagné de clercs éloquents, zélés pour sa cause. Au lieu de se défendre, il accusait lui-même, et, portant plainte publique aux légats du saint-siège contre les perturbateurs du royaume de Germanie, il demandait qu’on frappât de l’anathème pontifical Rodolphe et ses adhérents, ajoutant qu’il avait obéi au pape, que ses ennemi, seuls étaient convaincus de désobéissance et avaient encouru l’excommunication.

Les légats apostoliques, malgré leur complaisance pour Henri, ne pouvaient lui céder jusque-là. Ils éludèrent sa demande, en déclarant qu’ils n’étaient pas venus pour régler la paix, mais pour faire décider le jour et le lieu de la conférence décrétée par le pape, examiner, à cet égard, les dispositions soumises des deux partis et en reporter l’annonce à Rome ; qu’alors et non aujourd’hui ils seraient, avec d’autres collègues désignés par le pape, juges du grand procès sur lequel-on invoquait leur décision.

Par cette protestation ils prévinrent les actes de l’assemblée de Wursbourg, et l’on se sépara saris avoir rien fait.

Henri ne voulut plus décider la question que par les armes, et, gardant les légats près de lui, il marcha, avec eux et son armée, vers les frontières de la Saxe. Rodolphe était préparé à se défendre et entouré de milices nombreuses. Toutefois, avant de combattre, il envoya de nouveaux messages aux principaux seigneurs de l’armée de Henri pour les engager, au nom de Dieu, à respecter, de leur part, la conférence ordonnée parle pape et à en favoriser la réunion de bonne foi et par une paix non feinte ; que s’ils refusaient, il irait à leur rencontre d’un cœur intrépide et les traiterait comme des ennemis endurcis de la justice et de la paix.

Cette démarche des Saxons toucha le cœur des seigneurs allemands ; ils voulaient la paix tous, hormis les évêques de ce parti, que le zèle du schisme rendait implacables ; ils environnèrent Henri, et, malgré sa résistance, ses reproches et ses pleurs de rage, ils le contraignirent, quand il brûlait de combattre, à négocier encore. Sur leur demande, les légats du pape intervinrent, comme des hérauts d’armes pacifiques, entre les deux armées, les liant toutes deux d’un indissoluble anathème si elles osaient se combattre et si elles ne se confédéraient pour la paix, jusqu’à ce qu’une réunion de grands officiers du royaume et de seigneurs élus terminât ce grand procès.

Les principaux des deux armées eurent, à cet effet, des entrevues fréquentes, et en se référant à la décision suprême de la diète ordonnée par le pape, on convint d’une trêve, en attendant.

La vue de l’armée saxonne forte et pleine d’ardeur aidait à ces arrangements. Une portion de Bavarois attachés à Henri, ‘après avoir vu manœuvrer cette armée, s’était retirée brusquement. Le prince, ainsi abandonné de ses soldats et contrarié par ses généraux, évita du moins un combat inégal et sortit sain et sauf des frontières de Saxe.

Les légats du saint-siège repartirent alors, chargés de dons magnifiques et triomphants, sans avoir rien achevé.

L’évêque de Padoue se hâta de devancer son pieux collègue, Pierre Aldobrandini, pour venir à Rome plaider la cause de Henri, dont il attestait la soumission fidèle au saint-siège ; mais, déjà suspect au pape, il fut contredit, en sa présence et devant le clergé romain, par un moine, émissaire zélé de Rodolphe, et qui dénonçait les parjures de Henri.

Le pape, qui déjà soupçonnait l’évêque de Padoue, le jugeant convaincu de complaisance et de mensonge, l’éloigna durement et pressa par ses lettres le retour du fidèle Pierre Aldobrandini. Toutes les paroles de celui-ci accusaient Henri. Grégoire VII crut alors avoir besoin de se justifier près de Rodolphe et des principaux Saxons. Il leur écrivit qu’il était affligé du peu de succès de sa dernière légation ; mais qu’il n’avait mis ni acception de personne, ni légèreté dans cette affaire ; qu’il en prenait Dieu à témoin ; puis il les exhortait, selon son ex-pression habituelle, à persévérer dans le chemin de la justice.

Rodolphe, resté maître de la Saxe, mais comptant peu sur la durée de la trêve, continuait à tout disposer pour une lutte qu’il sentait inévitable.

Henri, voulant la recommencer avec plus d’avantages et la rendre cette fois décisive, travaillait à augmenter ses troupes. Occupé, durant l’automne, à parcourir toutes les parties de la Bavière, il y ranima par tous les moyens le zèle pour sa cause et y fit de grandes levées ; puis il revint sans appareil à Mayence, où il assembla d’autres recrues de l’Alsace, de la Bourgogne et de toutes parts ; de là il partit, après les fêtes de Noël, pour envahir la Thuringe. Il n’avait cessé d’entretenir, dans ce pays et jusque dans le palais de Rodolphe à Goslar, de secrètes intelligences, et il était parvenu, à force de messages et de promesses, à détacher sous main de la cause de son ennemi plusieurs chefs considérables.

Fort de cet appui, Henri s’avançait plein d’espérance ; il assurait aux siens que, cette fois, la Saxe découragée allait s’ouvrir sur leur passage ; que les seigneurs saxons lui livreraient eux-mêmes, dans les mains, son ennemi Rodolphe, et que, vainqueur sans coup férir, il n’aurait plus qu’à régner en commun avec ses amis sur le pays subjugué.

Rodolphe cependant, aux fêtes de Noël, avait tenu dans Goslar un grand banquet royal, où s’était réglé son plan de défense. Beaucoup de seigneurs saxons lui restaient fidèles, les évêques réfugiés en Saxe étaient pleins d’ardeur pour sa cause, et il avait des troupes nombreuses. Cependant il ne se pressa point de combattre, et quand il apprit par ses coureurs l’approche de l’armée de Henri, il affecta de reculer devant elle, afin de l’attirer sur ses pas et de l’engager dans le cœur du pays.

Les troupes de Henri, surtout les Bohémiens formant une des ailes de son armée, se laissèrent emporter sans peine par l’attrait de la poursuite et du pillage ; ils n’épargnèrent rien. L’ancien archevêque de Mayence, Sigefride, dont les domaines de Thuringe étaient en péril, fulmina de nouveaux anathèmes contre Henri, de concert avec les autres prélats réfugiés. Henri avançait toujours, semant autour de lui l’incendie et le ravage. L’âpreté de l’hiver semblait seule apporter quelque obstacle à sa marche. Plusieurs chefs saxons, dont l’un portait le nom de Witiking, avaient ouvertement passé à lui ; un autre seigneur considérable, le margrave Ecbert, s’était retiré du camp saxon et voulait rester neutre.

Rodolphe alors s’arrêta près de Fladeckeim, au bout de la Thuringe, et, couvert par la rive élevée d’un rapide et profond torrent, il attendit l’ennemi avec avantage. Mais Henri, ayant fait un détour et passé le torrent plus loin, se présenta tout à coup sur les flancs de l’armée saxonne.

Rodolphe surpris retourna promptement ses troupes, et, faisant de son arrière-garde son front de bataille, il soutint avec vigueur les premières attaques de Henri. Dans ce premier choc, cependant, la lance royale que l’on portait devant Rodolphe fut enlevée par Wratislas, le chef des Bohémiens. Mais le due Otton, qui, dans le premier ordre de ha taille, commandait l’avant-garde saxonne tournée vers le torrent, ayant appuyé de ses troupes les rangs ébranlés de Rodolphe, les Saxons vainquirent, après un combat prolongé de neuf heures du matin jusqu’à la nuit, sous les coups redoublés d’un noir ouragan qui offusquait les deux armées.

Le camp de Henri fut abandonné, ses troupes d’Alsace et de Bavière prirent la fuite ; lui-même, emporté dans la déroute, se sauva presque seul à travers une forêt ; les Bohémiens, qui formaient le corps le plus nombreux de son armée et avaient demandé pour paye la guerre de Saxe, tinrent plus ferme : trois mille des leurs et le gouverneur de Prague, un de leurs chefs, furent tués. Le reste cependant et les autres corps de Henri, fort affaiblis de leurs pertes, s’étaient ralliés à quelques lieues du champ de bataille, près de la forteresse de Wadbert ; mais, à peine avaient-ils fait halte pour prendre quelque repos, qu’ils furent assaillis par la garnison de la forteresse. Elle les dispersa de nouveau et fit un grand butin de chevaux, d’armes, de vases d’or et d’étoffes précieuses que portaient, dans leurs bagages, les évêques du parti de Henri.

Le succès était grand pour Rodolphe, mais il ne terminait pas la guerre. Henri, à travers mille périls et toutes les souffrances de la fuite, du froid et de la faim, avait pourtant repassé les frontières de la Thuringe, et sa présence en Allemagne lui conservait un empire et lui rendait une armée.

Il arriva presque seul, épuisé de fatigue et dévoré de honte, à Ratisbonne, où ne tardèrent pas à se réunir les débris de sa malheureuse expédition.

Rodolphe, resté maître d’un champ de bataille jonché de morts sur des neiges sanglantes, s’occupa de refaire son armée par un peu de repos ; la saison était trop avancée pour qu’il pressât la guerre avec ardeur et engageât ses troupes épuisées au-delà des frontières de Saxe. L’habileté de Henri avait préparé, d’ailleurs, à Rodolphe plus d’un embarras intérieur après sa victoire. Plusieurs grands de la Saxe, le duc Otton, le comte Hermann, n’avaient qu’une foi douteuse et suspecte : ils avaient paru bien prêts de céder aux sollicitations de Henri et de passer à lui avec leurs vassaux ; sa défaite les laissait jaloux et indignés du succès de Rodolphe. D’autres inimitiés éclatèrent contre ce prince par des rébellions ouvertes ; un des plus grands seigneurs de la Saxe, le margrave Ecbert, animé par sa belle-mère, la comtesse Adèle, prit les armes, se saisit de plusieurs châteaux forts et commença une diversion de guerre civile en Saxe, au milieu du grand conflit de la Saxe contre le reste de l’Empire. A ce bruit Rodolphe accourut de Fladeckeim à Goslar, ne perdit pas un moment. Il attaqua, poursuivit, assiégea les révoltés, sépara autant qu’il pût les vassaux des chefs, s’empara des fiefs et des terres de ceux-ci et en fit largesse à ses partisans. Par cette activité, Rodolphe, en quelques semaines, étouffa et punit ces révoltes partielles, et, à la fin de mars 4 080, il était rentré dans Goslar vainqueur et affermi.

Rodolphe s’était hâté d’annoncer à Rome la victoire de Fladeckeim par un message extraordinaire. Henri, voyant sa propre défaite aggravée par celle des seigneurs soulevés contre Rodolphe, voulut aussi recourir à Rome. Il avait déjà séduit, à prix d’or, le légat même de Grégoire VII, l’évêque de Padoue, et il l’engagea sans peine à retourner en Italie plaider sa cause par des raisons et des présents ; mais, dans la route, le légat trop enrichi fut tué par un homme de sa suite. Henri choisit donc, parmi ses fidèles, deux nouveaux envoyés, les évêques de Brême et de Bamberg, qu’il fournit de grosses sommes d’argent, dit un pieux chroniqueur, pour lui gagner des voix à Rome.

Au milieu de l’anxiété laborieuse où les combats de l’Allemagne jetaient Grégoire VII, son âme apostolique veillait sans relâche sur le sort des églises dans tous les pays du Nord. C’est lé beau spectacle du moyen âge que ce commerce de l’Italie religieuse avec les nations sauvages de la Hongrie, de la Bohême, du Danemark, de la Suède, de la Norvège. Si de Rome partaient de belliqueux légats pour exciter les peuples contre Henri et se mêler aux troubles de la Saxe, elle envoyait plus loin encore des émissaires de religion et d’humanité. Grégoire VII s’occupait même de faire venir à Rome de jeunes étrangers pour les former à la science et à la foi romaine et les renvoyer ensuite, apôtres indigènes, au milieu de leurs grossiers compatriotes. Nous voulons que vous sachiez, écrivait-il à Olaüs, roi de Norvège, notre désir de vous adresser, si nous le pouvons, quelques-uns de nos frères fidèles et savants, pour vous instruire en la doctrine de Jésus-Christ, afin que, formés selon la doctrine évangélique et apostolique, affermis sur une base solide, qui est Jésus-Christ lui-même, vous croissiez dans la vertu de Dieu et rendiez des fruits dignes d’une récompense éternelle. Mais, comme cela nous est fort difficile, à cause de la grande distance des lieux et de la diversité des langues, nous vous prions, comme nous l’avons demandé au roi de Danemark, d’envoyer à notre cour apostolique quelques jeunes nobles de votre pays, pour que, nourris avec soin dans les lettres divines, sous les ailes des apôtres Pierre et Paul, ils puissent un jour vous reporter les avis du siège apostolique, en arrivant parmi vous, non comme des inconnus, mais comme des frères, et vous prêcher ce que veut le christianisme, non comme des étrangers et des ignorants, mais en hommes instruits de votre langue et puissants par la science et les mœurs.

Cette même pensée l’occupe, lorsqu’il s’adresse à Canut, roi de Danemark, dont le royaume est, dit-il, placé dans les régions les plus reculées de la terre. Nous souhaiterions infiniment, lui écrit-il, recevoir de votre part quelque clerc habile qui sût nous bien expliquer les mœurs de votre nation et ses habitudes, et qui pût, mieux instruit, porter parmi vous les leçons du siège apostolique ou ses ordres.

En voyant avec quel soin Grégoire cherchait à étendre l’autorité spirituelle de Rome dans ces contrées lointaines, on rencontre çà et là des signes d’une habileté profonde.

Cette question de l’office divin en langue vulgaire, si vivement agitée au seizième siècle, se présente dès le temps de Grégoire VII, et il établit sur ce point une règle que le christianisme naissant n’avait pas connue, et que l’Église romaine doit maintenir autant qu’elle le pourra. Wratislas, duc de Bohême, lui avait demandé par lettres la permission de faire dire la messe en langue slave ; Grégoire VII, dans sa réponse, commence par reprocher au duc de communiquer avec les excommuniés, puis il ajoute : Quant à la demande que tu nous fais de permettre que l’office divin soit célébré chez vous en langue slave, sache que nous ne pouvons aucunement accueillir un semblable vœu. Car, dans nos fréquentes méditations à ce sujet, il nous a paru que Dieu n’avait pas voulu sans motif qu’il y eût dans l’Écriture sainte des endroits obscurs, de peur que, si elle était accessible à tout le monde, elle ne s’avilît et ne fût exposée au mépris, ou que, mal interprétée par des esprits faibles, elle ne les induisît en erreur.

Ce refus est d’autant plus remarquable que Grégoire n’ignorait pas la pratique des premiers temps, où les néophytes de chaque nation célébraient dans leurs langues les mystères de la foi nouvelle. Mais il lui semble que l’Église a dû se perfectionner depuis et devenir plus vigilante et plus sévère. On ne trouverait pas une excuse, dit-il à Wratislas, dans l’exemple de quelques hommes religieux « qui ont supporté avec patience des recherches que le peuple faisait de bonne foi. L’Église primitive a dissimulé beaucoup de choses, qui, plus tard, dans l’affermissement de la chrétienté, dans l’âge adulte de la religion, furent corrigées par les saints Pères, après un sévère examen.

Le pouvoir du pontife de Rome était appuyé parle zèle des évêques qui, pour vaincre la férocité des chefs du Nord, invoquaient l’autorité mystérieuse de saint Pierre et du grand évêque de Rome. Mais ce secours ne les sauvait pas toujours. A la fin de l’année 1079, Grégoire VII apprit qu’en Pologne l’évêque de Cracovie venait d’être assassiné au pied de l’autel, par l’ordre du roi Boleslas, qu’il avait offensé de ses réprimandes. A cette nouvelle, le pape, délibérant avec les évêques dont il était toujours entouré, versa des larmes, puis il écrivit à l’archevêque de Gnesne et à tous les évêques de Pologne de s’abstenir de l’office divin. Il frappe d’interdiction toutes les églises ; il déclare Boleslas excommunié et déchu du trône ; il délie du serment de fidélité tous ses barons, tous ses vassaux, et exclut de toute dignité dans l’Église, jusqu’à la quatrième génération, les enfants des soldats qui ont aidé le roi dans son crime. Les anathèmes lancés de Rome ne manquèrent pas leur effet. Ils servirent de prétexte à ceux qui voulaient se révolter contre Boleslas. Attaqué, poursuivi et, dans sa fuite, mangé, dit-on, par des chiens, la fin misérable de ce chef parut un exemple des vengeances de Dieu et de la puissance du pontife.

Parmi les princes du Nord, un seul, puissamment affermi sur tin trône récent et sur une terre conquise, Guillaume le Bâtard, résistait aux injonctions du pontife, sans pourtant défier ses anathèmes. C’est une chose à contempler que l’espèce de ménagement mutuel où se tinrent Grégoire VII et Guillaume. Il semble que ces deux esprits puissants craignirent d’essayer leurs forces l’un contre l’autre et de se heurter. Guillaume, dans cette conquête qu’il avait commencée sous la protection d’un oriflamme envoyé de Rome, s’était beaucoup servi de la complaisance des papes pour déposer les anciens évêques et abbés saxons et mettre partout des Normands, et à leur tête le célèbre Lanfranc qu’il éleva sur le siège de Cantorbéry.

Mais, depuis que cette révolution religieuse avait mis dans les mains des conquérants toutes les richesses et tous les domaines de l’ancienne Église saxonne, Guillaume ne faisait plus rien pour se ménager l’affection du pape. non seulement il négligea de faire recueillir et d’envoyer à Rome le tribut annuel que l’Angleterre payait depuis longtemps, sous le nom de denier de saint Pierre ; mais, jaloux à l’excès de son pouvoir, il voulut interdire les fréquents voyages que les évêques de son royaume faisaient en Italie pour se rendre aux conciles assemblés par le pape.

Grégoire VII n’apprit pas cette défense sans un amer chagrin, au moment où le schisme d’Allemagne armait déjà contre lui un si grand nombre de prélats. Vers la fin de l’année 1079, il envoya donc près du conquérant un légat chargé de longues instructions. Personne, disait-il dans une lettre à ce légat, parmi les rois païens n’avait osé entreprendre ce que le roi Guillaume n’a pas rougi de faire, en défendant aux évêques et archevêques de visiter le seuil des apôtres. Nous voulons que tu l’avertisses de notre part de ne point refuser à l’Église romaine un hommage qu’il s’indignerait de se voir refuser à lui-même par ses sujets. En nous rendant les grâces qui nous sont dues, qu’il travaille à obtenir la grâce de saint Pierre ! Plein du souvenir de notre ancienne amitié pour Guillaume, et imitant de tout notre pouvoir la mansuétude apostolique, nous avons jusqu’à présent pardonné sa faute ; mais s’il ne met pas un terme à cet abus et à d’autres que tu connais, fais-lui savoir qu’il attire sur lui la colère de saint Pierre.

Grégoire VII ajoutait à cette menace indirecte l’instruction suivante, par laquelle il espérait sans doute transiger sur la défense absolue que Guillaume avait faite aux évêques de ses États : Invite de la part du bienheureux Pierre, écrivait-il à son légat, les évêques anglais et normands à venir, au moins deux pour chaque diocèse métropolitain, au synode romain que nous devons tenir dans la semaine de Pâques. S’ils font par hasard entendre quelques murmures et déclarent ne pouvoir s’y rendre pour ce terme, qu’ils aient soin de se présenter après les fêtes de Pâques.

Grégoire VII avait de plus chargé son légat de recommandations et de reproches pour le célèbre Lanfranc, dont il croyait ne plus reconnaître le zèle apostolique dans la conduite de Guillaume envers l’Église romaine. Lanfranc, quel que fût son attachement au chef et à l’autorité de l’Église ; était encore plus soumis à Guillaume, son compatriote, son protecteur et son roi. De là, sans doute, la sévérité du langage que lui adresse le pontife :

Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, salut et bénédiction apostolique.

Que depuis le jour où, malgré notre indignité, nous avons reçu le joug sacré du pontificat suprême, ta charité n’ait guère songé à venir près de nous, nous en sommes d’autant plus surpris que nous devions moins attendre cela de ton affection : et si la mansuétude apostolique et le lien d’ancienne amitié ne nous avaient retenu jusqu’à ce jour, tu saurais depuis longtemps avec quelle impatience nous avons supporté pareil oubli.

Mais comme nous en avons la certitude, c’est la crainte du roi, de ce roi que nous avons distingué par une prédilection spéciale entre les autres souverains, ou plutôt c’est ta faute qui nous a privé de ta visite. Quant à toi, certainement, s’il te restait souvenir d’une vieille amitié, ou si l’affection filiale due à l’Église romaine se conservait dans ton âme, nulle crainte de la puissance terrestre, nul attachement idolâtre pour quelque personne que ce soit ne devait te tenir éloigné de notre présence.

Cette personne, si quelque nouvelle enflure de cœur la soulève aujourd’hui contre le siège apostolique, ou si quelque passion, quelque caprice la déchaîne contre nous, nous en aurons d’autant plus de peine que nous la verrons s’être rendue plus indigne de notre affection. Ce malheur pour elle, ta piété peut le lui épargner, si par des indications attentives, par d’assidus conseils, tu l’avertis de ne faire contre l’Église romaine, mère de tous, aucune entreprise injuste, de ne rien oser de contraire à la puissance religieuse et de ne détourner à l’avenir ni ta dévotion ni aucune autre de la visite du siège apostolique.

Il convient donc que ta fraternité répare sagement les torts de sa négligence, et que, t’acheminant au plutôt vers la demeure apostolique, tu te présentes à nos yeux, comme nous le souhaitons, et comme nous l’avons souvent demandé, afin que nous puissions conférer en personne sur ce point et sur d’autres, et que l’intérêt de l’Église puisses par la grâce de Dieu, gagner à notre entrevue.

Donné à Rome, le 8 des calendes d’avril, seconde indiction.

La réponse de Lanfranc à cette lettre, sa fermeté comme la déférence de son langage, marquent bien, avec le génie du pontife et de l’évêque, l’ascendant de Guillaume et la fierté laïque et civile dont il pénétrait tous les siens.

Au révérend et suprême pasteur de la sainte Église, le très humble et indigne évêque Lanfranc, hommage et soumission.

J’ai reçu avec l’humilité convenable la lettre de Votre Excellence, apportée par Hubert, sous-diacre de votre sacré palais, et remplie presque tout entière des reproches que vous me faites avec une douceur paternelle, de me montrer depuis mon élévation à l’épiscopat moins affectionné à l’Église romaine et à vous-même, quoique je ne puisse douter, ni moi, ni personne, que je sois parvenu à ce comble d’honneurs par l’autorité du siège apostolique. Certes, vénérable Père, je ne puis ni ne veux accuser de calomnie vos paroles ; mais ma conscience m’est témoin que ni l’absence, ni l’intervalle des lieux, ni l’éminence des honneurs n’ont le pouvoir d’empêcher mon âme d’être soumise à tous vos conseils, selon l’esprit des canons ; et, si, par la grâce de Dieu, je pouvais quelque jour m’entretenir avec vous, je montrerais par les paroles et par les actes que mon amour pour vous s’est accru et que vous vous êtes, s’il m’est permis de le dire, écarté en quelque chose de votre ancienne affection. De concert avec votre légat, et du mieux que j’ai pu, j’ai présenté et appuyé votre demande, et je n’ai pas persuadé. Au reste, vous saurez, et par rapport verbal et par lettres, pourquoi le roi n’a pas en toutes choses consenti à votre désir.

On aperçoit dans cette réponse tous les ménagements de l’obéissance épiscopale pour le chef de l’Église, en même temps que l’attention de Lanfranc à se montrer exactement fidèle au roi, son seigneur.

La réponse de Guillaume lui-même au pape était plus précise et plus rude. Tous les termes en sont empreints d’une mâle vigueur et montrent le conquérant qui ne veut et ne croit dépendre que de Dieu, et qui consent à donner de l’argent à Rome, mais non à lui obéir.

Au très excellent pasteur de la sainte Église, Guillaume, par la grâce de Dieu, roi des Anglais, duc des Normands, salut et amitié.

Hubert, ton légat, venant à moi de ta part, très saint Père, m’a donné l’avis de rendre hommage à toi et à tes successeurs, et de songer à l’argent que mes prédécesseurs avaient coutume d’envoyer à l’Église romaine. J’admets l’un de ces points, je n’admets pas l’autre. Je n’ai pas voulu et je ne veux pas prêter serment de fidélité, parce que je ne l’ai point promis, et que je ne vois nulle part que mes prédécesseurs aient rien fait de semblable à l’égard des tiens. Quant à l’argent, la levée en a été faite avec négligence pendant ces trois dernières années que j’étais occupé dans les Gaules. Maintenant que, par la miséricorde divine, je suis revenu dans mon royaume, je t’envoie par le susdit Hubert les sommes déjà recueillies. Ce qui reste sera transmis dans l’occasion par les légats de notre féal archevêque Lanfranc. Priez pour nous et pour la stabilité de notre règne, parce que nous avons aimé vos prédécesseurs et que nous désirons vous aimer sincèrement de préférence à tout le monde et vous écouter avec obéissance.

La fermeté sévère de cette lettre, cet envoi partiel du tribut et ce refus d’obéissance ne satisfirent pas l’orgueil de Grégoire. Il s’en explique avec dépit en écrivant à son légat : Tu as pu toi-même, lui dit-il, juger depuis longtemps combien j’estime peu l’argent donné sans hommage d’obéissance. Quoi qu’il en soit, le pontife de Rome ne pouvait rien entreprendre contre le redoutable bâtard assis sur le trône d’Angleterre, et il était assez occupé de la lutte incertaine que Henri et Rodolphe continuaient de soutenir en Allemagne.

Grégoire VII avait persisté jusque-là dans sa modération apparente et dans ses ordres réitérés de convoquer un concile. Il écrivit à Rodolphe : Dieu seul est témoin de la douleur profonde qui pèse sur mon cœur et du gémissement continuel qui ébranle mes entrailles, quand je vois le royaume teutonique, le plus illustre entre tous les royaumes de la terre, désolé, anéanti par les incendies, les meurtres, les rapines. De fréquentes communications de Henri, tantôt par ses propres envoyés, tantôt par ses parents et par d’autres princes de la terre qui lui sont alliés, soit en promettant une obéissance entière, soit en sollicitant par mille ruses, s’efforcent de m’incliner à leur parti. Mais si, d’une part, la gravité romaine et, de l’autre, la mansuétude apostolique me font un devoir de marcher en plein dans la voie de justice, je dois tout faire pour discerner avec le secours du Saint-Esprit la vraie justice de la fausse, la parfaite obéissance de la soumission feinte, et pour les conduire à bien. Au reste, et cela et d’autres choses, mes légats, s’ils parviennent sains et saufs jusqu’à vous, le témoigneront mieux de vive voix que ne le fait cette lettre.

Bientôt, pour animer Rodolphe, il lui adressait cet autre message :

Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, au roi Rodolphe et à tous ceux qui habitent avec lui le royaume des Saxons, évêques, ducs et comtes, grands et petits, absolution de tous les péchés et bénédiction apostolique.

La vérité elle-même a dit que le royaume appartient à tous ceux qui souffrent persécution pour la justice, et l’apôtre s’écrie que personne ne peut être couronné, s’il n’a combattu pour la loi. Gardez-vous donc, mes fils, de défaillir dans cette lutte guerrière qui vous fatigue depuis longtemps. Ne veuillez pas, sur la foi des mensonges de quelques trompeurs, douter de notre fidèle appui ; mais, pour la défense des vérités de l’Église et de votre noble liberté, pressez de plus en plus une triche qui va bientôt finir, et, vous grandissant contre vos adversaires, hâtez-vous d’opposer vos corps comme un mur devant Israël. Vous pouvez savoir clairement par nos lettres et par nos légats, s’ils n’ont point été faits prisonniers, ce qui a été décidé dans deux réunions de notre synode sur le roi Rodolphe et sur Henri. Et, s’il reste quelque chose de plus, vous pourrez l’apprendre plus tard des évêques de Metz, de Passaw et de l’abbé d’Augsbourg, qui restent près de nous pour attendre la conclusion. Nous voulons enfin ne pas vous laisser ignorer qu’avec toute l’ardeur qui convient, par l’assiduité de nos prières et par l’autorité de notre ministère, nous nous occupons de pourvoir, à vos périls et de les prévoir.

La victoire et la nouvelle ambassade de Rodolphe hâtèrent évidemment la conclusion annoncée par cette lettre. Le concile annuel de Rome s’était assemblé- dès les premiers jours de mars 1080. Grégoire VII y fit d’abord renouveler avec une sanction plus menaçante les décrets contre toute investiture laïque des dignités de l’Église. Puis il excommunia et déposa encore une fois Thédalde, évêque de Milan, Guibert, archevêque de Ravenne, et Roland, ce hardi négociateur que l’empereur avait récompensé de son zèle par l’évêché de Trévise. Enfin, il fulmina de nouveaux anathèmes contre tout Normand qui attaquerait les terres de saint Pierre, c’est-à-dire la partie de la marche Firmiane non encore envahie, le duché de Spolette, la campagne de Rome, le littoral d’Ostie, la Sabine et le comté de Tibur, le monastère du mont Cassin et les domaines qui en dépendent. Une clause remarquable fut ajoutée seulement à l’excommunication : Si quelqu’un des Normands, disait la sentence d’excommunication, a de justes griefs contre les habitants de ce pays, qu’il demande justice près de nous ou de nos gouverneurs et officiers : si elle lui est refusée, nous l’autorisons à prendre sur lesdites terres en compensation de son dommage, non avec excès et à la manière des brigands, mais comme il convient à un chrétien jaloux de recouvrer son bien, plutôt que de prendre celui d’autrui, craignant de perdre la grâce de Dieu et d’encourir la malédiction de saint Pierre.

Dans cet adoucissement de l’anathème, et cette transaction offerte d’avance sur les brigandages à venir des Normands, n’aperçoit-on pas le besoin et les préliminaires de l’alliance que se ménageait Grégoire VII, prudent au milieu de son ardeur ?

Il allait, en effet, renoncer d’un autre côté à tout ménagement et jeter le fourreau du glaive pontifical en fulminant contre Henri la dernière sentence suspendue depuis trois ans. La nouvelle ambassade de ce prince arrivait trop tard. Ses raisons et ses présents ne furent point accueillis. Les ambassadeurs de Rodolphe furent introduits au concile, et l’un d’eux prononça le discours suivant :

Nous, délégués de notre seigneur roi Rodolphe et de ses princes, nous portons plainte à Dieu, à saint Pierre et à votre paternité et à tout ce saint concile, de ce que cet Henri, écarté du royaume par votre autorité apostolique, a envahi, contre votre défense, ce même royaume et en a tout dévasté à l’entour par le glaive, le pillage et l’incendie, a chassé avec une cruauté impie de leurs sièges des évêques et des archevêques, et a distribué à ses partisans leurs dignités comme des fiefs. Par sa tyrannie, Werner, de sainte mémoire, archevêque de Magdebourg, a péri ; Adalbert, évêque de Worms, est encore aujourd’hui détenu captif contre l’ordre du siège apostolique. Beaucoup de milliers d’hommes ont été égorgés par sa faction ; beaucoup d’églises, leurs reliques pillées, ont été incendiées ou détruites : on ne peut dénombrer les attentats de Henri contre nos princes pour les punir de n’avoir pas voulu lui obéir comme à un roi, au mépris des ordres du saint-siège. Et la réunion que vous aviez prescrite, très saint Père, pour la recherche de la vérité et le rétablissement de la paix, n’a manqué que par la faute de Henri et de ses adhérents. C’est pourquoi nous supplions votre clémence de nous faire à nous et à la sainte Église de Dieu, de nous faire justice du sacrilège violateur des Églises.

Aucune voix ne s’éleva dans le concile pour défendre Henri, pour réclamer en sa faveur de nouveaux délais ; tous demandaient qu’il fût privé du nom de roi et frappé d’anathème. Grégoire parut se recueillir sous l’inspiration de l’Esprit-Saint ; et violemment ému, avec des signes de douleur et des gémissements, au milieu de l’attention haletante et des vœux unanimes de l’assemblée, il proféra enfin ces paroles :

Bienheureux Pierre, prince des apôtres, et toi bienheureux Paul, docteur des nations, daignez, je vous prie, me prêter l’oreille et m’exaucer avec bonté ! Vous les disciples et les amis de la vérité, donnez-moi la force de vous dire la vérité, en écartant tous détours qui vous sont odieux, de sorte que mes frères se reposent en moi et sachent bien que, fort de votre appui, après celui du Seigneur et de sa mère, Marie, toujours vierge, je résiste aux méchants et secours vos fidèles. Vous savez que je ne me suis pas volontairement approché des ordres sacrés ; que, malgré moi, j’ai suivi le seigneur pape Grégoire au-delà des monts ; et qu’avec plus de regret encore, je suis revenu accompagnant mon seigneur pape Léon dans votre église particulière, où je vous ai servis comme j’ai pu ; qu’ensuite tout à fait malgré moi, avec douleur et gémissement, j’ai été, quoique indigne, placé sur votre trône. Je le dis, parce que ce n’est pas moi qui vous ai cherchés, mais vous qui m’avez choisi et m’avez imposé le pesant fardeau de votre Église ; et comme vous m’avez ordonné de monter sur une haute montagne et d’annoncer au peuple de Dieu ses crimes, et aux enfants de l’Église leurs péchés, les enfants du diable se sont élevés contre moi et ont osé mettre sur moi leurs mains jusqu’au sang ; car les rois de la terre, les princes séculiers et ecclésiastiques, les gens de cour et les gens de roture sont réunis contre le Seigneur et contre nous ses oints, disant : Rompons leurs liens et rejetons leur joug ! et pour m’abattre par la mort ou par l’exil, ils ont essayé plusieurs sortes de soulèvement contre moi. Henri surtout, que l’on dit roi, fils de l’empereur Henri, a regimbé contre votre Église, s’efforçant, de concert avec beaucoup d’évêques ultramontains et italiens, de la subjuguer en me renversant. Votre autorité a résisté à son orgueil et notre puissance l’a détruit. Confus et humilié, il est venu près de moi en Lombardie me demandant l’absolution : le voyant si humble, après en avoir reçu beaucoup de promesses d’un changement de vie, je lui ai rendu la communion seulement, sans le rétablir sur le trône d’où je l’avais déposé, dans le concile de Rome, et sans forcer ceux qui lui avaient fait ou lui feraient serment à lui garder de nouveau une fidélité dont je les avais absous dans le même synode.

J’avais réservé ces choses afin de pouvoir, comme Henri me l’avait promis avec serment, sous la caution de deux évêques, faire justice ou rétablir la paix entre lui et les prélats ultramontains qui lui résistaient par vos ordres. Or ces prélats et princes ultramontains apprenant qu’il ne me gardait pas sa promesse, et comme désespérant de lui, sans mon conseil, vous en êtes témoins, choisirent le duc Rodolphe pour leur roi. Ce roi Rodolphe, par un message aussitôt envoyé, m’annonça qu’il avait, par contrainte, accepté le gouvernement de l’État ; que, du reste, il était prêt à m’obéir en tout ; et pour que cela parût plus vrai, il m’a toujours renouvelé depuis ce temps le même langage, offrant pour otages de sa parole son fils et le fils de son féal le duc Berthold.

Henri, cependant, me pria de le secourir contre le susdit Rodolphe. Je lui répondis que je le ferais volontiers après avoir entendu les raisons des deux partis et su lequel avait pour lui la justice. Mais lui, croyant par ses propres forces vaincre Rodolphe, dédaigna ma réponse. Mais quand il sentit qu’il ne pouvait faire ce qu’il désirait, deux évêques de ses partisans, celui de Verdun et celui d’Osnabrück, vinrent à Rome et me prièrent de sa part dans le Concile de lui faire justice : ce que demandaient aussi les envoyés de Rodolphe. Enfin, par l’inspiration de Dieu, j’ai décrété dans le même concile qu’on ferait chez les ultramontains une conférence, ou pour régler la paix, ou pour reconnaître auquel des deux partis la justice était le plus favorable ; car pour moi, comme vous m’en êtes témoins, mes pères et mes seigneurs, jusqu’à ce jour je n’ai voulu aider d’autre parti que le plus juste ; et comme je pensais que ce serait le parti le plus injuste qui ne voudrait pas une conférence, j’excommuniai et frappai d’anathème toutes les personnes, soit roi, soit duc, soit évêque, soit tout autre homme, qui, par artifice, empêcheraient cette conférence. Or le susdit Henri ne craignant, non plus que ses fauteurs, le danger de désobéissance, laquelle est crime d’idolâtrie, en s’opposant à la conférence, a encouru l’excommunication et s’est lié lui-même du lien de l’anathème, a livré à la mort un grand nombre de chrétiens, a fait piller les églises et désolé presque tout le royaume de Germanie.

C’est pourquoi, confiant au jugement et à la miséricorde de Dieu et de sa très sainte Mère toujours vierge, je mets sous l’excommunication et je lie des liens de l’anathème Henri, qu’on appelle roi, et tous ses fauteurs ; et de la part de Dieu tout-puissant et de la vôtre, lui interdisant derechef le royaume de Germanie et d’Italie, je lui ôte toute puissance et dignité royale ; et je défends qu’aucun chrétien lui obéisse comme à son roi, et j’absous des promesses jurées tous ceux qui lui ont fait ou lui feront serment d’allégeance. Que cet Henri, avec ses fauteurs ; n’ait aucune force dans les combats et n’obtienne aucune victoire de sa vie !

Quant à Rodolphe, que les Germains ont élu pour roi, je lui accorde et vous concède, en votre nom, de gouverner et défendre, sous vôtre dépendance, le royaume de Germanie, et je donne à tous ses adhérents fidèles l’absolution de tous leurs péchés et votre bénédiction pour cette vie et dans l’autre. Car si Henri, par son orgueil, sa désobéissance et sa fausseté, est justement déchu de la dignité royale, ainsi Rodolphe, par son humilité, sa soumission et sa sincérité, reçoit la dignité et le titre de roi.

Faites maintenant, je vous prie, Pères et seigneurs très saints, que le monde entier comprenne et sache que si vous pouvez lier et délier dans le Ciel, vous pouvez sur la terre ôter et donner à chacun, selon ses mérites, les empires, les royaumes, les principautés, les duchés, les marquisats, les comtés et toutes possessions ; car vous avez ôté souvent aux pervers et aux indignes les patriarcats, les primaties, les archevêchés, les évêchés, pour les donner à des hommes religieux. Si vous jugez les choses spirituelles, quelle puissance ne devez-vous pas avoir sur les séculières ! Et si vous jugez les anges qui sont les maîtres des princes superbes, que ne pouvez-vous pas faire de ces princes leurs esclaves ! Sachent aujourd’hui les rois et les grands du siècle combien vous êtes grands, quelle est votre puissance ! Et qu’ils craignent de négliger l’ordre de votre Église ! Et vous, accomplissez si vite votre jugement sur Henri, qu’aux yeux de tous il paraisse tomber non par hasard, mais par votre pouvoir. Puisse sa confusion tourner à pénitence, afin que son âme soit sauve au jour du Seigneur ! Fait à Rome aux nones de mars[1] ; indiction 3e.

Ce solennel anathème, qui met en action la déclaration célèbre du pape Grégoire VII sur les droits de la papauté, fait éclater toute l’exorbitance de ces droits prétendus. Il ne s’agit de rien moins que d’une théocratie absolue disposant de toutes les dignités politiques par la seule considération religieuse, et non seulement les ôtant aux excommuniés, mais les donnant à qui elle veut. C’est là l’excès que la raison humaine ne pouvait souffrir et que nul préjugé public, nul état social ne pouvait rendre assez nécessaire pour le justifier. Il est manifeste en effet que, si le droit de déposer canoniquement du trône ou de toute autre dignité civile était suivi du pouvoir d’y nommer par la même voie, toute impartialité disparaissait. La tentation était trop forte, même pour le plus vertueux ou le plus sage.

Après cette dernière excommunication, et seulement alors, Grégoire remit aux envoyés de Rodolphe pour leur maître une couronne impériale qui portait cette inscription fameuse :

Petra dedit Petro, Petrus diadema Rodolpho.

Ainsi, après avoir tenu la balance comme incertaine, et nié son concours à l’élection de Rodolphe, Grégoire VII la voyant affermie par le succès la revendiquait pour lui-même et pour l’Église.

Grégoire VII ferma le concile après cette sentence qui, publiée dans Rome, envoyée à tous les évêques, transmise de couvent en couvent, devait ranimer la haine contre Henri et servir puissamment les armes de Rodolphe. Jusque-là sans doute la longue hésitation du pape n’avait pas été seulement un calcul sur les chances de la guerre ; il avait voulu laisser aux deux rivaux le temps de lutter d’obéissance devant lui. Mais, assuré maintenant de l’impénitence et de la défaite de Henri, il voulait finir avec lui en couronnant son rival.

 

 

 



[1] 7 mars 1080.