HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

LIVRE VI. — (1078)

 

 

Embarras des grands d’Allemagne. - Messages vers Grégoire VII et vers Henri. - Conduite des légats. - Élection de Rodolphe. - Situation de Grégoire VII à Canosse. - Nouveau gage du pieux dévouement de Mathilde. - Retour du pontife à Rome. - Entreprise de Henri. - Son entrée en Ravière. - Ses succès. - Révolution dans les esprits. - Périls de Rodolphe : sa retraite forcée. - Son couronnement à Mayence ; sédition dans la ville. - Son armée se disperse. - Il gagne la Saxe, où il est accueilli avec de grands honneurs. - Politique de Grégoire VII. - Son intention manifestée de venir en Allemagne comme arbitre entre les deux rois. - Mécontentement des Saxons contre le pape. - Lettre admirable que lui adressent leurs évêques. - Armement des Saxons. - Rodolphe s’avance jusqu’à Wursbourg. - Mouvements divers de Henri. - Les deux armées en présence séparées par le Necker. - Négociations. - Trêve et partage provisoire de l’empire. - Assemblée inutile de Mayence. - Nouvelle excommunication de Henri dans Goslar. - Mort de l’impératrice à Rome. - Nouvelle ambassade de Henri au concile de 1078. - Nouvelles négociations de Henri. - Il marche en Saxe. - Bataille de Melrischald.

 

Cependant l’acte des confédérés allemands, qui devait priver Henri de la couronne, était trop souhaité et depuis trop longtemps préparé pour ne pas être inévitable, et l’absence du roi, en rendant la déchéance moins solennelle et moins décisive, enhardissait pourtant à la prononcer : La première lettre où le pape racontait avec tant de hauteur les humiliations de Henri, publiée dans toute l’Allemagne, avait effacé, autant qu’il était possible, l’absolution même quelle annonçait et averti la diète de tout oser contre le roi. Enfin les envoyés saxons présents au château de Canosse avaient fait connaître la terrible interprétation que le pape donnait à son pardon : Je vous le rends plus accusable qu’il n’était.

A la vérité, les légats romains, Bernard cardinal, Bernard abbé de Marseille et le moine Chrétien Guimond, envoyés de Canosse à Forsheim, recommandaient aux princes de ne,pas disposer du trône avant l’arrivée du pape[1] ; et quand les ennemis de Henri déclamaient devant eux contre ses crimes, tout en paraissant surpris qu’on eût toléré si longtemps cet homme sacrilège, ils affectaient de redire publiquement que si, par quelque précaution habile de la diète, celui-là pouvait, tant bien que mal, être maintenu quelque temps encore, on ne se pressât point d’établir un autre roi[2].

Ce langage était sincère sur un point. Les légats, fidèles à la pensée du pape, voulaient le détrônement de Henri ; mais ils auraient souhaité que l’élévation de son successeur se fit assez attendre pour paraître un don du saint-siège, et cette prétention, qui longtemps après se retrouve encore dans les lettres de Grégoire VII, explique le langage modéré et la réserve de ses envoyés. Mais un mouvement plus rapide emportait les esprits : tous avaient hâte de chercher dans un nouveau roi un défenseur contre Henri, et d’achever leur révolte, pour la rendre impunie. Rodolphe d’ailleurs, seul éligible au trône par sa puissance et sa renommée, était las d’attendre ; et tous ceux qui espéraient en lui, ou craignaient Henri, pressaient un dénomment.

L’assemblée, où dominaient les vassaux de Rodolphe, se composait surtout de Souabes et de Saxons ; mais on y comptait aussi des évêques, des seigneurs et des députés de toutes les autres provinces. Les légats ouvrirent la première séance par la lecture d’une lettre nouvelle, où le pape, après avoir rappelé les détails de l’absolution du roi, ajoutait[3] : Que les peuples soumis à sa domination auraient peu à se réjouir des fruits de sa pénitence ; qu’ayant trouvé les Lombards indociles à l’Église, il les avait rendus tout à fait rebelles, et pires de méchants qu’ils étaient. Qu’ainsi, tous les hommes autrefois placés sous son sceptre doivent être avertis par la vigilance apostolique de se recommander uniquement à Dieu et d’avancer avec plus d’ardeur chaque jour dans la voie de la justice, afin de mériter, par cette persévérance, la couronne céleste.

Ces paroles s’entendaient assez : elles animaient plus les ennemis de Henri que la lenteur calculée des légats ne pouvait les retenir.

Un nouveau témoin contre Henri était arrivé d’ailleurs à Forsheim et annonçait que l’on ne pouvait plus espérer la présence du pape, et que le roi, parjure à ses serments et à sa pénitence, lui refusait le passage. C’était l’ambassadeur même que les confédérés avaient envoyé d’Ulm à Carrosse, le comte Mangold, d’une illustre maison, pieux guerrier et frère de l’abbé de Reichnaw, Hermann Contract, dont nous avons la curieuse chronique.

Mangold avait assisté aux instructions que le pape donnait à son légat le cardinal Grégoire, en l’envoyant une dernière fois près de Henri. Il avait vu, disait-il, pendant que le pape parlait et demandait à Dieu un signe de sa volonté, les trois doigts de la dextre pontificale se tacher de gouttes de sang que l’on ne put d’abord effacer. Bientôt, avant suivi le cardinal Grégoire au camp de Henri, il avait compris ce présage par l’obstination du prince dans une guerre criminelle ; et tandis que le légat était retourné à Canosse, il accourait lui-même à Forsheim pour avertir la diète. Après qu’on eut entendu les discours officiels des légats et le témoignage accusateur du comte Mongold, les prélats, les ducs, les marquis, les comtes du premier et du second ordre, se levèrent tour à tour et déplorèrent les injustices de Henri, lui reprochant surtout de les avoir souvent trahis au milieu des baisers de paix. Tous, au reste, le regardaient comme déchu depuis la suspension prononcée par la diète d’Oppenheim, tous disaient que le pape ayant interdit l’obéissance envers lui, il était nécessairement privé de la dignité de roi, il ne pouvait plus même en garder le titre dont ses nombreux méfaits le rendaient indigne. Le jour entier fut employé à ces accusations et à ces discours, personne ne défendant Henri, mais les légats paraissant toujours différer la décision.

Le lendemain, les principaux de la diète se rendirent à l’auberge des légats et, les consultant de nouveau, représentèrent qu’un schisme dangereux et irrémédiable éclaterait dans tout le royaume, si dans la même assemblée où le roi serait déchu, on ne se confédérait pas autour d’une autre tête, en se hâtant de la couronner. Les légats, fidèles à leur mission première, mais voyant l’ardeur de la diète, se retranchèrent à dire que, dans leur pensée, le mieux serait toujours de différer, si on le pouvait sans péril, l’élection du nouveau roi jusqu’à l’arrivée du seigneur pape ; mais qu’à cet égard la décision devait dépendre moins de leur conseil que de l’opinion des princes qui tenaient les affaires dans leurs mains et étaient les meilleurs juges de la nécessité et des biens ou des maux du royaume.

Sur cette réponse, les membres de la diète, ecclésiastiques et laïques, se réunirent de nouveau, présidés par l’archevêque de Mayence. On considéra dans cette assemblée que nul sursis n’était accordé par le pape ; que le saint-père laissait l’époque du jugement à rendre au choix libre de la diète ; que dès lors le péché retomberait sur eux, si l’ajournement avait des conséquences funestes. On alléguait de plus que, désormais, les membres de la diète n’étaient liés à aucune obéissance envers Henri, à titre de roi ; qu’ils étaient au contraire condamnables de lui obéir en cette qualité ; que le pape, en effet, avant de le frapper d’anathème, lui avait interdit l’administration du royaume, et avait délié les sujets chrétiens de tous serments passés ou à venir envers lui ; que depuis il avait recouvré, par une fausse promesse de pénitence, la communion chrétienne, mais non pas l’exercice de la royauté dont il demeurait suspendu.

Selon cet ordre de raisonnement, développé sans contradiction dans la diète, Henri fut déposé tout d’une voix par les trois ordres qui formaient cette assemblée et qui votèrent par chambres distinctes, d’abord la déclaration, qu’ils ne reconnaissaient plus la royauté de Henri et n’étaient plus liés à lui par aucune allégeance, puis la résolution de procéder en hommes libres au choix d’un autre roi de Germanie.

L’ordre des seigneurs laïques se prononça le premier pour l’élection du principal d’entre eux, de Rodolphe, duc de Souabe, le beau-frère et le plus redoutable adversaire de Henri : la chambre des députés du peuple suivit cet exemple, et enfin les membres de l’ordre ecclésiastique, et à1eur tête le président de toute la diète, l’archevêque de Mayence, proclamèrent Rodolphe.

Les légats apostoliques présents à Forsheim confirmèrent ce choix par une approbation empressée, que dans la suite blâma Grégoire VII.

Rodolphe, qui depuis plusieurs années par ses blâmes publics au jeune roi son parent, par ses alliances avec les mécontents d’Allemagne, son zèle affecté pour l’Église et ses hommages à Rome, aspirait manifestement à la couronne de Germanie, parut en être épouvanté. Feignant de refuser, il demandait au moins un délai pour réfléchir ; on ne lui accorda pas un moment, bien que l’avidité des seigneurs laïques se fût accommodée saris doute d’un retard qui aurait permis d’imposer plus de conditions au nouveau roi. Mais les légats vinrent en aide au nouvel élu contre ces prétentions intéressées qui auraient rendu le nouvel avènement au trône moins prompt et moins unanime. Ils déclarèrent, par opposition à tout engagement particulier, qu’un prince élu était le roi de la nation et non des individus, qu’il lui suffisait dès lors de promettre la justice à la nation tout entière.

Par un rapprochement qui, dans cette occasion, devait sembler décisif et s’appuyait sur l’exemple même de la chute de Henri, ils ne manquèrent pas d’ajouter que, si le nouveau roi était choisi par transaction aux prix d’engagements préalables et personnels, l’élection même ne serait pas inattaquable et qu’elle paraîtrait infectée du poison de l’hérésie simoniaque.

Il fallait céder à cet argument consacré par la déchéance du dernier roi. Rodolphe fut assujetti seulement à des promesses générales, dont la première était de ne disposer d’aucuns évêchés, abbayes et bénéfices par argent ou par faveur, mais de laisser toute dignité ecclésiastique au choix libre des églises, comme le veulent les canons. Une autre condition imposée à Rodolphe par les votes de la diète et au nom du pontife romain, c’était qu’à l’avenir la puissance royale ne se transmettrait plus par héritage, mais que même le fils du roi, tout digne qu’il serait du trône, aurait besoin d’être choisi par une libre élection, et que s’il n’était pas digne, ou si le peuple n’en voulait pas, le peuple ferait roi qui il voudrait. A ces conditions hautement rappelées, Rodolphe accepta la couronne par décret de la diète, le 15 mars 1078.

Treize jours après, la diète s’étant rendue en grande pompe de Forsheim à Mayence, l’archevêque Sigefride sacra solennellement Rodolphe dans la cathédrale, avec l’assistance de l’évêque de Magdebourg, et sous les yeux des légats romains.

Quelque abandonnée que parfit la cause de Henri, ce couronnement de son rival fut ensanglanté par des troubles qui parurent de sinistre augure pour le nouveau règne. Pendant la cérémonie même de l’onction royale, sur la demande de Rodolphe, qui se montrait zélé pour les réformes ordonnées par Grégoire VII, l’archevêque Sigefride avait écarté de l’autel un diacre accusé de simonie. Cette rigueur dans un pareil jour excita le mécontentement de beaucoup de prêtres de la ville que le même soupçon pouvait atteindre ou qui craignaient les peines attachées à l’infraction publique du célibat.

Pendant qu’une partie du clergé de Mayence s’inquiétait et murmurait, un autre grief animait les bourgeois, plus gagnés à la cause de Henri par le souvenir de ses résidences royales dans leur ville, que mécontents de ses extorsions lointaines et de ses guerres.

Le jour même du sacre, après le banquet du nouveau roi, les jeunes nobles de sa suite, qui étaient Saxons, étaient venus sans armes sur la grande place de la ville pour achever la fête par des courses et des jeux chevaleresques. Tandis que la foule assistait à ce spectacle et tâchait de s’y mêler, une riche fourrure, attachée au manteau d’un des jeunes courtisans, fut coupée avec dérision par un jeune homme de la ville qui s’enfuit avec son larcin. Le coupable est bientôt arrêté, maltraité sur place par le jeune seigneur, qui reprend sa parure, et conduit en prison devant le peuple qui s’ameute et le délivre.

La ville se soulève. Échauffés par le vin et sans doute par quelques suggestions des amis de Henri, les bourgeois s’amassent en groupes tumultueux, injurient et frappent les soldats de Rodolphe, qui, dans la sécurité d’un jour de fête, avaient la plupart laissé leurs armes dans les auberges où le nouveau prince les avait fait loger pour ne pas gêner les habitants. Une partie de ces armes, tombée dans la main des bourgeois, fut tournée contre les troupes royales, surprises au bruit du tocsin sonné par les prêtres que menaçaient les censures de Rome.

Ainsi déchaînée, la foule se porte sur le palais fortifié qu’avait occupé Rodolphe et sur la cathédrale, où il entendait dévotement les vêpres. Le combat fut rude. Il y eut du sang versé jusque dans l’église. Les chevaliers demeurés près du prince et ceux de ses soldats qui purent s’armer et se réunir parvinrent cependant à repousser la multitude. Irrités à leur tour, ils tirent un assez grand nombre de victimes : les uns tués sur place aux portes du palais, les autres chassés à travers les rues et jetés dans le fleuve.

La victoire resta donc, au nouveau roi, et le lendemain, les principaux bourgeois de la ville vinrent au palais demander grâce et merci pour leurs concitoyens. Rodolphe, que cette catastrophe avait troublé, et qui n’était pas moins inquiet de la répression sanglante infligée par les siens que de la révolte des habitants, reçut à la hâte un douteux serment d’allégeance, et quitta bientôt la ville, d’où ses ennemis publièrent qu’il était chassé par les soulèvements du peuple.

Le départ du nouveau roi avait un autre motif dans l’usage pratiqué, à chaque avènement, de visiter les principales villes de Germanie, et de s’y faire successivement reconnaître. Mais la division des esprits et le nombre de partisans que gardait le dernier roi rendaient cette épreuve difficile. Dans la Hesse, sur les bords du Rhin, la cité de Worms déjà commerçante et riche, se souvenant que Henri avait, il y a quelques années, exempté ses marchands de tout droit de péage envers la couronne, ferma ses portes au nouveau roi, quand il se présenta pour y faire son entrée, en compagnie de l’évêque même de cette ville.

Ainsi repoussé, et ne voulant pas commencer encore la lutte, Rodolphe se retira vers les lieux où il était assuré d’une entière obéissance, et il vint à Eslingen, dans la Souabe, tenir sa nouvelle cour. Puis, après s’être rendu sur un autre point de la Souabe, à Ulm, pour la fête des Rameaux, il alla célébrer celle de Pâques en Bavière, dans la ville d’Augsbourg, au lieu même où le roi déchu était, depuis un an, sommé de comparaître. De ce foyer de la rébellion contre Henri, Rodolphe fit partir pour Rome un des légats apostoliques, l’abbé Bernard, afin de réclamer du pontife le secours que tant d’obstacles soulevés sur les pas du nouveau roi rendaient chaque jour plus nécessaire. Il est visible en effet que, malgré les fautes justement reprochées à Henri, et malgré l’autorité des anathèmes de l’Élise, le roi déchu conservait bien des racines en Allemagne. Peu de ses partisans s’étaient détachés de sa cause pour se réunir à Rodolphe ; et plusieurs des vassaux de Rodolphe, inquiets ou jaloux de son nouveau titre, inclinaient à lui résister ou tardaient du moins à lui obéir. L’évêque même d’Augsbourg, riche et puissant seigneur, qui d’abord avait suivi le mouvement de la diète et juré fidélité au nouveau roi, parut bientôt regretter le règne de Henri et supporter avec peine la présence de son successeur. Il donna l’exemple de la désobéissance au nouveau roi, lui refusant le salut jusque dans l’église et sous les yeux des fidèles.

Rodolphe cependant n’essaya pas de réprimer cette inimitié redoutable, au risque de l’accroître en la combattant. Fidèle à sa politique de gagner l’Église romaine et de la seconder en tout, il se rendit d’Augsbourg à Constance, pourchasser de ce diocèse l’évêque Otton, nommé par Henri et frappé d’interdiction par Grégoire VII. Il mit à sa place Altemann, évêque de Passaw, zélé défenseur du pouvoir de Rome, et il épura par de nombreuses exclusions le clergé soumis à l’autorité de ce nouveau prélat. Puis il vint à Zurich, pour essayer la même réforme, dans cette Église dès longtemps suspecte par le relâchement de la doctrine et des mœurs. Mais là, comme à Mayence, le désespoir des prêtres, menacés par la rigueur des décrets pontificaux, nuisit plus à l’autorité de Rodolphe que ne ‘lui servait l’approbation des prêtres fidèles à Rome. Excités par une partie du clergé simoniaque et dissolu, les bourgeois se soulevèrent pour n’être pas assujettis, disaient-ils, aux ordonnances tyranniques du seigneur pape.

Cette résistance se montra surtout à Saint-Gall, où Rodolphe, sans doute de concert avec les légats de Rome, avait mis à la tête du monastère un religieux renommé pour sa ferveur. Les moines se révoltèrent, brisèrent dans le chœur la crosse abbatiale, et contraignirent le nouvel abbé à fuir pour sauver sa vie. Ainsi Rodolphe, quoique favorisé par l’éloignement de Henri et le concert de Rome, sans compétiteur en présence, sans armée à combattre, trouvait partout un péril dans le zèle même où il puisait sa force. Son avènement n’était pas seulement la guerre de l’Église contre l’État, des prêtres contre les laïques : il y avait dissension dans l’ordre ecclésiastique ; et une moitié des prêtres diocésains et des moines redoutait un règne qui, en promettant le pouvoir au sacerdoce, lui imposait pour condition les réformes dont l’avait menacé Grégoire VII.

Cependant I’absence prolongée de Henri, son séjour au-delà des Alpes durant l’élévation de Rodolphe en Allemagne, faisaient naître mille conjectures menteuses, dont quelques-unes ont passé comme authentiques dans les récits contemporains. On rapportait que, docile à une pénitence infligée par le pape, Henri, sans diadème et sans baudrier, s’était rendu à Rome pour prier sur le seuil de Saint-Pierre ; qu’il était là depuis quelques semaines, ignorant les choses du monde, et occupé de pieuses pratiques, lorsqu’un de ses amis fidèles, l’évêque de Strasbourg, parti en grande hâte des bords du Rhin, était venu le chercher entre les tombeaux des martyrs Pierre et Paul et lui avait appris la perte de ses États d’Allemagne. Selon cette légende populaire, Henri, même sous un coup si accablant, ne voulait pas d’abord quitter Rome sans le congé du saint-père. Mais l’évêque lui aurait dit : Sachez bien que la source de tout le complot est ici même dans la perfidie romaine : si vous ne voulez être retenu prisonnier, vous ne pouvez partir trop secrètement et trop vite. Persuadé enfin, le roi était sorti de Rome dans la nuit avec l’évêque, et, gagnant la Lombardie que les oppressions de l’Église romaine rendaient favorables à l’Empire, il avait pu rassembler des forces nouvelles et repasser en Allemagne pour y disputer la couronne.

La partie fabuleuse de ce récit atteste seulement quelle autorité, dans la croyance des partisans mêmes du roi, s’attachait aux anathèmes du pontife, et comment il paraissait utile à la cause de Henri de le supposer d’abord pénitent et soumis, et de n’imputer sa résistance dernière qu’à la perfide rigueur exercée contre lui.

Dans la réalité, Henri, d’abord incertain de sa marche au sortir de l’entrevue de Canosse, irrité de sa propre faiblesse, et enhardi par ceux qui la blâmaient s’était attardé dans la Lombardie à chercher l’occasion de surprendre le pape, de l’attirer hors de son asile ou de le séparer de sa puissante alliée. Trompé dans cet effort et revenant non pas d’un pèlerinage à Rome, mais des bords du Mincio occupés par ses milices italiennes, il se détermina, quelques mois après l’élection de Rodolphe, à rentrer en Allemagne pour le combattre. S’avançant vers la frontière d’Italie avec une armée croissante, il n’essaya pas cependant de forcer le passage des Alpes sur les points qu’avaient dû garder quelques troupes de Rodolphe. Mais, se reportant sur Vérone, où il vint célébrer le jour de Pâques, il entra par Aquilée dans le Frioul, et, accueilli dans son passage par plusieurs seigneurs de la Carinthie, le duc Markar et son fils Lutholde, il se dirigea sur Ratisbonne, où le grand nombre des prêtres vivant avec des femmes étaient un appui pour sa cause. Pendant qu’il s’acheminait ainsi, amenant avec lui surtout des recrues des Italiens du Nord, les secours allemands venaient à sa rencontre et lui apportaient force et confiance. Les évêques de Bâle et de Lausanne, animés du même esprit que l’évêque de Constance, destitué par Rodolphe, arrivaient près du prince avec des hommes d’armes levés dans leurs diocèses. L’évêque de Strasbourg, Verner, sans aller jusqu’à Rome le chercher où il n’était pas, s’empressait du moins de le servir en Allemagne, et il se séparait hautement, pour se dévouer à lui, de ses deux frères attachés à Rodolphe.

Beaucoup de clercs et de moines suivaient l’exemple de ces évêques ; et la licence que Grégoire VII avait voulu réprimer devenait une arme contre lui. Un second fils de cet abbé de Saint-Gall déposé par Rodolphe accourait sous le drapeau de l’ancien roi. D’autres monastères moins connus que Saint-Gall envoyaient à Henri des hommes d’armes équipés à leurs frais, et plus d’un abbé les conduisait lui-même.

Beaucoup de seigneurs laïques entraient aussi dans le parti de Henri, par souvenir d’ancienne allégeance à sa royale bannière, par jalousie de l’avènement de Rodolphe ou par crainte de longs troubles en Allemagne. Le comte palatin Hermann et beaucoup de nobles de Franconie vinrent ainsi joindre le camp de Henri ; et en même temps beaucoup de villes, de celles surtout qui, bâties au confluent et sur les bords du Rhin, avaient trouvé dans Henri protection et ménagement pour leur commerce, lui envoyèrent des corps de milice auxiliaire comme au défenseur des franchises municipales contre les possesseurs de fiefs et les évêques trop dociles à Rome. On ne peut donc douter que, soit crainte des réformes annoncées par l’Église romaine, soit attachement à la mémoire du père et de l’aïeul de Henri, une partie nombreuse des évêques d’Allemagne ne fût contraire à Rodolphe et ne rendît la lutte au moins égale entre les deux rivaux. Rodolphe, d’ailleurs, comme tous les princes nouveaux, eut fait bien vite des mécontents parmi ses amis et tourné contre lui les espérances qu’il n’avait pas satisfaites. Soit qu’il ne voulût pas obéir à toutes les volontés des évêques, soit que des ordres secrets de Rome leur imposassent une sorte de réserve et de neutralité, il s’en vit tout d’abord presque abandonné. Il n’en put réunir et garder près de lui que quatre : l’évêque de Worms, chassé par ses diocésains, l’évêque de Wursbourg, l’évêque de Passaw et l’évêque de Tubinge, longtemps fidèle à Henri, excommunié pour sa cause, mais parvenu récemment à force de soumission, et sur la prière de Rodolphe, à se faire réintégrer dans son évêché par les légats de Grégoire VII.

Rodolphe, après avoir passé la semaine de Pâques dans Augsbourg, se dirigea vers Constance, ville déjà considérable, dont l’évêque, inutilement interdit par Grégoire VII et zélé pour Henri, se retira dans un château fort et refusa de reconnaître et de voir le nouveau roi. Les légats du pape, entrés dans la ville avec Rodolphe, instruisirent contre l’évêque et défendirent de nouveau que personne reçût de ses mains l’ordination et les sacrements. Le célibat était mal observé par les prêtres de ce diocèse ; les deux légats multiplièrent les interdits et renouvelèrent la défense à tout laïque d’entendre la messe d’un prêtre concubinaire.

Ainsi luttaient déjà l’esprit catholique et les premières innovations de la réforme, dans cette même ville de Constance où, quatre siècles plus tard, un concile de cardinaux et d’évêques alluma l’inique bûcher de Jean Huss. Rodolphe, qui secondait la sévérité des légats, se fit par là de nouveaux ennemis dans le clergé et dans le peuple. Les mêmes hommes qui avaient maudit les excès de Henri regrettèrent bientôt la licence de ses exemples et sa domination affranchie du joug de Rome. On le louait, on le plaignait, comme injustement persécuté ; ce retour des esprits était secondé par les prêtres réguliers et séculiers. Grand nombre de chanoines, de moines et de curés de village allaient, répandant ces discours dans le peuple, et ce peuple que la foi hardie de Grégoire VII avait appelé à juger les prêtres, s’en fiait plutôt à eux, ne croyait que ce qu’ils contaient, et maudissait Rodolphe et les légats.

Ainsi, par l’éloignement jaloux de quelques-uns des grands et par l’antipathie de beaucoup de clercs allemands pour la discipline de l’Église romaine, le parti de Rodolphe s’affaiblissait chaque jour, et des chances favorables rappelaient Henri. Ce prince, fortifié dans sa marche, avait envahi le milieu de l’Allemagne. Son armée, récemment accrue de ces mêmes barbares de la Bohême qu’il avait peu d’années auparavant déchaînés contre la Saxe, faisait d’épouvantables ravages. Ces hommes, dit un contemporain, ne distinguaient pas les églises des étables : ils violaient les femmes sur l’autel, et les menaient par bandes, captives à leur suite.

Henri traversa ainsi une partie de la Franconie et des provinces arrosées par le Mein et le Necker, pénétrant au cœur de l’ancien duché de Rodolphe, jusqu’à la ville d’Ulm, sur le Danube, dont il s’empara. Rodolphe s’était retiré plus loin sans essayer de résistance, il attendait et rassemblait des forces. Henri, à défaut du combat qui lui échappait, tint à Ulm, avec les siens, une diète où il fit prononcer contre Rodolphe de Rhinfelden et les ducs Wolf et Bertold, ainsi que leurs principaux adhérents, la peine de mort et la confiscation de leurs fiefs et domaines. Grâce à cette politique, son camp grossissait chaque jour des mécontents qu’avait faits Rodolphe et des ambitieux qui le croyaient perdu. Des évêques mêmes attachés à l’Église romaine arrivaient à Ulm. Henri les flattait d’un accord prochain de sa part avec Grégoire VII. Le patriarche d’Aquilée, rapproché du roi et présent à sa cour, supposa même dans ce sens des lettres conciliantes du souverain pontife : il en donna lecture dans l’église devant le peuple, comme un témoignage authentique en faveur dé Henri, que, dans la guerre civile élevée dans le royaume, il était proclamé le prince légitime.

L’évêque d’Augsbourg, nous l’avons dit, s’était également déclaré contre Rodolphe après lui avoir d’abord juré foi et hommage dans sa ville épiscopale. Bientôt, mécontent du nouveau roi et affectant de le braver, il était venu rejoindre Henri et l’avait suivi jusqu’à Ulm. Là, célébrant un jour la messe, en grand appareil, au moment de la communion il se tourna vers le roi Henri, et, après quelques paroles de louanges[4], il déclara que, spontanément et devant tout le monde, il allait prendre la sainte Eucharistie, en preuve que la cause de son seigneur Henri était juste et que celle de Rodolphe était injuste, sous cette condition sacramentelle que le corps et le sang de Jésus-Christ serviraient selon qu’il aurait tort ou raison à la perte ou au salut de son corps et de son âme, et il communia, montrant plus de hardiesse que n’en avait eu Henri dans sa propre cause.

Cet acte, raconté, frappa beaucoup les imaginations dans les deux partis. Le duc Welf en écrivit au pape comme d’un exemple dangereux pour la foi des peuples. Grégoire VII répondit en prophète qu’il savait d’avance l’issue de l’épreuve, et que cet évêque parjure ne goûterait pas du blé nouveau de l’année.

Quoi qu’il en fût des motifs qui ranimaient le zèle de quelques prélats en faveur de Henri, l’événement bientôt en affaiblit l’effet sur l’esprit du peuple. Le patriarche d’Aquilée, peu de jours après la fraude publique qu’il avait osée dans l’église, mourut au milieu d’accès de folie. L’évêque d’Augsbourg, frappé vers le même temps d’une maladie de langueur, parut vérifier par sa mort la menace de Grégoire VII.

Toutefois, et malgré la terreur de ces exemples, Henri avait en général pour lui les évêques des principales villes sur les deux rives du Rhin. Nous avons vu ce qu’avaient essayé les bourgeois de Mayence au couronnement même de Rodolphe et malgré le zèle de leur évêque pour sa cause. L’industrieuse ville de Worms restait également fidèle à l’ancien roi et était en cela secondée par son évêque. Il en était de même dans le pays de Bâle, l’Alsace et la Lorraine. Grégoire. VII trouvait peu d’obéissance dans les évêques de cette portion du royaume de Germanie ; vainement il leur adressait des brefs pour exciter leur roi. Les uns les rejetaient ouvertement, les autres s’abstenaient de les publier ; et, feignant de n’avoir reçu de Rome aucun ordre contraire, ils servaient avec zèle la cause de Henri.

L’inaction de Rodolphe favorisait ce mouvement de l’Allemagne méridionale. Henri, sûr de ses provinces du Rhin et encouragé par le peu de progrès de son ennemi, s’avança pour le chercher aux bords du Danube, où il attendait des recrues qui venaient avec lenteur. Averti de son approche, Rodolphe voulut d’abord combattre ; mais le découragement se mit parmi les siens, qui se comptèrent et n’étaient que cinq mille. Roi, chefs et soldats, ayant délibéré, convinrent de se réserver pour de meilleurs temps, et l’armée se dispersa.

Quelques-uns des fidèles de Rodolphe rentrèrent dans l’intérieur de l’Allemagne pour faire la guerre de partisans, et lui, avec les évêques de Passaw, de Worms et de Wursbourg, le cardinal légat et quelques serviteurs intimes, prit en hâte le chemin de la Saxe, où il devait trouver asile, armée et sujets. Il rentrait là dans le pays de la résistance aux empereurs germaniques, depuis les Charlemagne et les Otton jusqu’aux Henri, et, par une de ces révolutions qu’amène le temps, il y trouvait pour auxiliaire, avec la fierté native du génie saxon, la foi romaine qui servit jadis à dompter cette humeur indocile. Il fut accueilli par les seigneurs et le peuple avec de grands hommages, revêtu des ornements royaux et salué d’acclamations et de serments d’allégeance comme seigneur suzerain et roi. L’âpre indépendance du peuple saxon s’accommodait de ce maître nouveau bien mieux que de ses Césars allemands dont elle avait subi le joug et qui avaient à plusieurs époques vaincu et ravagé plutôt que gouverné la Saxe. Rodolphe, investi de tous les pouvoirs de suzerain et de juge, se fit aimer en écoutant toutes les plaintes et en appliquant avec équité les vieilles lois municipales du pays. Henri, cependant, libre sur un point par la retraite de son ennemi dans la Saxe, avait marché de Ulm vers la Bavière abandonnée par Welf, qui, réuni au duc Bertold, couvrait la Souabe dans l’intérêt de Rodolphe. Là, exécutant la sentence de la diète qu’il venait de présider, Henri confisqua les domaines de Welf et des principaux seigneurs du même parti, et il enrichit du partage de cette proie les plus fidèles et les plus utiles entre ceux qui l’avaient suivi.

Ces libéralités étaient puissantes. Des vassaux, des chevaliers de Rodolphe se détachèrent de lui, et passaient dans le camp de Henri pour rançonner les églises sous sa bannière. D’autres chefs de bandes couraient la campagne au nom du nouveau roi, mais sans dépendre de lui et sans servir sa cause. Ce fut partout une guerre civile de château à château, de bourgade à bourgade voisine, une confusion de meurtres, d’incendies et de rapines. La terre mal cultivée produisit peu ; les blés et les avoines, saccagés avant la moisson, manquèrent en partie, et la famine s’étendit même dans les fertiles cantons de la Bavière et de la Souabe.

Les bords du Rhin n’étaient pas moins ravagés, quoique les forces des deux partis rivaux parussent moins égales. La femme de Rodolphe, Adélaïde, s’y tenait renfermée dans un château fort de la Franconie. Les évêques schismatiques de Lausanne, de Bâle, de Zurich, dominaient le pays au nom de Henri et faisaient ravager par leurs milices les terres de quelques partisans de Rodolphe. Toutefois ces milices, ayant voulu pénétrer dans l’Allemagne du centre, pour s’avancer au-delà et rejoindre Henri, la crainte de leur pillage réunit contre eux un corps de troupe qui les battit et les repoussa au nom du nouveau roi.

Au milieu de cette sanglante confusion élevée sur toute l’Allemagne, Grégoire VII ne cessait d’écrire pour rappeler à lui le jugement d’une question livrée désormais aux hasards de la guerre. Dès le 15 juin 4077, cinq mois après l’entrevue de Canosse, dans une lettre à ses légats datée de Carpineta, il exprimait ses regrets de n’avoir pu passer encore au-delà des monts, et il sommait les deux rivaux de se soumettre à son arbitrage et d’en faciliter la paisible expression.

Nous vous enjoignons, dit-il, de la part du bienheureux Pierre, d’aller, munis de cet ordre et armés de notre pouvoir par le prince des Apôtres, avertir les rois, c’est-à-dire Rodolphe et Henri, qu’ils aient à nous ouvrir un chemin sûr jusque-là, et à nous donner pour escorte et pour guide telles personnes en qui vous aurez confiance, pour que le passage nous soit facile sous la garde du Christ ; car nous désirons, avec le concours des clercs et des laïques qui craignent et aiment le Seigneur, examiner ce procès, et désigner celui que la justice appelle au gouvernail de l’État. Vous savez, en effet, qu’il est dans notre devoir et dans la providence du siège apostolique d’examiner les causes majeures de l’Église et de les décider souverainement par l’équité. Or l’affaire qui s’agite entre eux aujourd’hui est d’une si haute gravité et d’un si grand péril, qu’elle ne pourrait être négligée par nous sans un lamentable dommage, non seulement pour eux et pour vous, mais encore pour l’Église universelle. C’est pourquoi, si l’un des susdits rois refuse d’obéir à cette volonté et à ce projet que nous avons et d’écouter vos avis, et si, allumant les torches de son orgueil et de son ambition contre la gloire de Dieu, il aspire à la désolation de tout l’empire romain, résistez-lui de toute manière et, par toute invention, jusqu’à la mort s’il le faut, avec notre pouvoir, ou plutôt avec celui du bienheureux Pierre ; et lui interdisant le gouvernement du royaume, excluez-le, ainsi que ses complices, de la participation au corps et au sang de Notre-Seigneur, et rejetez-le du seuil même de l’Église, etc., etc. Quant à l’autre qui se sera humblement soumis à notre ordre et aura montré, comme il sied à un chrétien, obéissance et respect au saint-siège, donnez-lui, dans une assemblée des clercs et des laïques que vous, pourrez convoquer, assistance et conseil, confirmez-le, de notre part, dans la dignité royale, par l’autorité des bienheureux Pierre et Paul, et prescrivez à tous les évêques, abbés, clercs et laïques, de lui prêter obéissance et fidèle service, comme il convient envers un roi de la part de Dieu tout-puissant[5].

A cette instruction particulière, Grégoire VII joignait, sous la même date, une lettre publique adressée aux archevêques, évêques, ducs et comtes, et à tous les fidèles, clercs ou laïques, grands ou petits, du royaume teutonique. Il y marquait la volonté d’obtenir des deux rois le passage en Allemagne pour venir juger le procès qui s’était ému entre eux par les péchés de tous ; et il semblait n’avoir aucune préférence et réserver encore comme entière la décision de cette grande cause, soit qu’il n’eût pas déjà transmis à Rodolphe avec son approbation apostolique son diadème marqué de cette inscription fameuse :

Petra dedit Petro, Petrus diadema Rodolpho,

soit que, même après ce témoignage, il se crût libre de peser les torts et les droits des deux rivaux et d’appuyer celui qui se montrerait le plus soumis.

Notre cœur, écrivait-il, nage dans une grande amertume et dans une grande tristesse, s’il faut, pour l’orgueil d’un seul homme, que tant de milliers de chrétiens soient livrés à la mort temporelle et à la mort de l’âme, la religion troublée et l’empire romain conduit à sa perte.

L’un et l’autre roi ont demandé secours près de nous, c’est-à-dire près de la chaire apostolique à laquelle nous présidons quoique indigne ; et nous confiant à la miséricorde de Dieu et à l’aide du bienheureux Pierre, nous sommes prêt avec votre conseil à reconnaître le bon droit dans l’un ou l’autre côté et à donner assistance à celui des deux qui a pour lui la justice. Si l’un de ces rois, par orgueil, empêche insidieusement que nous ne puissions arriver près de vous, et si, par la crainte de sa propre injustice, il a voulu fuir le jugement de l’Esprit-Saint, méprisez-le comme un membre de l’antéchrist et un désolateur de l’Église ; et respectez la sentence que nos légats, en notre place, auront prononcée contre lui. Mais l’autre qui se sera conduit humblement et n’aura point bravé la sentence prescrite par l’Esprit-Saint et proclamée par nous, montrez-lui obéissance et respect, suivant ce qu’auront décidé nos légats ; et de tous vos efforts faites qu’il puisse exerces avec dignité la puissance royale et soutenir la sainte Église presque tombant en ruines.

Vous savez, très chers frères, que depuis notre départ de Rome nous nous sommes trouvé en grand péril, au milieu des ennemis de la foi chrétienne ; et cependant, inflexible à la crainte et à l’affection, nous n’avons promis à l’un ni à l’autre des rois secours contre la justice ; car nous aimons mieux la mort, s’il le faut, que de laisser, par la faiblesse de notre volonté, l’Église de Dieu tomber en confusion. Nous savons que nous avons été ordonné prêtre et établi sur le siège apostolique pour chercher dans cette vie, non pas nos intérêts, mais les choses du Christ, et pour aspirer, à travers mille fatigues, au repos à venir et éternel, par la miséricorde de Dieu.

L’impartialité apparente de cette lettre ne pouvait tromper Henri. Il sentait que, si le pape mettait le pied en Allemagne, sa présence doublerait les forces de Rodolphe. Ce qu’il redoutait le plus, c’était la présence du pape en Allemagne, présidant une diète et consacrant les armes de Rodolphe. Loin donc de se prêter à cette offre et d’accorder -un sauf-conduit à son juge, il redoubla de soin pour faire sévèrement garder les passages des Alpes et les routes du Tyrol, dont il était resté le maître.   .

Quoi qu’il en soit, cette offre même de Grégoire VII parut aux Saxons un oubli de la vigueur apostolique. Ils s’offensaient et s’effrayaient à l’idée de voir leur roi Rodolphe mis en parallèle avec l’excommunié Henri, et les deux causes appelées au même tribunal.

Leurs évêques se hâtèrent de répondre par une lettre remise au cardinal Bernard, l’un des légats, retournant à Rome. Le caractère de cette libre plainte ne saurait être trop fidèlement reproduit, pour nous donner une idée vraie du clergé supérieur d’alors, de la puissance des papes, de la domination acquise au génie de Grégoire VII, et cependant de l’énergique indépendance que gardaient les esprits engagés par son exemple dans une route qu’il hésitait à poursuivre.

Au seigneur apostolique et vénérable pape ses fidèles et ceux de saint Pierre, salut et hommage, autant que le peuvent des opprimés.

Nous avons déjà présenté plusieurs plaintes au saint-siège dans nos diverses infortunes. Si nous n’avons pas encore obtenu quelque justice et quelque consolation, nous l’imputons moins à Votre Sainteté qu’à nos fautes. Cependant, si c’était de nous-mêmes et par nos propres conseils que nous eussions formé l’entreprise qui nous a attiré tant de maux, nous supporterions avec moins de peine que Votre Sainteté se portât avec lenteur à nous secourir ; mais, comme il s’agit d’un fardeau dont nous nous sommes chargés par votre ordre, il serait juste qu’il fût allégé pour nous et par le secours de votre main.

Nous prenons à témoin vos lettres et vous-même ; que ce n’est ni par notre conseil, ni pour notre cause, mais pour venger les outrages faits au saint-siège que vous avez privé notre roi de la dignité royale, que vous nous avez défendu à tous, sous votre malédiction, de lui obéir, que vous l’avez retranché de la communion des chrétiens, et qu’enfin vous l’avez lié des liens de l’anathème. Dans toutes ces choses, nous avons, à grand péril, obéi à votre paternité ; et comme depuis sa déposition par vous, nous n’avons pas voulu nous rapprocher de lui comme les autres, il nous a poursuivis avec tant de cruauté qu’un grand nombre des nôtres, après avoir tout perdu, ont laissé leur vie dans le combat, et que leurs fils, orphelins, n’ont plus d’héritage. Quant à ceux qui restent encore, chaque jour occupés de la défense de leur vie, ils sont privés de tout par la guerre. Mais comme nulle persécution rie pouvait nous vaincre, Henri a été vaincu et forcé de se présenter à vous, et de rendre avec ignominie pour lui-même honneur à celui qui l’avait insulté.

Quel fruit d’un tel labeur avons-nous recueilli ? Celui qu’au péril de nos âmes nous avons contraint d’aller baiser la trace de vos pas, absous sans notre avis et sans repentir, a recouvré la liberté de nous faire du mal. Lorsque votre lettre nous, fit connaître la levée de l’anathème, nous comprîmes que rien pour nous n’était changé, touchant le trône, à la sentence qui avait été rendue contre lui ; et nous ne concevons pas encore aujourd’hui qu’on y puisse rien changer. Et, en effet, nous n’imaginions pas comment pourrait être cassé l’acte par lequel nous avons été déliés de nos serments ; et, sans des serments qui garantissent l’obéissance, l’autorité royale ne peut s’exercer.

Donc, étant depuis plus d’une année sans souverain, à la place où celui-ci avait prévariqué un autre est monté par l’élection de nos princes ; et lorsque ce roi élu par nous, et non pas deux rois, faisait naître un grand espoir de la restauration de l’Empire, tout à coup vos lettres nous arrivent, déclarent deux rois dans un seul royaume, annoncent une légation auprès de deux rois. Cette pluralité du titre de roi, et en quelque sorte ce partage du royaume, a été suivie de la division du peuple et de la lutte des factions, surtout quand on a vu dans vos lettres que la personne du prévaricateur était toujours nommée la première, et que vous lui demandiez comme à une puissance de vous donner une escorte pour venir dans cette contrée juger tout le débat. Mais à nos yeux c’est merveille, nous le disons, révérence gardée, à qu’il puisse y avoir débat, et que celui qui a été déposé par un jugement synodal, sans réserve aucune, et remplacé par un autre que l’autorité apostolique a confirmé, soit de nouveau appelé à se défendre, et que ce qui était fini recommence, et qu’une chose indubitable soit remise en question.

Ce qui n’étonne pas moins notre infirmité, c’est que, dussions-nous persister fermement dans notre entreprise, vous accordiez ainsi, par les paroles et par les actes, espérance au parti contraire. Les familiers de Henri, notés d’infamie par tout le royaume, eux qui, en servant le roi, sont en désobéissance manifeste aux décisions synodales et qui ont été, comme leur chef, séparés de l’Église par votre légat, s’en vont à Rome, y sont reçus bénignement, reviennent non seulement impunis, mais honorés et triomphants, et, retournant à leur désobéissance, insultent à notre misère ; et nous semblons simples jusqu’au ridicule de nous abstenir du contact de ceux qui sont reçus si gracieusement à communion par notre chef. Pour comble à nos malheurs, outre les choses où nous avons failli nous-mêmes, la faute de nos adversaires retombe aussi sur nous ; quand vous attribuez à notre négligence de ne pas envoyer à Rome de fréquentes légations, il est plus clair que le jour que nous en sommes empêchés par ceux qui avaient promis sous serment de n’y pas mettre obstacle ; on se tait sur l’interception violente de cette route sacrée, et sur le parjure évident de nos ennemis, et l’on nous accuse de ne pas donner de nouvelles. Nous savons, très cher Père, et nous en avons l’espérance, en considérant votre piété, que vous faites ces choses avec une subtile sagesse ; mais nous, hommes ignorants, inhabiles à pénétrer cette dispensation mystérieuse, nous vous exposons ce que nous avons vu et entendu : les maux qui sont nés et qui naissent de l’encouragement donné à deux partis à la fois, et de l’ajournement douteux de tout le reste, ce sont des guerres intestines et plus que civiles, des homicides innombrables, des dévastations, des incendies sans distinction d’une maison ou d’une église, des pillages des biens ecclésiastiques, tels qu’on n’en a jamais vu ni entendu, et la destruction presque irréparable des lois divines et humaines. Enfin, dans la lutte des deux rois qui ont reçu de vous l’espérance de posséder le trône, il se fait un si grand dégât des domaines royaux, que par la suite les rois de notre pays auront besoin de se soutenir, faute de domaines, par des extorsions sur leurs sujets.

Ces maux auraient déjà cessé ou seraient moins grands, si votre volonté, poursuivant le chemin qu’elle avait pris, ne se fût détournée ni à droite ni à gauche. Par le zèle de la maison du Seigneur, vous êtes entré dans une voie âpre, où il est pénible d’avancer, mais honteux de reculer. Gardez-vous, très saint Père, gardez-vous de défaillir en route, et, par des retards prolongés et par de doubles précautions, ne laissez pas croître et se multiplier des maux déjà, si grands. S’il vous est pénible de dire quelques paroles pour ceux qui, pour vous, ont aventuré leur vie, du moins « l’Église misérablement démolie de vos jours, et réduite en servitude par une oppression inouïe, secourez-la ! S’il ne paraît pas prudent de résister en face et à visage découvert à ses destructeurs effrontés, prenez garde, au moins, de rendre vain ce que déjà vous avez fait.

Car si ce qui a été décidé dans un synode romain et plus tard confirmé par le légat du siège apostolique doit être enseveli dans le silence et compté comme rien, nous ignorons tout à fait ce qu’à l’avenir il nous sera possible de croire et de tenir pour certain. Nous disons ces choses à Votre Sainteté, sans nulle arrogance, mais dans l’amertume de notre âme, parce qu’il n’est pas de douleur semblable à notre douleur. Lorsque, en effet, par obéissance au pasteur, nous nous sommes exposés aux dents des loups, s’il nous faut encore être en garde contre le pasteur lui-même, nous sommes les plus misérables de tous les hommes. Puisse Dieu vous animer d’un tel zèle contre les ennemis du Christ, que notre espérance en vous ne nous couvre pas de confusion !

Pendant que les Saxons adressaient au pontife cette plainte mémorable, Henri, que son antagoniste n’arrêtait nulle part, songeait à pénétrer dans la Saxe pour l’y chercher et l’y détruire dans le foyer même de la rébellion. Mais, sentant la nécessité d’un grand effort contre cette belliqueuse province, il se replia d’abord sur la Franconie, dont la fidélité promettait à son armée un recrutement nombreux.

Rodolphe, cependant, instruit de ces nouveaux apprêts, voulut ne pas attendre la guerre et persuada sans peine aux Saxons de prévenir par une marche hardie de nouveaux ravages sur leur territoire tant désolé dans les invasions précédentes. A la fin d’août, en tête des braves milices du pays, il sortit des frontières de Saxe et s’avança jusqu’à Wursbourg, ville considérable de Bavière déclarée pour Henri, et il en forma le siège. Les ducs Bertold et Welf vinrent l’y joindre avec quelques milliers d’hommes, et les remparts de la ville battus par des machinés de guerre s’ébranlaient et laissaient plus d’une brèche ; mais Rodolphe, dit la chronique saxonne, retardait l’assaut, craignant surtout d’exposer au pillage les églises de la ville. Henri, cependant, qui ne pouvait abandonner dans le péril une cité si considérable engagée pour sa cause, revint sur la Bavière et s’avançait à grandes journées avec une armée en grande partie composée de marchands, écrit un chroniqueur saxon. Il désignait sans doute ainsi les recrues levées, dans la population industrieuse des villes du Rhin.

A son approche, Rodolphe interrompit les travaux du siège et s’avança presque avec toutes ses forces pour lui fermer le passage. Les milices bourgeoises, qui dominaient, dans l’armée de Henri, paraissant redouter le rude abord des paysans saxons, Henri qui s’était fortifié devant eux leva son camp dans la nuit et se rejeta dans sa fidèle cité de Worms. Il y attendit, protégé par le cours du Rhin, de nouveaux renforts de la Bavière et une recrue de ces sauvages milices de la Bohême dont il s’était déjà servi contre la Saxe. Fortifié de ce secours et de quelques subsides du commerce, il marche de nouveau pour délivrer Wurtzbourg, et, s’arrêtant à quelque distance derrière le Necker, il établit son camp. Rodolphe quitte de nouveau le terrain du siège pour s’approcher de l’ennemi qu’il attendait impatiemment. Le cours rapide et encaissé du Necker séparait les deux armées. On se menaçait d’un bord à l’autre.

Rodolphe qui, par son âge, aurait pu être le père de son rival, paraissait le plus ardent et le plus impétueux dans sa haine. Il courait à cheval sur la rive, apostrophant Henri et les chefs qui l’entouraient. Tantôt il leur demandait de lui laisser le gué libre pour aller sur leur terrain les combattre, ou bien il offrait de se retirer lui-même en arrière et dé leur céder sur son bord la place d’un champ de bataille ; tantôt il proposait à Henri de terminer entre eux et seuls leurs débats, dans un duel à outrance, qui serait le jugement de Dieu.

Henri ne répondait rien à toutes ces bravades. Rodolphe alors recula de quelques milles, soit pour laisser libre en effet la place qu’il avait offerte, soit pour attirer son ennemi plus avant et le tromper par une fuite apparente. Mais Henri, qui attendait de nouveaux secours encore, ne tenta point le passage. Rodolphe non poursuivi revint occuper un des côtés du fleuve ; et les deux armées continuant à s’observer sans combattre, on essaya de négocier. Quelques seigneurs de Bavière et de Carinthie, attachés à la cause de Henri, firent demander par son ordre un entretien aux ducs Welf et Berthold. Ceux-ci, qui, depuis la guerre, privés de leurs domaines, séparés de leurs vassaux, frappés de confiscations et d’exil pour l’ambition d’autrui, commandaient sous Rodolphe quelques bandes fatiguées de la guerre, se prêtèrent volontiers à des ouvertures de paix. Après plusieurs pourparlers et quelques visites amiables d’une rive à l’autre, on convint d’un armistice, à cette fin expresse que tous les grands du royaume, les deux rois exceptés, tiendraient une conférence dans un lieu déterminé des bords du Rhin ; et là, de concert avec les légats apostoliques, chercheraient par un examen impartial la meilleure et la plus équitable décision de ce grand procès. Il était également convenu que tous prendraient parti contre celui des deux rois qui, méconnaissant le vœu général, n’obéirait pas à la sentence rendue, et qu’au contraire, celui qui s’y soumettrait sans réserve, trouverait dans tous les membres de la réunion entière déférence.

C’était au fond l’esprit des instructions de Grégoire VII, et l’espèce de neutralité prudente dont il avait assez vite tempéré ses premiers anathèmes. Le légat apostolique, le cardinal Bernard, présent au camp de Rodolphe, inspirait cette politique et semblait la croire suffisante pour achever la perte de Henri sans effusion de sang, ou pour lui faire acheter son rétablissement par une soumission sans limites. Deux négociateurs de ce prince, les évêques de Trèves et de Metz, compromis pour leur compte, autant que pour la cause de Henri, refusaient d’abord de voir le cardinal. Ils disaient que le roi leur avait permis d’entrer en conférence et de traiter des conditions de paix, mais sous l’engagement formel de n’entendre à aucune injonction du pape et de son légat. Ils cédèrent cependant, et reçurent des mains du cardinal Bernard une lettre de Grégoire VII pour la nouvelle convocation à Augsbourg de l’assemblée qui, sous sa présidence, jugerait entre les deux rois. C’était en apparence donner tort au vœu si formel du peuple saxon, et remettre en question ce qu’il réclamait comme un droit acquis sans retour. Mais le pontife croyait sans doute trouver dans la présidence de cette diète tant annoncée plus d’avantages pour l’Église qu’il ne donnait en ce moment de répit et d’espérances à la cause de Henri.

Quoi qu’il en soit, les négociateurs des deux côtés avant engagé leur foi qu’aucun des deux rois ni, des grands ne mettrait obstacle par force ou par artifice à la conférence projetée, une trêve assura le retour de chacun dans ses foyers ; et Rodolphe, renonçant au siège de Wurtzbourg, reprit avec toute son armée, sans avoir combattu, la route de la Saxe qui, tout entière, et sans agression d’aucun voisin, reconnaissait sa souveraineté nouvelle.

Il est visible que cette transaction, ce partage provisoire de l’Empire devenait après tout favorable à Henri. De la condition d’excommunié et d’ex-roi il remontait, par l’aveu de ses ennemis, au rang de roi, possédant une partie de ses anciens États et disputant le reste. Les chances de la guerre lui restaient d’ailleurs, et il le prouva sans attendre même l’époque de la diète, et sans alléguer de motifs connus à l’infraction de la trêve qu’il avait acceptée. Ayant grossi son armée d’un renfort de milices bavaroises, il marcha de nouveau vers l’ancienne et riche possession de son ennemi, la Souabe laissée presque sans défense, pendant que Rodolphe se fortifiait dans la Saxe ; et il se vengea par de grands ravages, brûlant les châteaux de ses ennemis et n’épargnant pas les églises. On lui reprocha l’incendie d’une église, où plus de cent personnes qui s’y étaient réfugiées périrent dans les flammes.

Cette reprise de l’état de guerre, en justifiant les anathèmes de Rome, ramena bientôt tous les abus et la licence du règne de Henri. Il disposait plus irrégulièrement que jamais des dignités ecclésiastiques et les livrait à qui voulait les acheter et pourrait les défendre par la force. L’évêché d’Augsbourg ayant vaqué par décès de l’évêque, il y nomma sans s’inquiéter du candidat présenté par le chapitre son chapelain Sigefried qui portait l’épée et le suivait dans la mêlée. Il donna l’abbaye de Saint-Gall à un de ses cousins tout à fait homme de guerre et qui, la cuirasse sur le corps, était de toutes ses expéditions. Ces actes prouvent assez que Henri, en acceptant la trêve conseillée par Grégoire VII, n’avait pas eu la pensée de se soumettre au jugement d’une diète présidée par le pontife, ou que du moins il rejeta tout à fait cette épreuve, quand l’époque lui en parut prochaine. Un assez grand nombre de membres de la diète se réunirent en effet à Mayence pour le but indiqué dans la négociation sur les bords du Necker. Mais cette assemblée, dont les deux rois ne devaient pas faire partie, et qui se formait à si grande distance du pape, ne fit rien et se sépara bientôt à l’approche de l’hiver.

Le pape était à Rome, l’un des légats en Saxe près de Rodolphe ; et Henri, parcourant l’Allemagne les armes à, la main, chassait comme rebelles et coupables de lèse-majesté tous ceux qui ne se soumettaient pas à son pouvoir. Il ne rencontra guère d’adversaires que dans Welf et Berthold, ces deux fidèles confédérés de Rodolphe. Henri, sans même les attendre renonçait à la Bavière, où, malgré l’hiver avancé, il assiégeait sur les bords de l’Inn, les romaines fortifiés du comte Ecbert, partisan de l’ancien duc Welf et du roi Rodolphe. Après de rudes fatigues, il détruisit quelques châteaux de ce seigneur, sans pouvoir prendre Ecbert lui-même qui s’enfuit avec sa famille près du roi de Hongrie.

Rodolphe avait appris en Saxe la rupture du traité et la reprise d’armes de Henri ; mais il était retenu lui-même par quelques rébellions qui s’étaient élevées dans la Thuringe, et obligé d’attendre la belle saison pour pousser de nouveau les milices saxonnes hors de leur pays. Cependant il transmit exactement au pape un récit détaillé de ce qu’il avait fait, des négociations commencées et des nouvelles hostilités de Henri.

Grégoire VII, fidèle à son plan de circonspection et de lenteur, lui répondit seulement qu’il avait attendu le résultat de ses dernières lettres à ses légats et à tous les seigneurs de l’Allemagne. En même temps, et en vertu de ces lettres qui avaient prévu et qui punissaient l’obstacle apporté à la réunion de la diète, le cardinal-légat convoqua dans Goslar une réunion d’évêques, le 2 des ides de novembre, et là, il retrancha Henri de la communion du corps et du sang de Jésus-Christ, le bannit par jugement du seuil de l’Église catholique et lui interdit définitivement le gouvernement du royaume, parce que, rebelle au saint-siège apostolique, il envahissait sans permission ce royaume dont une juste sentence l’avait privé, et que, de plus, contempteur de Dieu et du saint-siège, il refusait obstinément passage et escorte au pape prêt à venir apaiser tant de discordes, de schismes et de criminelles dissensions. Ensuite le légat, par l’autorité apostolique, confirma Rodolphe roi et prescrivit à tous les grands de lui obéir.

Pendant que Henri de nouveau excommunié dans Goslar, mais ne rencontrant aucun obstacle à ses armes, poussait jusqu’au Danube une guerre de destruction et de pillage, il perdait à Rome le der-, nier gage d’une réconciliation possible : faut-il dire sa mère ou son ennemie ? L’impératrice Agnès que nous avons vue plusieurs fois empressée d’intervenir entre son fils et le pape, mais toujours partiale pour l’Église, avait continué, depuis l’excommunication de Henri et sa déposition, de vivre à Rome dans toutes les austérités de la profession religieuse, la pratique de l’aumône et la société des prêtres. On vantait au palais de Latran son zèle contre les simoniaques et les nicolaïtes et le sacrifice qu’elle avait fait de sa tendresse maternelle à la vengeance de l’Église. Pendant les agitations de la Lombardie et les conférences de Canosse, elle avait paru ne s’inquiéter que des périls du pape, et n’attendre que son retour. Elle le revit après cinq mois d’absence, et peut-être eut-elle quelque part aux nouvelles décisions pontificales qui laissaient à Henri le nom de roi et ménageaient une trêve entre les deux rivaux : cependant, soit que le terme de sa vie fût naturellement marqué, soit que de pénibles épreuves l’eussent hâté, en épuisant ses forces, elle tomba bientôt dans une langueur mortelle. Auparavant habituée à opposer aux douleurs du corps quelques connaissances médicales, attribut des femmes nobles du temps, elle parut, cette fois, accepter la maladie avec joie et vouloir mourir. Consumée de fièvre pendant quatorze jours, elle ne s’occupa que d’œuvres pieuses, disposa de tous ses biens en faveur des pauvres. Le pape, appelé par elle, quitta peu son lit de mort, la communia de sa main, reçut ses’ derniers’ adieux et les recommandations qu’elle lui faisait pour son âme. Elle expira au milieu des chants et des prières, les répétant elle-même d’une voix éteinte, et se remettant dans les mains de Dieu et de saint Pierre et de saint Paul

Le pape célébra pour elle l’office funéraire, la messe solennelle des morts, ordonna des aumônes, des veilles pour le repos de son âme, et l’ensevelit avec grande pompe, dans l’église de Sainte-Pétronille, près de l’autel, à coté du tombeau de la sainte.

C’était par de tels honneurs et par l’absolution de tous péchés que le pape récompensait, aux yeux des fidèles, l’inimitié d’une mère contre son fils.

Cette mort, arrivée dans les derniers jours de janvier 1078, enlevait à Grégoire VII une religieuse admiratrice, instrument toujours dévoué à ses desseins, une servante qui avait été reine, et dont le nom n’était pas encore sans pouvoir sur l’Allemagne. En même temps il se vit privé dans Rome d’un de ses plus fidèles soutiens, le préfet Cenci, espèce de cénobite armé, défenseur intrépide de tous les droits de l’Église contre les tentatives des barons romains ; il mourut dans une embûche, assassiné par quelques partisans de son cousin, le brigand Cenci.

Grégoire VII lui fit de magnifiques obsèques dans l’église de Saint-Pierre, au milieu d’un grand concours de nobles et de la milice romaine, et il n’épargna rien pour, inspirer l’horreur du crime commis sur le magistrat de la ville. Cette perte et celle d’Agnès furent peut-être au nombre des causes qui le retinrent à Rome et le firent hésiter sur son voyage d’Allemagne tant promis, et pour lesquels les sauf-conduits n’arrivaient pas.

L’année 1078 s’ouvrit en Allemagne le jour de Noël, à Goslar et à Ratisbonne, résidences opposées des deux rois ; mais Rodolphe continua de passer l’hiver dans son palais nouveau, tandis que Henri s’était remis en campagne, à travers les neiges. Il n’avait pas renoncé cependant à toute espérance de traiter avec Rome ; mais à Rome même et sans que le pape passât par les monts, et mit le pied au mi-lieu des mécontents d’Allemagne.

Il fit donc partir, vers la fin de l’hiver, deux envoyés, l’évêque d’Osnabruck et celui de Verdun, pour aller au concile annuel de Rome, plaider encore sa cause ; une légation semblable était envoyée par Rodolphe ; les négociateurs de Henri traversèrent facilement la Lombardie et arrivèrent à Rome, semant partout l’argent et les promesses.

Grégoire VII avait convoqué à cette assemblée, même ses ennemis, en leur promettant indulgence et sûreté. Ce sont les termes d’un bref adressé à l’archevêque Guibert et à tous ses suffragants ; mais ni Guibert ni aucun des légats de Lombardie ne parurent.

Le pape ouvrit le concile dans les premiers jours de mars en présence de soixante-dix évêques d’Italie et de France, et des assistants ordinaires que fournissait l’Église romaine.

Les envoyés de Henri admis au concile, après une profession d’obéissance envers le pape, déplorèrent les malheurs et les injures de leur maître, alléguant surtout que le duc Rodolphe, vassal et chevalier du roi Henri, obligé par serment de l’assister de sa personne en toutes choses, était parjure et traître ainsi que ses complices, en chassant du trône son seigneur : ils ajoutèrent que si le roi leur maître déposait cette plainte, ce n’était pas faute de pouvoir aisément réduire ses ennemis par les armes ; mais il lui avait paru juste et digne d’invoquer sur ce point le souverain jugement du pontife.

Un murmure de faveur accueillit ce discours. Beaucoup de membres du concile, gagnés par le langage public ou les secrètes promesses des envoyés de Henri, paraissaient mal disposés pour Rodolphe. Quelques-uns demandèrent qu’une instruction canonique fût commencée contre lui.

Le pontife, paraissant d’une sérénité tout impartiale, protesta qu’avant l’examen du procès entier, l’excommunication par son légat étant douteuse pour lui-même, il ne pouvait encore prononcer de décision. Il déclarait, en outre, qu’il avait reçu des deux rois également des professions d’obéissance et des ambassades, et qu’il savait que l’un et l’autre comptaient dans leur parti un nombre considérable de grands du royaume, d’évêques, d’hommes sages et pieux ; qu’il fallait donc mûrement délibérer et qu’il les suppliait et les avertissait tous de prier Dieu en commun afin que le Seigneur leur envoyât les conseils de son esprit saint, pour accomplir l’union et la pacification de l’Église déchirée par tant de schismes et de divisions.

La cause des rois de Germanie fut ainsi remise au samedi suivant, et l’on s’occupa d’autres affaires. Le concile recueillit divers témoignages sur les mi-racles qui, dit-on, avaient signalé la vie et la mort du préfet Cenci, ce champion de l’Église, dont le nom rappelait l’attentat récent de son indigne neveu contre Grégoire VII. On voulut célébrer en même temps la mémoire d’un autre soldat des papes, ce chevalier Herlinbald qui, plusieurs années auparavant, avait, dans Milan, fait la guerre aux schismatiques avec un zèle dont la violence ou la nécessité peut difficilement se juger au vrai de si loin. Frappé par représailles dans les troubles de Milan, au sujet des prêtres simoniaques ou mariés, Herlinbald avait péri dans les rues de Milan ; et le concile, sans doute en vue des nouveaux périls de l’Église, trouvait à propos d’enregistrer les faits miraculeux attribués au tombeau d’un tel défenseur de Rome, et il se plaisait en ce moment à canoniser sa mémoire.

Cependant le pape, dans ses délibérations sur l’Allemagne, s’arrêtait toujours à la pensée d’une grande diète présidée par lui-même ou par ses légats, et dans laquelle les seigneurs et les prélats du royaume, réunis hors de la présence des deux rois, jugeraient souverainement leurs débats.

Le samedi suivant, Grégoire VII entra solennellement au concile, entouré des sept évêques suffragants du siège de Rome ; et il annonça son intention de réclamer, quant au royaume de Germanie, le jugement préalable de la diète présidée par lui-même ou par ses ordres. Tous les membres présents du concile ayant approuvé, il se leva de nouveau, et, les cierges allumés, il rendit sentence d’anathème et d’excommunication contre tous rois, ducs, évêques, grands ou petits, qui par ruses, manœuvres, violences ou artifices empêcheraient, quel que fût leur motif, la réunion annoncée, s’opposeraient à l’arrivée des légats apostoliques ou refuseraient d’observer religieusement les décisions prises d’un commun accord dans cette assemblée par les légats apostoliques, les grands du royaume, les seigneurs et les prud’hommes élus pour délibérer.

Après la formule prononcée, le pape et les sept évêques suffragants renversèrent les cierges enflammés et les éteignirent contre terre. Ayant rendu témoins de ce menaçant symbole les envoyés de Henri, le pontife les chargea de recommandations instantes et d’avis paternels, pour engager leur maître à garder la paix avec tous ses ennemis jusqu’à la réunion et pendant la durée de la diète future. Il affecta même de faire accompagner au retour cette ambassade de Henri par deux nonces nouveaux qui, se rendant près de lui, l’inviteraient à choisir à son gré l’époque et le lieu de la diète, et ; quand toutes les convocations seraient faites, reviendraient en donner avis à Rome, pour que des légats extraordinaires du saint-siège arrivassent à jour fixe et par le chemin le plus direct à cette assemblée dont ils devaient être les médiateurs et les arbitres. Du reste, malgré ces apparences si pacifiques, Grégoire VII laissa partir les envoyés de Henri sans leur donner la bénédiction pontificale pour leur maître. Le motif de cette réserve était le bruit répandu que le légat présent à Goslar avait de nouveau excommunié ce prince.

Les envoyés de Rodolphe, après une secrète audience du pontife, avaient déjà quitté Rome, chargés de bénédictions et d’indulgences pour leur roi et pour tous ceux qui persisteraient à obéir aux décrets apostoliques et y donneraient force, de cœur et de volonté, dans la paix du Christ : douces et chrétiennes paroles, dont la vertu terrible avait armé la Saxe !

Cependant le concile de Rome, soumis d’ailleurs à toutes les intentions du pape, ne se relâchait en rien de la rigueur accoutumée. De nouveaux anathèmes furent lancés contre les archevêques ou évêques de Ravenne, de Milan, de Trévise, et en général contre tous les prêtres simoniaques ou concubinaires, surtout ceux qui, déjà frappés d’exclusion, étaient rentrés dans leurs églises, ou avaient repris leurs femmes. Quant à ceux qui s’étaient fait ordonner prêtres par des évêques canoniquement interdits, tous les sacrements leur furent retirés, hormis le baptême. D’autres sentences furent dirigées contre tout laïque qui aurait disposé d’un office ou d’un domaine ecclésiastique et l’aurait concédé comme un fief. Enfin fut particulièrement frappé d’anathème quiconque aurait envahi ou pillé les église& consacrées, les parvis ou les cimetières de ces églises, les cloîtres, les propriétés servant à nourrir des moines, des prêtres ou des vierges saintes.

Cependant le pape, au milieu de ces sentences générales contre des classes entières de coupables, s’abstint de multiplier les anathèmes individuels et ne prononça rien à l’égard de beaucoup d’évêques allemands ou lombards déclarés contre lui, soit qu’il attendit leur repentir ou une meilleure occasion de les frapper.

Henri reçut à Ratisbonne un premier message de ses ambassadeurs à Rome. N’espérant plus, sur cet avis, de réconciliation avec le pontife et de paix en Allemagne, il revint en hâte à Mayence, puis à Cologne, avec tout ce qu’il avait pu rassembler d’hommes d’armes et de milices. Là il fut joint par ses ambassadeurs et les nonces du pape, et il écouta le récit détaillé de tous les actes du concile.

Invariable dans la résolution d’éviter le jugement d’une diète présidée par, ses mortels ennemis, il affecta cependant de rejeter sur Rodolphe seul le retard de la convocation et la désobéissance aux injonctions pontificales. Que l’on juge par ce seul fait la puissance de Rome sur les esprits : toute la politique, toute l’habileté du roi Henri et de ses conseillers, c’était d’affecter de croire le pape encore impartial et ses foudres également suspendues sur les deux rivaux.

Cependant, quelques semaines avant cette époque, à la solennité de Pâques, célébrée dans Goslar, Rodolphe avait donné publiquement à l’Église romaine le témoignage de soumission dont le refus obstiné, avant et après lui, fit la longue querelle du sacerdoce et de l’empire. Henri venait, nous l’avons dit, de conférer à son gré le riche évêché d’Augsbourg. Mais le chapitre, le clergé et une grande partie du peuple de la ville avaient désigné pour cette dignité un savant chanoine dont Rome eût approuvé le choix. Repoussé par Henri, ce chanoine nommé Wigold vint chercher asile près de Rodolphe. Le nouveau roi n’intervint pas, comme n’ayant lui-même aucun droit de nomination ; mais l’élection de Wigold au siège épiscopal d’Augsbourg fut confirmée par le cardinal-légat assisté de l’archevêque de Mayence Sigefride et de neuf évêques du parti de Rodolphe.

Wigold, solennellement consacré le jour de Pâques, reçut des mains de l’archevêque Sigefride l’anneau et la crosse épiscopale, et ensuite Rodolphe lui délégua les droits régaliens pour l’administration de certains fiefs de son Église. Tout ce cérémonial ne mit pas Wigold en possession de la moindre parcelle du splendide évêché d’Augsbourg. Mais l’Église romaine y voyait avec satisfaction la reconnaissance de son droit exclusif à la collation et à l’investiture des dignités ecclésiastiques.

Cependant Henri, qui, maître assez paisible du reste de l’Allemagne, voyait son ennemi cantonné dans la Saxe et redoutait une lutte dernière contre cette race belliqueuse, profita de l’arrivée des non ces du pape pour tenter quelques négociations nouvelles. Il fit proposer aux seigneurs saxons une conférence avec les chefs de son parti. Rodolphe et les siens y consentirent. On fixa pour le lieu de l’entrevue la ville de Fritzlar dans la Hesse, à quelques lieues de Cassel. Les grands de la Saxe, évêques et comte, s’y rendirent avec empressement, de l’aveu de Rodolphe ; mais il n’était venu du côté de Henri que des officiers de son palais, quelques évêques de cour ou conseillers intimes et non des seigneurs indépendants. La fierté saxonne refusa d’abord de négocier avec eux ; ils parvinrent cependant à se faire écouter et mirent beaucoup d’adresse à dénaturer les actes du dernier concile de Rome, prétendant que Rodolphe était désigné dans la sentence d’anathème, et que ses partisans avaient été censurés par le pape comme parjures et rebelles à leur seigneur et roi.

Les Saxons, pour montrer que, loin de craindre l’arrivée et le jugement du pape, ils les recevraient avec joie, répondirent en demandant la réunion de la diète et en promettant d’obéir religieusement à tout ce qu~elfe déciderait. Ils déclaraient qu’ils tenaient pour anathèmes et pour retranchés de l’Église tous ceux qui désobéiraient au pape en cela et s’opposeraient à la sentence. Puis ils chargèrent un des leurs d’aller avec les envoyés de Henri demander à ce prince et à ses adhérents de leur fixer le jour et le lieu de la diète, protestant de s’y rendre malgré tous les obstacles. L’offre fut acceptée, et la conférence se sépara, en promettant de garder la paix jusqu’à la réunion de la diète.

Les négociateurs de Henri revinrent avec l’envoyé saxon chercher leur maître sur les bords du Rhin. Le roi et sa cour profitèrent assez habilement de la présence du Saxon, dont ils parlaient comme e’un otage qu’avaient envoyé les rebelles. Du reste, Henri évitait de s’expliquer sur l’époque et le lieu de la diète, et traînait les choses en longueur, faisant dire qu’il ne voulait pas avoir de conférence avec les rebelles ; mais que, pour l’amour du seigneur pape, il était prêt à recevoir en grâce tous ceux qui lui feraient soumission.

Rodolphe et les chefs saxons comprirent bientôt cette politique et se rassurèrent, en pensant que Henri ne voulait à aucun prix de la diète ordonnée par le pape, et que dès lors l’anathème retombait sur sa tête.

Henri, d’ailleurs, n’observait pas exactement la trêve. Tandis qu’il avait encore à sa cour l’envoyé saxon, ses troupes s’emparaient d’un château fort sur les terres de Rodolphe. Il paraissait également résolu à faire guerre ouverte au pape, plutôt que de consentir à cette diète ordonnée sous peine d’anathème.

Le nonce de Grégoire VII l’avant pressé sur ce point avec la hauteur apostolique, il s’emporta si violemment, qu’on eut besoin de dérober quelque temps à ses yeux le hardi messager de Rome. Calmé cependant par réflexion, il accueillit de nouveau ce nonce en public et le retint dans son palais, trouvant utile aux yeux du peuple d’avoir à sa cour un légat apostolique, comme Rodolphe avait à la sienne un cardinal romain. Mais il n’en montra pas moins d’opiniâtreté dans ses refus et de vigueur dans ses actes. L’évêque de Metz et plusieurs seigneurs lorrains, venus près de lui dans l’espoir d’une conciliation, lui ayant déclaré qu’ils resteraient fidèles au parti du pape, il les suivit de près à leur retour avec un corps de troupes, et jeta garnison dans Metz, dont il les chassa. Il courut ensuite à Strasbourg, où il installa pour évêque, contre le vœu des clercs de la cathédrale, son propre chapelain, Thiebald, vicaire de l’Église de Constance ; et, se croyant sûr des villes et des provinces du Rhin, il ne songea plus qu’à porter la guerre sur le Danube. Il trouva la Bavière paisible, y recruta son armée pour la guerre de Saxe, et, à la fin de mai, il célébrait avec grande pompe dans Ratisbonne, la fête de la Pentecôte, traînant toujours à sa suite le légat de Grégoire VII.

Rodolphe, au même jour, était à Goslar, entouré d’un grand nombre de seigneurs de Saxe et de Thuringe, et préparait avec eux une expédition prochaine. Il avait reçu des envoyés du roide Hongrie, et de la part des mécontents de Flandre et de Lorraine, qui lui promettaient secours, au nom de Dieu et de saint Pierre. Il vint même une ambassade de l’indolent roi de France Philippe, intéressé à fomenter la guerre contre son redoutable voisin, le roi d’Allemagne.

Henri, en se portant sur le Danube, avait livré les bords du Rhin à de nouveaux troubles. L’Alsace et toute l’Austrasie furent aussitôt en proie à des guerres privées. Les pillages qu’avaient exercés les partisans de Henri furent vengés par d’autres pillages ; les évêques de Strasbourg et de Bâle, voués à sa cause, avaient fait, pour la soutenir, de nombreuses levées de paysans. Cette armée fut battue par un fils du duc Berthold, à la tête de quelques centaines d’hommes d’armes, et les deux évêques furent obligés de fuir.

Les ducs Berthold et Welf, avec des troupes assez nombreuses, ravageaient et pillaient l’autre rive du Rhin, et de là ils se proposaient de revenir par la Souabe joindre Rodolphe sur les frontières de Saxe. Mais ils rencontrèrent sur leur passage l’armée de Henri. Ils furent -de plus assaillis dans leur marche par des troupes de paysans armés, qu’avait soulevés Henri, et qui étaient répandus dans la plaine, au nombre de plus de dix mille hommes.

Henri, dont les forces étaient suffisantes pour empêcher la réunion des deux armées, affecta de vouloir encore la paix, et envoya quelques émissaires à Rodolphe et aux principaux chefs saxons ; puis tout à coup, levant ses bannières, il assaillit, par une attaque imprévue, le camp de son rival près de Melrischtald.

Rodolphe, surpris, s’élança de son camp, forma brusquement son ordre de bataille, dont les deux ailes étaient commandées par le duc Otton et Frédéric, préfet du palais, et se défendit avec vigueur. Le combat fut disputé, sanglant et plein de vicissitudes. Du côté de Rodolphe, le cardinal et les autres prêtres, qui n’auraient pas dû se trouver au combat, furent les premiers à fuir sous la vive attaque de l’ennemi. Un d’eux, Werner, évêque de Magdebourg, errant dans les bois, tomba percé d’une flèche par des brigands du pays ; un autre, Werner, évêque de Mersbourg, pris et dépouillé par la même bande, réussit à se sauver demi-nu ; le cardinal Bernard et Sigefride, archevêque de Mayence, furent arrêtés dans leur fuite ; l’évêque de Worms, Adalbert, fut conduit prisonnier à Henri.

Le roi Rodolphe, qui, par menaces ni par prières, n’avait pu retenir les évêques, déconcerté de leur fuite, commença la retraite.

Cependant une partie des Saxons poussait avec vigueur et succès le corps allemand qu’ils avaient en tête ; leur mot d’ordre était saint Pierre. Dans la mêlée, un Saxon, croyant s’adresser à l’un dés siens, avait salué de ce mot, saint Pierre, un soldat de Henri ; l’Allemand, le sabre levé, lui répondit : Voilà ce que ton Pierre te donne. Le Saxon d’un revers pare le coup et fend la tête de son ennemi, en lui disant : Et toi, reçois ce don de la part de Henri le fou et le tyran.

Telle était l’ardeur qui animait les deux armées, l’une zélée pour Henri jusqu’à braver l’Église, et l’autre se croyant l’armée de saint Pierre, exécutrice de ses vengeances. Aussi, malgré la disparition des évêques et la retraite de Rodolphe, les Saxons vainquirent enfin.

Le duc Otton et le comte Frédéric mirent en fuite sur deux points les troupes de Henri et le poursuivirent lui-même à la distance de plusieurs milles. Frédéric revint ensuite avec les siens sur le champ de bataille, dont les Saxons restèrent maîtres et où ils passèrent la nuit en cantiques d’actions de grâces.

Le duc Otton, au retour de sa poursuite, n’ayant pas reconnu le corps de troupes commandé par Frédéric, craignit d’engager un nouveau combat et se replia sur les frontières de la Saxe. Le lendemain, Frédéric, ayant rassemblé les siens et tous les fuyards des autres corps, reprit la même route.

Les Saxons, se retirant vainqueurs et pleins de joie, ravagèrent tout sur leur passage, à Smalcalde et aux environs : ils se vengeaient du mauvais parti que les gens du pays avaient fait, la veille, aux leurs dispersés et surtout aux évêques : Ils délivrèrent de leurs mains Sigefride, arrêté la veille dans sa fuite, et, triomphants d’avoir retrouvé ce saint personnage, ils le ramenèrent, en chantant des hymnes à Dieu.

On compta parmi les morts, du côté de Henri, plus de trente nobles chevaliers, dit un chroniqueur, et cinq mille hommes du peuple. La principale perte de Henri, dans cette journée, fut celle d1berhart le Barbu, son ancien ambassadeur à Rome et à Milan, et un de ses plus fidèles soutiens.

Du côté de Rodolphe il ne périt que peu de monde et aucun homme considérable, excepté l’évêque le Magdebourg. La retraite si prompte des Saxons s’explique parla séparation de leurs principaux chefs après le combat et le besoin qu’avait ce peuple simple et laboureur de rentrer chez lui faire sa moisson.

Rodolphe, qui s’était réuni aux siens à l’issue de la bataille, ayant tenu le soir conseil avec les chefs, fut obligé par eux de les ramener en Saxe, au nom de la promesse .qu’il leur avait faite de ne pas s’avancer plus loin s’il était vainqueur, et ainsi, perdant l’avantage qu’il avait acquis, ou du moins différant l’occasion d’en profiter pour soumettre le reste de l’empire, il se retrouvait dans la seule province dès longtemps ennemie de Henri.

 

 

 



[1] Berthold. Const. Chron., p. 48.

[2] Berthold. Const. Chron., p. 48.

[3] Berthold. Const. Chron., p. 48.

[4] Berthold. Const. Chron., p. 55.

[5] Gregorii papæ, epist., XXIII, lib. IV.