HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

LIVRE IV. — (1075- 1077.)

 

 

Nouveaux préparatifs de Henri pour asservir la Saxe. - Reprise du soulèvement local. - Concile ouvert à Rome le 23 février 1075. - Langage menaçant tenu par le pontife. - Rébellion croissante de la Saxe, surtout par l’influence des évêques. - Succès militaires de Henri ; son retour victorieux clans Worms. - Ses abus de pouvoir, en particulier contre l’Église, et dans la vente des dignités ecclésiastiques. - Protestations et messages menaçants de Grégoire VII. - Ses périls dans Rome. - Attentat de Cinci sur sa personne. - Sa délivrance par le peuple. - Considérations sur cet événement. - Cinci se réfugie à la cour de Henri. - Diète de Worms. - Déposition de Grégoire VII. - Concile de Rome. - L’empereur déposé. - Excommunication, articles fondamentaux promulgués par Grégoire VII.

 

Cependant le jeune roi de Germanie, instruit par ses revers, travaillait à se fortifier et surtout à dissoudre la ligue des grands du royaume, en s’efforçant d’exciter entre eux la jalousie et d’en gagner quelques-uns à sa cause. Il paraît même s’être concilié l’ambition du plus puissant de ses vassaux, Rodolphe de Rinfelden, qu’il devait, peu de temps après, avoir pour compétiteur à la couronne, et il crut un moment avoir enlevé à la Saxe ce redoutable défenseur. Il s’attacha beaucoup d’autres seigneurs par des présents et des promesses ; il s’assura de l’alliance du duc de Bohême et du roi de Danemark. Enfin, peu scrupuleux dans sa haine, et donnant un nouveau motif aux anathèmes de l’Église, il excita par ses émissaires les peuples païens et barbares de la haute Lusace à faire des incursions et des pillages sur les terres de la Saxe chrétienne.

En même temps il travaillait à diviser les principales familles de cette belliqueuse province, et à séduire par ses dons et ses promesses quelques-uns des chefs qui avaient pris part au dernier soulèvement. Comme les plus considérables des familles saxonnes possédaient, par quelques-uns de leurs membres, des fiefs et des domaines dans les États héréditaires de Henri, elles se partageaient de volonté ou d’apparence, pour ne pas encourir la perte de leurs biens ; et quelques-uns des fils ou des frères venaient se ranger du côté du roi, tandis que les autres restaient fidèles à ce qu’ils nommaient les droits et franchises de leur pays.

Henri, par des présents et des offres prodigués, parvint aussi à rapprocher de sa cause plusieurs évêques entre ceux dont le pouvoir et l’autorité avaient le plus aidé les premières résistances de la Saxe. Le bruit des préparatifs du roi et de la défection de plusieurs chefs commençait à se répandre dans le pays. La noblesse divisée tombait dans le découragement. On répandait parmi le peuple des prédictions sinistres ; on disait que, dans plusieurs églises, l’image du Christ avait paru couverte d’une sueur froide ; que l’évêque de Magdebourg, célébrant la messe, avait vu l’hostie tomber au fond du vase comme une chair vivante, et que, dans son diocèse, un prêtre avait également trouvé dans le calice du sang au lieu de vin.

L’archevêque de Magdebourg écrivit alors à Sigefride, évêque de Mayence, une lettre dont l’humble langage attestait l’inquiétude des grands de la Saxe ; et il le suppliait de détourner la colère du roi et d’obtenir du moins que, avant de ravager leurs campagnes par la guerre, il fît juger dans une assemblée des grands les torts dont il se plaignait.

Des lettres semblables furent adressées de Saxe à tous les princes qui environnaient Henri ; mais ce roi, plein du souvenir de son injure, et se voyant à la tête d’une nombreuse armée, dit aux Saxons, pour toute réponse, de se rendre à discrétion. Alors ils commencèrent à prendre les armes, sans renoncer à l’espérance de fléchir Henri.

Pendant que les Saxons affaiblis et découragés se disposaient lentement à la résistance, un secours leur était préparé du fond de l’Italie. Grégoire VII avait convoqué dans Rome un concile. Il alléguait pour motifs les troubles malheureux de l’Église et l’audace effrénée de ses ennemis. Il espérait, disait-il, par le courage spirituel autant que par la prudence, forcer les impies de renoncer à leurs entreprises et affermir la religion chrétienne dans sa paix et sa liberté primitives.

On vit bientôt ce qu’il désignait par ces expressions. Dans ce concile, qui s’assembla le 23 février 1075 et dura jusqu’à la fin du mois, le pontife ne se borna point seulement à suspendre quelques évêques d’Allemagne et de Lombardie et à renouveler ses décrets pour le célibat des prêtres : il attaqua directement. le pouvoir, qu’exerçaient tous les souverains, de donner l’investiture des évêchés et des abbayes, et il interdit solennellement l’usage même d’un droit dont l’Église depuis longtemps ne blâmait que la vénalité. Cinquante évêques et un grand nombre de prêtres et d’abbés présents au concile proclamèrent le décret suivant :

Quiconque désormais recevra des mains d’une personne laïque un évêché ou une abbaye ne sera pas compté parmi les évêques et les abbés. Nous lui interdisons l’entrée de l’Église et la grâce de saint Pierre, jusqu’à ce qu’il ait abandonné la place qu’il aura ainsi occupée, à la fois par ambition et par désobéissance, péché semblable à l’idolâtrie. Nous statuons de même touchant les dignités ecclésiastiques du second ordre. De plus, si quelqu’un des empereurs, des ducs, des marquis, des comtes ou des autres pouvoirs séculiers ose donner l’investiture d’un évêché ou de quelque autre dignité de l’Église, qu’il sache avoir encouru l’anathème.

En attaquant ce droit des princes, le pontife prévoyait bien quelle lutte il allait engager, et l’on peut croire que son courage et son ambition hésitèrent quelque temps. Entreprenant d’ailleurs cette voie nouvelle, cette revendication pleine de périls et d’obstacles, il lui fallait abandonner un autre projet qui flattait son ardeur, la pensée d’une croisade des princes d’Occident pour délivrer les chrétiens de Grèce et d’Asie. Toutes ses anxiétés, tous ses désirs, tous ses regrets, éclatent et se mêlent dans une lettre à Hugues, abbé de Cluny, son ancien ami, un des premiers hommes de l’Église d’alors et des plus puissants à la cour et dans les conseils agités de Henri.

Je suis obsédé, lui dit-il, d’une douleur immense et d’une tristesse universelle. L’Église d’Orient s’est éloignée de la foi catholique, et le démon, après l’avoir tuée spirituellement, fait périr les membres qui la composent par le glaive des infidèles pour qu’ils ne puissent se repentir par la grâce divine. Lorsque, par la pensée, je regarde l’Occident, le Midi, le Septentrion, je ne vois presque nulle part d’évêque dont la promotion et la conduite soient légitimes, et qui gouverne le peuple chrétien par l’amour du Christ et non par une ambition temporelle. Quant aux princes séculiers, je n’en connais pas qui préfèrent la gloire de Dieu à la leur et la justice à l’intérêt. Ceux au milieu desquels j’habite, les Romains, les Lombards, les Normands, sont, comme je le dis souvent à eux-mêmes, pires que les juifs et les païens. Et quand je rentre en moi-même, je me sens si fort accablé par le poids de ma pauvre vie, qu’il ne me reste d’espoir de salut que dans la miséricorde du Christ. Car, si je n’espérais pas arriver à une vie meilleure et servir l’Église, je ne resterais pas à Rome, où j’ai vécu toujours malgré moi depuis vingt ans. Aussi, entre cette douleur qui se renouvelle chaque jour et cette espérance si longtemps différée, battu de mille tempêtes, je meurs plus que je ne vis.

Mais pendant qu’il confiait à son ami ces dégoûts et ces découragements d’une âme ardente, le pontife réclamait de nouveau la Hongrie comme un fief du saint-siège ; ses secrets émissaires animaient le courage des Saxons, et son nouveau décret sur les investitures était porté à tous les rois chrétiens qu’il dépouillait d’une partie de leur pouvoir.

Henri, en recevant ces décrets, sentit le nouveau coup que lui portait le pontife ; mais, occupé de l’expédition qu’il allait entreprendre, il ne voulut ni céder à la nouvelle prétention du pape, ni rompre tout à fait avec lui.

Cependant les chefs restés fidèles aux griefs nationaux des Saxons, avant de laisser éclater la nouvelle rébellion qui se préparait sous leurs yeux, voulurent essayer quelques efforts pour désarmer les ressentiments de Henri et pour intéresser à leur cause le reste de l’Allemagne.

Le jour de Pâques de l’année 1075, comme le roi assistait solennellement à la messe dans la cathédrale de Mayence, un envoyé saxon, porteur de lettres suppliantes pour le roi, les présenta tout à coup à l’archevêque qui montait en chaire, et le conjura pour l’amour de Dieu d’en donner lecture au peuple. Henri défend de commencer cette lecture, et l’envoyé saxon s’efforce de faire connaître en peu de mots le contenu de ces lettres, et supplie tous ceux qui craignent Dieu de ne point venir ainsi ravager la Saxe, avant de savoir si elle est coupable ; mais la voix du messager saxon est étouffée de toutes parts. Rodolphe et d’autres princes rapprochés alors de la personne de Henri le pressent lui-même de se venger d’un peuple rebelle.

Les Saxons, qui se sentaient encore affaiblis de leur dernière défaite et découragés par la défection de quelques-uns de leurs anciens appuis, essayèrent encore de fléchir Henri par d’autres envoyés ; mais, pour toute réponse, ce prince, en offrant sa grâce à l’archevêque de Magdebourg, demande qu’on lui livre l’évêque d’Alberstadt, Otton, l’ancien duc de Bavière, et les autres principaux chefs. Ceux-ci consentaient à être jugés dans une assemblée des princes réunis de Saxe et de Germanie ; mais le roi voulait les tenir en son pouvoir. Les Saxons, poussés à bout, reprennent donc les armes, et le roi s’avance à Bredingen, où était assemblée son armée.

L’armée des Saxons était à quelques lieues de là, espérant encore la paix. Le roi, par une marche rapide, que lui conseille le duc Rodolphe, les prend à l’improviste, les disperse après un rude combat, en fait un grand carnage et s’empare de leur camp.

On remarqua cependant que du côté du roi il périt plus de nobles et de seigneurs, du côté des Saxons plus de paysans et de soldats. Le roi poursuivit sa victoire, saccagea la Saxe ; les hommes avaient fui dans les forêts, et Henri se disposa à marcher pour les soumettre ; mais, voulant n’avoir rien à craindre de l’Église pendant cette guerre, il fit partir pour Rome deux seigneurs de sa cour qu’il accréditait par cette lettre au pontife :

Sachez, très saint-père, que, m’étant aperçu de la disposition de presque tous les grands de mon royaume à se réjouir de nos discordes plutôt que de notre mutuelle alliance, je vous adresse secrètement ces deux envoyés, que je connais pour hommes nobles et religieux et qui, je n’en puis douter, souhaitent l’affermissement de la paix entre nous. Je désire que personne ne sache ce que je vous mande par eux, excepté vous, madame ma mère, ma tante Béatrix et sa fille Mathilde. En revenant, avec le secours de Dieu, de l’expédition de Saxe, j’adresserai d’autres envoyés choisis parmi mes plus intimes et mes plus fidèles, et je vous exprimerai par eux toutes mes intentions et la vénération que je dois au bienheureux Pierre et à vous.

Les seigneurs chargés de cette lettre étaient en même temps prévenus de rie point s’étonner si la seconde ambassade tardait, mais de prolonger leur séjour et d’attendre qu’elle frit arrivée, parce que le roi l’enverrait sans faute.

Henri, cependant, pressait les hostilités reprises avec tant de vigueur, et, s’avançant à travers la Saxe, il emportait plusieurs villes auxquelles il n’épargna pas les horreurs de l’assaut. Les femmes, réfugiées dans les églises, n’y furent pas à l’abri du viol et du meurtre. Ceux des nobles et des évêques qui n’avaient pas trahi étaient cantonnés dans quelques châteaux, d’où ils envoyèrent de nouvelles ambassades au roi.

L’évêque de Magdebourg, par une lettre à l’archevêque de Wurtzbourg, ministre de Henri, demandait de nouveau que le roi fît, après tant de sang répandu, ce qu’il aurait pu faire avant le combat, qu’il indiquât un lieu et une diète pour juger les griefs qu’il imputait aux chefs saxons : Que nous puissions, lui disait-il, conférer avec vous et les ducs Rodolphe, Berthold et Gottfried, nous sommes prêts à subir, sur tous les points où nous paraîtrons blâmables, le jugement de votre prudence. Jamais on ne vit, même dans un païen, une telle cruauté que de vouloir, lorsque l’on peut soumettre des hommes sans combat et sans péril pour les âmes, les subjuguer par la force et au péril des siens. S’il n’y avait eu dans cette armée, écrivait encore le prélat, que des laïques, peut-être ils épargneraient les églises et les choses ecclésiastiques ; mais, comme il y a parmi eux beaucoup d’évêques, on ne fait grâce à rien.

Henri, cependant, demeurait inflexible à de telles prières. Rentré vainqueur dans cette même ville de Goslar qu’il avait quittée presque furtivement quinze mois auparavant, il refusa même à ses amis d’accorder la paix à la Saxe. Une autre cause, une nécessité toute matérielle, l’obligea seulement de s’éloigner ; les vivres manquaient pour son armée, le pays était épuisé. Henri se retira dans l’intention de revenir, au mois d’octobre, enlever les blés qu’il laissait mûrir. Ce repos de quelques mois rendit le courage aux Saxons, et, dans cet intervalle, de grands changements survinrent parmi les partisans ou les alliés du roi. Ce prince s’aperçut bientôt que les seigneurs qui venaient de seconder si puissamment ses armes pourraient bien, dans une nouvelle épreuve, ne pas lui prêter le même appui ; sa résolution fut prise dès lors de peser sur la Saxe par un autre côté et avec d’autres auxiliaires. Il se dirige vers les montagnes de la Bohême, habitées par des peuplades féroces, presque toutes païennes encore et moins soumises à son autorité que prêtes à le suivre dans une guerre d’invasion et de pillage ; fortifié de leurs secours, il se jette de nouveau sur la Saxe qu’il dévaste. Les milices du pays, rassemblées à la hâte, marchent contre son armée qu’elles espèrent envelopper. Mais il leur échappe, multiplie ses ravages, repasse en Bohême et s’y trouve au lieu et au jour qu’il a fixés à ses alliés, le 31 décembre 1075, pour s’élancer avec eux à de nouveaux ravages.

Les évêques et les comtes venus à ce rendez-vous étaient encore nombreux. Gottfried, l’époux de Mathilde et le fidèle vassal de Henri, avait surtout amené des troupes brillantes et bien armées. Mais les ducs Rodolphe de Souabe et Berthold de Carinthie ne parurent pas ; ils firent connaître par un message que, touchés de la grâce de Dieu, ils se faisaient scrupule de seconder le roi dans sa colère implacable contre un peuple innocent. Dans leurs principautés et leurs domaines, ils observèrent un jeûne public et firent vœu de ne plus reprendre les armes dans cette guerre.

Affaibli par cette défection nouvelle, Henri se montra moins implacable et consentit enfin, sur la demande réitérée des Saxons, à leur envoyer l’archevêque de Mayence, trois autres évêques de son parti et le duc Gottfried pour les entendre et traiter avec eux. Arrivés au camp des Saxons, les députés du roi déclarèrent aux chefs des rebelles qu’ils devaient une réparation à Henri et ne pouvaient l’accomplir qu’en se livrant à sa merci ; mais que, du reste, ils se portaient garants que le roi ménagerait leur honneur et leur liberté. Les Saxons frémissaient à cette demande, redoutant l’humeur violente du roi, et ayant encore sous les yeux les marques de sa cruauté dans la dernière invasion de la Saxe ; mais ce spectacle même abattait leur courage.

Après avoir longtemps hésité, ils s’en remirent aux députés du roi, et Henri promit, avec serment, de ne rien ordonner contre les chefs saxons sans l’avis et le consentement des princes qui avaient contribué par leurs efforts à sa victoire.

D’une autre part, les députés de Henri jurèrent que les seigneurs de Saxe et de Thuringe ne souffriraient aucun dommage dans leur personne et dans leurs fiefs ; et qu’aussitôt qu’ils auraient, par leur reddition volontaire, satisfait à la majesté du roi de Germanie, ils seraient rendus à leur liberté et à leur patrie, sans rien perdre de leurs privilèges.

A ce prix, et malgré leur défiance, malgré le désespoir de leurs plus zélés partisans, les chefs des Saxons consentirent enfin à se remettre dans les mains de Henri.

C’était la fin de la guerre et le plus beau triomphe pour le jeune roi : la soumission se fit avec solennité.

Le roi, entouré de ses évêques et de ses princes, était assis au milieu d’une vaste plaine, près de la ville de Spire ; ses troupes étaient rangées à quelque distance, laissant libre un assez vaste espace que l’on ne pouvait traverser sans être en vue de toute l’armée royale. Là s’avancèrent successivement les princes de Saxe et de Thuringe, l’archevêque de Magdebourg, l’évêque d’Alberstadt, l’ancien duc de Bavière, Otton, tous les autres chefs et nobles qui avaient pris part à la guerre, et ils vinrent se rendre au roi. Henri les reçut et les remit à la garde des divers princes dont il était entouré ; mais bientôt après, au mépris de ses serments, il les exila la plupart en Bavière, en Bourgogne, en Lombardie, et s’empara de leurs terres pour les distribuer à ceux des siens dont il était le plus content ; il dépouilla même quelques seigneurs saxons qui n’avaient pas pris part au soulèvement de leur pays, et enrichit de leurs dépouilles plusieurs favoris, surtout Ulrich de Cosheim.

Ensuite, après s’être assuré des villes et des châteaux qui restaient à la Saxe, il congédia son armée et revint célébrer sa victoire dans la ville de Worms.

Ce succès, dont Henri ne tarda pas d’abuser, avait abattu l’orgueil des vassaux jaloux de son pouvoir, et Grégoire VII lui-même parut adoucir son langage avec le jeune prince victorieux. Il lui écrivit pour le féliciter de son zèle à réprimer la simonie et à maintenir le célibat des prêtres. Il lui donna ce titre d’Empereur déjà contesté, et, en marquant son intention de finir les débats qui pourraient les diviser encore, il employait ces affectueuses paroles : Je suis prêt à t’ouvrir le sein de l’Église romaine, à te recevoir comme un frère et comme un fils, et à t’offrir le secours qui t’est nécessaire, ne voulant rien de toi, sinon que tu prêtes l’oreille aux paroles de l’Église. Le pontife ajoutait : Si l’orgueil des Saxons qui vous résistaient injustement vient de se briser devant vous par le jugement de Dieu, il faut s’en réjouir pour la paix de l’Église, et s’en affliger parce que le sang de beaucoup de chrétiens a coulé. Occupez-vous, dans cette occasion, de défendre la justice et l’honneur de Dieu plutôt que de pourvoir au vôtre, car tout prince peut, avec plus de sécurité, punir mille impies pour la cause de la justice que frapper du glaive un seul chrétien pour la cause de sa propre gloire.

Malgré ce langage amical, Grégoire poursuivait avec hauteur la déposition de plusieurs évêques d’Allemagne, accusés de violence ou de simonie, mais coupables surtout à ses yeux de fidélité pour Henri.

Hermann, évêque de la forte ville de Bamberg, avait, durant la guerre de Saxe, servi la cause de Henri de ses richesses et de ses exhortations publiques. Grégoire VII, profitant d’une querelle qui s’était élevée entre ce prélat et les chanoines de son Église, lui donna tort et l’interdit. Hermann s’étant abstenu de l’autel, mais restant maître de l’évêché, Grégoire VII pressait Henri de le chasser. Ce prince y consentit ; mais il remplit la place vacante par un prêtre de son choix et qui lui était dévoué. Un tel acte indiquait assez que le jeune roi vainqueur ne voulait pas reconnaître le dernier décret du pape sur l’investiture des dignités ecclésiastiques. En effet, il n’était plus question de l’ambassade que Henri, à la reprise des troubles de la Saxe, avait promis d’envoyer à Rome. Au lieu de la négociation secrète et tout amiable qu’il avait paru désirer, il voulait maintenant discuter en public les prétentions de l’Église romaine, et se croyait assez puissant pour les repousser. Henri marqua dès lors cette intention à Béatrix et à Mathilde, comme à ses deux vassales en Italie. En même temps Gottfried, par l’ordre de ce prince, faisait de nouvelles instances pour appeler prés de lui Mathilde.

Le rôle qu’avait eu Gottfried dans la rapide expédition de Saxe pouvait tenter un moment l’orgueil de Mathilde. Cet époux difforme et dédaigné s’était couvert de gloire ; l’offre que faisait Henri de négocier publiquement avec le pape semblait d’ailleurs juste et naturelle. Les deux princesses l’appuyèrent auprès du pontife, dans une lettre où elles le consultaient en même temps sur la réponse qu’elles devaient faire à Gottfried. Grégoire s’offensa presque de cette lettre, qui lui parut un signe de doute de faiblesse. Nous ne sommes pas peu surpris, répondit-il, que vous ayez cru pouvoir consulter sur les choses dont vous nous parlez dans vôtre lettre.

Transcrivant alors les expressions mêmes que le roi lui avait adressées par ses premiers envoyés encore présents à Rome et cette demande formelle d’une négociation amicale et secrète : Nous sommes profondément étonnés, dit-il, qu’il ait si fort changé d’avis et veuille maintenant publier ce qu’il avait dessein de cacher. Cela donne à penser qu’il ne veut pas du tout d’une paix que maintenant il propose de faire en présence de ceux auxquels il voulait auparavant la cacher, et qui, disait-il lui-même, avaient plus de joie de nos discordes que de notre union. Sachez donc que nous ne consentirons pas à sa demande, parce que cette nouvelle invention, commode pour ses intérêts, ne paraît point honorable au bienheureux Pierre et à nous.

Que s’il revient à sa première pensée, elle nous paraît salutaire et bonne à suivre. Quant aux conseils que vous nous demandez sur la réponse que vous devez faire à Gottfried, en vérité nous ne saurions quel parti vous indiquer après que cet homme a rompu si ouvertement les serments qu’il vous avait faits, et lorsque nous croyons impossible de se fier à ses promesses. Cependant, si vous pouvez faire avec lui quelque convention qui ne s’écarte pas de la règle prescrite par les saints Pères, je l’approuve. S’il en est autrement, nous désirons que vous sachiez bien qu’il n’est pas possible de rompre ou d’affaiblir l’affection par laquelle Dieu a voulu nous unir. Partant, si Gottfried vous aime, nous l’aimerons ; mais si, par sa faute, il vous a prises en haine, nous, en vous aimant de tout notre pouvoir, comme nos filles chéries, nous lui résisterons avec la faveur de Dieu[1].

Grégoire, en rejetant les nouvelles propositions de Henri, songeait dès lors à l’attaquer ouvertement au prochain concile ; son langage devenait plus hardi et plus menaçant pour l’Empereur. Uniquement occupé de le combattre, il se relâchait de sa rigueur envers les évêques de Lombardie qu’il avait excommuniés. Il écrivit à Thédald, nouvel archevêque de Milan, nommé par Henri, pour lui faire espérer la confirmation de sa dignité s’il se rendait à Rome. Pour la sûreté de son voyage, il lui offrait la protection de Béatrix et de Mathilde dont il fallait traverser les États. Il lui promettait la liberté du retour, mais en lui défendant de se faire consacrer. Il l’avertissait que la force des rois et des Empereurs et tous les efforts des mortels, en présence des droits apostoliques et de la toute-puissance de Dieu, ne sont qu’une étincelle et une paille légère.

Dans la colère qui lui dictait ces paroles, Grégoire VII, instruit que Henri venait encore de disposer des évêchés de Spolète et de Fermo, envoie deux légats pour sommer le roi de comparaître au prochain concile : Henri, tout-puissant au milieu de la Saxe soumise, était revenu dans Goslar célébrer les fêtes de Noël.

Il y avait mandé les princes du royaume pour délibérer avec eux sur le sort des chefs saxons ; et il profitait de leur présence pour leur faire jurer solennellement de ne reconnaître jamais d’autre roi que son fils Conrad, encore tout enfant.

Otton, ancien duc de Bavière, et si mêlé aux troubles de la Saxe qu’il avait soulevée en y trouvant asile, venait se soumettre à Henri et lui amenait ses deux fils pour otage. Il en était bien accueilli et parut bientôt fort avancé dans la confiance et la faveur du prince, car Henri, tant accusé, n’était pas implacable. Il continuait cependant à régir dans son royaume d’une volonté absolue les affaires ecclésiastiques comme toutes les autres, et il ne paraissait disposé à rien céder de ce pouvoir que les récents décrets de Grégoire VII revendiquaient avec tant de hauteur touchant l’investiture des dignités et des bénéfices de l’Église. Cet ordre de choses suivi dès longtemps choquait peu les esprits ; et dans le peuple et le clergé on s’y prêtait de soi-même en sollicitant, à chaque vacance d’évêchés ou d’abbayes, le choix du souverain. A ce moment même, des députés de la bourgeoisie et du clergé de Cologne venaient lui demander l’autorisation d’élire un archevêque pour remplacer le célèbre Hannon, mort depuis peu de temps, après avoir occupé une si grande place à la cour de l’impératrice Agnès et durant la minorité du jeune roi.

Ce fut au milieu de ce concours d’hommages à la puissance de Henri, et sur le lieu même de ses récentes victoires, que les légats du pape se présentèrent et qu’ils le citèrent à comparaître le premier lundi de la seconde semaine de carême au concile de Rome, sous peine, s’il y manquait, d’être retranché du sein de l’Église.

A cette menace inattendue, Henri, jeune et fier, ne peut contenir son indignation ; il fait chasser avec insulte les légats, et, résolu de rendre outrage pour outrage, il ordonne, à son tour, de convoquer dans Worms, pour le troisième dimanche avant le carême, un concile de tous les évêques et abbés de son royaume, afin d’aviser avec eux à la déposition du pontife romain[2].

Par une rencontre singulière, à l’époque et presque au jour même où le pape faisait menacer Henri dans Goslar, lui-même, au milieu de Rome, était arraché du sanctuaire. Tandis que le pape fulminait au loin ses anathèmes, il était mal en sûreté dans son Église, et ce n’est pas un des moindres contrastes de sa vie que de le voir attaquer avec tant de hauteur le roi d’Allemagne, imposer tribut à Guillaume le Conquérant et demeurer exposé dans Rome au premier coup de main d’un brigand. Mais de tels désordres, représaille odieuse de la fermeté du pontife, dépendaient d’une cause plus générale.

Ils tenaient moins encore à la rude licence du moyen âge qu’à la nature même du pouvoir pontifical, puissance toute d’imagination et de foi, sans force matérielle, idole adorée au loin, faible et vulnérable dans son temple. Notre civilisation même ramène trop souvent ces accidents des temps barbares pour qu’on ait peine à les comprendre dans le passé. Pendant plusieurs siècles, les barons romains, c’est-à-dire les descendants de quelques chefs goths ou de quelques familles indigènes entées faussement sur des noms antiques, mais possédant des châteaux voisins de Rome, avaient souvent rançonné l’Église et troublé les élections.

Depuis qu’il n’y avait plus d’empereur ni de roi Théodoric, un comte de Toscanelle ou de Tibur, aidé de quelques centaines d’hommes d’armes, avait parfois disposé de la tiare, ou emprisonné le prêtre qui osait la recevoir en dépit d’eux.

La domination des rois de Germanie, survenus comme de plus redoutables suzerains et de plus puissants Barbares, n’avait pas détruit cette féodalité de la campagne de Rome. Elle apparaissait par intervalle dans l’éloignement des lances allemandes. Souvent elle offrait ses services aux rois de Germanie, et s’en faisait payer par l’impunité du pillage. Cependant elle allait s’affaiblissant depuis que des principautés bien autrement puissantes, celle du margrave Boniface et de Béatrix, et celle des chefs normands, s’étaient élevées dans la Toscane et la Calabre.

Devant cette puissance, les châtelains suburbicaires, d’oppresseurs devenus factieux, se bornaient à quelques exactions armées et à quelques violences dans la ville. Durant les troubles antérieurs à Grégoire VII, un d’eux, Cenci, fils d’Étienne, ancien préfet de Rome, s’était signalé par son audace et ses rapines. Profitant du pouvoir de son père, il avait fait bâtir, au milieu même de la ville, une tour fortifiée[3]. Plus tard il continuait d’occuper ce poste, et comme autrefois Catilina, attirant à lui les gens désespérés, les hommes perdus de dettes et prêts au crime, il s’était fait, dit la chronique[4], une garnison de tous les hérétiques et de tous les méchants du pays.

Accusé du meurtre d’un de ses oncles dont il avait forcé et démoli la maison[5], il avait été ex-communié dès le commencement du pontificat précédent, à la demande d’Hildebrand, qui déjà répondait de tout et faisait tout[6]. Ayant pris la fuite avec deux de ses partisans, dont la chronique a conservé les noms, Bertramn et Nicolas, il s’était réfugié à la cour de Henri[7], il avait servi la cause de l’antipape Cadaloüs, était rentré avec lui dans Rome et avait fait la guerre de rue en rue contre les troupes du duc Gottfried et de Béatrix, qui ramenaient le pape Alexandre. L’antipape Cadaloüs enfin repoussé et mort en exil, Cenci, favorisé par sa parenté dans la noblesse romaine, avait obtenu de revenir à Rome en faisant au pape serment de garder la paix[8]. Remis en possession de sa tour à l’entrée du pont de Saint-Pierre, il y jeta bon nombre d’hommes d’armes, et il prétendit exiger de tout passant chargé de marchandises un droit de péage[9].

Cette vaste étendue de l’ancienne Rome, où se perdait le peuple nouveau, ces solitudes au milieu de la ville et en même temps ces maisons fortifiées dont elle était remplie devaient y rendre toute espèce d’attentat facile, et expliquent les brigandages, les troubles, les essais de guerre civile dont elle était souvent le théâtre. Nul ordre, nulle garde régulière, partout la misère ou la violence abritée ou enhardie par les ruines qui couvraient le sol de Rome.

L’esprit de l’Église romaine, d’abord, avait vu sans regret ces destructions matérielles, cet encombrement de débris qui attestait d’autant mieux la chute du paganisme. Dès la fin du quatrième siècle, un pape était accusé d’avoir aidé à la démolition de l’enceinte sacrée de l’ancienne Rome et des murs qui la protégeaient. Ensuite l’Église souveraine dans Rome ne fit, pendant plusieurs siècles, aucun effort pour épargner aux monuments païens les dévastations du temps et des barbares. Ce qu’il y avait de souvenir de l’art antique ou plutôt d’imitation de l’art byzantin ne s’appliquait qu’au service du culte chrétien, à la transformation des temples païens en chapelles chrétiennes. Le Capitole seul fut relevé de ses ruines, et un seul des palais impériaux conservé en devenant le palais de Latran, comme le Panthéon devenait l’église de Sainte-Marie-aux-Martyrs. Hors de là, le zèle religieux même aidait à l’incurie barbare du siècle. Un écrit presque contemporain de Grégoire VII célèbre comme un spectacle agréable aux yeux cette ruine, dit-il, des palais impériaux et d’autres merveilleux édifices qui représente aux fidèles la ruine de Jéricho, tandis que les édifices ecclésiastiques, accrus de jour en jour et resplendissants de marbre et d’or, montrent visiblement la maison de Raab, seule debout et sauvée, c’est-à-dire l’Église appuyée sur la foi et sur le nom de saint Pierre.

Le même écrit atteste par de curieux détails l’anarchie guerrière si fréquente alors. Seuls entiers parmi les édifices publics, les Églises, les monastères de la ville étaient gardés comme des places fortes, souvent crénelés et surmontés de machines de guerre ; on y voyait porter des amas d’armes et de pierres comme en un lieu tout proche des Sarrasins, dit l’auteur, et afin que cet appareil, même dans les faibles mains d’hommes contemplatifs, effrayât les barbares qui ne manquaient pas d’assaillir ces lieux sacrés s’ils les savaient sans défense. Enfin, dit encore le même auteur, présent à Rome du temps d’Innocent III, souvent sur les murailles apparaissaient des prêtres et des moines portant cuirasses et boucliers, et lançant des dards et des quartiers de roche pour repousser l’ennemi, et, sans intention homicide, imprimer aux barbares une terreur qui les sauvât d’eux-mêmes.

Les Barbares, dans le langage énergique de ce témoin du temps, n’étaient autres que la tourbe et les gens perdus, souvent à la solde de ceux qu’il appelle ailleurs les capitaines romains, tels qu’était entre autres ce Cenci dont nous parlons. Cela seul, cependant, n’expliquerait pas toute l’audace de cet homme et sa singulière usurpation. Il faut y voir encore l’abus de quelque privilège ancien et une marque de l’importance qu’il tirait de sa parenté féodale et de ses richesses.

Mais quels que fussent ce privilège et cet ascendant, Grégoire VII, maintenant maître en son nom, ne pouvait tolérer d’indignes désordres qu’il avait déjà réprimés sous un autre pontife, et quand tout se brouillait du côté de l’Allemagne, le patronage qu’en avait reçu Cenci, l’asile que naguère il y avait cherché rendaient son audace dans Rome plus insupportable.

Grégoire VII n’hésite donc pas à frapper en lui un des derniers et le plus redoutable de ces barons romains qui avaient si souvent conspiré contre la papauté. Après avoir épuisé les religieuses réprimandes et les anathèmes, il donne l’ordre au préfet de Rome de se saisir du rebelle. Le préfet de Rome, selon le droit public du temps, était un magistrat revêtu d’une juridiction militaire et civile, lié envers le pape auquel il rendait hommage ; et envers l’Empereur dont il recevait les insignes de sa puissance, un glaive nu pour en user contre les malfaiteurs qu’il ferait arrêter, juger et exécuter dans l’éloignement du prince, les vacances de l’Empire et les minorités. Ce droit d’investiture devait être fort affaibli, et le préfet était choisi et maintenu par le pape. L’homme qui remplissait alors cette charge, du même nom et selon toute apparence de la même famille que Cenci, était un pieux personnage qui portait si loin le zèle du Seigneur, que, laïque et chevalier, il avait parfois exercé dans l’Église le ministère de la parole évangélique[10]. Nous avons encore deux lettres de Pierre Damien à ce magistrat, évidemment l’homme lige et l’officier du pape bien plus que de l’empereur. Dans l’une de ces lettres, l’éloquent évêque d’Ostie, d qui la voix avait manqué pour prêcher le peuple le jour de l’Epiphanie dans l’église Saint-Pierre, félicite le préfet Cenci d’avoir pris devant lui la parole à sa place, et, le comparant aux deux conducteurs du peuple d’Israël, Moïse et Aaron, pour sa sévère équité sur son tribunal et ses pieux enseignements dans le temple, il le nomme le père de la patrie et le défenseur de l’Église[11]. Plus tard, dans une autre lettre, il l’avertit de modérer ce goût excessif de l’oraison ecclésiastique dont Cenci avait sans doute trop renouvelé l’épreuve ; il lui rappelle l’importance de ses fonctions séculières et lui recommande de ne pas négliger, par amour de la contemplation spirituelle, la police de ce peuple innombrable qui lui est confié, et de ne pas sacrifier à ses satisfactions particulières le salut commun de la foule qui attend la justice.

Quoiqu’il en soit, Grégoire VII jugea bien d’abord ce qu’il pouvait commander au pieux dévouement d’un tel homme du même coup d’œil qui, pour ambassadeur près de Guiscard, lui fera choisir un ermite, ancien chevalier de haut lignage, portant un cilice de fer sous sa robe. II oppose au brigand patricien le mystique préfet, et celui-ci, sans égard pour sa parenté et pour la complicité bienveillante des nobles romains, arrête à force ouverte Cenci et le jette dans un cachot.

Frappés de ce coup hardi, plusieurs des nobles romains qui, dans l’impunité de Cenci, réclamaient un droit pour eux-mêmes, vinrent supplier le pape d’épargner au moins sa vie. Grégoire, bien éloigné des rigueurs sanglantes de son premier patron Grégoire VI, ne laissa jamais, malgré sa sévérité et ses fréquents périls, exécuter contre aucun de ses ennemis une sentence de mort. Après avoir exigé du factieux serment sur les reliques de saint Pierre qu’il amenderait sa vie, et reçu la caution de quelques-uns de ses parents accrédités dans Rome, il le remit en liberté, et fit seulement occuper sa principale forteresse[12]. Désespéré de cet affront qui abattait son parti dans Rome, Cenci s’en bannit aussitôt pour chercher partout des alliés et une vengeance. Il s’adressa d’abord aux principaux excommuniés des derniers conciles, se présentant au duc Guiscard en Calabre et envoyant un de ses fils à Ravenne pour conférer avec l’archevêque Guibert, dont la rivalité haineuse était déjà connue. Mais Guiscard, tout brouillé qu’il était avec le pape, et tout en se réservant l’occasion de quelque pillage sur les terres de l’Église, n’avait garde de violer de ses propres mains Bette chaire de saint Pierre dont il attendait plus tard la consécration pour ses conquêtes et le titre de sa force. Il reçut la personne et les projets de Cenci avec le dédain d’un usurpateur habile pour un aventurier vulgaire. L’archevêque n’avait rien à entreprendre ouvertement contre le pape, au milieu des habitants de Ravenne où sa voix était moins puissante que celle de leur compatriote Pierre Damien, si zélé pour l’Église romaine. Mais il reçut avec faveur le fils de Cenci, et sa présence à Rome, quelques mois après, fit penser qu’il était là pour recueillir le fruit d’un complot que son ambition avait approuvée.

Cenci, cherchant encore un plus haut appui, avait écrit en Allemagne pour se plaindre au roi des persécutions souffertes, disait-il, pour sa cause, et pour lui offrir de lui amener, pieds et poings liés, le pape, son implacable ennemi[13]. C’était, avec les inévitables ressemblances qui viennent dans l’histoire du monde, quelque chose comme ces projets d’enlèvement sous chance d’assassinat que des aventuriers sans patrie complotent parfois contre un prince nouveau et qu’ils vont proposer aux puissances rivales.

On ne sait quelles furent les réponses et les encouragements de Henri. Près d’un an, s’était écoulé depuis le départ et le bannissement de Cenci. Sous la protection secrète de Guibert et avec l’appui des partisans de l’empire en Italie, il employa ce temps à ramasser de l’argent et des armes, à réunir des mécontents et des bandits et à entretenir des intelligences dans Rome. Toute idée de révolution républicaine n’était pas étrangère à ses projets, ou du moins à son langage. Il promettait à ses complices, dit un chroniqueur, des biens incroyables, la liberté et un gain immense[14]. Toutefois rien ne paraissait encore. Rome, délivrée de l’audace des malfaiteurs par le bannissement du plus redoutable, était plus paisible que de coutume. Grégoire célébrait avec sécurité les cérémonies saintes, se montrait souvent au peuple, prêchait dans les églises, visitait les plus humbles réduits des pauvres et remplissait tous les devoirs de chef et de pontife.

La veille de Noël 1075, il était allé, selon l’usage, célébrer l’office dans l’église de Sainte-Marie Majeure, sur le mont Esquilin, quartier de Rome, alors réputé dangereux, habité par des gens très pauvres et fréquenté parles pâtres vagabonds de la campagne romaine. Élevée sur les ruines d’un temple de Diane, au lieu où furent les jardins de Mécène, la basilique de Sainte-Marie Majeure, la seconde des patriarcales de Rome, avait été agrandie et ornée sous le pape Sixte III, qui en fit la dédicace avec cette inscription : SIXTE À LA DIVINITÉ PROTECTRICE DU PEUPLE. On y vénérait un antique tableau de la Vierge, portant sur son bras gauche son divin enfant. Cette image, disait-on, venue de l’Orient, avait été peinte par l’apôtre saint Luc[15] ; on lui attribuait des miracles ; on racontait que, promenée dans la ville, au temps du pape saint Grégoire, elle avait subitement conjuré le fléau d’une peste. Nulle église dans Rome n’était plus chère à la dévotion populaire. Sainte-Marie, depuis le cinquième siècle, était chaque année, la veille de Noël, visitée par un grand nombre d’habitants qui, se pressant à la messe pontificale, passaient la nuit entière dans les chants et les prières. Mais cette fois la solennité n’avait attiré avec les prêtres qui suivaient le pape qu’un petit nombre de laïques. Un long et violent orage, qui parut aux imaginations du temps la menace d’un nouveau déluge, avait retenu beaucoup de familles dans leurs maisons[16]. Les voisins s’étaient à peine visités pendant le jour ; et peu de fidèles, par cette nuit pluvieuse et noire, avaient fait le pèlerinage de Sainte-Marie Majeure, dans un quartier dangereux, à travers des rues impraticables.

Cependant, à l’heure de minuit, le pape, revêtu de ses saints ornements, célébrait la messe dans la chapelle de la Crèche ; il venait de communier avec le clergé qui l’assistait ; le reste des fidèles communiait encore et le pape n’avait pas dit l’oraison dernière[17] ; tout à coup des cris menaçants éclatent au dehors, l’église est envahie par des hommes couverts de fer, qui, l’épée à la main, s’élancent par toutes les portes, courent à l’autel, renversent, brisent les balustres du chœur, mettent leurs mains sanglantes sur le pape. C’étaient Cenci et sa bande qui, avertis et secondés par les gens du voisinage, ayant des chevaux prêts aux portes de l’église, avaient tenté ce coup de main sacrilège. Dans leur emportement, un d’eux blesse le pape au front ; puis ils l’arrachent de sa messe inachevée et l’entraînent, l’outragent et le frappent, sans qu’il dise un seul mot, qu’il résiste, ou qu’il demande grâce[18], calme, intrépide, les yeux levés au ciel. Enfin, l’ayant dépouillé du pallium, de la chasuble et de la tunique, ne lui laissant qu’un vêtement sur le corps, ils le jettent, en croupe derrière un des leurs, comme un brigand garrotté qu’on emmène[19]. Fuyant alors de toute la vitesse de leurs chevaux vers un quartier de la ville où Cenci avait encore aux mains d’un complice fidèle une tour fortifiée, ils s’y renferment avec leur chef et leur prisonnier.

Cependant les prêtres et ses fidèles échappés de ce tumulte remplissent la ville de leurs cris d’effroi. On sort des maisons ; les torrents de pluie et le violent orage avaient cessé. Dans les places et les rues, sur les larges dalles inclinées, les amas d’eau disparaissaient rapidement, le ciel était redevenu serein[20], l’ouragan s’était apaisé, et de toutes parts brillaient des torches et des feux.

On se racontait avec horreur les attentats de la nuit, l’église de Sainte-Marie profanée, l’enlèvement ou l’assassinat du pontife ; car on ne savait ce qu’il fallait craindre encore. Les prêtres couraient d’église en église, dépouillant les autels et cachant les vases sacrés. Comme dans l’attente d’une profanation universelle, les autres habitants prennent les armes. Tout le reste de la nuit, dans la vaste étendue de cette Rome qui, malgré ses ruines, ses pertes, ses déserts intérieurs, comptait encore bien des milliers d’habitants, les trompettes sonnent, les cris d’alerté retentissent ; on place des postes, on garde les issues et les brèches des murailles, de peur que le pontife, s’il vit encore, ne soit emmené au dehors par ses ravisseurs[21].

En même temps la foule se porte au Capitole[22], par cet instinct de grandeur qui restait aux Romains, et l’assemblée d’un peuple libre se renouvelle dans cette convocation tumultueuse de chrétiens indignés. Là, on apprend par divers témoignages que le pape est vivant, qu’il est prisonnier dans une tour de la ville aux mains du mauvais châtelain Cenci, de l’ami du roi d’Allemagne, qui pour ses péages avait rançonné les pèlerins et les marchands.

A cette nouvelle, le peuple pousse à la fois des cris de colère et de joie. Cette longue nuit de décembre était achevée, le jour paraissait, et tout devenait plus certain et plus facile. Riches et pauvres, nobles et peuple, dit la chronique, marchent vers la forteresse qu’on nomme, de tous côtés, le repaire de l’antéchrist. Quelques-uns des aventuriers de Cenci en défendaient les premières approches ; ils sont attaqués, mis en fuite et se rejettent dans l’enceinte fortifiée, auprès de leurs camarades. La foule alors en forme le siège, car seule elle semble agir pour cette délivrance, comme dans une sédition, par la fureur de tous et sans chef désigné. On apporte des machines de guerre ; on bat les murs à coups redoublés ; on allume des feux sous les portes[23] : tous s’acharnent à l’envi. Le rempart extérieur cède et s’écroule, et le peuple irrité est aux pieds de la tour.

Pendant l’assaut, le pontife, jeté d’abord dans une chambre de cette forteresse, y recevait à la fois des soins extraordinaires et des outrages. Un habitant de la ville, et une femme de noble naissance s’étaient introduits avec les ravisseurs, et là, oubliés dans la confusion du combat, cet homme couvrait de fourrures le pontife souffrant du froid de la nuit, et réchauffait sur son propre sein les pieds glacés du vieillard[24]. La femme, avec un zèle plus tendre encore, lavait et pansait sa blessure, en accusant les ennemis de Dieu, les meurtriers sacrilèges dont elle était entourée ; puis, versant des larmes, elle baisait avec religion la poitrine, les cheveux, les vêtements du vieillard. Ce spectacle rappelait aux imaginations du temps les soins de Magdeleine pour le Sauveur[25]. Mais au même lieu, à la même heure, une autre femme, la sœur de Cenci, vint accabler le pontife de malédictions et d’injures[26].

Cenci lui-même, l’épée levée, avec d’horribles imprécations[27], voulait arracher au pape un ordre de livrer son trésor et ses châteaux ; mais Grégoire demeurait inaccessible à toute menace ; un serviteur de Cenci, imitant son maître, jurait en blasphémant qu’il couperait la tète au pape avant la fin du jour. Le sort du combat punit bientôt la brutalité de cet homme : ayant paru sur les créneaux, il tomba mortellement blessé à la gorge d’une javeline lancée d’en bas, et sa mort fut aux yeux de ses compagnons mêmes un signe de la colère céleste.

Cenci, embarrassé de ce qu’il a fait, craignant que la forteresse ne soit bientôt prise d’assaut par le peuple en fureur, vient se jeter aux pieds du pape et avec une componction de scélérat, si commune et si facile dans les mœurs superstitieuses et barbares, il supplie le pape de le délivrer de son péché, de lui donner l’absolution : Je suis un parricide, dit-il, j’ai violé le sanctuaire de la mère de Dieu, et la crèche du Sauveur ; je t’en ai arraché, toi, mon père et mon seigneur apostolique ; protége-moi, fais-moi miséricorde, inflige-moi quelque pénitence, et apaise, comme tu le sais faire, le peuple soulevé contre moi par un juste jugement de Dieu. Tout souillé que je suis, reçois-moi dans tes saintes mains, et donne-moi ce jour-ci pour faire pénitence. En disant ces mots, cet homme restait prosterné devant le pape.

Grégoire alors lui rappelle sévèrement tant d’avis qu’il lui avait autrefois fait donner par des hommes pieux, tant de reproches qu’il lui avait adressés lui-même avec une si longue patience.

Cependant, lui dit-il, la porte de la vie peut « encore s’ouvrir pour toi, si tu te convertis de cœur.

Cet homme se jeta de nouveau contre terre, promettant d’accomplir sans délai la pénitence qui lui serait imposée.

Alors Grégoire, avec le même calme que s’il eut été dans le palais de Latran : L’injure que tu m’as faite à moi, je te la pardonne en père ; mais ce que tu as commis contre Dieu, la mère de Dieu et les apôtres, ou plutôt, l’Église entière, il faut l’expier ainsi que je te l’ordonne : tu iras d’abord à Jérusalem, et ensuite, si tu survis et reviens de là, tu te remettras sous ma main, afin de retrouver s’il est possible la grâce de Dieu, et après avoir été un exemple de perdition, de devenir un exemple de repentir.

Cenci promit de faire toutes les expiations et toutes les pénitences ; et le pape, s’avançant alors vers une des fenêtres de la tour, parut aux yeux des assiégeants, et, les mains tendues, il leur faisait signe de s’apaiser et d’envoyer vers lui dans la tour quelques-uns de leurs chefs.

Transportés à cette vue, presque tous croient que le pontife les appelle à son secours. Ils redoublent d’efforts pour arriver jusqu’à lui ; on escalade les fenêtres qu’abandonnent les brigands découragés ; on pénètre jusqu’au pontife, et il est ramené sur les bras de ses libérateurs devant le peuple qui versait des larmes de joie ; mais alors, quand on vit sur lui les marques de violence, les taches de sang[28], on fut saisi d’horreur, on poussa mille cris lamentables.

Dans ce trouble, dans l’agitation de son péril, de sa blessure, de sa délivrance, le pape n’a qu’une pensée : d’aller, avant tout, à l’église de Sainte-Marie Majeure d’où il a été arraché, reprendre la cérémonie sainte interrompue par l’attentat de Cenci. Un peuple immense le suit à l’autel, et là, faible, épuisé, mais soutenu de plus haut, cette messe solennelle qu’il avait commencée à la première heure du jour, il l’achève vers le soir[29], prononce des actions de grâces et bénit la sainte victoire du peuple. Ensuite il va se reposer dans le palais de Latran.

Le peuple, maître de la tour, avait d’abord épargné les satellites de Cenci par l’ordre du pape. Mais on fit bientôt une recherche sévère des complices de cet attentat. Un grand nombre eurent le nez coupé et furent bannis de Rome.

On confisqua les biens ; ce qui atteste qu’il n’y avait pas seulement dans ce complot des brigands aventuriers, mais aussi plusieurs de ces nobles romains, gênés par le pouvoir pontifical.

Cenci, protégé sans doute par le pardon apostolique qu’il avait obtenu, sous promesse de pénitence, s’était échappé avec sa femme, sa sœur, ses frères et ses fils, pendant que le pape célébrait l’office d’actions de grâce[30].

Mais sa componction ne dura pas plus que son péril. Le pape le somma de comparaître dans le délai fixé pour la pénitence ; mais lui, retiré dans un château voisin de Rome, ne répondit que par des courses et des pillages sur les domaines de l’Église. Le pape le fit excommunier par l’évêque de Préneste, dans le diocèse duquel était son nouveau repaire ; mais cet homme, qui n’avait plus à craindre la fureur du peuple de Rome, soulevé pour la défense du pape, s’inquiéta peu de ce nouvel interdit et continua ses brigandages jusqu’à l’époque où il alla rejoindre le camp de Henri, attestant par là, ce semble, la mission qu’il en avait reçue ou qu’il avait cru remplir pour lui.

Cependant le calme était rétabli dans Rome ; et autorité du pontife y semblait mieux affermie que jamais par le dévouement populaire.

Mais, en même temps, on avait vu quel était le faible de cette puissance si impérieuse et si redoutable au dehors.

Sans armée, saris gardes, cette souveraineté spirituelle qui s’élevait au-dessus de tous les trônes pouvait donc être en un moment surprise et enlevée de son sanctuaire. Le victorieux Otton n’était pas nécessaire pour cela : un brigand suffisait. Même en excitant l’indignation, l’attentat de Cenci pouvait au loin affaiblir dans les esprits la majestueuse inviolabilité du pontife. C’est par là, sans doute, qu’il faut expliquer le silence que Grégoire VII garda sur ce singulier événement. Il ne fit retentir dans la chrétienté aucune plainte, aucun anathème. Il ne désigna personne comme l’instigateur ou le complice de Cenci.

Cette réserve est surtout remarquable dans une lettre qu’il adressait à Henri le 6 des ides de janvier 1076, treize jours seulement, après la nuit fatale de Noël, et lorsqu’il ne devait pas être encore remis de ses blessures. Évidemment, s’en plaindre est au-dessous de la fierté de son âme, et il aime mieux les cacher au monde que d’en accuser même son ennemi. Daris la gravité calme et impérieuse de cette lettre, on sent seulement le soupçon qu’il a dû concevoir et comme le pressentiment de la guerre mortelle qu’il attend

Grégoire, serviteur des serviteurs de Dieu,

A Henri roi, salut et bénédiction apostolique, si toutefois il obéit au siège apostolique, comme il sied à un roi chrétien.

Considérant et pesant avec sollicitude en nous-même à quel juge rigoureux nous aurons à rendre compte de la dispensation du ministère qui nous a été confié par le prince des apôtres, c’est avec doute que nous t’envoyons la bénédiction apostolique, parce qu’on assure que tu es sciemment uni aux hommes excommuniés par le jugement du siège apostolique et la censure synodale, et si cela est vrai, tu reconnaîtras toi-même que tu ne peux recevoir la grâce de la bénédiction ni divine, ni apostolique, si tu n’as auparavant éloigné de toi les excommuniés, et si, en les forçant eux-mêmes à la pénitence, tu n’as obtenu pour ta transgression, par un repentir et une expiation suffisante, absolution et oubli. Nous conseillons donc à ton altesse, si tu te sens coupable sur ce point, de recourir par une prompte confession au conseil de quelque pieux évêque, qui, sous notre autorisation, te prescrivant ce que tu devras faire, t’absolve, et, avec ton consentement, nous fasse connaître la mesure de ton repentir.

En lisant ces paroles si rapprochées du péril d’où était sorti Grégoire VII, on serait tenté d’y voir une singulière et hautaine ironie. Mais d’autres détails attestent que ce langage du pape répondait à de récentes protestations de Henri, qui, à la veille même de l’attentat de Cenci, avait renouvelé par ses lettres et par la bouche de ses ambassadeurs à Rome les assurances de soumission filiale et de pieux dévouement. C’est après lui avoir rappelé ces témoignages que Grégoire VII ajoutait : Tandis que tu affectes en paroles tant de douceur et tant de respect, tu te montres très dur dans la conduite et les actes, et très opposé aux décrets canoniques et apostoliques dans les choses que la religion recommande le plus. Car, pour ne point parler du reste, ce que touchant l’Église de Milan tu nous avais promis par ta mère et par les évêques nos collègues, envoyés près de toi, quelle suite y as-tu donnée et dans quelle intention l’avais-tu promis, l’événement en est juge. Et maintenant, pour ajouter blessure à blessure, tu as disposé des Églises de Spolète et de Fermo. Est-il possible qu’un homme ose transférer ou donner une Église à des personnes inconnues de nous, tandis que l’imposition des mains n’est permise que sur des personnes éprouvées et bien connues ? Il convenait à la dignité royale, puisque tu te dis le fils de l’Église, d’honorer davantage celui qui en est le chef, c’est-à-dire le bienheureux Pierre, le prince des apôtres, auquel, si tu es au nombre des brebis du Seigneur, tu as été formellement confié par la voix et l’autorité du Seigneur, lorsque le Christ lui a dit : Fais paître mes brebis.

Au moment où, sur son siège, et dans son gouvernement apostolique, tout pécheur et indigne que nous sommes, nous occupons sa place, c’est lui-même qui reçoit tout ce que tu nous envoies par écrit ou nous fais dire de vive voix : et tandis que nous parcourons les lettres et que nous écoutons les paroles prononcées, il voit d’un regard pénétrant de quel cœur sont parties les choses qu’on nous adresse.

Ce que, sous la gravité de ce mystérieux langage, le pape ne disait pas encore, le roi était las de le dissimuler plus longtemps. Inspiré ou non, encouragé ou souffert, l’attentat manqué de Cenci devenait pour Henri le signal d’une politique nouvelle.

Tandis que les envoyés allemands Rathod et Vodescal quittaient Rome avec les nonces chargés de la lettre du pape, le roi, fier d’une récente victoire en Saxe, impatient des réprimandes pontificales qu’il a déjà reçues et croyant le pape ou abattu par le succès du complot, ou sauvé et implacable, avait, pour le frapper d’un dernier coup, convoqué une sorte de concile dans sa ville de Worms. Il y arrivait entouré de ses nombreux seigneurs, le dimanche 24 janvier, un mois à peine après le grand tumulte de Rome. Presque tous les évêques et abbés feudataires du royaume de Germanie étaient là, hormis ceux de la province de Saxe plutôt défaite que soumise et engagée par sa querelle de liberté dans la résistance religieuse de Rome.

Autour de l’attentat de Cenci semble donc se fixer la crise, et comme le dénouement prochain de la lutte suspendue depuis l’avènement de Henri. Ce qui rend d’ailleurs ce fait mémorable et singulièrement caractéristique de l’anarchie romaine, c’est que, quarante ans plus tard, il se renouvellera presque avec les mêmes circonstances, le même emportement, la même indignation populaire, la même délivrance. Le ravisseur qui, forçant de nouveau les portes de l’église, saisira le pape Gélase à l’autel et l’entraînera meurtri de coups, dans un repaire fortifié de la ville, se nommera encore Cenci, de la même famille des Cenci Frangipani, toujours dévouée à l’Empire et irritée cette fois d’avoir, avec l’appui de Henri V, vainement disputé la papauté pour un des siens. A la nouvelle de l’attentat, le peuple s’assemblera encore au Capitole ; et de là, le préfet en tête avec quelques auxiliaires normands de plus, les bataillons civiques des douze quartiers de la ville réunis, et les Transtévérins accourus, on marchera vers la forteresse du ravisseur, qui rendra également son captif blessé, en lui demandant absolution et grâce.

Grégoire VII avait donc eu affaire à une haine de parti et de famille qui devait lui survivre longtemps, et qui était un des Instruments de la domination étrangère. Par là devra s’expliquer bientôt la défiance et la rigueur du pontife devant les soumissions de Henri ; et quand nous le verrons humilier trop le roi vaincu, on pourra se souvenir qu’il croyait frapper en lui le patron intéressé d’un ravisseur et d’un meurtrier. Par là se concevra aussi comment, depuis cet attentat, il se sentit engagé sans retour dans une guerre mortelle ; et combien son langage était simple et sincère, quand il écrivait dans une adresse aux peuples de Germanie : Dieu nous est témoin que nul calcul personnel, nulle vue séculière ne nous pousse à nous élever contre les mauvais princes et les mauvais prêtres, mais seulement la considération de notre devoir, et la puissance du siège apostolique par laquelle nous nous sentons pressé chaque jour. Car il vaut bien mieux pour nous subir la mort de la chair, dette commune, par la main des tyrans, que de consentir par notre silence, soit crainte, soit intérêt, à la destruction de la loi chrétienne.

Quel que fût au reste, la première fois, en janvier 1076, le noble silence de Grégoire VII sur l’attentat de Cenci, et l’énergique hauteur de ses remontrances à Henri, cette lettre arrivait trop tard pour prévenir de nouvelles témérités du roi. Car aussitôt après la célébration des fêtes de Noël, Henri avait quitté Goslar, et seize jours après le départ de Rome des envoyés pontificaux, le 24 janvier, il était à Worms, pour y présider l’assemblée, où il se réservait de frapper à son tour Grégoire VII.

Un grand nombre d’évêques, d’abbés ou de seigneurs s’y trouvaient réunis, de toutes les provinces de l’Empire ; il y manquait seulement les ducs de Souabe et de Carinthie, les chefs et les évêques saxons, prisonniers ou fugitifs.

On admit à la séance le cardinal Hugues Le Blanc, un des anciens promoteurs de l’élévation de Grégoire VII au pontificat, mais esprit violent et déréglé dont le nouveau pape eut bientôt à se plaindre. Député d’abord en Espagne, puis rappelé de cette mission et frappé d’interdit, Hugues Le Blanc arrivait à Worms avec un désir passionné de vengeance, et apportant avec lui un libelle où la vie, les mœurs, l’administration de Grégoire VII étaient odieusement défigurées. Cet écrit paraît avoir été la source des fables populaires où l’on accusait Grégoire VII de magie et de commerce avec les démons. Quoi qu’il en soit, animée par la haine de Henri, l’assemblée de Worms s’empara de ce libelle pour justifier la sentence qu’elle voulait rendre. Deux prélats seulement, Adalbert, évêque de Wurtzbourg, et Hermann, évêque de Metz, refusaient de juger. Ils disaient qu’il était illicite et contraire aux canons de condamner hors d’un concile général, sans preuve des faits allégués, un évêque quelconque et surtout un pontife romain qu’un évêque et un archevêque même n’avaient pas le droit d’accuser. Mais cette dernière objection était faible aux yeux de Henri IV, dont le père avait, par sa seule volonté, déposé au milieu même de Rome le pape Grégoire VI.

Les évêques partisans du roi parlaient avec hauteur et menace. Guillaume, évêque d’Utrecht, homme ambitieux, habile dans les affaires et les lettres, servait avec chaleur l’animosité de Henri et pressait les deux évêques de signer la condamnation, comme les autres, ou de renoncer sur l’heure à leur serment d’obéissance au roi. Sigefride, archevêque de Mayence, autrefois admirateur du cardinal Hildebrand, demandait aujourd’hui la déposition de Grégoire VII.

Indépendamment du désir de flatter le prince, sans doute la sévère domination du pontife avait excité bien des haines qui s’exhalaient en ce moment. La sentence de ce prétendu concile fut rédigée dans des termes pleins de colère, où l’on reconnaît, pour ainsi dire, la représaille de chacun de ceux que Grégoire avait blessés par ses rigoureux décrets. Voici cet acte mémorable :

Hildebrand, qui se donne le nom de Grégoire, est le premier qui, sans notre aveu, contre la volonté de l’Empereur choisi de Dieu, contre la coutume des ancêtres, contre les lois, par sa seule ambition, a envahi la papauté. Il veut faire tout ce qui lui plaît à tort ou à droit, bien ou mal. Moine apostat, il dégrade la sainte théologie par de nouvelles doctrines et par de menteuses interprétations, accommode les livres saints à ses intérêts personnels, divise le collège pontifical, mêle le sacré et le profane, ouvre les oreilles au démon et à la calomnie, étant lui-même témoin, juge, accusateur et partie. Il sépare les maris des femmes, préfère les femmes impudiques aux chastes épouses, les débauches, les adultères, les incestes aux légitimes unions ; il soulève le peuple contre les évêques et les prêtres. Il ne reconnaît pour légitimement consacrés que ceux qui ont mendié près de lui la prêtrise, ou qui l’ont achetée aux ministres de ses extorsions ; il trompe le vulgaire par une religion feinte qu’il fabrique dans un petit sénat de femmelettes ; c’est là qu’il traite des sacrés mystères de la religion, ruine la papauté, et attaque à la fois le saint-siège et l’Empire. Il est criminel de lèse-majesté divine et humaine, voulant ôter la vie et la dignité à notre empereur sacré et très clément souverain.

A ces causes, l’Empereur, les évêques, le sénat et le peuple chrétien le déclarent déposé, et ne veulent plus laisser les brebis du Christ à la garde de ce loup dévorant.

Après avoir signé en commun cette sentence diffamatoire, chacun des évêques présents au concile souscrivit par un billet particulier la formule suivante :

Moi..... évêque de la ville de..... je dénie, dès cette heure, et pour l’avenir, toute soumission et obéissance à Hildebrand ; je ne le tiendrai plus pour apostolique, je ne lui en donnerai plus le nom[31].

Plusieurs évêques ne cédèrent qu’à la contrainte en adoptant cette formule, par laquelle Henri et ses partisans avaient voulu les séparer pour jamais de Grégoire VII.

Satisfait d’avoir obtenu des évêques de Germanie cette déclaration solennelle, Henri fit aussitôt partir le comte Eberard pour l’Italie. C’était le même ambassadeur qu’il avait envoyé, trois ans auparavant, pour faire une sorte d’enquête sur l’élection de Grégoire VII. Il le chargeait aujourd’hui d’aller au milieu de Rome, au milieu du concile, notifier au pontife sa déchéance. Henri se flattait de trouver dans une partie des évêques d’Italie, froissés et mécontents sous la sévère autorité du pontife, le même assentiment que dans les évêques d’Allemagne. Il n’épargnait pas d’ailleurs les dons et les promesses, et il avait gagné, dit-on, secrètement à prix d’or beaucoup de prêtres romains.

Le clergé lombard n’avait pas besoin de cette séduction. Les prêtres frappés presque tous d’excommunication apprirent avec une joie inexprimable la sentence du concile de Worms. Le comte Eberard, que les chroniqueurs ecclésiastiques ont appelé «grand fabricateur de mensonges et hameçon du diable», profita de ces dispositions et de cette haine. A Milan, à Pavie, il annonça partout la déposition du pontife, la fit publier dans les campagnes, s’entoura des prêtres excommuniés et les releva de l’interdit, au nom du concile de Worms et du roi. Un concile assemblé sous ses yeux, dans Pavie, jura sur les évangiles de ne plus reconnaître Grégoire pour pape, de ne plus lui rendre obéissance. Mais il paraît que cette assemblée, tout en adhérant avec ardeur au concile de Worms, vit s’élever dans son sein plus d’un défenseur de l’inviolabilité pontificale ; quelques voix déclarèrent que le pape ne pouvait être déposé.

Le comte Eberard, excommunié lui-même dès longtemps, ne se rendit pas à Rome, mais il chargea des lettres du roi au clergé romain un clerc de l’Église de Parme, appelé Roland, homme savant et plein d’ardeur pour le schisme. Celui-ci, d’après le conseil des évêques de Lombardie, calcula son voyage pour arriver à Rome la veille même de la tenue du concile.

Ce synode renouvelé chaque année n’avait jamais encore été si nombreux. Cette fois, le roi Henri était sommé d’y comparaître ; et l’annonce de cette singulière entreprise, l’attente des événements qui devaient la suivre, la nouvelle déjà répandue des délibérations du concile de Worms, avaient redoublé l’affluence des évêques dans Rome. Cent dix prélats siégeaient au concile avec un grand nombre d’autres supérieurs ecclésiastiques. Plusieurs princes d’Italie, et avant tous Béatrix et Mathilde, étaient présents, avec beaucoup de laïques romains.

Dès la première séance, un incident curieux, et sans doute préparé, occupa les esprits. On avait apporté dans la salle, et l’on montrait, comme un signe miraculeux, un veuf de poule trouvé, dit-on, près de l’Église de Saint-Pierre, et dont la coquille offrait en relief l’image d’un bouclier, au-dessous duquel était figuré un serpent, qui baissait la tête, et roulait les plis de sa queue. On se passait de main en main ce prétendu prodige.

Le pontife vint s’asseoir sur la chaire de saint Pierre, et, après l’hymne sacrée, le clerc de l’Eglise de Parme est introduit, et, ayant présenté ses lettres, il s’écrie : Le roi, mon seigneur, et tous les évêques ultramontains et italiens ordonnent que tu quittes à l’instant l’Église romaine et le siège occupé du bienheureux Pierre. Puis se tournant vers le clergé romain : Et vous, mes frères, dit-il, vous êtes avertis de venir à la Pentecôte, en la présence du roi, pour recevoir un pape, puisqu’il est reconnu que celui-ci n’est pas un pape, mais un loup dévorant.

A peine avait-il achevé ces mots qu’il est assailli de tous côtés par des clameurs et des menaces. L’évêque de Porto se lève et s’écrie : Qu’on saisisse cet impie ! Il allait être mis en pièces, s’il ne se fut réfugié aux pieds du pontife. A ce bruit, la milice du préfet, qui veillait à la porte de l’église, entre, les épées nues, et se saisit de l’imprudent messager. Le pape ordonne qu’on l’épargne pour lui laisser le temps de faire pénitence, et il le fait conduire dans les prisons de Rome. Puis reprenant la parole :

Mes enfants, dit-il, ne troublez pas la paix de l’Église : voici le temps du péril dont parle l’Écriture, ces temps où s’élèvent des hommes superbes, avares, indociles à leurs pères. Il faut des scandales, et le Seigneur nous a envoyés comme des brebis au milieu des loups. Nous avions assez longtemps vécu en paix. Dieu veut encore arroser ses moissons du sang des martyrs. Préparons-nous, s’il est besoin, à souffrir pour la loi de Dieu, et que rien ne nous fasse oublier la charité de Jésus-Christ.

Alors le pontife s’attache à commenter le symbole que représente cet œuf merveilleux que l’on a trouvé, dit-il, dans l’église de Saint-Pierre. Frappons, ajoute-t-il, du glaive de la parole ce serpent qui porte le bouclier et l’épée contre l’Église romaine.

Une foule de voix lui répondent aussitôt qu’il est le père des évêques, qu’il doit écraser le blasphémateur et priver du royaume et de la communion de l’Église le roi de Germanie. Le pontife, sans paraître ému, congédie l’assemblée.

Le lendemain, lorsque le concile fut de nouveau rassemblé dans l’église Saint-Sauveur, au palais de Latran, Grégoire VII fit lire publiquement les lettres présentées, la veille, par le messager de Henri IV :

Henri, roi par la grâce de Dieu, à toute la sainte Église, salut, grâce et bonheur.

La ferme et inébranlable fidélité est celle qui se conserve toujours la même envers le prince absent ou présent, et qui n’est affaiblie ni par l’éloignement, ni par le temps. Sachant que telle est la vôtre pour nous, nous vous en remercions et nous vous prions d’y persévérer, en vous montrant toujours les amis de nos amis, et les ennemis de nos ennemis. Parmi ces derniers nous signalons le moine Hildebrand ; et nous vous excitons à le haïr, parce que nous le poursuivons comme l’envahisseur et le tyran de l’Église, comme l’ennemi perfide de la république romaine et de notre royaume, ce qu’il vous est facile de voir par les lettres suivantes que nous lui adressons.

Henri, roi par la grâce de Dieu, à Hildebrand.

Lorsque j’attendais de toi ce que l’on reçoit d’un père, et que je te déférais en toutes choses, à la grande indignation de mes sujets fidèles, j’ai éprouvé de ta part, en retour, ce que je devais craindre du plus pernicieux ennemi de ma vie et de mon royaume.

M’ayant d’abord ravi, par une insolente tentative, la dignité héréditaire qui m’était due à Rome, tu as passé plus loin, en essayant par de détestables artifices d’aliéner de moi le royaume d’Italie. Non content de cela, tu n’as pas craint de porter la main sur de vénérables évêques, qui me sont unis comme les membres les plus précieux, et tu les as fatigués d’injustices et d’affronts, contre les lois divines et humaines, comme ils le disent eux-mêmes. Et lorsque je dissimulais toutes ces choses par je ne sais quelle patience, toi qui n’as pas vu dans ma conduite patience, mais lâcheté, tu as osé te révolter contre ton chef même, en écrivant, tu le sais bien, et je répète ici tes paroles : que tu mourrais ou que tu m’arracherais le royaume et la vie.

Jugeant que cette insolence inouïe devait être repoussée par des actes, non par des paroles, j’ai tenu une assemblée générale de tous les grands du royaume, sur leur propre demande, et là, lorsque l’on eut produit en public les choses cachées jusqu’alors par crainte et par respect, leurs déclarations ont rendu manifeste l’impossibilité que tu demeures sur le siège apostolique, et moi, adhérant à leur sentence, parce qu’elle paraissait juste et louable devant Dieu et devant les hommes, je te dénie la juridiction de pape que tu semblais avoir, et je t’ordonne de descendre du siège pontifical de Rome, dont le patriciat m’appartient par le don de Dieu et par l’aveu et le serment des Romains.

Tel est le texte de notre lettre au moine Hildebrand. Nous le transcrivons pour vous, afin que notre bonne volonté vous soit bien connue et que votre attachement le soit de nous ou plutôt de Dieu et de nous. Levez-vous donc contre lui, mes féaux, et que le premier en fidélité soit le premier à le condamner.

Nous ne désirons pas de répandre son sang, car la vie, après sa déposition, sera pour lui une peine plus grande que la mort ; mais arrachez-le du siège, s’il n’en veut pas descendre, et recevez dans la chaire apostolique, de l’avis commun de tous les évêques, un autre pontife élu par vous, qui veuille et qui puisse guérir les blessures que celui-ci a faites à l’Église.

Quelques variantes de ces lettres se sont conservées, mais le fond est partout le même et ne laisse aucun doute sur la violence impérieuse du langage qu’affectait Henri. On trouve dans ces fragments, après une citation de l’Évangile, les mots : Qu’il soit anathème ! Toi donc, frappé de cet anathème, et condamné par le jugement de tous les évêques et par le nôtre, descends, laisse libre la chaire apostolique : qu’un autre monte sur le trône de saint Pierre, non pour couvrir la violence du manteau de la religion, mais pour enseigner la doctrine du bienheureux Pierre. Moi, Henri, roi par la grâce de Dieu et tous nos évêques, nous te disons : descends, descends.

Une autre lettre, lue dans la même séance, comme adressée au pape Grégoire, par le concile de Worms, se terminait, après beaucoup d’accusations, par ces paroles violentes :

Comme ton avènement a été consacré par tant de parjures, et que l’Église de Dieu, par l’abus de tes nouveautés, est dans un si grand péril, comme ta vie et ton commerce privés sont déshonorés par tant d’infamies, nous abjurons l’obéissance que nous t’avions promise, et puisque, comme tu l’as dit au public, aucun de nous n’est évêque pour toi, tu ne seras pape pour aucun de nous.

La lecture de ces lettres et de cette sentence si injurieuse pour le pape excitant une grande indignation dans l’assemblée, des cris d’anathème éclatent de toutes parts contre Henri et contre ses évêques parjures au saint-siège ; et de toutes parts, on leur renvoie l’excommunication qu’ils ont lancée sans titre et sans droit, en violation de l’Esprit-Saint. Le pape, recueillant ces frémissements de colère et ces pieux murmures de l’assemblée, semble y céder lui-même en éprouvant une amère douleur d’être contraint à proférer des paroles de blâme et à ouvrir la bouche pour maudire. Après un court et imposant silence, les yeux levés au ciel, il prononce cette prière, terminée par un anathème :

Bienheureux Pierre, prince des apôtres, abaisse, nous t’en prions, vers nous tes oreilles favorables ; et m’écoute, moi ton serviteur, que tu as nourri dès l’enfance, et préservé, jusqu’à ce jour, de la main de méchants qui me haïssent parce que je te suis fidèle.

Et toi, ma dame, mère de Dieu, avec le bienheureux Paul, ton frère parmi tous les saints, tu m’es témoin que la sainte Église romaine m’a porté, malgré moi, à son gouvernail, et que je n’ai pas regardé comme une conquête de m’élever sur ton siège ; mais que j’aurais mieux aimé finir ma vie dans l’exil que de prendre ta place, par gloire mondaine et dans un esprit tout séculier. Aussi, c’est par ta grâce, je le crois, ô saint apôtre, non à cause de mes œuvres, qu’il t’a plu et qu’il te plaît encore que le peuple chrétien, confié spécialement à ta garde, m’obéisse. Car ta vie est passée en moi, et ta grâce c’est la puissance que Dieu m’a donnée de lier et de délier dans le ciel et sur la terre.

Ainsi donc, fort de cette confiance, pour l’honneur et la sûreté de ton Église, de la part du Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, j’interdis, au roi Henri, fils de l’empereur Henri, lequel s’est soulevé, par une insolence inouïe, contre ton Église, le gouvernement de tout le royaume teutonique et de l’Italie. Je relève tous les chrétiens du serment qu’ils lui ont fait ou feront ; je défends que personne lui obéisse comme à un roi. Car il est juste que celui qui travaille à diminuer l’honneur de ton Église perde lui-même l’honneur qu’il parait avoir. Et, comme il a dédaigné d’obéir en chrétien et n’est pas revenu au Seigneur, qu’il avait quitté, en communiquant avec les excommuniés, en commettant beaucoup d’iniquités, en méprisant les avis que je lui ai donnés pour son salut, tu le sais, et en se séparant de ton Église qu’il a voulu diviser, je le lie, en ton nom, du lien de l’anathème, je le lie sur la foi de ton pouvoir, de manière que les nations sachent et éprouvent la vérité de ces paroles : Tu es Pierre, et sur cette pierre le fils du Dieu vivant a bâti son Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.

Ainsi la prophétie inscrite sur le mystérieux œuf de poule s’accomplissait par les paroles solennelles du pontife.

Il a lancé la sentence contre Henri et va charger l’Allemagne de l’exécuter.

Entre ces grands projets et la majesté de ce religieux anathème faut-il, au souvenir du prestige populaire que nous avons rappelé, accuser le pontife d’un artifice indigne de son courage et de sa foi ? Faut-il lui ôter cette confiance hardie en Dieu et en soi-même qui semblait faire sa grandeur ? Doit-on supposer que, sincère seulement dans l’orgueil de sa théocratie, Grégoire, comme quelques autres grands dominateurs du monde, comme les Mahomet et les Cromwell, était à la fois enthousiaste et trompeur, et croyait saintes toutes les ruses qui servaient à son pouvoir ; ou plutôt ne peut-on pas croire que, trompé lui-même par une légende populaire conforme à la hardiesse de ses pensées, il était aussi sincère dans toutes ses paroles qu’intrépide et résolu dans sa menace ?

Après avoir frappé le roi dans le concile de Rome, Grégoire VII avait besoin d’étendre l’anathème à tant d’évêques étrangers qui s’étaient associés à la vengeance de Henri. Déjà les années précédentes, il avait excommunié, parmi les conseillers de la cour d’Allemagne, plusieurs prélats puissants

Otton, évêque de Ratisbonne, un autre Otton, évêque de Constance, et Bunchard, évêque de Lausanne. Maintenant, l’épiscopat germanique tout entier, et, à sa tête, Sigefride, archevêque de Mayence, s’était soulevé contre le pontife et avait commencé la guerre en le déposant.

Grégoire VII, malgré sa colère, comprit qu’il devait combattre autrement de tels ennemis et ne pas leur ôter l’espérance du retour et de la paix. Il pensait que, parmi les évêques d’Allemagne, signataires de l’injurieuse sentence de Worms, il y avait eu plus d’une main forcée ; que beaucoup, peut-être, après avoir cédé à la présence du roi, aux menaces de leurs confrères, aux mouvements tumultueux d’une grande assemblée, seraient troublés de repentir et voudraient rentrer en grâce avec l’Église romaine, lorsqu’ils la verraient ferme et menaçante.

Quant aux évêques lombards, de tout temps ses ennemis, et qui venaient d’adopter avec tant d’ardeur la sentence de l’assemblée de Worms, Grégoire les jugeait indignes de tout ménagement. Plein de ces pensées, il prononce le décret suivant aux acclamations du concile :

Sigefride, archevêque de Mayence, s’étant efforcé de séparer la sainte Église, les évêques et les abbés du royaume teutonique, par le jugement du Saint-Esprit, et des bienheureux apôtres Pierre et Paul, nous le suspendons de toutes fonctions épiscopales, et nous le retranchons de la communion du corps et du sang de Jésus-Christ, hormis le cas où il serait en péril de mort et pourvu, toutefois, qu’il soit touché de repentir.

Quant aux autres, qui ont volontairement souscrit à son schisme, et qui veulent s’endurcir dans cette iniquité, nous les suspendons également de toutes fonctions épiscopales ; mais ceux qui n’ont consenti que par force, nous les tolérons jusqu’à la fête de saint Pierre, sous la condition que, s’ils n’ont pas avant ce terme, ou par eux-mêmes ou par des envoyés, apporté à notre personne une satisfaction suffisante, ils seront dès lors privés de l’épiscopat.

Quant aux évêques de Lombardie qui, au mépris de l’autorité canonique et apostolique, ont conspiré avec serment contre le bienheureux Pierre, prince des apôtres, nous les suspendons de toutes fonctions épiscopales et nous les rejetons de la communion de l’Église.

Grégoire ne fut pas trompé dans son attente et dans le calcul de modération qu’il s’était proposé. Dès le lendemain, dans la troisième séance du concile, il reçut des lettres de plusieurs évêques d’Allemagne, qui s’accusaient d’avoir péché contre lui, imploraient le pardon apostolique et promettaient pour l’avenir une inviolable obéissance.

Le synode continua paisiblement ses travaux. Le pape ne renouvela pas cette année l’excommunication ordinaire contre Robert Guiscard, comme s’il eût pressenti cette fois la chance de trouver plus tard un défenseur dans cet indocile et dangereux vassal. Il ne parla pas, non plus, du roi de France, Philippe Ier, déjà deux fois excommunié, sans effet, mais dont il ne voulut pas, sans doute, dans ce moment, rappeler le nom et accroître l’offense. Il fit surtout rendre divers décrets de discipline ecclésiastique contre des évêques, des abbés et des seigneurs de France

Bérenger, évêque d’Agde, fut excommunié pour avoir suppléé, dans ses fonctions épiscopales, l’évêque de Narbonne, excommunié dans un concile précédent. Hermann, évêque de Vienne, déjà déposé, et qui avait voulu reprendre son Église par force, fut frappé d’anathème et interdit de l’office divin, ainsi que plusieurs clercs qui avaient communiqué avec lui.

Le pape excommunia, également sur le territoire du royaume de France, le comte de Saint-Gilles pour avoir épousé sa cousine ; le comte de Forez et Humberd pour avoir fait quelques ravages sur les domaines de Lyon. Il renouvela les sentences de ses légats contre diverses personnes accusées de simonie ou d’homicide, et confirma quelques décisions de l’évêque de Die touchant des redevances ecclésiastiques.

Ces différents actes étaient, pour ainsi dire, les affaires courantes du concile et les détails de la souveraineté pontificale.

Grégoire VII était occupé de quelque chose de plus haut et de plus conforme à l’entreprise qu’il venait de tenter contre Henri.

Il voulut dans cette même assemblée, et à la faveur de cette grande occasion, réunir et proclamer toutes les anciennes maximes, toutes les traditions douteuses, toutes les prétentions excessives dont il pouvait étayer sa suprématie. C’était en quelque sorte le code abrégé de sa domination, et la loi de servitude qu’il proposait au monde[32].

Voici les termes de cette charte de la théocratie

L’Église romaine est fondée par Dieu seul.

Le pontife romain, seul, prend légitimement le titre d’universel. Seul, il peut déposer les évêques ou les réconcilier à l’Église. Son légat, lors même qu’il est d’un rang inférieur, précède tous les évêques en concile et peut prononcer contre eux sentence de déposition.

Le pape peut déposer les absents.

On ne doit ni communiquer en rien arec les personnes excommuniées par le pape, ni demeurer dans la même maison.

Au pape seul, il est permis d’établir de nouvelles lois, selon la nécessité du temps, de former de nouvelles congrégations, de faire d’un canonicat une abbaye, de diviser en deux un évêché trop riche, de réunir des évêchés pauvres.

Seul, il peut porter les insignes impériaux.

Au pape seul, tous les princes de la terre doivent baiser les pieds.

Il y a dans le monde un nom unique, celui de pape.

Il a le droit de déposer les empereurs.

Il a le droit de transférer, lorsqu’il le faut, un évêque d’un siège à un autre siège.

Il peut transférer de toute Église un clerc là où il lui plaît.

Le prêtre, ainsi nommé par lui, peut commander à une autre Église que la sienne, mais il ne doit pas faire la guerre, ni recevoir de quelque évêque un grade supérieur.

Nul concile, sans l’ordre du pape, ne doit être appelé général. Nul capitulaire, nul livre ne peut être admis pour canonique, sans son autorisation.

La sentence du pape ne peut être cassée par personne ; et seul, il peut casser les sentences de tous.

Il ne doit être jugé par personne.

Que personne, n’ait l’audace de condamner celui qui en appelle au siège apostolique.

Il doit lui être référé sur les causes majeures de toute Église.

L’Église romaine n’a jamais erré et ne peut errer jamais, comme l’atteste l’Écriture.

Un pontife romain, s’il est ordonné selon les canons, devient aussitôt par les mérites de saint Pierre indubitablement saint.

Par son ordre et sa permission, il est licite aux sujets d’accuser les princes.

Il peut, sans le secours d’un synode, déposer ou réconcilier les évêques.

Quiconque n’est pas d’accord avec l’Église romaine, ne doit pas être tenu pour catholique.

Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité.

Tels sont les articles fondamentaux, promulgués par Grégoire VII, dans le concile de Rome, qu’au commencement du dix-septième siècle l’historien officiel de l’Église reproduisait comme authentiques et comme légitimes. Rome ne les a jamais désavoués.

Empruntés en partie aux fausses décrétales, appuyées la plupart sur la donation fabuleuse de Constantin et sur les impostures et les usurpations successives des premiers siècles barbares, ils recevaient, du génie de Grégoire VII, un nouveau caractère de force et d’unité. Ce pontife leur donnait la sanction de son génie.

Jamais puissance plus grande n’avait été créée elle rendait tout autre pouvoir inutile et subalterne. Ces conciles œcuméniques des premiers siècles, ces grandes assemblées du monde chrétien avaient été moins souveraines et avaient laissé beaucoup plus de choses à la volonté des Églises particulières.

Détruisant la liberté des anciennes Églises, ce nouveau code enlevait les évêques à la juridiction naturelle de leurs frères assemblés, détruisait le, pouvoir des conciles provinciaux, et faisait dépendre toute promotion et toute innocence du pape seul. Mêlant tout, pour tout soumettre, Grégoire effaçait cette distinction du spirituel et du temporel, que le bon sens timide des hommes invoquait contre un pouvoir absolu s’il était infaillible.

A côté du droit de déposer les évêques, il proclamait celui de déposer les rois.

C’est, armé de ce pouvoir et de ces doctrines, que Grégoire VII commençait sa guerre mortelle contre Henri.

 

 

 



[1] Cette lettre est de septembre 1075.

[2] Lamb. Schajnab., p. 233.

[3] Vit. Greg., a Paulo Bernriedensi, apud Henscheniuin, maii, t. VI, p. 121.

[4] Vit. Greg., a Paulo Bernriedensi, apud Henscheniuin, maii, t. VI, p. 121.

[5] Vit. Greg., a Paulo Bernriedensi, apud Henscheniuin, maii, t. VI, p. 121.

[6] Vit. Greg., a Paulo Bernriedensi, apud Henscheniuin, maii, t. VI, p. 121.

[7] Vit. Greg., a Paulo Bernriedensi, apud Henscheniuin, maii, t. VI, p. 121.

[8] Vit. Greg., a Paulo Bernriedensi, apud Henscheniuin, maii, t. VI, p. 122.

[9] Vit. Greg., a Paulo Bernriedensi, apud Henscheniuin, maii, t. VI, p. 122.

[10] Pet. Damian. Epist., t. I, p. 334.

[11] Petri Damiani, Epist., t. I.

[12] Vit. Greg., a Paul. Bernried., apud Henschenium, maii, t. VI, p. 122.

[13] Vit. Greg., a Paul. Bernried., apud Henschenium, maii, t. VI, p. 122.

[14] Paul. Bern., ap. Act. Sanct.

[15] Basilicæ S. Mariæ majoris descriptio, p. 242.

[16] Vit. Greg., a Paul. Bern., apud Act. Sanct., t. VI, p. 122.

[17] Berthold. Const. Chronic., p. 29.

[18] Vit. Greg., a Paul. Bern., maii, t. VI, p. 123.

[19] Vit. Greg., a Paul. Bern., maii, t. VI, p. 123.

[20] Vit. Greg.

[21] Vit. Greg.

[22] Vit. Greg.

[23] Vit. Greg., a Paul. Bern., maii, t. VI, p. 123.

[24] Vit. Greg., a Paul. Bern., maii, t. VI, p. 123.

[25] Vit. Greg., a Paul. Bern., maii, t. VI, p. 123.

[26] Vit. Greg., a Paul. Bern., maii, t. VI, p. 124.

[27] Berthol. Constant. Chronicon., p. 29.

[28] Vit. Greg. Paul. Bern., t. VI, p. 124.

[29] Chronic. Petershusanum, lib. II, § 33.

[30] Berthold. Const. Chr., I. 29.

[31] Bruno, De bello saxonico.

[32] Baron., Ann. Eccles., t. 17, p. 430.