HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

LIVRE III. — (1073-1074.)

 

 

Mort du pape Alexandre. - Autorité de l’archidiacre. - Il est proclamé pape, sous le nom de Grégoire, le jour même des funérailles d’Alexandre ; sa résistance. - Zèle du cardinal Hugues le Blanc pour cette élection. - Couronnement du pape ; son message à l’Empereur. - Négociations. - Diète de Goslar. - Concile de Rome. - Affaires d’Allemagne. - Affaires de France. - Projet de croisade.

 

Le 21 avril 1073, le pape Alexandre II expira vers le soir. Hildebrand était maître de ses derniers moments, comme il l’avait été de tout son pontificat. Rome ne fut pas troublée. Personne ne remua parmi les seigneurs romains ; et le peuple, qui d’ordinaire à la mort d’un pape se livrait au désordre et au pillage, demeura paisible, comme sous la main d’un maître toujours présent.

L’archidiacre ordonna, sans délai, les funérailles pour le lendemain, et prescrivit plusieurs jours de jeûne et de prières publiques. Suivant les canons, ou du moins d’après un usage antique, ce n’était que le troisième jour de la sépulture d’un pape qu’il était permis de lui élire un successeur. Un décret fondamental, rendu sous le pontificat de Nicolas II par les conseils d’Hildebrand, réglait, nous l’avons raconté, le mode de cette élection, en la déférant au collège des cardinaux statuant avec l’acclamation du peuple et sous l’assentiment du roi d’Allemagne et d’Italie.

L’ardeur des partisans d’Hildebrand n’attendit pas ces formalités, dont lui-même avait concouru à prescrire l’usage. Ses ennemis ont supposé qu’il fit pour cela beaucoup d’efforts ; il n’en avait pas besoin. Il semble qu’après tant de pontificats créés et dirigés par lui son tour de régner était naturellement venu. D’ailleurs, par cela seul que les affaires se brouillaient du côté de l’Allemagne, le plus hardi défenseur de l’Église en devenait le chef nécessaire.

Le récent décret d’Alexandre II, qui avait mandé le roi Henri à la barre du concile de Rome, ne laissait plus, dans la réalité, pour l’Église romaine, d’autre pape qu’Hildebrand, intrépide conseiller de cette audacieuse démarche. Il n’y avait que lui placé assez haut pour frapper l’empereur.

Le peuple le comprit d’abord. A peine le corps d’Alexandre II est-il porté à Saint-Jean de Latran, que tous les prêtres et laïques se pressent dans l’église, autour de l’archidiacre occupé des funérailles, et s’écrient : Hildebrand pape ! le bienheureux Pierre a élu Hildebrand[1]. Soit dissimulation, soit religieuse et sincère terreur de cette dignité pontificale qu’il voulait porter si haut, il résiste, il proteste, il veut s’élancer vers la chaire et se faire entendre du peuple. Un des cardinaux, Hugues le Blanc, schismatique du temps de Cadaloüs, et aujourd’hui passionné pour l’archidiacre, qu’il devait trahir dans la suite, le prévient, court à la chaire, et comme s’il eût déjà recueilli les suffrages du sacré collège : Très chers frères, dit-il, vous savez avec certitude que, depuis le temps du saint pape Léon, cet archidiacre est l’homme qui, par son expérience et sa sagesse, contribua le plus à l’exaltation de l’Église et délivra cette ville d’immenses périls. Comme nous ne pouvons en trouver un plus habile au gouvernement de l’Église, nous, évêques, cardinaux, l’avons unanimement élu, pour nous et pour vous, pasteur et évêque de nos âmes. Tout le clergé et le peuple répondent par acclamations : Saint Pierre a choisi pour pape le seigneur Grégoire. Ce nom fut sans doute suggéré par Hildebrand lui-même, en mémoire du protecteur qu’il avait suivi et qu’il avait vu mourir captif en Allemagne. Par là il s’engageait à mériter, s’il le fallait, le même sort par la même constance, ou plutôt il marquait le souvenir qu’il gardait de cette persécution et la représaille qu’il saurait en tirer. Quoi qu’il en soit, il ne résiste plus au vœu du peuple ; il se laisse revêtir de la robe rouge, et il est non pas encore consacré, mais intronisé sur la chaire de saint Pierre avec la mitre pontificale ; ornée de deux cercles d’or dont l’un portait ces mots : Couronne royale donnée de Dieu ; et l’autre ceux-ci : Couronne impériale donnée de la main de saint Pierre. Symbole expressif qui résumait déjà la querelle commencée, en proclamant la subordination de l’empereur au pontife roi.

Toutefois, par une de ces contradictions qui ne sont que des traits de prudence mêlés à l’ardeur de la passion, Grégoire VII, respectant le décret de Nicolas II, déclara qu’il ne se laisserait pas consacrer, sans l’aveu du roi de Germanie ; mais rien n’indique cette réserve dans le décret d’élection, qui n’est pas même daté des années du règne de Henri IV, et ne constate que les suffrages des cardinaux et le consentement du peuple.

Sous le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l’an 1073 de sa miséricordieuse incarnation, onzième indiction, le dix des calendes de mai, seconde férie, le jour de la sépulture de notre seigneur pape Alexandre II, d’heureuse mémoire, afin que la chaire apostolique ne pleure pas trop longtemps, veuve de son pasteur, nous étant réunis dans la basilique de Saint-Pierre aux Liens, nous membres de la sainte Église romaine, catholique et apostolique, cardinaux, évêques, clercs, acolytes, sous-diacres, diacres, prêtres, en présence des vénérables évêques et abbés, du consentement des moines, aux acclamations d’une foule nombreuse des deux sexes et des divers ordres, nous élisons pour pasteur et souverain pontife un homme religieux, puissant par la double science des choses humaines et divines, amateur de la justice et de l’équité, courageux  dans le malheur, modéré dans la bonne fortune, et, suivant les paroles de l’apôtre, orné de bonnes mœurs, chaste, modeste, tempérant, hospitalier, sachant bien régir sa maison, élevé noblement et instruit dès l’enfance dans le sein de cette Église même, promu jusqu’à ce jour, par le mérite de sa vie, aux honneurs de l’archidiaconat ; c’est l’archidiacre Hildebrand, qu’à l’avenir et pour jamais nous voulons, et nous nommons Grégoire pape. Le voulez-vous ? Oui, nous le voulons. L’approuvez-vous ? Oui, nous l’approuvons.

Cependant Grégoire VII, agité de motifs divers et dominé peut-être par un ordre de pieux raisonnements et de hautains scrupules que la différence des siècles rend étranges pour nous, fit aussitôt partir une députation au roi de Germanie. Il le priait de ne point approuver l’élection ; qu’autrement ce prince aurait à s’en repentir, ses désordres étant trop graves et trop notoires pour demeurer impunis. Toutefois ce message, rapporté pour la première fois deux siècles après l’événement, peut paraître douteux et démenti par d’autres actes.

Loin de susciter des retards à son élévation, Grégoire ne négligea rien pour aplanir toute prévention et tout, obstacle.

Il faut l’entendre raconter lui-même sa rapide et tumultuaire élection, dans une lettre qu’il écrivit dès le lendemain, à Didier, abbé du mont Cassin. C’est le récit officiel qui fut envoyé avec quelques variantes à Gisulphe, prince de Salerne, à Guibert,  archevêque de Ravenne, à la duchesse Béatrix, à Hugues, abbé de Cluny, au roi de Danemark, et, sans doute, à presque tous les rois, princes, prélats et supérieurs ecclésiastiques de la chrétienté.

Grégoire, pontife romain élu, à Didier, abbé du monastère de Saint-Benoît sur le mont Cassin, salut en Jésus-Christ.

Notre seigneur pape Alexandre est mort ; sa mort est retombée sur moi et, ébranlant mes entrailles, m’a profondément troublé. A cette mort, en effet, le peuple romain est demeuré si paisible, contre son usage, et s’est laissé tellement guider par nous, que cela paraissait évidemment l’œuvre de la divine miséricorde. Prenant de là conseil, nous avions décidé qu’après un jeûne de trois jours, après des litanies et une prière publique accompagnée d’aumônes, nous fixerions, avec le secours de Dieu, ce qui semblerait le plus convenable, touchant l’élection du pontife romain.

Mais tout à coup, à l’instant où notre susdit seigneur pape était confié à la sépulture dans l’église du Sauveur, il s’éleva parmi le peuple un grand tumulte et un grand bruit ; et ils s’élancèrent sur moi comme des insensés, de sorte que je pouvais dire avec le prophète : Je suis venu dans la haute mer, et la tempête m’a submergé ; j’ai crié avec effort, et ma gorge est devenue rauque et desséchée. Je puis dire encore : La crainte et le tremblement se sont étendus sur moi, et les ténèbres m’ont entouré ; mais, comme, retenu dans mon lit et accablé de fatigue, je ne puis dicter sans peine, je diffère de te raconter mes angoisses.

Le pontife continuait cette lettre en réclamant les prières de l’abbé du mont Cassin et de ses religieux, pour le protéger au milieu du péril où il est tombé. Il pressait l’abbé de se rendre promptement près de lui, pour l’aider de ses conseils, et le chargeait de saluer l’impératrice Agnès qui, depuis quelques mois, habitait le mont Cassin, et Raynald, évêque de Côme, dont Agnès était la pénitente. Prie-les fidèlement de notre part, disait-il, de montrer aujourd’hui tout ce qu’ils ont eu l’un et l’autre d’affection pour nous.

N’est-il pas visible, par les aveux et les réticences de cette lettre, que Grégoire ne pouvait nier la précipitation irrégulière de son avènement ; et que, sous sa feinte douleur et son humilité, il s’occupait de se ménager une médiatrice près de Henri ?

L’abbé du mont Cassin s’étant rendu quelques jours après à Rome, on raconte que Grégoire lui dit : Mon frère, tu as bien tardé, et que l’abbé lui répondit : Et toi, Grégoire, tu t’es bien hâté d’occuper le siège apostolique, lorsque le pape notre seigneur n’était pas encore enseveli. Mais cette anecdote rapportée par un ennemi semble douteuse, et le zèle constant de Didier pour la cause pontificale, ainsi que l’empressement de Grégoire VII à rappeler près de lui ne laisse guère de vraisemblance à cette épigramme, répétée longtemps après.

La lettre de Grégoire à l’archevêque de Ravenne annonçait les mêmes précautions de politique. Après le récit uniforme de la violence que le peuple lui avait faite : Je vous en prie, disait-il, cette affection que vous avez promis d’avoir pour l’Église et pour moi particulièrement, comme vous pouvez vous en souvenir, aujourd’hui que le temps et les circonstances en réclament la preuve, veuillez la montrer, sinon pour mes mérites, au moins pour l’amour des apôtres Pierre et Paul ; invitez vos suffragants et les fils de votre Église à fléchir Dieu pour moi, afin qu’il nie donne des forces, et me tende la main pour m’aider à porter le faix qui m’a été imposé, malgré mes refus et mes résistances ; et comme je vous aime d’une affection sincère, j’en exige de vous une semblable, et tous les bons offices qu’elle suppose. Votre amitié ne doit pas mettre en doute notre vœu d’unir l’Église romaine et celle que vous présidez, sous l’inspiration de Dieu, par une telle concorde, et autant que le permettra l’honneur de l’une et de l’autre, par tant de relations de charité que nos âmes aussi soient rapprochées à toujours dans « une paix non interrompue et une complète affection. J’exhorte à cela votre prudence ; et sachez aussi par cette lettre mon vœu et mon désir que nous puissions échanger entre nous de fréquents messages, et jouir de cette mutuelle consolation. »

Dans ce ton d’égalité et ces paroles affectueuses de Grégoire VII pour Guibert, on reconnaît l’importance qu’avait encore l’Église de Ravenne, et la longue prévoyance qui faisait discerner dès lors au nouveau pape son futur antagoniste. En le ménageant ainsi, Grégoire ne se montrait pas moins résolu à ne lui rien céder, et prompt à l’en avertir.

Peu de jours après cette lettre, instruit que Guibert exigeait des habitants d’Imola, placés dans le diocèse de Ravenne-, un serment de fidélité pour lui-même, tout autre que celui qui les attachait à l’Église romaine, il s’en plaignit au seigneur d’Imola, le comte Guido. Le récit d’un tel fait, lui écrivait-il, nous a d’autant plus étonné que la charité fraternelle et la probité sacerdotale, dès longtemps remarquées dans Guibert, éloignent tout motif de défiance. Nous ne pouvons croire qu’un homme si prudent soit assez oublieux de lui-même et du rang qu’il occupe pour vouloir, lui qui a juré fidélité au prince des apôtres, entraîner au parjure les autres qui ont fait le même serment, et leur arracher des serments particuliers ; puis, si le susdit archevêque ou si quelque personne que ce soit essaye de distraire les citoyens d’Imola de leur fidélité au Saint-Siège, il charge et prie le comte Guido de leur opposer la force, en attendant la présence de ses légats. Nous souhaitons ardemment, ajoute-t-il, avoir s’il est possible la paix avec tout le monde. Mais quant à ceux qui travaillent à s’agrandir au préjudice de saint Pierre, dont nous sommes les serviteurs, soutenus par la vertu de Dieu autant que par sa justice, nous ne refusons pas de faire face à leurs efforts.

Guibert, cédant aussitôt, ajourna la querelle qui devait éclater pour de plus graves intérêts, mais dont nous avons dû marquer ici la première origine.

Le même soin se montre dans une réponse au duc Goltfried, qui, bien qu’attaché à la cause de Henri, avait, sans doute par déférence pour Béatrix et pour Mathilde, félicité le nouveau pape sur son élection.

Grégoire, en le remerciant, se plaint que cette promotion, qui fait la joie des fidèles, ne soit pour lui-même qu’une source d’amertume intérieure et d’angoisses. Nous voyons, écrit-il, quelles sollicitudes nous obsèdent ; nous sentons quel fardeau nous presse ; et tandis que la conscience de notre infirmité tremble sous le poids, notre âme souhaite la dissolution du corps, plutôt qu’une vie si périlleuse. La contemplation du devoir qui nous est confié nous jette dans une telle inquiétude, que si nous n’étions soutenu par quelque confiance dans les prières des hommes religieux, notre esprit succomberait à l’immensité des soins qui nous accablent ; car, par le péché, le monde est placé dans cette situation funeste que presque tous, et particulièrement ceux qui sont les prélats de l’Église, s’efforcent de la troubler, au lieu de la défendre ou de l’honorer, et, dans leurs convoitises de gain ou de gloire mondaine, s’opposent en ennemis à tout ce qui intéresse la religion et la justice de Dieu. Chagrin d’autant plus grand pour nous qui, dans cette crise difficile, ayant reçu le gouvernail de l’Église universelle, ne pouvons ni le diriger avec succès, ni l’abandonner avec sûreté.

Au milieu de ces plaintes d’un accent si profond et si sincère, Grégoire ne néglige aucun soin de prudence temporelle dans la manière dont il parle de Henri au duc Goltfried ; et ses expressions à cet égard sont une preuve de plus que le message qu’il venait d’envoyer en Allemagne ne devait avoir rien d’injurieux et de provoquant : Sur le roi, dit-il, connais toute nôtre pensée et notre vœu. Personne, nous le croyons, n’a souci plus que nous de sa gloire présente et future, et ne la souhaite avec plus d’effusion. Car c’est notre volonté, au premier moment favorable, de l’entretenir par nos légats avec l’affection et la vigilance d’un père sur les choses qui nous paraissent intéresser la prospérité de l’Église et l’honneur du trône. S’il nous écoute, nous aurons de son salut même joie que du nôtre ; et il ne pourra certainement faire son salut qu’en se confiant à nos avertissements et à nos conseils, dans la voie de justice. Mais si (ce que nous ne souhaitons pas) il nous rend haine pour amour, et si, méconnaissant la justice de Dieu, il ne paye que de mépris le grand honneur qu’il a reçu, la sentence : Maudit soit l’homme qui détourne son glaive du sang, ne retombera pas sur nous, grâce à Dieu. Car il ne nous est pas loisible de sacrifier la loi de Dieu à des égards personnels, et de quitter le sentier de la justice pour la faveur humaine ; l’Apôtre dit : Si je voulais plaire aux hommes, je ne serais pas le serviteur de Dieu.

Pendant que Grégoire VII attendait la réponse de Henri, tout en ne prenant encore que le titre d’élu au pontificat romain, il marquait déjà son audacieuse suprématie. II ne paraissait timide et réservé que du côté de l’Allemagne, mais ses prétentions embrassaient le reste de la chrétienté ; tout, il est vrai, semblait le favoriser, la situation autant que les préjugés des peuples. L’empire d’Occident avait péri sans retour, avec les grandes dominations des Charlemagne et des Otton ; tout était divisé en provinces indépendantes, ou en petites souverainetés qui avaient besoin de se faire consacrer aux yeux des peuples, par l’Église de Rome ; l’Italie était partagée entre la souveraineté lointaine et mal affermie du roi d’Allemagne, la puissance de Béatrix et de Mathilde si dévouées au Saint-Siège, les conquêtes encore récentes des aventuriers normands, quelques faibles restes de garnisons grecques cantonnées dans un coin de la Calabre, les principautés de Salerne et la République naissante de Venise. Au dehors de l’Italie, les chrétiens d’Espagne, si longtemps abattus par les Maures, révéraient dans l’Église de Rome la protection qu’ils pouvaient attendre contre leurs éternels ennemis. En France, les peuples se souvenaient encore des excommunications lancées contre le fils de Hugues Capet ; et un clergé riche et nombreux vénérait l’Église de Rome comme le soutien de son propre pouvoir. Il semblait même que l’Angleterre, récemment conquise avec l’étendard de saint Pierre, serait plus docile au Saint-Siège sous ses nouveaux possesseurs, qu’elle ne l’avait été sous les Saxons. Les royaumes du Nord, le Danemark et la Suède, depuis peu de temps convertis au christianisme, étaient, au milieu de leur ignorance, plus disposés encore à recevoir le joug et les instructions de l’Église romaine.

Ainsi tout secondait les hautes prétentions d’Hildebrand, et l’excitait à poursuivre en son nom les plans qu’il avait ébauchés sous tant de pontifes ses prédécesseurs.

Dès les premiers jours de son élection, il s’occupa, dans cet esprit, de soumettre plus étroitement à l’Église romaine les provinces d’Espagne qui avaient récemment secoué le joug des Maures. Il choisit pour cette légation le cardinal Hugues le Blanc, dont il venait d’éprouver l’ardeur pour sa cause, dans la crise même de son avènement. Le sévère pontife n’avait pas ignoré, sans doute, les fautes de Hugues le Blanc, et ce qu’on pouvait craindre de cet esprit instable et violent ; mais le dévouement actuel couvrait tout aux yeux du pape. Voulant lui assurer l’appui de l’ordre dé Cluny particulièrement vénéré des vieux chrétiens d’Espagne, il écrivit à ses légats en France d’obtenir de l’abbé Hugues quelques-uns de ses religieux pour accompagner Hugues le Blanc et l’aider de leurs conseils et de leurs efforts. Prévoyant les répugnances qu’un tel choix pouvait inspirer à Cluny, il invitait les légats à faire tous leurs efforts pour dissiper les préventions de l’abbé et de ses frères : Cet homme, disait-il de Hugues le Blanc, s’est dépouillé de tout son libre arbitre, et, se rapprochant de notre cœur et de nos pensées, il nous est uni dans une même volonté, dans un même désir, et nous savons que les choses qui lui furent imputées du vivant de notre seigneur le défunt pape venaient moins de sa faute que de celle d’autrui. Ainsi, le sévère pontife employait sans scrupule l’homme corrompu, mais docile, en qui, plus tard, il trouva son ennemi le plus envenimé.

Grégoire, voulant peut-être le récompenser, peut-être l’éloigner, mais connaissant son active hardiesse, l’envoyait en Espagne pour seconder et surveiller la croisade du comte de Rouci, et réclamer, sur toutes les terres enlevées aux infidèles, tribut pour le saint-siège.

Le comte de Rouci, beau-frère du roi d’Aragon, Sanche Ier, après avoir déposé à Rome, dans les mains de l’archidiacre Hildebrand, une promesse écrite de se reconnaître vassal du Saint-Siège pour tout le pays qu’il pourrait conquérir en Espagne, avait différé son entreprise, craignant sans doute de la part des princes chrétiens du pays presque autant d’obstacles que de celle des Maures. Grégoire VII pressait sur ce point ses deux légats en France qu’il accusait de lenteur ; et en même temps il écrivait aux rois chrétiens d’Espagne et à tous les princes que pouvait tenter cette espèce de croisade, pour leur rappeler quelles conditions y mettait l’Église romaine. Là, ne se disant encore qu’élu au pontificat romain, il manifestait déjà sur l’Espagne cette prétention d’une souveraineté antérieure et absolue qu’il étendit dans la suite à tout les royaumes connus. Vous n’ignorez pas, disait-il, que le royaume d’Espagne a été de temps antiques un propre de Saint-Pierre, et qu’aujourd’hui encore, tout envahi qu’il est par les païens, le droit n’étant pas encore périmé, il n’appartient à aucun mortel, mais au seul siège apostolique ; car ce qui, par la volonté de Dieu, a passé une fois dans la propriété de l’Église peut cesser d’être à son usage, mais ne peut être retranché de son domaine sans une légitime concession.

Ce n’est pas tout : le pontife, rappelant les conditions imposées au comte de Rouci et offertes à tous ceux qui voudraient, comme lui, entreprendre des conquêtes sur les Sarrasins d’Espagne, ajoutait ces inflexibles paroles : Je veux que personne de vous n’ignore que si vous n’êtes résolus d’acquitter par juste convention le droit de Saint-Pierre sur ce royaume, nous nous porterons contre vous de toute l’autorité apostolique, et nous vous interdirons ce pays plutôt que de voir l’Église sainte et universelle souffrant de ses fils le même tort que de ses ennemis, et blessée moins encore dans ses biens que dans leurs âmes ; et pour cela nous avons envoyé dans vos contrées notre fils bien-aimé Hugues, cardinal-prêtre de la sainte Église romaine, mettant dans sa bouche nos conseils et nos décrets, qu’il vous exposera plus complètement et fera exécuter à notre place.

Cependant, à l’époque même où se succédaient ces premiers actes de possession du souverain pontife, son titre semblait encore en discussion à la cour d’Allemagne ; le roi Henri, en recevant le message du nouveau pape, avait hésité quelque temps sur le parti qu’il devait prendre. Beaucoup d’évêques d’Allemagne et de Lombardie qui redoutaient pour eux le zèle âpre et la sévère inquisition d’Hildebrand, armé du pouvoir pontifical, s’étaient concertés pour une démarche auprès du roi. Ils le supplièrent de casser une élection faite sans ses ordres, lui prédisant que, s’il ne se hâtait de prévenir les violences de cet homme, personne n’en souffrirait un jour plus que lui-même[2].

D’une autre part, Henri, jeune et peu affermi, craignait non pas en Italie seulement, mais en Allemagne et près de lui, la soudaine alliance de quelques-uns de ses grands vassaux avec l’Église de Rome. Il hésitait à prononcer un refus. Dans cet embarras, il envoie un de ses favoris, le comte Eberhard, pour demander aux principaux de Rome par quel motif ils avaient, contre les usages, fait une élection pontificale sans le consulter, et, si la réponse n’était pas satisfaisante, pour sommer le nouveau pape d’abdiquer aussitôt.

Grégoire reçut avec de grands égards l’ambassadeur allemand ; et, après avoir entendu les ordres du roi, il répondit, en prenant Dieu à témoin que jamais il n’avait brigué ce suprême honneur ; mais que les Romains l’avaient élu et qu’on lui avait imposé par force le gouvernement de l’Église ; que cependant rien n’avait pu le contraindre à se laisser consacrer tant qu’il n’avait pas appris par un message certain que le roi et les grands du royaume teutonique consentaient à son élection ; qu’il avait différé par ce motif, et qu’il tarderait encore à recevoir l’ordination jusqu’à ce que la volonté du roi lui fût directement connue[3].

Pendant qu’il affectait ces ménagements avec l’envoyé de Henri, sa pensée se montrait dans une lettre à Béatrix et à Mathilde : Notre volonté, disait-il, à l’égard du roi, comme vous l’avez vu déjà dans nos lettres, c’est de lui envoyer des hommes pieux dont la voix puisse le ramener à l’amour de la sainte Église sa mère, et qui nous servent à l’instruire et à le transformer assez pour qu’il soit digne de recevoir l’Empire ; que si, contre notre désir, il dédaigne de nous écouter, nous ne pouvons cependant, ni ne devons nous écarter de l’Église romaine, notre mère, qui nous a nourris et qui souvent du sang même de ses enfants s’est suscitée d’autres fils. Et certes il est plus sûr pour nous, en défendant la vérité, de résister à Henri pour son propre salut, jusqu’à l’effusion de notre sang, que d’aller, consentant à l’iniquité pour lui plaire, tomber avec lui dans l’abîme. Adieu, chères amies en Jésus-Christ, et sachez bien que, dans notre affection, vous nous tenez au fond du cœur.

En même temps Grégoire VII recommandait aux deux princesses de fuir la communion des évêques lombards, de se refuser à tout ménagement, à toutes considérations mondaines.

Cependant, sur le rapport du comte Eberhard, et sans doute en considération de l’embarras des affaires et du parti puissant qui dominait à Rome, la cour d’Allemagne avait pris pour bonnes les réponses d’Hildebrand. Et Henri, accordant son consentement à l’élection, chargea l’évêque de Verceilles, chancelier du royaume d’Italie, d’assister eu son nom à la consécration du nouveau pape,

Hildebrand, qui jusque-là n’était pas ordonné prêtre, quoiqu’il eût gouverné l’Église, reçut la prêtrise dans l’octave de la Pentecôte, et peu de jours après, le 30 de juin, lendemain de la fête de saint Pierre, il fut solennellement consacré sur la chaire de l’apôtre.

Grégoire, après cette cérémonie, passa quelque, jours à Rome d’où il publia une bulle à tous les chrétiens fidèles de Lombardie, pour leur annoncer l’excommunication de Godefroi, qui, du vivant de Guido, archevêque de Milan, s’était emparé de cette Église et avait, suivant la forte expression du pape, prostitué au diable l’épouse du Christ. Dans ce bref pontifical, Grégoire VII n’accusait pas encore publiquement le roi de Germanie ; mais il l’attaquait dans un évêque nommé par lui, et commençait ainsi cette lutte qui devait être si longue.

En même temps il saisissait une occasion de rapprochement avec l’empereur grec Michel, qui lui avait adressé une lettre de félicitation, apportée par deux moines chargés de pressentir ses intentions sur le moyen de réunir les deux Églises. Ne trouvant pas une telle entremise assez digne de confiance, Grégoire faisait porter sa réponse par le patriarche de Venise, prélat considérable, et fait pour plaire à la cour de Constantinople dont Venise relevait alors. Le pontife, à la fin de sa lettre, saluant l’empereur grec du nom de Majesté, lui exprimait le vœu de voir renouveler l’antique alliance des deux Églises, et d’être, autant qu’il dépendait de lui, en paix avec tous les hommes.

Dans les premiers jours de juillet, Grégoire VII quitta Rome avec une suite de cardinaux et d’évêques pour visiter les villes de l’État romain et reconnaître par lui-même ce qu’il pouvait craindre ou espérer des princes normands, incommodes alliés de l’Église, mais ennemis naturels du roi de Germanie. S’étant rendu d’abord au mont Cassin, il en repartit avec l’abbé Didier pour Bénévent, que l’empereur Henri III avait cédé au siège pontifical, en laissant le reste de la principauté aux descendants des anciens ducs lombards. Il y reçut l’hommage de Landulphe, le dernier de ces princes, et lui imposa une déclaration portant que s’il était Jamais infidèle à l’Église romaine, soit au pape, soit à ses successeurs, et s’il cherchait à affaiblir en quelque chose l’État bénéventin, ou si, sans le consentement du pape ou de ses délégués il accordait quelque investiture, ou si, de concert avec des hommes de la ville de Bénévent ou du dehors, il imaginait d’imposer ou de recevoir des serments et de créer des divisions, ou si, enfin, par lui-même ou par quelque intermédiaire, il cherchait en quelque façon que ce soit à faire dommage à quelqu’un des fidèles de l’Église romaine, et s’il ne pouvait s’en justifier au tribunal du seigneur apostolique, il perdrait à l’instant sa dignité.

Dans cette dépendance absolue, on sent la faiblesse de la domination lombarde tombant de toutes parts, et cherchant un appui contre le voisinage envahisseur des Normands.

Avec ceux-ci Grégoire traitait sur un autre pied. Instruit de la jalousie que Richard, comte d’Averse, devenu maître de Capoue, nourrissait contre son frère Robert, duc de Calabre, il se rendit avec une noble confiance à Capoue. Richard, pour faire consacrer par le pape le titre de prince qu’il prenait depuis sa conquête, consentit volontiers à lui prêter foi et hommage, comme Robert l’avait fait jadis au pape Nicolas. Ce furent les mêmes expressions, la même teneur du serment féodal, le même engagement de n’être d’aucun complot ni entreprise pour tuer, mutiler ou détenir traîtreusement le pape, et de l’aider à occuper et à défendre contre tout venant les régales et domaines de Saint-Pierre, la même promesse enfin de ne rien envahir, occuper, ou même piller de la terre et des principautés de Saint-Pierre, sans une licence expresse accordée par le pape ou ses successeurs. Un tribut était également stipulé. Enfin une seule clause était nouvelle et semblait une arme réservée contre Henri : Quant au roi Henri, disait Richard dans son serment au pape, je lui jurerai fidélité, selon l’avis que j’aurai reçu de toi ou de tes successeurs, et toujours sauf ma fidélité à l’Église romaine.

Durant ce voyage, et du palais même du chef normand, Grégoire suivait les affaires d’Allemagne, et y cherchait contre Henri un plus puissant auxiliaire. Le duc de Souabe, Rodolphe de Rheimfelden, l’avait prévenu lui-même à cet égard, en lui écrivant pour l’assurer de son zèle et de sa médiation. Grégoire lui répondait de Capoue : Nous voulons que ta seigneurie sache que pour le roi Henri, auquel nous sommes lié par cela seul que nous l’avons élu roi, et que son père, l’empereur Henri, de louable mémoire, m’a distingué dans sa cour entre tous les Italiens par des égards particuliers, et en mourant l’a recommandé à l’Église romaine par l’entremise du pape Victor, nous n’avons aucune malveillance ; et nous ne voudrions prendre en haine aucun homme chrétien. Mais en même temps il pressait le duc Rodolphe de venir conférer avec lui, avec l’impératrice Agnès, la comtesse Béatrix, Raynald, évêque de Côme, et d’autres personnes craignant Dieu ; il promettait de lui communiquer tous ses desseins, toutes ses intentions, et de les réformer, s’il était besoin, d’accord avec lui : Nous prions donc ta prudence, disait-il à la fin de sa lettre, de t’appliquer à grandir en fidélité pour Saint-Pierre, et de ne point tarder à visiter le seuil de sa demeure et par un motif de piété et par la considération d’un grand intérêt.

En même temps il annonçait ce projet de conférence à Raynald, évêque de Côme, alors exposé par son zèle pour l’Église romaine à la haine des schismatiques lombards : Vous savez, lui disait-il, toi et notre fille chérie, l’impératrice Agnès, ce que je pense du roi, ce que je souhaite de lui ; plus que personne je le voudrais comblé des biens de la terre ; mais vous savez aussi combien de fois je vous ai dit mon vœu que nul ne mène une vie plus sainte que lui, car je me dis en moi-même : Si les mœurs, la bonne vie et la piété d’un particulier ou d’un prince quelconque servent à l’honneur et à la gloire de la sainte Église, que ne ferait pas celle de l’homme qui est le chef des laïques, qui est roi et sera, si Dieu le permet, empereur de Rome ? Grégoire ajoutait que, dans ce mois même, le duc Rodolphe devait passer en Lombardie[4] ; et avec ses conseils, ceux de Raynald, de l’impératrice Agnès et de Béatrix, qui, disait-il, avait souvent et beaucoup travaillé pour la paix, il se promettait de régler les choses de telle sorte que le roi, n’ayant rien à craindre de sa part, lorsqu’il viendrait en Italie, trouverait tout paisible.

Il annonçait également à Anselme, nommé évêque de Lucques[5], cette intervention pacifique d’Agnès, de l’illustre Béatrix et de sa fille Mathilde, et enfin de Rodolphe, duc de Souabe ; mais il n’en prescrivait pas moins à ce prélat de refuser toute investiture de la main du roi jusqu’au moment où Henri, donnant satisfaction à Dieu, touchant son commerce avec des excommuniés, pourrait avoir la paix avec l’Église.

A un autre prélat de Lombardie, Brunon, évêque de Vérone, qui lui demandait le pallium, il répondait dans le même esprit de conciliation et de paix. En l’invitant à venir, selon l’usage, chercher lui-même cette distinction, il ajoutait[6] : Nous voudrions alors montrer, en votre personne, de quel sincère amour nous chérissons le salut du roi, et combien nous souhaitons veiller à sa gloire devant Dieu et selon le monde, pourvu que lui-même s’applique à rendre gloire à Dieu, et, laissant là les passions de la jeunesse, imite la conduite des saints rois.

On le voit par ces détails divers, Grégoire VII n’avait pas alors l’intention de poursuivre mortellement Henri. Il eût traité volontiers avec le jeune prince ; mais il voulait pour arbitre de ce différend un ambitieux vassal du roi de Germanie et trois femmes, l’une autrefois prisonnière dans le camp de Henri III, l’autre nourrie dès l’enfance dans la haine de l’Empire et l’amour de l’Église, et la dernière enfin, impératrice déchue qui se sentait la pénitente de Rome bien plus que la mère de Henri.

Mais ce premier projet de conciliation ne réussit pas ; Rodolphe, malgré l’invitation du pape, se sentant arrêté, soit par les défenses de Henri, soit par la crainte d’exciter ses soupçons, ne fit pas le voyage de Rome, et Grégoire VII continua de défendre à tout évêque nommé de recevoir l’investiture des mains de Henri. La défiance du pontife se montrait en toutes choses et s’étendait surtout à ceux qui pouvaient servir le roi de Germanie et défendre sa cause. De ce nombre était, au premier rang, le duc Goltfried, absent d’Italie depuis quelques années, et retenu dans sa province de Lorraine, où Mathilde n’avait fait qu’un court passage et ne voulait pas retourner.

Là Gottfried avait recueilli la succession du duc son père, l’époux de Béatrix ; et cet héritage lui avait déjà suscité des querelles avec les hommes d’Église. Les moines de Saint-Hubert, dans les Ardennes, aux confins du duché de Bouillon, réclamaient sur le jeune duc une riche donation de terres et de biens mobiliers que Goltfried, son père, leur avait faite, avant de mourir, et pour gage de laquelle il avait, dit-on, déposé, dans les mains de l’abbé, une cassette d’ivoire renfermant de saintes reliques.

Le nouveau duc, sans contester tout à fait ce vœu, avait tâché de le réduire. Il avait retranché de la donation plusieurs domaines donnés à des hommes d’armes de son père, et il avait gardé pour lui la moitié de l’argent et des meubles. L’abbé de Saint-Hubert se plaignait, de plus, que Gottfried avait repris par force la cassette d’ivoire, pour en faire un don agréable à Mathilde, qui, souvent rappelée par lui, différait toujours de repasser les monts. L’abbé de Saint-Hubert avait supporté cet affront. Mais, aussitôt qu’il apprit l’élévation de l’archidiacre Hildebrand, si zélé défenseur de l’Église, il crut le moment favorable pour réclamer ce qu’il appelait l’aumône du bon duc Gottfried.

Il partit avec Herimann, évêque de Metz, pour aller à Rome invoquer le jugement du pape. Arrivés près de Luna dans la Toscane, l’évêque et l’abbé virent venir, au-devant d’eux, un messager de Béatrix, qui les invitait, au nom de cette princesse et de sa fille Mathilde, à s’arrêter à Pise, pour y solenniser auprès d’elles les fêtes de Pâques.

L’évêque et l’abbé acceptèrent avec joie, comme une protection puissante, l’hospitalité de la belle-mère et de la femme du prince qu’ils allaient accuser près du saint-père. Ils se rendirent sans retard au palais des princesses, où plusieurs évêques et une foule de prêtres et de chevaliers étaient réunis, pour les cérémonies de la semaine sainte.

Pendant que l’évêque de Metz, invité par honneur à célébrer l’office, chantait la grand’messe dans la chapelle du palais, le bon abbé de Saint-Hubert, ébloui des pompes de cette cour d’Italie et de la riche parure des princesses, se tenait humblement dans la foule, la tête couverte, et chantant à demi-voix avec deux religieux, ses chapelains. Mathilde, l’ayant aperçu, le fit appeler, et le força de prendre son propre siège dans le chœur.

Après le service divin, sachant que l’abbé devait partir le jour suivant, la comtesse le reçut en particulier, écouta ses plaintes contre son mari, lui dit qu’il fallait consulter sur tout cela le seigneur pape, et, pour lui assurer facile accès, lui donna des lettres de recommandation, qu’elle le chargeait, dit-elle, de remettre au pontife de la part de Mathilde.

Arrivé à Rome avec l’évêque de Metz, l’abbé de Saint-Hubert présenta ses lettres et fut gracieusement accueilli. Il demeura sept jours dans cette ville, admis souvent avec faveur auprès du pape. Une fois qu’il était demeuré jusqu’au soir,. à s’entretenir avec le pontife dans sa maison de Laurente, aux portes de Rome, Grégoire VII ordonna au préfet Armandus de le reconduire, sous escorte, à l’hôtellerie, où les deux voyageurs allemands étaient logés. Ce n’est pas tout : au départ de l’abbé, le pape lui remit une bulle, qui plaçait sous la sauvegarde du saint-siège, et garantissait, sous peine d’anathème, tous les biens présents et à venir du couvent de Saint-Hubert, et toutes les donations qui lui étaient ou lui seraient faites. L’abbé de Saint-Hubert, dit la chronique du couvent, dans un esprit de paix, avait demandé d’être relevé de l’obligation de recueillir le legs contesté par Gottfried ; mais le pape n’y voulut pas consentir, et il remit à l’abbé deux brefs qui prescrivaient à l’évêque de Cologne et à l’évêque de Laon d’engager par conseil, ou de forcer, par l’ascendant du ministère épiscopal, le duc Gottfried à s’acquitter enfin du vœu de son père.

Muni de cette bulle et de ces lettres, l’abbé revint à Pise rendre compte à Mathilde de ce qu’il avait fait, et il reçut d’elle de riches présents pour son monastère. De retour dans les Ardennes, il transmit les lettres pontificales aux deux évêques de Cologne et de Laon.

Sous la crainte de Rome et l’instance des prélats, Gottfried céda, fort mécontent, sans doute, du zèle de Mathilde pour les communautés qui plaidaient contre lui. Et bientôt après, cependant, il partit pour la retrouver .en Italie, où elle était près du pontife que le duc avait félicité de son exaltation quelques mois auparavant. En répondant, à cette première époque, au message flatteur de Gottfried et en le traitant avec bienveillance du titre de fils très chéri de Saint-Pierre, Grégoire VII lui avait cependant marqué dès lors le sujet de contradiction qui s’élevait entre eux : Touchant le roi, lui avait-il écrit, tu peux connaître pleinement notre pensée et notre vœu. Dans toute la mesure de jugement que nous avons reçu de Dieu, nous croyons que personne n’a plus de sollicitude et de bienveillance que nous pour la gloire présente et future de Henri..... mais il ne nous est pas loisible de faire passer un intérêt, quel qu’il soit, de bienveillante personnelle avant la loi de Dieu, ni de sortir du sentier de la justice par complaisance humaine. L’Apôtre a dit : Si je voulais plaire aux hommes, je ne serais pas le serviteur de Dieu.

C’était d’avance la réponse à toute négociation que pouvait essayer Gottfried dans l’intérêt de Henri, et l’on ne voit pas que ce dernier voyage du duc de Lorraine en Italie ait plus servi la cause de son suzerain auprès du pape que la sienne même auprès de Mathilde.

La comtesse, à cette époque, avait quitté sa cour de Pise, pour venir à Rome, où son crédit s’étendait à tout et faisait parfois plier l’inflexibilité même des censures apostoliques. On en vit un exemple dans cette première année d’avènement et de réforme.

Gébéhard, évêque de Prague et propre frère de Wratislas, duc de Bohême, avait longtemps convoité l’évêché d’Olmutz, qu’il voulait réunir au sien par l’expulsion du possesseur, l’évêque Jean. N’ayant pu l’obtenir de son frère, ni par prières, ni par présents[7], il vint un jour à Olmutz, comme pour rendre visite à l’évêque. Mais tout à coup il le fit saisir par des hommes d’armes apostés et[8] l’accabla de traitements cruels, lui arrachant lui-même les cheveux.

L’évêque Jean ne se laissa point extorquer par ces violences la renonciation qu’on lui demandait, et il porta plainte à l’apocrisiaire Rodolphe, envoyé récemment par Grégoire VII en Bohême, sur la demande de Wratislas. Rodolphe suspendit Gébéhard de son évêché et même des fonctions du sacerdoce. Cette juste punition excita quelques troubles en Bohême ; et le légat se vit forcé de lever en partie l’interdit[9] ; mais il fit alors partir les deux évêques pour comparaître au tribunal de Rome, où ils arrivèrent et présentèrent leurs mémoires au pontife[10].

Rien ne justifiait l’évêque de Prague ; il y avait dans son entreprise simonie, violence, impiété, tout ce que le pape punissait de ses plus rigoureux anathèmes.

Heureusement pour cet évêque, la comtesse Mathilde[11] se trouvait dans le même temps à Rome, auprès du pontife, qui, suivant l’expression d’un chroniqueur, réglait par elle toutes les affaires humaines ou divines. Gébéhard vint grossir le cortége de la comtesse, oit se pressaient tous les nobles romains, et il fit valoir une parenté assez éloignée qui le liait par sa mère à la famille de Mathilde. Ayant écouté cette généalogie, Mathilde honora dès lors l’évêque Gébéhard et le recommanda au seigneur apostolique. Si elle n’avait pas été à Rome, Gébéhard perdait son titre, ses richesses, son rang, et aurait peut-être été interdit même de l’office de prêtre. Mais les instantes prières de Mathilde l’emportèrent : Grégoire termina souverainement le litige entre les deux évêques sans punir l’agresseur, et en leur prescrivant de s’en retourner chacun dans son diocèse et d’y vivre en paix.

Une chose enhardissait le pontife, et ajoutait à cette foi orgueilleuse qu’il avait dans son propre pouvoir ; c’étaient les agitations prolongées de l’Allemagne et la révolte d’un grand nombre, de princes et d’évêques contre l’autorité de Henri.

Les Saxons continuaient la guerre avec le secours de plusieurs des grands du royaume de Germanie. L’archevêque de Magdebourg, l’évêque d’Alberstadt étaient entrés dans leur confédération. Grégoire les eût sans doute ouvertement encouragés s’il avait été sans crainte du côté de l’Italie ; mais sa négociation infructueuse avec Robert, Guiscard le fit hésiter quelque temps. Revenu à Rome après quelques mois de séjour sur le territoire de Capoue, il fit partir des messagers pour Henri et pour les confédérés de Saxe, les exhortant à la paix, et s’offrant comme médiateur.

Parmi les soins qui me tourmentent, disait-il dans une lettré à l’archevêque de Magdebourg et à ses alliés, ma plus grande affliction, c’est d’apprendre qu’il s’est élevé entre vous et le roi Henri, votre seigneur, une telle dissension, de telles inimitiés qu’il s’ensuit beaucoup de meurtres, d’incendies, de déprédations des églises et des pauvres, et que la patrie est misérablement ravagée. Par ce motif, nous avons envoyé au roi, pour l’avertir de la part des apôtres Pierre et Paul, qu’il ait à s’abstenir des armes et de toute violence militaire, jusqu’au jour où nous lui adresserons les légats du siège apostolique qui puissent rechercher avec zèle les causes d’une si grande division, et, par un jugement équitable, rétablir la paix et la concorde. Nous avons voulu vous prier et vous avertir, vous aussi, d’observer la même trêve, et de ne mettre aucun obstacle à nos efforts pour consolider la paix.

Le pontife ajoutant que, de sa part, le mensonge serait un sacrilège, promettait la plus impartiale justice ; mais de cela seul qu’il ne blâmait pas les évêques allemands, armés contre leur souverain, ses dispositions étaient manifestes.

Henri semblait alors dans un grand péril. La révolte de la Saxe avait gagné la Thuringe. Les châteaux qu’il avait élevés dans ces provinces étaient assiégés de toutes parts. La reine même, enfermée dans l’une de ces places, n’obtint la liberté d’en sortir que par la protection de l’abbé d’Hirsfeld. Henri, pour occuper une forte position sur le Rhin, était venu dans la ville de Worms qui, tourmentée par son évêque, avait récemment expulsé une milice que ce prélat tenait à ses ordres, suivant la coutume des seigneurs ecclésiastiques d’Allemagne.

Le roi trouvait là des habitants zélés pour sa cause, mais il n’y tenait pas sa cour avec la splendeur accoutumée. Les revenus des domaines royaux étaient interceptés. Les évêques, les abbés ne lui envoyaient plus de présents, et l’on était obligé d’acheter les choses nécessaires à son usage de chaque jour. Il avait appelé près de lui tous ses grands vassaux, et la plupart arrivèrent, mais sans troupes et sans secours.

Les archevêques de Mayence et de Cologne, l’évêque de Strasbourg et celui de Worms, les ducs de Bavière, de Souabe et de Carinthie lui déclarent qu’ils ne peuvent l’aider dans une guerre injuste.

Cette situation peut expliquer le langage singulier que tenait alors Henri dans ses lettres au pontife de Rome. Il s’accusait de n’avoir pas rendu assez d’honneurs au sacerdoce.

Coupable et malheureux que nous sommes, lui disait-il, en partie par l’erreur d’une jeunesse trompeuse, en partie par la liberté de notre absolue puissance, en partie par les déceptions de ceux dont nous avons trop suivi les conseils, nous avons péché contre le ciel et devant vous, et nous ne sommes plus dignes du nom de votre fils, car non seulement nous avons envahi les biens ecclésiastiques, mais nous avons vendu quelquefois les églises elles-mêmes à des hommes indignes, imprégnés du poison de la simonie.

Du reste, Henri se gardait bien de demander l’arbitrage du pape sur les affaires de Saxe, il voulait seulement prévenir toute rupture avec le pontife, dans un moment où il se sentait faible contre ses sujets révoltés.

Inquiet, en effet, de la fidélité de ses grands vassaux, voyant ses troupes mal disposées, il se résolut, par les conseils même de ses plus fidèles amis, à traiter avec les Saxons. Ceux-ci demandaient que le roi rétablît le duc de Bavière, qu’il reçût en grâce les archevêques de Mayence, de Cologne, enfin qu’il s’engageât à ne plus introduire d’étrangers dans la Saxe.

Quinze évêques et plusieurs princes vinrent, de la part du roi, traiter avec les Saxons dans leur camp. Ceux-ci ajoutèrent à toutes les conditions que si le roi se repentait jamais du traité et refusait de l’accomplir, les confédérés reprendraient les armes, et, par le jugement des princes assemblés, priveraient le roi de la couronne comme coupable de parjure. Les évêques chargés de négocier pour Henri souscrivirent à tout, et ce prince, content d’avoir détourné le péril d’une confédération si redoutable, reçut les principaux chefs des Saxons, leur donna le baiser de paix, et fit partir en leur présence l’ordre, aux garnisons qui lui restaient encore dans la Saxe, d’abandonner les forts qu’elles occupaient. A ce prix il espérait dissoudre la puissante coalition formée contre lui, et éluder plus tard quelques-unes de ses promesses. Ensuite, avec une confiance qui n’était pas d’un prince vulgaire, il renvoie ses propres troupes, comble de présents ceux des chefs qui s’étaient montrés les plus fidèles, et se rend au milieu des Saxons, dans la ville de Goslar.

Cependant les ordres qu’il avait donnés en apparente pour l’abandon des forteresses royales tardaient à s’exécuter. Il lui en coûtait surtout de livrer le château de Hartzbourg, bâti sur une hauteur si favorable au cœur d’un important pays, avec tant d’efforts dispendieux, et entouré de si hautes murailles, qui, dans la dernière guerre, avait vu se briser tous les efforts des Saxons. Les officiers du roi, les principaux de la garnison enfermés dans cette place, tout à la fois inquiets et fiers des ravages dont ils avaient longtemps et impunément tourmenté les plaines voisines, refusaient d’ouvrir leur asile, et Henri, voulant lui-même prolonger ce délai, proposa, pour statuer sur quelques difficultés dernières, de réunir dans Goslar une diète de tous les princes de Germanie.

Elle fut assemblée, en effet, le 10 mars 1074 ; mais il ne s’y trouvait que les princes de la Saxe et de la Thuringe ; et déjà les peuples de ces provinces reprenaient les armes pour forcer le roi à tenir ses promesses. Henri, cependant, alléguait l’absence des autres princes convoqués à la diète, et il cherchait, par ce détour et d’autres discussions incidentes, à différer encore la remise et la destruction des forteresses. Mais le péril s’accrut bientôt par le grand nombre et l’animosité des troupes saxonnes qui marchaient vers Goslar. Les prélats même qui avaient servi de médiateurs au roi, l’archevêque de Brême, l’évêque d’Osnabruck et quelques grands de la Saxe, attachés à son parti, et qui avaient eu même leurs biens confisqués par les rebelles, menaçaient de le quitter et de se réunir à leurs concitoyens.

Henri, retombé dans le péril qu’il avait voulu conjurer, cède enfin. Il promet de nouveau de rétablir Otton, duc de Bavière, et il donne enfin l’ordre de raser les forteresses que ses troupes occupaient encore. Il prescrit seulement que l’on conserve dans Hartzbourg le palais et l’église environnée d’un monastère.

Les chroniqueurs saxons prétendent même qu’il avait ordonné à ses officiers d’abattre seulement quelques créneaux des tours ; mais ceux-ci ayant appelé, ou n’ayant pu refuser le secours des paysans du voisinage, qui accouraient en foule pour voir tomber l’instrument de leur servitude, le château fut détruit, de sorte qu’il ne resta pas pierre sur pierre. Animé par la vengeance et le pillage[12], le peuple ne s’arrête pas là. Il détruit également tout ce qu’il trouve dans l’enceinte de la forteresse, et le palais du roi, et l’église, et le monastère. Il brûle l’autel, brise les cloches ; et, exhumant les corps d’un frère et d’un fils premier né de Henri, qu’il avait fait ensevelir dans ce lieu, il les profane et en disperse les débris.

A cette nouvelle, Henri, encore au milieu de ses ennemis, contient sa colère et reçoit les excuses des grands de la Saxe -qui rejettent cet attentat sur l’aveugle fureur des paysans. Il continue pendant quelques jours d’ordonner lui-même la destruction de ses autres forteresses, et, ayant la fin du mois de mars, il se presse de quitter la Saxe, la rage dans le cœur, et jurant qu’il n’y rentrerait que lorsqu’il aurait le pouvoir de la maîtriser à son gré[13]. Il se rend à Worms, où il retrouve la reine qui, pendant les agitations de cette campagne malheureuse, était accouchée dans l’abbaye d’Hersfeld, d’un fils baptisé sous le nom de Conrad, et dans la suite si funeste à son père.

Henri, parcourant ses provinces des deux rives du Rhin, se flatte alors de trouver les princes de la Germanie moins favorables aux Saxons, et de leur faire ressentir l’injure cruelle qu’il. a reçue dans Hartzbourg ; car, au milieu de la tumultueuse anarchie de ces temps, la dignité du roi de Germanie avait un grand pouvoir sur l’esprit des princes et du peuple.

En même temps, Henri fait partir pour Rome une députation chargée d’exposer au pontife la cruauté sacrilège des Saxons, le crime de ceux qui, par haine de leur roi, ont violé les tombeaux des princes, brisé les autels et réduit en cendre une église consacrée. Mais ces attentats que, dans une autre occasion, Grégoire VII aurait frappés de tous les anathèmes de l’Église, étaient bien loin alors d’attirer sa colère. On prétendait que des émissaires partis de Rome avaient fomenté les troubles de la Saxe, et il est certain, du moins, que l’autorité du pape était invoquée par les rebelles, et que des prêtres et des seigneurs zélés pour sa cause avaient excité souvent au nom de Dieu les paysans de la Saxe à se délivrer d’un prince accusé de licence sacrilège et de tyrannie. A cette distance des lieux et dans cette confusion des plaintes, Grégoire VII ne pouvait se hâter de donner tort à ceux qui semblaient s’être armés pour l’intérêt de l’Église, et il lui convenait que le roi dont il redoutait la présence en Italie fut tenu au-delà des monts par des troubles dans ses propres États.

A cette même époque, Grégoire réunissait dans Rome un concile où il se proposait de publier ses desseins pour la réforme du clergé et pour l’agrandissement de l’Église, deux choses qu’il ne séparait pas dans son zèle plein d’ardeur et de politique.

Les lettres mêmes de convocation aux archevêques d’Italie annonçaient la hauteur et la fermeté de ses projets. Il écrivait au patriarche d’Aquilée :

Les princes et les gouverneurs de ce monde, ne cherchant que leur intérêt et non celui de Jésus-Christ, foulent aux pieds tout respect et oppriment l’Église comme une vile esclave. Les prêtres et ceux qui paraissent chargés de la conduite de l’Église sacrifient la loi de Dieu, se dérobent à leurs obligations envers Dieu et envers leur troupeau, ne poursuivent dans les dignités ecclésiastiques qu’une gloire mondaine, et consument dans les pompes de l’orgueil et les dépenses superflues ce qui devrait servir à l’utilité et au salut du grand nombre.

Le peuple, que nulle direction de ses prélats, nuls sages conseils ne conduisent dans la voie de la justice, et qui est plutôt instruit par l’exemple de ses chefs à toutes les choses pernicieuses, se précipite dans tous les crimes, et porte le nom de chrétien, non seulement sans accomplir les œuvres, mais sans conserver même la foi : c’est pourquoi, confiant dans les miséricordes de Dieu, nous avons résolu d’assembler un synode pour la première semaine de carême, afin de trouver, avec le conseil de nos frères, un remède à tant de maux, et pour ne pas voir de nos jours la ruine irréparable et la destruction de l’Église ; ainsi nous prions votre fraternité, et nous vous avertissons de la part du bienheureux Pierre, prince des apôtres, de vous rendre, au ternie fixé, près de nous, en convoquant par cette lettre et par les vôtres, vos évêques suffragants ; car nous viendrons au secours de la liberté ecclésiastique et de la religion avec d’autant plus de sûreté et de force, que nous serons de plus près environnés par les conseils de votre prudence et par le concours de nos autres frères et leurs sages avis.

Le pontife adressait la même invitation à Guibert, archevêque de Ravenne et secret ennemi du siège de Rome. Enfin il appelait à Rome pour la même époque les princes d’Italie les plus dociles à l’Église : Gisulphe, prince de Salerne, Azon, marquis d’Este la comtesse Béatrix et sa fille Mathilde, à laquelle il donne dans sa lettre le titre singulier de jeune fille d’un heureux naturel.

Le 13 mars 1074, le jour même où Henri cédait dans Goslar à la nécessité et aux impérieuses demandes des Saxons, Grégoire, dans la splendeur de si dignité nouvelle, ouvrit cette assemblée qui, suivant ses paroles, devait rétablir la foi chrétienne dans la liberté des anciens jours.

La réunion du concile fut nombreuse ; on y remarquait cependant l’absence des évêques allemands, présage de la division prochaine de l’Église et de l’Empire. Il manquait aussi presque tous les évêques de Lombardie. Quand le pape entra dans le concile, un cri s’éleva de toutes parts : Longue vie à Grégoire ! On contemplait avec admiration, avec envie, avec crainte, l’ancien archidiacre de Rome, celui qui, depuis vingt ans, était l’âme de tant de conciles, le directeur de tant de papes, élevé enfin lui-même sur la chaire apostolique, et devenu gardien des clefs de saint Pierre. Grégoire était alors âgé de soixante ans. Il n’avait rien perdu de sa première ardeur ; ses yeux noirs et vifs brillaient comme animés du feu de l’inspiration, et leurs regards sévères semblaient pénétrer dans les consciences et surprendre les cours infidèles ou douteux.

Ce concile, dont les actes ne sont pas venus littéralement jusqu’à nous, suspendit du service des autels les prêtres simoniaques, ceux qui vivaient avec des épouses ou des concubines ; et il invita le peuple à ne plus reconnaître leur autorité et à ne plus recevoir de leur main aucun sacrement.

En promulguant ces décrets, Grégoire disait lui-même dans ses lettres aux évêques : Nous avons voulu que ceux qui ne sont pas corrigés par l’amour de Dieu et par la dignité de leur office, soient ramenés à la raison par le respect humain et les objurgations populaires. Lui-même avait provoqué ces objurgations et excité, pour ainsi dire, le soulèvement des laïques à l’appui de ses sévères interdictions. C’est l’esprit d’une lettre qu’il adressait aux habitants des provinces de Franconie, pour les inviter directement à rejeter le ministère des prêtres indignes. Rien de plus extraordinaire que cette lettre, et qui marque mieux l’indomptable volonté du pontife.

Elle ne nous est pas parvenue dans le recueil, incomplet d’ailleurs, du registre pontifical ; et l’on conçoit, en la lisant, que la sage réserve de l’Église n’ait pas avoué le procédé violent et bien inusité que cette lettre autorise. Mais le pouvoir qu’elle exerça, les graves témoins qui la citèrent, les chroniques contemporaines qui la reproduisent, en constatent la véracité, et ce qu’elle offre même d’étonnante hardiesse n’est que plus en rapport avec l’impétueux génie du pontife.

Nous avons appris, dit cette lettre adressée aux fidèles des provinces de Germanie, que plusieurs évêques de votre pays, des prêtres, des diacres et des sous-diacres ont commerce avec des femmes, approuvent ce désordre et le tolèrent. Nous vous prescrivons de ne leur obéir en rien, et de ne point vous soumettre à leurs ordres, de même qu’ils ne se soumettent pas aux préceptes du siège apostolique et à l’autorité des saints Pères. Selon le témoignage de l’Écriture, la même peine frappe ceux qui font le mal et ceux qui le favorisent.

Après avoir ajouté que tous les fidèles doivent savoir que la simonie et la fornication excluent du service des autels, le pontife disait : C’est pourquoi, nous adressant à tous ceux en la foi et la dévotion de qui nous avons confiance, nous vous prions et vous avertissons par l’autorité apostolique, quoi que puissent dire ou ne pas dire vos évêques, de refuser le ministère de tous ceux que vous saurez promus et ordonnés par simonie ou plongés dans le crime de fornication[14].

Dans le même concile, on suspendit de leurs fonctions Liémar, archevêque de Brème, Garnier, évêque de Strasbourg, et Henri, évêque de Spire, qui, depuis longtemps sommé de répondre sur sa vie molle et scandaleuse, avait refusé de comparaître à Rome. Les évêques de Pavie et de Turin, Godfried, évêque de Milan, furent également excommuniés. Denis, évoque de Plaisance, fut déposé ; mais le pape fit accorder à Hermann, évêque de Bamberg, un délai pour se justifier.

Les puissants du siècle vinrent après les évêques. Robert Guiscard, duc de Pouille, de Calabre et de Sicile, qui non seulement avait refusé obéissance au pape, mais qui, dans ce moment même, assiégeait la ville de -Bénévent, patrimoine de l’Église, fut frappé d’anathème avec tous ses adhérents. Le pape et le concile menacèrent seulement d’excommunication Philippe Ier, roi de France, s’il ne se justifiait devant les nonces apostoliques.

Grégoire reçut dans ce même concile un hommage qui flattait sa haine secrète pour Henri. Salomon, roi de Hongrie, allié de Henri, dont il avait épousé la sœur Judith, venait d’être chassé du trône par un seigneur nommé Géza, son parent, qui se hâta d’écrire au pape pour faire consacrer son usurpation.

Grégoire lut ses lettres à l’assemblée, et, n’étant frappé que des protestations d’obéissance qu’elles renfermaient, il répondit au nom du concile pour féliciter l’usurpateur de ce que son cœur et son esprit étaient enflammés d’un feu divin qui lui inspirait la vénération du Saint-Siège. Nous voulons, lui disait-il, que tu ne doutes nullement de notre affection ; et dans l’effusion de nos sentiments paternels pour toi, nous t’assurons que tu peux réclamer et obtenir près de nous, sans aucune hésitation, toutes les choses utiles à ton salut et à ta gloire ; et si quelqu’un de tes ennemis entreprend méchamment de te nuire, non seulement il sera exclu de notre audience, mais il sentira que l’indignation de la grâce apostolique est excitée contre lui.

Grégoire indiquait en même temps le marquis d’Azon d’Este prince d’Italie, comme le médiateur dont Géza devait se servir pour transmettre au Saint-Siège ses demandes et les hommages de son obéissance. Du reste, disait-il en finissant, que la divine clémence te mette à l’abri des menaçantes adversités de ce monde et te donne des forces invincibles pour achever ce qu’elle a voulu.

Toutefois le pontife ne donnait encore à Géza que le nom de duc de Hongrie, réservant encore le titre de roi, moins par ménagement pour Henri que par une vieille prétention de l’Église romaine à la souveraineté directe de la Hongrie. Le pape enfin termina le concile en frappant d’excommunication cinq seigneurs de la cour de Germanie, désignés comme coupables de vendre les dignités de l’Église.

Grégoire fit aussitôt partir une légation solennelle pour porter ses décrets à Henri. Voulant, malgré son audace, se ménager une médiatrice puissante,’ il détermina l’impératrice Agnès à faire ce voyage avec son directeur, Raynald, évêque de Côme, et les évêques d’Ostie et de Palestrine, qu’il envoyait comme légats apostoliques. Henri vint à Nuremberg attendre et recevoir sa mère, qu’il n’avait pas vue depuis dix années.

Les légats, une fois arrivés en Allemagne, ayant appris avec plus de détails les derniers événements de la guerre de Saxe et les humiliations de Henri, prirent plus de hauteur dans le langage et rendirent eux-mêmes leur mission plus sévère. Ils affectent d’abord de refuser toute conférence avec le roi jusqu’à ce qu’il ait obtenu l’absolution des censures qu’il avait encourues par son commerce avec des hommes frappés d’anathème. En même temps, ils demandent, au nom du pape, la faculté de tenir un concile ; cette réunion même semblait difficile. Les rigoureux décrets dont ils étaient porteurs avaient jeté l’effroi dans le clergé d’Allemagne, fort relâché dans sa discipline et ses mœurs. Quelques évêques seulement, et ceux-là surtout qui avaient pris parti dans les troubles de la Saxe, montraient un grand zèle pour accueillir les légats et s’assemblèrent à leur voix en concile national.

Au premier rang se montrait l’évêque d’Alberstadt, le plus ardent promoteur de la dernière révolte contre le pouvoir arbitraire de Henri. Il s’indignait, non pas seulement de la répugnance des officiers du roi, mais de la lenteur des évêques et des abbés à former un synode sous la présidence des légats, et se plaignait qu’on ne reçût pas avec assez d’empressement et d’honneurs les envoyés du siège apostolique.

Grégoire lui écrivit pour le remercier de son pieux dévouement, animer son courage, et lui recommander de nourrir cette flamme sainte dans son cœur : Si nous voulions, lui disait-il, laisser par notre silence les princes et les puissants de votre pays régner à leur gré et fouler aux pieds la justice de Dieu, certes, nous aurions des amitiés, des présents, des hommages ; mais cela ne convient pas à la place que nous occupons et à notre devoir, il n’est rien qui puisse nous séparer du Christ, et il vaut mieux mourir que d’abandonner sa loi ou que de ménager les personnes des impies, parce qu’ils sont puissants. En même temps il exhortait l’évêque à mettre une espérance indubitable dans la protection de saint Pierre[15].

Malgré ces exhortations du pape, la tenue d’un concile, contrariée par d’autres influences, ne put, avoir lieu, et le dépit que ce retard donnait à Grégoire VII paraît dans sa correspondance de’ cette époques surtout par les reproches qu’il adresse à Liémar, archevêque de Brême, un des prélats le plus rapprochés de la cour de Henri.

Il le somme, en effet, de se rendre à Rome pour le prochain concile, puisqu’il n’a pas voulu reconnaître et qu’il vient d’entraver en Allemagne l’exercice de la juridiction de saint Pierre, représenté par ses légats, les évêques de Palestrine et d’Ostie ; et en attendant, il le suspend de ses fonctions épiscopales.

Dans la réalité, cependant, le roi lui-même n’eût pas été opposé à la réunion du concile assemblé sous ses yeux, et même présidé par des prélats étrangers, il eût espéré, sans doute, y faire prédominer sur quelques points ses propres volontés, et peut-être se venger, par la main même des légats, de quelques-uns des évêques dont il avait reçu les plus graves offenses pendant les derniers troubles.

Mais tous ces évêques allemands, ceux même qui s’étaient montrés le plus zélés pour l’autorité lointaine du pape, hommes habitués, d’ailleurs, à la vie rude mais libre des seigneurs du Nord, se révoltaient à l’idée d’un jugement disciplinaire présidé par les légats, et ils déclaraient qu’ils ne pouvaient et ne voulaient répondre sur leur foi et sur leurs mœurs que devant le pontife en personne.

Les légats, dès lors, n’insistant pas sur la convocation immédiate d’un nouveau concile, déclaraient apporter avec eux et appliquer sans retard et sans exception les décrets du dernier concile de Rome, sur les prêtres simoniaques, concubinaires ou mariés.

Cette nouveauté en Allemagne excita bientôt un soulèvement général. Les prêtres de ce pays, parmi lesquels le célibat était rare et semblait fort pénible, ne voulaient rien entendre aux nouvelles réformes. Ils disaient que, si les évêques et les abbés avaient de grandes richesses, des banquets de rois et des équipages de chasse, il fallait bien leur laisser, à eux pauvres et simples clercs, la consolation d’avoir une femme ; que la continence était une vertu trop difficile et trop rude ; qu’on ne l’exigeait pas autrefois des simples prêtres ; qu’autrement il fallait avoir pour prêtres des anges.

Ces murmures étaient si violents que les plus fidèles amis de l’autorité pontificale ne pouvaient essayer de les combattre.

Sigefride, archevêque de Mayence, qui, même avant l’élévation de Grégoire VII, était son admirateur dévoué, voulut notifier à son clergé les décrets du concile de Rome et les lettres du pape qui lui prescrivaient, sous peine de déposition, de les faire exécuter. Lorsqu’il parut avec le légat porteur de ses lettres, dans le concile de la province, tous les clercs qui se trouvaient présents se levèrent en désordre avec de tels cris, de telles menaces, que l’archevêque désespéra quelques moments de sortir la vie sauve ; pour apaiser cette fureur, il fallut ajourner toute exécution de la sentence pontificale. Le légat, de Grégoire VII se retira convaincu que l’on ne pouvait détruire encore une coutume si ancienne, si forte, à laquelle bien dés clercs d’Allemagne tenaient plus qu’à la vie.

Sur d’autres points de la chrétienté, ces tentatives de réforme ecclésiastique ne trouvaient pas moins d’obstacles et n’excitaient pas moins de troubles. Le clergé lombard surtout se montrait fort irrité. D’autres désordres éclatèrent. En défendant aux laïques de communiquer avec les prêtres mariés et de recevoir les sacrements de leurs mains, non seulement Grégoire s’était éloigné de l’ancienne pratique dé l’Église, mais il avait soumis aux reproches de la foule ces ministres des autels jusque-là si respectés. Tandis que, dans les siècles précédents, il y avait anathème contre tout séculier qui accusait un clerc, maintenant le peuple entier était excité pour ainsi dire à juger ses prêtres. Aussi, dans plusieurs lieux de France, d’Allemagne et de Lombardie, on vit de grands désordres, sous prétexte que les prêtres du diocèse vivaient dans la scandaleuse union défendue par le pape, ou bien qu’ils n’y renonçaient que par hypocrisie. On vit des laïques se passer du ministère ecclésiastique et baptiser eux-mêmes leurs enfants. Les mourants ne voulaient pas recevoir d’un prêtre marié le saint viatique, ceux qui devaient à ce prêtre infidèle la dîme jetaient au feu la part réservée, comme si elle eût été frappée de contagion. Quelquefois même, dans l’église, des hommes furieux renversaient et foulaient aux pieds l’eucharistie consacrée par des mains qu’ils appelaient impures. Ainsi, contre l’intention du religieux pontife, la licence et l’impiété naissaient de la réforme trop impérieuse et trop soudaine tentée par son austère génie, et la passion populaire, imprudemment déchaînée, devançait ce que la liberté hardie des opinions devait faire quelques siècles après.

Ces désordres partiels, toutefois, n’étant pas soutenus alors par un esprit de secte et de guerre civile, s’atténuaient sous l’influence de quelques pieux évêques de France et d’Allemagne. Le clergé inférieur, plus discret et plus surveillé, retrouva le respect du peuple ; la réforme ordonnée par le pontife, sans être jamais complète, s’accrédita de plus en plus, et Grégoire VII, sans avoir atteint tout ce que voulait son impérieuse ardeur de réforme et de justice, retira de cette légation une partie des avantages qu’il avait espérés.

L’impératrice Agnès, autrefois si puissante en Allemagne, et devenue maintenant toute Romaine, reprit beaucoup de pouvoir à la cour et sur l’esprit de son fils. Les cinq principaux seigneurs excommuniés dans le dernier concile furent éloignés des conseils du roi. Henri parait s’être soumis dès cette époque à quelques pénitences imposées par les légats, et surtout il avait renouvelé la promesse de ne plus vendre les dignités ecclésiastiques.

Le 17 juillet de cette année, Grégoire adressait à l’impératrice Agnès une lettre dont la joie mystique ne laisse aucun doute à cet égard.

Agnès ne quitta la cour de son fils que vers la fin de cette année, et revint à Rome avec les légats chargés de riches présents.

Cependant Grégoire VII, assuré des dispositions plus dociles, et sans doute aussi des embarras intérieurs de Henri, voyant d’ailleurs, près de lui, Robert Guiscard intimidé par les anathèmes dont sa puissance, nouvelle encore, devait redouter l’atteinte, allait étendre plus loin ses projets de réforme morale et ses tentatives de domination au dehors. Tantôt de Rome, tantôt de Tibur[16], où il passa l’automne de 1074, il adressait sur tous les points de la chrétienté ses ordres et remontrances. Il mandait à Rome les évêques sur lesquels il s’élevait des plaintes ; il encourageait par des éloges les prélats d’Allemagne qui s’étaient montrés le plus opposés à Henri dans la guerre de Saxe. Il hâtait par ses lettres le payement du denier de saint Pierre, et veillait à assurer le voyage d’une foule de pèlerins qui se rendaient à Rome et y portaient leurs offrandes.

Cette source de richesse, une des plus importantes pour la cour de Rome, était souvent tarie par les désordres et les violences de ces temps. Souvent aussi les marchands d’Italie, plus industrieux et plus riches que les peuples francs, étaient exposés dans leurs voyages à des extorsions et des rapines. Il arrivait souvent qu’un ecclésiastique ou un pèlerin qui revenait de Rome était fait prisonnier et mis à rançon par quelque seigneur châtelain.

Grégoire VII avait adressé à ce sujet plusieurs plaintes à Philippe, roi de France, qui, jeune et encore peu affermi, ne réprimait pas les abus dont souvent il profitait. C’est devant ce désordre et cet oubli de tout droit public et privé que Grégoire VII donnait au pontificat ce langage qu’on lui a tant reproché, mais qu’il faut concevoir et qui s’explique par la misère et l’anarchie des souverainetés d’alors.

Le pontife adresse alors à tous les évêques de brante une lettre menaçante, où, après avoir fait le tableau de tous les désordres qu’il reproche à ce royaume, il en accuse Philippe Ier : Votre roi, leur dit-il ; qu’il faut appeler, non pas un roi, mais un tyran, est, par l’instigation du diable, la cause et le principe de tous ces maux. Il souille toute sa vie de crimes et d’infamies, et pauvre et misérable qu’il est, portant inutilement le sceptre, non seulement, par la faiblesse de son gouvernement, il a lâché la bride à ses peuples pour tous les attentats, mais il les a lui-même excités par l’exemple de ses penchants et de ses œuvres. Il ne lui a pas suffi de mériter la colère de Dieu par la ruine des églises, les adultères, les rapines et mille autres genres de fraudes dont nous l’avons souvent réprimandé ; tout récemment, à des marchands qui s’étaient rendus de plusieurs points de la terre dans une foire de France, il a pris, comme un brigand, une somme immense d’argent ; et lui qui devrait être le défenseur des lois et de la justice, il a été le voleur privilégié.

Comme il n’est pas croyable que cela échappe à la sentence du juge suprême, nous vous prions et nous vous avertissons, avec une vraie charité, de prendre garde à vous, et de ne pas vous attirer cette malédiction prophétique : Maudit soit l’homme qui détourne son glaive du sang. C’est-à-dire, comme vous le comprenez bien, qui n’emploie pas le glaive de la parole à la correction des hommes charnels ; car vous êtes en faute, mes frères, vous qui, ne résistant pas à ces actions détestables avec la vigueur du sacerdoce, fomentez sa méchanceté par votre complaisance.

Le pontife ajoutait : Il est inutile de parler de craintes. Réunis et armés pour défendre la justice, votre force serait telle que vous pourriez à la fois, sans aucun péril pour vous, le détourner par la pénitence de sa passion de mal faire, et mettre vos âmes en sûreté. Et quand bien même il y aurait crainte et péril, vous ne devriez pas vous désister de la liberté de votre sacerdoce ; nous vous prions donc, et nous vous avertissons, par l’autorité apostolique, de vous réunir dans l’intérêt de votre patrie, de votre gloire et de votre salut, par une délibération commune et un concert unanime. Abordez le roi, donnez-lui avis de sa honte, de son péril et de celui de son royaume ; montrez-lui en face combien sont criminelles ses actions et ses intentions ; tâchez de le fléchir par toutes espèces d’instances, afin qu’il indemnise les marchands dont j’ai parlé.

Du reste, qu’il corrige ses fautes, et, laissant là les erreurs de sa jeunesse, qu’il essaye, en s’attachant à la justice, de relever la dignité et la gloire de son royaume ! et, pour pouvoir corriger les autres, qu’il abandonne le premier l’iniquité ! Que s’il ne veut vous entendre, et si, bravant la colère de Dieu, au mépris de la dignité royale, de son salut et de celui de son peuple, il s’obstine dans sa dureté de cœur, faites-lui entendre, comme de notre bouche, qu’il ne pourra échapper plus longtemps au glaive de la vengeance apostolique. Ainsi donc vous-mêmes avertis, commandés parla puissance apostolique, imitez, avec l’obéissance et la foi qui lui sont dues, votre sainte mère l’Église romaine ; et, vous séparant tout à fait de d’obéissance et de la communion de cet homme, défendez dans toute la France de célébrer publiquement l’office divin.

En même temps, pour rendre cette lettre plus efficace, Grégoire, fidèle à sa politique de soulever les grands vassaux contre les princes, s’adressait à Guillaume, duc d’Aquitaine ; et, accusant de nouveau les crimes par lesquels Philippe, disait-il, avait surpassé tous les princes païens, il priait Guillaume de s’associer quelques hommes choisis parmi les plus nobles et les meilleurs de France, et d’aller avec eux reprocher au roi ses iniquités. A ce prix, il promettait, si le roi cédait à de tels conseils, de le traiter avec charité. Autrement, disait-il, s’il s’obstine dans sa perversité, s’il amasse contre lui, par sa dureté de cœur et son impénitence, la colère de Dieu et de saint Pierre, nous, avec le secours de Dieu, pour prix de la méchanceté de cet homme, nous le retrancherons du sein et de la communion de l’Église, lui, et quiconque lui rendra honneur et obéissance ; et chaque jour son excommunication sera confirmée sur l’autel de saint Pierre ; car il y a longtemps que nous supportons ses iniquités, trop longtemps que, par pitié pour sa jeunesse, nous dissimulons l’injure de l’Église.

Cette démarche violente du pontife ne fut suivie d’aucun grand événement ; l’archevêque de Reims, parent du roi et élevé par sa faveur, ne se pressa pas d’exécuter les menaces de Grégoire, et nous l’en verrons puni dans la suite.

Cependant Philippe, redoutant les embarras que pouvait lui susciter le pontife, envoya[17] l’évêque de Loudun et plusieurs grands du royaume en ambassade à Rome, et donna sans doute satisfaction au pontife que d’autres soins occupèrent bientôt.

Grégoire VII en effet, dans le temps qu’il maîtrisait ainsi les rois de France et de Germanie, suivait avec ardeur d’autres projets pour l’agrandissement de l’Église ; c’est à lui qu’appartient la première pensée de ces croisades qui jetèrent tout l’Occident sur l’Asie, et furent à la fois l’événement le plus héroïque et la plus importante révolution du moyen âge. Quelque grande qu’ait paru en effet dans le point de vue du dernier siècle l’imprudence de ces expéditions, elles avaient été réellement inspirées par le péril des peuples autant et plus que par l’ardeur aveugle de leur foi ; à ce point de vue même, on ne peut s’étonner qu’un génie entreprenant et hardi comme celui de Grégoire VII, préoccupé d’élever au-dessus de tout la domination pontificale, ait conçu le premier le plan d’une grande confédération chrétienne qui couvrirait la chrétienté d’Europe contre le flot croissant des invasions mahométanes et marcherait à la délivrance des saints lieux sous la bannière de la croix.

Si quelque chose pouvait en effet, au moins pour un temps, réaliser dans sa grandeur cette ambition de suprématie catholique, c’était une semblable guerre ordonnée, bénie, conduite par le pontife de Rome. Grégoire VII voulut d’abord, et cela même indique une arrière-pensée d’empire, engager dans cette entreprise quelques princes du second rang, Guillaume, duc d’Aquitaine, Raimond, comte de Saint-Gilles, qui fut dans la suite l’un des héros de la première croisade, Amédée, fils d’Adélaïde de Suse, Gottfried, due de Lorraine, époux de Mathilde.

A la vérité, en les appelant à lui, il cherchait aussi un secours contre les Normands, bien qu’il parût se croire à l’abri de ce côté avec les seules forces de l’État romain. Les soldats, écrivait-il, que nous avons avec nous sont plus que suffisants contre ceux des Normands qui nous sont rebelles.

Mais cette confiance, fondée sur quelques divisions passagères entre ces chefs étrangers et sur la déférence plus marquée que le pape avait obtenue de Robert Guiscard, pouvait en un moment disparaître et laissait la chaire pontificale bien faible au milieu de l’Italie. On ne peut qu’en admirer davantage la magnanimité du pontife qui, dans de telles incertitudes et de tels périls, projetait de passer la mer et de réunir d’abord Constantinople à Rome. Mais nu seul homme, et l’événement le prouva plus tard, pouvait, parmi les princes nouveaux d’Italie, s’élever à la hauteur d’un semblable projet. Les autres chefs qu’avait d’abord désignés le pontife, ou trop dénués de ressources et d’hommes d’armes, ou trop peu secondés par l’esprit des peuples que n’avait pas encore échauffés le feu de la croisade, ne se rendirent point à l’appel religieux du pontife ou n’envoyèrent près de lui que de faibles secours bornés à l’Italie.

Le pape, cependant, avait cru pouvoir compter particulièrement sur le secours de Gottfried ; il en avait même obtenu la promesse dans une conférence avec ce prince, et lui avait fait espérer en retour l’investiture de la Sardaigne.

Mais Gottfried avait en Lorraine ses principaux États ; il n’exerçait qu’une autorité précaire en Toscane, où Béatrix et Mathilde, souveraines de leur chef, obéissaient à toutes les volontés du pontife.

Des froideurs domestiques se mêlèrent à ces causes de mécontentement. Rappelé par les instances de Henri IV, Gottfried voulut retourner dans ses États de Lorraine et emmener son épouse ; mais, accoutumée au climat et aux villes d’Italie où elle faisait avec sa mère tous les actes de juridiction souveraine, Mathilde refusa de suivre Gottfried au-delà des monts. Irrité contre les conseils auxquels il attribuait ce refus, Gottfried n’envoya pas au pontife les secours qu’il lui avait promis. Grégoire s’en plaignit dans une lettre impérieuse[18]. Où sont, disait-il, les soldats que tu avais promis de nous amener pour la défense de saint Pierre ? Puisque tu n’as pas accompli ce que tu avais promis au bienheureux Pierre, nous qui sommes ses vicaires quoique indignes, nous ne tenons plus à toi par aucun engagement, si ce n’est celui de veiller à ton salut, comme chrétien. (Avril 1074.)

Cette hauteur du pontife ne fit que rapprocher Gottfried de la cause du roi. Étant parti pour l’Allemagne au mois d’avril 1074, il resta dés lors séparé de Mathilde, qui se dévoua tout entière à l’Église romaine.

L’amitié du pontife et de cette princesse, alors âgée de vingt-huit ans, parut suspecte, même à la dévotion crédule des contemporains ; l’animosité politique des partisans de Henri IV, en accusant le pontife de tous les crimes, ne l’épargna pas dans ses mœurs, et ne pardonna point à Mathilde un dévouement si funeste pour Henri. Mille bruits à cet égard circulaient en Allemagne et en Lombardie. Les chroniqueurs même ecclésiastiques les ont répétés avec une pieuse indignation. On ne peut nier que, dès ces premiers temps, Grégoire VII n’ait usé de son pouvoir sur l’esprit de Mathilde pour la séparer de son époux, qu’il jugeait trop fidèle aux intérêts de Henri.

La suite même de cette histoire montrera l’espèce de passion, que Mathilde, selon le génie des femmes, porta dans son attachement au pontife, mais il ne faut pas oublier que, pour une princesse d’Italie, feudataire du royaume de Germanie, il y avait un grand motif d’indépendance et d’ambition dans la fidélité au Saint-Siège contre l’empire.

Mathilde, jeune et belle, dédaignait dans Gottfried un mari contrefait et bossu. Son humeur fière et vindicative ne lui pardonnait pas non plus d’être dévoué servilement à ces rois de Germanie qu’elle avait vus dans son enfance persécuter sa mère Béatrix. Les idées de perfection religieuse et de célibat dans le mariage, alors fort communes, lui plaisaient comme un moyen d’éviter l’époux qu’elle n’aimait pas. Elle fut la pénitente, l’admiratrice, l’amie du pontife. Mais, après l’ambition, la piété seule paraît avoir été le lien de cette union.

Le langage de Grégoire VII à Mathilde, dans le temps même où il l’éloignait de son époux, est celui d’une dévotion sévère : Le Dieu seul, dit-il, qui pénètre le secret des cœurs et me connaît mieux que je ne me connais moi-même, sait quelle est ma continuelle sollicitude pour toi et ton salut.

Puis, en l’appelant sa fille, la fille chérie de saint Pierre, il lui recommande le fréquent usage de la communion : C’est là, lui dit-il, le trésor que ton âme me demande, et il lui répète en même temps qu’il l’a confiée et la confiera toujours à la mère de Dieu, modèle et gardienne de toute pureté.

Il paraît même que Mathilde, ainsi que sa mère, portait la ferveur jusqu’à vouloir embrasser la vie religieuse ; mais le pontife, qui se servait sans cesse de leur zèle et de leur pouvoir dans les affaires du siècle, les détourna de cette vocation. Il leur adresse à ce sujet, dans une lettre qui leur est commune, les mêmes expressions de tendresse et de piété. Il les félicite de n’avoir pas, comme tant d’autres princes, chassé Dieu de leur palais, mais de l’y avoir attiré par le parfum de la justice. En les  nommant toutes deux ses filles chéries, il leur recommande de conduire à perfection le bien qu’elles ont commencé[19] : Si je vous écris peu, dit-il en finissant, à vous que j’aime d’un cœur sincère, c’est la preuve des soins nombreux qui m’accablent. Car je ne veux pas prendre avec vous, sur de tels sujets, un intermédiaire auquel je dicte. Je me soumets moi-même au travail de vous écrire, quoique d’une main mal exercée ; car si je suis aimé comme j’aime, je dois croire qu’il n’est aucun mortel que vous me préfériez. Que le Dieu tout-puissant, grâce au mérite de la souveraine maîtresse, par l’autorité des bienheureux Pierre et Paul, vous absolve de tous vos péchés et vous conduise avec joie dans le sein de l’Église universelle.

Donné à Rome, le 4 des nones de mars, 12ème indiction (1074).

L’automne de cette année, Grégoire VII, accablé de soins si nombreux, tomba dangereusement malade. On désespéra de ses jours ; il guérit cependant, reparut aux yeux du peuple et reprit avec ardeur toutes les occupations de sa vie mystique et laborieuse. Il faut lire le récit d’un moine du temps pour comprendre quels scrupules de piété, quels minutieux remords se joignaient, pour Grégoire VII, aux inquiétudes du gouvernement de l’Église. Pendant sa maladie il était visité par une jeune nièce qu’il avait. La voyant triste[20] et pour dissiper son chagrin, dit le pieux chroniqueur, il porta la main sur le collier de cette jeune fille et lui demanda si elle voulait se marier. Elle rougit sans doute. Mais peu de temps après, lorsque le pape[21] convalescent rendait ses actions de grâces à Dieu, il s’étonna de se trouver sans émotion et sans larmes, et de sentir en soi une sécheresse de cœur que ne pouvait vaincre ni le souvenir des maux passés ni l’espoir des biens à venir. Il chercha longtemps en lui-même ce qu’il avait pu faire pour offenser Dieu, et par[22] quelle faute il avait perdu la grâce de la componction. Enfin il résolut de s’associer quelques hommes pieux pour prier et jeûner ensemble, jusqu’à ce que Dieu lui révélât pourquoi le don qu’il avait eu lui était retiré. Après deux semaines de veilles, de jeûnes et de pieux exercices, Grégoire reçut un premier avis. La mère de Dieu apparut[23] en songe à un homme innocent et simple, rapporte le chroniqueur, et lui dit[24] : Va et dis à Grégoire, qu’admis par moi dans le chœur des vierges il se conduit tout autrement qu’il ne devrait. Grégoire, troublé de ce reproche, ne comprit pas encore et redoubla de prières pour obtenir que la miséricorde de Dieu s’expliquât plus clairement. La même vision de nouveau apparut au même homme et lui dit : Tu diras ces choses à Grégoire : Comme, au mépris de nos saintes règles, il a touché le collier de sa nièce, il a perdu pour ce motif le don qu’il avait auparavant. Mais aujourd’hui, comme il a fait pénitence de son péché, il recouvrera le don des larmes[25].

Cette légende, dont le lecteur rira, est-elle une réponse à quelque calomnie ou même un pieux déguisement de quelque faiblesse ? n’est-elle pas plutôt un trait de vérité selon les mœurs du temps et la foi sincère du pontife ? Au reste les détracteurs contemporains, qui lui reprochèrent avec tant d’amertume l’amitié de Mathilde, n’ont jamais désigné cette nièce, ni fait d’allusion suspecte au nom d’aucune autre femme.

Un des premiers soins de Grégoire VII, après sa guérison, fut d’écrire à Béatrix et à Mathilde. Sa lettre témoigne et la tristesse dont cette âme forte était parfois atteinte et la confiance qu’il avait dans ses deux fidèles alliées, même en redoutant près d’elles quelque influence .contraire à ses desseins ; mais surtout elle exprime cette affection austère, toute de politique et de religion, qui chérissait dans Béatrix et dans Mathilde deux ennemies de Henri.

Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à la duchesse Béatrix et à sa fille Mathilde, salut et bénédiction apostolique.

Nous n’ignorons pas que vous recevez souvent sur nous des rapports fort divers ; c’est le travail habituel de ceux qui portent envie à la bonne intelligence et à l’union des amis. Et nous aussi, si nous voulions prêter l’oreille à des bruits semblables, il est peu de cœurs où nous puissions croire trouver une sincère affection. Mais,  fuyant par-dessus tout le tort d’être soupçonneux, nous vous disons avec vérité qu’il n’est aucun prince de la terre en qui nous ayons une confiance plus assurée qu’en vous. Voilà ce que les paroles, ce que les actions, ce que le zèle d’un pieux dévouement, ce que la noble constance de votre foi nous ont persuadé. Nous ne doutons pas que votre charité ne se montre avec éclat pour nous, puisque c’est Pierre que l’on aime dans son serviteur. Du reste, sachez que nous venons d’échapper à une maladie du corps contre la prévoyance de tous ceux qui étaient près de nous, et que nous avons recouvré la santé, ce qui nous semble un sujet de tristesse plutôt que de joie, car notre âme tendait et aspirait de tous ses désirs vers cette patrie où Celui qui est le juge du travail et de la douleur donne le repos et le délassement des fatigues. Maintenant, réservé encore à notre tâche accoutumée et à d’infinies sollicitudes, nous souffrons d’heure en heure les angoisses d’une femme en travail, ne pouvant par aucun effort sauver l’Église presque naufragée sous mes yeux, car la loi et la religion du Christ sont partout si près de périr que les Sarrasins et tous les autres païens tiennent à leur culte plus fidèlement que les peuples nommés chrétiens et assurés de l’héritage céleste ne conservent le dépôt de la loi divine. De là, ce semble, on doit peu s’étonner si, par l’espoir des consolations d’en haut, nous désirons échapper aux calamités du poste que nous occupons, dans la seule connaissance des maux qui nous menacent, souffrant l’atteinte de chacun d’eux.

Du fond de cette courageuse et austère tristesse, le pontife, ne perdant aucune des attentions de la terre, s’occupait, dans sa lettre, de Robert Guiscard, d’un procès en cour de Rome intenté pour mariage illégitime au margrave Azon, des évêques appelés pour témoins dans cette affaire, d’un sauf-conduit à donner à ce seigneur pour assurer son passage sur les terres de Béatrix. — Sachez, disait-il, que Robert Guiscard nous a souvent envoyé des légations suppliantes, et qu’il veut déposer en nos mains de tels gages de fidélité que personne ne doit ni ne peut se lier par de plus forts engagements à son seigneur, quel qu’il soit. Mais nous, voyant de sérieux motifs de différer, nous attendons les avis de la sagesse d’en haut et les directions de l’apôtre. Nous avons appris que l’une de vous doit passer les Alpes, et nous souhaitons beaucoup, s’il est possible, jouir auparavant de l’entretien de toutes deux, parce que nous voulons, dans nos difficultés et nos affaires, avoir vos conseils comme ceux de nos sœurs et des filles de Saint-Pierre. Croyez bien que tout ce que nous savons et pouvons par Dieu vous est montré en toute franchise et affection, et sachez que votre nom se trouve chaque jour dans nos prières, et que, tout pécheur que nous sommes, nous le recommandons instamment à Dieu.

Le pontife reprenait donc ses hardis desseins, la réforme de l’Église, l’union de l’Italie, l’humiliation de l’Allemagne, la soumission religieuse de la France et des autres royaumes, l’entreprise d’une croisade en Orient.

L’impératrice Agnès, à son retour, lui avait apporté l’assurance de la soumission de Henri ; et les embarras de ce prince, du côté de la Saxe, semblaient garantir la sincérité de ses promesses. Grégoire, alors, se flatta peut-être de trouver en lui un instrument de ses projets. Il écrivit à Henri ces paroles où respirent à la fois tout l’orgueil et toute l’humilité du prêtre : Tout pécheur que je suis, au milieu des solennités de la messe j’ai fait et je ferai encore commémoration de toi sur les corps des apôtres.

En même temps il lui annonçait par une autre lettre, qui fut publiée dans toute l’Europe, son projet de secourir les chrétiens d’Orient : J’instruis ta Grandeur, lui disait-il, que les chrétiens d’outre-mer, dont le plus grand nombre est chaque jour massacré comme de vils troupeaux, ont envoyé humblement vers moi pour me prier de secourir, comme je pourrais, nos frères, afin que la religion chrétienne ne soit pas de nos jours (ce qu’à Dieu ne plaise) tout à fait anéantie. Et moi, touché d’une vive douleur jusqu’à désirer la mort, car j’aimerais mieux donner ma vie pour eux que « de les abandonner et de commander à l’univers au gré d’un orgueil charnel, j’ai eu soin d’exciter, d’animer tous les chrétiens à défendre la loi du Christ, à sacrifier leur vie pour leurs frères, et à faire briller la noblesse des enfants de Dieu. Les Italiens et les ultramontains, je le crois, et même je l’affirme, ont, par l’inspiration de Dieu, accueilli volontiers mes conseils ; et déjà plus de cinquante mille hommes se préparent, s’ils peuvent m’avoir dans cette expédition pour chef et pour pontife, à se lever en armes contre les ennemis de Dieu, et veulent, sous ma conduite, parvenir jusqu’au tombeau du Seigneur.

Le pape annonçait ensuite que si Dieu lui permet de conduire lui-même cette grande entreprise qui demande un grand chef, il recommande l’Église romaine aux soins de Henri.

Peu de temps après, il fit partout publier une exhortation aux fidèles de s’armer pour cette guerre sainte, et, d’acquérir par un effort passager la béatitude éternelle ; c’étaient les mêmes pensées, le même enthousiasme qui, vingt ans plus tard, firent lever l’Europe. Mais ces passions religieuses avaient besoin de fermenter dans les âmes avant d’éclater par une telle tempête, et le hardi pontife qui les remuait le premier avec tant d’empire allait être lui-même entraîné par d’autres soins et d’autres périls. On doit même douter qu’il fût sincère dans sa confiance pour Henri, et qu’il voulût quitter l’Italie et passer les mers. Il est plus vraisemblable que, par l’annonce d’un tel projet, le pontife espérait étonner de plus en plus l’âme de Henri, lui faire redouter cette grande confédération qui se préparait, et le forcer peut-être à venir à Rome solliciter le titre d’Empereur.

 

 

 



[1] Act. Vatic. Baron., t. XVII, p. 355.

[2] Lamb. Scha., p. 191.

[3] Lamb. Scha., p. 191.

[4] Greg. pap. Epist. XIX, p. 1212.

[5] Greg. pap. Epist. XIX, p. 1212.

[6] Greg. pap. Epist. XXIV, p. 1216.

[7] Ann. Saxo, Eccard., corp. hist., t. I, p. 534.

[8] Ann. Saxo, Eccard., corp. hist., t. I, p. 515.

[9] Ann. Saxo, Eccard., corp. hist., t. I, p. 515.

[10] Ann. Saxo, Eccard., corp. hist., t. I, p. 515.

[11] Ann. Saxo, Eccard., corp. hist., t. I, p. 515.

[12] Bruno de Bello Saxonico, page 111.

[13] Bruno de Bello Saxonico, page 111.

[14] Baluze, Miscellanea, t. VII, p. 125.

[15] Le 7 des cal. de nov. 1074.

[16] Gregorii papæ, lib. II, litt. II. Epist. III, IV.

[17] D. Bouquet, t. XII, p. 268.

[18] Gregorii papæ VII Epist. XXII, lib. 1.

[19] Gregorii papæ VII lib. I, epist. 50.

[20] Acta sanctorum, t. VI, maii, p. 118.

[21] Acta sanctorum, t. VI, maii, p. 118.

[22] Acta sanct., t. VI, p. 118.

[23] Acta sanct., t. VI, p. 118.

[24] Acta sanctorum, t. VI, maii, p. 118.

[25] Acta sanctorum, t. VI, maii, p. 118.