HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

LIVRE PREMIER. — (1020-1055.)

 

 

Origine d’Hildebrand. - Son éducation à Rome, dans le monastère de Sainte-Marie. - Son séjour à Cluny. - Son voyage en Allemagne et son retour en Italie. - État de l’Église romaine à cette époque. - Corruption des mœurs, croyances bizarres. - Hildebrand s’attache au Pape Grégoire VI qui le fait sous-diacre. - Il est soupçonné de magie. Arrivée de l’empereur Henri III en Italie. - Grégoire VI, dé posé comme simoniaque, - exilé en Allemagne, où il meurt. Hildebrand, qui l’avait accompagné, se retire à Cluny. - Brunon, évêque de Toul, fait pape par l’empereur. - Influence d’Hildebrand sur l’esprit de cet évêque, qui prend le nom de Léon IX. - Hildebrand, supérieur du monastère de Saint-Paul, en corrige les abus. - Tentative générale de réforme dans l’Église. - Concile tenu à Reims par Léon IX. - Commencement de l’hérésie de Bérenger. - Retour de Léon IX à Rome. - Situation de l’Italie. - Puissance des Normands. - Guerre de Léon IX contre eux. - Sa captivité, sa mort. Hildebrand, député à la cour de Henri III pour négocier la nomination d’un nouveau Pape.

 

L’homme qui devint si fameux sous le nom de Grégoire VII sortait d’une origine obscure, comme la plupart des grands personnages de l’Église. La date même de sa naissance n’est pas exactement connue. On peut la placer de l’an 1015 à 1020. Il vit le jour à Soano, petite ville de Toscane. Son père appelé Bonic ou Bonizon y faisait le métier de charpentier. Le fils du charpentier de Soano reçut à son baptême le nom germanique d’Hildebrand, ramené dans la prononciation adoucie des Italiens au nom d’Hellebrand que l’admiration et la haine des contemporains traduisirent tour à tour par les mots de pure flamme[1] ou de tison d’enfer. Les croyants du pontife racontaient de plus que la vertu de ce nom avait été souvent attestée par des prodiges et, comme ils disent, par des visions de feu. Dans l’enfance d’Hildebrand des étincelles, rapporte la légende, avaient jailli de ses vêtements ; plus tard, une flamme avait entouré sa tête comme celle d’Élie, ou comme celle du roi Servius ; lui-même racontait souvent qu’il avait vu dans un songe symbolique un grand feu sortir de sa bouche et embraser l’univers. Pour nous, le nom d’Hildebrand nous fera conjecturer que le plus puissant vengeur de l’Italie conquise, celui qui devait porter de si rudes coups à l’Allemagne descendait de la race même des conquérants barbares.

Dans les siècles suivants, quelques érudits voulurent rattacher le fameux Hildebrand à l’ancienne famille seigneuriale des Aldobrandini. Rien n’était plus inutile et moins vrai. En 1073, lorsque Hildebrand, depuis longtemps célèbre et grand dans l’Église, s’assit enfin sur la chaire de saint Pierre qui lui était due, l’abbé du monastère de Saint-Arnulphe à Metz, Guillaume Wallon, lui écrivait ces paroles remarquables : La sagesse divine si merveilleuse dans toutes ses dispensations ne pourvoit jamais plus utilement aux choses humaines[2] que lorsque, choisissant un homme du peuple, elle l’élève sur la tête de sa nation, comme un modèle dont la vie et la conduite montrent aux derniers du peuple où doivent tendre leurs efforts.

Dans cette affirmation et ce raisonnement d’un témoin non récusable s’adressant à Hildebrand lui-même, on voit avec évidence l’opinion des contemporains sur l’obscure naissance du pontife et la réalité de cette opinion. On y reconnaît aussi le principe fécond de démocratie religieuse qui avivait l’Église, et qui dans l’ordre des choses secondes était, après la foi, le plus grand secret de sa puissance.

L’influence en est remarquable jusque dans les fables dont fut entouré longtemps après l’humble berceau de Grégoire VII. On raconta que dans l’enfance et ne sachant pas lire encore, comme il jouait près de l’établi du charpentier son père, il avait disposé de petits fragments de bois, de manière à former ces paroles du psaume : Dominabor a mari usque ad mare ; et qu’un prêtre, témoin de cette merveille dans la boutique de l’artisan, lui avait aussitôt annoncé que son fils serait pape. La même légende ajoute plus simplement qu’une intelligence extraordinaire se faisant remarquer dans le jeune Hildebrand, son père reçut le conseil de l’appliquer aux lettres. Les lettres alors, c’était l’Église.

Le charpentier de Soano avait un frère ou un parent abbé du monastère de Sainte-Marie sur le mont Aventin. Transporté là de bonne heure, Hildebrand apprit dans cet asile les arts libéraux et la discipline morale, comme on disait dans ce temps. C’était un grand avantage d’étudier à Rome, où, malgré les scandales du schisme et les troubles, une invincible tradition maintenait plus de savoir et de politesse qu’en aucun lieu de l’Occident. L’usage familier de la langue latine, les préceptes de rhétorique et de dialectique, la lecture des livres saints et de quelques Pères, le rituel et le chaut formaient sans doute tout l’enseignement de cette école du couvent de Sainte-Marie. Mais on y respirait l’esprit même de l’Église romaine, et, suivant l’expression d’un pape, Hildebrand était là nourri dès l’enfance dans la maison de saint Pierre[3]. Il y reçut les leçons Cie Jean Gratien, archiprêtre de l’Église romaine, homme savant et considérable qui plus tard devint pape sous le nom de Grégoire VI, et qu’il appela toujours son seigneur et son maître. Tout ce qui d’ailleurs dans le monde avait quelque science et quelque sainteté était en commerce avec Rome et tendait à s’en rapprocher. Beaucoup d’évêques et de chefs d’ordres religieux y venaient tour à tour et trouvaient l’hospitalité dans les monastères de la ville. Le couvent de Sainte-Marie recevait ainsi souvent l’évêque d’Amalfi, Laurence, versé dans l’étude des lettres grecques et renommé par sa piété, quoiqu’il dût être accusé plus tard d’avoir enseigné au jeune Hildebrand les arts magiques, transmis par le pape Sylvestre II. Un autre étranger célèbre, Odilon, abbé de Cluny, lié d’une étroite amitié avec l’évêque Laurence, faisait pendant ses voyages à Rome de longs séjours dans le couvent de Sainte-Marie, et édifiait les moines romains par son exemple. Soit l’attrait puissant de cet exemple, soit l’hospitalité réciproque entre les deux monastères, dès que Hildebrand eut atteint la première jeunesse, il partit pour la France, afin, dit un contemporain, de dompter l’impétuosité de la chair par les fatigues du voyage et la poursuite de la science[4].

Sous le nom de France était compris le duché de Bourgogne, devenu l’héritage particulier de la descendance cadette de Hugues Capet, et où florissait depuis un siècle la célèbre maison de Cluny.

Fondé en 940 par quelques religieux de l’ordre de saint Benoît auxquels Guillaume, comte d’Auvergne et duc d’Aquitaine, fit don par testament d’une terre qu’il possédait dans le comté de Mâcon, le monastère de Cluny, exempt par ses privilèges de toute juridiction ecclésiastique autre que celle du pape[5], s’était rapidement accru. La ferveur d’un établissement nouveau se mêlant à l’austérité de l’ancienne règle de saint Benoît, on ne vit dans Cluny nulle trace de la licence commune à beaucoup de monastères du dixième siècle ; la prière, le travail des mains et la lecture y étaient si continus que dans les plus longs jours de l’été à peine les frères avaient-ils une demi-heure de repos et de libre entretien[6].

Malgré cette sévérité, presque tous étaient laïques, selon le génie de l’institut de saint Benoît, qui lui-même n’était pas prêtre, et qui dit dans sa règle : Si un prêtre veut être admis dans le monastère, ne vous pressez pas de le recevoir. Mais cet éloignement du sacerdoce ne tenait qu’à une idée plus haute de la sainteté d’un tel état et à la volonté d’accomplir plus exactement une règle si précise sur l’emploi de chaque moment de la vie, qu’on en pouvait difficilement allier la pratique aux soins du sacerdoce.

Par une rencontre heureuse et commune dans l’Église, plusieurs chefs, éminents pour le zèle et le talent de diriger les âmes, s’étaient succédé à la tête de ce monastère et semblaient s’être attirés l’un .l’autre. L’ouvrage du sage Odon avait été continué sous Aimar, vieillard aveugle dont l’esprit et la volonté n’avaient rien perdu de leur vigueur, et qu’avait remplacé bientôt Maïeul, aussi habile à s’assurer la faveur des rois qu’à dominer dans un cloître. Maïeul, voyant son monastère affermi dans la règle, avait cherché à conquérir au dehors et à étendre au loin son autorité sur d’autres monastères. L’empereur Otton lui soumit les monastères royaux d’Allemagne et d’Italie. L’empereur Henri Ier envoya en offrande à Cluny le globe d’or surmonté d’une croix d’or que, le jour même de son couronnement dans Rome, il avait reçu du pape Benoît VIII[7].

A la mort de Maïeul, dont le roi Hugues Capet suivit à pied les obsèques, le couvent avait choisi Odilon, disciple de Maïeul, en qui le génie du gouvernement était mêlé à la plus indulgente vertu, âme sublime, sévère à elle-même, tendre pour les autres, et qui se plaisait à dire quand on blâmait sa douceur : Si je dois être damné, j’aime mieux l’être pour excès de pitié, que pour excès de rigueur[8].

A travers les récits miraculeux du temps, on voit que, pendant cinquante années, sa vertu fut toujours active et bienfaisante. L’âge et le travail affaiblirent enfin ses forces, et, retenu longtemps à Rome par une maladie dangereuse, il avait cru ne plus revoir sa chère solitude. Mais, en y reparaissant, il y retrouvait tout dans le même ordre, la même obéissance et comme dirigé par une invisible volonté. L’étude après le labourage occupant une part du temps des religieux, une école célèbre était jointe au monastère ; et les enfants, dit un chroniqueur, recevaient dans cette école la même éducation que les fils des rois dans le palais de leurs pères.

Quel que fut l’âge du jeune Hildebrand à l’époque off il arriva dans Cluny, il dut singulièrement profiter des exemples de discipline et de ferveur qu’offrait cette grande maison, et il y vit la puissance monastique dans toute sa gloire et toute sa vertu.

Le souverain d’un pays chrétien depuis un siècle, Casimir, fils de Mécislas, chassé par les Polonais, était venu en 1034 se faire novice à Cluny. Les seigneurs polonais se ravisant, après de longs troubles, résolurent de le rappeler au trône. Leurs envoyés après l’avoir cherché en France vinrent le demander à Cluny. Casimir répondit qu’il ne s’appartenait plus à lui-même et que, loin de pouvoir régner, il n’avait pu même leur parler sans l’ordre de son abbé. Pressé par les instances des députés polonais, Odilon à son tour déclara qu’il ne dépendait pas de lui de laisser sortir un moine profès ; et il les renvoya devant le pape.

Le pape Benoît IX, après de longues instances, autorisa Cluny à rendre aux Polonais leur roi, sous la condition qu’il conserverait l’habit religieux et que ses sujets, ou seulement sans doute ceux qui approchaient du monarque, auraient leurs cheveux taillés en couronne comme les moines et porteraient aux fêtes solennelles des étoles de prêtre durant la messe, conditions remarquables, qui, selon le génie de l’Église romaine, tendaient moins à faire Casimir roi qu’à le maintenir religieux de Cluny sur le trône.

Bientôt après, de riches présents vinrent attester à Cluny la reconnaissance du moine couronné ; et une colonie de l’ordre alla fonder en Pologne de nouveaux monastères.

Selon toute apparence, Hildebrand passa dès lors plusieurs années dans Cluny. Une légende contemporaine rapporte que l’abbé du monastère lui appliquait les paroles de saint Jean : Cet enfant sera grand devant le Seigneur. Là il se fortifiait dans la règle sévère dont son âme ardente avait besoin. Il y formait des liens intimes avec cet ordre de Saint-Benoît si nombreux, si puissant et où il trouva dans la suite ses appuis les plus fidèles. On ne sait, du reste, s’il termina son noviciat et fut reçu moine à Sainte-Marie ou à Cluny ; mais ce qui est certain et sort de sa vie tout entière, c’est que dès la jeunesse il fut moine, qu’il passa par toutes les épreuves et les pratiques de cette profession, où l’obéissance prépare au commandement. On en trouverait, s’il le faut, la preuve dans le mot naïf d’un contemporain qui, célébrant sa mémoire vers la fin du XIe siècle, écrivait : Les moines le pleurent, parce qu’il était connu pour moine[9].

Il semble, au reste, qu’un besoin d’activité et un désir de se mêler aux affaires du monde poussaient déjà le jeune Hildebrand hors de cet asile monastique, où il prenait sa force.

Les chroniques saxonnes rapportent que, dès sa première jeunesse, Hildebrand vint à la cour d’Allemagne ; qu’il fut un des secrétaires de Henri III et même prit part à l’éducation de son fils ; que souvent alors il avait joué et s’était querellé avec l’enfant royal ; mais que l’empereur, qui s’amusait d’abord de cette familiarité, avait été averti en songe de ce qu’elle présageait pour l’avenir. Une nuit, disent ces vieilles légendes, il vit dans son sommeil Hildebrand sur la tête duquel croissaient deux cornes élevées vers le ciel, et qui d’un revers de ces cornes heurtant le jeune Henri, assis à la table royale, le renversait dans la boue. L’impératrice, consultée sur ce rêve, s’étant écriée que ce jeune clerc deviendrait pape et chasserait son fils du trône, l’empereur fit aussitôt emprisonner Hildebrand dans un château fort que nomme la chronique ; puis, après un an de captivité, cédant aux prières de l’impératrice, il le remit en liberté.

Ce récit s’accorde aussi mal avec les dates qu’avec la raison. Henri III, marié en 1042[10] à Agnès d’Aquitaine, n’eut que huit ans après un fils de cette union, et mourut le laissant à peine âgé de cinq ans. Cet enfant ne fut donc pas, du vivant de son père, en âge de jouer avec Hildebrand, ni d’en recevoir des leçons. Mais cette tradition n’en atteste pas moins un ancien voyage d’Hildebrand à la cour d’Allemagne, peut-être à l’époque même du mariage de Henri, lorsque ce prince vint en pompe visiter sa province de Bourgogne et recevoir à Besançon Agnès sa fiancée, qu’il fit bientôt après couronner à Mayence[11].

Le monastère de Cluny, tant protégé par Otton le Grand, parc Conrad et par Henri II, ne pouvait rester indifférent à cette union royale, célébrée avec un grand éclat dans une province voisine qui dépendait de l’Empire. Les habitudes du temps font concevoir sans peine comment le jeune Hildebrand put se trouver alors dans quelque députation envoyée à l’Empereur. Les moines de Cluny prêchaient même sans être prêtres. Henri III, qui, selon la politique des conquérants germains, devenus maîtres de l’Italie, était élevé dans l’usage familier de la langue latine et se plaisait à l’étude des livres saints, devait désirer entendre un jeune moine venu de .Rome, admiré dans Cluny pour l’ardeur de sa vocation et de sa foi. Frappé du langage de ce jeune homme, Henri dit alors qu’il n’avait jamais entendu personne annoncer avec tant d’assurance la parole de Dieu ; et, de son côté, Hildebrand, devenu Grégoire VII, répétait que l’empereur Henri III l’avait accueilli jadis avec une faveur spéciale parmi tous les Italiens reçus dans le palais[12].

On peut croire d’ailleurs qu’Hildebrand qui, comme tous les hommes de génie, paraît avoir conçu et porté dès la jeunesse les glands desseins qu’il exécuta plus tard, avait voulu approcher le plus tôt qu’il avait pu des oppresseurs de son pays et de son Église pour étudier en Allemagne ce qu’il devait combattre un jour en Italie. Depuis que les Germains avaient envahi l’Italie, les Italiens sous leur joug étaient à quelques égards ce que furent les Grecs sous le joug des Turcs, les haïssant, les servant, les dirigeant parfois et d’autant plus que la conformité de religion donnait à l’adresse italienne bien plus d’ascendant sur la grossièreté de ses vainqueurs.

Quoi qu’il en soit des circonstances et de la durée de ce premier voyage en Allemagne, Hildebrand repassa les monts et revint à Rome. Ardent, inquiet, zélé pour la réforme des mœurs, il s’y fit de nombreux ennemis. Il voulut repartir pour la France ou l’Allemagne, se mit en route, et, à quelque distance de Rome, près d’Orvietto, se crut, en songe, retenu par saint Pierre. Il revint.

L’Église romaine était alors au comble du désordre et de la confusion. A côté de Benoît IX, ancien et, dit-on, légitime pontife, mais souillé de crimes et de violences, s’étaient élevés deux pontifes intrus qui partageaient Rome avec lui. Benoît IX officiait dans Saint-Jean de Latran, Sylvestre III, dans Saint-Pierre, et Jean XX, dans Sainte-Marie.

Malgré l’ignorance du temps, la foi des peuples était épouvantée de ce spectacle. Un affreux désordre régnait dans toute l’Italie : les routes étaient infestées de brigands, les pèlerinages interrompus.

Une partie des biens de l’Église, dans les campagnes voisines de Rome, était envahie par des seigneurs et des chefs de bande qui prétendaient attaquer ou défendre un des trois papes. Rome se remplissait chaque jour de violences et de meurtres ; et les offrandes que, de temps immémorial, on venait déposer sur les autels et les tombeaux des martyrs, étaient à l’instant enlevées, l’épée à la main, par des hommes qui les dissipaient en repas de débauches avec des courtisanes.

Une sorte de paganisme régnait encore dans beaucoup d’esprits grossiers, et se mêlait à mille contes de sorcellerie bizarre. Ces monuments, ces temples, ces statues profanes qui se retrouvaient à chaque pas à Rome et dans l’Italie, sans réveiller le goût des arts, entretenaient le souvenir confus du passé et peuplaient encore de fantômes païens ce monde chrétien du moyen âge. D’autre part beaucoup de prêtres passaient pour magiciens car la science et la magie semblaient une même chose, et la religion donnait la science. De là mille récits de prodiges bizarres arrivés dans la ville de apôtres. Quelques-unes de ces légendes polythéistes, conservées dans les vieilles chroniques latines, forment par la licence des détails le plus étrange contraste avec les pures maximes de la foi, dont elles étaient contemporaines. Il semble qu’un reste des corruptions de l’ancien monde se débattait encore sous la lumière du christianisme en reprenant plus de force quand cette lumière venait à vaciller et à faiblir par les vices et l’ignorance du clergé. C’était là ce qui rendait si nécessaire, pour la société comme pour la religion, la présence d’un grand réformateur à la tête de l’Église romaine.

On racontait, par exemple, vers le temps dont nous parlons, qu’un jeune Romain noble et riche, marié depuis peu, étant allé s’ébattre avec quelques amis sur la vaste place du Colisée, au moment de faire une partie de balle, avait ôté de son doigt son anneau nuptial, et l’avait mis au doigt d’une statue de Vénus[13]. Le jeu fini, quand il vint pour reprendre son anneau, il trouva le doigt de marbre de la statue recourbé jusqu’à la paume de la main : et il ne put malgré tous ses efforts, ni le briser, ni retirer la bague. Il ne dit mot à ses amis et s’en alla fort pensif ; mais il revint la nuit avec un valet. Le doigt de la statue était redressé et étendu ; mais plus de bague.

Rentré dans sa maison et couché près de sa jeune épouse, il sentit entre elle et lui quelque obstacle palpable, mais invisible[14] ; et comme il voulait passer outre, une voix lui dit : C’est à moi qu’il faut t’unir, c’est moi que tu as épousée ; je suis Vénus ; c’est à mon doigt que tu as mis l’anneau nuptial ; je ne te le rendrai pas[15]. Le jeune homme effrayé trouvait toujours entre sa femme et lui le même obstacle. La jeune épouse se plaignit à ses parents. Ceux-ci contèrent la chose au prêtre Palumbus, magicien fort habile[16]. Il ne voulait pas d’abord se mêler de cette affaire ; mais, gagné par de grands présents, il donna au jeune époux une lettre, et lui dit : Va cette nuit dans le grand carrefour de Rome et regarde en silence. Là passeront les enfants des hommes, de tout âge, de tout sexe, de toute condition, à pied, à cheval, les uns gais, les autres tristes ; puis derrière cette foule viendra un personnage de haute taille, assis sur un char ; remets-lui sans parler cette lettre, et tu auras ce que tu veux. Les choses arrivèrent comme le prêtre magicien l’avait dit. Le jeune homme, parmi les figures qui passaient devant lui, vit une femme en parure de courtisane, les cheveux flottants sur les épaules, rattachés avec une bandelette d’or, une baguette d’or à la main pour conduire la mule blanche qu’elle montait. Le personnage gigantesque qui fermait cette marche, les yeux fixés sur le jeune Romain, lui demande ce qu’il voulait. Celui-ci sans répondre présenta sa lettre. Le démon (car c’en était un) reconnut le cachet et s’écria : Dieu tout-puissant, souffriras-tu toujours les iniquités du prêtre Palumbus ?[17] Puis il envoya quelqu’un de son cortège redemander l’anneau à Vénus, qui le rendit à grand regret. Le jeune homme fut dès lors heureux sans obstacle, et la chronique ajoute que le prêtre magicien, maudit par le démon qu’il avait contrarié, mourut misérablement. Cette histoire était crue dans Rome vers l’an 1046.

Cependant le triumvirat pontifical, qui réunissait tous les maux de la tyrannie et de la guerre civile, était devenu si intolérable aux Romains, que beaucoup d’entre eux tournaient leurs regards vers ces empereurs d’Allemagne jadis si abhorrés. Des prédictions annonçaient leur retour, et l’on citait entre autres ces vers d’un pieux ermite à l’empereur Henri III :

Empereur Henri, vicaire du Tout-Puissant, la vigne de la Sunamite est mariée à trois époux ; dissous cette union et ce monstrueux mélange.

Tel était, au sortir de la paix et de la pieuse régularité de Cluny, le chaos et l’opprobre que le jeune Hildebrand trouva dans l’Église de Rome. Un seul homme, Jean Gratien, l’archiprêtre, essayait d’arrêter ces malheurs par son pouvoir sur l’esprit du peuple et son habileté. Comme il possédait de grandes richesses, et qu’il était très zélé pour l’Église romaine, afin de la délivrer de ses trois tyrans, il leur offrit, s’ils voulaient abdiquer, plus d’argent qu’ils n’en pouvaient recueillir par des rapines dont la source commençait à s’épuiser. Par une stipulation étrange, il promit même à Benoît IX la jouissance continue des tributs que l’Angleterre payait au saint-siège.

A ce prix ayant obtenu l’abdication des trois compétiteurs, Gratien fut élu pape sous le nom de Grégoire VI et justifia son élévation par ses vertus.

Le jeune Hildebrand devait trouver l’appui de ce pontife, dont il était connu dès l’enfance, et qui promettait d’être le réformateur du clergé romain. Choisi pour un de ses chapelains, quoiqu’il ne fût encore que sous-diacre, il le nomma toujours son maître et son seigneur. Grégoire VI, pour réprimer les discordes et les violences qui se commettaient dans Rome, avait rétabli l’action des tribunaux et fait exécuter des arrêts de mort. En même temps, pour avoir raison des seigneurs qui avaient usurpé les terres de l’Église, il amassait des armes, levait des troupes, et reprenait par la force ce que les ex-communications ne lui faisaient pas restituer. Les ennemis que suscita cette fermeté, et le peuple même de Rome qui aimait mieux la licence que le joug, accusaient la cruauté du Pontife et lui reprochaient de ne consacrer l’hostie sainte qu’avec des mains sanglantes.

Cependant l’empereur Henri III, mécontent d’une élection pontificale faite sans son aveu, passa les monts dans l’année 1046 et vint à Milan convoquer un concile. De là il se rendit à Plaisance, où il reçut avec honneur le pontife, qui se présenta devant lui, et il avançait ainsi vers Rome, cachant son dessein et s’assurant d’abord l’obéissance du peuple surpris et divisé.

Arrivé jusqu’à Sutri, dans le territoire de l’Église, Henri obligea le pape d’y convoquer un concile où siégèrent aussitôt plusieurs évêques d’Allemagne et de Lombardie qu’il amenait avec lui[18].

C’était son propre jugement que Grégoire VI préparait. Accusé lui-même de simonie dans cette assemblée, il répondit que sa vie avait été pure et ses motifs pieux ; qu’ayant amassé de grandes richesses, il avait cru pouvoir les employer pour tirer l’élection pontificale des mains du patriciat romain[19], et la rendre au peuple et au clergé. Mais cette excuse ne valait pas dans un concile dominé par l’empereur. On répondit à Grégoire VI qu’il avait été trompé par l’artifice d’un démon, et que rien de vénal ne pouvait être saint. Il s’humilia et, quittant les ornements pontificaux, prononça lui-même son arrêt : Moi Grégoire, serviteur des serviteurs de Dieu, reconnaissant la tache honteuse d’hérésie simoniaque qui s’est glissée dans mon élection, je me déclare déchu de l’épiscopat romain. Le concile confirma cette abdication forcée ; et Henri III fut maître de disposer de la tiare. Il la voulait pour un homme de sa nation et de sa dépendance. Les canons interdisaient d’élever sur le siège de l’Église de Rome quelqu’un qui n’eût pas été ordonné prêtre et diacre dans cette Église ; mais le conquérant éluda facilement cette règle.

Entré dans Rome à la tête de ses chevaliers, il convoqua dans la basilique de Saint-Pierre les cardinaux, les prêtres, les sénateurs ; et là il leur demanda s’ils connaissaient quelqu’un dans l’Église de Rome qui fût digne de la gouverner. Tel était l’effroi de l’assemblée qu’on n’osa nommer personne ; et dans ce silence il désigna Suidger, son chancelier, évêque de Bamberg[20].

Suidger, proclamé sans obstacle, fut solennellement intronisé le jour de Noël, sous le nom de Clément II, et célébra le sacre impérial de Henri III et d’Agnès.

Henri, après avoir fait plusieurs excursions militaires dans la campagne romaine, raffermi partout l’obéissance à l’empire, et fait payer à quelques chefs normands de la Pouille la confirmation de leurs investitures, quitta Rome, emmenant avec lui le pape qu’il avait nommé et celui qu’il avait fait déposer. Hildebrand qui, dans la condamnation de Grégoire VI comme simoniaque, ne voyait que l’oppression de l’Italie et de l’Église par un maître étranger, partagea l’exil de ce pape[21] : Vous savez, disait-il longtemps après dans un concile de Rome, que, cédant à la force, je suis allé au-delà des monts avec le seigneur pape Grégoire. Il le suivit sur les bords du Rhin, où le pontife destitué mourut au bout de quelques mois[22].

Hildebrand retourna vivre moine à Cluny et, suivant l’expression d’un contemporain, philosopher parmi ces pieux solitaires. Il devint prieur du couvent, selon quelques récits, ou du moins il y eut un grand pouvoir par son ardeur et son génie.

Cependant le nouveau pape, chancelier de l’empereur, mourut dans le palais de son maître, vers le même temps que Grégoire VI, neuf mois après son élévation.

Henri désigna pour pape un autre prélat de sa cour, Pappo, évêque de Brixen, et le fit partir en chargeant Boniface, margrave de Toscane, de le conduire à Rome et de l’introniser. Cependant le nouveau pape, proclamé sous le nom de Damase, mourut au bout de vingt jours, par jugement de Dieu, disaient les Italiens, par poison, disaient les Allemands, dont l’ambition commençait à se dégoûter de ce pontificat si court et si dangereux.

Les Romains envoyèrent près de l’empereur, en Saxe, une députation pour lui demander un autre pape[23]. Henri, trouvant dans les évêques de l’Allemagne du nord une grande terreur de l’Italie, voulut consulter ailleurs sur un choix si important. Il partit pour Worms suivi des députés romains. Là, parmi beaucoup d’évêques et de seigneurs des provinces rhénanes, il avait appelé de Lorraine Brunon, évêque de Toul, allié à la famille impériale et recommandable par sa piété, que relevait un extérieur imposant. L’assemblée des seigneurs et des évêques le désigna tout d’une voix pour pape. L’évêque, effrayé d’un tel honneur, refusa d’abord, et pendant trois jours jeûna, pria, se confessa même[24] à haute voix, attestant son indignité. Mais enfin il se laissa vaincre par la volonté de l’empereur ; et, acceptant le fardeau, chercha des appuis pour le porter.

Hildebrand se trouvait alors à la suite de la cour impériale. Le supérieur de Cluny, Odilon, venait de mourir et était remplacé par l’abbé Hugues, pieux et célèbre personnage, dont le nom reparaîtra souvent dans cette histoire. Le jeune Hildebrand, chargé peut-être de quelque message du nouvel abbé, ou seulement conduit par son active inquiétude, s’était rendu dans cet intervalle à Worms[25], où se préparait une décision si importante pour l’Église. Son génie, sa piété étaient déjà célèbres. L’évêque Brunon, l’ayant appelé près de lui, fut frappé de son entretien et lui offrit de l’emmener à Rome : Je ne puis, répondit le jeune moine. Mais pourquoi ? dit le nouveau pape. Parce que, sans institution canonique et par la seule puissance royale et séculière, vous allez vous emparer de l’Église romaine. Frappé de cette conviction si ferme, l’évêque lui marqua le désir de satisfaire à tous ses scrupules ; et dès lors, par son conseil, il déclara devant l’assemblée de Worms et les députés romains qu’il allait à Rome, mais n’acceptait le pontificat que si le clergé romain et le peuple l’élisaient librement. Étant alors parti avec Hildebrand, après avoir visité son diocèse ; où il célébra les fêtes de Noël, il prit sa route vers Rome.

Tel est le simple et exact récit d’un contemporain qui avait entendu ces choses de la bouche même de Grégoire VII[26].

Un peu plus tard, les chroniques ajoutèrent des couleurs à ce fait authentique, et ces couleurs font partie sinon de la vérité, au moins de la croyance. On raconta que l’évêque Brunon, séduit par l’empereur, ayant accepté de lui le pontificat, s’était mis en voyage avec un grand cortége, portant lui-même la chape rouge et la mitre : que, passant par Besançon, il s’était détourné pour voir Cluny, dont Hildebrand était prieur ; que celui-ci, plein de la sainte jalousie de Dieu, abordant le nouveau pape, l’avait repris sévèrement d’arriver, par force et par la protection d’une main laïque, au gouvernement de toute l’Église[27]. Puis il avait, dit-on, promis de faire en sorte, si ses conseils étaient suivis, que la majesté impériale ne fait pas offensée, et que la liberté de l’Église fût consacrée de nouveau dans l’élection pontificale. Il suffisait à l’évêque de Toul de se rendre à Rome sans pompe, et comme pour visiter les lieux saints. Les prêtres et le peuple, touchés d’une si grande vertu et d’un tel respect pour les droits de l’Église, ne manqueraient pas aussitôt de l’élire librement et selon les formes canoniques. Il goûterait alors dans la paix de sa conscience la joie d’être entré dans le bercail de Jésus-Christ par la porte, comme le bon pasteur, et non par la fenêtre, comme le brigand de l’Évangile.

Ému de ces paroles, le nouveau pape avait aussitôt renvoyé son cortége, s’était dépouillé des ornements pontificaux, et, prenant la besace de pèlerin, était parti du monastère pour Rome[28].

Dans ces variantes historiques se retrouve toujours également constatée l’influence du jeune Hildebrand, et sa foi dans les droits de l’Église. Quoi qu’il en soit d’ailleurs de la dernière circonstance indiquée, et que le nouveau pape ait passé ou non par Cluny, en quittant l’Allemagne, Hildebrand s’était joint à lui et l’accompagna jusqu’à Rome. Du milieu de leur voyage même, qui s’acheva lentement, il fit savoir par ses lettres au clergé romain les scrupules du prélat allemand, et l’accueil que méritait sa piété.

Le pontife, dans ce voyage qui dura près de deux mois, ne s’occupait que de prières et de méditations pieuses, songeant avec terreur au salut de tant d’âmes confiées à ses soins. Une fois entre autres, plongé dans l’oraison, il crut entendre les voix des anges qui chantaient ces paroles du prophète : Le Seigneur a dit : J’amasse des pensées de paix, et non pas de vengeance[29].

Vous m’invoquerez, et je vous exaucerai, et je vous ramènerai de tous les lieux de captivité.

Dans l’obsession de ces belles paroles sur l’imagination fervente du prélat, et dans l’encouragement qu’y trouvait son humilité, on peut voir la disposition d’âme de tout prélat allemand nommé pape, leur joie d’échapper au joug et comment ils allaient chercher à Rome avec le pouvoir la délivrance. C’est ainsi que le nouvel élu de l’empiré passa les monts et traversa lentement l’Italie, s’avançant comme un pieux pèlerin vers la chaire pontificale, et salué dans beaucoup de lieux par la foule accourue sur son passage. En approchant de Rome, il trouva le Tibre débordé et inondant, comme à l’époque chantée par Horace, tune partie de la voie Appia. Retenu quelques jours par cet obstacle, il s’occupa de consacrer à l’apôtre saint Jean une église nouvelle qu’on élevait dans le voisinage. Puis, les eaux abaissées du fleuve ayant rendu le passage libre avec une rapidité qui parut un miraculeux témoignage en faveur du pieux évêque, les habitants de la ville, les prêtres à leur tête, sortirent en pompe pour le recevoir avec des acclamations et des cantiques. Placé près de lui, Hildebrand lui montrait l’accomplissement de sa promesse dans ces transports de l’Église reconnaissante.

Cependant le nouveau pape s’achemina pieds nus vers l’église Saint-Pierre : parvenu là, comme au terme de son pèlerinage, après avoir pleuré eu silence, il adressa la parole au clergé et au peuple qui se pressaient à l’entour et acheva d’exprimer ce que son vêtement et son attitude disaient assez haut. Après avoir rappelé le choix de l’empereur, il les pria de faire connaître leur volonté ; il savait, par les saints canons, que le choix du clergé et du peuple romain devait précéder tout autre suffrage. Il était venu malgré lui, il s’en retournerait volontiers si son élection n’était approuvée par leurs vœux unanimes. On répondit par des acclamations[30] ; le décret d’élection fut dressé selon l’usage au nom du clergé et du peuple, et le nouvel élu intronisé sous le nom de Léon IX, le 12 février 1046, commença saintement un pontificat qui devait saintement finir.

Léon IX, reconnaissant des sages conseils d’Hildebrand[31], lui conféra la charge de sous-diacre économe de l’Église romaine, et bientôt après la direction du monastère de Saint-Paul, antique et célèbre fondation aux portes de Rome, puis il entreprit, avec le secours du nouvel abbé, l’œuvre difficile de la correction des mœurs et du rétablissement de la discipline.

Les deux abus attaqués depuis tant d’années et plus puissants que jamais étaient l’incontinence des clercs et la vente des dignités ecclésiastiques. En Allemagne, en France, en Italie, beaucoup de prêtres, non seulement vivaient avec des femmes, mais, ce qui paraissait plus scandaleux, contractaient mariage, et faisaient, aux termes de la loi civile, des donations à leurs épouses.

Le relâchement de la discipline et des mœurs n’était pas moins grand dans beaucoup de monastères ; le couvent même que le nouveau pontife avait confié à Hildebrand offrait un triste témoignage de décadence. L’église de Saint-Paul, qui conservait le titre de patriarcat, était à tel point abandonnée qu’on y laissait entrer les bestiaux ; et les moines se faisaient servir par des femmes dans le réfectoire[32].

Hildebrand, nommé supérieur de ce monastère, y déploya la sévérité de la discipline et son grand talent pour dominer les âtres. Les illusions de l’enthousiasme se mêlaient à l’ardente activité de son esprit. Dès son arrivée dans l’abbaye, on raconta que l’apôtre saint Paul lui était apparu dans une vision, debout au milieu de la basilique, soulevant et jetant au dehors le fumier qui jonchait le parvis, et excitant le nouvel abbé à suivre cet exemple[33]. Sur la foi de ce rêve allégorique, Hildebrand remit, en vigueur l’ancienne règle du monastère, et corrigea d’une main forte les mœurs désordonnées des moines. Occupé tout à la fois du temporel et du spirituel, il rétablit par sa vigilance les revenus de l’abbaye et augmenta le nombre des religieux, en leur assurant tous les besoins d’une vie régulière et sobre[34].

Il eut d’abord à repousser les prétentions et les rapines de quelques seigneurs du voisinage qui s’emparaient de la dîme ou des troupeaux de l’abbaye[35]. Mais son intrépide fermeté et le respect qui s’attache toujours à des mœurs austères firent bientôt cesser ces désordres. Le nouvel abbé de Saint-Paul en tirait même parti pour prendre plus d’autorité sur ses religieux et pour affermir la règle.

Le monastère souffrait-il quelque persécution et quelque dommage, Hildebrand voyait dans ce malheur le signe d’une grande faute, d’un vice caché dont il accusait ses frères[36].

Consternés à ses paroles, quelques-uns d’entre eux ne manquaient pas de faire tout haut la confession de leurs péchés ; et l’on vantait alors, comme un miracle, la pénétration de l’abbé qui découvrait si bien le fond des cœurs.

On concevra sans peine combien, dans un siècle d’ignorance et de barbarie, cet exercice du gouvernement monastique devait donner de ressources et d’expédients pour subjuguer les esprits ; et l’on ne s’étonnera pas de voir à cette époque, et longtemps après, sortir d’un cloître presque tous les hommes qui exercèrent le plus de pouvoir sur leurs contemporains. Ils n’étaient pas seulement prêtres, ils étaient moines ; et la vie du cloître, ce mélange de méditation et d’activité, la pratique de l’obéissance et du commandement parmi des égaux leur avaient donné quelque chose de plus habile ou de plus calme.

La réforme accomplie dans le monastère de Saint-Paul était, au reste, vers la même époque, essayée sur tous les points de la chrétienté où s’étendait le pouvoir de l’Église romaine. Les plus habiles du clergé s’étaient aperçus que cette horrible dissolution de l’ordre ecclésiastique devait affaiblir son crédit, et que ses concussions le rendaient odieux au peuple. On se plaignait de l’oubli des anciens canons. Les évêques accusaient l’ignorance et les mauvaises mœurs des clercs ; et les clercs mécontents reprochaient aux évêques d’avoir acheté l’épiscopat par une honteuse simonie.

L’empereur se montrait également indigné contre ce trafic de l’épiscopat, dont plusieurs de ses prédécesseurs avaient abusé. L’année même qui précéda l’élection de Léon IX, ce prince, étant venu dans un concile tenu à Constance, avait dit ces paroles qui s’adressaient à beaucoup de membres présents à l’assemblée : Vous qui deviez répandre la bénédiction en tous lieux, vous vous perdez par l’avarice et la convoitise ; également dignes de malédiction, soit que vous achetiez, soit que vous vendiez les choses saintes. Mon père, lui-même, pour l’âme de qui je suis en si grande peine, ne s’est que trop abandonné à ce vice damnable. Mais, à l’avenir, celui d’entre vous qui sera souillé de cette tache sera retranché du service de Dieu. Car c’est par ces pratiques indignes qu’on attire sur les peuples la famine, la peste et la guerre.

Le concile dont beaucoup des membres avaient acheté ou vendu des bénéfices se montrait moins rigoureux que l’empereur. Mais Henri persistant fit réitérer la déclaration si fréquente dans l’Église que nulle fonction ecclésiastique ne doit être acquise à prix d’or, et que la rechercher ainsi, c’est mériter d’en être exclu. On le voit, la puissance civile pressentait le coup que lui porterait bientôt l’Église romaine par le refus opiniâtre de toute investiture laïque pour les fonctions religieuses, et Henri s’efforçait de prévenir cette redoutable atteinte, en rendant l’accusation commune aux prêtres et aux laïques, et en flétrissant l’abus seul du droit qu’il voulait garder ; mais il est manifeste que, dans l’état de la société au moyen âge, l’abus et le droit étaient inséparables, si le droit restait aux mains laïques. Pour faire cesser la vénalité des bénéfices ecclésiastiques, et avec elle la corruption du clergé, il fallait en soustraire l’investiture aux princes temporels. Henri, dans son zèle de réforme, jetait donc le principe des anathèmes sous lesquels devaient chanceler ses successeurs. Cependant Léon IX, d’accord avec l’empereur et inspiré par Hildebrand, résolut de commencer lui-même par une visite pontificale.

Il convoqua, dans le royaume de France et dans la ville de Reims, un concile qu’il devait présider lui-même.

Le roi de France, qui n’était alors que le chef assez mal obéi d’une foule de grands vassaux et de petits seigneurs, trouva cependant quelque abus dans cette autorité étrangère qui s’établissait au milieu de ses États. Il fit prier le pape de retarder son voyage, alléguant que lui-même était occupé à combattre quelques vassaux rebelles, et qu’il devait mener à cette guerre les évêques et les abbés de France. Le pape donna pour prétexte l’intention qu’il avait de dédier une nouvelle église bâtie par l’abbé de Saint-Rémy ; et il vint à Reims en grand appareil faire la dédicace, et tenir le concile avec une vingtaine d’évêques et cinquante abbés qui n’avaient pas suivi la bannière du roi.

Léon IX accompagné des archevêques de Trèves, de Lyon et de Besançon, et de quelques prêtres de l’Église romaine, partit pour la ville de Reims, s’arrêtant chaque nuit dans des logements préparés. Quant il fut près du monastère de Saint-Rémy, l’abbé vint à sa rencontre, et une foule immense de moines et de clercs l’attendait sous le portique de l’église. A son entrée, on chanta les paroles : Lætentur cœli. Le pontife s’étant avancé dans l’église, et ayant prié d’abord devant l’autel de la Sainte-Croix, puis devant l’autel de saint Christophe, mille voix entonnèrent un Te Deum d’actions de grâces. Alors le pontife prit place sur un siège orné pour le recevoir, et il bénit les assistants. Ensuite s’étant levé, à marcha vers la ville au milieu des hymnes chantés en chœur.

Le clergé de Reims, formant une procession nombreuse, le reçut à l’entrée d’une chapelle de saint Denis martyr, et le conduisit avec des chants de triomphe à l’église de Sainte-Marie, où il s’assit à la place de l’archevêque et célébra la messe aux yeux du peuple.

Les jours suivants, de tous les points de la France, on accourait pour assister à la dédicace de l’église de Saint-Rémy par les mains du pontife de Rome. Une foule innombrable se pressait autour de la tombe du saint. Ceux qui ne pouvaient en approcher y jetaient de loin leurs offrandes. Le pape s’était rendu secrètement dans une maison près de l’église ; mais il ne pouvait en sortir à cause de l’immensité de la foule. Il se montrait sur la partie la plus élevée du toit, à la multitude, et lui donnait, plusieurs fois le jour, le pain de la parole et la bénédiction. La nuit, on fit de vains efforts pour écarter le peuple, en lui promettant qu’au lever du jour il serait satisfait, et verrait le corps du saint exposé dans l’église. Presque toute cette foule veilla dans la campagne en allumant des feux et des cierges. Le lendemain, le pape, revêtu de l’étole et de la tiare, sortit enfin au milieu des archevêques et des abbés pour aller solennellement au tombeau du saint, et transporter ses restes dans l’église qu’il devait dédier.

Après des chants religieux et des profusions d’encens, aidé par les archevêques, il souleva lui-même le cercueil et entonna le cantique : Voici l’un des bienheureux qui monte vers le ciel. On ouvrit alors les portes du monastère. Les chants des prêtres, les pleurs, les acclamations du peuple, ce mélange de chevaliers, de paysans, de riches, de pauvres, de citadins et de serfs émus de la même joie, formaient un spectacle impossible à décrire. Le pape, ayant remis le cercueil aux mains des plus empressés, se retira quelque temps dans un oratoire isolé ; et au milieu des flots de cette foule immense, le cercueil fut emporté vers la ville. On le déposa sur l’autel de la Sainte-Croix, dans l’église de Sainte-Marie ; l’archevêque de Besançon célébra la messe. Ensuite le cercueil fut promené autour des murs de la ville, au milieu des transports de la foule insatiable de le voir. On faisait de fréquentes stations ; et la nuit des moines veillaient à l’entour, en chantant des hymnes.

Quand le cercueil eut été promené autour de la ville et du château de Reims, et jusque dans les bourgades d’alentour, on le conduisit enfin vers la nouvelle église que le pape devait dédier. La foule s’était encore accrue par une si longue attente. Malgré les défenses du pontife, l’église était tellement remplie, les portes assiégées par une telle multitude qu’il fallut avoir recours au moyen le plus étrange pour achever la cérémonie. Le corps du saint fut descendu par une fenêtre du temple. Le pape le reçut avec respect et le déposa sur un des autels, puis il célébra solennellement la messe pour la consécration de l’église. Après la lecture de l’évangile, il adressa la parole au peuple qui, de toutes parts, avait forcé les portes du monastère et s’était introduit par les fenêtres, comme le cercueil du saint.

Après leur avoir prescrit quelques pieuses pratiques, il leur accorda d’absolution à tous, et annonça que, le lendemain, le synode commencerait. Cette assemblée fut composée de vingt évêques et de cinquante abbés parmi lesquels on distinguait ceux de Cluny, de Corbie, de Vézelay, riches et puissants dignitaires de l’Église qui siégeaient derrière les évêques, mais les égalaient en pouvoir. Pour éviter une ancienne dispute de préséance entre l’archevêque de Trèves et celui de Reims, le pape ordonna que les sièges destinés aux évêques formeraient un cercle autour de la place qu’il devait occuper lui-même. L’archevêque de Reims eût le soin de cette disposition, et fit préparer au milieu de la nef un trône pontifical.

Le pape, vêtu comme pour célébrer la messe, s’avança précédé de la croix et de l’évangile ; six prêtres qui marchaient devant lui répétaient le cantique : Exaudi nos, Domine. Ensuite l’archevêque de Trèves récita une litanie. Un diacre avertit l’assemblée d’élever sa prière à Dieu ; et on lut l’évangile : Jésus dit à Pierre : Si ton frère a péché contre toi, pardonne-lui. Tout le monde s’assit alors ; et le pape ayant ordonné le silence, le chancelier de l’Église romaine exposa les sujets qui seraient discutés dans le concile : pratiques illicites commises dans les Gaules au mépris des canons, hérésie simoniaque, usurpation du sacerdoce et de l’autel par les laïques ; coutumes scandaleuses introduites dans le parvis du temple ; mariages incestueux, abandon des épouses légitimes, unions adultères, apostasie des moines et des clercs qui renonçaient à leur sainte règle et à leur habit, ou même s’engageaient dans la profession des armes, spoliation et emprisonnement des pauvres, vices contre nature et diverses hérésies qui s’étaient multipliées dans ces provinces.

Ensuite le chancelier invita tous les assistants à réfléchir et à donner conseil au seigneur pape sur les moyens d’extirper cette ivraie qui étouffait la moisson divine ; puis, s’adressant aux évêques, il avertit, sous peine d’anathème pontifical, que si quelqu’un d’entre eux était monté aux ordres sacrés par l’hérésie simoniaque, ou avait vendu lui-même quelque dignité ecclésiastique, il en fît une confession publique.

A ces mots, l’archevêque de Trèves se leva le premier et dit qu’il n’avait rien donné ou promis pour obtenir l’épiscopat, ni vendu les ordres sacrés à personne. Ensuite les archevêques de Lyon et de Besançon, se levant aussi, déclarèrent qu’ils n’étaient pas moins exempts de cette faute. Alors le chancelier se tourna vers l’archevêque de Reims et lui demanda ce qu’il avait à dire sur un sujet où les autres s’étaient justifiés.

L’archevêque demanda l’ajournement au lendemain et la permission d’entretenir le seigneur pape en particulier. Ce public examen de conscience fut continué pour les évêques et pour les chefs d’abbaye ; ensuite les accusations réciproques commencèrent ; sur la plainte de l’évêque de Langres, un abbé de son diocèse fut déposé pour n’avoir pas gardé la continence et payé la taxe du saint-siège. La séance se termina par une déclaration publique de la suprématie du pontife ; et le synode fut remis au lendemain, avec défense que personne se retirât sous peine d’excommunication. L’archevêque de Reims alla dès le matin se confesser au pape qui s’était rendu dans l’église ; mais l’accusation n’en fut pas moins reprise contre lui à l’ouverture de la séance. Le diacre de l’Église romaine le somma de se défendre sur le reproche de simonie, et sur d’autres crimes attestés, disait-il, par la commune renommée. L’archevêque demanda la permission de consulter quelques-uns de ses confrères.

Après une courte conférence, l’un d’eux prit la parole pour le défendre, mais tout ce qu’il put obtenir, c’est que l’archevêque de Reims fait ajourné au prochain concile de Rome. La même comparution fut assignée à l’évêque de Dôle ; ensuite le chancelier de l’Église romaine prit des conclusions plus sévères contre l’évêque de Langres accusé non seulement de simonie, mais de violences à main armée, d’homicide et d’adultère. Des témoins furent entendus ; un homme se plaignait que l’évêque lui avait enlevé sa femme, en avait abusé, et l’avait ensuite mise dans un couvent ; un prêtre se plaignait que ce même évêque l’avait fait torturer par ses hommes d’armes, pour lui arracher une somme d’argent.

L’évêque de Langres, qui la veille était lui-même accusateur et montrait un grand zèle pour l’autorité du pontife, fut accablé de ces témoignages ; il demanda la permission de prendre conseil, et se retira quelques moments avec les archevêques de Besançon et de Lyon qu’il pria de le défendre ; mais le premier, soit scrupule, soit embarras d’une mauvaise cause, perdit la voix à l’instant de commencer. L’archevêque de Lyon montra plus de zèle pour son confrère accusé. Il nia les tortures infligées au prêtre ; mais il convint de la somme extorquée.

L’approche de la nuit fit remettre la discussion au lendemain. Mais à cette nouvelle séance l’évêque de Langres ne se trouva point. Il fut appelé solennellement trois fois de la part du pape, et l’on envoya des évêques le chercher à sa demeure. Pendant qu’ils se hâtaient, on s’occupa de ceux qui ne s’étaient pas encore purgés du crime de simonie. L’évêque de Nevers, prenant la parole, avoua que ses parents, à son insu, il est vrai, avaient donné beaucoup d’argent pour lui procurer l’épiscopat. Il ajoutait que depuis, ayant fait plusieurs choses contraires à la sainteté ecclésiastique, il redoutait la vengeance divine ; c’est pourquoi, s’il plaisait au seigneur pape et au concile, il aimait mieux quitter cette fonction que de la conserver en perdant son âme.

A ces mots il déposa la crosse pastorale aux pieds du pontife ; mais celui-ci, touché de cette pieuse ou feinte humilité, lui fit seulement jurer que l’argent avait été donné sans son aveu, et le rétablit aussitôt dans le saint ministère, en lui donnant un autre bâton pastoral. On revint alors annoncer que l’évêque de Langres était disparu, et qu’il se dérobait par la fuite à l’examen de ses crimes. Alors le pape fit lire les paroles des Pères qui le condamnaient, et il fut excommunié parles suffrages unanimes du concile. L’archevêque de Besançon saisit ce moment pour raconter comment il avait perdu la parole, la veille, en voulant défendre l’accusé ; et il implora l’indulgence du concile pour avoir d’abord celé ce miracle. Le pape, dit-on, versa des larmes à cet aveu et s’écria : Saint Rémy vit encore ! puis tout le monde, à son exemple, se leva pour aller au tombeau à u saint chanter une antienne.

On continua l’examen des titres épiscopaux ; l’évêque de Constance déclara que l’un de ses frères avait acheté pour lui l’épiscopat, et ensuite, malgré ses scrupules, l’avait forcé par violence de se laisser consacrer évêque. Ayant attesté ce fait par serment, il fut absous de simonie ; mais l’évêque de Nantes ayant avoué qu’il avait donné de l’argent pour succéder à son père, évêque de la même ville, fut déposé ; et pour toute grâce, on lui permit d’exercer encore les fonctions de prêtre. Ensuite, on ex-communia tous les évêques absents du concile, et demeurés à la suite du roi Henri. On y comprit l’archevêque de Saint-Jacques en Galice pour s’être arrogé le titre d’apostolique que le pape se réservait exclusivement. La séance du concile fut terminée par le renouvellement des anciennes dispositions de l’Église contre divers abus ecclésiastiques ou séculiers. On défendit, comme toujours, que personne fût élevé à la dignité d’évêque sans l’élection du clergé et du peuple ; que personne achetât on vendit les ordres sacrés, et qu’aucun laïque usurpât les fonctions du sacerdoce. On défendit également aux prêtres de rien exiger pour la sépulture, le baptême, la visite des malades, de faire l’usure et de porter les armes. On réitéra la prohibition des rapines et des violences exercées sur les pauvres, de l’inceste et de la bigamie ; quelques seigneurs accusés de ces deux derniers crimes furent excommuniés ; enfin le concile, par une autre sentence plus politique que religieuse, défendit à Baudoin, comte de Flandre, de donner sa fille erg mariage à Guillaume, duc de Normandie, et à celui-ci de la recevoir. Thibault, comte de Champagne, accusé d’avoir quitté sa femme, fut cité au prochain concile ; Geoffroy, comte d’Anjou, le, fut aussi, pour être excommunié, s’il ne remettait en liberté l’évêque du Mans qu’il tenait captif.

Enfin le pape, après avoir frappé d’anathème quiconque gênerait par quelque obstacle le retour des membres du concile, fit lire et confirma le bref de l’Église de Reims, puis il bénit et congédia l’assemblée.

Le jour suivant, il vint visiter les religieux de Saint-Rémy, leur demanda et leur promit des prières ; et tous s’étant mis à genoux devant lui pour la confession publique, il les embrassa l’un après l’autre en les absolvant. Ensuite il se rendit à l’église avec les membres du concile encore présents, entendit la messe, puis alla reprendre le cercueil de saint Rémy déposé sur l’autel depuis trois jours, et le soulevant le reporta dans la chapelle qui lui était préparée ; là, s’étant prosterné plusieurs fois avec des larmes, il se releva pour partir ; et, suivi jusqu’à quelque distance de la ville par les prêtres et par une foule de peuple, il leur dit adieu et s’éloigna.

De la France, le pape se rendit en Allemagne pour présider un autre concile où l’empereur Henri et les grands du royaume étaient présents. Dans cette assemblée, qui se tint à Mayence, on discuta, comme à celle de Reims, la conduite de quelques évêques et l’on renouvela de rigoureuses défenses contre la simonie et le mariage des prêtres.

Mais, tandis que ces efforts étaient tentés pour le rétablissement de la discipline et des mœurs, un combat non moins sérieux s’engageait sur le dogme et sur la foi. La grande innovation qui devait, cinq siècles plus tard, changer l’état religieux d’une partie de l’Europe, fut essayée sous plus d’un rapport dès le onzième siècle. Ressuscitant les opinions émises dans le neuvième siècle par de hardis et subtils théologiens, Jean Scott et Paschase Radbert, Bérenger, archidiacre de Tours, attaquait la présence réelle dans l’Eucharistie, réduisait le mystère à un symbole, et prétendait appuyer cette interprétation sur l’autorité de saint Ambroise et de saint Augustin.

Étant chanoine écolâtre dans l’église de Tours, il répandait librement ses opinions qui ne tardèrent pas à être contredites par le zèle des théologiens les plus célèbres, entre autres Lanfranc, prêtre de Normandie que Guillaume-le-Conquérant plaça dans la suite sur le premier siége épiscopal d’Angleterre.

Les ennemis de Bérenger ne tardèrent pas à le dénoncer au pape ; et Léon IX en 1050, à sou retour à Romc, le fit accuser dans un concile ; on n’avait d’autre pièce qu’une lettre interceptée, dans laquelle Bérenger exposait sa croyance à Lanfranc, son rival. Celui-ci fut obligé de se justifier de la confidence qui lui était adressée, et le fit par un long désaveu : et Bérenger fut excommunié tout d’une voix. Cette affaire fut encore agitée, quelques mois après, dans un concile, à Verceil. Bérenger, mandé, ne comparut point ; et deux clercs, venus pour exposer en son nom sa doctrine, furent arrêtés. On lut dans la même assemblée, et on fit brûler le livre où, dès le neuvième siècle, Scott Lrigène, docteur de Paris, avait énoncé sur l’Eucharistie la même opinion que renouvelait Bérenger.

Cependant celui-ci, retiré d’abord en Normandie, puis à Chartres, continuait à répandre secrètement sa doctrine. Brunon, évêque d’Angers, était son disciple et son défenseur. Mais ceux des évêques qui avaient assisté au concile de Reims, et presque tous les prêtres, même les plus ignorants et les plus souillés de vices, parlaient avec horreur de l’hérésie de Bérenger. Ils pressèrent le roi de tenir un concile à Paris pour condamner la secte nouvelle. Bérenger ne parut pas, fut excommunié de nouveau, et le roi, qui portait le titre d’abbé de Saint-Martin de Tours, lui ôta la fonction et le revenu de chanoine dans cette église ; ainsi proscrite, cette opinion parut quelque temps étouffée.

En quittant la France, Léon IX étant passé en Allemagne, pour tenir le concile de Mayence, il y avait obtenu de l’empereur la liberté de Gottfried, duc de Lorraine, que ce prince avait vaincu et dépouillé de ses États.

Le frère de Gottfried avait dès longtemps pris l’habit ecclésiastique, et obtenu à Rome le titre de cardinal. C’était assez pour exciter le zèle du pape en faveur de l’ancien duc de Lorraine, devenu prisonnier de Henri III. Ce qui peut surprendre, c’est que l’empereur consentit, sur la prière du pontife, à délivrer un ennemi entreprenant et belliqueux, et à le laisser partir pour l’Italie où la puissance impériale avait fait tant de mécontents.

Le duc de Lorraine, privé de ses États et transplanté en Italie, fut, en effet, l’instrument principal des troubles que nous verrons se développer plus tard par le génie d’Hildebrand.

De retour à Rome, le pape reprit avec ardeur le projet de réformer l’ordre ecclésiastique. Il était soutenu dans cette entreprise par les exhortations et les plaintes d’Hildebrand qui, jaloux d’affranchir l’Église et de la rendre dominante, sentait bien que la réforme des mœurs du clergé était nécessaire à sa puissance et qu’il devait mériter sa grandeur par sa vertu.

Un autre accusateur non moins violent, c’était Pierre Damien, abbé de Fontavellana, qui, dans la suite, devint évêque d’Ostie.

Né à Ravenne, d’une pauvre famille, abandonné dès le berceau par sa mère, Pierre Damien garda les pourceaux dans son enfance. Un de ses frères devenu archidiacre le fit étudier. Il apprit et bientôt enseigna la théologie. Touché d’une vive ferveur, il entra dans l’ermitage de Fontavellana, un des plus célèbres de l’Ombrie, et soumis à cette règle de Saint-Benoît qui régnait dans tout l’Occident. On admirait sa science et son austérité.

Pierre Damien connaissait les écrivains de l’ancienne Rome. On voit par de fréquentes citations répandues dans ses ouvrages qu’il avait lu Virgile, Tite-Live, Tacite, Pline, Perse, Solin. Mais il ne s’élevait en rien au-dessus des préjugés de son temps : il abonde en légendes merveilleuses, en récits de visions et de prodiges ; c’est un anachorète superstitieux, embarrassé des affaires, mécontent et timide devant les hommes. Il contraste par là avec l’infatigable et impétueux Hildebrand.

Mais sa candeur et la pureté de ses mœurs lui rendaient odieux-les vices des prêtres d’Italie, et il les attaquait souvent avec force : L’abus, dit-il, est venu à un tel excès que les pères spirituels pèchent avec leurs enfants, et que les coupables se confessent à leurs complices. En même temps, il se plaint du crédit donné à de faux .canons qui n’imposent aux mauvais prêtres que les peines les plus légères pour les plus graves délits : Deux ans de pénitence pour le commerce avec une fille ; cinq ans pour le même péché commis avec une religieuse.

Dans un livre particulier adressé à Léon IX, il dénonçait avec plus de force encore un vice infâme que le christianisme avait frappé d’anathème, mais dont les Églises chrétiennes du Midi étaient presque toutes infectées.

Ce vice et tous ses raffinements étaient tellement communs, que le pape, en approuvant le zèle de Pierre Damien, croit cependant nécessaire d’en tempérer les rigueurs, et qu’il fait de bizarres et obscènes distinctions entre diverses sortes de débauche contre nature, dont se souillaient habituellement lés prêtres d’Italie. Ces dégoûtants détails remplissent une lettre de Léon IX, et l’indulgence à laquelle le pontife se croit obligé est le plus grand témoignage de l’horrible dépravation de mœurs qui régnait alors dans le clergé d’Italie. Cette lettre aurait pu fournir un spécieux argument aux ecclésiastiques d’Allemagne qui réclamaient l’union légitime avec une femme. Mais l’Église de Rome était inflexible à cet égard. La puissance temporelle dont jouissait le pape dans une partie de l’Italie lui permettait d’ailleurs de réprimer le concubinage des prêtres avec une sévérité qui ne frappait pas sur eux seuls.

Dans un concile qui fut tenu à Rome, sous Léon IX à son retour de France, on décréta que toute femme convaincue de s’être prostituée à un prêtre, dans l’enceinte de la ville, serait adjugée comme esclave au palais de Latran. Ce mode de confiscation personnelle, imitée de l’ancienne servitude publique des Romains, fut introduit au profit de l’évêque, dans plusieurs églises d’Italie. Les plus saints hommes, et Pierre Damien à leur tête, approuvèrent cette étrange justice qui rétablissait, au nom de la religion, l’esclavage domestique si souvent et si fortement condamné par elle.

Malgré ces rigueurs, Léon IX ne réussit pas mieux que ses devanciers à réformer les scandales des gens d’Église. La puissance pontificale n’était pas assez affermie et assez paisible pour suivre avec constance un plan de réforme. Elle était obligée de veiller à sa propre défense entre les jalousies des seigneurs italiens et les invasions des Normands.

Depuis, en effet, que quelques-uns de ces hommes venant du pèlerinage de la Terre-Sainte avaient sauvé la ville de Salerne de l’assaut des Sarrasins, ils n’avaient cessé d’attirer de leur pays des colonies d’aventuriers conduits par l’espoir du pillage et de la conquête. Un fils du seigneur de Hauteville, près Coutances Robert Guiscard, qui avait commencé par voler des chevaux, était devenu chef de bandes, général, conquérant, et même fondateur de ville. Il avait bâti dans la Pouille la ville d’Averse, et chaque jour il étendait ses domaines. Il avait à ses ordres quelques milliers de Normands robustes, endurcis à la fatigue, et couverts d’épaisses armures. Les peuples de la Pouille, à la fois barbares et amollis, manquaient de force et de courage pour résister à ces étrangers ; ils leur payaient tribut, labouraient pour eux, ou même se laissaient enrôler à leur suite.

Robert Guiscard établit ainsi sa domination sur un vaste territoire, et continua de piller ceux qu’il n’avait pas subjugués.

Les courses des Normands s’étendirent bientôt jusqu’à la marche d’Ancône et aux terres qui dépendaient de l’Église de Rome. De plus, les Normands ne se faisaient scrupule de rançonner les gens de l’Église et les riches abbayes. L’Église de Rome ne pouvait avoir d’autre protection contre ce redoutable ennemi que celle de l’empereur.

Léon IX fit un nouveau voyage en Allemagne pour réclamer ce secours. Henri III lui donna cinq cents cavaliers formés dans les guerres de la Saxe et de la Bohême, et qu’on pouvait comparer aux guerriers normands. Léon IX, s’étant hâté de repasser les monts avec ses alliés, les réunit aux troupes italiennes qui dépendaient de l’Église et marcha contre Robert Guiscard en 1053.

Après les fêtes de Pâques il entra lui-même en campagne pour attaquer les Normands. Leur chef, qui joignait l’astuce à la violence, offrit au pape toutes les soumissions, et, sans consentir à restituer toutes les terres qu’il avait prises, déclara qu’il ne voulait les garder que par la grâce du Saint-Siège, et à titre de vassal. Mais Léon voulut tout reprendre par la force, et s’avança sur les Normands. Les deux armées se joignirent les premiers jours de juillet, près de Civitella, dans le duché de Bénévent. Les Normands avaient pour chefs Humfroi, Richard et Robert Guiscard. Le pape se tint à l’écart dans une petite forteresse, voisine du champ de bataille. Les Allemands engagèrent d’abord le combat avec vigueur ; mais les Italiens, presque tous misérables, sans discipline, ramassés à la hâte, prirent la fuite au premier choc des Normands. Les Allemands, après une forte résistance, périrent presque tous avec leur chef, Werner de Souabe.

Les Normands aussitôt vinrent assiéger le pape dans sa retraite. Pressé de toutes parts, il leva l’excommunication, se rendit prisonnier et se laissa conduire par les vainqueurs dans la ville de Bénévent.

Aux yeux des plus sages contemporains, cette, défaite était arrivée soit parce que le souverain pontife ne devait avoir recours qu’à des combats spirituels, et non à des combats charnels, pour des biens périssables ; soit parce qu’ayant attiré le plus grand nombre de ses soldats par l’appât du gain et de l’impunité, il marchait contre des méchants à la tête de gens qui ne valaient pas mieux.

Pendant sa captivité qui dura jusqu’au 12 mars de l’année suivante, le pape fut traité avec de grands honneurs. Mais il ne voulut mener qu’une vie de pénitence et d’austérité Revêtu d’un cilice, il couchait à terre sur une natte, et n’avait qu’une pierre pour chevet[37]. Il passait une partie de la nuit à réciter des psaumes ; le jour il célébrait la messe, priait et distribuait des aumônes. Cette résignation, cette pieuse ferveur, frappaient de respect les farouches compagnons de Guiscard ; et l’autorité du pontife, compromise et déchue par la guerre, se relevait par le malheur et la captivité.

De divers points du monde, il recevait des soumissions, et du fond de sa prison il gouvernait l’Église. Un patriarche d’Antioche, récemment élu, lui écrivait pour être admis à sa communion. L’empereur grec et le patriarche de Constantinople lui adressaient en même temps des lettres pour se soumettre à sa décision et terminer les querelles qui divisaient les deux Églises, touchant le pain azyme et le jeune du samedi. Des évêques chrétiens de la côte d’Afrique lui écrivaient pour qu’il leur désignât la métropole à laquelle ils devaient obéir, depuis l’entière destruction de Carthage.

Le pape, captif à Bénévent, donnait ses ordres au dehors ; il envoya même trois légats à Constantinople avec des réponses adressées au patriarche et à l’empereur. Dans sa lettre à l’empereur, il représente les Normands comme une race impie qui tuait les chrétiens sans épargner les femmes, les enfants et les vieillards, et qui pillait et brûlait les églises. Il ajoute qu’ayant voulu rassembler des secours humains pour punir ces brigands, il a été vaincu par surprise. Mais, dit-il, leur victoire leur donne à présent plus de tristesse que de joie. Il annonce qu’il attend de jour en jour la présence de l’empereur d’Allemagne à la tête d’une année ; il n’attend pas moins de l’empereur grec, et il espère ; dit-il, se servir des deux princes comme des deux bras pour relever l’Église.

Le pape, malgré le secours qu’il demandait à l’empereur grec, ne soutenait pas avec moins de force sa primauté universelle ; dans une lettre au patriarche de Constantinople, il le blâme sévèrement d’avoir voulu soumettre à sa juridiction les patriarches d’Antioche et d’Alexandrie et se réserve à lui seul un tel pouvoir.

Cependant l’empereur Henri III, retenu en Allemagne par divers soins, et occupé de faire proclamer roi son fils âgé à peine de cinq ans, n’essaya point de passer en Italie pour combattre les Normands, comme l’avait espéré Léon IX.

Trompé dans cette attente et voyant se prolonger sa captivité, le pape languit et tomba malade. Cependant, le jour anniversaire de son installation, il put célébrer la messe dans l’église de Bénévent ; puis, étant parvenu à toucher les principaux chefs des Normands, il obtint d’être conduit à Capoue dans l’État romain, mais sous une nombreuse escorte et sans promesse de délivrance. Il se fit rendre enfin la liberté pour une rançon de bien haut prix dans la pensée d’alors. Il accordait à ses vainqueurs l’investiture, au nom de saint Pierre, de toutes les terres conquises ou à conquérir par eux dans l’Apulie, la Calabre et la Sicile, et les reconnaissait à ce titre pour feudataires de l’Église qui donnait la dépouille qu’elle n’avait jamais eue. Moyennant cet acte facile de suzeraineté et peut-être aussi parce qu’il était mourant, le pape se vit enfin maître de retourner à Rome. Il s’y fit transporter dans une litière qu’entourait une foule de chevaliers normands, touchés de sa douceur et de sa piété. Ainsi ramené après une captivité de plusieurs mois, et au milieu des lances de ses récents et farouches vassaux, il retrouva sous la main fidèle d’Hildebrand un peuple empressé de l’accueillir. Le souvenir de son imprudence était effacé par le respect de son malheur et de sa résignation que sa mort allait rendre encore plus sainte. En effet, à peine rentré dans le palais de Latran, il eut une vision de sa fin prochaine et voulut en achever l’accomplissement dans l’église même de Saint-Pierre : Mes frères, dit-il dans un pieux enthousiasme, aux cardinaux et aux évêques agenouillés près de son lit, le Seigneur m’a rappelé de cette vie ; ayez en mémoire le précepte de l’Évangile, qui dit : Veillez, car vous ne savez pas à quelle heure viendra le Seigneur, et voyez combien la gloire de ce monde est périssable. Moi qui, quoique indigne, ai reçu la dignité de l’apôtre, me voilà, en ce qui regarde le corps, réduit au néant. Ce monde s’obscurcit pour moi et n’est plus qu’une sombre prison ; car j’ai vu le lieu où je vais entrer et il me semble que je suis déjà sorti du temps et que j’habite désormais le monde de ma vision. Là, je me suis réjoui sur mes frères qui sont morts dans l’Apulie en combattant pour Dieu ; car je les ai vus au nombre des martyrs. Leurs habits brillaient comme de l’or, et ils tenaient dans leurs mains des rameaux et des fleurs qui ne se flétrissent pas, et ils m’appelaient en me disant à haute voix : Viens, demeure avec nous, car c’est pour toi que nous possédons cette gloire[38]. Puis j’ai entendu, de l’autre côté, une voix me répondre : Dans trois jours il sera près de nous ; ce lieu lui appartient et sa place est préparée. Mes frères, ajouta le pontife, si je survis le troisième jour, regardez ma vision comme vaine et mensongère ; mais si je trépasse au jour annoncé, gardez fidèlement mes paroles. Allez maintenant, et revenez au lever de l’aurore.

Veillé seulement par quelques-uns des siens, le pontife passa la nuit, priant et prosterné.

Le matin, lorsqu’on revint près de lui, il donna l’ordre de le porter à son tombeau dans l’église de Saint-Pierre. Quand les portes du palais s’ouvrirent et qu’on vit emporter en grand appareil le pontife gisant sur son lit mortuaire, le peuple s’élança pour piller, suivant une coutume barbare longtemps soufferte dans Rome aux funérailles de chaque pape[39]. Mais, cette fois, le pontife étant vivant encore, l’entrée du palais fut interdite, et la foule repoussée s’arrêta.

Léon IX cependant fut déposé au chœur de la basilique tendue de noir et éclairée de mille cierges funéraires. Là, faible et presque mourant, il exhortait les fidèles, donnait l’absolution aux pécheurs repentants, et priait Dieu de protéger l’Église contre tous ses ennemis visibles et invisibles, de récompenser les chrétiens qui avaient versé leur sang pour la foi, et d’amener à conversion les infidèles et les hérétiques. Seigneur Jésus, répétait-il, toi qui as dit à tes apôtres : La maison ou la ville que vous visiterez sera en paix ; je t’en supplie, donne la paix et l’union à toutes les villes, à toutes les provinces que j’ai parcourues, même captif ; que ceux que j’ai vus de mes yeux et bénis de mes mains soient comblés de tes biens ; délivre-les de tout péché, et fais fructifier en eux ma parole. Accorde aux villes et aux provinces où a passé ton serviteur l’abondance du blé, du vin et de l’huile, afin qu’elles reconnaissent qu’il marchait en ton nom. J’ai rempli tes préceptes, ô Dieu ; j’ai enseigné, j’ai prié, j’ai blâmé. Maintenant, comme tu es bon Seigneur, daigne convertir tes ennemis à la foi. Les assistants, touchés de cette prière, répondaient : Amen, et le parfum qui s’exhalait des vases d’encens allumés dans l’église semblait aux imaginations émues la céleste vapeur du paradis entrouvert au pontife[40]. Lui, cependant, avait fait apporter le calice et reçu le pain et le vin consacrés. Puis les évêques communièrent et beaucoup d’assistants avec eux. Le pape alors dit une nouvelle prière pour la conversion des simoniaques, ces ennemis de l’Église les plus dangereux de tous, parce que leur manière de l’opprimer consistait à la corrompre. Puis, s’adressant avec bonté à la portion du peuple qui remplissait l’église : Retournez chacun à votre maison, mes enfants, dit-il, et revenez me voir demain à la première heure du jour. Il se leva de son lit en leur présence, se traîna jusqu’à son cercueil, et couché sur le marbre[41] : Voyez, dit-il, de tant de dignités et d’honneurs quelle petite et misérable demeure me reste. Et, faisant le signe de la croix sur la pierre funèbre : Sois bénie entre toutes les pierres, dit-il, toi qui, par la miséricorde de Dieu, dois bientôt m’être unie. Reçois-moi, et, au jour de la récompense, deviens ma couche de résurrection[42] ; car le crois que mon Rédempteur est vivant, et qu’au dernier jour, je me lèverai de terre et verrai mon Sauveur. Il revint chancelant à son lit, et tandis que la foule se retirait, veillé seulement par le sous-diacre Hildebrand et quelques autres cardinaux, il continua dans le silence du temple de prier et de mourir, élevant parfois la voix pour dire : Ô Dieu, je ne demande pas que mon nom soit exalté, mais que tu daignes élever le siège apostolique pour ta gloire, ô mon Dieu.

Au lever du jour, les cloches de matines ayant appelé dans l’église les évêques, les prêtres, les diacres et le peuple, le sublime mourant que soutenait une force surhumaine se leva, appuyé sur deux serviteurs, et se traîna jusqu’à l’autel de saint Pierre, où, étendu sur le pavé, il pleura et pria longtemps. Reporté sur son lit de mort, il dit quelques paroles au peuple, se confessa, fit célébrer la messe par un des évêques, et reçut de lui la communion pour la dernière fois. Puis, ayant demandé le silence, il parut s’endormir et il expira doucement sous les regards respectueux du peuple immobile.

On sent encore aujourd’hui combien des âmes rudes et naïves devaient demeurer saisies au spectacle de cette agonie dans l’église. Des récits vulgaires s’y mêlaient. On avait vu dans la nuit les apôtres Pierre et Paul vêtus de blanc, assis au chevet du pontife, lui parlant et écrivant ses réponses sur le livre de vie. Mais, à part les visions merveilleuses et les fables de l’imagination populaire, cette manière publique et solennelle de mourir n’avait-elle pas assez de grandeur, et les cœurs émus pouvaient-ils l’oublier ? C’étaient là les exemples qui frappaient les yeux d’Hildebrand et l’école sublime où se formait son âme.

La renommée de Léon IX resta grande dans l’Église, quoiqu’il eût été imprudent et malheureux. Hildebrand, dont il avait commencé l’élévation et qu’il trouva si fidèle à son absence et à son agonie, lui conserva toujours un religieux souvenir ; et bien des années après, lorsqu’il fut lui-même à son rang naturel sur la chaire pontificale, il aimait à parler des actions de ce saint prédécesseur ; il lui attribuait des miracles et il recommandait aux évêques ses familiers de ne point laisser perdre une si précieuse mémoire et de consigner par écrit la vie de Léon IX, ce que sans doute il eût fait lui-même, s’il n’eût été plus occupé de le surpasser que de le peindre.

Après Léon IX, l’Église romaine, qui venait d’éprouver son impuissance contre les Normands, se sentit trop faible pour essayer une élection indépendante de l’empereur[43]. Hildebrand Tut envoyé en Allemagne avec deux autres légats, Humbert et. Boniface, pour consulter le choix du prince. Les chroniqueurs ecclésiastiques ont déguisé cette déférence obligée sous la forme ordinaire[44] :

Attendu, disent-ils, qu’on n’avait pu trouver dans l’Église romaine une personne suffisamment digne de la papauté, Hildebrand fut chargé d’amener des contrées étrangères celui qu’il aurait lui-même choisi au nom du clergé et du peuple romain. Mais, on le conçoit sans peine, tel ne pouvait être le droit d’un légat romain arrivant à Worms ou à Mayence, dans le palais du prince qui avait déjà fait et défait tant de papes. Il s’agissait seulement de négocier avec art, d’opposer à propos le nom de Rome et d’obtenir entre tant d’évêques étrangers celui qui, sans être trop suspect à l’empereur, appartiendrait le plus à l’Église.

La négociation fut longue ; onze mois se passèrent. Une seconde ambassade vint de la part des Romains solliciter la décision du prince et presser la lenteur des premiers légats. Henri, embarrassé de choisir, même entre les siens, celui qu’il devait ex-poser aux tentations d’un si grand pouvoir, avait demandé une désignation aux principaux évêques allemands assemblés près de lui. Admis dans cette réunion, le légat Hildebrand s’y concilia bientôt une grande faveur et fit prévaloir par son ascendant, disent les chroniques, le nom de Gebéhard[45], évêque d’Aischstadt en Bavière, prélat riche et puissant, proche parent de l’empereur. Ce choix, dit la chronique du mont Cassin, contraria l’empereur qui, aimant Gebéhard, voulait le garder près de lui et eût indiqué d’autres candidats. Mais Hildebrand persista et ne voulut pas en accepter d’autre.

Si cette répugnance de l’empereur eût en effet lieu, elle fut un pressentiment bien justifié sans doute ; mais il ne semblait pas qu’elle dût naître dans son esprit et qu’il fallût de grands efforts pour faire appeler par l’empereur au pontificat de Rome un évêque allemand de la famille impériale. C’était encore la meilleure chance de trouver un appui de l’empire ; et le témoignage de la chronique, qui reporte à la seule volonté inflexible d’Hildebrand un fait si naturel, nous paraît marquer surtout l’admiration des contemporains pour cet homme, et leur disposition à lui attribuer la direction de tous les événements et une puissance extraordinaire sur tous les esprits.

Quoi qu’il en soit, l’évêque allemand, l’ami, l’allié de l’empereur, une fois nommé pape et partant de Mayence avec les légats, devait arriver à Rome tout imprégné du génie de l’Église romaine et déjà dominé par Hildebrand, qu’il eût été ou non désigné par lui. Pour tout lecteur attentif, la clef commune des problèmes historiques de ce temps, c’est la primauté du lien religieux sur tous les autres, de l’Église sur la patrie, du prêtre sur l’indigène, du frère en Dieu sur le concitoyen et le parent. Ainsi nous apparaît comment et pourquoi le Français, l’Allemand, le Lorrain, l’Espagnol, élevé sur la chaire pontificale, se sépare plus ou moins vite de son ancien pays et résiste à son ancien prince. Ainsi se conçoit surtout la supériorité d’enthousiasme et d’énergie que déploie l’Italien devenu pontife de Rome, et ne pouvant au fond de son âme voir dans les Césars de Germanie que des envahisseurs étrangers dont le nom dérobé à l’ancienne Rome cachait maladroitement leur barbarie moderne, et dont le suffrage infligé à un prêtre romain, même pour le couronner, n’était qu’un stigmate de servitude qu’il fallait promptement effacer par la rupture et l’anathème.

 

 

 



[1] Hellbrand, pure flamme ; Hœlbrand, brandon d’enfer. Le chroniqueur presque contemporain, Paul Bernried, chanoine de Bavière, donne cette double interprétation, avec une variante : Hellebrannus, dit-il, Teutonicæ linguæ vernacula nuncupatione perustionem significat cupiditatis terreme. Nunc sic impii interpretati sunt, etc., infernalem Titionem vocaverunt.

[2] Apud Act. sanct. maii, t. VI, p. 103.

[3] Apud Acta sanctorum maii, t. VI, p. 105.

[4] Apud Acta sanct. maii, t. VI, p. 113.

[5] Sit illud monasterium cum omnibus rebus immune et liberum a dominatu cujuscumque regis aut episcopi. (Biblioth. Cluniac.)

[6] Pietri Damiani, Opera, t. I, II et III, p. 243.

[7] Glaber, l. I.

[8] Petr. Damian., Oper., t. II, p. 216.

[9] Doniz., apud Murat., t. V, p. 368.

[10] Henricus imperator duxit uxorem kal. nov. (Chronic. Mon. S. Albani Andogavensis ad ann. 1043). Desponsavit in civitate Chrysopolitana, quæ vulgo Vesontio vocatur. (Glaber, liv. IV, c. I.)

[11] Carmen ad Henricum regem apud Canisium, v. m., p. 168.

[12] Vita sanct. Greq., auctor. P. Bern., apud Act. sanct., t. VI, p. 114.

[13] Herman. Corner., Chronic. apud Eckard., t. II, p. 588.

[14] Herman. Corner., Chronic. apud Eckard., t. II, p. 588.

[15] Herman. Corner., Chronic. apud Eckard., t. II, p. 588.

[16] Herman. Corner., Chronic. apud Eckard., t. II, p. 588.

[17] Herman. Corner., Chronic. apud Eckard., t. II, p. 588.

[18] Ottonis Frisingensis chronicon, p. 125.

[19] Apud script. rerum Boic. lib. Bonizonis, p. 802.

[20] Ottonis Frisingens. chron., p. 125.

[21] Apud script. rerum Boic. libr. Bonizonis, p. 802.

[22] Boniz. sect. Ep. lib.

[23] Apud script. rerum Boicarum, t. II, p. 803.

[24] Wibertus, lib. II, c. I.

[25] Brunonis Astensis op., t. II, p. 147.

[26] Brunon. Astens. oper., t. II, p. 147.

[27] Otton. Frising. chron., p. 125.

[28] Otton. Frising. chron., p. 125. Bonizon. Episc. Lib.

[29] Audivit votes angelorum cantantium : Dicit Dominus : Ego cogito cogitationes pacis et non afflictionis. (Sigeb. Gembl.)

[30] O. Frising. Chron., p. 125.

[31] Scriptorum rerum Boic., t. II.

[32] Paul. Bern., Scriptorum rerum Boic., t. II.

[33] Paul. Bern., Scriptorum rerum Boic., t. II.

[34] Paul. Bernried, apud Henschenium maii, t. VI, p. 114.

[35] Paul. Bernried, apud Henschenium maii, t. VI, p. 114.

[36] Paul. Bernried, apud Henschenium maii, t. VI, p. 114.

[37] Hermanni Contracti Chronicon, t. I, p. 233.

[38] Acta sanctorum, vita S. Leonis Papæ IX, t. II, p. 666.

[39] Acta sanct. Vita S. Leonis Papæ IX, t. II, p. 666, Aprilis.

[40] Act. S. Leonis, t. II, p. 667, Aprilis.

[41] Act. S. Leonis, t. II, p. 667, Aprilis.

[42] Act. S. Leonis, t. II, p. 667, Aprilis.

[43] Ex chron. monast. Cas. apud Murat., t. IV, p. 403.

[44] Benzen. lib. de rebus Henrici apud Muratori, t. IV, p. 403.

[45] Benzen. lib. de rebus Henrici apud Muratori, t. IV, p. 403.