HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

INTRODUCTION — DISCOURS SUR L’HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ JUSQU’À GRÉGOIRE VII

SIXIÈME ÉPOQUE

 

 

SOUVERAINETÉ TEMPORELLE DES PAPES.

 

Destruction de la monarchie des Lombards. — Couronnement de Charlemagne.

Cependant la souveraineté de Rome restait, pour ainsi dire, vacante. Pépin n’avait que le titre de patrice ; le pape que celui d’évêque, et, dans quelques-uns de ses actes, il semblait reconnaître encore l’autorité nominale de l’empereur grec. Paul Ier, successeur d’Étienne III, fit confirmer son élection par Pépin ; mais, quinze ans après, Adrien renvoyait à l’empereur Constantin Copronyme le jugement d’un crime commis dans le duché de Rome. La puissance des Lombards en Italie mettait d’ailleurs Rome dans un continuel péril. On voit, en 767, un petit duc de Népi, voisin de Rome, s’emparer par force du palais de Latran, et faire nommer pape son frère, simple laïque. Cette élection fut cassée au bout d’un an. Le parti romain fit nommer un nouveau pape, Étienne IV, et l’Église romaine n’eut rien de plus à cœur que de se délivrer des Lombards, comme elle s’était délivrée des Grecs.

Dans cette pensée, Étienne IV fit de grands efforts pour détourner Charlemagne d’épouser la fille de Didier, roi des Lombards : Quelle folie, lui écrivait-il, à votre noble nation et à votre très noble race de vouloir se souiller par un mélange avec la perfide et infecte nation des Lombards, d’où certainement sont venus les lépreux ![1]

Charlemagne ne tint compte de ce singulier anathème ; mais, au bout d’un an, il répudia la fille de Didier, et ne chercha plus qu’un prétexte de détruire les Lombards. Le siège de Rome fut alors occupé par un de ces prêtres qui semblent destinés à devenir les appuis d’un conquérant. Adrien Ier entra dans les desseins de Charles, et ne cessa de solliciter son ambition. Charlemagne avait privé de la couronne son frère Carloman : la veuve et les deux fils de Carloman se réfugièrent auprès de Didier, roi des Lombards. Celui-ci, depuis longtemps en querelle avec le pape pour la restitution de quelques villes, se détermine à marcher vers Rome, afin de le forcer à sacrer les deux princes français fugitifs pour les opposer à Charlemagne. Mais Adrien, fidèle à la fortune du plus fort, rassemble des troupes, se prépare à soutenir un siège, et- menace d’excommunication le roi des Lombards, s’il entre sur les terres de Rome. Pendant que ce prince hésite, Charlemagne, après l’avoir quelque temps amusé par une ambassade, se prépare à passer les monts. Adrien et tout le clergé romain travaillaient pour lui. Beaucoup de Lombards mêmes se détachaient de la cause de leur roi. On voit les habitants du duché de Spolète venir à Rome supplier le pape de les admettre au rang des citoyens de la ville, et se couper la barbe et les cheveux à la manière des Romains. Les villes de Fermo, d’Osimo, d’Ancône se soumirent également. Pendant ce temps Didier, ayant garni de quelques troupes les débouchés des montagnes, se tenait près d’Aoste pour combattre les Français.

Il est remarquable que le conquérant se servit, dans cette entreprise, plutôt de la ruse et du secours des prêtres que de la force des armes. Après avoir quelque temps négocié, conduit, dit-on, par un diacre de l’Église de Ravenne, il passa les montagnes, surprit et dispersa le camp de Didier qui s’enfuit à Pavie, tandis que son fils Adelkise se réfugiait à Vérone. Toute la monarchie des Lombards se trouva réduite à ces deux villes. Charlemagne, après avoir bloqué Pavie, court à Vérone qu’il presse plus vivement : la veuve et les fils de Carloman s’y trouvaient renfermés. Ils tombèrent avec la ville au pouvoir du vainqueur. Adelkise en était sorti quelques jours d’avance, et, embarqué à Pise, il alla servir l’empire grec. Les chroniques n’ont pas dit ce que Charlemagne fit de la veuve et des enfants de son frère. On ne nomme nulle part un monastère où ils aient été mis selon l’usage du temps, Ce silence accuse Charlemagne et l’Église romaine.

A peine maître de Vérone, Charlemagne se rendit à Rome avec une nombreuse escorte, entouré d’évêques, d’abbés et de seigneurs français. Les magistrats de la ville et les chefs de la noblesse étaient venus au-devant de lui de deux journées de distance. A un mille de Rome, il rencontra les enfants de diverses nations, Bretons, Français, Grecs, Allemands, que l’on élevait à Rome. Ils portaient dans leurs mains des palmes et dés rameaux d’olivier, Le clergé les suivait avec ses bannières et ses croix. A cette vue, Charlemagne mit pied à terre, donna son cheval aux écuyers du pape, et marcha vers la basilique de Saint-Pierre, hors des murs de Rome, où le pape l’attendait sous le portique. Il s’agenouilla pour monter les degrés et baisa chaque marche. Le pape et le roi s’embrassèrent et entrèrent dans l’église avec la suite de Charles, au milieu des acclamations du peuple qui chantait : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Charlemagne avant d’entrer dans la ville jura de ne point violer les privilèges des Romains. Il visita ensuite les églises, et réitéra, dit-on, dans la basilique de Saint-Pierre, la donation de Pépin, acte sans cesse invoqué par les papes, mais dont le texte original n’est rapporté nulle part. Après quelques jours, Charles quitta Rome pour achever le siège de Pavie. Maître de la ville, il exila en France le roi Didier, établit dans la ville et les forteresses des capitaines de sa nation, et prit le titre de roi des Français et des Lombards, patrice des Romains. Une révolte des Saxons qui lui fit promptement repasser les Alpes permit à quelques chefs lombards de se maintenir à Bénévent, à Spolète et dans le Frioul. Mais de ce jour, cependant, date une nouvelle domination dans l’Italie. Charlemagne gardait réellement, avec la possession de la Lombardie, la souveraineté de tout le territoire de Ravenne. L’évêque même de cette ville se prétendait de nouveau indépendant de l’Église de Rome, et défendait aux habitants de l’ancien exarchat de recevoir aucune fonction du pape. Charlemagne ne blâmait pas cette résistance, et se pressait peu d’accomplir toutes les promesses que réclamait l’Église romaine. Adrien le suppliait de revenir à Rome pour réprimer les ennemis de Saint-Pierre, de l’Église de Rome et du peuple de la république romaine. Donnez réellement, lui dit-il, ce que vous avez offert à l’apôtre de Dieu pour le rachat de votre âme[2]. Adrien cite à l’appui la fabuleuse donation de Constantin, et il promettait, à Charlemagne le surnom de nouveau Constantin, s’il augmentait la grandeur de l’Église romaine.

En 780, Charlemagne, avec sa cour et ses deux fils Carloman et Louis, revint visiter Rome. Le pape Adrien baptisa le jeune prince Carloman et le consacra roi d’Italie. C’est depuis ce temps que le pape paraît avoir été réellement mis en possession du gouvernement de Ravenne, sous la souveraineté de la France. Le pape exerçait dans Rome un pouvoir plus grand encore, et il répondait au prince de ce qui se passait dans cette ville. Telle était la misère de l’Italie que la vente des indigènes comme esclaves était une ressource et une industrie communes. Des Grecs, des Sarrasins venaient sur la côte acheter des hommes qu’on leur livrait, ou que la faim forçait à se livrer eux-mêmes. Charlemagne, averti de ce désordre, en reprit le pape avec douceur. La réponse d’Adrien atteste le pouvoir ou du moins le droit dont il jouissait. Nous avons, dit-il, ordonné au duc de la ville de Lucques d’armer plusieurs navires, et de saisir des Grecs qui faisaient ce trafic, et de brûler leurs vaisseaux. Mais il n’a pas obéi. Cependant nous attestons devant Dieu que nous avons livré un grand combat pour prévenir ce crime dans le port de notre ville de Centumcelle. Nous avons fait brûler plusieurs navires de nation grecque, et retenu les Grecs eux-mêmes en prison pendant beaucoup de temps. Quant à ce que des calomniateurs ont osé vous insinuer au mépris de Dieu et de leur salut contre nos prêtres, l’iniquité s’est mentie à elle-même. Il n’y a, Dieu merci, aucune souillure dans le clergé romain, et votre Sublimité ne doit pas croire à de telles choses[3].

Charlemagne continua d’accroître la domination d’Adrien. Ayant soumis le duché de Bénévent, il en détacha les villes de Capoue, de Sora, d’Arpi, pour les donner au pape, et il joignit à ce don plusieurs petites villes de Toscane, entre autres Viserbe et Soano, mais en réservant aux bourgeois de ces villes les droits d’un gouvernement municipal. L’ambitieux Adrien trouvait cette donation insuffisante. Sans cesse, il voulait accroître la part que lui avait faite le conquérant. Ses lettres sont pleines de reproches à cet égard. Tantôt il se plaint avec amertume que les habitants de Ravenne vont, sans sa permission, demander justice en France. De même, dit-il, que les évêques, les comtes, et les autres hommes du roi ne passent pas de France en Italie sans passeport du roi, ainsi, les hommes du pape, quels que soient leurs motifs pour aller en cour de France, ne doivent pas quitter les États de l’Église sans passeport du pape. Puis il oppose au patriciat de Charlemagne, le patriciat donné, dit-il, au bienheureux Pierre par le seigneur Pépin de sainte mémoire, ce grand roi, votre père[4].

L’habile Charlemagne ménageait doucement ces prétentions ecclésiastiques. Souvent même il cédait, et le dominateur des peuples belliqueux de Germanie et de France était vaincu par l’adroite opiniâtreté d’un vieux prêtre. Cette complaisance était calculée : Charlemagne projetait de relever l’empire d’Occident. Pour cela, il voulut d’abord réveiller cette querelle des images, premier prétexte de division entre l’Italie et l’Orient. Après avoir fait proclamer dans un concile de Francfort par une réunion d’évêques allemands la sainteté du culte des images, il se préparait à venir à Rome recueillir le prix de son zèle, lorsqu’il apprit la mort du pape Adrien. Il le regretta comme un utile appui de ses desseins, et, dans cette petite cour savante qu’il avait, rassemblée près de lui, on fit, sous son nom, des vers latins pour célébrer sa douleur et les louanges du pontife. Le jour des funérailles d’Adrien, le clergé et le peuple de Rome lui donnèrent un successeur qui prit le nom de Léon III et fut sacré le lendemain, sans attendre l’aveu d’aucune puissance. Mais le nouveau pape fit aussitôt partir des légats chargés de présents pour porter à Charlemagne les clefs du tombeau de saint Pierre avec l’étendard de la ville de Rome, et pour le prier d’envoyer un des grands de sa cour pour recevoir le serment d’obéissance et de fidélité du peuple romain. Par ce détour, il substituait, la soumission du peuple à celle de l’Église : sans offenser le roi, il évitait de soumettre à son aveu l’élection pontificale. Charlemagne répondit en se félicitant de la fidélité que le nouveau pape lui promet. Il lui envoyait en même temps des dons magnifiques par Anguilbert, l’un de ses confidents intimes, et membre de son conseil et de son académie où il portait le nom d’Homère parce qu’il faisait, disait-on, des vers grecs. Dans une lettre particulière, Charlemagne prescrivait à Anguilbert de profiter de toutes les occasions d’entretien pour avertir le nouveau pape sur ses devoirs, sur l’observation des saints canons, et le pieux gouvernement de l’Église :

Répète-lui souvent, dit cette lettre, à combien peu d’années se borne la dignité dont il jouit dans le temps, et combien sera durable la récompense réservée dans l’éternité à celui qui aura bien rempli cette tâche. Persuade-lui de détruire l’hérésie simoniaque qui souille entant de lieux le corps de l’Église, et parle-lui de toutes les choses dont tu te souviens que nous nous sommes plaints ensemble. Que le Seigneur Dieu te guide et te conduise, qu’il dirige en toute bonté le cœur de Léon pour le disposer à faire tout ce qui servira la sainte Église, et le rende pour nous un bon père et un utile intercesseur, afin que le Seigneur Jésus-Christ nous fasse prospérer dans l’exécution de sa volonté et daigne conduire au repos éternel ce qui reste du cours de notre vie. Voyage heureusement, profite dans la vérité, et reviens avec joie, mon petit Homère[5].

Malgré ces pieuses paroles, on ne peut douter qu’Anguilbert n’eût pour mission principale de ménager à son maître ce titre d’empereur d’Occident par lequel Charlemagne voulait fortifier et vieillir ses conquêtes et sa puissance. Dès longtemps, le prince ne cachait pas cette ambition : il en parlait dans ses donations aux Églises. Plusieurs de ses actes commencent ainsi : Charles par la grâce de Dieu roi des Français et des Lombards, et patrice des Romains, si notre libéralité se fait sentir aux prêtres de l’Église de Dieu, si nous déférons volontiers à leurs désirs, nous espérons que cela doit nous élever au faîte de la dignité impériale. Mais, avertie de cette ambition, l’Église de Rome différait pour se faire valoir. Dans cette pensée, Léon imagina de rappeler les droits des empereurs grecs par une mosaïque dont il décora le palais de Latran, et où Constantin Porphyrogénète était représenté recevant un étendard de la main de Jésus-Christ et un autre de la main de saint Pierre qui donne en même temps le pallium au pape.

Mais Léon, qui eût voulu faire attendre Charlemagne, fut forcé d’invoquer son secours. Une conspiration se forma dans Rome et parmi quelques officiers du palais pontifical. Léon fut assailli au milieu d’une procession, jeté à bas de cheval, dépouillé de ses ornements et blessé. Sauvé par quelques amis, il se retira d’abord à Spolète, sous la protection d’un feudataire de Charlemagne, et de là partit pour aller chercher ce puissant protecteur en Allemagne, près de Paderborn. Charles, l’ayant accueilli, le renvoya sous escorte avec des commissaires pour juger les conspirateurs, et bientôt il passe lui-même en Italie, à la tête d’une armée nombreuse.

L’arrivée de Charles dans Rome et les événements qui suivirent marquèrent la plus grande époque de puissance qu’ait eue jusque-là le siége de saint Pierre.

Les hommes accusés de conspiration contre le pape l’accusaient lui-même de crimes et de violences ; mais une assemblée d’évêques et de prêtres d’Italie, auxquels se mêlaient les capitaines francs et les nobles romains, déclara que personne ne pouvait accuser le pape, parce que le siège apostolique était le chef de toutes les Églises et ne pouvait être jugé. En même temps, on décida dans cette assemblée que Charles, roi des Français, étant maître de Rome où les césars avaient régné et de toutes les autres villes de l’Italie, de la Gaule et de la Germanie, où ils avaient porté en divers temps le siège de leur empire, il était juste qu’il reçût le nom d’empereur, et fût consacré par le pape Léon. Rien ne fut donc à la fois plus solennel et mieux préparé que ce couronnement de Charles par lequel il feignit d’être pris au dépourvu.

Le jour de Noël fut choisi, selon le génie du temps, pour rapprocher de la naissance du Christ cette nouvelle vie de l’empire.

Un peuple immense était accouru de toutes parts Charles, étant venu à la basilique du Vatican faire sa prière, le 25 décembre 800, le pape Léon le revêtit de la pourpre impériale et lui posa sur la tête une couronne d’or, aux cris mille fois répétés : Vie et victoire à Charles Auguste, couronné de Dieu ! Charles promit ensuite par serment, au nom de Jésus-Christ, en présence de Dieu et du bienheureux apôtre saint Pierre, d’être le protecteur et le défenseur de l’Église romaine. Ensuite Léon, versant l’huile sainte sur sa tête, le consacra empereur, et son fils Pépin, roi d’Italie. Dans le même temps, Charlemagne obtenait du calife d’Orient, Aarounal-Raschild une sorte de pouvoir sur la ville de Jérusalem. On lui apporta, dans Rome même, les clefs du saint sépulcre, du Calvaire, et l’étendard de la cité sainte. Cet hommage, inspiré par la gloire du monarque français et le désir d’humilier l’empire grec, faisait de Charlemagne le grand protecteur des chrétiens. Rome profitait de sa grandeur, et le pape, en le consacrant, s’associait à sa gloire ou plutôt s’élevait au-dessus d’elle.

Aussi, c’est de là que date la grande puissance du pontificat romain. Tant que Charlemagne vécut, cette grandeur fut gênée par une active surveillance. Le prince avait enrichi la basilique du Vatican de mille dons précieux, de vases d’or, d’un autel d’argent ; mais ses commissaires limitaient avec un soin sévère les prétentions du Saint-Siège sur l’ancien domaine privé de l’exarque, et sur les amendes prononcées par les tribunaux de Rome. Ils disputaient rigoureusement la possession de quelques métairies, de quelques vignes, de quelques troupeaux. Ils réclamaient au profit du trésor impérial les confiscations ordonnées par les officiers du pape. Quelquefois même, ils déposaient ces officiers et les remplaçaient par d’autres. On a dit que Charlemagne, dans ses capitulaires, ordonne de vendre les herbes de ses jardins et les veufs de ses basses-cours. Les mêmes soins de détail semblent avoir été appliqués en son nom à la surveillance de cette Église romaine qu’il avait comblée de tant d’hommages. Il lui accordait tout en apparence, mais ses faveurs étaient restreintes en son nom, et c’était réellement à lui que l’on obéissait dans Rome. C’est ainsi que sa main puissante, étendue sur toutes les parties de son vaste empire, tenait tout dans l’obéissance et dans l’ordre jusqu’au moment où il cessa tout à la fois de gouverner et de vivre.

Dans l’avant-dernière année de son règne, soit qu’il se défiât lui-même de cette Église romaine qu’il avait tant élevée, soit qu’il crût pouvoir se passer d’elle, il voulut associer à l’empire son fils Louis, connu plus tard sous le nom de Débonnaire. Après l’avoir proclamé dans une diète d’évêques et de seigneurs, il lui commanda de prendre lui-même la couronne sur l’autel, et de la poser de sa propre main sur sa tête. Il mourut, et, parmi les trésors qu’il léguait aux vingt et une grandes villes de son empire, l’Église de Rome reçut en partage une vaste table d’argent sur laquelle était gravée la ville de Constantinople. L’Italie était si bien séparée de l’empire grec que l’image de Constantinople était offerte à Rome, comme un présent curieux, par le vainqueur qui avait pour jamais séparé ces deux villes.

La mort de Charlemagne, en divisant ses vastes États qu’une autre main n’aurait pu tenir assemblés, favorisa le pontificat romain autant que l’avait fait son règne. Le pape avait été le premier évêque du grand empire, et, pour ainsi dire, le premier feudataire ecclésiastique d’un maître qui dominait également et l’Église et le monde. Mais, dans le démembrement de la succession de Charlemagne, parmi les guerres de ses faibles ou indignes héritiers, la chaire de Rome allait devenir une puissance médiatrice et souveraine. On vit tout d’abord combien le changement des hommes changeait les droits de l’empire et du sacerdoce.

Le pape Léon avait survécu peu de temps à Charlemagne, et un nouveau pontife, élu sous le nom d’Étienne IV, avait fait renouveler par le peuple romain le serment de fidélité à l’empereur : puis, s’excusant par ses légats de s’être laissé consacrer avant que son élection fût confirmée par le prince, il vint aussitôt en France. Mais, à son approche de Reims, Louis le Débonnaire, suivi d’un nombreux clergé, s’étant avancé pour le recevoir, se prosterna trois fois devant lui, et ne l’embrassa qu’après cet humble hommage, bien différent de l’accueil que Charlemagne avait fait à Étienne III. Le lendemain, dans la cathédrale de Reims, le pape sacra l’empereur Louis et l’impératrice Ermingarde, et par cet exemple, trompant la dernière intention de Charlemagne, confirma l’Église de Rome dans le privilège de créer les empereurs.

 

Progrès de la souveraineté temporelle des Papes sous les successeurs de Charlemagne.

L’Église de Rome devait profiter de cette faiblesse qui fit donner à Louis le nom de Débonnaire et arma tous ses fils contre lui. Il ne faut pas croire pour cela qu’elle ait pu se faire donner, les îles de Corse, de Sardaigne et de Sicile, car il ne les possédait pas lui-même. Mais on sait combien, dans ces siècles d’ignorance, se multipliaient les fausses donations et les faux titres au profit de l’Église romaine. Puissance spirituelle, luttant par la religion seule contre toute la force brutale du moyen âge, elle appuyait sans cesse son pouvoir temporel sur des mensonges et des actes faux, depuis la donation de Constantin, alléguée dans le huitième siècle, jusqu’à celle de Louis, inventée dans les siècles suivants.

Toutefois, le pouvoir de Rome croissait par la seule faiblesse de l’empire. Charles, en décorant le pape de tant de titres, n’avait voulu qu’élever une statue dorée qui lui posait à lui-même la couronne impériale sur la tête. Après Charles, quand son empire fut régi d’une main faible et divisé par des factions, la statue pontificale s’anima, et voulut régner. Mais il y avait de graves obstacles. Lorsque Lothaire, fils de Louis, associé par lui à l’empire vint se faire sacrer dans Rome, il jugea solennellement un procès entre le pape et l’abbé du monastère Farfa dans la Sabine, et, après avoir entendu l’avocat du pape, il le condamna. Quelque temps après il cassa les juges ecclésiastiques de Rome nommés par la chambre apostolique, et décida que l’on enverrait des gens du conseil de l’empereur pour exercer à Rome le pouvoir judiciaire. En même temps, il publia des constitutions qui semblent un premier traité fait avec la puissance pontificale, et qui diffère bien de ces donations pieuses et souvent illusoires prodiguées par Charlemagne. Le pape est reconnu dans cet acte maître de nommer des ducs ou gouverneurs, des juges et d’autres officiers. Tout le monde doit leur obéir, le pape demeure juge en premier ressort des plaintes élevées par eux, et doit y pourvoir par ses commissaires ou en avertir l’empereur.

Après la promulgation de cet édit, le clergé et le peuple prêtèrent serment aux empereurs Louis et Lothaire, sauf la fidélité promise au seigneur apostolique. Ainsi la puissance semblait déjà se partager entre l’empereur et le pape. Et même, sous le jeune et ardent Lothaire, la ville pontificale obtenait une véritable indépendance. Lothaire transigeait avec elle, tandis qu’il gouvernait le reste de l’Italie.

Bientôt tout l’empire de Charlemagne est divisé. Le faible Louis en distribuant des États à ses fils les avait préparés à lui faire la guerre. L’ambitieux Lothaire voulut, dans cette entreprise impie, se donner le secours du pape. En 833, il détermina Grégoire IV à le suivre en France. Les évêques français du parti de Louis déclarèrent que, si le pape venait pour les excommunier, il s’en retournerait excommunié lui-même.

Le pape ne prit que le rôle de médiateur venant visiter le roi dans sa tente, lui apportant de riches présents et en recevant à son tour. Pendant cette négociation, les fils de Louis ayant gagné l’armée de leur père, et ce malheureux prince abandonné de tous les siens étant forcé de se rendre à discrétion, il ne paraît pas que le pape ait blâmé cette trahison à laquelle sa présence avait servi. Chose remarquable cependant, malgré la complaisance du pape pour les fils révoltés contre leur père, ce ne fut pas lui, mais un concile d’évêques français, qui condamna le roi Louis à la pénitence. Et, lorsque ensuite le malheureux roi, soutenu par un de ses fils, reprit l’empire et voulut se faire absoudre, ce ne fut pas au pape qu’il s’adressa, mais à un autre concile d’évêques ennemis de Lothaire. Bien plus, après sa victoire, comme pour se relever de l’excommunication qu’il avait encourue, Louis se fit couronner de nouveau dans l’église de Metz. Ainsi ce fut un synode d’évêques qui exerça le premier ce pouvoir de déposer ou de rétablir les rois ; mais tous les avantages que prenait l’épiscopat devaient profiter à l’Église romaine.

Louis le Débonnaire mourut au milieu des troubles de ses .États, dans un temps où il se proposait d’aller à Rome pour y chercher une consécration nouvelle à son faible pouvoir. Lothaire, qui lui succède à l’empire, s’empresse aussitôt d’envoyer à Rome avec une armée son fils aîné Louis II. Un nouveau pape, Sergius, qui venait d’être élu, se présente au jeune prince devant l’église de Saint-Pierre dont les portes étaient fermées : Si tu es venu, dit-il, avec un cœur pur et une volonté droite pour le salut de la république du monde et de cette église, franchis ces portes par mon ordre : s’il en est autrement, ces portes ne s’ouvriront ni par moi ni de mon aveu[6]. Le jeune prince protesta de sa bonne intention et entra dans l’église aux acclamations du peuple qui chantait : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Peu de jours après, le pape le consacra dans la basilique de Saint-Pierre comme roi d’Italie, et lui ceignit la ceinture militaire, mais il lui refusa le serment de fidélité que réclamaient les seigneurs français de sa suite : Je consens et je permets, dit-il, que les Romains prêtent ce serment à l’empereur Lothaire seul, mais qu’ils le prêtent à son fils Louis, ni moi ni la noblesse romaine ne le permettent[7].

En même temps un prince de Bénévent venait à Rome rendre hommage au pape, et lui baisait les pieds par un cérémonial encore nouveau. Le duché de Bénévent était alors exposé aux incursions des Sarrasins : car, depuis la mort de Charlemagne, il se faisait un renouvelleraient d’invasions barbares, les Normands au septentrion, les Sarrasins au midi. Cette demi civilisation que Rome avait conservée dans l’Italie, et que Charlemagne avait jetée çà et là dans son vaste empire, était menacée d’être emportée. En effet, les pirates sarrasins qui venaient piller les côtes d’Italie, ne ressemblaient en rien à ces Arabes ingénieux qui firent briller au dixième siècle leur politesse et leurs arts dans l’Espagne conquise. Leurs incursions étaient d’affreux pillages, aussi l’histoire a-t-elle consacré la mémoire du pontife qui apprit aux Romains à se défendre contre eux.

En 817, Léon IV avait succédé à Sergius, sans consulter l’empereur Lothaire. La politique du clergé romain avait allégué les courses des Sarrasins qui empêchaient d’attendre les ordres de l’empereur : mais, une fois nommé, Léon sut écarter le péril dont il avait profité. Il mit Rome à l’abri par une nouvelle enceinte de murailles, il y enferma les basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul et tout un quartier nouvellement bâti qui porta longtemps le nom de cité Léonine. A Porto, près de l’embouchure du Tibre, il éleva sur les deux rives deux tours fortifiées, réunies par des chaînes de fer qui suffisaient pour fermer le passage du fleuve aux flottilles barbares. Traitant comme un souverain avec les villes de Naples, de Gaëte et d’Amalfi, ancienne dépendance de l’empire grec, il repoussa les Sarrasins par leurs secours et leur enleva beaucoup de prisonniers qu’il fit travailler à embellir et à fortifier Rome.

Rome était, depuis la mort de Charlemagne, le seul lieu de l’Occident où il se conservât quelque science et quelque souvenir de l’antiquité. Tant d’invasions barbares qui avaient passé sur l’Italie en avaient profondément bouleversé les mœurs, les usages, l’idiome. A ce vieux levain de nations latines étaient venus se mêler des Grecs, des Hérules, des Goths, des Lombards, des Francs. Chacune de ces couches successives avait déposé sur le sol de l’Italie quelque élément nouveau de mœurs et de langage. Les religions s’étaient confondues, les races s’étaient mêlées. L’arianisme avait disparu dans la foi catholique avant les Goths qui l’avaient apporté, et les Goths s’étaient perdus dans la masse de l’ancien peuple et des peuples nouveaux, lombards ou francs, survenus après eux. A quelle époque, au milieu de ce mélange, commença de se former une langue commune et nouvelle pour les peuples établis en Italie ? On ne peut l’indiquer exactement. Les premiers monuments qui nous en restent sont bien postérieurs à l’époque où nécessairement elle fut en usage. Mais, quoi qu’il en soit, sa formation, tout empreinte de langue latine, est une des marques du pouvoir de l’Église romaine.

La langue latine que parlait cette Église, résista, pour ainsi dire, aux langues des conquérants lombards et francs, et composa presque seule l’italien du moyen âge. Cette règle qui veut que la part apportée par les diverses peuplades dans la formation d’un peuple nouveau se retrouve dans la langue de ce peuple ne s’applique pas à l’Italie : le germe latin y domina tous les autres. Cette langue latine qui, en Italie, resta le fond presque unique de la langue vulgaire, était, dans tout l’Occident, la langue sacrée des prêtres. Par là, ils tenaient tous à l’Église romaine. Les écoles que les papes avaient établies dans Rome pour les étrangers, servaient à former des hommes qui reportaient dans leur pays la langue et la théologie romaines ; et l’on ne voit, vers ce temps, aucun homme célèbre qui n’ait étudié dans Rome. Ce fameux Alfred, qui dans l’histoire des Anglo-Saxons, au neuvième siècle, paraît un phénomène de science et d’humanité, vint à Rome, sous Léon IV, avec une suite nombreuse de nobles de son pays. L’adroit pontife saisit cette occasion de sacrer un roi, et il lui donna l’onction royale avec le nom de fils.

Cependant la faiblesse des héritiers de Charlemagne en était venue à ce point qu’ils redoutaient même l’empire grec et ses anciens titres sur Rome. Les papes, successeurs de Léon, sans avoir son génie, profitèrent habilement de cette crainte pour s’attribuer le droit de donner l’empire. Les princes mêmes adoptèrent cette idée. Louis II écrivait à l’empereur grec Bazile, qui lui reprochait d’avoir usurpé la souveraineté de Rome : Si nous n’étions pas empereurs des Romains, nous ne serions pas empereurs des Français. C’est des Romains que nous avons reçu le titre et la dignité d’empereur. En même temps, Adrien II, écrivant à Charles le Chauve, lui disait : Si l’empereur Louis vient à mourir, j’ai résolu de ne reconnaître que vous pour empereur, quand même un autre prince m’offrirait plusieurs boisseaux de pièces d’or. Rien ne fut plus rapide que le progrès de cette prétention. Peu d’années après, lorsque en effet Charles le Chauve fut sacré dans Rome par le pape Jean VIII, successeur d’Adrien, une diète réunie dans Pavie nomma Charles le Chauve, roi d’Italie, en considération du titre d’empereur qu’il avait reçu de saint Pierre par le ministère du seigneur Jean, souverain pontife, seigneur universel. Ainsi la nouvelle indépendance que reprenait l’Italie, en substituant l’élection au droit de conquête, s’appuyait sur la suprématie pontificale.

Il y avait loin de là à l’empire fondé par Charlemagne. Mais le changement des hommes était plus grand encore que celui des institutions. La race du héros semblait finir par des infirmes. A Charles le Chauve et à Carloman succédaient Louis le Bègue ; Charles le Gros, Charles le Simple. Le spectacle de cette débile postérité d’un grand homme devait enhardir l’ambition des papes. Jean VIII, après avoir résisté à Carloman, se fait nommer son vicaire en Italie, et Carloman étant tombé malade de langueur, le pape convoque un concile à Rome pour élire un roi d’Italie, qu’il voulait ensuite faire empereur. L’entreprise manqua. Charles le Gros, nommé roi d’Italie, vint à Rome en 881, et il fallut le sacrer empereur. Mais la famille de Charlemagne se détruisait elle-même. Arnoult, qui en descendait par une concubine, s’empare des États de Germanie désormais séparés de la France, et fait déposer Charles le Gros dans une diète assemblée à Tribur. Il n’y a plus d’empereurs, et le royaume d’Italie est disputé entre des seigneurs du pays, Bérenger, duc de Frioul, et Guy, duc de Spolète. En quelques années, on vit passer à Rome cinq empereurs : Guy, son fils Lambert, Arnoult qui vint d’Allemagne, Louis, roi de Bourgogne, et Bérenger qui resta le maître.

Dans l’intervalle de ces changements, Rome devenait une sorte de démocratie théocratique, dominée par des prêtres et par des femmes ; singulier spectacle qui, dans la barbarie du moyen âge, n’était possible qu’à Rome.

Une femme d’origine patricienne, Théodora, célèbre par son audace et sa beauté, s’empara dans Rome d’un grand pouvoir qu’elle prolongea par les charmes de ses deux filles. La ville de saint Pierre fut soumise à ce triumvirat de courtisanes.

Théodora, la mère, par son intime commerce avec plusieurs barons romains, s’était mise en possession du château de Saint-Ange, à l’entrée de Rome, sur l’un des principaux ponts du Tibre, et elle en avait fait un lieu de plaisir et une forteresse, d’où elle corrompait et opprimait l’Église. Ses filles, Marozie et Théodora, disposaient de la chaire pontificale par elles-mêmes, par leurs amants, ou quelquefois pour leurs amants mêmes. Sergius III, après une élection contestée et un exil de sept ans, fut rappelé sur le siège de Rogne pax le crédit de Marozie dont il avait un fils qui, dans la suite, fut pape lui-même. La jeune Théodora n’eut pas moins de crédit et d’ambition que sa sœur. Elle aimait un jeune clerc de l’Église romaine qu’elle avait fait évêque de Bologne, puis archevêque de Ravenne. Ennuyée d’en être séparée par deux cents milles de distance, elle le fit nommer pape pour le rapprocher d’elle. En l’an 912, il fut élu sous le nom de Jean X.

Ce favori d’une femme galante, s’il était mauvais prêtre, se montra guerrier plein de courage. A cette époque, l’Église de Rome, affranchie de toute domination étrangère, n’en était pas moins exposée au plus pressant péril. Dans l’anarchie des provinces d’Italie, les Sarrasins multipliaient leurs invasions et leurs pillages. Depuis plusieurs années, ils étaient maîtres du Garillan, à l’embouchure de l’ancienne rivière de l’Iris. Ils avaient soumis les bourgades voisines, et de là, poussant leurs courses jusqu’aux portes de Rome, ils enlevaient les pèlerins ou leur faisaient payer de grosses rançons, et ils interceptaient ainsi les offrandes- que la piété des peuples ne se lassait pas d’envoyer dans cette Rome souillée de tant de vices.

Jean, sitôt qu’il fut pape, forma le projet de repousser au loin ces barbares. Il résolut d’appeler Bérenger qui venait de conquérir une partie de l’Italie du Nord. En 946, Bérenger vint à Rome pour recevoir la couronne impériale. Ce n’était pas l’entrée victorieuse des conquérants germains. Il était monté sur une haquenée blanche que le pape lui avait envoyée. A sa rencontre, s’avançaient le sénat et le peuple avec les écoles des diverses nations, suivant l’usage. Mais il s’y mêlait des bannières, indiquant divers corps de Romains, et surmontées de têtes d’animaux féroces. Il semble que le peuple de Rome fût redevenu guerrier. Après les cérémonies ordinaires, lorsque Bérenger eut promis de confirmer les donations des empereurs et qu’il eut été sacré, parmi ses dons aux églises de Rome, il offrit des armures. Peu de temps après, Jean, aidé de ses secours et d’une flotte qu’il avait obtenue de l’empereur grec, marcha contre les Sarrasins établis dans la Calabre et les défit.

Après quatorze ans de pontificat, Jean fut renversé par les mêmes moyens qui l’avaient élevé. Marozie, sœur de Théodora, ayant épousé en deuxièmes noces Guidon, duc de Toscane, conspira contre la vie du pape, sous prétexte qu’il donnait trop de crédit à son propre frère. Des hommes d’armes, secrètement rassemblés par l’ordre de Guidon et de Marozie, surprirent le pape’ dans le palais de Latran, massacrèrent son frère sous ses yeux, et le jetèrent lui-même dans une prison, où, peu de jours après, on l’étouffa sous un oreiller. Marozie laissa successivement élire deux papes Léon VI et Étienne VII, dont le pontificat fut obscur et très court ; puis, elle éleva sur la chaire de saint Pierre un fils naturel qu’elle avait eu, dit-on, du pape Sergius, son ancien amant. Ce jeune homme, qui prit le nem de Jean XI, sortait de l’adolescence, et Marozie, mère d’un pape, ayant, peu de temps après, perdu son époux Guidon, vit sa main recherchée par Hugues, roi d’Italie, et frère utérin de Guidon.

Mais il parait que le peuple de Rome se lassait du joug de cette femme impudique et cruelle. Il ne lui pardonnait pas surtout d’appeler à Rome de nouveaux étrangers, des barbares bourguignons. Outre son fils bâtard qu’elle avait fait pape, elle avait un fils légitime né d’Albéric son premier époux. Ce jeune homme, dans un banquet, ayant reçu de sa mère l’ordre de présenter l’aiguière au roi Hugues, s’acquitta mal de ce soin. Le Bourguignon irrité frappa le jeune Romain au visage. Celui-ci sortaussit8t de la salle, rassemble les chefs de la noblesse, anime le peuple et fait éclater un soulèvement contre Hugues qui, réfugié d’abord dans le château de Saint-Ange, s’en échappe à grand’peine, de nuit et par une échelle de corde. Albéric, devenu chef de ce mouvement populaire, est proclamé consul par les Romains, chez qui se conservait toujours une tradition de la république. Il fait mettre en prison sa mère Marozie, donne des gardes à son frère le pape Jean, et, rappelant à lui tout le pouvoir au nom du peuple, il se prépare à défendre l’indépendance de Rome contre les prétentions de Hugues et les forces de la Lombardie.

Albéric, maître de Rome sous le titre de patrice et de sénateur des Romains, y exerça vingt-trois ans tous les droits de la souveraineté[8].

La monnaie[9] était frappée à son effigie, avec un sceptre en croix pour symbole ; il faisait la guerre et la paix, nommait les magistrats, et il disposa de l’élection et du pouvoir des papes qui, dans cet intervalle, passèrent sur le siège de Rome, Jean XI, Léon VII, Marin, Agapet II.

On n’en vénérait pas moins au dehors le nom de cette papauté soumise et prisonnière. Les évêques imploraient d’elle le pallium, comme le signe de leur consécration, et un empereur grec profita seulement de la domination d’Albéric, pour acheter de lui par de grands présents un bref pontifical, qui conférait à perpétuité ce précieux pallium[10] aux patriarches de Constantinople.

De tous les points de la chrétienté qui s’agrandissait et gagnait chaque jour sur les peuples païens et barbares, on sollicitait les brefs du pape pour l’établissement des monastères et des évêchés nouveaux ; et cette pensée régnait toujours dans les esprits, qu’à Rome était la source de la religion et le dépôt de l’empire. Mais cet empire, passé par tant de mains indignes depuis Charlemagne, personne n’osait plus s’en saisir. Le roi Hugues, avec les forces de l’Italie du Nord, vint plusieurs fois ravager le territoire de l’État romain et assiéger Rome. Il ne put ni la réduire par la force, ni en obtenir l’entrée par alliance, quoiqu’il eût fini par faire la paix avec Albéric en lui donnant sa fille en mariage.

Albéric garda l’indépendance de Rome ; et le roi Hugues, en butte à la haine de ses grands vassaux de Lombardie, fut forcé lui-même de fuir devant un heureux compétiteur, Bérenger, marquis d’Ivrée. Celui-ci, pénétrant tout à coup par le Tyrol avec quelques troupes allemandes et piémontaises, voit tout tomber devant lui ; il s’établit à Milan comme tuteur du fils de Hugues, Lothaire, âgé de vingt ans, reconnu roi en l’absence de son père et marié à la fille du roi de Bourgogne, Rodolphe II, qui lui-même avait aspiré à la couronne d’Italie. La mort prompte du jeune Lothaire fit bientôt vaquer cette couronne ; et Bérenger s’en saisit du consentement de la diète des seigneurs italiens qui l’élurent roi en commun avec son fils Adalbert.

Mais un plus puissant maître se levait du dehors sur l’Italie.

 

DEPUIS L’AVÉNEMENT DE LA MAISON DE SAXE JUSQU’À LA MORT D’OTTON IER

La race de Charlemagne partagée entre plusieurs peuples avait cessé au lieu même de sa source, tan dis qu’elle continuait de languir encore sur le trône de France. Louis IV, roi de Germanie, s’éteignit vingt années avant la mort de Charles le Simple. Mais la vigueur septentrionale, dont cette race dégénérée n’offrait plus l’empreinte, lui suscitait des successeurs dans une des provinces d’au-delà du Rhin que Charlemagne avait incorporées de force à l’antique Germanie. La Saxe, à si grande peine vaincue et convertie, était devenue le plus puissant des États teutoniques, et à la mort de Louis IV, en 909, ce fut un duc de Saxe, Otton le Grand, qui par son autorité sur la diète disposa de la couronne et, la refusant pour lui-même, la fit donner à Conrad.

Après un règne de dix ans, consumé en efforts pour abaisser la Saxe, retenir la Lorraine et défendre le reste de l’Allemagne contre les Hongrois et les Slaves, Conrad mourant avait appelé lui-même à sa succession la maison de Saxe, et désigné Henri, fils d’Otton, comme le roi que les États de Germanie devaient choisir.

Ce premier roi de la famille des Otton, hardi et guerrier sans être barbare, réunit de nouveau à sa monarchie d’outre-Rhin le duché de Lorraine qui s’était vainement livré aux faibles mains de Charles le Simple, repoussa les Hongrois, soumit la Bohême, conquit la Misnie sur les Slaves et Slesvig sur les Danois ; mais dans un règne de dix-sept ans, toujours occupé par la guerre ou par le soin de s’y préparer, il ne parait pas même qu’il ait jeté les yeux sur l’Italie : tant il y avait à faire pour recommencer l’empire de Charlemagne !

A la mort de Henri, Otton son fils que ; de son vivant, il avait fait désigner pour successeur, entreprit davantage, et poussa plus loin ses conquêtes.

Malgré les révoltes des feudataires trop puissants et des populations diverses dont se formait le royaume tumultueux de Germanie, et quoiqu’en butte aux complots des Saxons eux-mêmes, Otton parvint à tout dominer autour de lui, en demeurant victorieux au loin.

Henri n’avait pas franchi l’Elbe ; Otton soumit toutes les tribus slaves, jusqu’à l’Oder, portant partout avec la guerre le christianisme, seule civilisation de ces temps barbares, et fondant des évêchés dans le Brandebourg encore idolâtre et dans le Jutland, ce vieux foyer des invasions normandes.

Otton, avec moins de puissance et de génie, reprenait l’œuvre de Charlemagne ; il devait comme lui aspirer à ce titre d’empereur qui, donné dans Rome par le pape, semblait aux imaginations confuses du moyen âge l’investiture de Dieu, transmettant l’héritage des césars. Mais il fallait d’abord reprendre ce royaume d’Italie, échappé depuis longtemps aux deux branches des débiles héritiers de Charlemagne. Les événements s’y prêtèrent d’eux-mêmes, et vinrent donner à l’ambition d’Otton l’apparence de la générosité.

Bérenger, non content de s’être fait nommer roi à la mort du jeune Lothaire, voulut s’emparer aussi d’Adélaïde, la veuve de son infortuné prédécesseur et la contraindre d’épouser son fils Adalbert.

Adélaïde refusa ; et, célèbre par sa naissance royale et sa beauté[11], elle le devint plus encore par ses malheurs. Arrêtée dans Pavie où elle avait régné, dépouillée de tout, frappée, dit-on, et traînée aux cheveux par la mère brutale d’Adalbert, elle fut enfermée dans une tour, sur les bords du lac Garda. Peu de mois après, un prêtre la fit échapper avec la femme qui la servait, en leur ouvrant un passage souterrain au pied de la tour. Séparée de son libérateur qui alla réclamer pour elle la protection de l’évêque de Reggio, Adélaïde fut quelques jours errante et .nourrie par la pitié d’un pêcheur. On raconta même, par toute l’Italie, qu’elle était restée plusieurs heures cachée dans un champ de blé, dont les tiges élevées la couvrirent, au moment où le roi Bérenger, qui s’était mis lui-même à sa poursuite, passait non loin d’elle, à cheval, en frappant çà et là de sa lance sur la moisson épaisse. Mais il ne découvrit pas celle que protégeait la grâce du Christ, suivant l’expression de la religieuse Hroswitt dans des vers où elle a vivement décrit l’angoisse de la jeune reine[12].

Cependant l’évêque arriva pour la chercher lui-même avec une escorte nombreuse, et, évitant la rencontre de Bérenger, il la conduisit dans les montagnes de Reggio, à Canosse, fief dépendant de son Église, bâti sur la cime d’un roc isolé, et défendu par une triple enceinte de murailles, qui sera célèbre dans cette histoire. Instruit bientôt de sa retraite, Bérenger accourut pour assiéger Canosse : mais Adélaïde avait plus vite encore envoyé en Allemagne son prêtre fidèle pour implorer la puissance d’Otton qui revenait victorieux d’une expédition contre la Bohême[13].

Il semble que tout fut prêt à exaucer cette prière. Otton dirige à l’instant sur la Lombardie son fils Ludolphe avec quelques troupes ; et moins de deux mois après l’évasion d’Adélaïde il était lui-même, à la tête de ses Saxons, entré dans Pavie. Une promesse qui devançait encore ce secours si rapide avait déjà dissipé les alarmes d’Adélaïde assiégée dans Canosse. Une flèche lancée, dit-on, dans la place par un adroit archer avait apporté, suspendus, la réponse et l’anneau nuptial du roi de Germanie[14].

Peu de jours après, le siège était levé, Bérenger avait fui et ce bon prêtre, envoyé par Otton vers Adélaïde, revenait avec une escorte nombreuse de cavaliers allemands la chercher dans Canosse pour la conduire triomphante à Pavie, où Otton, qui, vainqueur sans coup férir, prenait déjà dans ses édits et dans ses actes le titre de roi d’Italie, s’empressa d’épouser la jeune et belle veuve du dernier roi Lothaire.

Assuré d’avoir gagné par cette alliance tous ceux des Italiens qui détestaient Bérenger et qu’avaient touchés les infortunes célèbres d’Adélaïde, Otton voulait dès lors s’avancer jusqu’à Rome, pour y prendre le couronne impériale, et il la demanda au pape Agapet II, dont il avait déjà réclamé l’approbation apostolique pour les évêchés nouveaux, fondés dans le Nord par ses victoires.

Mais le patrice Albéric, toujours maître de Rome, n’avait garde d’y laisser couronner un empereur, et Otton, rappelé au-delà des monts par les jalousies que suscitait dans sa propre famille le choix d’une nouvelle épouse, renonça pour un temps à son ambition sur Rome[15].

Toutefois il laissait en Lombardie assez de troupes pour y maintenir sa domination en son absence ; et la durée seule des troubles, qui le retinrent en Allemagne, peut expliquer comment il consentit à rendre à Bérenger et à son fils le royaume d’Italie, et à n’en garder lui-même que la suzeraineté. Bérenger humilié, mais rétabli sur le trône, oublia le serment qu’il avait fait à Otton de lui obéir en fidèle vassal, et de gouverner ses sujets en bon roi ; et pendant que l’Allemagne était déchirée par un soulèvement de Ludolphe, fils d’Otton, qui avait attaqué son oncle le duc de Bavière, et résistait à son père lui-même, Bérenger assiégeait de nouveau Canosse, l’ancien asile d’Adélaïde, et étendait ses pillages sur l’État romain où une nouvelle révolution était survenue.

Albéric, mort seigneur de Rome, avait légué sa puissance comme un héritage à son fils Octavien, qui, deux ans après, à la mort du pontife. Agapet II, se fit, tout jeune qu’il était, nommer pape par ceux qui le reconnaissaient déjà comme patrice. Ainsi se réunissaient dans un seul homme le pouvoir civil et le pouvoir religieux, le glaive et la tiare ; révolution qui, dans ces temps de subtile barbarie, parut si importante aux esprits, qu’un empereur grec la désigna comme l’époque de la séparation légitime de Rome, et de sa constitution régulière sous le pouvoir d’un pape.

Mais pour remplir cette grande tâche, pour être du même coup roi et pontife, Jean XIT n’avait que de l’inexpérience et des vices ; et, trop faible pour se défendre contre Bérenger, il ne sut qu’appeler lui-même en Italie un maître plus redoutable.

Ludolphe, reçu en grâce par son père, et envoyé contre Bérenger qu’il soumit et qu’il épargna, était mort en Lombardie à la fleur de l’âge et laissait l’héritage du trône aux enfants qu’Otton avait de sa nouvelle épouse. Pressé de faire couronner roi de Germanie l’aîné de ses enfants à peine âgé de sept ans, Otton voulut aussitôt après s’assurer de nouveau par lui-même la possession de l’Italie. Depuis longtemps il y était appelé par les évêques et les seigneurs mécontents ou jaloux de Bérenger et de son fils ; et le nouveau pape Jean XII venait de lui envoyer une ambassade pour, le supplier au nom de Dieu de délivrer l’Église romaine des griffes de ces deux monstres, et de lui rendre sa liberté première[16].

Otton, paisible en Allemagne, jugea le moment venu de reprendre Rome. Entré par le Tyrol en Italie ; et ayant par sa seule présence dissipé l’armée nombreuse qu’Adalbert avait réunie dans la vallée de l’Adige, il fait déposer, dans une diète tenue à Milan, Bérenger et son fils, et, prenant de nouveau pour lui-même le titre de roi d’Italie, est couronné dans la basilique de Saint Ambroise par les mains de l’archevêque Walpert, Allemand de naissance : puis, après avoir célébré dans Pavie la fête de Noël, il s’avance vers Rome avec son armée et les principaux évêques et seigneurs de Lombardie.

Rien ne pouvait arrêter ce vainqueur que Jean XII avait appelé lui-même. Cependant un acte ancien subsiste et semble attester que des conditions et des réserves lui furent opposées. L’inégale puissance des deux parties contractantes ne suffit pas pour faire arguer de faux cet acte mémorable ; il suffit de songer que Rome était redevenue indépendante depuis un demi-siècle, et qu’elle donnait l’empire, et on concevra que, pour entrer dans ses murs sans coup férir et recevoir des mains du pape cette couronne impériale sans maître depuis tant d’années, Otton ait consenti à prêter ce serment : A toi, seigneur pontife Jean, moi, Otton, je promets et je jure, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et par ce bois de la croix vivifiante, et par ces reliques des saints, que si, par la permission de Dieu, j’entre dans Rome, j’élèverai selon mon pouvoir la sainte Église romaine et toi son chef, et que jamais ni ta vie, ni tes membres, ni cette dignité que tu possèdes ne te seront enlevés par ma volonté ou par mon conseil, de mon aveu ou par mes ordres, et que je ne tiendrai nul plaid, ni ne rendrai aucune ordonnance, sans ton avis, sur les choses qui te concernent[17]. A ce prix, Otton fut reçu dans Rome aux acclamations du sénat et du peuple ; et, dans la basilique où avait été couronné Charlemagne, il s’assit sur la chaire impériale et fut béni et consacré par le pape, sous les noms d’Auguste et d’empereur. Le pape de son côté jura, sur les reliques de saint Pierre, de ne plus communiquer avec les deux rois déposés[18] ; et Otton, après lui avoir fait de magnifiques présents et prodigué les largesses aux barons, au clergé, au peuple de Rome, reprit par la Toscane la route de Lombardie pour achever la ruine de Bérenger et de ses partisans, qui tenaient encore dans quelques forteresses du duché de Spolète et du lac de Garda.

Mais déjà s’était faite dans l’esprit des Italiens la révolution qui suivit toujours l’invasion des Allemands. Ceux qui les avaient appelés en étaient las, les Romains surtout ; ils maudissaient une protection qui leur ôtait leur indépendance. Le jeune pape Jean XII, dans la licence de sa vie, et quoiqu’il eût invoqué les armes d’Otton contre Bérenger, avait ce patriotisme italien que s’étaient transmis les nobles de Rome, et qui avait animé jusqu’aux amants et aux bâtards de Marozie. Quand il n’eut plus à craindre la tyrannie de Bérenger et d’Adalbert, il voulut favoriser leur résistance pour s’en faire un contrepoids à la puissance d’Otton. Il se plaignit avec hauteur que ce prince assiégeait quelques villes encore occupées par eux, mais dépendantes du domaine de l’Église.

Otton, irrité et traitant le pape d’enfant, affecta surtout d’accuser le désordre de ses mœurs et les scandales qu’il donnait dans Rome. Il lui reprochait en même temps une ambassade envoyée à Constantinople, une liaison secrète avec des Hongrois et à consécration récente d’un évêque destinée à exciter en Hongrie la guerre contre l’empire ; et, en lui faisant porter ces plaintes menaçantes par deux évêques, l’empereur saxon avait chargé les chevaliers qui les escortaient d’appuyer leurs paroles, si le seigneur pape en déniait la vérité, et d’offrir de les prouver en champ clos.

Jean XII, en recevant les deux évêques avec de grands égards, n’accepta en leur nom ni serment ni duel, mais peu de jours après il s’allia ouvertement avec Adalbert, qui avait ramassé quelques troupes dans la Corse et dans la Calabre, et il le reçut à Rome dans l’été même de cette année, la seconde du séjour d’Otton en Italie.

A cette nouvelle Otton, dès que la fin des chaleurs lui permit de faire marcher ses troupes, s’avança pour assiéger Rome. Mais Jean XII, après avoir fait des apprêts de guerre et s’être montré lui-même en armes, couvert du casque et de la cuirasse, passa sur l’autre rive du Tibre et fit sa retraite avec Adalbert.

Otton qui avait campé sous les murs de la ville y pénétra sans résistance et exigea du peuple un nouveau serment de fidélité. Les principaux de Rome jurèrent de rie jamais élire ni ordonner de pape sans le consentement et le choix de l’empereur Otton, César Auguste, et de son fils le roi Otton ; et, trois jours après, un concile, formé surtout de prélats allemands et lombards, s’assemble dans l’église de Saint-Pierre avec l’assistance de plusieurs évêques du voisinage, de dignitaires ou prêtres de l’Église romaine, de nobles romains et de quelques hommes du peuple sous la garde de la milice romaine. Mais l’armée ;allemande était derrière, et Otton présidait ce concile qu’il ouvrit en demandant pourquoi le pape Jean n’était pas présent à cette sainte assemblée. Des voix nombreuses s’élevèrent aussitôt pour accuser le pontife ; un cardinal-prêtre déclara qu’il l’avait vu célébrer la messe sans communion ; un cardinal-diacre qu’il l’avait vu faire l’ordination d’un diacre dans une écurie et hors du temps régulier. Plusieurs l’accusèrent d’avoir fait à prix d’argent des ordinations épiscopales, et, en particulier, d’avoir consacré évêque de la ville de Todie un enfant de dix ans. D’autres l’accusaient d’adultère avec la concubine de son père, avec une veuve et sa nièce, et lui reprochaient d’avoir fait du palais pontifical un lieu de prostitution, n’épargnant ni femme mariée, ni veuve, ni vierge, et pas plus celles qui vont nu-pieds dans la rue que celles qui sont portées sur des chars. On lui reprochait aussi des cruautés : la mort de son parrain auquel il avait fait crever les yeux, et celle d’un cardinal qu’il avait fait mutiler. On l’accusait d’avoir ordonné des incendies, porté l’épée, revêtu la cuirasse, enfin, on lui reprochait d’avoir bu en l’honneur du diable, d’avoir, au jeu de dés, invoqué Jupiter, Vénus et les autres démons, de n’avoir pas dit ses matines et ses heures et d’avoir manqué de faire le signe de la croix.

L’empereur dont la présence déchaînait ce torrent d’injures, ne parlant que la langue allemande, comprise de peu, chargea Liuthprand, évêque de Crémone, de dire de sa part en latin à l’assemblée que les hommes élevés en dignité étaient souvent calomniés par l’envie ; qu’il les suppliait donc, au nom de Dieu, que personne ne peut tromper, par la sainteté de la mère de Dieu et par le corps très précieux du prince des apôtres, de n’alléguer contre le seigneur pape aucun fait qui rie fût réel et qui n’eût été vu par des hommes irréprochables.

Les flatteurs se récrièrent, et, à l’appui du reproche fait au pape d’avoir pris les armes et ceint la cuirasse, ils invoquèrent le témoignage des soldats de l’empereur. Mais ces témoins-là étaient le signe même de l’oppression de Rome et de la violence qu’elle subissait. Pour pallier cette violence, les membres du concile, partisans de l’empereur, auraient bien voulu faire reconnaître leur juridiction par le pontife accusé. Otton, sur leur demande, souscrivit donc une lettre, dont la forme marque le respect qui s’attachait à la dignité pontificale, au milieu des emportements contre la personne du pape :

Au souverain pontife et pape universel, Otton, par la divine clémence, empereur auguste, avec les archevêques de Ligurie, de Toscane, de Saxe et de Franconie, au nom du Seigneur, salut.

Venus à Rome pour le service de Dieu, comme nous nous informions de votre absence auprès des Romains vos fils, c’est-à-dire des évêques, des cardinaux, prêtres et diacres et de tout le peuple, et que nous demandions pour quelle cause vous ne vouliez pas nous voir, nous les défenseurs de votre Église et de vous-même, ils nous ont dit de vous des choses si obscènes que si elles étaient dites sur des histrions, elles devraient vous faire rougir. Pour que toutes ces choses ne soient pas ignorées de votre grandeur, nous vous en écrivons en peu de mots quelques-unes ; car, si nous voulions les exprimer toutes distinctement, un jour ne nous suffirait pas. Vous saurez donc que par la voix, non de peu, mais de tous, autant de ceux de votre ordre que de ceux de l’ordre laïc, vous êtes accusé d’homicide, de parjure, de sacrilège et d’inceste dans votre propre famille et avec deux sœurs. On dit encore, chose horrible à entendre, que vous avez bu du vin en l’honneur du diable, et qu’au jeu de dés, vous avez invoqué l’assistance de Jupiter, de Vénus et des autres démons. C’est pourquoi nous prions instamment votre paternité de venir et de ne point refuser de se justifier de toutes ces choses. Si par hasard vous craignez quelques violences de la multitude, nous vous affirmons avec serment qu’il ne sera rien fait de contraire aux droits prescrits par les saints canons. Donné le 8 des ides de novembre.

Jean XII reçut cette lettre dans son camp à quelques lieues de Rome. S’il eût voulu discuter avec ses ennemis, il lui était facile de répondre qu’en admettant la juridiction d’un concile œcuménique sur le pape, quelques évêques de Lombardie, de Saxe et des faubourgs de Rome, présidés par un roi étranger, ne formaient pas un tel concile et n’avaient pas le droit de juger le chef de l’Église ; mais il se contenta de leur écrire en ces mots

Jean, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les évêques.

Nous avons entendu dire que vous voulez faire un autre pape. Si vous faites cela, de par le Dieu tout-puissant, je vous excommunie, en sorte que vous n’ayez plus licence d’ordonner nul prêtre et de célébrer la messe.

Le concile qui, dans cet intervalle, s’était augmenté de l’archevêque de Trèves et de quelques prêtres lombards, répondit en relevant avec dérision une faute de langage dans la menace même du pape, et lui rétorqua son excommunication par ce sanglant sarcasme : Judas, le traître et le vendeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avait reçu comme les autres la puissance de lier et de délier, d’après les paroles du maître. Tant qu’il fut fidèle parmi les disciples, il pouvait lier et délier ; mais lorsque, par le poison de la cupidité, devenu homicide, il eut voulu tuer celui qui était la vie, il n’eut plus rien à lier et à délier que lui-même a qu’il étrangla d’un nœud funeste.

Cette nouvelle lettre ayant été rapportée au concile, parce que le pape, dans l’intervalle, avait quitté la campagne de Rome, l’empereur, pour dernier grief, allégua, par ses interprètes, la perfidie de Jean XII qui lui avait envoyé, dit-il, des légats en Saxe, pour invoquer son secours contre Bérenger et Adalbert, et qui ensuite, au mépris du serment et de la fidélité jurés sur le corps d’e saint Pierre, avait fait venir à Rome ce même Adalbert et l’avait défendu contre l’empereur, en excitant des séditions, en se faisant chef de guerre, en revêtant la cuirasse et le casque. Le concile s’en remit à l’empereur, pour éloigner Jean XII et faire élire à sa place un autre pontife qui fût de bon exemple ; et, dans la même assemblée, Léon, premier archiviste de l’Église. romaine et l’un dés légats que Jean XII avait envoyés à l’empereur en Saxe, fut proclamé pape, de l’aveu du prince, sous le nom de Léon.

Quelle que fût cependant cette apparente unanimité d’un concile, ou intimidé parle vainqueur ou formé de ses créatures, on vit bientôt paraître un parti romain, à qui la domination étrangère était plus odieuse que les vices des papes. L’empereur, pour ne pas affamer Rome, ayant renvoyé une grande partie de ses troupes, les Romains s’enhardirent bientôt contre lui, et, soit que Jean XII les eût excités par ses émissaires et par ses promesses, soit plutôt qu’il y eût dans l’esprit même du peuple une disposition toujours prête à secouer le joug étranger, un soulèvement éclata : les ponts furent barricadés et l’empereur attaqué jusque dans son quartier, où le pape choisi par lui s’était réfugié.

Cependant ces milices de Rome, quoique marchant en ordre avec trompettes et bannières, ne tinrent pas devant les hommes d’armes d’Otton, que le chroniqueur impérial compare à des éperviers dispersant une foule d’oiseaux timides. Il fallut même l’intercession du pape Léon pour arrêter la poursuite et faire épargner la ville qui donna des otages. On peut croire toutefois que le mécontentement des Romains paraissait redoutable même après la défaite, car on voit l’empereur user de modération, rendre les otages et, peu de temps après, lever son camp pour marcher à la poursuite d’Adalbert.

Mais à peine s’est-il éloigné que Rome, armée de nouveau, chassant le pape Léon, ouvre ses portes à Jean XII ; et quoique un historien du temps, l’évêque de Crémone, attribue ce soulèvement à l’influence de quelques femmes de la noblesse qui s’étaient livrées à la passion de Jean XII, il est difficile de ne pas voir dans ces changements rapides le réveil d’un patriotisme indigène luttant contre l’Allemagne et l’empire. Ce sentiment survécut au chef de parti qui l’excitait. Rétabli sur le siège de saint Pierre, et vengé de ses ennemis par des supplices, Jean XII, surpris et frappé lui-même dans un rendez-vous adultère, meurt sans communion, assurent les Allemands. Rome n’en persévère pas moins dans l’indépendance dont le pontife impénitent avait donné l’exemple, et, sans souci de l’empereur ni de son pape, elle se hâte d’élire un successeur à Jean XII. Mais Otton dans l’intervalle ayant grossi son armée revient sur Rome, l’investit, et après un siège durant lequel nul homme sorti des murs ne passait les lignes allemandes sans être mutilé, il rend la ville de force et par la famine, et y rétablit son pape Léon ; puis, dans un concile formé d’évêques allemands et d’Italiens asservis, il fait amener l’autre pape, couvert de ses ornements pontificaux. Le cardinal archidiacre, vendu à l’empereur, interroge l’élu des Romains, et, le traitant d’usurpateur, lui demande de quel droit il a pris la tiare du vivant du pape Léon, et s’il peut nier qu’il avait, ainsi que lés autres Romains, juré à l’empereur, ici présent, de ne jamais élire ni ordonner de pape, sans le consentement de ce prince et de son fils le roi Otton. Benoît s’humiliant répond : Si j’ai péché, prenez pitié de moi. L’empereur attendri verse des larmes et prie le concile d’entendre Benoît et de lui être miséricordieux. Celui-ci, se précipitant aux pieds du pape Léon et de l’empereur, s’écrie qu’il a péché en usurpant le saint-siège et il dépose en même temps le pallium et la crosse pontificale. Léon, le laissant assis à terre, lui enleva lui-même la chasuble et l’étole et déclara qu’il le privait du pontificat et du sacerdoce, en lui permettant de conserver le rang de diacre à cause de la pitié qu’en avait eue l’empereur, et en le condamnant à l’exil loin de Rome.

Là aussi se placent deux décrets célèbres et douteux par lesquels le pape et l’Église romaine se seraient entièrement soumis au pouvoir d’Otton.

Dans l’un le pape, de l’aveu du sénat et du peuple romain, livre à Otton et à ses successeurs tous les domaines de saint Pierre. Dans l’autre, le pape, avec tout le clergé, tout le peuple romain, tous les ordres de la bonne ville de Rome, concède à Otton et à ses héritiers au royaume d’Italie la faculté de se choisir un successeur, et d’ordonner le souverain pontife ainsi que les archevêques et évêques, en leur accordant l’investiture. Ce décret ajoute encore que nul à l’avenir, quelque élevé qu’il soit, n’aura le droit d’élire le pape ou tout autre évêque sans le consentement de l’empereur, mais que ce consentement sera gratuit, et que l’empereur devra pour le donner être en même temps patrice de Rome et roi d’Italie.

L’authenticité de ces actes a été vivement débattue par l’érudition moderne, des deux côtés des Alpes ; et il est certain que de fausses dates, des signatures ou des qualifications, démenties par l’histoire semblent y déceler une de ces suppositions si communes au moyen âge, chez les adversaires comme chez les partisans de l’Église. Mais il importe peu, ce semble, qu’Otton vainqueur ait imposé ces décrets, ou que plus tard quelque clerc de la chancellerie teutonique les ait forgés sur des ouï-dire confus, mais d’après la réelle puissance que l’empereur exerçait à Rome. Vrais ou faux, ces actes ne pouvaient ni donner au conquérant un autre droit que celui de la force, ni changer le droit qu’avaient les Romains de rompre, quand ils le pourraient, un joug étranger.

Quoi qu’il en soit, Otton ayant affermi son pouvoir dans Rome reprit la route de Lombardie avec sa cour et ses troupes décimées par la contagion si redoutable aux hommes du Nord, sous le ciel d’Italie ; et bientôt après il repassa les monts, traînant avec lui le pape déchu qu’il tint en exil à Hambourg, au grand scandale du clergé même d’Allemagne qui gémissait que l’empereur dans sa toute-puissance eût fait déposer le souverain pontife, que Dieu seul peut juger[19].

L’année suivante, son compétiteur Léon étant mort, une députation des Romains arriva près de l’empereur pour prier qu’on leur rendît leur pape exilé ; mais Benoît venait lui-même de mourir sous le ciel rigoureux de Hambourg. L’empereur envoya deux prélats de sa cour, Audger et le fameux Luitprand, pour assister à l’élection d’un nouveau pape.

Jean XIII fut nommé, sans doute par l’influence des deux prélats allemands, et, bientôt après, il est renversé et chassé par Pierre, préfet de la ville, et un comte Rofred qu’appuyait le parti des nobles romains.

En même temps Adalbert agitait de nouveau la Lombardie, et, quoique vaincu par un corps de troupes allemandes, il conservait des partisans parmi les évêques et le peuple.

Otton rentre en Italie par la Suisse et marche sur Rome, qui se hâte de rappeler le pape et reçoit l’empereur sans résistance.

On voit à cette occasion que Rome avait repris ou même avait toujours gardé les titres de ses anciennes magistratures ; mais nulle de ces dignités ne fut une protection contre le vainqueur. Les consuls furent exilés, les tribuns pendus, l’ancien préfet battu de verges, après avoir été promené dans la ville tout nu sur un âne, la tête coiffée d’une outre. D’autres nobles romains eurent la tête tranchée ou les yeux crevés, et ces vengeances eurent le forme de jugement,, rendus sous l’autorité de l’empereur, suivant les lois de Justinien et de Théodose, comme Luitprand, ambassadeur d’Otton à Constantinople, le dit en face à l’empereur Nicéphore qui se plaignait de cette cruauté.

Otton, en effet, comme autrefois Charlemagne, entendait succéder aux anciens césars et hériter de leur puissance. Aussi prenait-il le titre d’empereur des Romains et aspirait-il à chasser de la Calabre les restes de l’empire grec.

Toutefois, sa première pensée fut de réunir en quelque sorte sur son fils les droits des deux empires, en lui ménageant la main d’une princesse grecque, Théophanie, fille du dernier empereur, Roman le jeune, dont Nicéphore avait épousé la veuve et détrôné les enfants. Mais malgré l’adresse du négociateur Luitprand et les lettres pressantes du pape Jean XIII, Nicéphore vit le piége et aima mieux faire la guerre aux Allemands dans la Calabre que de leur livrer Théophanie.

Après plusieurs campagnes avec des succès divers une conspiration de palais vint tout changer. Nicéphore est assassiné par un général, Jean Zimiscès, qui lui succède et renonce à l’Italie pour s’affermir en Grèce. Il fait la paix avec Otton et lui accorde, pour son fils la main de Théophanie, dont il a pris lui-même les frères sous sa tutelle.

Là finit avec Nicéphore la dernière tentative de l’empire grec, pour contester à l’Allemagne la suzeraineté de Rome ; et la politique d’Otton paraîtra justifiée par les événements et par le grand pouvoir qu’une jeune Grecque, devenue veuve d’un roi de Germanie, exerça sur les Allemands et les Romains.

Théophanie semblait, en effet, apporter avec elle quelque chose de cette antique souveraineté que prétendaient sur l’Italie les césars de Constantinople, et, lorsque descendue dans la Calabre elle vint à Rome avec la pompe de son cortège oriental, et que le dimanche de l’octave de Pâques, dans l’église de Saint-Jean de Latran, elle épousa le jeune Otton et reçut avec lui, sous le même voile, l’onction sainte et la couronne, sa beauté, ses grâces, cet éclat de l’empire grec qui brillait en elle, durent aux yeux des deux peuples relever les conquérants germains qu’elle adoptait, et donner à ces maîtres grossiers un droit de plus sur Rome[20].

Ce mariage et cette consécration furent le terme du long séjour d’Otton en Italie. Retourné en Allemagne après six ans d’absence, il y mourut cette même année dans la ville de Memleben, laissant aux mains de son fils la puissance qu’il avait fondée. Les grands et les chefs de l’armée prêtèrent aussitôt serment au jeune prince, déjà consacré par le pape et désigné à l’empire. Mais il n’en fut pas mains élu par le peuple, ou du moins par la diète, avant les funérailles de son père, dont il conduisit le corps à Magdebourg : tant il est visible que dans la formation de la souveraineté se mêlaient confusément le droit populaire et l’investiture religieuse ! L’investiture religieuse commençait ce qu’achevait le veau du peuple ; mais cet exemple indique assez quel prix les rois teutoniques devaient mettre à prendre et à conserver Rome comme la source du pouvoir pour eux-mêmes et pour leurs fils.

 

OTTON II.

Lejeune Otton, en succédant au grand Otton son père, eut d’abord à combattre et vainquit les Danois qui, pauvres et avides, étaient des barbares pour l’Allemagne, comme les Allemands l’étaient pour l’Italie ; puis il eut à lutter, pour rétablir la paix dans sa propre famille, entre les ducs de Bavière et de Souabe qui, bien que ses propres neveux, n’étaient guère moins indociles que les anciens grands vassaux dépouillés par son père ; enfin il eut à soutenir la guerre pour la possession de la Lorraine contre le roi de France Lothaire, cet avant-dernier des Carolingiens, qui seul sembla prescrire contre l’abâtardissement de sa race, et en eut peut-être prévenu la déchéance, s’il n’y avait pas eu déjà près du trône Hugues le Grand pour le protéger, et Hugues Capet pour y monter.

Pendant ces embarras du jeune Otton, surpris jusque dans Aix-la-Chapelle par une attaque de Lothaire, et le poursuivant à son tour jusque sous les murs de Paris, les peuples d’Italie avaient repris courage contre l’invasion des hommes du Nord. Les villes de Lombardie s’affranchissent, elles se nomment des consuls, elles élèvent des tours fortifiées pour se défendre. A Rome le même esprit d’indépendance éclate. Le pape Benoît VI qui avait été imposé aux Romains, du vivant et sous le pouvoir d’Otton Ier, est emprisonné au château Saint-Ange et mis à mort par les ordres de Crescens, qui, fils de Théodora, tenait à ce parti de la noblesse signalé par sa licence et son courage.

Il y avait cependant à Rome un parti impérial. Dans le choc des deux factions la papauté fut au pillage. Un nouveau pontife, Boniface VII, attaqué par les comtes de Tusculum, partisans de l’empereur, s’enfuit au bout d’un mois à Constantinople, emportant avec lui les vases sacrés et les ornements de la basilique vaticane. Un autre lui succède et meurt promptement.

Retenu loin de l’Italie, mais attentif aux vicissitudes de Rome, Otton, par les conseils de sa mère Adélaïde, aurait voulu porter dès lors à la chaire pontificale quelque saint et célèbre prêtre, choisi dans ses États d’au-delà des monts. Il jeta les veux sur Maieul, abbé du monastère de Cluny dans le royaume de Bourgogne, l’appela près de lui, et devant les évêques et les grands qui remplissaient sa cour le pressa d’aspirer au siège pontifical. Soit humilité, soit prudence, Maieul refusa, et Otton qui n’avait pu sans doute alors le conduire lui-même à Rome laissa de nouveau les comtes de Tusculum disposer de la tiare.

Ce fut cinq ans plus tard seulement qu’Otton, ayant fait avec le roi Lothaire un traité qui donnait la Lorraine à l’Allemagne, fut libre de passer en Italie, et vint à la tête d’une armée nombreuse raffermir les droits de la conquête allemande dans la Lombardie, les duchés de Spolète et de Fermo, l’État romain et la Calabre.

Rien n’arrêta sa marche jusqu’à Rome, où Benoît VII, créature et parent des comtes de Tusculum, occupait le siège pontifical. Otton s’arrêtant quelques mois à Rome, au commencement de l’année 983, y fit d’abord régler plusieurs affaires de l’Église d’Allemagne par ces juges romains chez lesquels, dit un évêque du temps, tout est à vendre et toujours.

L’archevêque de Magdebourg, Adalbert, étant mort, le clergé et le peuple, réunis selon l’usage, lui avaient choisi pour successeur un homme savant et éloquent, le chanoine Autrick, qui avait longtemps dirigé l’école cathédrale de cette Église. Une députation, accompagnée d’Autrick lui-même, était aussitôt partie pour obtenir l’aveu de l’empereur en. Italie ; mais tout le mérite du nouvel élu ne prévalut pas. Vainement à Ravenne, en présence de l’empereur et de sa cour, il soutint un jour entier de controverse savante avec le célèbre Gerbert[21]. Un favori de l’empereur, Gisler, évêque de Mersebourg, ambitionnait l’archevêché vacant, et, tout en promettant à Autrick de l’appuyer dans ses droits, il le supplanta près de son maître. Le pape Benoît VII consulté décida que l’évêché de Mersebourg serait supprimé et réuni à celui d’Halberstadt, et Gisler, perdant ainsi son épiscopat, reçut en dédommagement l’archevêché de Magdebourg, au mépris de l’élection d’un diocèse et des droits d’une Église.

Cet exemple entre mille montre assez combien l’empire avait intérêt à reconnaître et à élever la puissance du pontificat romain pour le dominer ensuite et s’en servir contre la liberté des Églises particulières.

La cour de Rome du reste, en cédant parfois aux menaces et aux présents, n’en interdisait pas moins ailleurs la corruption qu’elle souffrait dans son sein. Benoît VII, dans un synode tenu à l’église Saint-Pierre en la présence d’Otton, fit relire et confirmer les anciens anathèmes contre la simonie. Si quelqu’un, dit-il, prêtre ou diacre, n’a pu obtenir gratuitement de son évêque ou de son métropolitain le don du Saint-Esprit, qu’il vienne près la sainte Église mère, catholique, apostolique et romaine, et il y recevra la bénédiction épiscopale, sans hérésie simoniaque. Mais, dans ce même synode, le pape accordait au riche et puissant favori d’Otton le pallium d’archevêque, et tandis que l’élude l’Église de Magdebourg, éconduit et rebuté, mourait obscurément dans une ville d’Italie, Gisler allait prendre sa place à Magdebourg, et, non content de ce vaste diocèse, il s’appropriait encore plusieurs villes de cet évêché de Mersebourg qu’il avait fait détruire et partager comme une famille slave, dit le chroniqueur, est mise en vente et dispersée.

Ces évêchés du nord de l’Allemagne, il est vrai, n’étaient que des postes avancés au milieu des barbares. Les peuplades slaves, qui confinaient à la Saxe et que les prédécesseurs d’Otton avaient soumises au tribut et à la foi chrétienne, étaient tout idolâtres dans le cœur et conservaient encore dans leurs villages entourés de forêts un sanglant paganisme. Pendant le séjour d’Otton à Rome, irritées des rigueurs du margrave de Saxe, elles se soulevèrent et commirent d’affreux ravages, depuis Havelberg jusqu’à Hambourg. Leurs bandes s’étant enfin réunies en grand nombre, l’évêque Gisler marcha contre elles, avec le margrave et les principaux seigneurs de la province ; et elles furent dispersées, après un grand combat qui mit en sûreté pour longtemps les frontières de la Saxe. Otton, sans inquiétude sur l’Allemagne, s’arrêta en Italie, où Théophanie, son épouse, qui venait de lui donner un fils, l’excitait à faire valoir par la guerre les droits, qu’elle lui avait promis sur la Pouille et la Calabre, occupées par les Grecs. Dans cette guerre où les Grecs de Constantinople eurent pour alliés les Sarrasins de Sicile et d’Afrique, Otton, jeune et plein d’ardeur, prit des villes, livra des batailles et courut de romanesques périls ; et peut-être eût-il beaucoup fait, si sa vie eût été plus longue. Le dessein de lier plus étroitement toutes les parties de l’empire se marque dans la diète qu’il tint à Vérone, et où, par les suffrages des seigneurs d’Italie, il fit reconnaître roi d’Allemagne et d’Italie son fils, âgé de moins de quatre ans. Dans cette même assemblée, les vassaux italiens d’Otton, et Conrad, roi de Bourgogne, son vassal d’au-delà les Alpes, lui offrirent des secours pour continuer la guerre contre les Sarrasins et les Grecs.

Mais, quelques mois plus tard, Otton, consumé de langueur, dans la vingt-huitième année de son âge, mourait à Rome, le 7 décembre 983, sans avoir rien assuré que l’avènement de son fils. Prévoyant sa fin prochaine, Otton, après la diète de Vérone, avait fait partir cet enfant pour l’Allemagne, en le confiant à Warin, archevêque de Cologne, pour le conduire à Aix-la-Chapelle, et là, par les mains de Willeghise, archevêque de Mayence, et de Jean, archevêque de Ravenne, à la fête de Noël, dix-huit jours après la mort de son père à Rome, le jeune prince fut consacré roi d’Allemagne et d’Italie.

 

OTTON III.

A Rome, Théophanie gardait en son nom le titre d’impératrice, qu’elle avait reçu au couronnement de son époux ; mais c’était en Allemagne qu’il fallait aller prendre la force pour appuyer ce titre. Laissant donc l’autorité principale aux mains du pape Jean XIV, créature d’Otton II, sous lequel il avait été évêque de Pavie et chancelier du royaume d’Italie, elle alla rejoindre son fils et en réclamer la tutelle. Le royaume d’Italie, où les principaux fiefs et les premières dignités de l’Église étaient confiés à des Allemands d’origine, resta sous l’influence d’Adélaïde, présente dans Pavie. La foi que j’ai gardée au fils, je la garderai à la mère, à ma souveraine Adélaïde, écrivait Gerbert, abbé de Bobbio ; et ce sentiment était celui du plus grand nombre des Lombards. Ainsi, dans ces temps rudes et tumultueux, c’était à deux femmes qu’il était donné de maintenir les droits d’un enfant sur l’Italie, qu’il avait quittée dès le berceau, et sur l’Allemagne, où il n’était pas né. Aigries, du vivant d’Otton, par une rivalité de pouvoir, ces deux femmes, la belle-mère et la bru, pouvaient se disputer encore la tutelle du jeune Otton ; mais Théophanie prévalut, et, quoique son élégance grecque et le faste de sa parure la fissent accuser de corrompre la simplicité germanique, elle réussit à s’entourer de conseillers habiles et à vaincre de grands obstacles. Le premier de ces obstacles venait du duc Henri, qui, délivré de prison, à la mort d’Otton II, s’était saisi du jeune roi, au sortir d’Aix-la-Chapelle, et prétendait lui-même à la tutelle ou plutôt à la couronne. Mais, comme dit Gerbert, il fallait confier l’agneau à sa mère, et non pas au loup.

Henri, usurpant déjà sur son pupille, avait pris la couronne à Magdebourg ; et, dans une seconde diète réunie à Quedlimbourg, sous les yeux mêmes de Mathilde, la fille d’Otton le Grand, il avait reçu les serments des siens ; mais l’archevêque de Mayence, consécrateur du jeune roi, les ducs de Bavière, d’Allemanie et de Franconie s’étaient rangés près de l’impératrice, jurant de maintenir les droits de son fils. Des deux côtés on s’avançait en armes, et l’on négociait ; Henri, dans une diète tenue près de Worms, consentit enfin à rendre le jeune roi à sa mère, et, en retour, il fut rétabli dans son duché de Bavière, agrandi de nouveau vers l’est, tandis que le dernier possesseur de ce pays, le duc Henri, qui venait de s’armer pour le jeune Otton, recevait en dédommagement le duché de Carinthie, formé d’une partie de la Bavière et s’étendant jusqu’à Vérone. A ce prix, le jeune enfant, salué roi dans Quedlimbourg, fut servi à table par les ducs, ses grands vassaux, et reçut les serments des ducs de Bohême et de Pologne.

Le premier soin de Théophanie fut l’éducation du jeune roi. Quel que fût cependant l’heureux effet de cette paix intérieure, les conquêtes de la Germanie furent ajournées ; et son pouvoir sur l’Italie dut s’affaiblir durant les embarras et la faiblesse d’une longue minorité. De Vérone à Pavie et jusques à Ravenne, la domination allemande se maintenait ; mais Rome était retombée dans l’anarchie. Le pape Boniface VII, revenu de Constantinople, où il avait emporté et vendu les plus précieux ornements de l’Église romaine, se ressaisit du pontificat en soulevant une partie du peuple et jeta son successeur, Jean XIV, dans un cachot du château Saint-Ange, pour l’y laisser mourir de misère et de faim. Mort lui-même au bout de quelques mois, Boniface VII est remplacé par un pape romain de naissance, Jean XV, qui dura peu et vit s’élever contre lui une faction romaine ; tant il est vrai que, dans les continuelles révolutions de Rome, au moyen âge, il y avait à la fois le soulèvement des indigènes contre les étrangers et la lutte des nobles contre les prêtres. C’est de là que sortit un personnage dont quelques traits confus et douteux n’ont pas obscurci la mémoire dans la tradition italienne, et qui, soit ambition, soit patriotisme, sous le titre de patrice et de consul, défendit au dixième siècle la liberté de son pays. Cet homme est Crescens, descendu d’une ancienne famille de Rome. Mécontent du pape Jean XV, dès la deuxième année de son pontificat, Crescens s’était armé contre lui et l’avait forcé de quitter Rome. Réfugié dans la Toscane, sous la protection du margrave Hugues, fidèle vassal de la cour d’Allemagne, le pontife sollicita par ses légats et ses lettres le secours de l’impératrice. A cette nouvelle, Crescens, se souvenant des vengeances d’Otton II, se hâta de négocier avec le pape et lui rouvrit les portes de Rome.

Le secours invoqué cependant était loin encore. Tout retenait Théophanie en Allemagne, bien qu’elle y préparât son fils pour Rome et pour l’Empire. Dès sa septième année, le jeune roi, sous les yeux de l’impératrice et de Willeghise, archevêque de Mayence, avait été confié aux soins d’un jeune et vénérable clerc de l’Église d’Hildesheim, Bernoard, petit-fils du comte palatin Adalbert et renommé par sa science dans les lettres et tous les arts du dessin, de l’architecture et de l’orfèvrerie, qu’il pratiquait lui-même avec une rare habileté. A l’école de ce maître, le jeune prince fit de grands progrès dans les lettres romaines, tout en s’exerçant dès l’enfance aux jeux guerriers de sa nation. Un autre maître plus célèbre, Gerbert, qui, depuis la mort d’Otton II, avait repassé les Alpes, paraît avoir aussi contribué plus tard à l’éducation du jeune empereur. Il reste, sous le nom d’Otton, une lettre adressée à Gerbert, le plus habile des philosophes, dans laquelle le jeune prince, se félicitant de ce que l’élévation d’une si haute doctrine n’a pas dédaigné d’instruire son ignorance, lui demande de nouveaux renseignements par écrit et de vive voix : Nous désirons, lui dit-il, que, ne vous refusant pas à notre vœu, vous ne repoussiez pas notre rusticité saxonne, mais que vous excitiez plutôt à cette nouvelle étude notre subtilité grecque ; car, s’il y a quelqu’un qui la réveille, il se trouvera en nous quelque étincelle du génie des Grecs. Nous vous prions donc humblement de vouloir bien, en approchant de notre petit foyer la flamme de votre savoir, éveiller en nous, avec l’aide de Dieu, le génie vivace des Grecs, et nous faire un traité d’arithmétique, afin qu’éclairé par cet ouvrage, nous comprenions quelque chose de la subtilité des anciens. Que votre paternité ne diffère pas à nous annoncer par lettre ce qu’il vous plaira de « faire ou de ne pas faire à cet égard.

L’année suivante, 989, l’impératrice, passant les Alpes, vint célébrer à Rome les fêtes de Noël ; nul obstacle n’arrêta sa marche ou ne troubla sa présence. C’est qu’indépendamment du titre de l’empire, les principautés voisines de Rome étaient tenues par des chefs de race teutonique. La Toscane, en particulier, était régie par le margrave Hugues, chef guerrier et populaire, dont Théophanie avait accru la puissance par l’investiture du duché de Spolète. Hugues, après avoir rendu hommage et fait cortège à l’impératrice pendant son passage en Italie, la suivit en Allemagne jusqu’à Nimègue, où elle mourut, à son retour, laissant, à l’âge de douze ans, son fils, le jeune Otton.

Adélaïde, la grand’mère et le dernier appui du jeune prince, ayant alors quitté Pavie pour aller en Allemagne prendre soin des affaires, l’Italie dut, pendant cette minorité, se soulager un peu de la domination étrangère qui pesait sur elle. Ce contrecoup fut ressenti du pied des Alpes jusqu’à Rome[22].

En Lombardie, la guerre éclata contre le peuple et les évêques soutenus de la noblesse. Ces prélats, Landulphe, archevêque de Milan, Oldéric, évêque de Crémone, étaient des étrangers, des Allemands, auxquels les Otton avaient conféré, avec la puissance ecclésiastique, un droit de seigneurie sur les villes. Ils s’appuyaient sur une noblesse également étrangère qu’ils avaient investie de riches abbayes ou de fiefs dépendant de l’Église. Ils avaient pour adversaires les hommes du pays, les marchands, les ouvriers des villes et souvent même les vassaux des monastères, comme nous le voyons par Gerbert[23], abbé de Bobbio, qui, dans une lettre, exprime la crainte de se mettre en route avec les hommes d’armes italiens de son abbaye.

Pendant la minorité d’Otton III, ces soulèvements populaires furent nombreux en Lombardie et amenèrent, à Milan et au dehors, de rudes combats, où l’archevêque fut vaincu et son palais forcé. La paix se rétablit toutefois ; et Landulphe, rentré dans la ville, y bâtit un nouveau monastère en signe d’expiation des discordes qu’il avait causées. Mais le mouvement qui suscita les républiques lombardes du moyen âge n’en était pas moins commencé et devait s’accroître avec le temps. A la même époque, une ancienne dépendance de l’Empire, Venise, que ses lagunes avaient sauvée des barbares, enrichie par le commerce, se faisait accorder par Adélaïde des privilèges égaux presque à ta complète indépendance. L’autorité des seigneurs et des juges impériaux continuait à s’exercer dans les principales villes de Lombardie et jusqu’à Ravenne. En Toscane, la conquête était maintenue par le margrave Hugues, dont le pouvoir s’étendait sur la Pouille, où il vengeait, au nom de l’Empire, le meurtre d’un prince de Capoue, assassina par son frère. Mais, à Rome, le pouvoir était tout entier dans les mains de Crescens. S’il ne chassait pas de nouveau le pontife, il semblait le dominer, et cet asservissement dut justifier au dehors les résistances qu’on vit alors se produire contre la souveraineté de l’Église de Rome. L’objection rie s’était pas faite au temps de Charlemagne, et la liberté de l’Église romaine avait, pour ainsi dire, éclaté dans la grandeur même du maître qu’elle consacrait. Mais, lorsqu’on commença de redire, dans les églises de la chrétienté, que le pape était sous le joug d’un baron romain qui s’était fait consul, la vénération religieuse, déjà diminuée par les souvenirs du règne impudique de Marozie et de ses fils, reçut une nouvelle et profonde atteinte. L’exemple en fut donné dans ce royaume même de France que l’intérêt des rois de la première et de la seconde race avait si fort attaché au saint-siège de Rome et qui avait tant fait pour exalter sa puissance et sa gloire. L’avènement d’une nouvelle famille royale en fut l’occasion.

A la mort du jeune roi Louis V, la couronne de France, inutilement réclamée par son oncle Charles de Lorraine, venait d’être saisie par le plus puissant seigneur du royaume, Hugues Capet, guerrier célèbre descendu de deux princes, Robert et Eudes, qui avaient gouverné dans les interrègnes de la seconde race. Hugues, écartant Charles du trône, se montra d’ailleurs généreux pour le reste de la famille déchue. A la mort d’Adalbert, archevêque de Reims, qui, par les conseils du politique Gerbert[24], avait abandonné la cause des anciens rois et donné l’onction sainte à leur successeur, il permit qu’on élût à sa place Arnulphe, fils naturel du roi Lothaire, l’avant-dernier des Carolingiens. Il l’obligea seulement à souscrire le serment de fidélité le plus fort et le plus absolu, sanctionné par le vœu que, s’il y manquait jamais, sa bénédiction se convertît en anathème, ses jours s’abrégeassent, ses amis lui devinssent ennemis mortels, et son évêché passât dans la main d’un autre.

Mais, une fois consacré sur le siège de Reims, le bâtard des anciens rois oublia bientôt ce serment, et il livra l’importante ville de Reims à Charles de Lorraine qui s’en était soudainement approché avec une armée. Reims fut assiégée par Hugues, impatient d’ôter à un ennemi, devenu traître, la dignité sainte dont il avait abusé. Cependant Arnulphe, mandé pour défendre sa conduite devant un concile de prélats français, refuse de venir, et l’autorité du pape semblait seule suffisante pour juger le dignitaire d’un si grand siège. Hugues s’adressa donc à Rome, et, dans une lettre au pape Jean, où il rappelle vivement l’origine d’Arnulphe, son élévation, ses engagements, sa trahison, il presse le pontife de ne pas laisser anéantir l’autorité royale et de statuer sur le sort d’un autre Judas, de peur, dit-il, que le nom de Dieu ne soit blasphémé et que, trop émus par un juste ressentiment et par votre silence, nous ne consommions la ruine de la ville et la désolation de la province. Vous n’auriez pas alors d’excuse devant Dieu pour n’avoir pas voulu, dans nos demandes et dans notre ignorance, nous accorder un jugement. Peu de temps après, une autre lettre des évêques du diocèse de Reims dénonçait, avec plus de force, le crime d’Arnulphe au pape et pressait le saint-père de promulguer un arrêt qu’elle semblait lui dicter. Que nous retrouvions en vous, disait-elle, un autre Pierre, défenseur et soutien de la foi chrétienne, que la sainte Église romaine[25] porte condamnation contre un accusé que toute l’Église condamne ; que votre autorité nous appuie dans la déposition de cet apostat, comme dans l’ordination d’un nouvel évêque qui puisse présider à la maison de Dieu, et dans sa promotion nécessaire, avec le concours de nos frères ; et que, par là, nous comprenions pourquoi nous devons mettre votre apostolat le premier entre tous les autres.

Soit que Hugues Capet eût négligé d’intéresser au succès de sa demande le consul Crescens, alors maître de Rome, soit plutôt que le pape, d’après le génie de l’Église romaine, dût garder un reste d’affection pour les descendants de Charlemagne et accueillir avec peu de faveur les altières instances des évêques partisans du nouveau roi, les deux lettres n’obtinrent pas de réponses. Hugues Capet, qui, d’ans l’intervalle, avait repris Reims et fait Arnulphe prisonnier, le fit alors juger, dans cette ville même, par un concile provincial dont Gerbert rédigea les actes et nous a conservé le récit. Là, contre la prétention du pape à juger seul les évêques, on produisit d’anciens canons, et on allégua l’erreur possible d’un pape, par ignorance, par crainte ou par cupidité. Dans le langage des plus pieux évêques de cette assemblée, on peut reconnaître combien l’oppression et les scandales du siège apostolique en avaient dès lors affaibli l’autorité. Oh ! dit l’évêque d’Orléans, oh ! déplorable Rome, qui, après avoir éclairé nos aïeux de la lumière des saints Pères, a versé sur nos temps de monstrueuses ténèbres qui seront diffamées dans les siècles à venir ! Nous avons appris qu’il exista jadis d’illustres Léon, de grands Grégoire. Que dire encore de Gélase et d’Innocent, supérieurs par leur sagesse et leur éloquence à toute la philosophie mondaine ? Elle est longue, la suite des pontifes qui remplirent l’univers de leur doctrine, et c’est avec justice que l’Église universelle était confiée à la direction de ceux qui, par leur vie et leur science, surpassaient tous les mortels. Et cependant, même à une si heureuse époque, ce privilège, ô Rome, te fut contesté par les évêques d’Afrique redoutant, je le crois, les misères que nous souffrons aujourd’hui, plutôt qu’ils ne craignaient la force même de ta domination ; car que n’avons-nous pas vu dans ces derniers temps ? Nous avons vu Jean surnommé Octavien vautré dans le bourbier des vices, conspirant contre Otton qu’il avait créé lui-même Auguste. Il est chassé, Léon le néophyte est créé pontife ; mais, l’empereur Otton ayant quitté Rome, Octavien y rentre, met en fuite Léon, fait couper le nez, la main droite et la langue au diacre Jean, et, après des fureurs et le meurtre des premiers « de la ville, meurt promptement. Les Romains lui substituent le diacre Benoît surnommé le Grammairien ; Léon le néophyte avec son empereur revient bientôt, l’attaque, l’assiége, le prend, le dépose et l’envoie en Germanie exilé à jamais.

A l’empereur Otton succède le césar Otton, préférable à tous les princes par son génie naturel, sa jeunesse, sa valeur, sa prudence ; mais à Rome succède dans le pontificat un monstre hideux, le plus méchant des hommes et souillé du sang de ses prédécesseurs. Chassé à son tour et condamné dans un grand synode après la mort du bienheureux Otton, il revient à Rome, il attire hors de la citadelle, à force de serments, un illustre pontife, Pierre, jadis évêque de Pavie, le jette dans un cachot et l’y fait périr. Devant de tels monstres[26] remplis d’ignominie et vides de la science des choses divines et humaines, est-il juste de décider que, dans tout l’univers, d’innombrables prêtres de Dieu, distingués par le savoir et la sainteté, doivent se prosterner ? Qu’est-ce donc, révérends Pères ? A quel vice devons-nous imputer que la première des Églises de Dieu, élevée si haut, couronnée de gloire et d’honneurs, soit rejetée si bas et souillée de honte et d’infamie ? Si, dans tout homme élu à l’épiscopat, on recherche sévèrement la gravité des mœurs, la pureté de la vie, la science des choses divines et humaines, que ne doit-on pas exiger dans celui qui aspire à être le précepteur de tous les évêques ? Pourquoi donc porter sur cette chaire si haute quelqu’un de si faible, qu’il ne soit digne d’occuper aucune place dans le clergé ? Qu’est-ce à vos yeux[27], révérends Pères, que ce pontife élevé sur un trône et tout éclatant de pourpre et d’or ? S’il manque de charité et s’il est enflé seulement de sa science, c’est l’Antéchrist assis dans le temple de Dieu et s’étalant comme un Dieu. S’il n’a ni le fondement de la charité, ni l’élévation de la science, c’est une statue dans le temple de Dieu, c’est comme une idole, et lui demander des réponses, c’est consulter un marbre.

Plus loin, l’orateur montre Rome ayant perdu l’Église d’Alexandrie, l’Église d’Antioche et, sans parler de l’Afrique et de l’Asie, voyant déjà l’Europe qui se sépare d’elle. Car, dit-il, l’Église de Constantinople s’est soustraite à Rome et les provinces intérieures de l’Espagne ne reçoivent pas ses jugements. Il y a scission, suivant la parole de l’Apôtre, non seulement des peuples, mais des Églises[28], parce que l’Antéchrist parait s’approcher, et, comme le dit le même apôtre, le mystère d’iniquité est commencé. Il devient manifeste que, dans l’ébranlement de la puissance romaine et l’abaissement de la religion, le nom de Dieu est impunément dégradé par des parjures et que l’observance de sa divine religion est méprisée par les souverains pontifes eux-mêmes. Rome, enfin, déjà réduite à la solitude, se sépare aussi d’elle-même, tandis qu’elle ne veille plus sur elle ni sur les autres.

Par ce langage que ne surpasse pas la réforme du seizième siècle et où paraissent déjà les allusions à l’Antéchrist et au mystère d’iniquité, on peut juger ce qu’avait perdu Rome dans l’esprit des peuples et quelle tâche serait donnée au grand pape du onzième siècle. Le concile de Reims ne se bornait pas, en effet, à contester, par des raisonnements et des textes, le droit canonique du pape de juger seul les évêques. Dans le langage de cette assemblée, le pape et les cardinaux n’ont pas même l’instruction qu’un portier d’église doit avoir[29]. Rome est une ville vénale qui pèse ses jugements dans la balance contre le poids des écus. Les rois ne doivent pas se laisser jouer par ces détours, ces lenteurs et ces ambiguïtés, ni essayer d’acheter à Rome une formule de jugement contre un évêque convaincu de lèse-majesté qui ne manquera pas d’offrir aux Romains des monceaux d’or et d’argent, s’il peut se racheter par là.

Le concile s’étant donc attribué le jugement d’Arnulphe, sous la seule réserve de ne pas prononcer de peine capitale, l’interrogea, le convainquit et le déposa. Puis, dans la même assemblée, on pourvut au siège de Reims, et Gerbert, un des dignitaires de cette église, qui de bonne heure avait prévu la fin du jeune roi Louis et servi de ses efforts l’élévation de Hugues Capet, fut choisi pour successeur d’Arnulphe dont il venait de diriger la condamnation. Mais, sitôt que la nouvelle en vint à Rome, le pape Jean XV, trouvant ses droits méconnus et dans la déposition et dans l’élection, excommunia le concile de Saint-Basle et déclara ne reconnaître pour archevêque de Reims qu’Arnulphe alors détenu dans les prisons du roi. Vainement Hugues Capet écrivit au pape pour le prier de ne pas recevoir comme vraies des choses douteuses et de juger tout par lui-même. Moi et mes évêques, lui disait-il, nous sommes sûrs de n’avoir rien fait contre votre apostolat. Si, en votre absence, vous ne nous croyez pas assez, venez par votre présence reconnaître la vérité. La ville de Grenoble, sur les confins de l’Italie et de la Gaule, est un lieu jusqu’où les pontifes romains ont coutume de « s’avancer à la rencontre des rois français ; si cela vous plaît, vous pouvez le faire. Mais s’il vous plaisait de visiter nous et nos États, nous vous recevrons, à la descente des Alpes, avec les plus grands honneurs et ; à votre retour, nous vous entourerons de tous les respects qui vous sont dus. Nous le disons dans la sincérité de notre cœur, afin que vous ayez l’assurance que, nous et les nôtres, nous ne voulons en rien décliner vos arrêts.

Cette lettre n’obtint pas de réponse, et l’adroit Gerbert, qui l’avait rédigée, essaya de prouver alors, par divers écrits, qu’il n’y avait pas eu d’atteinte à l’autorité du pape dans la condamnation d’Arnulphe, puisqu’elle avait été prononcée d’après des canons décrétés ou approuvés par les papes.

En adressant cette défense à l’évêque de Strasbourg, qui, comme sujet d’Otton, lui était favorable, il se plaint que Rome, jusqu’ici la mère des Églises, maudit les bons et bénit les méchants, et abuse de la puissance de lier et de délier qu’elle a reçue de Jésus-Christ. Puis, dans une lettre qu’il adresse à Séguin, archevêque de Sens, et l’un des membres du concile excommunié, il proteste de nouveau contre l’inutilité d’attendre le jugement du pontife romain, quand on se conforme d’ailleurs à la loi divine. Nos ennemis, dit-il, pourront-ils enseigner que le jugement de l’évêque de Rome est plus grand que le jugement de Dieu ? Mais le premier des évêques, ou plutôt le prince des apôtres eux-mêmes, nous crie qu’il faut obéir à Dieu plus qu’aux hommes. Le précepteur des nations, Paul, nous crie : Si quelqu’un vous annonce au-delà de ce qui vous a été enseigné, fût-ce un ange du ciel, qu’il soit anathème. Eh quoi ! parce que le pape Marcellin[30] brûla de l’encens à Jupiter, était-ce une raison pour tous les évêques d’en brûler aussi ? Je le dis hardiment, si l’évêque de Rome lui-même a péché contre son frère, et si, averti plusieurs fois, il n’a pas écouté l’Église, cet évêque de Rome, oui, lui-même, d’après le précepte de Dieu, doit être tenu pour un païen et un publicain. Plus l’élévation est grande, plus la chute est profonde. Gerbert concluait en exhortant les évêques excommuniés pour sa cause à être contents et fermes et à ne pas s’abstenir des saints mystères[31]. On peut présumer que l’encouragement de Gerbert, dans une lettre si hardie, n’était pas seulement la puissance de Hugues Capet. Sans doute, l’ancien protégé des Otton était aussi soutenu par l’espérance que leur pouvoir, interrompu dans Rome par les embarras d’une minorité, s’y rétablirait un jour et détruirait ce qui s’était fait en leur absence. En attendant, le pape Jean, sans lever l’excommunication prononcée, avait envoyé deux légats en France pour examiner, dans un nouveau concile, la grande affaire de l’Église de Reims. Mais ce concile ne se tint pas, et pendant les résistances de Gerbert pour garder son siège contesté, l’événement qu’il espérait s’accomplit. Le jeune Otton, appelé par les prières des Romains, dit un chroniqueur, mais plutôt, il faut le croire, pressé par ses conseillers d’exercer une puissance qui, à son âge, devait être la leur, avait, au printemps de 996, traversé les Alpes avec une armée nombreuse, et, après s’être arrêté à Vérone où commandait pour lui son oncle Otton, margrave de Carinthie, et après avoir célébré les fêtes de Pâques à Pavie, il avait marché avec tout son camp sur sa ville royale de Ravenne Là, une députation des principaux de Rome se présenta pour lui annoncer que le pape Jean XV venait de mourir.

Il est manifeste que la ville de Rome, quel que fût le parti de prêtres ou de nobles qui, depuis quelques années, prévalait dans ses murs, se sentait impuissante à résister au jeune César de Germanie et à ses troupes allemandes grossies des milices de ses vassaux lombards. Crescens même ne paraît avoir tenté nul effort ; et la vacance du Saint-Siège fut seulement, pour le jeune conquérant, une occasion facile de marquer aussitôt le rétablissement du pouvoir qu’avaient exercé ses aïeux. Il choisit près de lui le nouveau pape, il désigna le fils même du margrave de Carinthie et de Vérone, le jeune Brunon, qui, par sa mère, fille du grand Otton, était membre de la famille impériale, et il l’envoya sur-le-champ à Rome avec deux prélats allemands de sa cour, Willeghise, archevêque de Mayence, et Adalbold, savant évêque d’Utrecht. Le clergé, la noblesse et le peuple de Rome se conformèrent à cette volonté du jeune prince, et Brunon fut élevé sur la chaire de saint Pierre, avant que le roi de Germanie fît son entrée dans Rome, où, le 21 mai de la même année, il reçut l’onction sainte et la couronne impériale des mains du pape qu’il venait de créer.

Nulle violence n’ensanglanta cette reprise de la conquête allemande. Otton, tenant un plaid solennel comme juge suprême, condamna Crescens au bannissement ; mais, à la prière du nouveau pontife, et sans doute pour lui concilier la faveur publique, il fit aussitôt grâce de cette peine ; puis, ayant laissé Rome paisible, il regagna la Lombardie pour prendre à Monza la couronne de fer, et, la même année, de retour en Allemagne, il célébrait, à Cologne, le jour de sa naissance, anniversaire de sa quinzième année.

Mais, en s’éloignant de l’Italie, et en repassant les monts, l’armée allemande emportait avec elle la terreur et la docilité des Romains. Crescens qui, sous le pardon de l’empereur, restait dépouillé du patriciat, ne tarda point à former des complots contre le fils d’un margrave allemand devenu pape. Malgré les acclamations qui, naguère, avaient salué la consécration de Grégoire V, un soulèvement éclata contre lui. Crescens, toujours cher aux Romains, reprit le château Saint .Ange, et le pape, forcé de fuir brusquement, se retira dans la Lombardie près du margrave son père.

Telle était la puissance de ce mouvement populaire et du nom toujours redoutable de Rome, que le margrave Otton, en recevant à Vérone son fils chassé du Saint-Siège, n’osa tenter aucun effort pour l’y rétablir. Grégoire V se contenta d’assembler à Pavie un concile d’évêques lombards, où il excommunia Crescens, tandis que celui-ci faisait procéder dans Rome à l’élection d’un nouveau pape. Jean Philigrate, archevêque de Plaisance, mais Grec d’origine, fut aussitôt proclamé. Les chroniqueurs impériaux ont écrit que le consul romain lui avait, à prix d’or, vendu la papauté. Crescens avait un plus noble motif de vouloir, sur le siège pontifical, un homme qui, né dans la Calabre, sujet de l’empire grec, pouvait apporter aux Romains l’appui de la cour de Constantinople, où, par la faveur de Théophanie, il avait plusieurs fois rempli des ambassades pour les empereurs d’Allemagne, que maintenant il attaquait en prenant la tiare. Mais, quels que fussent les desseins de Jean Philigrate pour ramener Rome à l’empire grec, le temps lui manqua et peut-être aussi la disposition dés Romains, qui n’avaient pas moins de répugnance pour leurs anciens maîtres que pour les nouveaux.

Otton, depuis quinze mois, était retenu en Germanie, mêlant aux soins d’une expédition guerrière contre les Slaves le goût des études qui formaient sa jeunesse. Sa cour réunissait, avec les puissants évêques qui avaient pris part à son éducation et à sa tutelle, une foule d’hommes savants auxquels il se plaisait à proposer lui-même des questions de subtile logique restées  parfois sans réponse. Nous apprenons ces détails d’un contemporain que ses fortunes diverses conduisirent alors près d’Otton.

Hugues Capet venant à mourir, Gerbert avait désespéré de se maintenir sur son siège archiépiscopal de Reims. Quoique protégé des Otton, il ne trouvait pas, dans un nouveau pape allemand et créé par eux, plus de faveur qu’il n’en avait obtenu du pape italien opprimé par Crescens. Grégoire V persistait à ne reconnaître qu’Arnulphe pour archevêque de Reims ; et le nouveau roi de France, Robert, voulant obtenir l’absolution de son mariage avec Berthe, sa parente, fut contraint de céder sur un autre point et d’abandonner Gerbert. Le refuge de celui-ci fut en Allemagne, vers l’héritier des rois qu’il avait servis. C’est là que, dans l’été de 997[32], entre la guerre contre les Slaves et le retour prochain de l’empereur en Italie, après une discussion sur la manière de distinguer, suivant Aristote, la faculté de l’être raisonnable et l’emploi de la raison, le jeune prince, trouvant l’ignorance[33], sur une telle question, indigne du sacré palais, chargea Gerbert de la traiter à fond. Retardé par une maladie et le soin des affaires auxquelles il était mêlé, Gerbert ne remplit cette tache que quelques mois après, en suivant, au-delà des Alpes, le jeune prince qu’il ne devait plus quitter qu’à la mort, et auquel il dédiait sa dissertation, De rationali et ratione uti, pour montrer à l’Italie, dit-il, que le sacré palais n’était pas oisif, et pour ne pas laisser la Grèce se vanter seule de la philosophie de ses empereurs et de leurs droits sur Rome. « A nous[34], s’écriait-il, à nous l’empire romain, l’Italie fertile en moissons, la Gaule et la Germanie fertiles en soldats ! Tu es notre César, empereur des Romains, Auguste, issu du plus noble sang des Grecs, l’emportant sur les Grecs par le pouvoir, commandant aux Romains par droit héréditaire, et supérieur à tous deux par le génie et l’éloquence. Il n’est pas sans intérêt de voir par quel tour d’esprit les lettrés du temps se faisaient l’illusion d’un empire romain rétabli par les mains des descendants d’Herman et de Witikind. Le jeune empereur, dans ce nouveau passage en Italie, n’avait pas été retardé, même par l’hiver. Arrivé à Pavie, avec son armée, pour y célébrer les fêtes de Noël, il visita seulement Crémone, dans la Lombardie, où il fit juger, devant lui, par le margrave Otton, les contestations de l’évêque et du peuple. De là il marcha sur Ravenne, qu’il trouva dans l’obéissance et dont l’archevêché fut donné, peu de temps après, à son fidèle Gerbert. Puis, après avoir, par une curiosité aventureuse de jeune prince, visité presque sans suite et sous un déguisement la ville de Venise, il arriva sous les murs de Rome, ramenant à la tête de son armée Grégoire V. Soit que l’autre pape inspirât peu de zèle à ses défenseurs, soit que le nombre des lances allemandes leur ôtât l’espérance, la ville même de Rome ne fit aucun effort pour résister. Crescens et ses amis, désespérant de la défendre, s’étaient jetés dans le château Saint-Ange et s’y fortifièrent ; Otton fut maître de la ville. Le pape grec, qui s’était échappé, saisi dans sa fuite, fut indignement mutilé par les Romains eux-mêmes et jeté tout sanglant aux pieds de l’empereur. Le jeune prince l’aurait épargné ; mais le pape allemand, irrité contre un compétiteur, lui déchira ses vêtements sur le corps et le fit ignominieusement promener par la ville monté à rebours sur un âne dont il tenait la queue dans la main ; puis on le mit à mort. Crescens cependant, du haut du château Saint-Ange, soutenait un siège opiniâtre. Sa forteresse était investie de toutes parts, battue de machines de guerre, attaquée par de fréquents assauts. Après deux mois, il se rendit enfin, soit vaincu de vive force comme le veulent les chroniqueurs allemands, soit trompé par de fausses promesses et par une convention violée, comme l’ont dit les Italiens. Ce qui semble appuyer ce dernier récit, c’est que les Allemands, même dans leurs récits contraires, parlent d’une conférence et d’un traité commencé. Crescens, selon eux, réduit aux abois, avait tout à coup quitté furtivement sa tour, et, par l’intercession de quelques chefs allemands, était venu tomber aux pieds d’Otton et demander la vie au vainqueur, qui, mécontent de la pitié des siens, s’était écrié : Quoi ! vous laissez le prince des Romains, le grand électeur des Empereurs, le consécrateur des papes, entrer ainsi sous les huttes des Saxons ! Reconduisez-le au trône de sa magnificence, jusqu’à ce qu’il nous soit loisible de lui préparer une réception digne de lui[35]. Puis, sans vouloir entendre à rien, il l’aurait fait ramener au château Saint-Ange pour avoir le plaisir de l’y prendre d’assaut. Dans cette étrange confiance attribuée au consul romain, dans cette conférence rompue et suivie d’un combat, on démêlera peut-être le souvenir pallié et comme l’involontaire aveu d’une embûche où fut attiré Crescens et qu’atteste un grave personnage du onzième siècle. Pierre Damien, en accusant la perfidie d’Otton, cite le négociateur, intime confident du prince[36], qui, sous serment, au nom du roi, avait garanti la vie sauve à Crescens. Quoi qu’il en soit, le maître de Rome fut implacable, et quand il eut à décider sur le sort de Crescens tombé captif et blessé entre les mains des Allemands, introduits de force ou par convention dans sa tour, Otton, toujours irrité, fit dire à ses soldats : Lancez-le d’en haut par-dessus les murailles, afin que les Romains ne disent pas qu’on leur a volé leur roi[37] ; puis, après que son corps eut été traîné le long du Tibre à la queue des bœufs, il le fit pendre à un poteau élevé en vue de toute la ville, avec douze de ses principaux partisans. La colère ironique et féroce du jeune prince, fils d’une Grecque et d’un barbare, se conserva même dans des actes officiels de son règne. Sur une charte de 998, portant donation à une abbaye d’Allemagne, on lit au-dessous du chiffre impérial d’Otton : Fait à Rome, l’année que Crescens fut décollé et pendu[38]. Il y a dans cette manière de dater d’un supplice quelque chose qui marque, sans doute, avec le ressentiment du vainqueur, l’importance de la victime.

Otton, en rétablissant Grégoire V, s’occupa de fortifier le temporel de l’Église. Par un édit adressé au consul du sénat et du peuple romain, aux archevêques, abbés, marquis et comtes dans toute l’Italie, il révoque et interdit les aliénations de propriétés ecclésiastiques. En même temps, Grégoire V se fit rendre, par jugement du sénat, divers biens arrachés au domaine pontifical pendant les désordres de Rome. Dans un concile qu’il tint cette année même, il jugea la cause du roi de France Robert et annula son mariage, sous peine d’excommunication. Gerbert, siégeant lui-même à ce, concile, comme archevêque de Ravenne, souscrivit le premier la sentence du roi, qui naguère l’avait sacrifié lui-même à l’espérance de fléchir la cour de Rome. Un dédommagement plus grand encore était réservé à Gerbert. La chaire de Saint-Pierre devient vacante par la mort inopinée de Grégoire V à la fleur de l’âge, et le nouvel archevêque de Ravenne, favori de l’Empereur, est élu pape et prend le nom de Sylvestre II, par une allusion évidente qui faisait du jeune Otton un autre Constantin. Le secrétaire du concile de Reims devenu pape prit aussitôt le génie du pontificat romain. Un de ses premiers actes fut une lettre de confirmation à l’archevêque Arnulphe, dont il avait, quelques années auparavant, pressé la chute et recueilli la dépouille. Il appartient à la suprême dignité apostolique, lui écrit-il, non seulement de veiller sur les pécheurs, mais de relever ceux qui sont tombés et de rendre à ceux qui ont été privés de leur rang l’éclat de leur ancienne dignité, afin que Pierre ait la libre puissance de délier et que la grandeur de la gloire de Rome brille en tout lieu ; c’est pourquoi nous avons jugé digne de venir en aide à toi, Arnulphe, archevêque de Reims, privé pour quelques fautes des honneurs du pontificat, afin que ton abdication ayant manqué du consentement de Rome, il soit visible que tu peux être rétabli par un don de la clémence de Rome. Telle est, en effet, l’autorité souveraine de Pierre, à laquelle ne peut s’égaler aucune puissance mortelle. Ainsi nous t’accordons, par les termes de ce privilège, avec la crosse et l’anneau qui te sont rendus, la plénitude du ministère archiépiscopal et la jouissance de tous les honneurs qui sont attribués, d’après l’usage, à la métropole de la sainte Église de Reims. Nous t’accordons le pallium dans les solennités, d’être en possession de bénir les rois francs et les évêques qui te sont soumis, et d’exercer par notre autorité apostolique tout le pouvoir qu’ont possédé tes prédécesseurs. Nous ordonnons même que nul mortel, en synode ou dans quelque lieu que ce soit, ne se permette de te reprocher ton abdication et n’ose, à ce sujet, s’emporter à des paroles de reproche contre toi ; et qu’au contraire, notre autorité partout te protége, même en présence d’une accusation de la conscience. Nous te confirmons et te concédons l’archevêché de Reims en entier, avec tous les évêchés qui lui sont soumis et tous les monastères, les populations, les églises, les chapelles, les cours, les châteaux, les villages et toutes les choses qui appartiennent à l’Église de Reims, par le testament inviolable du bienheureux Rémi apôtre des Français : statuant par le pouvoir apostolique, sous l’invocation de Dieu et sous la menace d’excommunication, qu’il ne soit permis à cause des pontifes mes successeurs, et à aucune personne, grande ou petite, d’enfreindre le présent privilège, et si quelqu’un, ce qu’à Dieu ne plaise, essaie de violer ce décret de Rome, qu’il soit anathème.

Cependant le jeune empereur, avec les conseils de son nouveau pape et les secours du margrave de Toscane, le fidèle Hugues, ayant rétabli l’ordre dans l’État romain, visita Bénévent, exila le prince de Capoue soupçonné du meurtre de son frère, le remplaça par un vassal de son choix, et, sans doute, il n’eût pas tardé à entreprendre quelque chose contre les Grecs qui, maîtres de la Sicile et d’une partie de la Pouille, cherchaient à s’attacher Venise par des alliances et des investitures. Mais Otton fut rappelé en Allemagne par des pertes qui lui enlevèrent deux appuis de son pouvoir. En partant pour l’Italie avec ses conseillers les plus habiles il avait laissé la régence à sa grand-tante Mathilde, abbesse de Quedlimbourg, mais accoutumée dès longtemps aux soins des affaires publiques, en digne fille d’Otton le Grand. Puissante sur les esprits par sa vertu sévère et sa grande piété, Mathilde venait de mourir, emportant avec elle cette renommée de sagesse et de prescience presque divine que les Germains aimaient à reconnaître et à vénérer dans les femmes. Un autre soutien de la famille impériale, Adélaïde, la veuve de l’empereur Otton, qui avait gouverné avec gloire après lui, n’avait plus souci de la puissance ni du monde. Survivant à Théophanie sa belle-fille, son ardeur pour le pouvoir semblait s’être éteinte avec la jeune rivale qui le lui disputait. Dans les dernières années de sa vie, elle voyageait sans cesse, visitant les monastères qu’elle avait fondés, répandant des aumônes et ne s’occupant de l’Empire que dans ses prières. Elle était allée visiter le royaume de Bourgogne, son ancienne patrie, pour y remettre la concorde entre les vassaux de son neveu le roi Adolphe. De là, elle s’était rendue dans le Valais pour visiter les lieux consacrés par le souvenir de la légion Thébaine, et nommés dans le moyen âge le champ des martyrs d’Agaune[39]. Elle y était encore et priait dans l’église dédiée au grand martyr Maurice, lorsqu’elle reçut un message d’Italie[40] qui lui annonçait, avec la prise de Rome, la mort d’un des évêques qui avaient passé les Alpes avec Otton, l’évêque de Worms dont elle vénérait particulièrement la vertu. Elle en fut vivement troublée, et, appelant un des siens pour prier avec elle sur le prélat défunt, elle s’écria dans une émotion qui décelait toutes ses pensées : Que faut-il faire aussi, ô mon Dieu, pour celui qui est notre seigneur roi et mon petit-fils ? Beaucoup, comme je le crois, périront en Italie avec lui ; il périra lui-même après eux, je le crains, cet Otton, fils des empereurs. Je resterai destituée de tout secours humain. Fais, ô Dieu, roi des siècles, que je ne survive pas pour «voir si lugubre perte[41]. De là, elle vint à Lausanne pour visiter la chasse du martyr Victor, puis à Genève ; puis, se souvenant de Cluny, pour réparer l’incendie d’un monastère de Saint-Martin qui dépendait de cet ordre, elle prodigua de riches présents et elle y joignit, pour décorer l’autel du saint, une moitié du manteau royal de son fils unique Otton II, en chargeant de dire à l’abbé : Reçois, prêtre du Seigneur, ces faibles offrandes que t’a léguées Adélaïde, servante des serviteurs de Dieu, pécheresse en son nom, impératrice par le don de Dieu. Reçois une partie du manteau de mon fils unique, Otton l’empereur, et demande grâce pour lui à Jésus-Christ que tu as souvent revêtu dans la personne du pauvre avec lequel tu partageais ta tunique[42]. Peu de temps après, Adélaïde, ayant célébré avec ses dévotions accoutumées l’anniversaire de ce même fils Otton II, épuisée de langueur, était morte dans l’extase d’une piété fervente, le jour de Noël, qui commençait l’an mille de notre ère.

Ce terme de l’an mille était, pour les imaginations du moyen age, une époque climatérique attendue avec tremblement. De nouvelles invasions aggravaient cette terreur dans la Germanie. Otton, pressé d’y pourvoir, quitta Rome à la nouvelle de la mort de son aïeule Adélaïde et repassa les Alpes, emmenant avec lui, comme conseiller ou plutôt comme otage, l’archidiacre de l’Église romaine et plusieurs des cardinaux et des nobles. Cette course du jeune empereur, pour revoir et rassurer ses États, fut d’une rapidité merveilleuse. Descendu des Alpes par la Bavière jusqu’à Ratisbonne sur le Danube, il traversa le Nordgau, la Franconie, le Voigtland, jusqu’à Zeitz, sur les bords de l’Elster, puis, parcourant la Misnie jusqu’à l’Elbe, et passant cette frontière, il s’avança vers Gnesne, la capitale de l’ancien duché de Pologne, où il fut conduit avec de grands honneurs par Boleslas auquel il avait envoyé de Rome le titre de roi. Le jeune empereur venait là pour un pieux devoir, pour vénérer les restes de l’évêque de Gnesne, Adalbert, qui, trois ans auparavant, avait péri en prêchant l’Évangile aux peuples païens du voisinage et dont le corps mutilé avait été racheté par Boleslas. Otton, du plus loin qu’il aperçut la ville où reposaient les restes d’Adalbert, s’avança nu-pieds, avec sa suite de Saxons et de Romains, et, introduit dans l’église par le nouvel évêque, il pria et pleura longtemps sur la tombe du martyr ; puis, avec cette sorte d’autorité religieuse que les rois de Germanie allaient chercher à Rome, il changea l’évêché de Gnesne en archevêché, légitimement, je l’espère, dit avec naïveté le chroniqueur allemand, et il nomma à cet archevêché nouveau le frère du martyr Adalbert, en soumettant à sa juridiction les anciens évêchés de Colbert, de Cracovie et de Breslau.

Ensuite, ayant reçu de son vassal de riches présents et 300 cavaliers armés de cuirasses, la plus agréable offrande à ses yeux, il retourna, suivi de Boleslas, vers Magdebourg, et de là dans la ville de Quedlimbourg, siège de la royale abbaye où Mathilde venait de mourir en gouvernant la, Germanie. Otton y célébra les fêtes de Pâques au mi-lieu d’un grand concours de nobles et y tint un synode pour juger l’ancien favori de son père, Gisler, archevêque de Magdebourg, qui, vaincu naguère dans un combat contre les Slaves et accusé de n’avoir pas su rentrer dans la ville de Bernbourg incendiée par eux, avait à se justifier de ses défaites à la guerre et de ses envahissements sur l’église d’Halberstadt. Une maladie de langueur qui frappait le prélat guerrier servit d’excuse à son absence, et il fut renvoyé à la diète prochaine. Otton, traversant toute la Saxe et descendant sur la rive gauche du Rhin, vint tenir cette diète dans Aix-la-Chapelle, l’ancienne cité de Charlemagne. Le jeune prince semblait jaloux de se rapprocher de ce grand exemple, en même temps qu’il cherchait à renouveler les anciennes coutumes et le faste des Césars de Rome et de Byzance. Cette affectation était jugée diversement. On remarquait qu’au lieu de la simplicité des anciens chefs teutoniques, faisant asseoir à leur longue table leurs compagnons de guerre, le jeune empereur avait une table demi-circulaire où il prenait place seul sur un siège élevé. En visitant pour la première fois Aix-la-Chapelle, il voulut voir les restes de Charlemagne et fit creuser, jusqu’à ce que l’on découvrit le corps du prince déposé sur un trône dans son sépulcre et encore revêtu de ses habits d’empereur. Une croix d’or était suspendue à son col ; Otton la détacha avec quelque partie du vêtement royal, et il fit renfermer le reste dans la tombe[43] ; mais cette curiosité parut aux contemporains un sacrilège qui devait attirer la colère de Dieu, et, en racontant les merveilles que le jeune Otton avait entrevues dans la tombe du grand empereur Charles, on publia que Charles lui était ensuite apparu et lui avait prédit une mort prochaine. Cette fin prématurée, Otton eut encore le temps d’aller la chercher dans l’Italie déjà si fatale à son père. Reparti d’Aix-la-Chapelle, par le midi de l’Allemagne et les Alpes rhétiennes, il fut de retour dans la même année pour y célébrer les fêtes de Noël, ramenant avec lui les nobles romains auxquels il avait, en quelques mois, montré les sauvages forêts de la Pologne et les villes déjà florissantes des bords du Rhin. A son arrivée, le pape Sylvestre II tint un synode où l’évêque d’Hildesheim, Bernward, l’ancien gouverneur d’Otton, qui, cette fois, l’avait suivi, fit condamner les envahissements qu’avait entrepris, sur son diocèse, Willeghise, archevêque de Mayence et principal conseiller du roi.

Pendant que Rome retentissait ainsi des procès ecclésiastiques de ses maîtres, les rébellions indigènes qu’avait si souvent ensanglantées la présence des Allemands n’étaient pas éteintes. Jamais aucun empereur, dit une chronique en parlant d’Otton, n’était sorti de Rome et rentré dans Rome avec plus de gloire. Cette gloire ne le mit pas à l’abri. La ville de Tibur[44], redevenue comme au temps du roi Ancus ou des premiers consuls, une puissance presque indépendante et rivale de la ville de Rome, dont, parfois, elle interceptait les péages et infestait les campagnes, se révolta la première. Assiégée par les troupes allemandes grossies, sans doute, des milices romaines, elle se défendit avec une vigueur qui donnait exemple à l’Italie. Mais le pape Sylvestre Il, s’étant présenté comme médiateur et ayant pénétré jusqu’au milieu du peuple, leur persuada de se soumettre. Les principaux habitants, vêtus seulement jusqu’à la ceinture, une épée nue dans la main droite, un fouet dans la main gauche, viennent d’eux-mêmes jusqu’à la tente de l’Empereur, se soumettent à lui, pour être mis à mort ou frappés de verges, et lui promettent obéissance tant qu’ils vivraient. Otton les reçut à merci, sans abattre leurs murs, ni détruire leurs privilèges. Cette modération parait avoir irrité les Romains qui regardaient Tibur comme une dépendance du duché de Rome. Un soulèvement éclata aussitôt dans Rome ; on en ferma les portes ; et plusieurs partisans de l’Empereur furent massacrés. Lui-même fut assailli dans le palais qu’il occupait hors des murs de Rome par une précaution si souvent justifiée. Dans la surprise de cette attaque, l’évêque Bernward parut lui-même, au premier rang, pour défendre l’empereur, avec la sainte lance conservée depuis longtemps en Allemagne et qu’il agitait[45]  d’une manière terrible. Le jeune empereur, d’un créneau de son palais, s’adressa, dit-on, aux Romains, leur reprochant que, pour eux, il avait quitté sa patrie et ses proches, rejeté les Saxons et les autres Allemands, son propre sang à lui-même. Je vous ai conduits, leur dit-il, jusqu’aux lieux les plus éloignés de votre empire, où vos pères, lorsqu’ils commandaient au monde, ne mirent jamais le pied. Je vous ai adoptés de préférence à tous ; et, par là, j’ai excité la haine de tous contre moi. Et, pour prix de toutes ces choses, vous m’avez tué mes amis, vous m’avez repoussé[46]. Ces paroles singulières sembleront peut-être inventées par un chroniqueur lettré qui se complaît dans l’illusion que l’empire romain durait toujours ; mais c’est un témoin du combat qui les cite ; et il faut se souvenir que le jeune Otton croyait en quelque sorte à la fiction qu’elles expriment, et qu’il y croyait jusqu’à blesser l’orgueil des siens par l’adoption de mœurs étrangères. On ne peut affirmer, du reste, quel fut l’effet de la résistance et des paroles d’Otton. Au rapport du même témoin, zélé peut-être pour l’honneur du prince, les Romains repentants se soumirent et livrèrent eux-mêmes à l’empereur deux de leurs chefs maltraités et à demi morts. Mais, selon d’autres récits, Otton ne fut délivré des assaillants que par le secours du margrave Hugues et de Henri, due de Bavière, qu’on verra lui succéder plus tard. Ce qui peut rendre cette issue plus vraisemblable, c’est qu’Otton s’éloigna de Rome avec le pape et fixa son séjour dans le duché de Spolète où la domination allemande était solidement affermie. Mais la mort du margrave Hugues lui enleva presque aussitôt son plus fidèle appui, et le jeune prince lui-même se sentit languir et mourir.

Depuis son premier séjour en Italie, reprenant les desseins de son père et de son aïeul, il avait fait demander à Constantinople la main d’une princesse grecque, la nièce des empereurs Basile et Constantin, qui régnaient alors. Il renouvela cette ambassade avec plus de pompe, en la confiant à l’archevêque de Milan. Mais la réponse arriva trop tard ; soit qu’il fût né faible, soit que la jouissance précoce de l’Empire eût consumé ses forces, il tomba dans une langueur mortelle. Les contemporains l’attribuèrent à un poison que la veuve de Crescens, après avoir cédé à son caprice, lui avait donné par vengeance, disent-ils. Mais il parut, dans les derniers temps de sa vie, fatigué surtout par les rigueurs de la pénitence. Il avait annoncé ; en visitant un saint ermite de Ravenne, qu’il voulait quitter l’Empire pour le cloître ; et, retiré dans les derniers moments de sa vie au château de Paterne, près Spolète, il ne prenait plus, dans les actes publics, d’autre titre que celui de serviteur des apôtres, aussi humble près de sa fin qu’il avait eu d’ardeur et de fierté en recevant l’Empire.

Sa mort, survenue dans la vingt-deuxième année de son âge, fit éclater les haines profondes que la domination allemande avait jetées au cœur des Italiens, et que ni le temps ni le succès n’avaient pu détruire. Les principaux chefs allemands, témoins de cette mort dont ils prévoyaient l’effet sur les esprits, la cachèrent quelque temps, jusqu’à ce qu’ils eussent pu réunir le plus grand nombre de troupes allemandes dispersées dans les provinces voisines ; puis ils se mirent en marche pour emporter le corps de leur roi hors de cette Italie si fatale à sa race. Assaillis durant cette retraite par des milices de Rome et d’autres Italiens soulevés sur leur passage, ils eurent à combattre presque sans cesse pendant sept jours, et ne furent délivrés qu’en approchant de Vérone, où commandait le margrave Otton.

 

DEPUIS LA MORT D’OTTON III JUSQU’À GRÉGOIRE VII.

Sans doute, dans ces morts rapides des deux Otton, dans celle du dernier surtout moissonné si jeune et sans héritier, il y avait quelque chose qui semblait venu de Dieu pour relever le courage des indigènes et leur dire que la domination des hommes du Nord touchait à son terme, et qu’un dernier effort allait pour jamais la briser. Les Allemands eux-mêmes semblaient frappés de cette idée. Les Otton, quoiqu’ils aient eu comme Charlemagne le goût de la gloire et des arts, n’avaient pas eu comme lui ce génie qui fonde ; la vie, d’ailleurs, leur avait manqué, et leurs règnes successifs ne pouvaient égaler la puissante unité de ce long règne de Charlemagne. Ils n’avaient su ni affranchir l’Église romaine en se l’attachant, ni établir près d’elle une souveraineté puissante qui dépendît d’eux. Le royaume d’Italie parut, à la mort d’Otton III, redevenu libre et détaché de l’Allemagne. Sans attendre ce qui se ferait à Aix-la-Chapelle ou Mayence, et pendant que le conseil du jeune empereur cheminait vers les Alpes, les évêques et les grands vassaux de Lombardie réunis à Pavie en diète nationale comme sous Otton II, mais sans le duc de Carinthie, margrave de Vérone, et sans aucun seigneur d’au-delà des Alpes, élurent roi d’Italie Ardouin, marquis d’Ivrée, Piémontais d’origine, et il fut aussitôt sacré par Gui, évêque de Pavie, vingt-quatre jours après la mort d’Otton.

Cependant les restes du jeune empereur, ramenés par ses fidèles hommes d’armes, traversaient la Bavière où le duc Henri, entouré des évêques et des comtes, se présenta pour recevoir le corps de son seigneur et de son cousin et prodigua les secours à la petite armée allemande fatiguée d’une course si longue. Lui-même conduisit le corps jusqu’à Augsbourg, où les entrailles du prince furent religieusement déposées dans la basilique de Saint-Afre ; puis il laissa le cortége, portant le reste du corps, s’acheminer vers Aix-la-Chapelle. Mais, en comblant de présents les seigneurs revenus d’Italie avec le cercueil du prince, il se fit livrer par eux les ornements de l’Empire qu’Otton mourant avait laissés à Héribert, archevêque de Cologne, et il courut en Saxe pour se faire élire dans l’assemblée du duché. Le sang des Otton parlait en sa faveur, les secours mêmes du dernier Empereur appuyèrent l’élection de Henri dans une assemblée qui se tint à Werla dans le nord de la Saxe, et où s’était rendu le margrave de Misnie Eckart, que ses fréquents combats contre les nations slaves signalaient comme le plus brave entre les chefs de la confédération germanique. Mais Eckart n’était pas duc, et quoiqu’il eût vaincu et réduit au vasselage les ducs de Bohême et de Pologne, son ambition semblait grande de vouloir être roi. Dans une première assemblée de seigneurs saxons qui s’était formée d’abord sous la présidence de l’archevêque de Magdebourg, Eckard ayant dit impétueusement au margrave Lotta qui pressait l’archevêque de ne rien décider avant la diète de Werla : Comte, pourquoi m’es-tu contraire ? L’autre lui avait répondu : Et toi, comte, ne vois-tu pas qu’il manque une quatrième roue à ton char ? Repoussé à Werla par le même motif et par l’influence des sœurs d’Otton, le margrave, en se retirant plein de colère avec le duc Bernard, enleva par dérision le dîner des princesses et courut ailleurs exciter les esprits. Mais, non loin de Nordheim, où il avait reçu l’hospitalité dans la maison du margrave, il fut assassiné de nuit par les fils de ce seigneur qui s’attachèrent à sa poursuite pour venger, dit-on, sur sa vie l’affront fait aux princesses. Tandis que cette mort ôtait un rempart au royaume sur sa frontière du Nord, un autre candidat au trône s’élevait dans l’Allemagne du Midi. Hermann, duc de Souabe et d’Alsace, proclamé roi par les seigneurs assemblés à Aix-la-Chapelle, s’avançait avec une armée pour fermer à Henri le passage du Rhin près de Worms. Mais Henri, ayant paru replier ses forces, passe le fleuve sur un autre point, arrive à Mayence et s’y fait sacrer roi par l’archevêque Willeghise. Après son couronnement, Henri n’avait encore pour lui que les vœux des deux provinces, la Bavière et la Saxe, Mayence et quelques villes dans les États mêmes de son compétiteur. Mais, tandis que le duc Hermann assiégeait Strasbourg et Brisach qui s’étaient déclarées pour Henri, le nouveau roi, traversant l’Alsace ravagée, se faisait reconnaître en Franconie et en Thuringe, allait dans la Saxe l’aire consacrer de nouveau son élection dans une diète solennelle à Mersbourg, où, devant l’archevêque, le duc et les margraves de la province, y compris le fier Lotta, il jura de n’enfreindre en rien les lois des Saxons et de les gouverner avec douceur ; puis de là, se rendant à Duisbourg, il s’y fait élire aussi par les États de Lorraine en leur faisant la même promesse de maintenir leurs droits, et ensuite il vient avec eux en grand appareil à Aix-la-Chapelle, où il fut assis sur le trône de Charlemagne et proclamé roi des États teutoniques, sept mois après le jour où l’Italie délivrée de l’Allemagne s’était donné dans Vérone un roi de sa nation. Élu ainsi sans diète générale par les votes successifs de cinq États germaniques, Henri avait encore à obtenir les suffrages ou la soumission de la Souabe, le duché même de son compétiteur ; Hermann céda et vint dans Francfort reconnaître le nouveau roi, quelques mois avant de mourir lui-même de honte et de chagrin.

Pendant les lenteurs et les troubles de cette élection, Henri n’avait pas négligé l’Italie, et le duc de Carinthie, Otton, avait, par ses ordres, essayé d’y rentrer pour se réunir aux ennemis du nouveau roi ; car les Saxons n’avaient pas si longtemps dominé la haute Italie, autrefois conquise par les Lombards, sans que ces deux races de même origine n’eussent laissé de nombreux appuis de la conquête allemande. Le haut clergé surtout, Arnulphe, archevêque de Milan, revenu de son inutile ambassade à Constantinople, Frédéric, archevêque de Ravenne, Tenson, évêque de Vérone, quelques prélats même d’abord favorables au roi, Gui, évêque de Pavie, Sigefrid, évêque de Plaisance, Landulfe, évêque de Brescia, Oldéric, évêque de Crémone, tous les Allemands de nom et de cœur étaient prêts de combattre ou d’abandonner Ardouin. Mais Ardouin l’avait prévenu, et, maître du cours de l’Adige, il attendit Otton dans les plaines de Vérone, et, tombant avec des troupes supérieures en nombre sur l’armée allemande du margrave, il la vainquit et la mit en fuite. Cette défaite écartait pour un temps de l’Italie la conquête allemande. Un autre appui vint à lui manquer. Le pape Sylvestre II, sorti de Rome avec Otton et resté près de lui à sa dernière heure, n’était pas rentré, selon toute apparence, dans cette ville soulevée contre la puissance et contre la mémoire du jeune empereur. Soit qu’il fût demeuré dans la Toscane ou qu’il eût suivi la retraite des troupes allemandes en Lombardie, ses jours se précipitèrent promptement, et il ne survécut que d’un an à l’Empereur son élève.

Pendant ce court pontificat, dont la fin fut Si troublée, Gerbert n’avait pas négligé ses études chéries, celles même qui, dans l’esprit du temps, semblaient le plus étrangères aux méditations du successeur de saint Pierre. Le petit nombre d’hommes qui étudiaient alors quelques éléments de sciences mathématiques le consultaient et recevaient ses réponses. Nous avons encore une lettre adressée au seigneur Sylvestre, souverain pontife et grand philosophe, dans laquelle Adelbold, qui prend le titre d’homme d’études, lui demande une explication sur le rapport du diamètre d’une sphère à sa circonférence. Après quelques raisonnements : Si dans tout cela je me trompe, écrit-il, je vous prie de me ramener dans la voie de la vérité ; si j’y suis déjà, je vous prie, au milieu des ténèbres qui m’y font chanceler encore, d’éclairer cette voie par la lumière de votre approbation. C’était, sans doute, la première fois qu’un pape était ainsi invoqué comme juge de la vérité scientifique. La solution du pape sur ce facile problème ne s’est pas conservée ; mais une autre lettre de Gerbert à Adelbold a pour objet de donner la cause de l’inégalité des aires dans le triangle équilatéral. Ces premiers efforts pour ranimer le goût et retrouver les éléments d’une science sublime nous expliquent les fables des contemporains sur Gerbert. Dans un traité de géométrie qu’il a fait en recommandant l’utilité de cette science à tous les amateurs de la sagesse, il dit qu’elle est merveilleuse pour exercer les forces de l’âme et de l’intelligence et pleine de spéculations profondes qui font comprendre, admirer, célébrer, dans les merveilles de la nature, la puissance et l’ineffable sagesse du Créateur, qui a tout disposé avec nombre, poids et mesure. Mais les problèmes, d’ailleurs fort simples, que contient cet opuscule, les procédés pour mesurer, d’après l’ombre, la hauteur d’une tour, pour calculer la profondeur d’un puits, l’étendue d’un champ, le nombre des grains dans un monceau de blé, semblaient aux contemporains des inventions magiques, et, de cette idée mêlée à la mort soudaine et obscure de Gerbert, se forma cette tradition vague que Gerbert avait un démon par lequel il opérait de merveilleux prestiges. Le parti opposé aux empereurs redit d’abord cette fable, et, plus tard, nous la retrouvons dans un partisan même de l’Empire qui fait remonter à Gerbert une école de magiciens livrés aux démons, parmi lesquels il plaçait Grégoire VII. L’Église de Rome, cependant, s’honora de Gerbert et ne lui a point donné ce nom d’antipape, dont elle a souvent flétri les pontifes qui lui étaient imposés par l’empire. Six ans après sa mort, un de ses successeurs, Sergius, lui consacra dans la basilique de Latran un tombeau où repose encore cet ancien adversaire de Rome. L’épitaphe, en rappelant la célébrité de Gerbert et son élévation sur les sièges de Reims, de Ravenne, et enfin de Rome, disait que le souverain pontificat lui fut donné par le César Otton III auquel il avait trop plu par sa fidélité.

Après lui, deux pontifes, Romains de naissance, se succédèrent en peu de temps, et Rome se crut rentrée dans le droit d’élire son chef. Mais ce droit dépendait du sort de la haute Italie sur laquelle se formait un nouvel orage. Henri, reconnu roi et délivré de ses concurrents en Allemagne, avait à réparer la défaite du margrave Otton et à reprendre la couronne d’Italie. Les griefs commençaient à naître contre le marquis d’Ivrée devenu roi, et le pouvoir absent était regretté, au moins par quelques grands qu’un petit souverain de leur nation ne pouvait satisfaire et qui espéraient davantage d’un roi de Germanie. De ce nombre était Tédald, seigneur du château de Canosse et son fils le marquis Boniface. D’autres grands vassaux d’Ardouin entraient dans le complot que l’archevêque Arnulphe excitait de tout son pouvoir.

Dès la seconde année de son règne, Henri, près duquel s’était réfugié l’évêque de Vérone et qui avait reçu les messages et les offres de l’archevêque Arnulphe et du margrave Tédald, marcha sur l’Italie par la route de Trente, avec une armée nombreuse de Lorrains, de Franconiens et de Souabes. Mais, de ce côté, les gorges des montagnes en avant de l’Adige étaient fortement gardées. Henri, se portant quelques lieues plus loin, vers la Carinthie dont il fit occuper les hauteurs par les habitants, passa par des routes difficiles, mais peu défendues, et, avec l’élite de son armée, arriva brusquement sur la Brenta. Là, il s’arrêta pour célébrer pieusement la semaine sainte, ne voulant pas, dit-il, verser le sang des hommes dans les jours où le Créateur avait souffert pour eux. La plupart des évêques de cette frontière étant alors en fuite ou réunis près de Henri, ses tentes devinrent le lieu où les fêtes de Pâques se célébrèrent avec le plus de pompe et de régularité. L’archevêque de Cologne donna la communion, et Henri, ayant fait publier son ban royal pour défendre sous peine de mort de s’écarter du drapeau, passa la Brenta sans obstacle et s’arrêta de nouveau pour attendre les défections de l’ennemi. L’armée d’Ardouin, en effet, divisée par les haines des chefs, se dispersa sans combattre, et lui-même, se voyant trahi et ne pouvant compter que sur les garnisons de quelques forteresses, se retira sans combattre dans son fief de Piémont. Henri entra vainqueur dans Vérone où le margrave Tédald et d’autres seigneurs vinrent se réunir à lui. A Bergame, il reçut la foi et les serments de l’archevêque de Milan, et, toujours sans combattre, il arriva dans Pavie où il fut couronné par les évêques et les grands aux applaudissements de la foule qui remplissait l’église. Mais, au dehors de l’église, la haine de l’étranger, l’indignation de cette facile conquête, le souvenir de la défaite du margrave Otton, enflammaient les esprits ; l’ivresse s’y mêlait dans le désordre d’une fête. Lorsque le roi fut rentré avec sa cour dans son palais, hors des murs de la ville, une sédition violente éclata dans Pavie, le peuple armé de pierres et de lances se porta sur le palais pour en briser les portes, tandis que le plus grand nombre des cavaliers germains étaient encore dispersés par la ville ou cantonnés avec leurs chevaux dans les châteaux du voisinage. Le désordre fut grand, l’attaque terrible, un frère même de la reine y fut blessé, et le roi, au milieu de ses évêques et de quelques chevaliers, eût vu son palais forcé dans la nuit, sans la résistance désespérée de ceux qu’il avait près de lui et sans la prompte diversion de ses troupes accourues de toutes parts pour défendre le palais et attaquer la ville. Au point du jour, repoussés dans leurs murs, les habitants y sont poursuivis et s’y défendent encore : mais, accablés de traits lancés du haut des toits, les soldats mettent le feu aux maisons, l’incendie dévore la ville au mi-lieu du meurtre et du pillage. Pavie est en partie détruite, et le roi, qui avait fait inutilement quelques efforts pour arrêter la dévastation, s’éloigne de ces ruines fumantes et va dans une forteresse du voisinage attendre les soumissions arrachées par la terreur de cet exemple. Il n’en profita pas cependant pour s’avancer alors en Italie ; il visita seulement Milan dont il aimait la liberté de langage et la douceur des mœurs, suivant la remarque singulière d’une chronique allemande, et, laissant le reste du peuple de Pavie au milieu des débris de la ville en cendres, il célébra pieusement la Pentecôte à Crémone et reprit le chemin de l’Allemagne par le mont Cenis, traversant l’Alsace et la Souabe pour se rendre en Saxe et de là faire la guerre aux tribus slaves de la Pologne et de la Bohême. L’expédition, où prenaient part les milices des Francs orientaux, était fixée au milieu d’août, après la moisson. Tandis que Henri s’engageait dans cette guerre, son compétiteur en Lombardie était déjà rappelé par les malheureux habitants de Pavie, et la haine qu’avaient excitée les cruautés des Germains lui rendait de nouveaux partisans. Ardouin ne put relever entièrement les ruines de Pavie, mais il y régna et maintint son pouvoir dans une partie de la haute Italie, tandis que Milan, Plaisance, Crémone, Côme, enfin toutes les villes dont les évêques étaient dévoués à Henri, continuèrent à reconnaître sa souveraineté. Mais elles profitaient déjà de son absence pour accroître les libertés municipales qui fondèrent les républiques lombardes du moyen âge. Le reste de l’Italie ne ressentait pas moins cet éloignement de la conquête allemande. La Toscane, quoiqu’elle eût envoyé une ambassade d’hommages au destructeur de Pavie, se formait en État indépendant. Rome entre l’autorité d’un patrice et celle d’un préfet, fils de Crescens et portant le même nom, se gouvernait par elle-même et avait successivement pour papes, élus librement, Jean XVIII et Sergius. Mais à la mort de ce dernier, un nouveau pape, Romain d’origine, Benoît VIII, fut élu contre un autre clerc romain, Grégoire, que soutenaient quelques barons romains, et, peu de temps après son exaltation, attaqué de vive force et chassé de Rome par ce rival.

Alors parut encore le vice de cette anarchie romaine qui appelait elle-même le joug étranger quand il tardait ou s’éloignait. Huit ans s’étaient écoulés depuis le sac de Pavie, et, dans cet intervalle, Henri, satisfait de prendre le titre de roi d’Italie et de distribuer quelques fiefs aux environs des villes de Lombardie qui lui étaient encore soumises, n’avait pas de nouveau franchi les monts. Benoît VIII, déchu par violence de la chaire pontificale, vint chercher protection près de lui en lui offrant l’Empire, cette ambition de tous les rois de Germanie. Le roi, qui célébrait alors les fêtes de Noël à Palitsch, accueillit le pontife, et, l’automne suivant, à la tête d’une armée nombreuse, entrant de nouveau par la frontière du Tyrol, il marcha sur Pavie que le roi Ardouin n’essaya pas de défendre. De là, Henri vint à Ravenne dont l’archevêque, fidèle à sa cause, était mort pendant l’interrègne et avait été remplacé par un nouvel élu. Henri, écartant celui-ci en le renvoyant à un évêché obscur du voisinage, mit sur le siége important de Ravenne un prince de sa famille, son propre frère Arnold, et s’avança vers Rome qui n’opposa pas plus de résistance que Ravenne. Soit, en effet, que Benoît VIII eût négocié d’avance avec le roi de Germanie et l’eût appelé par ses soumissions, soit qu’il désespérât de lui opposer aucun obstacle, Henri fut accueilli à son approche par les hommages des Romains et vit venir à sa rencontre, avec un nombreux cortége de guerriers et de prêtres, le pontife qui portait dans ses mains un petit globe en or surmonté d’une croix et qui, en s’approchant, le lui présenta comme un symbole de l’empire du monde. Le prince, en le recevant, dit que cet ornement ne convenait à personne plus qu’à ceux qui foulent aux pieds les grandeurs du monde, afin de suivre la croix du Sauveur, et il le fit envoyer en offrande au monastère de Cluny.

Mais cette humilité semblait ne le rendre que plus digne de l’Empire, et le pape, lassé sans doute de la protection turbulente des seigneurs romains, était pressé lui-même de conférer solennellement ce titre d’empereur, interrompu depuis douze ans et dont il voulait tirer de nouveaux privilèges et de nouvelles garanties pour l’Église. Cette cérémonie s’accomplit avec un mélange remarquable des rites chrétiens et des souvenirs antiques de Rome. Le roi de Germanie, avec sa femme Cunégonde, s’avança vers l’église de Saint-Pierre, au milieu de douze sénateurs dont six portaient de longues barbes et qui s’appuyaient, en marchant, sur des bâtons d’ivoire. A l’entrée de l’église Saint-Pierre, il fut reçu par le pape qui lui demanda s’il voulait être le fidèle patron et défenseur de l’Église romaine et s’il serait en tout également fidèle au pape et à ses successeurs. Il le promit. Alors introduit dans la nef, il reçut ainsi que sa compagne l’onction, sainte et la couronne impériale et fut proclamé Auguste par les prêtres et le peuple. II se retira ensuite, laissant son ancienne couronne de roi déposée sur l’autel, et le pape lui donna le soir un grand souper dans le palais de Latran. Le peuple, au milieu de ces fêtes, demeurait ennemi des étrangers. On en vint aux mains sur un pont du Tibre et beaucoup d’hommes des deux nations furent tués ou blessés.

L’empereur, en apaisant ce désordre, fit conduire prisonniers en Allemagne trois des siens accusés d’en être cause, et l’on ne peut douter qu’il n’ait soigneusement évité tout ce qui aurait pu renouveler à Rome les scènes sanglantes de Pavie. Par là peut-être faut-il expliquer un monument contesté de son passage dans Rome, une charte accusée d’imposture et qui renferme la confirmation la plus étendue de toutes les prétentions du pape sur plusieurs villes de Toscane et leurs dépendances, sur l’exarchat de Ravenne et la Pentapole, sur le territoire de la Sabine et les villes qui en dépendent, sur l’île de Corse et sur une foule de domaines dans la Lombardie, sur plusieurs villes de la Pouille, sur Bénévent, sur Naples même, et sur la Sicile, quand Dieu la livrerait aux mains de l’empereur. Quelques erreurs matérielles dans les détails de cet acte et dans les noms des évêques allemands et des feudataires italiens cités à la suite comme l’ayant souscrit, sont loin de suffire pour en prouver la fausseté. L’intérêt politique des rois de Germanie, la dévotion du temps, expliquent assez de quel prix ils devaient acheter ce nom d’empereur donné par le pape. La concession qu’ils faisaient au pontife ne faisait d’ailleurs que consacrer leur souveraineté à eux-mêmes et substituait un droit plus saint à celui de, la conquête. Enfin l’empereur, par cet acte, se réservait un droit important sur l’élection du pape en faisant jurer, à tout le clergé et à toute la noblesse romaine, que nul pontife élu ne serait consacré avant d’avoir, en la présence des envoyés impériaux et du peuple de la ville, juré la conservation de tous les droits comme l’avait fait autrefois le pape Léon. Enfin, d’après cet acte, les envoyés du pape devaient, chaque année, rapporter à l’empereur de quelle manière les gouverneurs et les juges rendaient la justice au peuple dans les terres de l’Église, et des commissaires impériaux, chargés du même soin, devaient informer le pape de toutes les plaintes qu’ils auraient entendues, afin qu’il y fût porté remède, ou sur-le-champ de l’ordre du pape, ou par de nouveaux envoyés de l’empereur. Les avantages que ce décret donna à l’Église montrent assez l’habileté de Rome pour reprendre par les négociations ce qu’elle avait perdu par la conquête ; mais c’est plutôt un motif de le croire authentique : et les actes de souveraineté que fit Henri dans Rome, un plaid solennel tenu par lui au Vatican, son nom gravé sur les monnaies, ne contredisent pas, dans l’esprit féodal, les droits de seigneurie qu’il accordait au pape sur une portion de l’Italie. Ces droits allaient s’accroître.

Henri quitta bientôt Rome pour retourner en Allemagne, laissant derrière lui son compétiteur Ardouin qui sort de nouveau des montagnes du Piémont et, secondé par plusieurs seigneurs du pays, reprend les villes de Verceil et d’Asti, sans oser rien entreprendre contre Milan. Un exemple prouvera que Milan, par sa haine contre Pavie et sans doute aussi par les privilèges qu’elle avait reçus des rois de Germanie, leur était bien plus favorable que Rome. Ardouin, maître d’Asti, fait élire à cet évêché son oncle, frère du marquis de Suze, puisant seigneur italien. L’archevêque de Milan interdit le sacre du nouvel élu, le pape l’accorde. L’archevêque alors excommunie l’évêque sacré par le pape, et, levant une armée avec ses vassaux et ceux de ses suffragants, il vient attaquer Asti et réduit à composition l’évêque et son frère qui défendait avec lui la place assiégée. Tous deux furent contraints de faire nu-pieds une marche de trois milles, l’évoque tenant son missel et le marquis portant un chien sur les épaules, jusqu’à la basilique de Saint-Ambroise où l’évoque déposa sur l’autel sa crosse et son anneau et où le marquis remit une offrande de plusieurs marcs d’or, pour aller ensuite nu-pieds, comme ils étaient venus, à la basilique de Saint-Michel où la crosse et l’anneau furent rendus au prélat pénitent. Le roi Ardouin, trop faible pour prévenir ou venger cet affront, s’était retiré dans un monastère du Piémont. Il y mourut l’année suivante, et la Lombardie, cessant d’être disputée entre deux souverains, resta soumise à Henri, autant que pouvaient l’être ces prélats investis de grands fiefs, ces seigneurs italiens ou lombards enfermés dans leurs châteaux forts, et ces villes dont le peuple nombreux et déjà commerçant élisait ses magistrats, armait ses milices et faisait la guerre ou la paix avec les villes voisines.

A Rome, près du pape, près du consul ou duc des Romains, il y avait encore un représentant immédiat du pouvoir impérial, au moins pour l’exercice de la juridiction criminelle. Le jugement des causes civiles, en effet, appartenait au sénat, mais la connaissance des crimes et le droit de prononcer des sentences de mort étaient réservés au préfet qui prêtait foi et hommage au pape, mais était nommé par l’empereur et recevait de lui, comme insigne de sa charge, un glaive nu dont il devait user contre les malfaiteurs et les meurtriers. Cet usage atteste, sans doute, la soumission de Rome au chef étranger qui venait y prendre le titre d’empereur ; mais il ne s’y mêlait ni tribut, ni impôt, ni garnison étrangère laissée dans les murs de Rome. Par là, on s’explique sans peine comment cette autorité des empereurs sur Rome n’était jamais ni tout à fait établie, ni tout à fait brisée. Dans leur éloignement, elle pesait peu, et leur présence était trop passagère pour rien fonder.

Cette même époque vit s’élever, sur le sol de l’Italie, une puissance nouvelle qui ne peut être négligée dans l’histoire du pontificat romain. Elle commença par quelques aventuriers normands venus en pèlerinage au monastère de Saint-Michel, sur le mont Gargan dans la Pouille. Un chef italien qui se déclarait indépendant, Mell, seigneur d’un canton de la Pouille, frappé de la haute mine et de l’air martial de ces nouveaux venus, les engagea pour faire la guerre aux gens du voisinage en leur promettant du butin et des terres. De retour en Normandie et y faisant de grands récits sur la richesse et la beauté du ciel d’Italie, ils en repartirent bientôt avec de nouvelles recrues. Réunis à Mell ils vainquirent les Grecs dans plusieurs combats et les chassèrent de presque toutes les villes qu’ils occupaient ; mais le gouverneur grec ayant reçu de Constantinople un puissant renfort, vaincus eux-mêmes et décimés dans un dernier combat, ils se réfugièrent sous la protection du prince de Salerne, et les Grecs se virent sur le point de reprendre l’empire dans l’Italie méridionale et jusqu’à Rome. A l’approche de ce danger, le pape Benoît VIII n’hésita point à se rendre en Allemagne où il était appelé pour célébrer la dédicace de la cathédrale dans la ville de Bamberg, séjour habituel de l’empereur. Il était aux fêtes de Pâques de l’an 1020, avec le patriarche d’Aquilée et l’archevêque de Ravenne. Mais ce voyage avait surtout pour motif d’invoquer les armes et l’appui de l’empereur contre la domination des Grecs, plus redoutée de Rome que celle des Allemands, parce que, interrompue dès longtemps, on ne savait pas quels maux et quelles vengeances elle pouvait ramener. Reparti de Bamberg avec la promesse d’un secours qui devait tarder encore, le pape, de retour à Rome, y vit arriver un seigneur normand célèbre par son courage et que l’animosité de son suzerain, le duc Richard, chassait de son pays. C’était Godefroi de Ringon accompagné de ses quatre frères et d’autres parents ou vassaux, tribu guerrière qui venait se plaindre au pape des affronts qu’elle avait soufferts et lui offrir ses services et son épée. Le pape les accueillit et les envoya dans le duché de Bénévent avec des lettres pour les primats du lieu qu’ils étaient chargés d’ex-citer contre les Grecs. Ils soulevèrent, en effet, le pays et repoussèrent les exacteurs et les soldats de l’Empire grec. Mais, malgré leurs efforts, les Grecs, recrutés par leurs flottes, obtinrent l’avantage et secondés par les moines du mont Cassin et par Landulphe, prince de Capoue, ils s’étaient emparés de la tour du Garigliano qui dépendait de l’Église romaine. Ce fut alors que, par de nouveaux messages et d’instantes prières, Benoît VIII pressa l’arrivée de l’empereur en Italie et sa marche sur la Pouille. Henri II passe les monts à la tête d’une armée nombreuse et, descendu en Lombardie, il envoie, dans la marche de Camerino, le patriarche d’Aquilée avec 15.000 hommes, et charge l’archevêque de Cologne, prélat guerrier, d’aller, avec 20.000 hommes, assiéger Capoue, tandis que lui-même se fait reconnaître dans Bénévent, dans Salerne, et presse le siège de Troia, la plus forte ville occupée par les Grecs. Henri était vainqueur sans bataille rangée, et disposait à son gré des petites souverainetés de la Pouille ; mais, les maladies contagieuses s’étant répandues parmi les troupes allemandes, il perdit beaucoup d’hommes et, quittant la Calabre pour se porter sur la Toscane, il repassa les monts, dans la même année, avec les faibles débris de sa brillante armée. Cette issue ordinaire des expéditions germaniques en Italie explique la faiblesse du pouvoir impérial. Ce climat, ce séjour envié des Allemands, était redouté par eux ; il leur semblait fatal. De là, souvent des entreprises trop courtes, abandonnées dans l’exécution même, et lorsqu’un effort de plus les aurait efficacement terminées. Cependant chacune de ces invasions incomplètes laissait aux Italiens de nouveaux griefs, un nouveau surcroît de haine ou de confiance dans leurs forces. Ils résistaient peu à ces visites du vainqueur ; mais ils n’en étaient pas plus soumis après son départ. Les troubles et les interrègnes du trône électif de Germanie favorisaient encore le relâchement de la conquête et le réveil de l’indépendance italienne. A la mort de Henri II, qui termina ses jours dans les pratiques d’une grande piété, deux ans après son retour d’Italie, les habitants de Pavie se soulèvent et détruisent le palais impérial que ce prince les avait forcés de rebâtir dans leurs murs après l’incendie de leur ville, vingt ans auparavant. En même temps, plusieurs seigneurs puissants d’Italie, le marquis de Suze, l’évêque d’Ostie, l’évêque de Verceil, projetaient d’appeler à la couronne d’Italie un prince français, ou le roi de France lui-même, ou son fils Hugues, ou Guillaume, duc d’Aquitaine, célèbre par sa douceur, sa sagesse, la magnificence de sa cour et ses poésies en langue provençale. Guillaume fit même le voyage d’Italie pour se concerter avec eux ; mais on ne tomba point d’accord. Dans l’intervalle, Conrad, duc de Franconie, ayant été, dans la diète de Francfort, élu roi des Germains, un parti nombreux se forma pour lui, parmi les évêques du royaume d’Italie. Aribert, archevêque de Milan, leur donna l’exemple et fut secondé, sans doute ; par l’ancienne rivalité de Milan contre Pavie. Accompagné de quelques seigneurs lombards, il se rendit en Allemagne ; à Constance, où Conrad tenait sa cour, et lui prêta foi et hommage, s’engageant à le reconnaître pour roi, quand il viendrait en Italie. D’autres députés arrivaient de différentes villes de Lombardie et même de la cité de Pavie qui, s’excusant de sa violence, offrait de rebâtir encore le palais impérial qu’elle avait détruit, mais y mettait pour condition qu’il serait élevé cette fois hors de l’enceinte de la ville. Cette prétention fut rejetée ; mais les autres députés italiens revinrent comblés de présents, et Conrad, assuré de la paix de l’Allemagne, prépara tout pour passer en Italie avec une puissante armée.

Entré par le Tyrol au printemps de l’an 1026, il marcha sans obstacle de Vérone sur Pavie. Repoussé des murs de cette ville, sans s’arrêter à en former le siège, il vint à Milan, y fut couronné par l’archevêque Aribert et alla recevoir ensuite, dans Monza, des mains du même archevêque, la couronne de fer qu’avait portée Théodoric. En même temps, il continuait, contre la cité de Pavie et quelques seigneurs du même parti, une guerre de dévastation et de pillage. Pavie seule, défendue par de fortes murailles et un peuple nombreux, ne fut point assiégée ; mais, dans les campagnes d’alentour, les paysans furent massacrés, les vignes détruites, les églises et les châteaux démolis. De là, Conrad fit marcher ses troupes sur Ravenne, où il entra sans obstacles et exerça, comme ses prédécesseurs, tous les droits de la souveraineté ; mais l’antipathie des deux nations, l’insolence des soldats étrangers, le désespoir des habitants, firent bientôt éclater dans la ville une sédition violente. Conrad lui-même fut obligé d’accourir en armes dans les rues de la Ville, et, après la défaite des habitants, il protégea leur vie contre la fureur des siens qui les massacraient jusque dans les églises. Le lendemain, les principaux de la ville étant venus pieds nus lui demander grâce, il leur accorda merci. Mais cette triste inauguration de sa souveraineté ne l’engageait pas à prolonger sa présence dans Ravenne, et, les chaleurs de l’été commençant à répandre les maladies dans son armée, il se replia vers la Lombardie et vint, près de Milan, habiter sur des hauteurs ombragées et salubres où sa table royale était entretenue par la magnificence de son fidèle vassal, l’archevêque Aribert.

Conrad, après avoir, par un séjour de plusieurs mois, affermi sa puissance dans l’Italie du nord, depuis Ivrée jusqu’à Milan, marcha sur la Toscane, dont le nouveau duc Raginaire, second successeur du margrave Hugues, se déclarait indépendant. Mais, ayant bientôt soumis et déposé ce vassal, Conrad s’avança sur Rome, où il était attendu par le pape Jean XIX, l’ancien magistrat laïque de l’État romain et chef trop habile pour combattre ouvertement l’invasion allemande. Conrad s’approcha donc pour recevoir l’onction sainte et la couronne, comme Charlemagne, comme Otton le Grand et comme tant d’autres. Une circonstance mémorable dut même relever à tous les yeux l’éclat de cette cérémonie. Sans parler de tous les grands vassaux italiens appelés à la suite de Conrad, deux rois étaient alors présents à Rome, Rodolphe, roi des deux Bourgognes, et Canut le Grand, roi de Danemark et habile usurpateur de l’Angleterre, venu à Rome pour le rachat de son âme, écrit-il. Ce furent eux qui ramenèrent Conrad de l’autel où il avait reçu, avec la reine son épouse, l’onction sainte et la couronne impériale. Le sage Canut, roi non moins vigilant que religieux pèlerin, saisit cette occasion d’obtenir du pape, de l’empereur et des autres princes ou margraves réunis, la franchise de toute charge et de tout impôt, pour ses sujets qui se rendraient à Rome ; et il fit également supprimer, en faveur des archevêques de ses États, les droits dispendieux exigés pour la concession du pallium.

Tandis que le nouvel empereur tenait sa cour dans le palais de Latran, une querelle populaire, pour un cuir de bœuf qu’avait pris un soldat allemand, fit reparaître toute l’animosité des indigènes contre le maître étranger qu’ils couronnaient. Une révolte éclata ; beaucoup d’habitants de Rome périrent, sous le fer des Allemands plus aguerris et mieux armés, et le reste vint demander grâce à l’empereur, les uns portant une épée nue à la main, les autres portant un lien d’osier au cou, selon qu’ils étaient de condition libre ou servile. Ce fait semble attester que le soulèvement s’était, fort étendu et qu’il avait réuni plusieurs classes du peuple. Peu de jours après, Conrad quitta Rome pour faire reconnaître sa puissance dans les duchés de Bénévent et de Capoue, et, revenant en Lombardie, où il réduisit enfin à l’obéissance la ville de Pavie, il rentra dans ses États d’Allemagne, après deux ans d’absence, laissant derrière lui l’Italie pleine de troubles et de guerres privées entre les grands vassaux et les châtelains, les métropolitains et les évêques, les évêques et les bourgeois des villes. L’archevêque de Milan, auquel l’empereur avait attribué le droit de disposer du siège épiscopal de Lodi, avait à combattre à la fois les habitants de cette ville et les seigneurs du Milanais ligués contre lui. La cité de Pavie, quoiqu’elle eût donné satisfaction à l’empereur et qu’elle rebâtit enfin son palais, était toujours ennemie et redoutable, et, dans le reste de la Lombardie, les hostilités et les pillages se multipliaient de ville à ville, de château à château. Ravenne, sous le gouvernement de l’archevêque Guérard, Allemand d’origine, demeurait soumise à l’empire ; et il en était de même de la Toscane, que Conrad avait donnée par investiture à l’ancien seigneur de Canosse, au margrave Boniface, qui devint père de la comtesse Mathilde. A Rome enfin, le pontificat ne sortait pas d’une même famille, qui avait montré sa soumission à Conrad. Jean XIX, étant mort, fut remplacé par son neveu, qui, élu à prix d’argent, vécut dans le scandale et la licence sous le nom de Benoît IX. L’Italie méridionale enfin continuait d’être disputée entre les Sarrasins, les Grecs, le duc de Naples, Pandulphe, prince de Capoue, rétabli par Conrad, et les Normands, dont la colonie guerrière, au milieu des faibles États qu’elle défendait tour à tour, s’élevait seule, et, maîtresse du sol le plus fertile, fondait la forte ville d’Averse, à trois lieues de la molle cité de Naples et en vue de la terre de la Sicile.

Retenu par des divisions intérieures, par des guerres contre les Polonais et les Slaves et enfin par la réunion difficile et contestée du royaume de Bourgogne aux États de Germanie, Conrad passa huit années sans revoir l’Italie et sans y intervenir autrement que par des actes de suzeraineté féodale et des donations religieuses. Dans cet intervalle, le margrave Boniface, duc de Toscane, s’était rendu célèbre par sa justice et sa magnificence ; il venait d’épouser une princesse alliée à la maison impériale, Béatrix, fille de Frédéric, duc de la haute Lorraine, et ses liens avec l’empire semblaient accrus en même temps que sa puissance. La lutte que l’empereur eut à soutenir fut en Lombardie seulement et coutre son ancien vassal, l’archevêque Aribert, dont il méconnut les services et voulut affaiblir la puissance. Rentré enfin avec une armée nouvelle en Italie, Conrad se rendit de Brixène à Milan, oit il n’hésita point à dépouiller l’archevêque du droit d’investiture qu’il lui avait donné sur l’épiscopat de Lodi. Milan murmura de cet affront fait à son chef’ religieux, et Conrad inquiet, entraînant l’archevêque à Pavie, où il avait convoqué la diète, l’y fait arrêter, refuse sa liberté aux députations de la ville de Milan et le met sous la garde du patriarche d’Aquilée et du margrave de Vérone. L’archevêque échappe cependant, rentre libre dans Milan soulevée, et, à la tête d’un peuple enthousiaste, repousse, du haut des murs, l’armée de l’empereur accourue de Ravenne. Là, comme devant Pavie, les Allemands n’osent entreprendre un long siège ; ils se rejettent sur les terres et les châteaux d’alentour et, après une rude sortie des habitants, ils se retirent vers Crémone ; tandis que l’audacieux archevêque, méditant la déposition du roi qu’il a couronné, fait offrir l’Italie à un prince français,, le comte de Champagne, Eudes, ennemi de l’empereur auquel il avait disputé le royaume de Bourgogne.

Abandonné par Milan, Conrad avait un double motif de s’appuyer sur Rome ; mais là encore se voit combien la servitude ou les vices des derniers papes avaient énervé la puissance extérieure du pontificat romain. Chassé du siège pontifical par une conspiration de quelques nobles romains qui étaient venus en armes l’assaillir au pied même de l’autel, Benoît IX s’enfuit à Crémone. L’Empereur l’accueille et, traversant avec lui le territoire soumis de la Toscane, le ramène sans obstacle dans Rome, pour y prononcer, du haut de la chaire pontificale, la déposition de l’archevêque de Milan et sacrer son successeur. Mais le prélat excommunié et déposé par le pape n’en reste pas moins à la tête de son Église et de son peuple, et l’empereur, maître de Rome, ne peut rien sur Milan. Après une courte expédition dans la Pouille, où il protège le monastère du Mont-Cassin contre Pandulfe, donne le duché de Capoue au prince de Salerne et affermit les possessions des Normands, Conrad s’éloigne et repasse en Allemagne, laissant à ses grands vassaux de Lombardie le soin de poursuivre la guerre contre l’archevêque de Milan. Uri chroniqueur allemand lui-même raconte que Conrad repoussé de Milan, se faisant couronner roi dans une petite église hors de la ville, la cérémonie fut troublée par un violent orage, et qu’au milieu des éclairs et des foudres qui frappèrent l’assemblée de terreur, on vit apparaître saint Ambroise, menaçant le prince et lui ordonnant de quitter l’Italie. Retranché dans une ville forte et riche, et secouru par les nombreux vassaux de l’Église, Aribert se défendit avec courage. Dans les fréquentes sorties que faisaient les siens, parut alors, pour la première Fois, le symbole de guerre, devenu plus tard si célèbre en Lombardie, le Caroccio, ce char, portant un mât surmonté d’une pomme d’or à laquelle étaient attachés deux étendards blancs divisés par une croix. L’archevêque imagina ce gage de bataille pour enflammer encore plus l’ardeur des siens, et, plusieurs fois, durant ce siège, le Caroccio rentra dans la ville, vainqueur et entouré des braves qui l’avaient défendu.

Un événement inattendu vint fortifier cette résistance et délivra Milan. On apprit tout à coup en Lombardie la mort de l’empereur Conrad et l’avènement de son fils déjà couronné roi de la Germanie et des deux Bourgognes. A cette nouvelle, les chefs lombards qui, pour servir le ressentiment de Conrad, assiégeaient l’archevêque Aribert, dispersent leurs troupes et s’éloignent. L’archevêque n’en parut pas moins disposé à reconnaître la souveraineté de Henri, et il passa même en Allemagne pour aller lui prêter foi et hommage, comme au roi d’Italie. Mais Aribert, rentré en grâce avec le roi de Germanie et assuré de la paix au dehors, trouva bientôt de plus grands périls dans les agitations mêmes de Milan. Jusque-là, et dans sa résistance contre Conrad, il avait eu pour principal appui les nobles de Milan, c’est-à-dire ceux qui, sous le nom de valvasseurs ou d’écuyers, possédaient des fiefs, grands ou petits, dans le pays d’alentour. Cette classe puissante, à laquelle se joignaient les nobles sans fortune et quelques bourgeois possesseurs de terres franches, entraînait tout. Le peuple avait suivi ; mais l’essai même qu’il fit de sa force, en combattant pour son archevêque, l’enhardit et l’excita contre la domination des nobles et des riches. Les marchands, les gens de métier dont Milan était remplie, unis au petit peuple ; tournèrent contre l’aristocratie milanaise les armes dont ils s’étaient servis pour la défense de leurs murs. L’archevêque voulut en vain s’interposer. Après quelques rudes combats dans la ville, les nobles furent forcés de fuir avec leurs familles et leurs partisans, pour se cantonner dans quelques châteaux forts voisins de la ville, et l’archevêque, en déplorant cette guerre civile qu’il ne pouvait apaiser, sortit avec eux de Milan dont ils infestèrent les abords et épuisèrent les ressources par de continuelles hostilités. La ville ne se découragea pas cependant et soutint ce nouveau siège durant deux années. Mais un chef même qu’elle s’était donné, un noble qui avait passé du côté du peuple, voyant la ruine de ses concitoyens, se rendit en Allemagne pour invoquer les secours de Henri et offrit de recevoir une garnison allemande dans Milan. Henri, qui avait encore bien peu marqué sa royauté d’Italie, saisit avec empressement cette occasion et promit de défendre, contre l’archevêque et les nobles, le peuple de Milan. Mais le chef milanais, qui avait ainsi négocié l’entrée des étrangers clans sa ville, s’en repentit avant d’achever et, de retour parmi les siens, sans attendre les 1,000 cavaliers allemands qu’on lui avait promis, il se hâte de traiter avec le parti des nobles et leur rouvre les portes de Milan, où ils viennent reprendre leurs palais et leurs honneurs, de l’aveu du peuple qui, dans sa haine, les préférait encore aux soldats étrangers.

En se réunissant ainsi, les nobles et le peuple de Milan ne méconnaissaient pas la souveraineté du roi de Germanie ; mais ils maintenaient leur ville Franche et libre de tonte garnison étrangère. Du l’este, un feudataire de Henri, Allemand d’origine, Albert Ason, avait le titre de marquis et de comte de Milan, et vint plusieurs fois tenir clans cette ville des plaids solennels, où il prononçait des amendes au profit de la chambre impériale. La mort de l’archevêque Aribert, peu de mois après sa rentrée dans à1ilan, accrut bien plus encore l’autorité du roi de Germanie. Le clergé et le peuple de Milan avaient désigné, selon l’usage, pour lui succéder, quatre candidats, entre lesquels le roi devait choisir, et qui tous, dignitaires ecclésiastiques, prenaient même le titre de cardinaux selon l’usage de cette Église de Milan, rivale de l’Église romaine. Aucun ne fut nommé ; le roi choisit un prêtre obscur du Milanais, Gui de Vélate, employé dans le secrétariat de sa cour, et il le fit partir aussitôt pour la Lombardie, où, par l’appui des nobles qui cherchaient à s’étayer de l’autorité du roi contre le peuple, Gui de Vélate parvint à s’établir à la tête de l’orgueilleux chapitre de Milan.

L’Église romaine cependant, sous le pontificat de Benoît IX, était plus corrompue et plus agitée que jamais. Le pape qui, suivant l’expression d’un de ses successeurs, vivait comme Épicure, et non comme un pontife[47], trafiquait des bulles de l’Église pour satisfaire à ses plaisirs, en même temps qu’il servait bassement les desseins du roi de Germanie. Gagné par les présents du patriarche d’Aquilée, il soumit à ce diocèse l’Église de Grado, qui jouissait également du titre de patriarcat et faisait partie du territoire libre de Venise. La ville de Grado résista, et le patriarche d’Aquilée, étant venu l’assaillir avec des troupes, n’établit son droit de métropolitain que par le pillage des maisons et l’incendie même des églises. Le doge de Venise et le patriarche de Grado ayant alors écrit avec force à Benoît IX, ce pape, dans un concile tenu à Rome, révoqua, comme subreptice, le décret qu’il s’était fait payer à prix d’or, et il ordonna, sous peine d’anathème, au patriarche d’Aquilée de restituer ce qu’il avait envahi. Un nouveau soulèvement, survenu dans Rome, chassa Benoît IX du pontificat ; et Jean, évêque de Sabine, fut élu à sa place, sous le non- de Sylvestre III. Mais Benoît, appuyé par quelques seigneurs châtelains de sa famille, fit la guerre autour de Rome et y rentra de force au bout de quelques mois, expulsant à son tour son compétiteur que l’Église a laissé parmi les antipapes. Rétabli sur la chaire de saint Pierre, Benoît IX y dura peu ; et se sentant haï et méprisé des Romains, soit qu’il fût touché par les réprimandes d’un saint homme, Barthélemi, abbé de la Grotte de fer, soit plutôt qu’il fût las des périls de la papauté, et qu’il préférât les plaisirs et la licence d’une vie obscure, il vendit à prix d’argent l’abandon de la tiare, comme il avait vendu tout le reste. Par une circonstance même qui témoigne combien était profonde la plaie de l’Église romaine, il se rencontra un homme de bien pour faire avec lui ce marché. Jean Gratien, archiprêtre de l’Église romaine, considéré pour sa piété et jouissant de grandes richesses, acheta l’abdication de Benoît IX et son appui pour lui succéder, de telle sorte que la simonie parvint seule à retirer le pontificat des mains indignes qui le déshonoraient. Restait la puissance impériale, la conquête allemande qui pouvait, au premier jour, visiter de nouveau l’Italie et corriger ou accroître le désordre de l’Église romaine. Mais ici, au lieu de continuer le récit des événements généraux, il est temps de chercher, dans la foule, l’homme qui doit représenter en lui la grande souveraineté du moyen âge et qui sera, tout à la fois, l’austère réformateur du sacerdoce et l’ambitieux promoteur de l’Église. Il est déjà né dans l’Italie ; il croît obscurément près du tombeau de saint Pierre ; bientôt sa vie va se mêler à toutes les vicissitudes du pontificat suprême, dont il s’approchera longtemps, par degrés, avant d’y monter lui-même pour étonner le monde. La vie d’Hildebrand, sous ce nom et sous celui de Grégoire VII, comprendra non seulement l’histoire contemporaine de l’Église durant un demi-siècle, mais la prophétie et comme la figure de son histoire à venir.

 

 

 



[1] D. Bouquet, ad ann. 770.

[2] Lett. d’Ad., 59.

[3] Lettre d’Ad., 75.

[4] Code Carol., Ép. 85.

[5] D. Bouquet, t. V, p. 625.

[6] Breviar., p. 56.

[7] Breviar., p. 53.

[8] Quandoquidem Albericus omnia imperatorum jura, præter nomen Augusti, consentientibus Romanis, sibi vindicaverat, patricium eum vocare assueverunt ;... præses vero senatus universæ urbi præfectus fuit, et hinc omnium Romanorum senator vocatur. (Michael., Conr. Curtii de senatu romano Commentor., lib. VI, c. IV, pp. 169 et 170.)

[9] Habet ex altero latere effigiem Alberici cum sceptre, cruciato, in altero verba Albericus P. consul. (Michael., Conr. Curtii de senatu romano Commentor., lib. VI, c. IV, p. 172.)

[10] Jussu igitur Alberici, pontifex maximus patriarchis Constantinopolitanis pallii usum perpetuum, absque prævia sedis romanæ venia, indulsit. (Michael, Curtii comment. ut supra, p. 171.) — Cumque eum cupiditas Alberici non lateret, missis eo muneribus satis magnis, efficit ut ex papæ nomine Theophylacto patriarchæ litteræ mitterentur, quarum auctoritate tum ipse, tum successores, absque paparum permissu, palliis uterentur. Ex quo turpi commercio vituperandus mus incoluit, ut non solum patriarchæ, sed etiam Episcopi totius Græcia, palliis utantur. (Luitprandi, Relat. leg. suæ.)

[11] Regalis forma, præclara decore,

Ingenio prælucida tanto

Ut posset regnum digne rexisse relictum.

(Hroswitha, De gestis Oddonum.)

[12] Ipseque cum fortis sequitur turba legiones

Et rapido segetem cursu peragravit eamdem,

In cujus suleis latuit tune Domna recurvis

Hæc quam quærebat cereris contecta sub altis...

Et quamvis circumpositos disjungere culmos

Nisibus extenta cunetis temptaverit hasta

Non tamen invenit Christi quam gratia texit.

(Hroswitæ, Historia apud Meibomium, t. I, v. 721.)

[13] Præses Adhelaïdus mox advenit venerandus,

Induxitque suam gaudenti pectore domnam

Illo tempore rex proficiscitur in militiam

Contra Boleslaum regem Bohemorum.

(Witch., Corb. ann., l. III.)

[14] Litteras et annulum quem a duce detulerat, callidus arciger clam sagittæ inseruit, ac nemine id suspicante in arcem illum trajecit. (Chronic., XX.)

[15] Ludulfus tristis a rege discessit. (Witch., Corb. ann., lib. III.)

[16] Legati ab sede apostolica venerunt Joannes diaconus et Aro sereniarius votantes regem ad defendendam Italiam et Romanam rempublicam a tyrannide Berengarii. (Chronic. Rhegen. ad a. 960.)

[17] Gratianus. dist. 63, decretum 33. Michael, Conr. Curtii de senatu romano, lib. VI, cap. V. Lettre d’Otton, Witich., Annal., lib. III. Ditmari, Chronic., lib. II, p. 24.

[18] Luitprandi, Hist., lib. VI, c. VI.

[19] Romanorum præpotens imperator Augustus, valentiorem sibi in Christo dominum apostolicum, nomine Benedictum, quem nullus absque Deo judicare potuit, injuste, ut spero, accusatum deponi consensit, et quod utinam non fecisset, exilio ad Hamburg relegari præcepit. (Dithm., Chronic., l. II, p. 22.)

[20] Celebratis magnifice nuptiis. (Witikind, liv. III.)

[21] Hug. Flav., Chr., pp. 137,138.

[22] Quod cum inclyta imperatrix Adelheidis comperiret, tristis protinus affecta regem tunc VII annos regnantem visitando consolatur, ac vice matris secum tam diu habuit. Quod ipse protervorum consilio juvenum tristem illam dimisit. (Ditm., Episc. Chronic., l. 5, p. 38.)

[23] Credere me non ausim fidei meorum militum, quia Itali suat. (Gerbert, Epist. XCL.)

[24] Lotharius, rex Franciæ, prolatus est solo nomine, Hugo vero non nomine, sed actu et opere. (Gerbert, Epist. IVL.)

[25] Ferat sancta Ecclesia Romana sententiam damnationis in reum quem universalis damnat Ecclesia. (Synodus Remensis, etc. Francofurti, M.D.C) ut sciamus cur inter cæteros apostolatum vestrum præferre debeamus. (Ibidem.)

[26] Synodus Remensis, p. 60.

[27] Synodus Remensis, p. 61.

[28] Synodus Remensis, p. 74.

[29] Synodes Remensis, p. 72.

[30] Synodus Remensis, p. 147.

[31] Synodus Remensis, p. 140.

[32] Anecdotorum Thesauri novissimi, t. I, part. II, p. 149.

[33] Anecdotorum Thesauri novissimi, t. I, part. II, p. 149.

[34] Anecdotorum Thesauri novissimi, t. I, part. II, p. 149

[35] Glaber Rodolphus, lib. I, c. IV.

[36] Petr. Dam., Oper., pars II, p. 234.

[37] Rodolphus Glaber, Op., cap. V.

[38] Chron., Gottwic. lib. Il, p. 224.

[39] Vita Adheleidæ apud Canisium, t. III, p. 78.

[40] Vita Adheleidæ apud Canisium, t. III, p. 78.

[41] Vita Adheleidæ apud Canisium, t. III, p. 79.

[42] Vita Adheleidæ apud Canisium, t. III, p. 79.

[43] Ditmar., Episc. chron., lib. IV, p. 44.

[44] Le grand vassal le plus fidèle à Otton dans l’Italie méridionale était Hugues, marquis de Toscane, et petit-fils de Hugues, roi d’Italie avant Bérenger. Son père, à l’avènement d’Otton, avait été suspect aux vainqueurs et longtemps banni de l’Italie. Le fils, élevé sous la conquête, leur inspira plus de confiance, et Otton II le fit margrave de Toscane, puissant fief auquel Théophanie ajouta le duché de Spolète et le titre de duc de Rome, qui semble avoir été nominal pendant la durée du pouvoir de Crescens. Hugues, sans jamais s’être soulevé contre les maîtres étrangers dont il avait reçu l’investiture, se rendit cher aux Italiens. Dans ce temps où les chefs militaires des provinces et même les évêques étaient si souvent exacteurs et cruels, il ne se servit de sa puissance que pour le bien du peuple qu’il cherchait incessamment à soulager. En parcourant sa principauté, souvent il renvoyait son cortége d’hommes d’armes, et seul, inconnu, il s’en allait questionner, dans les campagnes, les laboureurs et les bergers, leur disant : Que pense-t-on du margrave de cette terre ? Est-il dur et méchant ? N’opprime-t-il pas les pauvres, ne ruine-t-il pas le pays ?Non ! non ! répondaient ces pauvres gens, plus heureux qu’on ne l’était dans le reste de l’Italie ; vous parlez à faux, il n’y a nulle part si bon seigneur. Et ils lui souhaitaient longue vie pour le bien des pauvres. Ces vœux populaires réjouissaient le mur du margrave, et il avait coutume de dire, par une expression devenue proverbiale : Je veux vivre en si bonne intelligence et douceur avec les paysans que ce qui tombe du manger de mon cheval serve à engraisser leurs porcs.

[45] Tangmar, Vita Bernwardi in Leibnitii Script. rer. Brunswic, t. I.

[46] Tangmar, Vita Bernwardi in Leibnitii Script. rer. Brunswic, t. I.

[47] Victoris Papæ, Dialog., lib. III.