HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

INTRODUCTION — DISCOURS SUR L’HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ JUSQU’À GRÉGOIRE VII

CINQUIÈME ÉPOQUE

 

 

DE LA PUISSANCE PONTIFICALE DEPUIS LA VICTOIRE DE NARSÈS JUSQU’À L’EXPULSION DES LOMBARDS.

Pendant ces grandes révolutions qui changeaient non seulement les souverains, mais les races d’hommes dans l’Italie, au milieu des vicissitudes de cette Rome si sainte et pillée plus souvent qu’une bourgade frontière, le clergé seul augmentait sa puissance. Pendant le siège de Rome par Totila, un simple diacre de l’Église romaine avait nourri le peuple avec les richesses qu’il avait amassées dans plusieurs ambassades à la cour de Byzance. Après la victoire de Narsès, la rentrée des Grecs, la soumission presque absolue des Goths, l’établissement de nouveaux barbares appelés d’abord comme alliés, on vit renaître la sourde haine de Rome contre Byzance, des Italiens contre les Orientaux. Narsès, établi dans Rome, avec le titre de duc d’Italie, faisait de son mieux pour plaire aux gens d’église. Il dépouilla les Goths ariens et vaincus de leurs temples et des biens qui en dépendaient pour les donner aux catholiques. Mais ceux-ci haïssaient toujours dans les Grecs des maîtres étrangers.

En 567, les sénateurs et les principaux de Rome écrivent à l’empereur Justin, pour se plaindre de la dureté de Narsès, disant qu’ils étaient moins malheureux sous la domination des Goths. L’accusation était assez grave pour que Narsès qui, dans une extrême vieillesse, gardait son activité, partit aussitôt résolu d’aller à Byzance se justifier. Mais le pape de cette époque, Jean III, se rendit auprès de lui, le ramena dans Rome, et servit de médiateur entre le peuple mécontent et le vieux général, qui ne tarda pas à mourir.

Après la mort de Narsès, il semble que l’empereur grec désespère prématurément de son pouvoir dans Rome. Le nouveau gouverneur, qui vient de Constantinople, s’établit à Ravenne et prend pour la première fois le nom grec d’exarque.

Un commandant, sous le titre de duc, est donné à Rome. Mais un orage dès longtemps prévu allait fondre sur l’Italie. Ceux des barbares enrôlés par Narsès qui avaient, après la guerre, regagné leur sauvage pays ou leurs peuplades ambulantes y firent naître la passion de l’Italie qui, malgré tant de maux et de pillages, était encore, après Byzance, la plus riche contrée de l’Europe. Les Lombards, après avoir longé le Danube, avaient fixé leur camp dans cette haute Pannonie, d’où était sorti Théodoric. Au mois d’avril 568, Alboin, leur chef, se met en marche pour l’Italie avec la nation tout entière, recrutée de quelques autres tribus barbares. Il entre dans la Vénétie, s’empare d’Aquilée, de Mantoue, distribue des terres à ses Lombards, et fonde une nouvelle monarchie dans les provinces qui gardèrent depuis le nom de Lombardie. L’empire grec n’opposait que de faibles efforts à cette redoutable invasion ; Rome, assiégée par les Lombards, élut un nouveau pape sans consulter l’empereur. Il n’y avait pas même .dans la ville d’officiers impériaux. Le nouveau pape, Benoît Ier, écrivit à la cour de Byzance : Si Dieu n’inspire à l’empereur de nous envoyer au moins un maître de milice et un duc, nous sommes entièrement abandonnés. Nous n’avons pas de garnison à Rome, et l’exarque de Ravenne écrit qu’il ne peut nous donner aucun secours, n’ayant pas assez de forces pour garder son voisinage.

L’empereur d’Orient n’imagina rien de mieux que de payer les Francs pour attaquer les Lombards, c’est-à-dire d’appeler de nouveaux envahisseurs au démembrement de l’Italie. Il envoie, pour cet effet, 50.000 sols d’or à Childebert, roi d’Austrasie, qui prend volontiers les armes, passe les Alpes, ravage les campagnes, enlève les troupeaux et fait, à prix d’or, la paix avec les Lombards, sans plus s’inquiéter de secourir ou de venger l’empereur grec. Ainsi l’Italie, encore mélangée des restes de la population gothique dont elle avait secoué le joug, était maintenant disputée entre la souveraineté grecque, cantonnée dans Ravenne, et les Lombards, établis depuis Turin jusqu’aux rives du Pô.

Dans cette calamité de l’Italie, la chaire de Rome fut occupée par un homme supérieur à son siècle, et que l’on doit compter parmi les plus hardis fondateurs de la suprématie pontificale.

Grégoire, qui mérita le nom de Grand, et qui fut le modèle que, cinq siècles après, se proposait Grégoire VII, était né à Rome d’une famille riche et sénatoriale. Il avait même été élevé à la préture, l’une de ces dignités dont le titre se conservait à Rome sous l’autorité des ducs envoyés de Constantinople. Il quitta de bonne heure le monde pour les soins de la vie religieuse. Ses grands biens lui servirent à fonder des monastères en Sicile et dans sa patrie. Il avait un zèle ardent pour la prédication de l’Évangile ; on raconte que, voyant sur le marché de Rome deux jeunes esclaves mis en vente, et d’une beauté remarquable, il versa des larmes en apprenant qu’ils venaient de la Grande-Bretagne, pays encore idolâtre. Peu de temps après, il voulut partir pour cette mission. Le peuple de Rome, dont il était aimé pour sa bienfaisance, le retint.

A la mort de Pélage II, en 590, le clergé et le peuple le choisirent pour pontife : il voulut fuir cet honneur, se cacha dans une caverne, écrivit à l’empereur pour le prier de ne point approuver son élection ; mais il céda enfin et fut consacré par l’ordre de l’empereur Maurice.

Élevé sur cette chaire qu’il avait si humblement refusée, Grégoire ne tarda pas à lutter contre l’empereur d’Orient, mais d’abord avec respect et timidité. L’empereur Maurice, voulant remédier à l’un des fléaux de l’empire, l’apathie monacale et l’énervement de la force militaire et civile, avait défendu, par un édit, qu’aucun magistrat, qu’aucun soldat enrôlé entrât dans les ordres religieux. Grégoire, en recevant cet édit, écrivit à l’empereur pour le blâmer :

Moi qui parle ainsi à mes maîtres, disait-il, que suis-je, sinon un ver de terre ? Toutefois je ne puis m’empêcher de leur parler, voyant que cette loi est opposée à Dieu. Car la puissance vous a été donnée d’en haut sur tous les hommes, pour que le royaume de la terre serve au royaume des cieux. Soumis à vos ordres, j’ai envoyé cet édit dans les diverses parties du monde et je vous ai représenté qu’il ne s’accorde pas avec la loi de Dieu. J’ai rempli doublement mon devoir ; j’ai obéi à l’empereur, et montré mes sentiments pour Dieu[1].

Mais ce qui devait bientôt enhardir les prétentions de l’Église, c’était l’impuissance de l’empire à défendre l’Italie. Il ne restait plus à l’exarchat de Ravenne que Naples, Gaëte, Amalfi, Sorente, Salerne et quelques autres villes maritimes avec la ville et la province de Rome. L’intervalle était occupé par les principautés nouvelles et les bandes armées des Lombards. Partout la guerre et le pillage. Grégoire nous en trace lui-même une vive peinture : Les villes sont dépeuplées, dit-il, les forteresses abattues, les églises brûlées, les monastères saccagés, les campagnes désertes et sans laboureurs, et les bêtes féroces remplissent tant de lieux qui renfermaient jadis une multitude d’hommes !

Cependant les Lombards, affermis dans l’Italie, commençaient à s’adoucir ; ils étaient insensiblement gagnés par les mœurs et la religion des vaincus. Ce grand nombre d’évêques et de prêtres catholiques, dont l’Italie était remplie, luttait sans cesse contre l’invasion arienne, et ce qui était fait pour la foi servait à la liberté. Le roi lombard Otarie, prévoyant ce danger, avait défendu sous des peines sévères qu’aucun enfant lombard fut baptisé selon le culte catholique. Mais sa femme Théodelinde avait elle-même adopté ce culte, et un grand nombre de ses sujets suivirent son exemple.

Dès lors l’Église de Rome espéra de faire par persuasion ce que l’empire de Byzance ne pouvait faire par les armes. Malgré la jalousie de l’exarque de Ravenne, le pape commença de négocier pour son compte, et de se ménager des trêves et des alliances avec les princes lombards établis à Spolète, à Bénévent. Mais la perfidie grossière des barbares trompait souvent la prudence du pontife. Arnulphe, duc de Spolète, sachant Rome dégarnie de soldats, vint en piller les campagnes. La reine Théodelinde, laissée veuve par la mort d’Otarie, et forcée de prendre un époux parmi les chefs lombards, choisit Agiluphe, duc de Milan, qui recommença la guerre et vint assiéger Rome.

Grégoire soutint alors le courage des habitants ; expliquant au peuple un chapitre du prophète Ézéchiel, il s’interrompit pour se livrer à la douleur que lui inspiraient les maux de son pays : Le glaive, disait-il, nous environne de toutes parts ; quelques-uns de nos concitoyens reviennent ici les mains coupées, on nous annonce que d’autres sont emmenés en esclavage, que d’autres ont péri. Il ne m’est plus possible de vous expliquer le prophète, mon âme s’afflige de ma vie[2].

La ville fut courageusement défendue, et le pape parvint à faire lever le siège. Il est visible que dès lors les papes cherchaient à ménager pour eux-mêmes et pour Rome une situation indépendante de l’empire grec.

Maurice mécontent traitait dans ses lettres Grégoire d’homme simple, et lui reprochait de s’être laissé tromper par les promesses des barbares. Mais, d’une autre part, on lit dans les lettres du pape les plaintes amères qu’il fait à un évêque contre l’exarque et le gouvernement grec. Sa mauvaise volonté pour nous, dit-il, est plus dangereuse que les armes des Lombards. Nos ennemis qui nous tuent paraissent moins cruels pour nous que les ministres de la république qui, par leurs injustices, leurs fraudes et leurs rapines, nous font mourir de chagrin. Quel poids accablant d’être à la fois chargé des soins des évêques et du clergé, des monastères et du peuple entier, d’être attentif aux entreprises de l’ennemi et en garde contre les vols et les injustices de nos chefs ![3]

La vie glorieuse de ce pape est tracée dans ces paroles ; mais on y voit aussi l’opposition naturelle de Rome contre Byzance. Cette rivalité, qui subsistait au milieu de tous les maux de l’Italie, fut ranimée par une prétention du patriarche de Constantinople. Jean, surnommé le Jeûneur, à cause de ses austérités, s’arrogea, du consentement de l’empereur Maurice, le titre d’évêque universel. Il faut voir avec quelle véhémence Grégoire réclama contre cette usurpation, bien moins au nom de la primauté romaine qu’au nom de l’égalité sacerdotale. Chose singulière 1 les raisonnements dont il se servit, les expressions véhémentes qui lui échappaient sont les mêmes que la réforme employa, neuf cents ans plus tard, pour renier et combattre la suprématie du pape :

Les temps de l’Antéchrist sont venus, s’écrie Grégoire ; cet évêque orgueilleux imite Lucifer qui, dédaignant l’heureuse société des anges, voulut s’élancer au faîte d’une grandeur solitaire, et dit : Je placerai mon trône au-dessus des astres, et je serai semblable au Très-Haut. Il ne réclame pas auprès de Maurice avec moins de force : Le soin de toute l’Église a été confié à Pierre, prince des apôtres, et cependant il ne s’est pas appelé apôtre universel ; et un saint homme, prêtre comme moi, veut être appelé évêque universel ! Ô temps ! ô mœurs ! Tout dans l’Europe est passé au pouvoir des barbares. Les villes sont détruites, les forteresses renversées, les provinces dépeuplées, les terres n’ont plus d’habitants qui les cultivent, et cependant les prêtres, qui devraient être prosternés en larmes sur le pavé et dans la poussière, ambitionnent des surnoms de vanité, et se glorifient de titres nouveaux et profanes[4].

Il est visible que la faible politique de la cour de Byzance croyait, en favorisant cette prétention, balancer le pouvoir que l’évêque de Rome exerçait en Italie. Mais le pape n’en continua pas moins de traiter pour son compte avec les Lombards et de s’offrir comme médiateur entre eux et l’exarque de Ravenne. Pour obtenir tantôt une trêve de quelques mois, tantôt la délivrance de quelques captifs, tantôt le droit de consacrer un évêque catholique dans quelque ville occupée par les Lombards, il invoquait l’entremise de la reine Théodelinde ; il lui envoyait des présents et des amulettes pour ses enfants. Elle eut un fils qu’elle fit baptiser selon la foi catholique. Grégoire, en la félicitant, lui écrivait : Nous faisons passer à notre très excellent fils le roi Adalanade de pieux préservatifs, une croix faite avec le bois de la sainte croix du Seigneur, et une leçon du saint Évangile enfermée dans une cassette de bois de Perse. J’envoie aussi à sa sœur ma fille trois anneaux, deux en hyacinthe, et un autre orné d’un brillant. Je vous prie de leur donner ces souvenirs, afin que notre affection soit recommandée près d’eux par votre Excellence.

Nous vous prions de rendre grâce au roi votre époux, notre très excellent fils, pour la paix qu’il a faite, et d’exciter son âme, suivant votre usage, à conserver cette paix à l’avenir.

Pendant que, par un mélange de politique et de prières, Grégoire préservait ainsi le territoire romain de l’invasion des Lombards, il s’occupait à porter sa religion chez des peuples nouveaux. Il avait acheté plusieurs esclaves bretons ; il les fit instruire avec soin dans la langue et la croyance romaines, et il les renvoya dans leur pays pour y prêcher l’Évangile. Mais il leur avait associé quelques prêtres d’Italie. Aidé par la femme d’un petit roi de Kent, Augustin, chef de cette mission, convertit beaucoup de Saxons idolâtres établis dans cette île où ils avaient détruit la puissance et la civilisation romaines.

Les conseils que Grégoire donnait à ses missionnaires sont les mêmes que les jésuites suivaient à la Chine, au dix-septième siècle. C’est la même condescendance pour les usages et les coutumes des peuples que l’on veut convertir, c’est la même politique plus occupée d’attirer les hommes par le culte extérieur que d’éclairer leurs esprits. Les missionnaires de Grégoire dans la Grande-Bretagne se plaignaient à lui par leurs lettres de l’obstination de ces peuples dans quelques rites idolâtres. Tolérez ces usages, leur écrit Grégoire ; le jour de la fête de quelque saint martyr, laissez-les entrelacer des rameaux et faire des tabernacles de feuillage autour de leurs temples, qu’ils y célèbrent des festins religieux, qu’ils n’immolent plus de victimes aux démons, mais qu’ils en tuent pour les manger, et qu’ils en rendent grâce à Dieu, car il faut leur laisser quelques jouissances matérielles pour qu’ils se prêtent plus aisément aux jouissances de l’âme.

Ailleurs Grégoire, écrivant à un évêque de la Sardaigne, où l’Église romaine possédait de grands biens, l’engageait à forcer les paysans païens de ses domaines à se convertir, en augmentant le poids de leurs redevances jusqu’au moment où ils seraient chrétiens : La foi ne vient guère par force, dit-il, mais les enfants de ceux qui auront embrassé le christianisme dans des vues temporelles recevront le baptême avec innocence et seront meilleurs chrétiens que leurs pères[5].

Grégoire distribuait la Grande-Bretagne en évêchés, comme anciennement l’ancienne Rome établissait des proconsulats dans les royaumes qu’elle avait conquis. Rien, sans doute, n’était plus favorable à l’autorité de l’Église de Rome que cette prédication du christianisme chez les peuples encore barbares.

Par cette activité, l’Église de Rome s’étendait chaque jour, tandis que celle de Constantinople demeurait occupée de pointilleries théologiques ; Grégoire s’inquiétait peu de ces querelles, et n’était attentif qu’à maintenir la hiérarchie et la discipline. L’Église de Rome était chaque jour moins savante. Le mélange de tant de peuples barbares et les malheurs de tant d’invasions avaient plongé l’Italie dans l’ignorance. A Rome, on n’entendait presque plus la langue grecque. Consulté par le patriarche d’Alexandrie sur une nouvelle doctrine qu’on appelait l’hérésie des agnoïtes, Grégoire lui répondit : Je vous préviens que nous manquons ici de bons interprètes. Nous n’en avons pas qui sachent appliquer le sens, ils veulent toujours « traduire mot à mot. Nous avons peine à comprendre leurs traductions.

Grégoire ne croyait pas la science nécessaire pour dominer les barbares de l’Occident, et il semble qu’animé d’un zèle religieux assez bizarre, il haïssait comme entachés de paganisme les faibles restes de l’ancienne civilisation grecque et romaine. Quelques savants du seizième siècle l’ont amèrement accusé d’avoir fait brûler les manuscrits de Tite-Live et de plusieurs poètes latins. Cet acte d’ignorant fanatisme n’est pas prouvé ; mais nous voyons dans une lettre de Grégoire qu’il réprimande avec colère Didier, archevêque de Vienne, pour avoir permis l’enseignement de la grammaire dans son diocèse : La même bouche, dit-il, ne peut prononcer le nom de Jupiter et celui du Christ[6].

Grégoire n’eut qu’une pensée : étendre le christianisme et la domination de l’Église romaine. Lorsque l’empereur Maurice fut assassiné et remplacé par Phocas, il ne vit, dans cet événement, qu’une occasion d’obtenir d’un tyran ce que lui avait refusé le prince légitime, et, rendant grâce au Dieu qui change la face des temps et transfère les empires, il félicita Phocas, usurpateur et meurtrier. Au milieu de ces flatteries sacerdotales, se trouve cependant un reste d’indépendance : Que sous le joug de ton pieux empire, écrit Grégoire à Phocas, chacun retrouve sa liberté ; la différence entre les rois des nations et les empereurs de la république, c’est que les rois des nations commandent à des esclaves, et que les empereurs de la république commandent à des hommes libres[7].

Phocas, en effet, dans les premiers mois d’un empire acquis par un crime, accorda quelque soulagement aux provinces d’Italie.

Grégoire, en mourant, laissa l’Italie partagée entre les Lombards et l’empire grec qui achetait d’eux, à prix d’or, une trêve que l’on renouvelait chaque année. Tous les évêques des villes d’Italie, soumises encore à l’empire, reconnaissaient le pouvoir du pape. Les évêques catholiques des villes lombardes se soumettaient au patriarche d’Aquilée, et ce schisme seul maintenait Rome dans le parti de l’empire. Grégoire laissa dans Rome un grand souvenir, et son nom, ses écrits furent invoqués dans la suite par Grégoire VII dont il avait commencé l’ouvrage. Occupé sans cesse à négocier avec les empereurs, lés évêques, les Lombards, les princes étrangers, il gouvernait en même temps les domaines de l’Église, et ne négligeait aucun détail. Il écrivait à un sous-diacre, gérant du patrimoine que l’Église avait en Sicile : Vous m’avez envoyé un cheval qui ne vaut rien et des ânes assez bons. Je ne puis pas me servir du cheval, parce qu’il est mauvais, ni des ânes, parce qu’ils sont des ânes[8]. Mais, avec cette simplicité, il entretenait à Rome de vastes greniers d’abondance dont il distribuait le blé gratuitement au peuple dans les temps de famine. Les Romains s’étaient tellement accoutumés à cette largesse qu’ils prirent en haine son successeur Sabinien, parce qu’il taxa chaque mesure de blé au prix de treize sols. Rome, malgré tant de changements, était toujours remplie de ce peuple oisif et affamé qu’avait créé l’empire. Les cérémonies chrétiennes avaient remplacé pour lui les jeux du cirque, mais il appartenait toujours au maître qui lui donnait du pain, et ce maître était l’Église.

Sabinien vécut peu : on l’accusa d’avoir voulu, par .jalousie, supprimer les écrits de son prédécesseur ; on raconta que, pour l’en punir, Grégoire lui était apparu en songe, et l’avait blessé d’un coup mortel à la tête.

A sa mort, il fut remplacé par Boniface IV qui, comme lui, avait été apocrisiaire ou nonce apostolique à Constantinople. Celui-ci obtint de Phocas ce qu’avait sollicité Grégoire. L’empereur, par un décret, défendit au patriarche de Constantinople de prendre le nom d’œcuménique et reconnut la prééminence exclusive du pontife romain[9]. Ainsi s’élevait l’Église de Rome, profitant des tyrans comme des barbares. Cette bonne intelligence dura pendant tout le règne de Phocas, trop haï de Constantinople pour ne pas beaucoup céder à Rome[10].

 

Accroissement de l’Église romaine par les missions. — Affaiblissement de l’Église grecque par les progrès du mahométisme.

Cependant l’Église de Rome continuait d’envoyer ses légats dans tout l’Occident, d’étendre ses missions dans les parties les plus sauvages de l’Angleterre et de l’Allemagne. C’est là sans doute un des principes de la grandeur de cette Église. Cantonnée au centre de l’Italie, elle avait à convertir tout le nord de l’Europe, et voyait ainsi l’accroître incessamment le nombre de ses fidèles, tandis que l’Église d’Orient, bornée par l’empire des rois de Perse, ennemis du culte chrétien, allait être bientôt arrêtée par une puissance nouvelle, armée d’un prosélytisme plus ardent que le sien et d’un culte plus conforme aux mœurs et au climat de l’Asie. Nul événement ne concourut davantage à l’indépendance et à l’accroissement du pontificat romain ; et dans l’ordre de ces causes secondes qui réagissent d’un bout de l’univers à l’autre, les victoires de Mahomet servirent autant la domination spirituelle de l’évêque de Rome qu’elles affaiblirent la puissance de l’Église grecque.

Lorsque, dans le septième siècle, Mahomet se fut élevé du fond de l’Arabie avec son théisme judaïque, sa morale en partie chrétienne, en partie sensuelle, sa prédication par le glaive et ses victorieuses conversions, le christianisme tomba de toutes parts en Orient. Bientôt les lieutenants ou les successeurs du prophète envahirent la Palestine, la Syrie, l’Égypte, les provinces de l’Asie Mineure jusque-là peuplées de chrétiens. Ces Églises grecques, fières de leurs antiques traditions, furent réduites sous le joug des barbares. Dans beaucoup de lieux, la succession des évêques fut interrompue, le peuple anéanti ou fait esclave ; cette force convertissante, cette puissance d’action que le christianisme latin exerça sur les peuples barbares qui habitaient ou envahissaient l’Occident, le christianisme grec la subit en quelque sorte sous le glaive des mahométans.

Sous Héraclius, successeur de Phocas, l’empire grec menacé par les rapides progrès des musulmans, et sans cesse occupé, pour ainsi dire, de défendre sa vie, n’eut plus assez de force pour maintenir Rome dans l’obéissance. D’un autre côté, cette pensée que l’Orient était envahi par les armes d’un faux prophète devait naturellement rassembler l’Occident autour de la chaire du premier apôtre. En présence de ce pontificat guerrier qui grandissait en Asie, les peuples de l’Occident eurent besoin de reconnaître aussi un pontife unique et suprême : la papauté prit quelque chose du califat, et si la Providence eût alors amené sur la chaire de saint Pierre quelque génie politique et belliqueux, peut-être la ressemblance eût-elle été plus complète, et les papes, réunissant les caractères de conquérants et de pontifes, auraient fondé dans l’Europe une grande souveraineté. Mais cette force leur ayant manqué, ils furent réduits, en affectant le pouvoir spirituel le plus illimité, à chercher, à invoquer toujours un soutien étranger, un défenseur armé pour leur cause. Ce fut cette faiblesse matérielle qui les retint plus longtemps qu’ils n’auraient voulu sous le joug de l’empire grec, et ne les en affranchit que par l’invasion de Charles-Martel.

L’hérésie des monothélites, c’est-à-dire l’opinion que Jésus-Christ, dans sa double nature, n’avait pourtant qu’une seule volonté, ne fut pas la vraie cause qui divisa les empereurs et les papes dans le septième siècle. Le pape Honorius avait lui-même adopté cette doctrine comme théologique. Mais il fallait une querelle entre Rome et Byzance ; et la décision d’Honorius fut frappée d’anathème par ses successeurs. D’une autre part, l’empereur de Constantinople rédige un formulaire monothélite qu’il veut imposer aux Églises d’Italie encore plus comme acte d’obéissance que comme acte de foi. Plusieurs papes qui se succèdent à de courts intervalles repoussent cette injonction ; et Martin Ier la condamne dans le concile de Latran, malgré les efforts de l’exarque de Ravenne, qui vient pour l’arrêter et ne l’ose en voyant le zèle du peuple et de la milice de Rome. Le pape donne solennellement la communion à l’exarque et le renvoie. Un nouvel exarque plus hardi vient à Rome et se plaint que le pape a fait des amas d’armes dans son palais. Martin, vieux et malade, fait porter son lit dans la basilique de Latran, et y reçoit l’exarque suivi de ses troupes. Le gouverneur grec lit un ordre qui prescrit au clergé d’élire un nouveau pape, et, malgré l’indignation et les plaintes des prêtres, il le fait emmener par ses soldats jusqu’à Misène, et s’embarque avec lui pour Constantinople.

Martin était accusé d’avoir conspiré pour livrer la Sicile aux Sarrasins. Ses lettres nous montrent que du moins il se ménageait en secret l’alliance des rois francs, Clovis II et Childebert. Le monothélisme défendu ou condamné n’était là qu’un prétexte. Au fond, il s’agissait pour les habitants de Rome de secouer le joug des Byzantins. Cependant, les rigueurs exercées contre le pape, promené avec un carcan de fer dans Constantinople, excitent la pitié pour lui. Le patriarche même de Constantinople en témoigna son horreur, et l’Église de Rome, qui avait obéi en élisant un nouveau pape, s’affermit dans sa dissidence et dans sa haine contre l’empire grec. On dirait que ces princes, désespérant eux-mêmes de conserver l’Italie, n’y virent plus qu’une proie qu’il fallait piller à la hâte avant de la perdre.

L’empereur Constance, après une expédition malheureuse contre les Lombards, étant venu visiter Rome en 663, après avoir assisté à la messe célébrée par le pape, pilla les plus beaux ornements de la ville, et emporta jusqu’aux plaques de cuivre qui couvraient les églises.

Cependant, les empereurs, toujours maîtres de Ravenne et de Naples, conservèrent, même après cet indigne attentat, un grand pouvoir sur Rome. Leur politique essaya de diminuer la dépendance des autres Églises. L’archevêque de Ravenne obtint un rescrit par lequel il était exempté de toute juridiction, même de celle du patriarche de l’ancienne Rome. Un autre décret, daté de dix ans plus tard, ordonne, quand l’archevêque de Ravenne irait à Rome pour se faire consacrer, de ne pas l’y retenir plus de huit jours.

La férocité des Lombards, leurs brigandages, retenaient les Romains sous le joug de l’empire. Les empereurs, de leur côté, pour affaiblir l’indépendance de l’Église firent élever souvent sur le siége de Rome des Grecs qu’ils croyaient plus zélés pour leur cause. Mais un prêtre, et surtout un pape, n’a d’autre patrie que l’Église. La succession de l’empire de Byzance était si variable, les révolutions du palais si fréquentes et si odieuses, que les motifs de fidélité ne tenaient pas longtemps. Le pape Constantin, Grec de naissance, et créature de l’empereur Justinien Il, se trouva l’ennemi de Philippique, meurtrier de Justinien, usurpateur de son trône, et de plus monothélite, car ces hérésies sophistiques se mêlaient à tout et servaient d’instrument à l’ambition comme à l’indépendance.

Cependant l’Église romaine continuait heureusement ses missions dans les royaumes du Nord ; pendant que l’empire perdait la Sicile conquise par les Sarrasins, elle gagnait des peuples nouveaux dans la Germanie : déjà les néophytes devenaient missionnaires, et, dans leur foi, ils ne remontaient pas au-delà de Rome, dont ils avaient reçu l’Évangile. Sous Grégoire II, en 720, Winfride, moine anglais, vint à Rome recevoir des instructions et des reliques pour aller convertir les peuples idolâtres de Thuringe. Son nom d’origine barbare fut remplacé par le nom latin de Boniface. Il alla prêcher aux peuples sauvages qui habitaient la rive orientale du Rhin les vérités de l’Évangile et la suprématie du pontife de Rome. D’autres prêtres romains fondèrent des Églises chrétiennes dans la Bavière.

Le puissant maire du palais qui gouvernait le royaume des Francs, Charles-Martel, protégeait les missionnaires de Rome. Bientôt la gloire qu’il acquit dans l’Occident, sa grande victoire sur les Sarrasins, auxquels le débile empire de Byzance abandonnait l’Europe, le montrèrent à l’Église romaine comme le libérateur qu’elle attendait depuis si longtemps. Rome, avec ce droit divin qu’elle s’arrogeait du consentement des peuples, soumise aux vexations de l’empire grec, aux brigandages des Lombards, n’avait aucune force réelle. Charles1Martel, soutenant sur le trône la famille de Clovis, réduite à une honteuse inaction, avait plutôt la force que le droit de régner. Le traité semblait naturel entre ces deux puissances qui pouvaient se donner mutuellement ce qui manquait à chacune d’elles. Dès que l’Église de Rome crut pouvoir espérer le secours de Charles-Martel, elle ne songea donc plus qu’à rejeter le joug de l’empire grec qu’elle traînait avec impatience depuis si longtemps. La querelle des images fut le prétexte, fut l’occasion que l’on eût trouvée dans une autre hérésie, si celle-là eût manqué.

Léon, soldat de fortune, monté sur le trône de Constantinople, s’étant affermi par des victoires contre les Sarrasins, essaya de resserrer l’obéissance des provinces d’outre-mer. Il soumit la Calabre et la Sicile à une capitation nouvelle qu’il voulut aussi étendre à l’Italie. L’Italie eût peut-être obéi, mais eu même temps Léon remua les esprits par une question théologique. Le culte des images, impossible ou dédaigné aux premiers jours de la foi et en présence du polythéisme, avait pris insensiblement une grande place dans la religion. Mais cette vénération pour les objets sensibles, qui aurait blessé le pur enthousiasme des premiers disciples de l’Évangile, excitait plus de haine encore dans les restes de la secte judaïque et dans les sectateurs du théisme mahométan. Ces idées, communes en Asie, agirent sans doute sur Léon l’Isaurien, lorsqu’il se déclara tout à coup le violent proscripteur des images. Mais ou ne peut douter aussi que cette proscription ne fût liée à un désir d’opprimer et d’humilier Rome. Le tableau des six conciles, étalé dans la basilique de Latran, avait été, pour ainsi dire, une déclaration d’indépendance. En interdisant toutes les images, il croyait porter un coup décisif à l’Église romaine. Mais tel était le progrès de cette Église que le patriarche de Constantinople se déclare pour les images et a recours au pape contre l’empereur. Grégoire ne tient compte des édits de Léon et s’oppose à la fois à la levée de la taxe nouvelle et à l’abolition des images : évidemment, c’était la cause de toute l’Italie[11].

L’empereur de Constantinople essaya, dit-on, de faire assassiner Grégoire II[12]  à l’autel. Le crime, tenté ou supposé, irrita l’indignation des Romains. L’exarque de Ravenne fait marcher des troupes contre Rome, les habitants de la Toscane et de Spolète s’opposent à leur passage. Les villes de l’Italie grecque voisines de Ravenne se soulèvent contre l’exarque, excommunié par le pape. La ville de Rome prend les armes : le duc ou gouverneur de Rome est obligé de fuir, l’exarque est tué dans Ravenne. Ce soulèvement si général n’aurait pas éclaté si Grégoire II ne s’était assuré de l’alliance et du secours des Lombards. L’Église romaine croyait avoir apprivoisé ces conquérants du Nord : elle les avait peu à peu détachés de la secte arienne, dont ils mêlaient d’abord les pratiques à quelques restes d’idolâtrie grossière : elle avait récemment obtenu de leur roi que l’archevêque d’Aquilée se soumettrait à l’Église romaine et en recevrait le pallium. Dans cette confiance, elle n’hésita pas à s’allier avec eux contre l’empire grec. Cependant le pontife affectait de vouloir maintenir une sorte d’obéissance nominale envers l’empereur. Quelques-uns des chefs de l’insurrection proposaient d’élire un empereur d’Occident. Mais le pontife modéra cette ardeur sous prétexte d’attendre la conversion du prince, et dans la réalité pour ne pas se donner un maître présent et populaire.

Cependant les Lombards, ne se bornant pas à soutenir l’indépendance du pape, s’emparent de Ravenne, de Clasa, d’Imola, de Césarée et Sutri, dans le duché de Rome. Léon essaye alors d’apaiser le pontife et lui propose la réunion d’un concile général. Grégoire lui répondit avec dédain : Tu es, lui écrivait-il, le persécuteur, l’ennemi des saintes images. Tais-toi, et le monde sera paisible. Lorsque les Églises de Dieu jouissaient d’une paix profonde, tu as excité des guerres, des haines, des scandales ; reste en repos, et il n’y aura pas besoin de synode. Écris dans tous les pays que tu as péché contre le patriarche de Constantinople et contre le pape romain, Grégoire, à l’occasion des images, et nous te rendrons la paix, nous effacerons ta faute, nous qui avons reçu de Dieu la puissance de lier dans le ciel et sur la terre. On aurait tort de croire que cette querelle fût toute religieuse. Grégoire ajoutait : Tu crois nous épouvanter en disant : J’enverrai à Rome briser l’image de saint Pierre, et j’en ferai enlever le pape Grégoire chargé de fers, comme autrefois Constance fit enlever Martin. Sache que les papes sont les médiateurs et les arbitres de la paix entre l’Orient et l’Occident[13]. Ailleurs il lui écrivait : Tu nous poursuis, tu nous persécutes en tyran avec une force militaire et charnelle ; nous, sans défense et nus, n’ayant pas d’armée terrestre, nous invoquons le prince de l’armée céleste, le Christ, afin qu’il t’envoie un démon, et, comme dit l’Apôtre, te livre à Satan pour la perte de ton corps et le salut de ton âme[14].

Léon entreprit alors de reprendre l’Italie par les armes. Une flotte, commandée par l’eunuque Eutychius, vient assiéger Ravenne, s’en empare, ainsi que des villes de la Pentapole. Les Grecs même parvinrent à traiter avec les Lombards, et les armées des deux peuples mirent le siége devant Rome. Grégoire II céda, reconnut l’autorité de l’exarque Eutychius ; la paix se fit à ce prix, et l’on envoya seulement à Constantinople la tête d’un chef insurgé romain. Ainsi fut réprimée la première grande entreprise du pontificat romain pour la liberté de l’Italie. Mais l’exemple était donné, et les Grecs, ayant besoin des Lombards pour soumettre Rome, ne pouvaient plus la garder longtemps.

Cependant, à la mort de Grégoire II, son successeur, élu par les suffrages du peuple, demanda, suivant la coutume, l’approbation de l’exarque de Ravenne ; mais la querelle des images subsistait toujours et suffisait à des peuples fatigués du joug de l’empire. Grégoire III assembla dans Rome un concile qui frappa d’anathème tout ennemi du culte des images. Mais à peine l’évêque de Rome eut-il, à la faveur de cette discussion théologique, brisé le joug de Byzance, qu’il se trouva pressé par l’ambition des Lombards. Vainement sut-il exciter des divisions parmi ces chefs barbares ; leur roi Luitprand vint assiéger Rome sous prétexte que le pape favorisait le duc de Bénévent et le duc de Spolète. L’Église romaine, révoltée contre l’empire et menacée par les Lombards, eut recours à Charles-Martel et fit partir pour la France une ambassade qui portait au maire du palais de grands présents et les chaînes de saint Pierre, ainsi que les clefs de son tombeau. Les chroniqueurs ont aussi parlé d’un décret du sénat romain pour déférer à Charles-Martel le titre de patrice. Mais ce monument n’existe pas. On ne sait même quel était ce sénat, encore nommé dans les histoires de cette époque comme un souvenir de l’ancienne Rome. L’Église seule paraît hériter de tout le pouvoir perdu par l’empire. C’est le pape qui fait la guerre et la paix, et qui traite avec les empereurs et avec les barbares. Charles-Martel reçut avec, de grands honneurs la légation du pontife et répondit par une ambassade et de riches présents. Plus jeune, il eût fait ce qui fut réservé à ses enfants. Mais il vieillissait, et son nom seul protégea l’Église romaine et la délivra pour un temps des Lombards. Luitprand se retira, satisfait d’avoir enlevé au duché de Rome les villes d’Horta, de Polymarti, d’Améric et de Bléda.

Fort de cette protection lointaine que s’était assurée l’Église, Zacharie, successeur de Grégoire, traita de nouveau avec le roi des Lombards, se fit rendre les villes conquises et des possessions considérables à Narni et dans la marche d’Ancône.

Cependant le faible pouvoir des empereurs grecs à Ravenne se perdait chaque jour. Zacharie fut invoqué comme un protecteur par les habitants de cette ville, et on le voit aller lui-même en ambassade auprès du roi lombard jusqu’à Pavie, pour obtenir la restitution de quelques villes à l’exarchat. Cette confiance explique assez les progrès de la grandeur pontificale ; les papes seuls pouvaient ainsi, dans ces temps de barbarie et de violence, s’interposer entre des peuples, visiter le palais d’un prince ennemi, lui faire honte d’un parjure. L’inviolabilité religieuse créait pour eux un droit public qui n’existait pour aucun autre.

Une politique naturelle les avertit d’ailleurs d’appuyer ce droit sur l’alliance du plus fort ; l’Église romaine tenait toujours les yeux fixés sur la maison de Charles-Martel.

Pépin vit avec reconnaissance le pape Zacharie attirer à Rome son frère Carloman et lui inspirer le goût de la vie religieuse. Délivré d’un rival dans sa propre famille, Pépin, le plus puissant des seigneurs francs, n’avait plus qu’à déposer le faible héritier de Clovis et à prendre pour lui le titre de roi. Cette ambition servit puissamment celle de Rome. Les seigneurs du royaume franc étaient inquiets du serment qui les liait à Childéric. On résolut de consulter le pape de Rome. Il répondit qu’il fallait mettre le titre de roi là où était la puissance. Autorisé de cet aveu, Pépin fit couper les cheveux du dernier héritier de Clovis et l’enferma dans un cloître ; et les moines écrivirent que le pape Zacharie avait, au nom de l’apôtre saint Pierre, déposé le roi Childéric.

Pendant que l’Église romaine semblait mettre ainsi le fils de son protecteur sur le trône, la puissance des empereurs grecs disparaissait de l’Italie.

En 752, les Lombards prirent d’assaut Ravenne et toutes les villes de l’exarchat. Bientôt après, Astulphe, leur roi, s’avance vers Rome et veut que les Romains lui payent un sol d’or, par tête. L’empereur de Constantinople, trop faible pour envoyer des flottes en Italie, espéra que le péril du pape et de l’Église romaine les ramènerait à sa cause. Il le chargea donc par ses lettres de négocier avec le roi lombard. Mais, après de vaines tentatives, le pape Étienne II quitte sous un déguisement l’Italie, passe les Alpes avec quelques prêtres et vient en France. Ce fut alors que, dans l’église de Saint-Denis, il consacra solennellement Pépin et ses deux fils et défendit aux princes français, sous peine d’excommunication, de prendre jamais des rois d’une autre race. Pépin, en retour, lui fit don de la province de Ravenne, qu’il promettait d’aller reprendre sur les Lombards. Il ne tarda pas, en effet, de passer les Alpes et d’assiéger Pavie. Étienne retourne triomphant à Rome et attend les effets de cette victorieuse assistance.

Un premier traité de paix éloigne le roi français, et bientôt les Lombards reviennent désoler la campagne de Rome. C’est alors que le pape imagina d’adresser à Pépin une lettre prétendue miraculeuse au nom de saint Pierre. Le roi français passe de nouveau les Alpes et reparaît sous les murs de Pavie. Deux ambassadeurs de l’empereur grec étaient alors à Rome pour réclamer l’exarchat de Ravenne. Le pape les fait embarquer pour Marseille avec un de ses légats, et les envoie par ce long détour chercher le roi français qu’il attend lui-même en Italie. Ils arrivèrent enfin au camp des Français sous Pavie, réclamant l’exarchat de Ravenne comme un bien volé par les Lombards. Mais Pépin, qui voulait bien vaincre pour le pape et non pour l’empereur grec, leur répond qu’il est trop tard, et qu’il a tout donné à saint Pierre : et cette fois, la donation ne fut pas vaine. Le roi lombard, serré de près dans Pavie, consentit à tout. Il rendit Ravenne et vingt-deux villes ou châteaux conquis sur les Grecs. L’abbé de Saint-Denis fut chargé d’aller recevoir ce dépôt, et, après avoir pris possession de la province, en présence des officiers d’Astulphe, il vint à Rome avec les principaux de chaque ville et déposa sur l’autel de saint Pierre la donation du vainqueur et les clefs de Ravenne, Rimini, Sinigaglia, Urbin, Narni et des autres villes, dernière dépouille de l’empire.

Ainsi, dans le huitième siècle, s’effaça, dans l’Occident, cette vieille souveraineté des césars, devenue chrétienne sous Constantin, et toute grecque depuis Augustule, précaire, offrant tous les maux du pouvoir absolu sans le repos de l’hérédité, odieuse à l’Italie, la traitant avec dureté comme une colonie rebelle, la laissant misérablement en proie aux barbares, et n’étant pour elle qu’une domination étrangère et une invasion de plus.

 

 

 



[1] S. Grégoire, Opera.

[2] S. Grégoire, Op., lib. II, ep. 7.

[3] S. Grégoire, Op., lib. II, hom. 10.

[4] S. Grégoire, Op., lib. V, ep. 21.

[5] S. Grégoire, Op., Epits. ad Epic. Sardaniæ.

[6] Epist. ad Desiderium, t. II, p. 1139.

[7] S. Grégoire, Ep., lib. XIII ; Ep., XXXI, t. II, p. 1238.

[8] Pagi, t. Ier, p. 380.

[9] Epist. ad Petrum.

[10] Le fameux Panthéon, dédié jadis par Agrippa, se conservait orné de toutes les statues des dieux. Phocas en fit don à Boniface IV qui le consacra sous le nom de Sainte-Marie.

[11] Pagi, t. I, p. 525.

[12] Brev. Gest. Pontif. Pont., t. I, p. 325. Pagi.

[13] Pagi, t. I, p. 529.

[14] Pagi, t. I, p. 551.