HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

INTRODUCTION — DISCOURS SUR L’HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ JUSQU’À GRÉGOIRE VII

TROISIÈME ÉPOQUE

 

 

DEPUIS LA MORT DE THÉODOSE JUSQU’À LA CHUTE DE L’EMPIRE D’OCCIDENT.

A la mort de Théodose, l’empire fut partagé de nouveau, et cette division devait entretenir celle des Églises. Tandis que le christianisme d’Orient était agité par des schismes et des querelles qui bannissaient de la chaire de Constantinople même le grand Chrysostome, l’Église de Rome, sous des chefs peu célèbres, continuait d’étendre son pouvoir en Occident. Toutefois, l’autorité de la chaire de Milan égalait presque celle die Rome ; et chaque société chrétienne avait, sur beaucoup de points, sa règle particulière et ses usages. Ma mère, raconte saint Augustin, m’ayant suivi à Milan, trouva que cette Église ne jeûnait pas le samedi, et fut inquiète de ce qu’il fallait faire ; je consultai là-dessus Ambroise de sainte mémoire. Il me dit : Lorsque je suis à Rome, je jeûne le samedi. Lorsque je suis à Milan je ne jeûne pas : fais de même. Observe les usages de l’Église où tu te trouves[1].

Un concile, tenu dans Carthage, au commencement du cinquième siècle, consulta tout à la fois l’évêque de Rome Anastase, successeur de Syrice, et l’évêque de Milan Venerius, successeur de saint Ambroise. Ces deux Églises étaient pourtant divisées sur des points plus graves que le jeûne du samedi. L’Église de Milan permettait le mariage des prêtres, et leur interdisait seulement les secondes noces. L’Église de Rome, au contraire, s’efforçait d’établir, à cet égard, une règle uniforme dans l’Occident. En 404, Innocent Ier, successeur d’Anastase, la prescrivait à un évêque de Rouen dans les Gaules.

Cette lettre est mémorable, parce que, pour la première fois, l’Église de Rome y semble réclamer le jugement des affaires ecclésiastiques, réservé par le concile de Nicée à la réunion des évêques de chaque province. Innocent Ier rappelle lui-même cet article fondamental de la première constitution chrétienne, mais il ajoute : Sans préjudice toutefois des droits de l’Église de Rome à laquelle on doit une grande pet dans toutes les causes. Sous ces paroles vagues et timides, on peut lire déjà toutes les prétentions futures de la suprématie romaine. Les malheurs de l’empire allaient la favoriser.

Pendant que sous les faibles règnes d’Honorius et d’Arcadius le monde romain était plongé dans les fureurs de la controverse ou l’apathie des cloîtres, les barbares débordaient de toutes parts. Ici commence pour le pontificat romain un nouvel ordre d’événements ; et de même que sa première grandeur était due à l’abandon de Rome par les empereurs, ainsi le comble de sa puissance fut préparé par la ruine même de l’ancienne société, l’invasion de l’Italie et la chute de l’empire d’Occident.

Alaric, chef des Goths, longtemps à la solde de Théodose, avant pris les armes contre les faibles héritiers de l’empire, se jeta sur l’Italie, traînant à sa suite les populations barbares des bords du Danube. L’empereur d’Occident, Honorius, n’osant habiter ni Rome ni Milan, trop exposées aux barbares, s’était réfugié dans Ravenne, sur les rivages de l’Adriatique, pour être plus près de la fuite. L’Italie n’avait rien pour se défendre ; mais il restait encore des légions romaines dans les Gaules et la Germanie, et par hasard, un grand homme à leur tête. Stilicon vainquit Alaric auprès de Pollentia. Singulière influence de la religion alors mêlée à tout ! En Grèce, Alaric, bloqué, manquant de vivres sur les hauteurs de Foloë, avait échappé à l’armée de l’empire, pendant que Stilicon assistait à des fêtes païennes, ressuscitées par le vieux patriotisme des Hellènes. En Italie, Alaric fut vaincu parce que ses soldats, récemment convertis à l’arianisme, craignirent dans leur foi grossière de se défendre le jour de Pâques.

Redoutable encore dans sa défaite, Alaric se fit payer par Honorius sa retraite d’Italie, et bientôt, ayant rassemblé de nouvelles légions de barbares, il reparut sur les rives du Pô et reprit le chemin de Rome qu’il assiégea. La peur fit regretter alors à beaucoup de Romains leurs anciens dieux. L’empire romain, près de mourir, était comme ces malades désespérés qui demandent leur salut à tous les imposteurs.

Il y avait, en ce moment, à Rome, quelques hommes, venus de Toscane, ancienne patrie des aruspices. Ils se vantaient d’avoir, par des prières et des rites mystérieux, préservé de l’assaut des barbares la petite ville de Neveia, en faisant éclater sur eux des foudres et des éclairs. Le préfet de la ville voulut s’enquérir de ce secours extraordinaire ; mais, chrétien lui-même, il n’osa point autoriser des cérémonies empruntées à l’ancien culte, sans consulter l’évêque de Rome, Innocent Ier. Celui-ci, par une condescendance pour les craintes publiques, consentit à permettre l’accomplissement secret des cérémonies. Mais les empiriques toscans déclarèrent que leurs sacrifices ne pourraient être profitables à la ville, s’ils n’étaient publics, si le sénat ne venait les célébrer au Capitole et, de là, ne suivait la pompe religieuse dans les places et dans les rues de la ville. On ne voulut pas tenter l’épreuve à ces conditions, et la peur des Romains eut recours à des expédients plus efficaces. Leur évêque se chargea de négocier auprès d’Alaric la rançon de la ville. Alaric reçut pour prix de sa retraite 5.000 livres pesant d’or, 3.000 livres pesant d’argent, 3.000 robes de soie, 3.000 pièces d’écarlate, et 4.000 livres de poivre. Pour payer une partie de ce tribut, on fondit quelques-unes des statues des dieux qui restaient encore.

Par une clause remarquable, l’évêque Innocent, avait stipulé que la ville de Rome se rendrait médiatrice entre Alaric et l’empereur Honorius. Mais celui-ci, enfermé dans Ravenne, refusa, tout faible qu’il était, d’accorder au général barbare le commandement des armées de l’empire. Alaric, mécontent, retourna sur Rome. Le pape Innocent partit en ambassade avec les principaux de la ville, pour arrêter, par des prières, la marche du conquérant.

Mais, ne pouvant rien obtenir, il se retira dans Ravenne près d’Honorius. Alaric reçut une rançon nouvelle, et se donna le plaisir de créer empereur des Romains un Attale, préfet du prétoire, puis, mécontent de son ouvrage, il revint une troisième fois assiéger Rome, et la prit enfin d’assaut. Cette grande cité, encore pleine de tant de monuments et de richesses, fut livrée pendant trais jours au pillage. Alaric cependant respecta les églises chrétiennes ; elles sauvèrent du déshonneur et de la mort tout ce qui vint s’y réfugier, et le pouvoir du sacerdoce parut aussi grandir dans l’abaissement de la patrie.

Après avoir en partie détruit Rome, Alaric se retirait chargé d’un immense butin, pour porter ses armes en Sicile et en Afrique. Mais, saisi d’une maladie soudaine, il mourut près de Consentia. Les chefs de son armée, craignant que sa cendre ne fût, dans la suite, outragée par ses vaincus, l’ensevelirent au milieu du Busento dont ils avaient fait détourner le cours ; la rivière ensuite rendue à son lit cacha de ses flots la tombe du conquérant ; et tous les captifs, dit-on, employés à ce travail, furent égorgés par une précaution des barbares.

Les querelles théologiques étaient plus animées que jamais : l’empire tombait au bruit des controverses. Après la retraite des Goths, le pape Innocent revint dans Rome, à demi détruite et dépeuplée. Sur la demande des évêques d’Afrique, Innocent déclara qu’il retranchait de sa communion l’hérésiarque Pélage. Peu de temps après, un poète chrétien célébrait cette condamnation, en disant : Rome, la première, a frappé le monstre, Rome, le siège de saint Pierre, qui, devenue pour le monde entier le trône de la dignité pastorale, soumet par la religion tout ce qu’elle ne possède pas par ses armes[2]. Ainsi l’idée de la prééminence religieuse de Rome s’augmentait dans les esprits au milieu des maux de l’empire, et une autre domination se substituait à celle de la victoire.

De plus, au milieu des fréquentes invasions qui désolaient l’Occident, les conciles provinciaux des évêques devinrent moins fréquents ; on s’adressa donc plus souvent à l’évêque de Rome. Lui-même prétendit donner des règles aux conciles, et quelquefois appuya ses prétentions par l’imposture. Zosime, successeur d’Innocent, fit porter, dans un concile assemblé à Carthage, de prétendus articles du concile de Nicée qui soumettaient toutes les autres Églises à l’Église de Rome. Lei évêques africains protestèrent qu’ils n’avaient rien trouvé de semblable dans leurs exemplaires du concile de Nicée : ils cédèrent cependant. Mais le débat, renouvelé plus tard, ne fut tout à fait terminé que par le pouvoir impérial.

Zosime étant mort après un an de pontificat, le clergé, les chefs de quartier et les artisans se divisèrent pour l’élection de son successeur, entre l’archidiacre Eulalius, et le prêtre Boniface. Le préfet de Rome favorisait Eulalius. Toutefois, l’empereur, après avoir mandé près de lui à Ravenne les deux compétiteurs, approuva l’élection de Boniface. Puis, il fit un édit, portant que si deux évêques de Rome sont ordonnés à la fois, tous deux seront bannis de la ville, et que le siège apostolique n’appartiendra qu’à celui qui, dans une nouvelle ordination, aura été choisi par le jugement de Dieu et le consentement du peuple.

Mais ces décrets impériaux ne gênaient pas le progrès du pontificat romain. Il semble plutôt que les faibles empereurs d’Occident, qui promenaient leurs cours fugitives de Milan à Ravenne, et sentaient le pouvoir leur échapper des mains, conçurent alors l’idée de chercher un appui dans l’extension du pontificat romain. C’est le spectacle qui s’offre au milieu du cinquième siècle ; mais, pour le bien saisir, il faut s’arrêter un moment.

 

LÉON LE GRAND.

En 440, un homme supérieur occupa le siège de Rome. Presque tous les papes ont reçu le, surnom de Saint, mais Léon parait le premier qui ait mérité celui de Grand. Pendant vingt et un ans de pontificat, il aggrava les règles de la discipline, fondement de la puissance ecclésiastique, combattit les sectes ennemies, gouverna, défendit le peuple de Rome abandonné de ses maîtres, et intervint au milieu des barbares. Mais ce qu’il importe de remarquer, ce sont les pas qu’il fit vers l’unité de pouvoir avec le secours des empereurs d’Occident.

Les Églises de la Gaule étaient alors nombreuses, florissantes, surtout dans les provinces méridionales, qui, dès longtemps, avaient reçu la civilisation romaine. Le christianisme y comptait d’éloquents apôtres. Le siège métropolitain d’Arles était honoré par les vertus et les talents de saint Hilaire. Les débats de ces Églises étaient jugés dans les conciles nationaux, qui se regardaient comme indépendants de l’Église romaine bien qu’ils l’eussent plus d’une fois consultée. Un évêque gaulois déposé dans un de ces synodes pour avoir, avant son ordination, épousé une veuve et prononcé des arrêts de mort, alla porter son appel à Rome. Saint Hilaire y vint de son côté pour défendre la sentence du concile ; mais, blâmé par le pontife de Rome, il se retira brusquement et revint à son Église. Léon, alors, dans un synode qu’il tint à Rome, ordonna le rétablissement de l’évêque déposé, et se plaignant qu’Hilaire ne voulait pas être soumis au bienheureux Pierre, et qu’il s’arrogeait la disposition de toutes les Églises des Gaules, il dépouilla l’Église d’Arles du titre de métropolitaine pour le transférer à l’Église de Vienne. Sans doute, ce pouvoir était encore exorbitant et nouveau, car Léon se fit appuyer par un rescrit de Valentinien III, empereur d’Occident. Les termes en sont curieux, et feront bien comprendre à quel point le pontificat romain était déjà maître de la puissance civile dont il empruntait le secours.

La sentence du pape de Rome, dit l’empereur, devrait être assez puissante dans les Gaules, sans notre sanction impériale : car, quels droits ce grand pontife n’a-t-il pas sur les Églises ! Mais un motif a provoqué notre décret ; c’est qu’Hilaire, à qui la bonté seule du pape conserve encore le nom d’évêque ; ne puisse, non plus que tout autre, troubler par les armes les choses ecclésiastiques ou résister aux ordres du pontife romain. Nous faisons à toujours défense aux évêques des Gaules et des autres provinces de rien entreprendre contre l’ancienne coutume sans l’autorisation du vénérable pape de la ville éternelle. Qu’ils tiennent pour loi, eux et tous les autres, ce qu’a décidé ou ce que décidera le siège apostolique ; et que tout évêque, qui, appelé au tribunal du pontife de Rome, aura négligé de venir, soit forcé de s’y rendre par le gouverneur de la province : sous la réserve de tous les privilèges que nos aïeux de sainte mémoire ont conférés à l’Église romaine. De la main divine de l’empereur, le 8 des ides de juin de l’an 445.

Sans doute, ce n’était pas seulement un respect religieux qui dictait ces paroles. Dans un temps où le pouvoir épiscopal s’élevait partout, sur les ruines de la société, où beaucoup d’évêques même traitaient avec les barbares, l’empereur d’Occident devait croire utile de les ramener sous l’obéissance d’un pontife qui résidait en Italie, au centre de l’empire. Rome chrétienne semblait devenir l’unique et dernier lien de cette société dissoute qui tombait de toutes parts. Le faible empereur, retiré à Ravenne, n’aurait pas osé prétendre que l’évêque de cette capitale obscure et nouvelle dût donner des lois à tous les évêques de l’empire. Il cherchait donc ailleurs les moyens de les attacher et de les retenir ; et pour cela, il dormait à Rome cet immense pouvoir qu’il n’avait pas lui-même. Mais cet abandon ne profitait point à l’empire, et ne servit qu’à fortifier la puissance intérieure de l’Église, unie sous un chef.

Tandis que l’Église de Rome affermissait son pouvoir en Occident, l’inquiète mobilité des Orientaux lui donnait d’autres occasions d’influence. Les hérésies théologiques et souvent grammaticales, enfantées par l’esprit grec, cherchaient à Rome des complices ou des juges. A Nestorius on vit succéder Eutychès et la question des deux natures de J.-C. Eutychès, condamné par un concile que présidait Flavien, évêque de Constantinople, en appela tout de suite à l’Église de Rome. Cette partialité naturelle que les évêques de Rome avaient contre ceux de Constantinople, fit d’abord accueillir la plainte d’Eutychès. En même temps, Léon écrit à Théodose, empereur d’Orient, et demande que la question soit jugée dans un concile assemblé en Italie. Mais une intrigue d’eunuques, dans le palais de Constantinople, favorisait Eutychès. Un nouveau concile est assemblé dans Éphèse. Les partisans d’Eutychès y dominent : et ce concile, devenu célèbre sous le nom de Brigandage, proclame, au milieu des voies de fait, des coups de béton et des épées nues, l’absolution d’Eutychès et l’exil de Flavien. Léon, dans un concile tenu à Rome, condamne solennellement les actes du concile d’Éphèse, et par le crédit qu’il avait sur l’épouse et sur la sœur de Valentinien, il fait écrire à l’empereur d’Orient qui s’obstine à maintenir le concile d’Éphèse. Mais, Théodose étant mort, Marcien, époux de sa sœur, élevé à l’empire, s’occupe de convoquer un concile général à Nicée.

Ces débats étaient la première occupation des esprits, tandis que les Francs, les Vandales et les Huns inondaient une moitié de l’empire. Le terrible Attila, un moment vaincu dans les Gaules, ayant paru se rejeter vers l’Orient par l’Illyrie, le concile fut seulement changé de place et reporté à Chalcédoine en Asie. Mais il ne fut pas tenu avec moins de pompe et d’ardeur.

Dans cette grande assemblée, l’Église de Rome reçut un hommage qui marquait le progrès de sa puissance. Lorsqu’on lut une lettre de Léon à Flavien, les évêques présents s’écrièrent tous d’une voix : Pierre a parlé par la bouche de Léon, c’est la doctrine des apôtres. Le concile ensuite décida l’union sans mélange, immuable, indivisible et inséparable des deux natures en J.-C. ; et il s’occupa de déposer ou de rétablir un grand nombre d’évêques engagés dans ce débat : tant la souveraineté dogmatique et disciplinaire résidait alors uniquement dans les conciles ! L’évêque de Rome protesta cependant contre un décret de cette assemblée qui plaçait le siège de Constantinople après celui de Rome, et lui donnait la prééminence sur les évêchés d’Antioche et d’Alexandrie. On voit ici le calcul de l’ambition romaine : elle ne voulait pas de Constantinople même au second rang.

Pendant que le vieux monde civilisé était occupé de ces débats théologiques, Attila, s’étant recruté de nouvelles légions barbares, revint sur l’Italie. Il brûle, il saccage Aquilée, Pavie, Milan, et marche vers Rome pour y exterminer le génie même de l’empire qui semblait encore attaché à la ville éternelle. Heureusement[3], la superstition qui poussait le conquérant le faisait hésiter. Le souvenir d’Alaric, mort peu de temps après le sac de Rome, revenait à sa pensée, comme un funeste augure. Au milieu de la terreur universelle, le pape Léon sortit de Rome avec deux sénateurs, dont l’un était père de Cassiodore, historien de ces temps déplorables, et il se rendit au camp du barbare[4], près d’Ambuleium, sur les bords du Mincio. La présence du pontife, l’idée de ce dieu inconnu dont il était le ministre, peut-être aussi de riches rançons touchèrent le roi barbare ; il consentit à ne pas poursuivre sa marche sur Rome, et se retira même au-delà du Danube. Les contemporains racontèrent des prodiges[5] ; ils dirent que l’apôtre saint Pierre avait, apparu dans l’air avec un glaive flamboyant, et épouvanté le roi des Huns pendant que le pape essayait de le fléchir. Cependant il paraît qu’un reste de superstition païenne, encore à cette époque conservé dans Rome, voulut aussi réclamer l’honneur de cet événement. On peut le supposer par les paroles de Léon, dans un discours prononcé pour l’anniversaire de la délivrance que lui devait Rome. Il se plaint que la foule, détournée par les jeux du cirque, ne se presse pas dans l’église : Et cependant, dit-il, qui a tiré cette ville de captivité ? qui l’a sauvée du carnage ? sont-ce les jeux du cirque ou la protection des saints apôtres dont les prières ont fléchi la justice divine ? Revenez à Dieu en comprenant les merveilles qu’il a opérées par nous, et attribuez votre délivrance, non pas aux influences des étoiles, comme le veulent les impies, mais à la miséricorde de Dieu qui a daigné toucher les cœurs des barbares[6].

Peu de temps après sa retraite d’Italie, Attila était mort et l’Occident avait respiré. Mais la ruine de l’empire d’Occident ne s’arrêtait point. Les conquérants barbares se relayaient pour le détruire. Attila mort, Genséric paraît en Italie.

Valentinien venait d’être assassiné dans Rome par Maxime, un de ses généraux, qui s’empara de son trône et prit sa veuve pour femme. On dit que par vengeance elle appela d’Afrique le roi des Vandales. Mais la riche proie de l’Italie l’invitait assez. La flotte de Genséric arrive tout à coup jusqu’à l’embouchure du Tibre. Le nouvel empereur était sans force pour défendre ce qu’il avait acquis par un crime. On ne songe pas même à résister aux Vandales. Léon, suivi de tout son clergé, s’avance au-delà des portes de la ville et supplie Genséric de faire grâce au moins du carnage et de l’incendie. Genséric promit de ne point verser le sang et d’épargner les églises ; mais il voulut que la ville fût livrée au pillage. Tout ce qu’elle avait de richesses fut enlevé. L’empereur périt, la veuve et les filles de Valentinien furent emmenées en esclavage avec une multitude de citoyens et de femmes nobles. Genséric, ayant ainsi dépouillé Rome, retourna dans Carthage avec son immense butin.

Léon, resté au milieu de Rome saccagée, s’occupa de soulager les maux publics. Il avait préservé du pillage trois grandes basiliques. Elles renfermaient beaucoup de vases d’argent massif donnés autrefois par Constantin. Le pontife les fit fondre pour distribuer des secours dans les paroisses de la ville. Ainsi, par l’anarchie et les malheurs de la conquête, l’évêque de Rome en devenait insensiblement le chef temporel.

Il continuait aussi d’étendre sa juridiction sur les Églises étrangères. On trouve dans ses dernières lettres des instructions données aux évêques de Fréjus et de Narbonne. Quant aux Églises d’Italie, Léon les dirigeait toutes par ses conseils et son autorité. Il leur imposa diverses règles de discipline ; mais on doit remarquer surtout le zèle avec lequel il interdit l’usage de la confession publique, alors très commun, pour y substituer uniquement la confession secrète, plus favorable au pouvoir du prêtre.

Léon mourut après vingt et un ans de pontificat, laissant l’Église romaine aussi puissante que l’empire était affaibli. Cette puissance déjà ne tenait pas seulement au génie de l’homme qui en était dépositaire, mais à des maximes de soumission religieuse chaque jour plus répandues dans l’Occident.

Sous Hilaire, successeur de Léon, on vit les évêques de la province Tarragonaise demander au siège de Rome l’approbation de leurs actes. Leur langage semble préluder déjà à cette chimère de l’infaillibilité que la société chrétienne était encore loin de reconnaître : Adorant Dieu en vous, écrivent-ils, nous recourons à cette foi célébrée par la bouche même de l’apôtre, et nous demandons une réponse à cette chaire où rien n’est enseigné par erreur et présomption, où toute chose est décidée par un examen pontifical[7].

Les Vandales, ariens de religion, avaient conquis l’Espagne, et les Églises des anciens habitants, opprimées par ces vainqueurs, se rapprochaient d’autant plus de l’Église romaine. Cependant l’empire d’Occident allait enfin passer aux mains des barbares qui l’envahissaient, le pillaient ou le servaient depuis trois siècles. Chose remarquable ! tandis que l’évêque de Rome appelait à son tribunal le patriarche de Constantinople, Rome elle-même recevait ses souverains du choix de l’empereur d’Orient. L’Église avait conquis en pouvoir tout ce qu’avait perdu le sénat. Enfin un chef barbare, fils d’un ancien secrétaire d’Attila, Odoacre, roi des Hérules, renverse Augustule, dernier empereur d’Occident. Rome tomba sous son pouvoir le 23 août 476, et l’œuvre d’Alaric fut achevée ; il n’y eut plus d’empire romain.

Odoacre continua cependant de respecter la suprématie de l’empire d’Orient. Il en reçut le titre de patrice, qu’il joignit à celui de roi que lui avaient donné ses soldats vainqueurs. Du reste, il ne porta ni la pourpre ni le sceptre ; mais, en distribuant à ses troupes le tiers des terres de l’Italie, il fonda réellement un État et un peuple nouveaux. Les évêques de Rome, parleur jalousie même contre l’Église grecque, reconnurent plus aisément un maître qui les affranchissait du joug de l’Orient. Ils continuaient à dominer les Églises d’Italie, et à excommunier celles de Constantinople. Odoacre se réserva le droit d’approuver leur élection. A la mort du pape Simplicius, un commissaire d’Odoacre vint assister à l’élection de son successeur. Mais, en même temps, Odoacre fortifia le pouvoir de l’Église par une loi qui interdisait l’aliénation de tout domaine, de tout vase sacré appartenant à l’Église romaine. Ainsi, tandis que les anciens habitants de l’Italie étaient en partie dépouillés de leurs biens, le clergé, enrichi de donations inaliénables, acquérant toujours sans perdre jamais, vit croître sa puissance sous un prince arien et barbare.

 

 

 



[1] Augustin, Epist. ad Januarium, 115, cap. II.

[2] Pestem subeuntem prima cecidit

Sedes Roma Petri, quæ pastoralis honoris

Facta caput mundo quidquid non possidet armis

Religione tenet.

(Sanct. Prosper.)

[3] Alarici objicientes exemplum... quia ille post fractam Romam diu non supervixerat. (Jornandès, de Reb. Get., cap. XLII.)

[4] Jornandès, de Reb. Get., cap. XLII.

[5] Evaginato gladio... mortem minitantem. (Hist. Miscell.)

[6] S. Leonis, sermo LXXXI.

[7] Pagi, p. 211.