HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

INTRODUCTION — DISCOURS SUR L’HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ JUSQU’À GRÉGOIRE VII

PREMIÈRE ÉPOQUE

 

 

DEPUIS LE COMMENCEMENT DE L’ÈRE CHRÉTIENNE JUSQU’À CONSTANTIN.

 

L’obscurité des premiers pontifes de Rome s’explique assez par la même cause qui fit l’illustration de leurs successeurs : la grandeur du nom de Rome. Les chrétiens d’abord étaient comme perdus dans cette ville immense. Sur la côte d’Asie, à Éphèse, à Smyrne, dans quelques-unes de ces villes grecques ingénieuses et oisives, l’annonce d’un culte nouveau avait occupé tous les esprits. Mais à Rome, dans ce gouffre où venaient s’amonceler les richesses, les religions, les vices de tous les peuples du monde, une nouvelle croyance, apportée par des étrangers et des vaincus, disparaissait dans la foule. Même en la persécutant, on ne la regardait pas. L’orgueil romain s’inquiétait peu de démêler les sectes religieuses qui pouvaient naître chez ces Juifs séquestrés dans un quartier de Rome, où ils habitaient de petites cabanes, mendiaient et prédisaient l’avenir. On lit dans Tertullien : Tibère, sous le règne de qui le nom chrétien entra dans le monde, fit rapport au sénat des choses qu’il avait apprises de Judée, sur la divinité du Christ, et proposa de le reconnaître comme Dieu. Le sénat n’ayant pas la preuve des faits refusa. César persista dans son avis, en menaçant du supplice les accusateurs des chrétiens. Que d’impossibilités dans ce récit ! Le sénat refusant quelque chose à Tibère ! un empereur romain proposant au sénat l’apothéose d’un supplicié juif ! L’histoire nous montre au contraire, dans le tyran de Rome, une inquiète sévérité contre toute innovation religieuse et tout culte venu d’Orient. Sénèque nous dit que, dans sa jeunesse, sous l’empire de Tibère, ayant adopté la diète pythagoricienne, il la quitta, sur la demande de son père, pour ne pas être confondu avec une secte étrangère, alors persécutée, que l’on reconnaissait à l’abstinence de certaines viandes[1]. Tacite nous parle d’un décret du sénat, sous Tibère, pour chasser d’Italie les cultes égyptiens et judaïques. Quatre mille affranchis romains, infectés de cette superstition, dit-il, furent déportés en Sardaigne, pour y servir d la répression du brigandage, sous un climat insalubre. Le reste fut forcé de se bannir ou d’abjurer ; et Tibère fit brûler leurs vêtements religieux et tout le mobilier de leur culte.

N’est-il pas vraisemblable que, sous cette dénomination confuse de cultes égyptiaques et judaïques, dans cette proscription dédaigneuse qui frappait à la fois Jéhovah et la déesse Isis, déjà, quelque levain de christianisme était caché ? Mais cet élément formait-il une société distincte ? La portion chrétienne de ces persécutés avait-elle dès lors un chef, une hiérarchie ? Un évêque d’Antioche, de cette ville où les nouveaux réformateurs prirent pour la première fois le nom de chrétiens, vint-il à Rome pour être l’évêque des chrétiens ? Ces hommes, accusés de l’incendie de Rome sous Néron, et, qui, suspendus à des croix, le corps enduit de bitume, brûlèrent comme des torches nocturnes dans les jardins de l’empereur illuminés par leur supplice, avaient-ils alors un chef reconnu ? Étaient-ils entièrement séparés de la secte judaïque ? L’histoire ne transmet, à cet égard, aucun fait détaillé. Mais en voyant avec quelle promptitude la société chrétienne se formait dans l’Égypte et l’Asie Mineure, on ne peut douter qu’à Rome, où elle était assez nombreuse pour fournir tant de victimes, elle n’ait eu quelques chefs qui la gouvernaient ou du moins qui la précédaient au martyre.

Dès le commencement du deuxième siècle, une croyance générale parmi les chrétiens place à Rome, et sous Néron, la mort des deux principaux apôtres de la religion : et, dans cette idée même, on voit l’origine du respect qui devait s’attacher dans la suite à l’Église de Rome.

On révéra le cachot de Mamertin, comme le lieu d’où avaient été tirés les deux apôtres, Pierre et Paul, pour aller au supplice. Ces souvenirs servirent de texte à de fabuleux récits. On publia de prétendues lettres de Paul à Sénèque et de Sénèque à Paul, où, dans un latin barbare, le philosophe stoïque parlait de l’Esprit-Saint, et où Paul annonçait qu’il avait attendri Néron. Parmi ces fraudes de l’ignorance et du zèle aveugle, ce qui était vrai, ce qui saisit profondément les hommes, c’était la tradition d’une grande iniquité, d’un vaste et odieux supplice ordonné par Néron. Nulle part jusque-là, tant de chrétiens n’avaient péri : cette sanglante primauté de malheurs commença l’illustration de l’Église romaine. Dans tous les coins du monde où se trouvaient quelques affiliés du culte nouveau, on s’entretint du grand martyre de Rome ; et cent ans après, un Africain, un habitant de Carthage, adressait au gouverneur païen de la province, ces paroles où respirent tout le génie de la foi nouvelle et toutes les espérances qu’elle offrait à l’univers : Consultez vos livres, vous y trouverez que Néron, le premier, s’arma du glaive des Césars contre notre secte alors naissante dans Rome : nous tirons gloire d’une proscription commencée sous de tels auspices. Peut-on connaître cet empereur, et ne pas comprendre qu’une chose condamnée par Néron était un grand bienfait pour le genre humain ?[2]

Mais quoique ce désastre frappât l’esprit de tous les chrétiens dispersés dans ‘le monde, la vie des premiers évêques de Rome resta presque entièrement ignorée. La durée de leur pouvoir, leur ordre de succession, sont mêlés de quelques doutes. Les chrétiens n’avaient encore à Rome aucun temple, aucun autel : ils se réunissaient dans quelque chambre Haute, dans la maison de quelque frère pour prier ensemble. Beaucoup d’entre eux étaient étrangers, Juifs ou Syriens, et lorsqu’ils voulaient se figurer la magnificence des cérémonies religieuses, ils songeaient au temple de Jérusalem. Clément, troisième évêque de Rome, dans une épître aux chrétiens de la ville de Corinthe, agitée par quelques divisions, les exhorte à la paix et à l’obéissance par l’exemple du culte mosaïque, où le souverain pontife, les sacrificateurs et les lévites ont chacun leur office et leur place marqués. Ainsi, dans le premier siècle, après les cruautés de Néron, Rome idolâtre renfermait une société chrétienne dont le chef était en commerce avec d’autres sociétés semblables de Grèce et d’Asie. La lettre authentique de Clément, sous la date de l’an 69, commence par ces mots : L’Église de Dieu qui est à Rome, à l’Église de Dieu qui est à Corinthe.

L’enthousiasme était la loi commune de toutes ces colonies chrétiennes dispersées dans le monde. On voyageait de l’une à l’autre avec des lettres ou de pieux symboles qui renouvelaient l’hospitalité des temps antiques. On se communiquait des écrits cachés, monuments de la foi nouvelle ; on s’exhortait mutuellement à combattre et à mourir. Mais, dans tout cela, nulle prééminence, nulle autorité d’une, Église sur l’autre. Il semble même qu’à la fin du premier siècle les Églises de Grèce et d’Asie étaient plus nombreuses et plus ferventes que celles de Rome. On connaît la lettre de Pline, où il informe Trajan du grand nombre de chrétiens qu’il a trouvés dans sa province de Bithynie, des aveux innocents qu’il en a reçus, et des supplices qu’il a cependant ordonnés contre eux.

N’est-il pas étonnant que le nom des chrétiens ne revienne nulle part dans les autres lettres de Pline, recueil de tant de souvenirs, et que cet homme, si empressé à parler d’un rhéteur grec qui voyage, d’un procès, d’une vision, d’une histoire de revenant, ne dise rien de cette religion nouvelle qu’il retrouvait à Rome et qu’il avait décimée en Bithynie ? Serait-ce que, dans la capitale même de l’empire, sous les yeux des princes qui, de Néron jusqu’à Trajan, proscrivirent presque tous les chrétiens, là religion nouvelle se cachait davantage ! Faut-il expliquer par là l’obscurité de ses premiers pontifes Lin, Clément, Anaclet, Évariste ? Plusieurs d’entre eux, sans doute, scellèrent de leur sang la foi qu’ils ont prêchée ; mais ces temps héroïques de l’Église sont, comme ceux, de l’histoire, enveloppés de doutes et de mensonges. Il est universellement reconnu que les lettres, les décisions pastorales attribuées à la plupart de ces anciens pontifes de Rome, sont des fictions pieuses qui portent évidemment la marque d’un siècle postérieur. Il reste, sous le nom d’Ignace, évêque d’Antioche, un monument authentique et sublime de la foi chrétienne à la fin du premier siècle. Mais ce n’est pas un recueil de règles et d’observances comme ceux que l’on a faussement attribués aux premiers évêques de Rome. C’est une peinture naïve de l’ardeur qui portait les premiers chrétiens à braver tous les supplices et toutes les lois de l’empire. Le Grec Lucien, qui vivait au commencement du deuxième siècle, a retracé dans une intention satirique les soins que les chrétiens prodiguaient à leurs frères persécutés ; il représente les vieilles femmes, les veuves et les orphelins se pressant, dès le point du jour, à la porte de la prison ; les plus considérables obtenant à prix d’or la permission d’y passer la nuit, et les envoyés de plusieurs villes d’Asie apportant des offrandes et des secours. C’est le récit même que fait l’évêque d’Antioche dans une épître adressée aux chrétiens de Rome, vers laquelle il était conduit du fond de la Syrie pour être livré aux bêtes féroces dans le cirque. La charité des Églises, dit-il, m’a partout accueilli avec J. C., et non comme un passant. Celles qui ne sont pas venues me voir ont fourni leur part de dépense, chaque ville a contribué. On le voit, le sophiste païen avait témoigné du même fait que le martyr. Ce fait était alors fréquent ; car l’évêque Ignace, écrivant aux chrétiens de la ville d’Éphèse, leur dit : Vous êtes le passage de ceux qu’on mène à la mort pour Dieu. La seule crainte que montre l’évêque d’Antioche, c’est de manquer le supplice qui lui est réservé dans Rome. En écrivant de Smyrne aux chrétiens de Rome, il les supplie de ne pas parler de lui, de ne pas faire d’efforts pour l’empêcher de mourir : Quand je vous demanderais autre chose, dit-il naïvement, lorsque je serai près de vous, ne le faites pas, croyez plutôt ce que je vous écris. La société chrétienne avait donc alors dans Rome quelque protection, quelque pouvoir. Rapprochée du lieu même d’où partaient les édits cruels des empereurs, elle était d’autant plus épargnée qu’elle avait peut-être trouvé des appuis jusque dans les instruments mêmes de la persécution.

Sous les règnes glorieux d’Antonin et de Marc-Aurèle, tandis que l’ancienne philosophie grecque, devenue la religion des souverains du monde, leur inspirait un esprit de justice et de douceur dont le christianisme seul était excepté, la société chrétienne de Rome continua de s’accroître sous des chefs obscurs et zélés. Elle avait, dès cette époque, de grandes richesses qu’elle faisait servir à soulager les pauvres, à recueillir les étrangers et à envoyer des aumônes jusque dans l’Orient. Ce trésor était formé par les offrandes des principaux affiliés. Il semble qu’en effet c’était alors l’usage d’apporter un don à l’Église dans laquelle on se faisait admettre. A l’époque d’Antonin, Marcion, le célèbre hérésiarque, fut reçu dans l’Église de Rome en donnant 200 sesterces, et lorsqu’il en fut chassé peu de temps après, on lui rendit son argent[3].

On concevra sans peine, par cette coutume générale de doter l’Église à laquelle on venait s’associer, combien, même sous la persécution, dut être rapide l’accroissement de la richesse dans l’Église de Rome, d’une ville si opulente et si peuplée. D’ailleurs ce résultat peut s’expliquer pour nous par les faits de l’histoire moderne.

La persécution n’était pas continuelle, parce qu’aucune persécution ne peut l’être. Il arrivait dans le monde païen ce que l’on vit dans la France catholique, au seizième siècle, lorsque des lois de sang étaient portées contre les sectes dissidentes. D’abord ces lois hideuses s’exécutaient avec une implacable exactitude ; de nombreuses victimes périssaient par la corde et par le feu. Puis la rigueur des juges se lassait quelque temps, ou parce qu’elle croyait avoir vaincu, ou parce qu’elle désespérait de vaincre. La colère, la mauvaise honte, amenaient de nouvelles reprises de barbarie qui s’interrompaient encore. Un retour d’humanité, un attrait d’idées nouvelles, le spectacle d’une conviction soutenue jusqu’à la mort, faisaient impression sur ceux mêmes qui ordonnaient le supplice. Le parlement de Paris, d’abord si empressé à brûler les hérétiques, finit par demander grâce pour eux ; et cependant, au milieu de ces alternatives de cruauté et de justice, les nouveaux religionnaires avaient accru leur nombre, leur richesse, et attiré dans leur parti des hommes puissants.

Malgré les mœurs plus féroces et les préjugés plus opiniâtres de l’antiquité, malgré les obstacles soulevés par cette sublime nouveauté de l’Évangile bien autrement offensante pour le monde idolâtre, il en fut de même sous quelques rapports. Au bout d’un peu de temps, les édits les plus atroces des empereurs contre la primitive Église tombaient en désuétude. On inventait quelque prétexte pour les éluder. On convenait de ne pas rechercher les chrétiens, mais seulement de les condamner lorsqu’ils étaient une fois mis en cause, aveu manifeste d’une législation qui avait honte d’elle-même et reculait devant sa propre barbarie.

Souvent aussi le gouvernement romain et les magistrats, las de tant de supplices, se relâchaient de leur cruauté pendant des années entières. Ce fait historique est attesté par le nombre même des grandes persécutions consignées dans les annales chrétiennes. Chacune de ces horribles vengeances du paganisme expirant succédait à quelque temps de trêve et de repos, pendant lequel il avait perdu de sa puissance. Les chrétiens, au contraire, animés jusqu’à l’enthousiasme par la proscription, enhardis par l’impunité, se fortifiaient également dans la souffrance et le repos, gagnaient à eux les âmes ardentes et généreuses, attiraient même les faibles et les timides, et grandissaient chaque jour, malgré des lois diffamées pour leur barbarie ou méprisées pour leur impuissance.

Tous les sectateurs de la foi nouvelle n’étaient pas livrés uniquement aux pieux loisirs de la vie contemplative. Un grand nombre s’occupaient d’agriculture, de commerce, naviguaient, portaient les armes, plaidaient au barreau ; beaucoup même occupaient des emplois dans le palais des Césars. Quelquefois l’humanité, quelquefois le caprice, leur donna des défenseurs. Étrange contraste ! le vertueux Marc-Aurèle, sévère exécuteur des lois de l’empire, poursuivit les chrétiens qu’elles condamnaient, et une vile courtisane, maîtresse de Commode, eut pitié de leur sang versé et leur accorda quelques années de paix, sous un prince fléau du reste de l’empire !

Cependant, à la fin du deuxième siècle, l’Église de Rome, dont la hiérarchie était déjà nombreuse, n’avait encore aucun temple[4]. En présence de ces majestueux sanctuaires, de ces vastes basiliques où l’idolâtrie était ornée de toute la pompe des arts, les chrétiens plaçaient tout le culte dans la ferveur de la prière. Ils disaient même qu’il ne fallait pas enfermer l’immensité de Dieu dans les murailles, d’un temple[5] ; mais partout où ils se trouvaient, sur les places publiques, dans les champs, aux bords de la mer, ils se sentaient excités à la prière par le spectacle des ouvrages du Créateur. C’était là le texte de leurs entretiens ; ainsi raisonne Minutius Félix, dans l’éloquent dialogue qu’il a consacré à la défense du christianisme. Il y dédaigne, comme une idolâtrie, tout culte extérieur ; il compare la doctrine de ses frères à celle des sages antiques, et ne craint pas de dire que les chrétiens sont philosophes, ou que les anciens philosophes étaient chrétiens. Cet ouvrage, écrit à Rome par un homme du siècle, par un avocat célèbre devenu chrétien, montre bien les diverses formes que prenait le christianisme aux yeux des premiers sectateurs. Pour quelques-uns, il était une philosophie libre et élevée ; pour d’autres, un sujet de controverses ; pour d’autres, une suite de pratiques ; et sous ces formes diverses, il attirait tout le monde. C’est ce dernier caractère qu’il paraît avoir eu surtout chez les prêtres de l’Église de Rome.

Dès le deuxième siècle, ils se montrent déjà sévères défenseurs de la discipline. Il ne s’est élevé parmi eux aucun de ces orateurs, de ces hommes savants qui brillent dans les Églises d’Afrique. Les écrits de Clément d’Alexandrie, de Justin, d’Athénagoras, d’Origène, de Tertullien, excitaient l’enthousiasme des sociétés chrétiennes d’Orient. Rome n’avait rien de semblable ; mais ses évêques maintenaient avec persévérance les dogmes et les règles de discipline qu’ils avaient reçus. L’Église de Rome n’avait encore dans l’esprit des chrétiens aucune prééminence absolue, mais elle était vénérée comme Eglise apostolique ; et ce titre, donné à plusieurs sociétés chrétiennes de la Grèce et de l’Asie, établissait entre elles une sorte d’égalité : Parcourez, disait Tertullien, les Églises des apôtres, où leurs chaires se conservent encore, où l’on récite leurs lettres authentiques, images d’eux-mêmes. Êtes-vous près de l’Achaïe ? Vous avez Corinthe. N’êtes-vous pas loin de la Macédoine ? Vous avez Philippes, vous avez Thessalonique. Si vous pouvez passer en Asie, vous avez Éphèse. Si vous êtes voisin de l’Italie, vous avez Rome, que nous aussi nous pouvons facilement consulter[6].

Telle était cette liberté de l’Église primitive, où l’on supposait l’inspiration également descendue sur les diverses sociétés chrétiennes. Cette égalité de malheurs, que de fréquentes persécutions faisaient peser sur les chrétiens, fortifiait encore cet esprit d’enthousiasme et de liberté. Sans doute, leurs regards se tournaient vers Rome, parce qu’elle était la capitale du monde : son Église exerçait une vaste hospitalité à cause du grand nombre de chrétiens que leurs affaires y attiraient de tous les lieux de l’empire. Mais elle n’avait aucune juridiction sur les autres Églises. Le pape Victor ayant voulu changer l’époque de la fête de Pâques, pour ne pas tomber d’accord avec les Juifs, cette innovation fut repoussée par les Églises d’Afrique : et un docteur même d’Occident, Irénée, évêque de Lyon, accusa cette entreprise d’orgueil et d’injustice. Le projet de Victor ne fut pas suivi, et les Églises restèrent dans la liberté de leurs anciens usages. La chaire de Rome n’exerçait réellement au dehors qu’un seul genre de pouvoir, le même que prenaient toutes les Églises, et qui appartient à toute société particulière, le pouvoir de déclarer qu’elle n’est plus en communion, qu’elle a rompu tout lien avec un autre homme ou une autre société.

En effet, ce monde romain, formé de tant de nations, peuplé de tant de villes opulentes, peuplé de tant de dieux, de magistrats, de philosophes, de rhéteurs, portant sur les enseignes de ses légions, sur ses temples, sur ses prétoires les symboles du culte païen, renfermait déjà, sous cet extérieur idolâtre, tout un monde nouveau. Il n’était pas une ville, et presque une bourgade de la Syrie et de l’Ionie, de l’Égypte et des côtes d’Afrique, de la Grèce, de l’Italie, de la Gaule méridionale, où il n’y eût à côté de la société publique et romaine une société secrète et chrétienne, ayant un chef sous le nom de surveillant ou d’évêque, plusieurs prêtres sous le nom de presbytères ou d’anciens, et divers ordres d’affiliés qui arrivaient jusqu’aux chrétiens encore mêlés à la vie active et retenus par les soins du monde. Lorsque la violence d’un empereur, la colère de la foule païenne, quelque malheur public ou quelque imprudence ranimait la persécution, au nom de lois toujours subsistantes, toutes ces sociétés éparses dans l’empire semblaient unanimes. Mais quand l’orage s’apaisait, alors mille rivalités, mille controverses naissaient entre les Églises, et quelquefois dans chacune d’elles. Ceux qui, dans le malheur, avaient échangé leurs symboles, et resserré les liens de leur affection, s’excommuniaient mutuellement ; souvent la persécution même laissait dans les esprits des germes de division. En effet, devant les menaces et les supplices du prétoire, les uns s’étaient montrés intrépides, d’autres avaient fui, d’autres avaient dissimulé leur foi, brûlé de l’encens, goûté des viandes offertes aux idoles. De là naissaient autant de querelles entre les rigoristes et les faibles, et tandis que dans Alexandrie, cette Babel du christianisme oriental, la métaphysique des Grecs déchirait la religion nouvelle par mille subtilités sur l’essence divine, dans l’Afrique moins savante et dans l’Italie, on faisait des hérésies avec des points de discipline. Ainsi la secte de Montan, dont Tertullien devint disciple, déclarait certains crimes, tels que l’idolâtrie, l’homicide, l’adultère, irrémissibles devant les hommes et ne voulait pas qu’on admit les coupables à en faire pénitence. L’Église de Rome, au contraire, accueillait tout le monde et fondait sa puissance sur le grand nombre de pécheurs qui venaient se réfugier ; vers elle. Montan et ses disciples, véritables stoïciens du christianisme, avaient pour principe de ne pas céder aux périls et de rechercher la persécution. Zéphyrin, évêque de Rome, se cacha pendant une persécution ordonnée par l’empereur Sévère, et ne parait pas en avoir eu moins de crédit sur son Église. Il fut même l’un des premiers pontifes qui s’attribuèrent le droit d’absoudre ou de condamner au nom de l’Église universelle. Il en usa pour retrancher de sa communion Tertullien, que son génie ardent et impétueux devait rendre indocile au joug d’un pontife étranger.

Comment, lui dit Tertullien, usurpes-tu le droit de l’Église ? Comment renverses-tu et changes-tu l’intention manifeste du Seigneur qui n’a conféré qu’à saint-Pierre, personnellement, le privilège exprimé par ces paroles : C’est sur toi que je bâtirai mon Église ?[7]

Voilà donc, à la fin du deuxième siècle, lorsque le christianisme palpitait encore sous les haches, quels étaient le raisonnement du pontife romain et la réponse d’un illustre chrétien d’Afrique. Tertullien, par une sorte d’ironie, donne à l’évêque de Rome le nom de grand pontife, d’évêque des évêques, mais il lui refuse la puissance de remettre à son gré les péchés des hommes : C’est, lui dit-il, le droit, le pouvoir du maître, et non du serviteur de Dieu, et non du prêtre[8]. Le sévère docteur d’Afrique ne s’indigne pas moins de l’usage que le pontife de Rome fait de ce pouvoir usurpé : il peint les prisons mêmes des martyrs comme un rendez-vous d’adultères et de jeunes amants qui s’y font admettre à prix d’argent pour obtenir ainsi l’absolution du pontife.

Pendant que l’Église de Rome, par sa discipline mitigée et son indulgence pour les faiblesses, jetait ainsi les fondements de sa puissance, la rigueur de la persécution s’était affaiblie ; les souffrances des martyrs, leur courage dans les supplices, les apologies de quelques-uns de leurs défenseurs, surtout le déclin du polythéisme, amenaient pour les chrétiens de plus longs intervalles de tolérance et de sécurité. Dion, qui fut gouverneur de cette même province de Bithynie où Pline le jeune avait fait mettre à la torture des esclaves chrétiens, disait, au commencement du troisième siècle, en parlant des chrétiens : Leur nombre s’est tellement multiplié, qu’ils en sont venus à obtenir la liberté de leur culte. Ces paroles s’appliquent sans doute au temps d’Alexandre Sévère sous lequel Dion fut consul.

On voit que ce prince, en effet, nourri des plus belles maximes de l’antique philosophie, humain, généreux, laissa vivre en paix les chrétiens. Dans son palais de Rome, il avait une espèce de sanctuaire consacré à recevoir les statues des plus grands hommes. Là, dans les premières heures du jour, le jeune empereur, lorsqu’il s’était abstenu d’approcher de son épouse, venait rendre une sorte de culte à ces images vénérées, parmi lesquelles, à côté d’Orphée et d’Apollonius, étaient placés Abraham et Jésus-Christ. C’était une nouvelle espèce de polythéisme philosophique né du travail que faisaient depuis trois siècles les imaginations enthousiastes.

Les habitudes, les usages, les maximes et le langage chrétien commençaient à se répandre parmi ceux mêmes qui se croyaient encore attachés à l’ancienne religion du monde. L’innovation était dans le paganisme comme ailleurs. Alexandre répétait souvent cette sentence des chrétiens : Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît[9] ; et par ses ordres, elle fut inscrite dans son palais et sur plusieurs monuments publics.

Accablé de ce despotisme dont les empereurs étaient dépositaires, cherchant pour le réformer à soumettre au contrôle public les noms des gouverneurs et des intendants de province, il citait, par exemple, la manière dont les chrétiens élisaient leurs prêtres. On ne peut douter que, sous ce prince, la société chrétienne n’eût à Rome des temples. Les chrétiens mêmes plaidèrent publiquement pour la possession d’un lieu dépendant du domaine public et qui leur était disputé par des cabaretiers. L’empereur leur donna gain de cause, et son rescrit portait : Il vaut mieux que ce lieu serve à honorer Dieu de quelque manière que ce soit. Là, dit-on, fut bâti par Calliste, évêque de Rome, la première église chrétienne qui ressembla par la pompe aux temples du paganisme. Un vaste cimetière près de Rome, le long de la voie Appia, porte aussi le nom de Calliste et est souvent nommé dans les actes des martyrs dont les restes y furent déposés.

Après le règne modéré d’Alexandre vint un tyran cruel, plus impitoyable aux chrétiens qu’à ses autres sujets. On compte deux évêques de Rome, successeurs de Calliste, parmi les martyrs qui ont péri sous Maximin. Cependant le nombre des chrétiens allait croissant sur tous les points de l’empire. La liberté intérieure dont jouissaient tant d’Églises mystérieuses et disséminées favorisait leurs progrès rapides. Les hérésies, nées presque toutes en Orient, passaient dans les villes de l’Espagne, de l’Italie, de la Gaule. Alexandrie continuait d’être un immense arsenal, d’où partaient mille croyances mystiques, mille variétés du christianisme. Là s’était formé, au milieu des persécutions et des controverses, le plus éloquent apôtre du troisième siècle, Origène, dont le génie, à la fois oriental et grec, offrait l’alliance de là philosophie platonique et de J’enthousiasme des prophètes. Dans ses écrits, la religion nouvelle était enseignée comme une science profonde et comme une vérité populaire. Avec ce goût d’allégorie qui plait à l’esprit oriental, il interprétait l’Écriture aux philosophes des écoles grecques, il faisait servir l’érudition et la plus subtile éloquence au triomphe de cette foi prêchée d’abord avec tant de simplicité.

Après le règne des deux Philippe, qui laissèrent respirer les chrétiens, l’empereur Decius ranima la persécution. Le premier effort des princes doués de quelque grandeur était de remonter vers l’ancienne discipline romaine ; la nouveauté du christianisme leur était odieuse, comme une des causes de la décadence de l’empire, et, par cette étrange méprise, ils étaient aussi cruels envers les chrétiens que les plus méchants princes. Decius, pendant les premières années de son empire, fit mourir Fabien, alors évêque de Rome ; c’est là qu’on peut voir les premières marques de la constitution intérieure de l’Église romaine. Soit que la société chrétienne ne pût ou n’osât se réunir, on ne nomma pas de successeur à Fabien, pendant plus d’une année ; mais les prêtres et les diacres de l’Église de Rome écrivaient aux autres Églises pour les animer et les soutenir.

L’Église de Carthage était gouvernée par Cyprien, qui, d’abord rhéteur célèbre, engagé dans les soins du monde et le plaisir, avait embrassé la foi chrétienne, comme le faisaient alors presque tous les esprits ardents et libres. A l’annonce de la persécution ordonnée par Decius, Cyprien s’éloigna de Carthage et chercha la retraite. Alors les prêtres de Rome, qui n’avaient plus d’évêque, écrivirent à ceux de Carthage qui semblaient abandonnés par le leur.

Ils ne blâmaient pas le saint pape Cyprien, disaient-ils, mais ils exhortaient l’Église de Carthage à combattre avec fermeté contre l’idolâtrie, et ils se donnaient eux-mêmes en exemple comme ayant devant les yeux la crainte du Seigneur plus que lés menaces des hommes et leur injustice passagère. Nous avons, disaient-ils, ramené plusieurs de ceux qui déjà montaient au Capitole pour y sacrifier. Notre Église demeure ferme dans la foi, quoique plusieurs aient cédé soif, à cause de leurs dignités, soit parce qu’ils ont été saisis de la crainte des hommes. Nous les avons séparés de nous, mais sans les abandonner, et en les exhortant, au contraire, à faire pénitence, s’ils peuvent obtenir le pardon de Celui qui peut l’accorder. Vous voyez donc, mes frères, que vous devez faire de même. On voit, par cette lettre, l’esprit de politique chrétienne déjà familier aux prêtres de l’Église de Rome, et l’on peut y démêler le germe de leur pouvoir.

Déjà la pureté du premier enthousiasme était bien altérée : les intervalles de repos et de tolérance accordés aux chrétiens avaient favorisé le progrès des vices autant que celui de la foi. On peut croire sur ce sujet des contemporains et des martyrs. Cyprien regarde la persécution de Decius comme envoyée de Dieu pour châtier la dissolution des chrétiens. Dans une vive peinture qu’il fait de leurs mœurs, non seulement il se plaint que les laïques s’occupent uniquement de s’enrichir[10] ; que les hommes se coupent la barbe ; que les femmes se fardent et se teignent les cheveux ou s’unissent avec des infidèles : il attaque par des reproches plus graves les chefs mêmes des Églises : Beaucoup d’évêques, dit-il, négligeant le mandat divin, se chargent d’affaires temporelles, et, laissant là leur chaire, abandonnant leur peuple, pour se promener dans d’autres provinces, y guettent les occasions d’un commerce lucratif ; tandis que leurs frères meurent de faim dans l’Église, ils a veulent regorger d’argent, dérobent des fonds de terre par des ruses frauduleuses, et accroissent leur revenu par des usures multipliées[11].

La persécution de Decius, se déployant contre une société dont les chefs mêmes étaient si corrompus, trouva beaucoup d’hommes faibles et timides. A Rome et dans tout .l’empire, un grand nombre de chrétiens sacrifièrent aux idoles : d’autres, croyant sauver tout ensemble leur foi et leur vie, se procurèrent, à prix d’argent, de faux certificats d’idolâtrie ; comme, dans les époques modernes, on a plus d’une fois acheté de faux billets de confession. D’autres enfin ou se dérobèrent parla fuite ou périrent dans les tourments, ou furent jetés dans les cachots et dans les mines, sans démentir leur foi. La persécution, qui s’étendit de Rome sur tout le reste de l’empire, ne cessa qu’à la mort de Decius, l’an 252. Elle laissa les esprits divisés par un débat entre ceux qui avaient souffert et ceux qui avaient cédé.

Ce fut l’origine du premier schisme éclatant qui eût encore agité l’Église romaine. Corneille, prêtre romain, ayant été choisi pour évêque de Rome, Novatien, qui lui avait disputé l’élection, l’accusa de s’être fait donner un billet d’idolâtrie par le préfet de Rome et d’avoir communiqué avec des évêques qui avaient offert de l’encens aux faux dieux. En même temps Cyprien, accusé d’avoir fui devant la persécution, voyait aussi s’élever contre lui un concurrent au siège de Carthage. Les deux évêques avaient un intérêt commun. Cyprien défendit l’élection de Corneille, et -Corneille frappa d’anathème l’adversaire de Cyprien. Ainsi l’Église de Rome, respirant à peine de la persécution, déjà s’exerçait à l’empire. Mais ce pouvoir, que ne reconnaissaient pas les Églises savantes de l’Égypte et de la Grèce asiatique, fut vivement contesté, même par les Latins.

Dans l’Occident comme dans l’Orient, on n’apercevait encore qu’une grande fédération de sociétés secrètes, tantôt plus opprimées, tantôt plus libres, gouvernées par des chefs qui se réunissaient quelquefois pour régler des points de croyance ou de discipline, mais ne voulaient dépendre que de Dieu. De là les résistances aux premiers efforts du siège de Rome pour assujettir les évêques étrangers.

L’évêque de Carthage, qui se trouvait le métropolitain de trois grandes provinces, l’Afrique, la Mauritanie, la Numidie, ne voulait point céder à l’évêque de Rome. La croyance des deux Églises différait sur la validité du baptême donné par les hérétiques. Les docteurs d’Afrique voulaient un second baptême. L’Église de Rome, s’attachant à l’Écriture, n’en admettait qu’un seul ; et Étienne, l’un des successeurs de Corneille, promulgua cette décision. Cyprien convoque alors dans Carthage un concile où se trouvaient soixante-dix-sept évêques des trois provinces : Personne, dit-il, parmi nous, ne prétend être l’évêque des évêques, ou ne veut forcer les autres à l’obéissance par des menaces tyranniques[12]. Ce concile décida, contre l’avis de l’évêque de Rome, qu’il fallait un second baptême. Étienne persévéra dans son décret, traitant Cyprien de faux prophète et d’ouvrier de mensonges.

Mais pendant ces querelles, un nouvel empereur, Valérien, avait recommencé la persécution contre les chrétiens. Étienne périt à Rome, et peu d’adnées après, Cyprien, que les cris du peuple avaient souvent réclamé pour être la pâture des lions dans le cirque, eut la tête tranchée à Carthage. Les dissensions intestines du culte nouveau étaient couvertes par l’éclat de ces courageux sacrifices, et la croyance des peuples s’affermissait en voyant ceux qui ne s’accordaient pas pour les instruire s’accorder si bien pour mourir. Cette Église de Rome, qui déjà prétendait un si grand pouvoir et dont les lettres, selon Cyprien lui-même, étaient répandues dans tous les lieux du monde, subit de nouvelles persécutions sous Aurélien, qui releva si haut la gloire de l’empire. Il y eut alors un retour de superstition païenne qui dut être fatal aux chrétiens. Une invasion de barbares dans l’Italie avait excité la terreur publique ; on consulta les livres sibyllins depuis longtemps négligés ; on renouvela d’antiques cérémonies, des processions, des sacrifices de tout genre. Aurélien, du milieu de son camp, écrivait au sénat : Je m’étonne, pères conscrits, que vous ayez tardé à ouvrir les livres sibyllins, comme si vous délibériez dans une église de chrétiens, et non dans le temple de tous les dieux. Hâtez-vous, et par la chasteté des pontifes et les solennités saintes, portez secours à l’empereur accablé du danger public[13]. La persécution d’Aurélien passa, et l’Église chrétienne, fortifiée par le sang de ses martyrs, continua de s’accroître.

C’est un fait incontestable que dans les premières années de Dioclétien le christianisme jouissait d’une liberté presque entière. Les lois de prohibition, les édits qui ordonnaient d’offrir de l’encens aux dieux subsistaient encore, mais la faveur en exemptait. Le christianisme avait pénétré dans le palais du prince. Plusieurs de ses grands officiers étaient attachés à la foi nouvelle, ou du moins permettaient à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs esclaves de la pratiquer publiquement. On élevait chaque jour de nouvelles églises où le peuple accourait en foule. Dans les provinces, les gouverneurs honoraient les évêques. Enfin, nous dit Eusèbe, des chrétiens même furent appelés au gouvernement des provinces, sans être obligés de sacrifier. On voit dans cette tolérance le progrès du temps et la politique d’un prince qui, forcé à des guerres lointaines contre les barbares, entraîné par les soins d’un empire immense, ne voulait pas avoir pour ennemis une partie de ses sujets.

Les lois de l’empire s’étaient usées contre la persévérance de la foi nouvelle. Au rapport de l’ancien registre pontifical, si stérile en faits, Caïus, qui occupait le siége de Rome sous Dioclétien, était compatriote et parent de l’empereur. L’impératrice Prisca fut chrétienne. Ainsi la religion nouvelle, quoique désavouée par les lois et le culte public, devenait insensiblement maîtresse de la société tout entière. Dans ce monde où le despotisme, réunissant sous un même joug vingt nations diverses, avait réduit tout en poussière, elle était la seule force vivante. Hors d’elle, il n’y avait de pouvoir que l’armée. Dioclétien, dans sa politique, avait dit qu’il suffisait de préserver de la religion nouvelle les légions et les soldats de la garde[14]. Mais il fut trompé dans ce calcul. Quel que soit le joug militaire, l’armée ne peut longtemps échapper aux croyances qui dominent la société même. C’est par là qu’il faut expliquer le massacre de la légion thébaine et d’autres faits de cette époque.

Une autre cause de nouvelles persécutions et de victoires prochaines pour le christianisme, ce fut le partage de l’empire. Dioclétien, dont l’âme était plus haute qu’ambitieuse, eut l’idée de créer des souverains sous ses ordres, au lieu de gouverner lui-même, comme Trajan, depuis les bords du Rhin jusqu’à ceux de l’Euphrate. Vieux soldat endurci longtemps aux plus rudes travaux de la guerre, la mollesse et la pompe orientale le séduisirent. Ce fut le premier essai de la grande révolution qui devait bientôt s’accomplir. Chef de l’empire, Dioclétien se retira vers l’Orient : Rome ne fut plus une capitale. Dioclétien, en la quittant, ne voulait la laisser à personne, et il envoya régner à Milan Maximien, son collègue, tandis que Constance s’établissait à Trèves, pour régir la Gaule, l’Espagne et la Grande-Bretagne, et que Galérius, souverain de l’Illyrie et de la Thrace, prenait Sirmium pour sa capitale.

Dans ce partage de l’empire, l’inévitable rivalité des nouveaux princes donnait un protecteur aux chrétiens. Ce ne furent pas seulement les hasards du caractère, l’obscure naissance et la férocité sauvage de Galérius, la douceur naturelle et l’éducation polie de Constance, qui firent la diversité de leur conduite à l’égard des chrétiens : elle venait d’un instinct de pouvoir. Le christianisme en était arrivé à ce point que la domination était désormais promise à qui saurait le reconnaître et l’affranchir.

Pendant vingt ans, Dioclétien recula devant ce problème, et peut-être l’oublia-t-il quelquefois au milieu des conquêtes et de la gloire. Assez fort pour ne pas prendre de parti décisif[15], il tolérait les chrétiens ; Galère et Maximien voulaient les anéantir ; Constance les protégeait. Cette sourde division maintenait l’équilibre entre ces princes dont les rhéteurs ont célébré dans leurs discours l’admirable union. Et lorsque le génie de Dioclétien, vieilli de bonne heure, se laissa forcer par les terreurs dont l’obsédait Galérius, et lui accorda le sang des chrétiens, tout fut rompu ; et, après une dernière et courte épreuve, l’empire tout entier appartint au christianisme.

L’Asie fut le grand théâtre de cette persécution c’était là que le polythéisme décrépit se ravivait aux sources de la philosophie mystique. Quelquefois dans les ruines d’un antique monument, sur les pierres chancelantes et disjointes, on voit serpenter un lierre qui s’introduit dans toutes les fentes, et soutient seul maintenant la muraille qu’il a commencé d’ébranler et de détruire. Telle était, pour ainsi dire, l’œuvre de la philosophie grecque, s’attachant et s’incorporant au vieux polythéisme qu’elle avait autrefois ébranlé. Mais ce dernier secours donné à l’idolâtrie attestait sa faiblesse. Elle n’avait plus pour elle que des sophistes et des bourreaux. L’édit de persécution, affiché d’abord à Nicomédie, fut exécuté à Rome et dans toute l’Italie. Mais le christianisme latin n’était pas comme le christianisme grec combattu par une philosophie allégorique. Il n’avait pour adversaires que les coutumes et les cérémonies du culte public. L’esprit latin toujours moins subtil que l’esprit grec ne paraît pas avoir produit de réformateurs du polythéisme. Aussi, lorsque plus tard une restauration religieuse fut tentée par Julien, elle fut toute grecque dans ses idées et dans son langage, tellement que le nom propre des Grecs, le mot même d’hellénisme[16], fut le titre dont elle se décora.

Dans l’Occident, le christianisme moins exposé à ces combats philosophiques, et n’étant guère attaqué que par les préjugés populaires et les édits des princes, dut prendre plus d’empire et de stabilité.

Cependant, à Rome, sous Maximien, la persécution fut si violente que l’évêque même de la ville, Marcellin, se laissa vaincre et offrit de l’encens aux idoles. Beaucoup de chrétiens imitèrent sa faiblesse ; d’autres périrent avec courage, d’autres se réfugièrent dans les États de Constance, qui n’exécutait qu’à demi les décrets de ses collègues, faisait démolir les murailles de quelques églises, mais respectait les biens, les personnes et même les assemblées des chrétiens. Cependant les flatteurs de Dioclétien publiaient qu’il avait détruit le christianisme. On inscrivit cette victoire sur des médailles et sur des monuments. Mais Dioclétien était las de la lutte sanglante qu’il avait commencée à regret. Son abdication et celle de Maximien, la maladie de Galérius, l’édit qu’il publia dans l’Orient pour rendre aux chrétiens la permission de tenir leurs assemblées, sont les derniers signes de détresse du polythéisme romain. Vainement Maximien, sortant de la retraite où l’avait entraîné l’exemple de Dioclétien, reprit la pourpre d’empereur et la partagea avec son fils Maxence. Pendant ces révolutions du pouvoir, le christianisme avait fait tant de progrès que Maxence feignit d’abord de vouloir embrasser ce culte tant persécuté par son père. Mais il fut devancé.

Celui des Césars qui avait toujours protégé les chrétiens, Constance, venait de mourir à la tête de ses légions d’Angleterre. Son fils Constantin est élu son successeur par les suffrages de l’armée : il passe dans les Gaules, et d’abord il traite avec Maximien, qui lui donne le titre de César et sa fille Fausta pour épouse.

Constantin, à cette époque, ornait encore de ses dons les temples des dieux, les orateurs païens de la Gaule le félicitaient de sa piété, les députés de la ville d’Autun le suppliaient de venir dans leurs murs visiter le sanctuaire magnifique d’Apollon. Mais les yeux des chrétiens étaient fixés sur lui, et, du fond de l’Orient jusqu’à Rome, il était attendu et nommé par un peuple immense.

Une jalousie de pouvoir entre Maximien et son fils précipita la révolution qui se préparait. Maximien, chassé par Maxence, vient demander asile à Constantin, conspire contre lui, et périt par ses ordres. Seul maître de l’Italie, Maxence, ne sachant où s’en prendre de l’empire qui périssait sous ses mains, se remet à persécuter les chrétiens. Il réduit à l’esclavage et attache au service d’une écurie Félix, évêque de Rome. Les vices de ce tyran ajoutaient à l’horreur de son joug. La pureté des femmes chrétiennes était un attrait pour lui. L’une d’elles qu’il avait déshonorée se donnant la mort, contre les préceptes de la religion, remit sous les yeux des Romains l’exemple d’une vertu fameuse et toujours fatale dans leur histoire. Elle était de famille sénatoriale.

Constantin, assuré dés vœux de l’Italie, en partie chrétienne, et tout entière opprimée, passe les Alpes, malgré les avis des aruspices encore attachés à sa cour, et que l’instinct même du paganisme éclairait sans doute en ce moment.

Voici la grande révolution attendue, commencée depuis trois siècles. Voici venir le jour qui vengera le sang des victimes, et fera passer les opprimés au rang des maîtres. Voici cette rétribution de justice dont se chargent quelquefois des mains iniques, mais qui s’accomplit par la loi éternelle des sociétés.

Rome, la ville enivrée du sang des martyrs, l’Italie peuplée de chrétiens, les provinces d’Afrique remplies alors de tant d’Églises florissantes, tout l’Occident est attentif. De miraculeux récits circulent dans les Gaules, la superstition commune aux deux croyances fait marcher des secours célestes devant Constantin. Maxence, averti de sa faiblesse, et cherchant aussi des secours au ciel, déroule les livres des sibylles et consulte les magiciens. Mais il reste inactif dans Rome, se cachant à la haine publique et au péril qui s’approche. L’histoire n’a pas dit les manœuvres, les espérances, les prières de la société chrétienne dans cette crise fatale. On peut les deviner : elle était opprimée ; et elle touchait à l’empire.

Constantin s’est élancé du haut des Alpes ; il enlève rapidement Turin, Crémone et Mantoue. Il marche sur Rome où était le prix de la victoire. A quelques lieues de la ville, sur les bords du Tibre, fut donnée la bataille qui changea le sort du monde ; les vieilles légions de la Gaule et de l’Angleterre, quoique moins nombreuses, vainquirent l’armée de Maxence. Lui-même périt dans sa fuite.

Dans un monument de ces temps antiques, on peut reconnaître quelque chose de la pensée ou plutôt de l’incertitude des Romains partagés entre deux cultes, délivrés d’un tyran, recevant un nouveau maître, souhaitant un libérateur. Constantin, entrant dans Rome avec ses légions victorieuses, et précédé de la tête de Maxence, que l’on portait au haut d’une pique, passa sous un arc de triomphe décoré de cette inscription ambiguë :

LE SÉNAT ET LE PEUPLE ROMAIN,

A l’empereur César Auguste[17], qui, sous l’inspiration de la divinité, par la grandeur de son âme et le secours de son armée, a vengé d’un seul coup la république du tyran et de toute sa faction,

Ont consacré cet arc triomphal !

On le voit, le christianisme n’est pas encore nommé, mais il se montre et bientôt il va régner.

 

 

 



[1] In Tiberii Cæsaris principatum juventæ tempus inciderat ; alienigenarum sacra movebantur ; sed inter argumenta superstitionis ponebatur quorumdam animalium abstinentia. Patre itaque meo rogante, qui non calumniam timebat, sed philosophiam oderat, ad pristinam consuetudinem redii. (Sénèque, Epist. CVIII.)

[2] Tertullien, Apologétique.

[3] Antonini ferè principatu,... sub episcopatu Eleutherii, ejectus Marcion cum ducentis sestertiis quæ Ecclesiæ adtulerat. Tertullien, p. 242.)

[4] Cur multas aras habent, templa nulla ? (Min. Félix, p. 91.)

[5] Intra unam ædiculam vim tantæ majestatis includam ? Nonne melius in nostra dedicandus est mente ? In nostro imo consecrandus pectore ? (Min. Félix, p. 313.)

[6] Tertullien, de Præscriptione hæreticorum.

[7] Tertullien, de Pudicitia.

[8] Tertullien, de Pudicitia, p. 744.

[9] Hist. Auguste script.

[10] Corrupta barba in viris, in fœminis forma fucata... jungere cum infidelibus vinculum matrimonii... (Liber de lapsis.)

[11] Liber de lapsis.

[12] Concile de Carthage.

[13] Hist. Auguste, t. I.

[14] Satis esse si Palatinos tantum ac milites ab ea religione prohibent. (Lactance, de Mort. persecut.)

[15] Lactance, de Mort. persecut.

[16] Juliani, Epist. XLIX, LII.

[17] ... Quod instinctu divinitatis, mentis magnitudine, cum exercitu suo, tam de tyranno quam de omni ejus factione.... arcum triumphis insignem dicavit. (Baron., tom. III.)