HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME SECOND

 

CHAPITRE XIX. — EXPÉDITION DU MEXIQUE ; PUEBLA. - INSURRECTION DE POLOGNE. - ÉLECTIONS DE 1863.

 

 

Le fameux axiome l'Empire c'est la paix était bien loin désormais. Dans ses dix premières années, Napoléon III avait fait la guerre en Russie, en Italie, en Chine, en Cochinchine et déjà il était engagé dans une nouvelle expédition non moins lointaine mais beaucoup plus grave : en Amérique.

La pensée-mère de cette expédition aurait fait honneur à la politique impériale, si le coup d'œil et la décision dans l'exécution avaient répondu à la haute prévoyance de la conception. L'Empereur parait s'être proposé de dresser une barrière, dans le Nouveau-Monde, entre la race anglo saxonne et les races latines sans cesse refoulées par elle. Ce point pour le consoler de son échec, ni par flatterie, qu'on lui a attribué une aussi sage pensée. Il écrivait au général Fleury, de Fontainebleau, le 20 mai 1862 : Si le Mexique conserve son indépendance et l'intégrité de son territoire, si un gouvernement stable s'y constitue, nous aurons rendu à la race latine, de l'autre côté de l'Atlantique, sa force et son prestige.

C'était bien ainsi que le comprenait, de son côté, le chef de la race anglo-saxonne, le président Lincoln, lorsqu'il soutint Juarez avec une si indomptable énergie.

Les circonstances étaient favorables. La grande République du Nord s'était scindée en deux moitiés sensiblement égales qui luttaient l'une contre l'autre avec une telle ardeur, et de telles alternatives de succès et de revers, qu'il était difficile de prévoir de quel côté pencherait la victoire. Si la France, à ce moment, avait jeté résolument son épée dans la balance, comme sous Louis XVI, les Confédérés de Richmond l'auraient certainement emporté sur les Fédéraux de Washington et la scission restait définitive ; l'immense Amérique du Nord serait aujourd'hui partagée en quatre grands Etats indépendants, dont un de race hispano-indienne, un autre de race française — en partie du moins : le Mexique, le Canada, la République anglo-saxonne confédérée et la République anglo-saxonne fédérale. Napoléon hésita, attendit, comptant .que les armées du président Davis battraient toutes seules celles du président Lincoln. L'évènement trompa son attente, et alors il fut trop tard. Les vainqueurs lui signifièrent dédaigneusement qu'il eût à se retirer du Mexique, et cette expédition qui devait empêcher Mexico et Guatemala, Lima et la Havane, Montevideo et Buenos-Ayres d'avoir le sort de la Floride et de la Louisiane, du Texas et de la Californie ; cette expédition faite pour conjurer les dangers que pourra courir un jour l'indépendance de la vieille Europe elle-même, n'aboutit qu'à rendre plus forte et plus menaçante la formidable

 unité anglo-américaine.

Le prétexte principal et l'entrée en matière furent beaucoup moins nobles que le projet. Un banquier, nommé Jecker, avait prêté quatre à cinq millions au gouvernement de Miramon, président contesté de la République mexicaine. Miramon ayant été vaincu et chassé par son compétiteur, l'indien Benito Juarez, Jecker n'en réclama pas moins le remboursement, produisit un mémoire qui décuplait le montant de sa créance et y intéressa le duc de Morny en lui offrant trente pour cent sur ses recouvrements.

Il était Suisse, ce ne fut pas un obstacle ; on le naturalisa Français et la France prit sa cause en mains.

Comme le Mexique était en pleine anarchie, que les étrangers y étaient alternativement rançonnés et pillés par les deux partis, et que Juarez venait de suspendre le paiement d'indemnités dues à des Français, à des Espagnols et à des Anglais, Napoléon III entraîna l'Espagne et l'Angleterre dans une alliance ayant pour but unique la demande au gouvernement mexicain de l'exécution des obligations contractées par lui envers les sujets des trois puissances. Un traité dans ce but fut signé à Londres le 30 novembre 1861.

Le 7 janvier de l'année suivante, six mille Espagnols, trois mille Français et mille Anglais débarquèrent à la Brera-Cruz. En même temps les commissaires des trois puissances adressèrent à la nation mexicaine un manifeste. Ils vous trompent, disaient-ils, ceux qui prétendent que, derrière de justes réclamations, les alliés cachent des plans de restauration et d'intervention dans vos affaires intérieures.

Juarez, trop faible, négocia. Le général Prim, commandant en chef espagnol, qui était un soldat de fortune plutôt qu'un diplomate, conclut, au grand étonnement de l'Europe, le 19 février 1862, un traité, qui a reçu le nom de convention de la Soledad, et qui stipulait que, pendant la durée des négociations, les forces alliées, afin de se soustraire aux fièvres du littoral, occuperaient les trois villes de Cordova, Orizaba et Tehuacan avec leurs rayons, mais qu'elles se retireraient loyalement sur leurs positions premières, en avant de la Vera-Cruz, si les négociations n'aboutissaient pas.

Les trois gouvernements furent unanimes à blâmer cette convention. Toutefois ils ne purent tomber d'accord sur leurs obligations respectives et l'interprétation du traité de Londres. Une rupture s'en suivit ; l'Angleterre et l'Espagne rappelèrent leurs soldats. Les Français, restés seuls, reçurent un renfort de trois mille cinq cents hommes, et avec eux le général mexicain Almonte et d'autres émigrés qui ne cachaient point leur but : le renversement de Juarez, champion des libéraux et des démagogues. C'était, selon Almonte, le seul moyen de rétablir l'ordre au Mexique et d'obtenir les satisfactions demandées. Cette manière de voir était partagée à Paris par le duc de Morny, l'Impératrice et l'Empereur.

Dans la séance du 13 mars, au Corps législatif, M. Jules Favre exprima des craintes sur l'extension du projet primitif et avoué. Est-il vrai, demanda-t-il, qu'on se propose d'établir un empire mexicain ? On désigne même, comme empereur futur, l'archiduc Maximilien, frère de l'Empereur d'Autriche. M. Billault répondit : C'est-là un simple propos d'officier ; avant vous, lord Cowley s'en étant ému, notre ministre des affaires étrangères lui a dit textuellement que cela n'est pas vrai, J'affirme donc que jamais une telle combinaison n'est entrée dans la pensée du gouvernement. Quand on insinue de pareilles suppositions, on devrait au moins avoir quelques preuves ; or ici on n'en a pas l'ombre.

M. Billault était-il de bonne foi en lançant cette affirmation ? Il parait difficile qu'il ignorât les négociations engagées depuis plusieurs mois déjà entre Maximilien et Napoléon. M. de Kératry affirme qu'elles avaient abouti dès la fin de 1861, et que dés lors la France et l'archiduc étaient liés l'un envers l'autre[1]. Mais les preuves manquaient à l'opposition, et, pour une fois que Jules Favre avait raison ; la majorité hua Jules Favre.

Le gouvernement français commit un autre acte d'indélicatesse qui lui fut amèrement et justement reproché. Sous prétexte que nos malades n'auraient pas été en sûreté si on les eût laissés seuls à Orizaba, nos soldats, à la reprise des hostilités, ne rétrogradèrent point en masse sur la Vera-Cruz, quoique ce fût une des conditions des préliminaires signés à la Soledad. Des rapports inexacts avaient fait croire au général en chef, comte de Lorencez, que Mexico, las de Juarez, n'attendait que la présence des Français pour se déclarer en leur faveur. On marcha sur Mexico.

On avait franchi le défilé de Las-Cumbres et l'on débouchait sur un plateau élevé de douze cents mètres, où sont situés d'abord Puebla, ensuite Mexico, lorsqu'on se trouva en vue de la première de ces deux villes, très grande, très riche, peuplée de soixante-quinze mille à quatre-vingts mille âmes. C'était, disait-on, la ville du inonde qui avait été le plus souvent assiégée, tellement qu'elle allait l'être pour la cent cinquantième fois. On ignorait que toute l'armée de Juarez s'y était concentrée.

Le 5 mai, au matin, des colonnes de zouaves et de chasseurs furent lancées à l'assaut des forts de Guadalupe et de Loreto qui dominent la ville ; mais au lieu de ne rencontrer qu'un semblant de résistance, comme on l'avait annoncé, elles allèrent se heurter contre un couvent massif transformé en forteresse, défendu par une garnison de deux mille hommes, protégé par une artillerie énergiquement servie et par tout un système de feux combinés. Quelques-uns des plus intrépides assaillants arrivèrent, sous un déluge de fer, jusque dans les fossés du fort, se hissèrent sur les murs et s'y firent tuer ; le reste échoua au pied. On s'était présenté sans matériel de siège, avec une artillerie de campagne insuffisante pour faire brèche, et on s'était précipité sur des fortifications défendues par de l'artillerie et un triple étage de mousqueterie.

La ville étant imprenable avec les moyens dont on disposait, il fallut reculer jusqu'à Orizaba, juste au moment où la Revue des Deux-Mondes écrivait (1er juin) : A l'heure qu'il est, nos soldats ont sans doute bravement planté notre drapeau à Mexico. On ne voulait pas croire encore en France, à la fin de juin, aux dépêches américaines qui annonçaient l'échec de Puebla.

Cet échec eut les plus graves conséquences. L'honneur militaire se trouvait engagé, et on allait être obligé, pour le réparer, de porter par des envois successifs notre corps expéditionnaire jusqu'à trente-cinq mille hommes avant de pouvoir reprendre la marche en avant ; disons cependant que c'était encore un bonheur qu'il se fût produit à Puebla ; que fût-il arrivé, en effet, si nous l'eussions rencontré plus loin dans l'Ouest, et séparés par une distance plus grande encore de notre base d'opérations ? D'un autre côté, il donna à Juarez le prestige d'une victoire, en exaltant l'instinct de résistance de ses partisans et en réduisant au silence tous ceux qui attendaient un succès de nos armes pour se tourner vers nous. Le général Lorencez préserva ses troupes d'un désastre complet en opérant sur Orizaba une retraite aussi habile que périlleuse, à travers trente lieues d'un pays boisé, inondé et dominé par des collines que couronnaient les tirailleurs mexicains. Zaragosa, lieutenant de Juarez, prit position sur le mont Borrégo, à quatre kilomètres d'Orizaba. De là il fit faire des propositions d'accommodement à Lorencez qui, pour toute réponse, envoya un détachement le déloger de ses retranchements. Il suffit de cieux compagnies pour enlever ce mont Borrégo, qu'on disait imprenable et mettre en fuite trois mille hommes. Deux cent cinquante Mexicains furent tués ou blessés, trois cents pris, et le reste dispersé. Cela n'empêcha point Zaragosa d'être comparé, comme son nom s'y prêtait si bien, au défenseur de Saragosse, et quand il mourut subitement quelque temps après, on transporta son corps à Mexico, au milieu des plus grands honneurs, et on mit à ses pieds un drapeau français.

Le corps expéditionnaire, cantonné entre Orizaba et la Vera-Cruz, eut beaucoup à souffrir des maladies ; mais le 22 septembre le général Forey arriva avec une armée de trente mille hommes. Lorencez retourna en France. Forey transféra son quartier général à Cordova, où ses troupes hivernèrent. Ce fut seulement après la saison des pluies qu'il put s'occuper de réparer l'échec de l'année précédente. Le 8 mars 1862 il investit Puebla.

Juarez n'avait pas non plus perdu son temps. Ses troupes avaient encore augmenté leurs moyens de défense ; neuf forts garnis de cent quarante pièces de canon croisaient leurs feux autour de la place ; d'immenses approvisionnements avaient été réunis ; des quartiers entiers, les maisons, les édifices avaient été barricadés avec un art singulier, tous les couvents changés en magasins ou arsenaux, les carrés de maisons entre lesquels la ville est divisée convertis en espèces de redans communiquant entre eux souterrainement, toutes les terrasses crénelées ; chaque pâté nécessitait un siège régulier, et les assiégeants, obligés d'enlever la ville morceau par morceau, n'emportant chaque ouvrage qu'au prix des plus énergiques efforts, ne progressaient que lentement, échouant quelquefois.

Cependant toute ville assiégée est perdue si elle n'est secourue, et les Mexicains ne faisaient une si belle résistance que parce qu'ils attendaient du secours. Ce fut le général Comonfort, ministre de la guerre, qui, manœuvrant entre Mexico et Puebla, se présenta avec son armée pour la secourir. Surpris et vigoureusement attaqué sur les hauteurs de San-Lorenzo, par le général Bazaine qui protégeait le siège, il fut mis le 8 mai en complète déroute. Les Français firent après la bataille une constatation qui aurait pu les éclairer sur les vrais sentiments des Mexicains ; ils trouvèrent parmi les morts des Soldaderas, espèce de bataillons féminins qui, du moins à cette époque, remplaçaient l'administration militaire mexicaine, et accompagnaient les soldats, portant sur leur dos ou sur leur tête les ustensiles de ménage et les provisions de la journée, et parfois dans les bras un enfant.

La dispersion de l'armée de secours et l'impossibilité de se faire jour à travers nos lignes enlevaient désormais toute espérance aux défenseurs de Puebla ; leur brave chef, le général Ortega, demanda à capituler ; Forey exigea une reddition sans conditions, ne s'engageant à rien si la garnison attendait l'assaut. Le 17, Ortega lui adressa la lettre suivante :

Comme il ne m'est plus possible de continuer à défendre la place, faute de munitions et de vivres, j'ai dissous l'armée sous mes ordres et détruit l'armement, y compris l'artillerie (et les drapeaux). La place est donc à votre discrétion et vous pouvez la faire occuper... Je me constitue prisonnier de guerre avec les officiers généraux, supérieurs et subalternes, qui sont réunis sur la place du gouvernement ; si je pouvais continuer la défense plus longtemps, croyez bien que je le ferais.

 

C'est ainsi qu'après une très belle défense la ville de Puebla tomba enfin en notre pouvoir avec vingt-six généraux, trois cent trois officiers supérieurs, mille cent soixante-dix-neuf officiers subalternes et onze mille hommes de garnison. Napoléon éleva le général Forey à la dignité de maréchal de France et félicita vivement ses troupes ; il écrivit :

Je déplore amèrement la perte de tant de braves, mais j'ai la consolante pensée que leur mort n'a été inutile ni aux intérêts et à l'honneur de la France, ni à la civilisation. Notre but, dites-le bien autour de vous, n'est pas d'imposer aux Mexicains un gouvernement contre leur gré, ni de faire servir nos succès au triomphe d'un parti quelconque. Je désire que le Mexique renaisse à une vie nouvelle et que bientôt, régénéré par un gouvernement fondé sur la volonté nationale, sur les principes d'ordre et de progrès, sur le respect du droit des gens, il reconnaisse, par des relations amicales, devoir à la France son repos et sa prospérité.

 

Les Français à leur entrée dans Puebla, furent accueillis comme des libérateurs, et de même à Mexico, où ils arrivèrent le 10 juin. Les autorités provisoires et les principaux habitants de cette capitale allèrent au devant d'eux pour leur en offrir les clefs. Forey écrivit au ministre de la guerre :

Nous avons été littéralement écrasés sous les couronnes et les bouquets dont l'entrée de l'armée à Paris, le 14 août 1859, en revenant d'Italie, peut seule donner une idée. J'ai reçu au palais du gouvernement les autorités qui m'ont harangué. Cette population est avide de liberté, d'ordre, de justice. Je leur ai promis tout cela au nom de l'Empereur.

 

Les Français connaissaient mal la ténacité de Juarez, et Napoléon III fermait volontairement les yeux sur la sourde hostilité des Etats-Unis qui, impuissants jusqu'alors, commençaient, à ce moment-là même, à se ressaisir, grâce aux victoires du Nord sur le Sud.

Le maréchal Forey organisa un gouvernement provisoire. Il créa une junte supérieure composée de trente-cinq membres pris parmi les citoyens les plus honorables du Mexique, et cette junte choisit trois hommes qu'elle investit du pouvoir exécutif. Ce furent le général Almonte, l'archevêque Labastida et le général Salas (24 juin). De plus, une assemblée des notables, comprenant deux cent quinze membres élus par le pays, fut appelée à statuer sur la forme définitive du gouvernement.

Il fallait s'y attendre : les préférences du peuple mexicain furent consultées avec moins d'empressement que celles du souverain victorieux ; et celui-ci songea encore, dans cette circonstance, à cette fatale Italie qui obsédait son esprit et qui dominait toute sa politique. Offrir un trône au jeune frère de l'empereur François-Joseph, c'était un moyen de rendre moins amers à l'Autriche les sacrifices qu'il lui avait imposés et ceux qu'il méditait de lui imposer encore.

L'assemblée des notables mexicains prit les trois résolutions suivantes : 1° La nation mexicaine adopte pour forme de gouvernement la monarchie modérée, héréditaire, avec un prince catholique ; 2° le souverain prendra le titre d'Empereur du Mexique ; 3° la couronne impériale est offerte à Son Altesse I. et R. le prince Ferdinand-Maximilien, archiduc d'Autriche, pour lui et ses descendants.

Une députation alla porter cette décision au château de Miramar, où résidait l'Archiduc. En chemin elle avait ordre de s'arrêter à Paris pour offrir à Napoléon III l'expression du respect et de la reconnaissance du Mexique.

Elle arriva à Trieste le 1er octobre et fut reçue à Miramar par l'Archiduc entouré de toute sa maison en grand apparat. L'acceptation ne fut pas un instant douteuse. Maximilien était jeune, loyal, froidement résolu ; il comptait sur son étoile, et aussi sur celle de Napoléon III, si brillante jusqu'alors. Sa femme, Charlotte de Saxe-Cobourg, fille du roi des Belges, enthousiaste aussi et dans tout l'éclat de sa beauté, ne le découragea point. Ils prirent le titre d'Empereur et d'Impératrice, puis, dans la ferveur de leurs premières illusions, se rendirent à Rome pour demander la bénédiction du Pape Pie IX, et de là à Paris afin de rendre leurs devoirs à la famille impériale de France. Ils étaient bien faits l'un et l'autre pour ouvrir les longues prospérités et n'entrevoyaient que des espérances sans limites. Napoléon III était fier de faire des empereurs, bien qu'il s'en défendit officiellement ; l'impératrice Eugénie rayonnait ; M. Rouher proclamait l'expédition du Mexique la grande pensée du règne ; les Chambres françaises applaudissaient et l'Europe regardait-avec une curiosité sans malveillance et une surprise voisine de l'admiration.

Maximilien et Charlotte débarquèrent à la Vera Cruz dans les derniers jours de mai 1864 ; la frégate autrichienne La Novarra les y avait amenés. Le 10 juin ils firent leur entrée à Mexico en grande pompe et furent grisés par ces démonstrations populaires qui ne manquent jamais à des souverains nouveaux. Ils recueillirent ou inventèrent, mais en tous cas, firent répandre la légende d'une vieille tradition d'après laquelle un prince aux yeux bleus devait venir relever le sceptre des Aztèques, multiplièrent les largesses et les bien-. faits autour d'eux, lâchèrent dans les bois, comme un harmonieux présage, plusieurs douzaines de rossignols, qu'ils avaient apportés, ces oiseaux étant jusque-là inconnus au Mexique, et crurent leur Empire fondé et leur dynastie acclimatée dans le Nouveau-Monde.

La résistance n'avait pourtant point cessé. Les troupes, françaises, aidées de quelques régiments mexicains reconstitués à la hâte, firent flotter l'étendard impérial jusques dans les provinces septentrionales qui touchent aux Etats-Unis ; on occupa, au nom de Maximilien, San-Luis-de-Potosi, Monterey, Matamoros à l'embouchure du Rio Bravo del Norte et Mazatlan, Guaymas à l'ouest sur le Grand-Océan. Juarez errait, avec quelques débris de ses forces, sur la frontière du Texas ; mais il restait le chef du parti républicain, seul complètement national désormais, et il avait derrière lui la grande République anglo-américaine.

Chez Napoléon III, la soif des aventures, qu'on lui avait toujours connue, était maintenant compliquée d'un esprit d'irrésolution et d'imprudence qu'on ne lui connaissait pas. On voyait poindre cet esprit dans l'expédition mexicaine ; il se montra plus encore dans les affaires de Pologne.

Coupée depuis un siècle en trois tronçons et plusieurs fois noyée dans son sang, la Pologne s'obstinait à ne pas mourir. Elle eut, de 1861 à 1864, une nouvelle convulsion occasionnée, comme les précédentes, par la persécution religieuse qui n'a jamais cessé depuis l'avènement de Nicolas Ier. Le mirage lointain des victoires de la France en Italie y contribua également ; certains patriotes polonais inconsidérés avaient le vague espoir que le libérateur de Milan affranchirait Varsovie. Ils oubliaient que les serments de jeunesse du conspirateur couronné avaient été prêtés à la seule révolution italienne et que la bombe d'Orsini n'était pas une bombe polonaise. En 1861, le 25 février, ils eurent l'idée de célébrer pacifiquement un anniversaire national glorieux, celui de la bataille de Grochow — à quelques lieues Est de Varsovie — où, en 1831, les Polonais avaient pendant trois jours disputé la victoire à l'armée russe. Le jour s'était levé brumeux et sombre ; on devait aller prier pour les morts jadis tombés dans la bataille, et dès le matin une passion spontanée jeta la population dans les rues. Une procession immense se forma, marchant sans désordre, précédée d'un drapeau à l'aigle blanc, et chantant l'hymne : Dieu saint, Dieu puissant, ayez pitié de nous, daignez nous rendre notre patrie ! Sainte Vierge Marie, reine de Pologne, priez pour nous ! Le gouverneur de Varsovie, prince Gortschakoff, l'ancien défenseur de Sébastopol, n'avait rien fait pour empêcher la manifestation, lorsque tout à coup le chef de la police lança deux escadrons de gendarmes sur cette masse épaisse, et on vit ce spectacle sublime d'une foule se mettant à genoux, continuant à chanter, et se laissant sabrer par les soldats sans résister. Plus de quarante victimes furent relevées mortes ou blessées ; le prince Gortschakoff était atterré, il jurait n'avoir donné aucun ordre, les officiers russes eux-mêmes se montraient indignés du rôle de bourreaux qu'on semblait leur préparer ; dès le lendemain la ville entière prit le deuil, et dès le surlendemain une scène semblable recommença.

Le 8 avril, les Cosaques maltraitèrent encore la population de Varsovie sans parvenir à la faire soulever. Le 15 octobre, une foule immense s'étant réunie dans les églises pour fêter l'anniversaire de Kosciuzko, on la laissa faire et, quand elles furent pleines, les troupes reçurent ordre de les cerner et d'arrêter tous les hommes présents, parmi lesquels on choisirait les plus compromis pour les déporter en Sibérie. La foule put s'échapper de quelques églises, mais dans la cathédrale de Saint-Jean elle prit la résolution de ne pas sortir tant que l'armée serait là. Pendant tout le jour on resta en présence, les soldats campant aux portes, le peuple s'obstinant à demeurer à l'intérieur, malgré les exigences de la faim. A huit heures du soir, un premier parlementaire vint offrir amnistie à la foule. La grâce fut repoussée, aucun délit n'ayant été commis. On allume les cierges d'un catafalque dressé pour les funérailles de l'Archevêque, et on chante des hymnes. A deux heures du matin, second parlementaire, nouveau refus de demander grâce. Enfin, à quatre heures du matin, le 16 octobre, après dix-sept heures de blocus, les troupes russes reçurent l'ordre d'envahir l'église et d'en chasser de force la foule ; elles pénétrèrent. violemment dans le lieu saint et y saisirent plus de deux mille personnes qu'il fallut conduire à la citadelle. En réponse à cette violation, le chapitre métropolitain fit fermer toutes les églises ; le grand rabbin et les pasteurs protestants en firent autant pour leurs temples et synagogues. Depuis un an, toutes les écoles étaient fermées en Pologne, les théâtres aussi.

L'insurrection existait donc, mais purement morale. Lois, coutumes, langue, habillements même, tout ce qui rappelait la Pologne était proscrit ; plus de trois cent mille individus avaient été arrachés au foyer natal ; la plupart étaient morts sur les chemins de l'exil. Un ukase avait incorporé comme enfants de troupes tous les orphelins de sept à seize ans et bon nombre d'enfants pauvres ; on vit des mères se jeter sous les chariots qui emportaient leurs fils pour servir les tyrans. D'autres ukases donnaient les églises catholiques aux schismatiques appelés officiellement orthodoxes, défendaient d'en bâtir de nouvelles et de restaurer les anciennes, interdisaient aux pères de famille de faire élever leurs enfants, même chez eux, par des maîtres non approuvés par l'Université russe de Charkow. La Pologne endurait tout et n'opposait que la résistance passive des anciens martyrs. L'archevêque de Varsovie, Mgr. Felinski, ayant osé demander pitié pour son peuple, par une lettre à Alexandre II, fut enfermé dans une forteresse et de là transporté en Sibérie où il est resté plus de vingt ans[2]. Mais les Polonais ne se rendaient pas. Parmi eux toutes réjouissances ou affaires Étaient mises de côté pour le relèvement national. Les hommes se privaient de tabac et de tout ce qui pouvait enrichir le trésor russe ; les femmes se vêtirent de noir. M. de Montalembert fit lire en France des pages poignantes sur ce deuil étrange de toute une nation.

Enfin, le 15 janvier 1863, une tentative nocturne d'enlèvement de toute la jeunesse masculine pour être incorporée dans l'armée russe, fit prendre les armes à cette jeunesse exaspérée. Tout dormait dans Varsovie ; les soldats seuls étaient sur pied. Vers une heure du matin ils envahirent les demeures, enfoncèrent les portes qui ne s'ouvraient pas, appelèrent les victimes, leur lièrent les mains derrière le dos et les poussèrent vers la citadelle, par groupes de vingt à vingt-cinq. Plusieurs brisèrent leurs liens, délivrèrent ce qu'ils purent de leurs camarades et coururent sus aux sentinelles. Tout le peuple se leva comme un seul homme.

Alexandre II n'attendait que cela, mais ne l'attendait pourtant pas sans inquiétude. L'Europe se montrait sympathique pour le malheur, et lorsqu'on connut les premiers coups de fusil échangés entre Cosaques et Polonais, la question était devenue internationale. La France, l'Angleterre, l'Autriche elle-même, adressèrent à Saint-Pétersbourg des notes comminatoires.

Ce fut un grand malheur, car ces notes ne pouvaient aboutir à rien, personne n'ayant l'intention de les appuyer d'une déclaration de guerre. Elles ne furent donc, pour la Pologne, qu'un coupable et stérile encouragement à une révolte sans espoir.

Milutine, le principal conseiller du Tsar, le même personnage qui conçut et exécuta les terribles ukases du 2 mars 1864, se trouvait alors à Paris, chez son oncle, l'ambassadeur comte de Kisseleff. Tâchez donc de voir le sphinx, lui écrivait la princesse Hélène, tante d'Alexandre II ; il faut que vous le voyiez et que nous sachions à quoi nous en tenir. Ce sphinx, c'était le souverain tout-puissant de qui l'Europe entière attendait les obscures énigmes. Le sphinx se tut. Il ne sut ni secourir franchement les opprimés, ni leur dire qu'ils ne devaient pas compter sur lui, mais se soumettre pour éviter des calamités plus grandes. Là encore, comme dans la guerre de sécession des Etats-Unis d'Amérique, il se livrait au hasard, attendant que la Fortune le servit sans qu'il l'aidât.

Lorsque le Sénat s'en rapportant, selon sa coutume, à la sagesse du gouvernement, passa à l'ordre du jour sur de nombreuses pétitions en faveur des Polonais, le prince Napoléon s'écria : L'Empereur fera quelque chose, j'en suis sûr ! Voici ce qu'il fit, et il faut convenir que ce fut lui qui en eut l'initiative. Il obtint de l'Angleterre et de l'Autriche qu'elles s'uniraient à la France pour proposer au Tsar, dans une conférence européenne, d'abord une amnistie, puis une autonomie administrative de la Pologne, dans le genre de celle de la Galicie, la liberté du culte catholique, le rétablissement de la langue polonaise dans les administrations, enfin un système de recrutement régulier et légal.

La proposition était tardive et ne fut remise qu'à la fin de juin. Le prince Gortschakoff l'écarta en déclarant, le 14 juillet, que la Russie ne négocierait qu'avec l'Autriche et la Prusse, puissances co-partageantes. Alors Napoléon III s'adressa, par lettre autographe, à la générosité d'Alexandre II, en l'invitant à rétablir un royaume de Pologne sous le sceptre de son frère le grand-duc Constantin. Nouveau refus. Enfin, il pria le Pape Pie IX d'unir ses instances aux siennes pour attendrir le cœur de l'Empereur d'Autriche, un des co-partageants, et obtenir de lui qu'il s'entendit avec la Russie et la Prusse pour rétablir la nationalité polonaise. Le Pape s'empressa de répondre à ce désir et François-Joseph lut avec attendrissement la lettre de Pie IX. Rien de plus ; le Pape seul alla jusqu'à rompre ses relations avec l'ambassadeur du Tsar ; mais cela ne tirait pas à conséquence, le Pape n'ayant pas cinq cent mille hommes à aligner au bout de ses brefs ou de ses encycliques.

Quant à l'Angleterre, toujours disposée à aller de l'avant quand il n'y a pas de danger, sa reculade est restée célèbre. Nul plus qu'elle n'avait jeté feu et flammes ; elle avait adressé à la Russie des notes irritantes, essayant d'ameuter l'Europe, mais ne s'engageant pas elle-même à fond.

Après la réponse dédaigneuse et péremptoire du prince Gortschakoff, on crut qu'elle relèverait le gant et que la guerre allait recommencer dans les mêmes conditions qu'en Crimée. Lord John Russell prononça, dans un banquet, à Blairgowrie, le 26 septembre 1863, un discours où il déclara que la Russie n'ayant pas rempli les obligations du traité de 1815 qui lui avait livré la Pologne, était déchue de tout droit à la détenir ; puis il proposa à la France et à l'Autriche de se joindre à lui pour signifier à la Russie, dans des notes identiques et officielles, la même appréciation. La France accepta immédiatement ; l'Autriche demanda, contre les conséquences faciles à prévoir, des garanties qu'elle ne put obtenir. Alors elle se récusa. Mais John Bull semblait parti en guerre, et, après s'être assuré que l'ambassadeur de France avait reçu mission d'appuyer sa déclaration solennelle à Saint-Pétersbourg, le ministère britannique rédigea sa dépêche, la fit approuver par la Reine et l'expédia, en faisant aviser le prince Gortschakoff qu'il allait recevoir une communication importante.

Ce bel accès d'énergie ne dura pas longtemps. Le courrier-porteur de la dépêche brûlait les étapes en Allemagne, quand un coup de télégraphe le rattrapa ; lord John Russell ressaisit sa dépêche et au lieu de la communication importante, le prince Gortschakoff reçut une lettre datée du 20 octobre où lord John Russell déclarait avoir reçu avec satisfaction l'assurance que l'empereur de Russie continuait d'être animé d'intentions pleines de bienveillance à l'égard de la Pologne. Or, il y avait quinze mois que cette bienveillance se manifestait par des massacres et que lord Russell protestait.

Qu'avait-il fallu pour inspirer à John Bull cette subite satisfaction ? Simplement l'avis signifié de Berlin que non seulement la Russie, mais aussi la Prusse considérerait sa dépêche comme un casus belli. Lord Russell abandonna la Pologne aussi résolument qu'il l'avait encouragée ; des flots de sang que ses imprudentes manifestations avaient fait couler et allaient faire couler encore en Pologne, il n'avait cure, son intérêt le lui défendait. Quant à l'honneur anglais, qui dut ce jour-là couler par tous les pores, comme jadis à Quiberon, nul doute aussi qu'il se tint pour satisfait.

Les Polonais furent écrasés, et, comme conséquence et conclusion de leur soulèvement, la noblesse, la bourgeoisie et le clergé catholique, c'est-à-dire les classes éclairées, se virent déportées en masse et dépouillées de leurs biens. Non seulement dans une même nuit tous les moines, religieux et religieuses, éveillés en sursaut au milieu des ténèbres et habillés à la hâte, durent quitter leurs maisons et se rendre sous escorte dans les quelques couvents temporairement conserves comme asiles ; non seulement sur cent quatre-vingt-treize couvents existants on en supprima cent cinquante-neuf, en dispersant les habitants des autres ; non seulement enfin on supprima le dernier évêché grec-uni qui eût été épargné encore et l'on enregistra d'office tous ses fidèles dans des -diocèses du culte dit orthodoxe, sauf à maintenir dans l'orthodoxie, par le knout, ceux qui ne s'y trouveraient pas bien ; mais Milutine, pour créer entre l'aristocratie et les paysans un antagonisme permanent, ne recula pas devant une transformation violente de l'état social et l'abaissement systématique du niveau intellectuel de la nation vaincue. D'un seul coup tous les propriétaires furent dépouillés de ce qu'ils ne cultivaient pas personnellement et leur propriété entière fut transférée à leurs trois cent trente mille fermiers. La spoliation ne s'arrêta pas aux fermes exploitées par les fermiers, elle s'étendit à tout bâtiment ou établissement industriel quelconque ; ceux qui les habitaient, domestiques ou locataires, étaient déclarés propriétaires. Bien plus, on ressuscitait à leur profit ou on maintenait les servitudes foncières, comme celles de pâturage ou d'affouage sur les terres restant à l'ancien propriétaire, quoiqu'elles n'eussent plus pour justification le paiement des redevances ou les corvées, de sorte qu'on allait voir des propriétaires obligés de réduire leurs troupeaux pour ne pas nuire au pâturage, sur leurs propres terres, des troupeaux de leurs anciens fermiers. Pour cette immense spoliation on leur promettait, il est vrai, une indemnité, mais elle était dérisoire ; on les frappait d'un impôt spécial pour la payer.

A cette mesure était jointe une réorganisation communale calculée de manière à déposséder de toute influence tout ce qui était riche et intelligent, en l'excluant des élections locales et en le mettant à la merci des paysans, avec droit donné aux gouverneurs, pour plus de sûreté, de casser au besoin l'élection.

C'était, comme on le voit, une véritable jacquerie légale, assez mêlée de vague et d'obscurité pour laisser toute latitude à l'arbitraire des Russes, chargés de juger les difficultés, et, en même temps, un mélange de radicalisme autoritaire et révolutionnaire et d'une sorte d'idéal de socialisme et de communisme.

La conséquence fut fatale à la Russie. Ces doctrines de démocratie violente qu'on appliquait à la malheureuse Pologne étaient prônées et appliquées par des Russes ; elles ne tardèrent pas à germer en Russie, où les universités rationalistes allemandes les avaient semées déjà. On vit bientôt l'athéisme envahir les mœurs, la littérature, la bureaucratie, les écoles ; le devoir, les vieilles notions morales, les convenances sociales furent traitées comme des inventions aristocratiques et des raffinements d'une civilisation décrépite ; les attaques à la propriété, à la famille, au mariage, les excitations au communisme se répandirent et se multiplièrent ; bref, la Pologne bien inconsciemment, se vengea et retourna contre son oppresseur l'arme dont il l'avait percée. A y regarder de près, on trouverait que la bombe qui mit en pièces. Alexandre II, le 13 mars 1881, n'était pas seulement chargée d'explosibles, mais aussi des principes que les ukases du 2 mars 1864 avaient si imprudemment posés.

Napoléon III connut toutes ces horreurs et ces iniquités ; il en résulta une froideur momentanée entre lui et le Tsar. Ce fut tout : le moment d'agir était passé. Il faut être juste : l'Angleterre s'était dérobée avant lui et plus que lui. Pouvait-il marcher seul contre la Russie et la Prusse ? Les Polonais ne purent donc que maudire la stérile et décevante pitié des puissances occidentales. C'était le deuxième Napoléon qui les avait trompés ; la France, disaient-ils, s'était servie d'eux sur tous les champs de bataille, mais ne les avait jamais servis eux-mêmes avec sincérité. L'amertume de cette trop juste constatation contribua plus que tout le reste à leur ôter leurs dernières illusions ; on peut dire que, sans le vouloir ni le savoir, Napoléon III a peut-être plus fait que Nicolas Ier et Milutine pour la russification définitive de la Pologne.

Seul, dans ces douloureuses circonstances, le duc de Morny, toujours sympathique aux Russes, eut le courage de son opinion. Il présidait le Corps législatif un jour que Jules Favre déblatérait à la tribune moins pour la Pologne que contre le Tsar. Il se leva, annonça qu'il revendiquait son titre de simple député afin de pouvoir parler librement, tout comme un autre, et on le vit se dresser debout, le visage calme, sans que rien trahit en lui la moindre émotion, mais avec un regard droit, indice d'une résolution indomptable. Il céda sa place à un vice-président et, lentement, descendit à la tribune. Le discours, en partie improvisé, qu'il y prononça à la louange de la Russie qu'il venait d'apprendre à connaître comme ambassadeur ; de la Russie dont il avait admiré l'esprit d'obéissance, de discipline, de respect pour l'autorité, et où il avait trouvé la compagne de sa vie, produisit une vive impression. A la façon dont les mots étaient scandés, on se sentait en présence non d'un prestidigitateur comme 13illault, ou d'un déclamateur comme Jules Favre, mais d'un homme de volonté, qui dit ce qu'il sait et qui sait ce qu'il dit ; et plus d'un auditeur, dévoué à l'Empire, chuchota à son voisin : Dieu garde longtemps à l'Empereur le duc de Morny !

Le duc de Morny, en effet, est la dernière figure d'homme d'Etat qui, en France, ait eu cette allure séduisante et cavalière, aristocratique et familière à la fois, et cette audace tranquille sans lesquelles on ne devient jamais complètement populaire. Seul parmi les familiers des Tuileries, il aurait pu éventer les pièges de Cavour et de Bismarck, si ses habitudes d'élégance, son amour excessif des plaisirs et son égoïsme ne l'eussent détourné d'un travail ardu et persévérant.

Le Corps législatif, renouvelable tous les cinq ans, arrivait en 1863 à l'expiration de son mandat. Il y eut des élections générales le 31 mai. Elles furent conduites avec plus de zèle que de prudence.

M. de Persigny, ministre de l'intérieur, se préoccupa sur. tout de faire échec aux adversaires de la politique impériale en Italie. M. Thiers, candidat à Paris, et M. Plichon, candidat dans le département du Nord, furent combattus par lui comme des ennemis personnels. Il disait dans une circulaire :

En face de cette France qui n'est devenue si glorieuse et si prospère que depuis que M. Thiers et les siens ne sont plus aux affaires, le suffrage universel n'opposera pas à ceux qui l'ont tiré de l'abîme. ceux qui l'y avaient laissé tomber.

Combattre ainsi des adversaires honorables, c'était révéler imprudemment la terreur qu'ils inspiraient, c'était les désigner d'autant plus sûrement à l'opposition grandissante.

M. Plichon fut élu, et avec lui plusieurs des quatre-vingt-onze : MM. Ancel, Kolb-Bernard, de Grouchy, marquis d'Andelarre, comte de Chambrun, de Grammont. La plupart succombèrent : MM. Keller, de Carayon-Latour, de Blosseville, de Chazelles, de Cuverville, Duclos, de Flavigny, Garreau, de Jouvenel, Anatole Lemercier, de Mortemart, Hallez-Claparède, de la Cheisserie. D'autres, se voyant repoussés par le gouvernement, avaient renoncé à se représenter : MM. de Ségur-Lamoignon, de Reiset, de Tauriac, Pérouse ; d'autres enfin, ayant fait leur paix, furent élus malgré leur indépendance, comme candidats officiels : comte de Champagny, Larrahure, Brame, de Boigne, de Ravinel, de Saint-Hermine, etc.

Mais M. Thiers fut nommé à Paris, avec huit autres mécontents plus dangereux que les quatre-vingt-onze, car ils en voulaient, eux, non à la politique impériale, mais à l'Empire. Les élus de Paris étaient MM. Thiers, Ollivier, Picard, Jules Favre, Pelletan, Guéroult, Darimon, Havin et Jules Simon. M. Havin, directeur du Siècle, était en outre nommé dans la Manche, Jules Favre et Hénon dans le Rhône, Marie et Berryer à Marseille, Lanjuinais à Nantes, Magnin à Dijon, Dorian dans la Loire, Glais-Bizoin dans les Côtes-du-Nord. M. Havin ayant opté pour la Manche et M. Jules Favre pour Lyon, furent remplacés à Paris le 31 mars par MM. Carnot et Garnier-Pagès, deux anciens membres du gouvernement provisoire de 1848. En résumé l'opposition plus ou moins antidynastique, de cinq membres, se trouva portée à trente-cinq. Symptôme plus alarmant encore : parmi les opposants qui avaient échoué, trente-trois avaient réuni de dix mille à quinze mille voix chacun, et le total des suffrages donnés à l'opposition, qui n'arrivait pas à six cent mille en 1837, atteignait maintenant un million neuf cent mille.

Au premier vote de la nouvelle Chambre sur la question romaine, quand même la gauche ennemie de l'Empire se rangea en entier, moins M. Thiers, du côté du gouvernement, il se trouva encore quatre-vingt-quatre voix pour blâmer les faiblesses envers la Révolution. De plus, un certain nombre d'impérialistes, dont MM. le comte Le Hon et Granier de Cassagnac, firent savoir aux Tuileries, où ils avaient leurs entrées, que si leur bulletin de vote restait fidèle aux ministres, leur sentiment politique intime était avec les quatre-vingt-quatre, et qu'ils avaient appuyé le ministère uniquement par crainte d'ébranler le gouvernement[3].

L'Empereur eut enfin une vague idée que, sur la question italienne, l'accord n'existait plus entre lui et la nation. Il s'en prit à son ministre et regretta de lui avoir laissé carte blanche : A qui me fier ! dit-il mélancoliquement ; mes meilleurs conseillers sont cléricaux, l'Impératrice est légitimiste, Morny orléaniste, Billault républicain ; il n'y a que Persigny qui soit bonapartiste, et il est fou ! Persigny, quand on lui rapporta ce propos, répliqua : Et lui, il passe ses journées à écrire la Vie de César ! Il ferait bien mieux de travailler à la sienne...

Mécontent, Persigny renvoya son portefeuille ministériel et se retira presque complètement de la politique active. Il était très irritable, comme tous les esprits de courte portée ; il ne reparut même plus aux réunions du Conseil privé, à moins d'y être convoqué par invitation expresse de l'Empereur.

Sa démission entraîna un remaniement ministériel. M. Duruy fut nommé à l'instruction publique ; M. Routier eut la présidence du Conseil ; M. Billault, toujours ministre sans portefeuille, fut l'homme prépondérant de la nouvelle combinaison ; mais il mourut peu de mois après. Des funérailles nationales lui furent faites et M. Rouher resta seul chargé du fardeau de plus en plus difficile de la défense du gouvernement devant les Chambres.

M. Rouher était incontestablement un habile avocat. Doué d'une figure imposante et d'un esprit délié, il était souple, tenace et pratique comme toute cette forte race d'Auvergne -dans laquelle il était né ; mais rarement une pensée généreuse élevait son intelligence. Il devait réussir et réussit dans les traités de commerce, mais les questions d'affaires, à ses yeux, comme à ceux d'un autre fils adoptif de l'Auvergne, M. de Morny, primaient les questions de justice et de patriotisme. Ces deux hommes admiraient sans réserve, parmi leurs compatriotes illustres, Blaise Pascal, promoteur du progrès des sciences physiques, et M. Rouher y ajoutait Cujas ; mais ni l'un ni l'autre n'étaient capables de comprendre Vercingétorix.

Le discours de rentrée de M. Thiers à là tribune, après douze ans de silence, roula sur les libertés nécessaires. Il eut un immense retentissement. On le trouva modéré, conciliant, et, d'autant plus gênant, puisqu'on avait un parti-pris contre la politique nationale et conservatrice qu'il conseillait.

D'autres peuvent considérer comme le point culminant de la carrière de M. Thiers le temps où il fut président de la troisième République. Pour nous, c'est dans les sept années de 1864 à 1870 que nous aimons surtout à nous le représenter. Jamais il ne fut plus clairvoyant, plus dédaigneux d'une fausse popularité, plus éloquent, plus homme d'Etat en un mot. Il eut des intuitions de génie politique et jeta de tels éclairs sur les abimes où l'on courait si follement, que pour ne pas les voir, il fallut être volontairement aveugle ou providentiellement aveuglé, aveuglé par un châtiment du ciel.

Qu'il s'agit du gaspillage des finances ou de l'expédition du Mexique, de la question romaine ou du Danemark, ou de l'Allemagne, ceux qui le virent alors à la tribune, ou qui seulement le lisaient le lendemain, n'oublieront jamais l'émotion pénétrante qui, à sa voix, allait remuer les fibres les plus profondes du patriotisme trop justement alarmé. Ceux qui l'avaient entendu jadis à l'Assemblée constituante, à l'Assemblée nationale, à la rue de Poitiers, retrouvaient chez lui toute la vivacité de l'âge mûr, mais avec un accent d'autorité qui n'appartient qu'aux vieillards. Il s'était guéri — on le croyait du moins — de son penchant pour la Révolution. Il parlait de la Papauté et de l'ancienne France comme auraient pu faire Berryer ou Montalembert ; il allait jusqu'à conseiller de se rallier à l'Empire. Faisons l'économie d'une révolution, disait-il avec la spirituelle bonhomie d'un vieillard dont la jeunesse n'avait pas été aussi parcimonieuse. En vain, lorsqu'il parlait ainsi, ses amis de la gauche, les Jules Favre et les Ernest Picard, faisaient chorus contre lui avec les orateurs officieux ; en vain les publicistes des Débats et du Siècle s'unissaient au Constitutionnel pour le traiter de clérical, — mot nouveau récemment inventé en Belgique ; — en vain allait-on jusqu'à lui faire entrevoir que son indépendance empêcherait sa réélection : il aimait mieux diriger l'opinion publique que la suivre. N'est-ce pas lui, d'ailleurs, qui venait d'écrire :

Je ne suis point, je ne serai jamais le flatteur de la multitude. Je me suis promis au contraire de braver son pouvoir tyrannique, car il m'a été infligé de vivre en des temps où elle domine et trouble le monde. Toutefois, je lui rends justice ; si elle ne voit pas, elle sent et, dans les occasions fort rares où il faut fermer les yeux et obéir à son cœur, elle est, non pas un conseiller à écouter, mais un torrent à suivre[4].

La multitude resta aveugle et sourde jusqu'au bout, comme le pouvoir. Mais nous, catholiques ou simplement conservateurs réfléchis, nous avions, grâce à M. Thiers, à M. Keller, à M. Chesnelong et à quelques autres, la vision des fautes commises, au moment où elles se commettaient, aussi clairement que si ces fautes eussent déjà porté leurs fruits amers. Rien n'était irréparable, il suffisait de s'arrêter ; nous le disions, nous le criions, et nous ne pouvions rien empêcher. Nous étions comme ce voyageur seul clairvoyant dans une voiture conduite par un cocher ivre, et pleine de voyageurs tous aveugles, qui s'irritent de ses avertissements, ou s'amusent à lui lier les bras en riant de ses terreurs.

On vient de rencontrer, parmi les nouveaux ministres, un nom jusqu'ici inconnu, mais qui mérite de nous arrêter, le mouvement des idées étant pour nous plus intéressant encore que ceux (les armées ; nous voulons parler de M. Duruy. Napoléon III a eu bien d'autres ministres de l'instruction publique, tous discutables et discutés, chacun ayant son système à lui que démolissait le successeur. Mais aucun n'a été maintenu aussi longtemps ; c'est que les réclamations qui s'élevaient contre M. Duruy partaient des rangs des évêques, devenus importuns à cause de l'Italie. Aussi a-t-il pu tracer dans l'enseignement officiel du pays un sillon profond et, selon nous, malheureux.

Au point de vue académique, ses œuvres principales, l'Histoire des Romains et l'Histoire des Grecs, placent M. Victor Duruy à côté des Victor Leclerc, des Patin, des Nisard, des Gaston Boissier, des Perrot, parmi les représentants universitaires les plus distingués de cette brillante érudition française, moins solide, moins approfondie que l'allemande, mais plus littéraire et plus vivante. Ce sont là, en quelque sorte, ses titres extérieurs et secondaires. Mais ce qui le distingue surtout, ce qui fait sa renommée et sa responsabilité, c'est d'avoir été l'initiateur du mouvement de laïcisation scolaire qui, depuis, s'est épanoui avec la troisième République. Chez lui l'historien avait préparé le grand maitre de l'Université.

Bien qu'il ait fini en chrétien, M. Duruy longtemps ne crut pas au christianisme. Il ne l'avait même pas vu dans l'histoire, ou plutôt il l'y voyait le moins possible. Ainsi, il trouva moyen d'écrire pour la jeunesse un volume d'Histoire moderne, allant de la fin du Moyen-Age à 1789, sans y mentionner ni les luttes des chevaliers de Malte contre l'Islamisme, ni la délivrance de Vienne par Jean Sobieski.

Pour lui, l'établissement de l'Evangile, dont il ne méconnaissait point la beauté morale, avait marqué un temps d'arrêt dans le développement normal de la civilisation antique. Il était Grec d'affection, Romain de tempérament. Son idéal, c'était la philosophie de Platon, la politique de César et d'Auguste, la sagesse de Marc-Aurèle. Il croyait qu'il n'en fallait pas plus pour gouverner les hommes et faire une société policée. Dans la marche de l'humanité, le christianisme lui paraissait une superfétation, presque une entrave.

Il avait la conception d'une société fondée sur la morale indépendante, la morale de la pure raison. C'est à ce point de vue qu'il avait étudié l'histoire ; c'est à ce point de vue aussi qu'il voulut régir l'enseignement public en France.

Césarien et démocrate comme Napoléon III, il plut au maitre par ses idées de réforme scolaire démocratique. Il eut toute permission de les appliquer. Son dessein principal était de fonder un pur enseignement d'Etat affranchi de toute influence de 1'Eglise. A cet objet se rapportent les diverses innovations qui marquèrent son long passage au ministère. Telles furent, dans l'enseignement secondaire, la réorganisation des cours de philosophie, l'adjonction au programme de l'étude de l'histoire contemporaine ; puis la création des cours publics de jeunes filles, prélude des lycées féminins, l'institution des écoles professionnelles et des études spéciales de français ; par-dessus tout, la faveur ouverte accordée à la ligue maçonnique de l'enseignement et la première réalisation, par la loi, de l'instruction gratuite, obligatoire et laïque.

Sous l'Empire, toutes ces innovations, où les esprits clairvoyants voyaient poindre le principe de la déchristianisation de l'enseignement, causèrent une émotion qui contraste avec la facilité postérieure à en accepter les conséquences. Les véhémentes attaques de Mgr Dupanloup, de Mgr Pie, de Mgr Parisis, les vives polémiques de l'Univers et autres journaux religieux empêchèrent l'accomplissement intégral du plan de M. Victor Duruy ; elles finirent par obtenir le remplacement du ministre de l'instruction publique. Mais l'Empereur comprit trop tard l'erreur commise.

Le ministère de M. Duruy fut, lui aussi, la grande pensée du règne et il le fut plus obstinément que l'expédition du Mexique. C'est sous lui que commencèrent les premières taquineries contre les congrégations religieuses enseignantes, que se firent les premières extirpations de l'idée religieuse dans les livres scolaires. Le principe de la laïcisation, la philosophie séparée régna en maitresse dans les programmes universitaires. Tout cela, c'est pour beaucoup son œuvre, et par conséquent celle de Napoléon III.

Quant à l'idée principale, c'est-à-dite à l'extension de l'instruction populaire, elle était certes avouable, et même impérieusement commandée par la constitution politique de la France. Comment admettre des électeurs, desquels tout dépend, et qui ne savent pas lire ? Mais ce but avouable n'a eu, en fait, avec le but longtemps inavoué, qu'une relation assez peu étroite. L'impulsion donnée aux écoles primaires et à leur fréquentation date de la loi Guizot (1833) ; elle n'a été ni arrêtée ni accélérée par les secousses législatives subséquentes, pas plus par la loi Falloux (1850), religieuse et moralisatrice que par la loi Ferry (1882), libre-penseuse et émancipatrice et qui compléta l'œuvre de M. Duruy. En consultant les statistiques établies sous forme de graphiques, on voit dés 1834 la courbe du nombre des élèves monter brusquement de plus d'un million ; puis l'ascension continue régulière et normale, d'année en année, sans qu'on la voie même sensiblement osciller après 1850, 1867 et 1882. Les seules choses qui aient fortement oscillé après les lois Duruy et Ferry, c'est le coût de l'instruction par tête d'élève et la morale de la jeunesse. Les réformes Duruy et Ferry n'ont pas développé l'enseignement primaire ; cet honneur appartient surtout à la loi Guizot ; elles l'ont simplement rendu trois fois plus coûteux et infiniment moins civilisateur.

Dans le système de bascule devenu une nécessité pour l'Empereur depuis que la question romaine lui avait aliéné le clergé, chaque acte de mauvaise humeur envers celui-ci avait pour contre-coup un retour de bienveillance plus marqué envers la Franc-Maçonnerie. La Grande Maîtrise de Lucien Murat ayant suscité de graves embarras financiers dans cette société secrète qui, du reste, par prudence, faisait alors très peu de politique et cherchait plutôt à se faire oublier, ce fut l'Empereur qui lui désigna un nouveau Grand-Maître dans la personne du maréchal Magnan, le 11 janvier 1862[5].

A la session maçonnique de 1864, Magnan annonça à l'assemblée que, sur sa demande, l'Empereur rendait à la Maçonnerie française le droit d'élire son Grand-Maître. Il fut confirmé dans ses fonctions ; mais à sa mort, l'année suivante, on dut pourvoir à son remplacement. Un député à l'assemblée constituante du Grand Orient de France écrivait le 5 juin 1865 au journal le Franc-Maçon, cette phrase caractéristique :

Nous allons nommer un Grand-Maître, c'est-à-dire, selon les uns, donner à l'Etat la caution agréée qui répond de nous, garantit notre autonomie et nous soustrait aux conséquences des lois sur le droit de réunion[6]. Selon d'autres, nous allons, aux termes de droits sacrés et imprescriptibles, faire acte d'indépendance, de souveraineté, — nommer, quand même, le chef qui nous conviendra, sans nous demander comment il s'y prendra pour consigner la loi civile A la porte de notre petit Etat maçonnique.

Ces dispositions presque contradictoires marquent l'existence, dans la Franc-Maçonnerie, de deux courants d'opinions distincts : l'un qui veut dominer l'État par l'adresse et les moyens légaux, l'autre qui tend à saisir le pouvoir par la violence. Ce dernier parti était encore en minorité ; ce ne fut pas lui qui triompha, puisque le F*** Mellinet, général de division, sénateur, commandant supérieur des gardes nationales de la Seine, fut proclamé Grand-Maître de l'Ordre Maçonnique, le juin, par 142 voix sur 200 votants.

Il ne faut pas perdre de vue que Napoléon III, vers la même époque, laissait Persigny dissoudre la Société de Saint-Vincent-de-Paul, parce qu'elle ne voulait pas accepter un président général, pas même le cardinal-archevêque de Paris, des mains du gouvernement.

Comme compensation offerte aux catholiques, l'Empereur appuya durement sur l'autre côté de la balance des opinions et des partis, lorsque parurent la Vie de Jésus de M. Renan, et la Justice de M. Proudhon.

Ce dernier ouvrage fut supprimé et le cours de M. Renan fermé à l'Institut de France.

Moins justifiable fut la saisie d'une mordante Lettre sur l'Histoire de France, adressée au prince Napoléon par le duc d'Aumale[7], et moins généreuse encore la saisie de l'Histoire de la maison de Condé, du même royal écrivain. Toutefois, l'interdiction de circuler n'empêcha nullement la Lettre sur l'Histoire de France de trouver l'entrée de tous les salons de Paris.

Mais l'attention générale était aux questions étrangères plus qu'aux affaires intérieures.

 

 

 



[1] Comte de Kératry, L'Elévation et la chute de Maximilien.

[2] Il y eut, on peut le dire, de véritables martyrs. Saisi par une troupe de raskolniks ou vieux croyants russes, le jeune comte Plater fut condamné à mort et exécuté le 8 juin. La veille, il obtint la faveur de faire ses adieux à sa mère et à ses sœurs, mais non à ses frères, prisonniers comme lui. Sa dernière entrevue fut mémorable par la dignité des femmes et le courage du jeune homme. Ces créatures d'élite s'entretinrent du ciel et dédaignèrent les larmes ; leurs yeux ne se mouillèrent qu'a l'heure des adieux suprêmes. Le comte Plater mourut le sourire sur les lèvres. Sa mère voulut être témoin de sa mort ; aucune lamentation ne décela sa présence. Rentrée dans sa maison, elle trouva ses filles et ses petites-filles inconsolables : Imitez-moi, mes enfants, leur dit-elle ; voyez si je pleure ! Oh ! si mon fils eût tremblé 'devant les balles moscovites, je pleurerais. Mais je l'ai vu dans la prison, je l'ai vu sur la place du supplice, ferme et confiant en Dieu. J'ai prié avec lui, je l'ai béni, je l'ai vu mourir en homme de cœur et en chrétien. Ne pleurons pas la victoire du martyr ; imitons son courage et restons dignes de lui.

[3] Un supérieur de grand séminaire nous a raconté que le comte Le Bon, député de Bourg, alors tout-puissant dans l'Ain, étant venu lui demander sa voix et celle de ses professeurs et élèves électeurs, pleura en s'entendant reprocher ses votes obstinément favorables à la politique italienne : Oui, dit-il, je ne le sais que trop, le gouvernement fait fausse route ; mais voulez-vous que je contribue à le déconsidérer, à ébranler l'Empire ? J'aime l'Empereur, et que deviendrions-nous sans lui ?...

Si vous l'aimez, ayez le courage de lui dire qu'on le trompe, insista le vieux prêtre ; en l'éclairant vous contribuerez à raffermir son pouvoir !

Et il avait raison. C'est la réponse que, à vingt et trente années de distance de cette époque, nous avons faite nous-même, plus d'une fois, à propos de la politique de concessions indéfinies et de non résistance recommandée aux catholiques au nom d'une autorité vénérée ; et c'est la conduite que nous avons tenue, comme publiciste. Les amitiés et les intérêts ont pu en souffrir ; la conscience est sauve.

[4] Histoire du Consulat et de l'Empire, tome IX.

[5] Magnan était étranger à l'Ordre. Il me dit en riant, raconte le F*** Viennet, Grand-Maître du Rite écossais (Réponse à la circulaire de Son Exc. le maréchal Magnan, Grand-Maître du Grand-Orient de France, p. 23), qu'il ne savait pas le premier mot des choses maçonniques, qu'il avait résisté plus d'un mois à la volonté de l'Empereur, qu'on lui avait donné le matin même les trente-trois grades de la Maçonnerie, et que le soir il serait installé comme Grand-Maître. Ce qui ne l'empêcha pas d'adresser aux Ateliers, dès le 16 janvier, une circulaire que le journal le Franc-Maçon trouve pleine de sentiments maçonniques. (Le Franc-Maçon, mai 1862, p. 4.)

Il parait que le maréchal Magnan ne fut choisi que faute de mieux. Canrobert a raconté que Persigny se fit annoncer chez lui un matin et lui dit : Monsieur le Maréchal, Sa Majesté veut vous donner une grande preuve de confiance ; Elle vous a désigné comme Grand-Maître de la Franc-Maçonnerie.

Et comme le Maréchal, qui était un catholique notoire, faisait un geste d'étonnement, le Ministre lui exposa longuement tous les services qu'il pourrait rendre en endiguant, sous apparence de la diriger, une association puissante et dangereuse.

— Mon cher, répondit le Maréchal, veuillez dire à l'Empereur que je le remercie, niais que je ne suis qu'un soldat et que je ne veux pas titre autre chose.

Le lendemain avait lieu au ministère de la guerre une réunion présidée par Magnan. Celui-ci arriva en retard : Excusez-moi, dit-il à ses collègues, j'ai été retenti aux Tuileries. L'Empereur vient de me donner une grande preuve de confiance. Il m'a désigné comme Grand-Maître de la Franc-Maçonnerie, et ce qui ajoute du prix à son choix, c'est qu'il a bien voulu me dire qu'il ne voyait que moi à qui confier une mission aussi délicate

Chacun de féliciter le nouveau titulaire ; Canrobert ne fut pas le dernier. Il fit ressortir les services que pouvait rendre au gouvernement un Grand-Maître endiguant, sous apparence de la diriger, une association puissante et dangereuse ; bref, il répéta tout ce que Persigny lui avait dit à lui-même la veille pour le décider.

 Magnan était ébahi : C'est étonnant, dit-il, comme vos idées, et même vos expressions, mon cher collègue, s'accordent avec celles de l'Empereur ; je le lui dirai, cela lui fera plaisir.

Il lui en parla en effet et, à la réception qui suivit, aux Tuileries, l'Empereur s'approcha de Canrobert : Eh bien, Monsieur le maréchal, que pensez-vous du choix que j'ai fait de Magnan pour présider à la Franc-Maçonnerie ? Mais aussitôt il sourit et, sans attendre la réponse, il se tourna vers d'autres personnes.

[6] La Franc-Maçonnerie contrevient en effet, d'une façon flagrante, à l'article 291 du Code pénal et à la loi du 10 avril 1831 sur les Associations politiques.

[7] Après avoir, par droit de représailles, rappelé les bienfaits dont les Bourbons avaient comblé les Bonapartes, le duc d'Aumale relevait en ces termes une menace du prince Napoléon : Que des légitimistes, avez-vous dit à la tribune du Sénat, que des légitimistes ou des républicains exaltésvous avez oublié les orléanistes, mais je vous fais grâce de l'omission, que je tiens pour purement accidentelleessayent donc de faire, avec mille ou quinze cents hommes, une descente sur nos côtes, nous les ferons bel et bien fusiller. Or, sous le gouvernement de mon père, il y eut une incursion à Strasbourg et une descente à Boulogne ; personne ne fut fusillé. Grave faute, sans doute. Eh bien, ces d'Orléans sont incorrigibles et ce serait à recommencer que je crois vraiment qu'ils seraient aussi cléments que par le passé. Mais pour les Bonapartes, quand il s'agit de faire fusiller, leur parole est bonne. Et tenez, prince, de toutes les promesses que vous et les vôtres avez faites ou pouvez faire, celle-ci est la seule sur l'exécution de laquelle je compterais.

Quand la police arriva chez l'éditeur pour s'emparer de cette brochure, il n'en restait pas un seul exemplaire. Mais l'éditeur et l'imprimeur furent condamnés à l'amende et à la prison.

Un commissaire de police pénétra dans la maison du duc Victor de Broglie, dont on annonçait un ouvrage intitulé : Vues sur le gouvernement de la France, et il emporta le manuscrit.

Louis Veuillot se rendant à Rome, fut filé par un autre commissaire qui fit, en ami, le voyage avec le journaliste sans journal, et saisit ensuite tous ses papiers, y compris le papier blanc.