HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME SECOND

 

CHAPITRE XV. — MAGENTA. - SOLFERINO. - VILLAFRANCA & ZURICH.

 

 

Que faisait, pendant ce temps, l'Empereur d'Autriche ? Les bataillons français qui gravissaient hâtivement les pentes du Mont-Cenis, et ceux qui, débarqués à Gênes, s'acheminaient vers Turin avec cet entrain pittoresque, allègre, un peu débraillé, spécial aux armées du second Empire, n'avaient qu'une crainte, celle d'arriver trop tard au secours des Piémontais. Il n'est pas douteux, en effet, que si le maréchal comte Giulay, que François-Joseph avait chargé du commandement suprême, eût pris l'offensive avec quelque hardiesse, il se rait arrivé à Turin avant les Français, aurait écrasé la petite armée sarde et, bloquant la forteresse d'Alexandrie, aurait empêché la jonction des deux armées françaises. Il se contenta de franchir le Tessin et le Pô, ce qui eut lieu sans coup férir, et d'occuper Novare et Verceil. De là il menaçait Turin.

Le maréchal Canrobert, qui commandait en chef en attendant l'arrivée de l'Empereur, trouva Victor-Emmanuel dans une inquiétude extrême. Celui-ci avait compté défendre les lignes de la Dora Baltea et de la Stora. Après les avoir explorées, en compagnie du général La Marmora, Canrobert reconnut qu'en raison de leur étendue et de la nature même du terrain, elles ne réunissaient pas des conditions suffisamment favorables. Pour arrêter les Autrichiens, il eût fallu un déploiement de troupes auquel l'armée sarde et l'avant-garde française ne suffisaient pas.

La position de la Stora, écrivit le Maréchal dans sa dépêche du 30 avril au soir, n'est pas plus tenable que celle de la Dora Baltea avec les ressources dont je dispose ; l'unique chance de défendre Turin, si l'ennemi marche contre la capitale, est de lui donner de l'inquiétude sur son flanc gauche et sur ses derrières par la tête du pont de Casale. Il fit part au Roi de l'impossibilité dans laquelle il se trouvait de couvrir la ville et lui montra les dernières instructions apportées le jour même par le général Niel.

Je vous réitère, disait l'Empereur, de rester, jusqu'à mon arrivée, sur la défensive à Turin ou en arrière de Turin.

— Je croyais cette ligne importante capable d'arrêter l'ennemi ! s'écria Victor-Emmanuel. Jugez de l'effet moral produit sur mes troupes si, dès le début de la campagne, ma capitale est au pouvoir de l'invasion ! Alors je suis perdu !

Devant l'attitude émue du souverain, le maréchal répondit :

— Votre Majesté me garantit-elle que Casale et Alexandrie peuvent mettre à l'abri mon avant-garde et les quelques mille soldats sardes qui sont à Turin ?

— Je vous en donne ma parole royale.

— S'il en est ainsi, nous partirons cette nuit pour occuper ces deux places.

Le Roi, qui venait de lire l'ordre donné au Maréchal de rester sur la défensive, parut aussi stupéfait que joyeux.

— Quoi ! malgré des ordres si impératifs, vous vous porteriez en avant ?

— Oui, Sire, car je ne veux pas que l'on raconte un jour que la capitale de l'allié de mon souverain a été occupée par l'ennemi ; l'histoire ne dirait pas qu'elle était défendue par une simple avant-garde, mais elle mentionnerait que Turin a été pris en présence de l'armée française, commandée par un maréchal de France. Je prends tout.sur moi, aux dépens de ma responsabilité, peut-être de mon avenir.

Le Roi, se jetant dans les bras du Maréchal, l'embrassa avec émotion et lui dit : Vous me sauvez : nous partirons cette nuit.

Le projet fut aussitôt mis à exécution. Le Roi fit diriger sur Casale et Alexandrie les troupes destinées d'abord à la défense de la Dora Baltea et ne laissa en observation sur cette ligne que la division de cavalerie du général Sambay et le corps des chasseurs des Alpes. La division Bouat reçut l'ordre d'entrer dans Alexandrie et le général Frossard commença à retrancher Casale ; des mouvements de troupes furent multipliés en avant de la tête de pont de cette ville, dans le but de faire croire que l'armée française était déjà réunie sur ce point, et les Autrichiens, en voyant les pantalons rouges si près de leur flanc gauche d'opérations contre Turin, eurent des lenteurs, des hésitations qui permirent à l'armée franco-sarde de se rassembler près d'Alexandrie.

L'ennemi avait ainsi perdu le bénéfice de sa brusque entrée en campagne ; il s'arrêtait après avoir mis quinze jours à opérer un facile et inutile mouvement d'agression.

C'est que rien n'était prêt, en réalité, pas plus en Autriche qu'en France, pour une guerre que pourtant le souverain de la première avait déclarée, et que celui de la seconde préméditait depuis longtemps. Mais nous n'avons pas à nous occuper ici de l'Autriche. Les magasins à Paris et sur la frontière étaient vides, les cadres militaires insuffisants, malgré le rappel hâtif des réservistes. Rien n'avait été prévu, rien n'était à jour ; les traditions d'ordre et de ponctualité léguées par les régimes précédents s'étaient peu à peu évanouies, aussi bien que la rigoureuse discipline. L'Empereur ne put pas ne pas le remarquer, mais il ne savait guères punir et il aimait mieux pardonner à des hommes qui le trompaient par incapacité, incurie, ou pour lui plaire ; il ne voulait pas voir que ce désordre irait en s'aggravant si une sérieuse répression n'y était apportée, et qu'un jour viendrait où la sécurité du pays s'en trouverait compromise. Enfin, il put acheminer sur l'Italie cent seize mille hommes ; mais il ne lui restait pas d'armée de seconde ligne, en cas de revers, ainsi qu'il l'avoua publiquement au Corps législatif, au retour de la campagne. Le Piémont avait mobilisé cinquante-deux mille soldats, l'Autriche cent trente mille.

Napoléon III, si avisé jusque-là, n'était déjà plus cet homme circonspect dont la prévoyance ne laisse au hasard que ce qu'on ne peut lui ôter. A son passage à Valence, pour se rendre en Italie, le général de Bailliencourt, qui commandait le département de la Drôme, s'étant hasardé, au cours d'une longue causerie, à le prémunir contre les imprudences généreuses dans le rôle brillant que la Providence semblait lui ménager, il répondit, avec un accent indéfinissable comme son caractère : L'homme fait ce qu'il peut, Dieu le conduit. Il semblait considérer ainsi tous les humains, et lui-même avec eux, comme des jouets de la destinée. Dii nos homines quasi pilas habent, disait un ancien ; ce que Montaigne traduit si bien dans son langage pittoresque : Les dieux s'esbattent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains.

Napoléon III débarqua à Gênes, accompagné du prince de Savoie-Carignan et du comte de Cavour, qui étaient venus à sa rencontre en mer. Le général Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, commandant en chef de la garde, les attendait dans le port :

C'est bien littéralement et sans métaphore, raconte-t-il dans une lettre, que la mer était couverte de fleurs partout où passait le canot impérial, tandis que les nôtres, formant escorte, se remplissaient d'une pluie de bouquets.... Le soir, au théâtre, dire quels furent les cris, les applaudissements, les mouvements de mouchoirs, la frénésie de toute la salle, serait impossible...

Le roi de Sardaigne ne rendit visite à l'Empereur que le lendemain et resta peu d'heures auprès de lui. Il retourna directement à son quartier général. Dans le même temps Garibaldi, accepté sans enthousiasme ou plutôt subi comme auxiliaire, s'enfonçait dans les gorges des Alpes avec quelques milliers de volontaires ; il opéra dans la direction du lac Majeur, afin d'inquiéter l'aile droite de l'armée autrichienne.

De Gênes, l'Empereur se rendit à Alexandrie. Il employa les premières journées à étudier les positions de l'ennemi et à rectifier les lignes occupées par l'armée alliée. A cheval dès l'aube, il allait, venait, consultait, donnait des ordres, réprimandait moins qu'il ne louait, croyait tout diriger et, finalement, laissait beaucoup aux aventures, mais consciencieusement, en rentrant à Alexandrie ou à Novare, il interrogeait encore, parcourait les rapports de la journée et ne se couchait que tard.

Ce fut le général Baraguey-d'Hilliers qui se trouva le premier engagé et remporta, à Montebello, la première victoire. L'Empereur accourut le lendemain visiter le champ de bataille, se fit expliquer les incidents de la journée, interrogea les prisonniers. Comme il n'avait encore jamais vu de ses yeux un pareil carnage, l'horreur que lui inspirèrent les cadavres et les blessés le bouleversa jusqu'au fond de l'âme. Il était plus pâle que les morts qui jonchaient le sol.

Le 30 mai l'armée sarde franchit la Sésia et s'empara du village de Palestro, après une lutte assez vive. Mais dans la nuit l'ennemi fit un retour offensif et s'établit fortement sur une hauteur protégée de front par un canal. Les Piémontais, inférieurs en nombre, reculaient et allaient être tournés sur leur gauche sans l'arrivée du 3e zouaves. Cet intrépide régiment se met au pas de course, franchit, sous un feu terrible, les huit cents mètres qui le séparent de l'artillerie autrichienne, traverse le canal à la nage, s'élance sur la hauteur et tue à l'arme blanche les artilleurs ennemis. Les survivants s'enfuient, abandonnant cinq pièces de canon. Reprenant leur course furieuse, les zouaves se précipitent sur l'infanterie qui est en arrière, s'ouvrent un passage, rejoignent le roi de Sardaigne, poussent avec lui jusqu'à la Brida, s'emparent du pont et ferment la route aux Autrichiens restés sur la rive droite et chassés par d'autres régiments. Les Autrichiens ou se rendirent ou se noyèrent.

L'Empereur était accouru de Verceil au bruit du canon de Palestro. C'est là qu'il rejoignit Victor-Emmanuel qu'accompagnait le général Bourbaki, tout radieux : Sire, s'écria le général, vos soldats et Sa Majesté sarde ont fait aujourd'hui l'impossible ; venez et voyez ! L'Empereur traverse alors la rivière et arrive au milieu des zouaves, qui, animés encore de l'ardeur du combat, élèvent en l'air, avec leurs acclamations, leurs mains noircies et leurs baïonnettes sanglantes.

L'un d'eux eut, le soir, l'idée de conférer au Roi le grade de caporal. On forma le cercle et le plus ancien sergent prononça solennellement ces paroles : Au nom du 3e zouaves, le nommé Emmanuel, roi de Sardaigne, est élevé au grade de caporal dans le dit régiment. Procès-verbal fut dressé et signé de tous.

L'Empereur félicita le Roi d'une manière à la fois délicate et sévère. Je vous admire, mais, si vous recommencez, je serai forcé, en ma qualité de général en chef, de vous mettre aux arrêts.

Victor-Emmanuel, au moment dont nous parlons, avait trente-neuf ans, mais son aspect en indiquait davantage. Robuste et carré, il était usé prématurément par les fatigues de la chasse et plus encore par celles de l'inconduite. Ses yeux, très petits, impressionnaient néanmoins par leur vivacité puissante ; sa moustache avait des proportions inusitées ; l'ensemble de sa physionomie étalait une bonhomie rude et grossière, destinée à voiler une finesse, voire une astuce essentiellement italienne. C'était un Italien du Moyen-Age. Il ne se plaisait point aux affaires, mais s'y déplaisait moins qu'il n'affectait de le dire, et il en avait le sens. Ce qui a fait sa fortune et son incontestable popularité, c'est d'avoir su donner une forme, un corps aux aspirations de l'Italie nouvelle ; c'est en son nom que s'est accomplie partout la révolution ; les grandes villes, entraînant les campagnes, se donnèrent à lui personnellement, au cri de : Italia e Vittorio Emmanuele ! Lui, il jouait à merveille l'indifférence pour la politique pure, ne voulait être que soldat, s'emportait, jurait contre les avocats, mais ne pouvait se passer longtemps de Cavour, son compère et son ami de cœur, comme le furent successivement les divers ministres qu'il choisit, tous révolutionnaires, tous dépourvus de scrupules mais pleins d'ambition. En feignant d'ignorer leurs entreprises de brigandage contre ses voisins, ou de n'avoir cure de ces bagatelles politiques, il cherchait à se dissimuler à lui-même et aux autres ce qu'il y avait de particulièrement odieux dans le rôle de détrousseur de rois, assumé par le chef de la plus ancienne maison royale régnant alors ; mais Mazzini l'avait bien jugé lorsqu'il écrivait dès 1855 : Quant à Victor-Emmanuel, ne vous en inquiétez pas, il est bien prince savoyard ; l'espoir de la couronne d'Italie le tiendra toujours de notre côté. Les révolutionnaires eurent l'audace de l'affubler du surnom qui lui convenait le moins, celui de roi galant homme, et l'adresse de faire passer cette appellation dans le langage courant des journaux et des clubs. Ainsi soixante-dix ans auparavant, ils avaient fait appeler le meilleur des rois le tyran. Le papier blanc accepte tout, dit un proverbe ; la badauderie des foules ressemble au papier blanc.

Afin de retarder la marche des alliés, Giulay fit sauter le pont de San-Martino, dans l'après-midi du 2 juin, et se retira derrière le Tessin. Le lendemain, le général Espinasse s'avança de grand matin, avec une brigade, sur la tête de pont, que les Autrichiens abandonnèrent à son approche le 20 corps partit de Novare et marcha sur Turbigo. La première division franchit le pont vers une heure et demie. Le général Mac-Mahon se porta alors en avant de Turbigo, pour visiter les hauteurs de Robecchetto. Il était occupé à cette reconnaissance, lorsqu'il aperçut, à la faible distance de cinq cents mètres, une colonne autrichienne qui, venant de Buffalora, paraissait vouloir occuper elle-même ces hauteurs. Il n'avait sous la main que les Turcos de la division de la Motterouge. Le temps pressait, il n'y avait pas à hésiter ; il fallait ou attaquer immédiatement, ou se retirer, et laisser à l'ennemi une position avantageuse. Les trois bataillons de ce superbe régiment furent disposés en colonne par division ; le premier et le troisième devaient marcher sur le village de Robecchetto, déjà aux mains des Autrichiens, y pénétrer par le sud et le nord ; le deuxième était tenu en réserve jusqu'à l'arrivée des autres régiments. Jamais attaque ne fut faite dans des conditions plus tragiques. Les Turcos marchèrent quelque temps unis ; aux approches du village, ils se livrèrent, au milieu d'une grêle de mitraille, aux plus bizarres fantasias : les uns, couchés sur le sol, rampent comme des bêtes fauves, profitant d'un buisson, d'une motte de terre pour se couvrir ; les autres bondissent, en poussant des clameurs sauvages, et se ruent sur les Autrichiens. Tour à tour unis et disséminés, ces noirs enfants de l'Afrique font une guerre qui déroute les règles de l'escrime. En les voyant bondir comme de noirs démons, ceux que ne touche pas leur redoutable baïonnette s'enfuient, roulent par groupes dans les fossés et les ravins pour éviter la mort. Dix minutes suffirent à décider la retraite. C'était la première fois que l'armée autrichienne voyait devant elle ces hommes vraiment extraordinaires. Au premier coup ils se posèrent en dignes émules des zouaves de Palestro[1].

Napoléon était arrivé à Turbigo pendant l'engagement. Satisfait de voir que l'ennemi ne lui disputait pas plus sérieusement ce débouché, il se contenta de prescrire à Mac-Mahon de s'y établir solidement, après quoi, il s'en retourna à Novare, espérant que la situation ne tarderait pas à se débrouiller et qu'il pourrait enfin asseoir ses dispositions sur une base un peu solide.

Celles qu'il arrêta dans la soirée du 3, pour la journée du lendemain, qui devait être la grande journée de Magenta, n'avaient d'autre but que de faire prendre à l'armée française une nouvelle position d'attente ; la bataille n'était rien moins que préméditée par l'Empereur, pas plus du reste que par Giulay, et deux cent cinquante mille hommes se trouvaient en présence dans un carré de quelques lieues, sans qu'aucun des deux partis fit autre chose que soupçonner le voisinage de l'autre.

L'Empereur, en effet, n'était pas mieux renseigné sur les positions des Autrichiens que les Autrichiens ne paraissent l'avoir été sur les siennes. Persuadé que l'inaction prolongée de Giulay, qui subissait les attaques sans en faire lui-même aucune, cachait un piège, il ne savait à quelle résolution s'arrêter et envoyait dans toutes les directions des reconnaissances qui, ne poussant pas assez loin, ne voyaient ni n'apprenaient rien. Plus perspicace, sinon mieux informé, Victor-Emmanuel était persuadé que Giulay avait ramené toute son armée sur la rive gauche du Tessin, et il demandait instamment qu'on l'y suivit : de là l'idée de pousser le 2e corps en avant sur la gauche, pendant que le gros des forces franco-sardes restait concentré, à tout évènement, aux environs de Novare. De là aussi le passage de la rivière par Mac-Mahon, qui opéra sans avoir reçu du grand quartier général le moindre ordre précis, ni même le plus vague renseignement sur les vues et projets du commandement supérieur.

Les tâtonnements et l'incertitude étaient si grands que l'Empereur lui-même se trouva un moment en danger. C'était le ter juin, trois jours avant la bataille de Magenta. Le corps du maréchal Niel avait chassé de Novare deux bataillons autrichiens qui s'étaient établis à une demi-lieue de la ville. A midi l'Empereur arriva. Il eut la fantaisie de visiter le champ de bataille de 1849. Le général Niel l'accompagna avec deux, de ses officiers, MM. Parmentier et Stoffel.

Il ne s'était pas écoulé dix minutes depuis notre départ, raconte celui-ci, que nous nous vîmes tout à coup isolés dans la vaste plaine. Un profond silence régnait autour de nous ; nous n'apercevions devant nous, à droite ou à gauche, ni le moindre poste, ni une sentinelle : tout semblait indiquer que nous avions déjà dépassé la ligne des avant-postes, et pourtant nous n'avions pas fait trois cents mètres au-delà du front de bandière des divisions. L'Empereur n'avait pas d'escorte : Sont-ce là vos postes les plus avancés ? demanda-t-il au général Niel, en lui montrant de la main, derrière nous, les grand'gardes de la division de Failly. Le général Niel comprit le reproche que lui valait la négligence de ses divisionnaires, qui ne s'éclairaient pas à plus de trois cents mètres de leurs positions, et fit une réponse que je n'entendis pas. Il faudra vous garder plus loin que cela, lui dit l'Empereur, avec sa douceur habituelle.

La voiture continuait à avancer, elle s'approchait d'Olengo, lorsque l'Empereur donna l'ordre de rebrousser chemin. Arrivé à la Bicocca, l'Empereur prenait congé du général Niel et retournait à Novare. Il était à peine parti qu'un capitaine d'infanterie couvert do sueur et de poussière accourait essoufflé.

Où est le général Niel ? nous demanda-t-il en reprenant haleine à chaque mot. L'Empereur a manqué d'être pris... toute une compagnie autrichienne... je suis envoyé par mon général de brigade... j'ai l'ordre de le dire au général Niel... où est-il ? conduisez-moi.

Dix minutes après, l'officier, qui avait eu une entrevue orageuse avec le général Niel, faisait à l'état-major du 4e corps, auquel était attaché M. Stoffel, le récit suivant :

J'étais, nous dit-il, en avant du front de bandière près de la route, lorsque la voiture de l'Empereur vint à passer. Je me suis mis à la suivre du haut de l'escarpement, machinalement, tout en fumant ma pipe ; et comme les chevaux n'allaient pas vite, je ne l'ai pas perdue de vue un seul instant. Je l'apercevais encore lorsqu'elle, fit demi-tour pour rebrousser chemin. A ce même moment, j'ai vu distinctement à cinq cents pas plus loin, cent ou cent cinquante Autrichiens, restés jusque-là cachés dans un bouquet de bois sur la droite de la route, se dresser à moitié pour mieux voir, demeurer quelques secondes dans cette position, puis se baisser et disparaitre à mes yeux. Si la voiture avait fait cinq cents pas de plus, l'Empereur était pris ou tué.

Ces détails étaient donnés avec une si évidente sincérité qu'il était impossible de n'y point croire ; nous ne revenions pas de notre surprise.

Lorsque le capitaine nous eut quittés, le général Niel sortit de sa chambre et vint à nous. Eh bien ! nous dit-il, cet officier vous a tout raconté ! C'est épouvantable ! Voyez-vous l'Empereur fait prisonnier à moins d'un kilomètre des lignes du 4e corps ? Les cheveux nie dressent lorsque j'y pense.

Le lendemain, une reconnaissance effectuée aux avant-postes permettait de vérifier l'exactitude du récit qu'avait fait le capitaine. A l'endroit qu'il avait indiqué, l'herbe était fraîchement foulée sur une large étendue ; plusieurs feux de bivouac brûlaient encore, des abris de feuillage étaient dressés. Plus de cent Autrichiens avaient campé là quelques heures auparavant.

L'Empereur ne connut que plus tard le péril qu'il avait couru. Quand, sept ans après, le colonel Stoffel lui raconta l'anecdote, l'Empereur devint pensif et s'écria : A quoi peuvent cependant tenir les évènements de ce monde ![2]

 

Il faut dire aussi que le pays était éminemment favorable aux surprises. Le Tessin et le grand canal qui le longe — le Naviglio-Grande — coulent dans des fonds marécageux où les saules, les aulnes, les buissons forment des halliers inextricables ; au-delà, la plaine de Magenta, quoique un peu moins fourrée, n'offre pas des horizons beaucoup plus étendus ; à chaque pas, les rideaux de peupliers, de mûriers et d'ormeaux entrelacés de vignes, comme au temps de Virgile, interceptent la vue, qui rarement s'étend au-delà du champ ou de la prairie où l'on se trouve. On ne pourrait même pas reconnaître la position des principaux villages, et en particulier de Magenta, sans les hauts clochers carrés qui, çà et là, émergent au-dessus des arbres.

C'est sur ce terrain qu'une lutte nouvelle et plus terrible allait s'engager dans la matinée du 4 juin 1859. Mac-Mahon, pour sa part, avait simplement reçu l'ordre de descendre le cours du Tessin (rive gauche) pour occuper Magenta et Buffalora ; pendant ce temps, la division des grenadiers de la garde — brigades Cler et Wimpfen —, appuyée par la brigade Picard, devait franchir la rivière à San-Martino et occuper solidement les ponts du Naviglio-Grande, pour faciliter le passage du reste de l'armée, mais seulement lorsque le deuxième corps serait près d'arriver à sa hauteur.

Mac-Mahon avait levé ses bivouacs de très bonne heure et s'avançait sur deux colonnes, la division La Motterouge, avec laquelle il se trouvait marchant à gauche sur Buffalora, la division Espinasse se dirigeant à droite sur Magenta. La première ne tarda pas à se trouver aux prises avec l'ennemi et attaqua vigoureusement le village qui lui avait été assigné pour objectif. Mais bientôt le général en chef fit interrompre le combat et retirer les troupes un peu en arrière : c'est que, en reconnaissant le pays du haut d'un clocher, il avait aperçu ou plutôt deviné devant lui des forces considérables, notamment entre Buffalora et Magenta, et qu'il craignait qu'un mouvement offensif ne vint à isoler ses deux colonnes.

Dans ces conditions, il était prudent d'attendre qu'Espinasse, qui avait à parcourir la route la plus longue, fût en mesure d'entrer en ligne à son tour. Seulement cette détermination, en elle-même très sage et parfaitement justifiée, vu surtout le peu de précision avec lequel avaient été combinés les mouvements des deux fractions de l'armée française portées simultanément en avant, faillit devenir funeste à la division de la garde arrêtée, depuis le matin, en avant du pont de San-Martino.

En entendant, un peu après midi, retentir le canon du côté de Buffalora, Napoléon ne douta pas que Mac-Mahon ne fût

engagé à fond et que le moment ne fût venu de porter en avant sa droite. Alors commença, aux deux hameaux de Ponte-Nuovo et Ponte-Vecchio de Magenta, sur le Naviglio-Grande, un combat d'une extrême violence, dans lequel les brigades Cler, Wimpfen, et, un peu plus tard, Picard eurent à soutenir l'effort d'une grande partie de l'aile gauche autrichienne. Après avoir gagné tout d'abord quelque peu de terrain, les six mille grenadiers sont arrêtés sur place et ce n'est qu'avec la plus grande difficulté qu'ils parviennent à se maintenir.

Du côté de Buffalora et de Magenta règne maintenant un silence profond. Il faut lire dans la spirituelle quoique très technique relation de la guerre d'Italie par le duc d'Almazan — A. de Saint-Priest —, le tableau des perplexités de l'Empereur, qui savait de la guerre tout ce qu'on en peut apprendre dans les livres, mais rien au-delà, et à qui faisait défaut, au suprême degré, le coup d'œil militaire. Il ne comprend plus rien à ce qui se passe ; son flegme est devenu de l'ahurissement. De temps en temps, il demande ce qu'est devenu Mac-Mahon : J'entendais pourtant son canon tout à l'heure ; maintenant je n'entends plus rien.

Les officiers de son état-major ne sont pas moins effarés ; les uns se lancent de toute la vitesse de leurs chevaux à la recherche du maréchal Canrobert, qui a dû suivre, mais d'assez loin, sur San-Martino, le mouvement de la garde ; les autres grimpent sur les cheminées de San-Martino pour tâcher de voir ce qui se passe dans la plaine, au-delà de Buffalora. Mais ils n'aperçoivent ni n'entendent rien ; l'anxiété est à son comble. Les soupçons les plus étranges en viennent à se faire jour ; on se dit tout bas que Mac-Mahon est, au fond, un légitimiste, que son cœur appartient à une dynastie autre que celle des Napoléon, et l'on rappelle la conduite inexpliquée, sinon formellement traîtresse, de Grouchy à la journée de Waterloo. L'Empereur, impassible en apparence, continuait à répéter : Que devient donc Mac-Mahon ?

Il n'avait pourtant à s'en prendre qu'à lui-même si le sort de la journée semblait compromis, et si les heures s'écoulaient longues et sanglantes, suivant l'expression un peu ampoulée de l'historiographe officiel, le baron de Bazancourt. Avant d'incriminer la conduite du commandant du 2e corps, l'Empereur aurait dû se rappeler que le plan arrêté par lui-même ne prévoyait que des manœuvres sur les deux rives du Tessin, nullement une grande affaire, et qu'il n'avait assigné à son lieutenant qu'un but très général, négligeant complètement de s'entendre avec lui sur ce qu'il avait sans doute regardé comme des détails d'exécution, comme si une opération aussi délicate qu'une attaque par deux corps séparés ne demandait pas à être minutieusement calculée, combinée et réglée d'avance.

Mac-Mahon, abandonné à sa propre inspiration, fit tout ce qu'il devait faire. Comme Espinasse, considérablement retardé dans sa marche par les difficultés du terrain, n'apparaissait toujours pas, il courut à sa rencontre, risquant fort, au cours de cette chevauchée à travers champs, d'être enlevé par la cavalerie autrichienne ; il ramena lui-même sa 2e division, dont il pressait fiévreusement le mouvement, aiguillonné qu'il était par le bruit du canon de Ponte-Nuovo et brûlant de dégager le corps inconnu qu'il sentait, de ce côté-là, aux prises avec l'ennemi.

Quand le 2e corps fut enfin réuni tout entier, le général lui montra comme point de direction le clocher de Magenta, et quarante bataillons convergèrent sur ce gros bourg, enlevant au pas de course les castines et les hameaux fortement occupés qui en couvraient les abords. L'Empereur, qui n'a rien compris à l'inaction de Mac-Mahon, ne comprend pas à présent sa manœuvre : il s'accroche aux fonds du Tessin et l'armée reste coupée en deux. Heureusement, le commandant du 2e corps voit le danger et déploie son artillerie dans la plaine entre Magenta et Buffalora pour se relier à la droite française.

Rien ne peut arrêter la marche victorieuse des divisions Espinasse et La Motterouge : elles arrivent enfin devant Magenta et attaquent avec furie les talus du chemin de fer, la gare et les bâtiments voisins, que les Autrichiens défendent avec une opiniâtreté extrême. Une grosse métairie que l'on voit encore à gauche de la station, et qui a gardé les traces de la lutte effroyable dont elle fut le théâtre, arrête assez longtemps les troupes d'Espinasse ; celui-ci reçoit à bout portant une balle mortelle au moment où il frappait avec fureur, du pommeau de son épée, les volets d'une fenêtre de rez-de-chaussée d'où partait un feu d'enfer.

Enfin l'ennemi abandonne la partie : Magenta, évacué précipitamment, est au pouvoir des Français, sauf le cimetière, dont il faut tuer, sur place, à la nuit tombante, les derniers défenseurs. Ceux de Ponte-Nuovo et de Ponte-Vecchio se sont déjà mis en retraite, et bien que la fatigue empêche les vainqueurs de poursuivre, cette retraite ne tarde pas à dégénérer en déroute. L'armée française compte à son actif une victoire de plus, et elle la doit sans contredit au général de Mac-Mahon, à son énergie, et même à sa perspicacité dont la renommée, malheureusement, se soutint mal dans la campagne de 1870.

La bataille de Magenta ressemble beaucoup à celle de Marengo. La tenace défense du Naviglio par Regnaud de Saint-Jean d'Angély ne fut pas inférieure pour l'héroïsme à celle du Fontanone par Lannes. A Marengo c'est la garde consulaire, à Magenta la garde impériale que rien ne peut entamer, mais ce sont toujours les mêmes grenadiers, les mêmes bonnets à poil. Là, comme ici, la bataille était perdue sans l'arrivée de renforts marchant au canon. Plus heureux toutefois que Desaix, Mac-Mahon a pu jouir de sa victoire et cueillir comme trophée, au soir de la bataille, le bâton de maréchal de France et le titre bien mérité de duc de Magenta. Regnaud de Saint-Jean d'Angély fut fait également maréchal.

Vainqueurs et vaincus étaient à bout de forces. L'armée autrichienne se retira lentement, laissant derrière elle près de dix mille des siens. L'armée française eut à regretter la perte de quatre mille cinq cents tués, blessés ou disparus. Elle coucha sur les positions conquises. L'Empereur se jeta tout habillé sur un lit d'auberge. Il dormit peu. Ceux de ses officiers d'ordonnance qui veillaient purent le voir tantôt assis à une table, les yeux sur une carte, tantôt se promenant, en proie à des réflexions profondes ; il venait de constater combien le succès tient souvent à peu de chose, et peut-être concevait-il des doutes sur ses propres aptitudes comme stratégiste.

Rien ne s'opposait maintenant à la marche des alliés sur Milan, ville ouverte, qui ne pouvait être défendue. Les souverains y firent leur entrée le 8 juin, au milieu d'un enthousiasme délirant[3]. Ils s'étaient donné rendez-vous sous l'arc-de-triomphe de la porte de l'Ouest. Grêle d'obus et de balles la veille ; aujourd'hui, grêle de fleurs et de compliments ; mais dans le lointain, à peine perceptibles, les gémissements des blessés. La foule n'avait pas d'oreilles pour eux.

L'Empereur lança de Milan deux proclamations, l'une à l'armée, l'autre aux Italiens :

Soldats, disait-il, il y a un mois, confiant dans les efforts de la diplomatie, j'espérais encore la paix, lorsque, tout à coup l'invasion du Piémont par les troupes autrichiennes nous appela aux armes. Nous n'étions pas prêts ; les hommes, les chevaux, le matériel, les approvisionnements manquaient, et nous devions, pour secourir nos alliés, déboucher par petites fractions au-delà des Alpes, devant un ennemi redoutable, préparé de longue main.

Le danger était grand, l'énergie de la nation et votre courage ont suppléé à tout. La France a retrouvé ses anciennes vertus et unie dans un même but, comme en un seul sentiment, elle a montré la puissance de ses ressources et la force de son patriotisme. Voici dix jours que les opérations ont commencé, et déjà le territoire piémontais est débarrassé de ses envahisseurs. L'armée alliée a livré quatre combats heureux et remporté une victoire décisive, qui lui ont ouvert les portes de la capitale de la Lombardie ; vous avez mis hors de combat plus de trente-cinq mille Autrichiens, pris dix-sept canons, deux drapeaux, huit mille prisonniers. Mais tout n'est pas terminé : nous aurons encore des luttes à soutenir, des obstacles à vaincre.

Je compte sur vous. Courage donc, braves soldats de l'armée d'Italie. Du haut du ciel, vos pères vous contemplent avec orgueil !

La deuxième proclamation s'adressait autant à l'Europe qu'aux Italiens ; elle avait pour but de rassurer en particulier l'Allemagne et l'Angleterre contre les projets de convoitise universelle dont il avait hérité, disait-on, de son oncle :

Italiens, la fortune de la guerre me conduit aujourd'hui dans la capitale de la Lombardie ; je viens vous dire pourquoi j'y suis. Lorsque l'Autriche attaqua injustement le Piémont, je résolus de soutenir mon allié le roi de Sardaigne ; l'honneur et les intérêts de la France m'en faisaient un devoir. Vos ennemis, qui sont les miens, ont tenté de diminuer la sympathie universelle qu'il y avait en Europe pour votre cause, en faisant croire que je ne faisais la guerre que par ambition personnelle et pour agrandir le territoire de la France.

S'il y a des hommes qui ne comprennent pas leur époque, je ne suis pas du nombre.

Dans l'état éclairé de l'opinion publique, on est plus grand aujourd'hui par l'influence morale qu'on exerce que par des conquêtes stériles ; et cette influence morale je la recherche avec orgueil, en contribuant à rendre libre une des plus belles parties de l'Europe. Votre accueil m'a déjà prouvé que vous m'avez compris. Je ne viens pas ici avec un système préconçu pour déposséder les souverains, ni pour vous imposer ma volonté. Mon armée ne s'occupera que de deux choses : combattre vos ennemis et maintenir l'ordre intérieur ; elle ne mettra aucun obstacle à la libre manifestation de vos vœux légitimes. La Providence favorise quelquefois les peuples comme les individus, en leur donnant l'occasion de grandir tout à coup, mais c'est à condition qu'ils sachent en profiter. Profitez donc de la fortune qui vient à vous.

Votre désir d'indépendance si longtemps exprimé, si souvent déçu, se réalisera si vous vous en montrez dignes. Unissez-vous donc dans un seul but, l'affranchissement de votre pays. Organisez-vous militairement. Volez sous les drapeaux du roi Victor-Emmanuel, qui vous a déjà si noblement montré la voie de l'honneur. Souvenez-vous que sans discipline il n'y a pas d'armée ; et, animés du leu sacré de la Patrie, ne soyez aujourd'hui que soldats ; demain vous serez les citoyens libres d'un grand pays.

 

Aux cris de joie qui s'élevaient à Milan se mêla, dans l'après-midi du 8, le bruit lointain du canon. Les coups arrivant tantôt voilés et sourds, tantôt distincts et éclatants, selon la direction changeante du vent qui les apportait, tempéraient l'exaltation de la fête milanaise. Ici on célébrait l'indépendance conquise ; là-bas on éprouvait encore ce qu'elle coûte à conquérir. C'était à Melegnano, ou Marignan, lieu déjà illustre dans nos fastes militaires. Le maréchal Baraguey-d'Hilliers en délogea le maréchal Benedeck, après une lutte terrible. En certains endroits, dit M. de Bazancourt, les morts des deux nations étaient tellement serrés les uns contre les autres, qu'on eût dit des bataillons couchés à terre pour prendre un peu de repos. L'Empereur exprima avec vivacité son mécontentement d'une boucherie qui lui parut inutile : L'ennemi s'en allait, il fallait le laisser faire, dit-il à Baraguey-d'Hilliers ; est-ce que nous faisons la guerre pour le plaisir de tuer des hommes, ou même pour la vanité d'ajouter à nos annales une victoire de plus ?

Le combat de Melegnano fut le dernier fait d'armes de la campagne en Lombardie. Les Autrichiens se replièrent rapidement dans la direction de Vérone, abandonnant les lignes de défense qu'offrent à chaque étape les nombreux torrents descendus des Alpes, et ne songeant pas même à défendre des places fortes telles que Lodi, Plaisance, Pizzighettone et Crémone. Leur nouveau centre de concentration, leur refuge suprême était dans l'immense quadrilatère formé par les forteresses de Vérone, Peschiera, Mantoue et Legnano ; c'était là qu'en 1848 ils s'étaient reformés, après avoir cédé comme aujourd'hui à l'orage ; c'était de là qu'ils avaient confiance de s'élancer à nouveau pour ressaisir la victoire.

Mais l'armée franco-sarde n'hésita pas à y pénétrer à leur suite, et sur les rives du Mincio une deuxième grande bataille s'engagea. Comme la première, elle fut inopinée. Jusqu'au 22 juin, les Autrichiens avaient continué à rétrograder ; dans la journée du 23, ils réoccupèrent les hauteurs de Solferino. L'Empereur comprit qu'ils allaient faire face et se hâta de donner des ordres pour relier entre eux les différents corps, qui marchaient jusque-là en lignes parallèles. La cohésion leur était indispensable : ils allaient avoir à chasser l'ennemi de hauteurs escarpées, séparées les unes des autres par des ravins profonds dont les pentes se hérissaient de haies, de vignes entrelacées, de plantations de mûriers, de maisons crénelées, et qui formaient ainsi autant de citadelles.

Les deux armées avaient été successivement renforcées et, malgré leurs pertes, présentaient des effectifs supérieurs à ceux de l'entrée en campagne : 218.000 hommes du côté des Autrichiens, 188.000 du côté des Franco-Sardes ; ce choc allait être le plus épouvantable du milieu de ce siècle.

Les Piémontais formaient l'aile gauche, les corps de Niel et de Canrobert la droite ; Mac-Mahon, Baraguey-d'Hilliers, avec la garde et l'Empereur en personne, se trouvaient au centre.

Averti que l'ennemi poussait une forte reconnaissance de son côté, l'Empereur gravit à pied les pentes d'un monticule qui domine la plaine de Medole et, après avoir dirigé sa lorgnette sur tous les points d'où l'on pouvait apercevoir les longues lignes blanches de l'armée autrichienne, il dit : Ce n'est pas une reconnaissance, mais une bataille. Puis il descendit rapidement, monta à cheval et, suivi de son état-major et des Cent-gardes, se dirigea au galop vers la tour de Solferino, surnommée la spia d'Italia, l'espionne de l'Italie, tant ce poste d'observation est bien placé.

Pendant cette course rapide à travers les rizières et les mûriers, l'Empereur perdit une de ses épaulettes. Beaucoup de soldats, remarquant dans la journée cette incorrection de tenue, s'imaginèrent que l'épaulette impériale avait été enlevée par une balle tyrolienne, ce qui ne contribua pas peu à accroître leur propre ardeur.

A dix heures du matin les bataillons se heurtaient partout avec furie, sur une étendue de cinq lieues.

La tour de Solferino était au pouvoir de l'ennemi et une de ses batteries bien visible, postée au-dessous, couvrait de ses feux les régiments du deuxième corps (Mac-Mahon). L'Empereur lança contre elle une brigade de voltigeurs, en même temps qu'il ordonnait au général Baraguey-d'Hilliers de l'appuyer de toutes ses forces.

Les Autrichiens virent avec surprise surgir tout d'un coup devant eux des soldats qui escaladaient les pentes rocailleuses à pic, en s'accrochant aux buissons, roulaient, se relevaient et finalement couronnèrent les bords du plateau et s'élancèrent à la baïonnette. Les Autrichiens se défendirent avec une admirable ténacité ; mais lorsque tombèrent parmi eux les décharges de l'artillerie rayée, invention nouvelle et d'une portée tellement supérieure qu'on recevait les boulets sans presque apercevoir les canons, la panique se mit dans leurs rangs.

Rompus au centre, ils continuèrent à se battre en désespérés à leur gauche contre le général Niel, à leur droite contre les Piémontais qui furent culbutés des hauteurs récemment conquises et faillirent même être coupés de l'armée française. Heureusement le général Forgeot, qui commandait l'artillerie de Baraguey-d'Hilliers, aperçut le mouvement de l'ennemi essayant de se glisser dans un espace vide ; il retourna ses pièces qui battaient Solferino, et, d'une distance de seize cents mètres, il arrêta net la colonne autrichienne.

Le corps de Niel fut également en grand danger. En vain demanda-t-il du secours à Canrobert. Celui-ci fut longtemps immobilisé par un faux avis qui lui annonçait l'approche de vingt à trente mille Autrichiens sortis de Mantoue le matin, et dont les avant-postes, lui disait-on, touchaient déjà au village d'Aquanera ; ce ne fut qu'à partir de trois heures qu'il se décida à secourir Niel. Alors infanterie, artillerie, cavalerie, tout le quatrième corps s'élança en même temps. Les chasseurs d'Afrique, entre autres, poussèrent des charges terribles.

L'Empereur resta pendant la dernière partie de la bataille sur une éminence appelée le mont Fenile, s'exposant audacieusement aux coups de l'artillerie autrichienne ; plusieurs Cent-Gardes de son escorte furent blessés ou démontés. De son côté, l'Empereur d'Autriche resta debout presque toute la journée sur un mamelon, en avant de Volta ; deux boulets labourèrent la terre à ses côtés. Il envoya au feu les archiducs qui l'entouraient, ainsi que le duc de Modène et le prince de Nassau ; mais le général Schlick l'empêcha d'y aller lui-même et, faute plus grave, d'engager sa garde, sous prétexte que rien ne semblait devoir se décider si promptement : Sire, lui répétait-il, attendez, attendez encore ; en cette saison les batailles se gagnent jusqu'à huit heures !

Un ouragan, qui souleva des tourbillons de poussière et fut bientôt suivi d'une pluie torrentielle, mêla un instant les combattants et confondit leurs rangs et leurs positions, sans suspendre leurs fureurs. Le tonnerre domina le bruit de l'artillerie mais ne la fit point taire. Dès qu'il fut possible de se reconnaître, Napoléon s'aperçut que, durant ce déchainement de la nature, l'ennemi avait sensiblement reculé. Ses colonnes, encore serrées, se repliaient sans désordre vers les ponts du Mincio. L'obscurité était devenue profonde. Si la cavalerie française eût été lancée à la poursuite, elle eût fait de nombreux prisonniers et peut-être achevé la destruction des Autrichiens ; mais aux instances de ses généraux l'Empereur répondit d'un ton résolu : Non, la journée est terminée !

Une expression de tristesse et de lassitude morne avait succédé chez lui à l'excitation de la bataille, et ceux qui l'entouraient se l'expliquaient par la tendresse de son âme. Le soir, après la retraite de l'ennemi, il voulut traverser le champ de bataille dans toute sa longueur. L'impression qu'il ressentit à la vue de tant de cadavres amoncelés le fit sortir de son impassibilité ordinaire : Pauvres gens ! ne cessait-il de répéter ; la guerre, quelle horrible chose ! Il resta toute la nuit sous le coup de ses préoccupations, comme après Magenta.

Les pertes étaient effectivement douloureuses. L'armée alliée avait dix-sept mille hommes tués, blessés ou disparus ; les Autrichiens, plus de vingt-deux mille ; onze généraux, dans les trois armées, avaient été atteints ; les généraux Auger et Dieu, du côté des Français, ne devaient plus revoir leur patrie.

Mais les préoccupations de l'Empereur avaient encore d'autres motifs.

Le roi de Prusse, intérieurement charmé de ce qui venait d'arriver, quoiqu'il fût loin d'en prévoir toutes les conséquences pour la grandeur prussienne, ne pouvait plus retenir l'ardeur de ses confédérés impatients de voler au secours de l'Autriche. Le lendemain même de la bataille de Magenta, la Diète germanique, réunie à Francfort, y avait déclaré que la Vénétie appartenait à la Confédération, qu'elle devait être défendue par elle, et la mobilisation générale avait été décidée. Le roi de Prusse en informait Napoléon III par une dépêche qui lui fut remise durant la bataille de Solferino et qui le suppliait, avec une insistance désormais sincère, de ne pas le forcer à se ranger parmi ses ennemis[4].

En même temps une lettre de la reine d'Angleterre lui était transmise par l'impératrice Eugénie. Cette lettre, tout entière de la main de la souveraine britannique, priait la Régente d'insister auprès de son auguste époux afin qu'il terminât la guerre au plus tôt.

D'autre part, les accointances plus ou moins inavouées qu'une pareille guerre lui imposait ne laissaient pas que de lui causer de l'embarras. Il souffrait d'avoir pour compagnon d'armes un Garibaldi, bien que les prétendus exploits de ce dernier, sur le flanc gauche de l'armée franco-sarde, n'existassent guères que dans les correspondances des journaux du parti[5]. Il n'avait pas cru pouvoir refuser à d'incorrigibles conspirateurs, ses amis de jeunesse, l'autorisation de s'aboucher avec Kossuth et de soulever la Hongrie contre François-Joseph ; il s'était mis en communication fréquente et personnelle avec ce chef révolutionnaire ; mais l'entrée en scène de la légion hongroise lui répugnait, car cette alliance le rejetait lui-même parmi les déclassés et le faisait sortir du concert des souverains où il avait eu tant de peine à s'introduire. Enfin la rapidité et l'étendue des soulèvements fomentés dans toute l'Italie par les intrigues et l'argent du Piémont lui donnaient de l'inquiétude. Son cousin, le prince Napoléon, détaché de la grande armée on ne sait pourquoi, avec le cinquième corps, guerroyait sur la rive droite du Pô, où il n'y avait pas d'ennemis, mais guerroyait contre le Pape, dont il chassait les légats de Bologne, de Ferrare, de Ravenne. Le voisinage de ce puissant renfort encourageait la Révolution dans le Centre et le Sud de la péninsule ; tous les trônes y étaient par terre, ou menacés d'écroulement prochain. Evidemment Napoléon III n'en regrettait aucun ; il les enveloppait tous dans une haine aussi vieille que lui, une haine de famille en même temps que de carbonaro ; mais sa politique indécise, tortueuse, lui faisait souhaiter qu'on allât moins vite et il savait mauvais gré à son cousin d'avoir si ouvertement laissé apercevoir sa main dans le soulèvement des Légations.

Le caractère de son adversaire le servit encore dans cette conjoncture. Toujours impétueux et inconsistant, François-Joseph a gâté par sa faiblesse toutes les vertus qui le rendent cher à ses peuples ; on dirait qu'il est né sous une mauvaise étoile. La Fortune avait d'abord versé sur lui quelques faveurs ; mais prêtées et non données, elle les lui a reprises durement et avec usure. Amoindri dans sa puissance, presque toujours séparé de l'impératrice Elisabeth, femme fantasque comme tous les membres de la famille royale de Bavière ; malheureux dans son frère Maximilien, envers lequel il ne fut pas sans reproches ; plus malheureux dans un fils indigne, dont la fin tragique reste un énigme, François-Joseph est cependant un monarque de noble caractère, bon, laborieux, pieux, instruit, plein de généreuses intentions ; il est resté personnellement populaire malgré ses infortunes. Mais la réunion de tant de qualités lui a peu servi, à cause de l'absence d'une seule : la persévérance. Autant il avait manqué de persévérance dans ses efforts pour empêcher la guerre, autant il en manqua pour la mener à bonne fin. Il ne vit pas que l'Allemagne se levait tout entière derrière lui, que la Prusse allait être forcée, bon gré malgré, de venir à son secours, que l'Angleterre lui était favorable, que la prolongation de la lutte ramenait les chances de son côté ; il ferma l'oreille aux représentations de son entourage et au frémissement de ses troupes, nombreuses encore et nullement démoralisées. Il répétera la même faute dans sept ans, après Sadowa.

Napoléon III avait son. quartier général à Valeggio, lorsqu'arriva un courrier de Vérone, où se trouvait François-Joseph. En réponse au message apporté par ce courrier, le général Fleury partait pour cette ville le soir même et était reçu en parlementaire par l'empereur d'Autriche, qui demandait au vainqueur une entrevue personnelle.

Cette entrevue fut accordée, malgré l'avis de plusieurs généraux français, malgré surtout l'opposition intéressée de Victor-Emmanuel et de Cavour.

Elle eut lieu le 12 juillet à Villafranca, dans une petite maison basse et de modeste apparence. Elle fut moins longue qu'on ne l'avait prévu. Au bout d'une heure environ, les deux empereurs sortirent, et, après avoir causé à l'écart pendant quelques instants encore, ils se serrèrent la main et se séparèrent avec toutes les apparences d'une entente complète et d'un accord définitif.

Napoléon n'ignorait point la grosse nouvelle de la mobilisation des contingents fédéraux allemands ; mais ce dont le roi de Prusse avait négligé de l'informer, et qu'il apprit par François-Joseph, c'est que la Prusse, qui naturellement prenait la tête du mouvement, au lieu de conduire les forces fédérales au secours du vaincu de Solferino, se proposait de les acheminer sur le Rhin. On ne pouvait donc s'abuser sur les véritables intentions du cabinet de Berlin ; on comprit qu'il fallait déjouer, en se hâtant de terminer la guerre, les plans d'un ennemi qui se proposait beaucoup plus d'écraser un des deux belligérants que de secourir l'autre.

François-Joseph, au sortir de l'entrevue, avait le visage altéré, les yeux rouges.

Les officiers de l'état-major impérial français, après quelques saluts échangés avec les officiers autrichiens, remontèrent à cheval et suivirent Napoléon III, qui ne reprit la route de Valeggio qu'après avoir accompagné François-Joseph jusqu'aux dernières maisons de Villafranca.

A la sortie de Villafranca, l'Empereur dit :

La paix est faite. Je l'aurais désirée plus productive, mais quand j'ai demandé la Vénétie, il a fondu en larmes et m'a dit : Prenez ce que vous avez déjà, mais ne me demandez pas autre chose ; mon honneur, plus que mon intérêt, me commande de résister. Quant à moi, j'ai consenti : j'avais affaire à un galant homme.

Les conditions des préliminaires de Villafranca étaient : l'établissement d'une confédération italienne, sous la présidence honoraire du Pape et la présidence effective du roi de Sardaigne ; cession de la Lombardie à l'Empereur Napoléon, qui la transmettrait au Roi de Sardaigne ; la Vénétie devait faire partie de la confédération italienne, en restant sous la couronne d'Autriche ; les deux souverains feraient tous leurs efforts, excepté par les armes, pour que les ducs de Toscane et de Modène — parents de l'empereur d'Autriche —, rentrassent dans leurs Etats, en donnant une amnistie générale et une Constitution — la duchesse de Parme était sacrifiée — ; les deux souverains demanderaient au Saint-Père d'introduire dans ses Etats les réformes indispensables, et de séparer administrativement les Légations du reste du Domaine de l'Eglise ; enfin, une amnistie pleine et entière serait accordée, de part et d'autre, aux personnes compromises dans les derniers évènements.

Le 3 juillet, une proclamation de Napoléon III, en français et en Italien, annonça la paix et les bases sur lesquelles elle était établie. On y lisait :

Le but principal de la guerre est rempli... L'Italie, maîtresse désormais de son sort, n'aura plus qu'à s'accuser elle-même si elle ne marche pas progressivement dans la voie de la liberté.

Vous, soldats, vous allez retourner prochainement en France. La patrie reconnaissante vous accueillera avec joie.

A Montebello, Palestro, Turbigo, Magenta, Melegnano, Solferino, vous avez, en deux mois, affranchi le Piémont, la Lombardie, et ne vous êtes arrêtés que parce que le but de cette guerre n'était pas de prendre des proportions qui ne correspondraient plus aux intérêts de la France.

Partez donc, fiers de vos succès, fiers des résultats obtenus, fiers surtout d'étre les fils privilégiés de cette France qui sera toujours la grande nation, et qui aura toujours un cœur pour s'emparer des nobles causes, et des hommes comme vous pour les défendre !

 

Presque aussitôt après, des plénipotentiaires furent désignés, par l'Autriche et par la France, pour rédiger un traité définitif. Leur réunion fut fixée dans une ville neutre, à Zurich.

Victor-Emmanuel enjoignit à Garibaldi de licencier ses volontaires. Ils protestèrent mais obéirent. La déconvenue de la légion hongroise en formation ne fut pas moindre. Napoléon III envoya à Kossuth un exprès muni d'une lettre autographe, avec mission de la lire à l'ancien dictateur et de la rapporter. Kossuth fut atterré. Il prit sa tête entre ses deux mains et demeura longtemps immobile ; puis il s'écria d'une voix brisée : Cet homme s'est joué de nous ; il a déshonoré mes cheveux blancs !

Kossuth et Garibaldi ne furent pas les seuls à crier à la trahison. L'ingratitude éclata sans ménagement dans plusieurs villes italiennes. A Milan, à Turin, les portraits de .Napoléon III furent arrachés par la foule qui leur substitua ceux de Mazzini et d'Orsini. L'Empereur, informé, donna au général de Béville, son aide de camp, l'ordre d'envoyer la brigade de Bailliencourt à Turin, afin de protéger son passage à son retour.

Surpris par l'armistice comme par une bombe, Cavour avait perdu toute contenance et tout respect diplomatique. Victor-Emmanuel était revenu du quartier général de Valeggio, le visage soucieux. Après avoir mis bas son habit, et s'être assis dans une attitude soldatesque, il dit à une des quatre personnes présentes de lire tout haut un papier qu'il tira de sa poche. C'étaient les préliminaires de Villafranca. Cavour n'en pouvait croire ses oreilles. Il entra dans une colère telle que le Roi sortit, laissant à La Marmora le soin de le calmer[6]. Cavour courut chez l'Empereur qui lui répondit à peine et le congédia. Il revint chez le Roi ; il criait que le but de la guerre n'était pas atteint, que c'était une défaillance, une trahison. Le Roi se montra dur, mais profondément habile ; il lui dit très haut, de façon à être bien entendu de l'entourage : La paix s'est faite sans moi ; je ne suis pas le plus fort : laissez-moi tranquille ! Cavour tomba alors chez le prince Napoléon et là, comme on l'écoutait avec sympathie, quoique, aussi, avec résignation, il se laissa aller à une telle intempérance d'inutiles reproches que le prince dut lui répondre : Modérez-vous : n'oubliez pas que vous parlez au gendre de votre Roi. Alors il envoya au Roi sa démission de ministre. Le plus souple, le plus italien, nous l'avons dit, ce fut le Roi lui-même. S'il s'indignait comme les autres, c'était à huis-clos ; il sut cacher sa déconvenue sous ses grands airs habituels de soudard étranger à la politique ; il poussa la dissimulation jusqu'à imiter envers son ministre l'ingratitude de son peuple de Turin envers Napoléon. Dans une audience qu'il donna au général de Béville, aux généraux Suau et de Bailliencourt, il joua une comédie parfaite, que ce dernier nous a soigneusement conservée.

Messieurs, dit-il, je ne suis pas content... Je ne suis qu'un soldat, Moi, je n'aime pas les avocats. Je tiens peu à un royaume, je n'aime que les batailles. J'avais bâti des châteaux en Espagne, je comptai faire la guerre pendant deux ans, on ne me la laisse faire que deux mois ; j'espérais faire le tour du monde avec les soldats français. J'aurais voulu avoir quelques côtes cassées, à la condition de pouvoir continuer à combattre... Je n'aime pas les avocats ! Ce Cavour, comblé par moi, arrive de Brescia pour me remettre sa démission. Je l'ai fort mal reçu. Il fait mieux, il va tenir des propos dans un café pour augmenter sa popularité... C'est égal, qu'il prenne garde à lui, j'aurai l'œil sur lui !

— Il a passé hier dans la nuit, interrompit le général de Béville le gouverneur de Milan fut le complimenter au chemin de fer et le trouva profondément endormi.

— Il n'était donc pas malade ? dit le Roi.

— Que Votre Majesté ne m'a-t-elle envoyé une dépêche ? reprit lé général de Béville ; je l'aurais coffré.

— Il ne perdra rien pour attendre, ajouta Victor-Emmanuel, je lui ménage quelque chose.

— Sire, hasarda naïvement le général de Bailliencourt, il faut à tout prix clouer la bouche aux avocats et enrayer la révolution.

— Vous avez bien raison, général, conclut le Roi en fin diplomate qu'il était, quoiqu'il pensât exactement tout le contraire.

Peut-être, au fond, ce qui l'aidait plus que toute autre chose à faire gaîment le sacrifice d'une partie de ses ambitions, c'est que, connaissant bien le maitre du moment, il gardait une invincible confiance de tout reprendre bientôt. Effectivement, raconte encore le général que nous venons de citer, ceux qui approchèrent alors Napoléon III crurent démêler dans cette physionomie toujours si maitresse d'elle-même une pensée secrète qui peut se traduire ainsi : Non, je n'ai pas rempli ma promesse non, l'Italie n'est pas libre jusqu'à l'Adriatique ! mais ceux qui m'ont arrêté au milieu de mes victoires pourront s'en repentir un jour !

Cette hypothèse s'accorde admirablement avec la réflexion aussi profonde que pittoresque, énoncée un jour par un autre observateur, lord Palmerston : L'empereur des Français n'abandonne jamais complètement ses idées ; il en a la cervelle hantée comme une garenne ; un lapin sort de son trou ; s'il entend du bruit, s'il flaira un danger, il se terre ; mais le calme revenu, on le voit reparaître et se mettre en campagne.

L'Empereur quitta Turin le 16 juillet pour rentrer en France. Il prit la route du Mont-Cenis et se rendit directement à Mâcon, sans passer par Lyon. On ne put s'empêcher d'observer combien le retour était moins bruyant que le départ. A Turin et sur toute la route jusqu'à la frontière il n'y avait aucun drapeau aux maisons ; les seuls cris de vive l'Empereur ! étaient poussés par les soldats de l'escorte. L'herbe de l'oubli croit plus vite dans les cœurs que sur les tombeaux, dit un proverbe qui mériterait d'être italien.

Aux grands corps de l'Etat qui le félicitaient de son retour (29 juillet), il expliqua sans forfanterie, mais non sans laisser entrevoir ses arrière-pensées pur l'avenir, les sérieuses raisons qui l'avaient engagé à conclure une paix si prompte ; la nécessité d'accepter la lutte sur le Rhin comme sur l'Adige, si l'on eût poursuivi la guerre, et la honte de se fortifier franchement et partout du concours de la Révolution.

Si je me suis arrêté, continua-t-il, ce n'est donc pas par lassitude ni épuisement, ni par abandon de la noble cause que je voulais servir, c'est parce que, dans mon cœur, quelque chose parlait plus haut encore : l'intérêt de la France.

Croyez-vous qu'il ne m'en ait pas coûté de retrancher ouvertement, devant l'Europe, de mon programme, le territoire qui s'étend du Mincio à l'Adriatique ? Croyez-vous qu'il ne m'en ait pas coûté de voir dans les cœurs honnêtes de nobles illusions se détruire, de patriotiques espérances s'évanouir ?

Pour servir l'indépendance italienne, j'ai fait la guerre contre le gré de l'Europe ; dès que les destinées de mon pays ont pu être en péril, j'ai fait la paix.

Il terminait en remarquant que l'idée d'une nationalité italienne était désormais admise par ceux qui la combattaient le plus. Et de cela il se félicitait. Rarement vit-on si naïve et si aveugle imprévoyance.

Le 14 août, dans un banquet splendide qui réunit aux Tuileries les chefs de l'armée victorieuse. Il prononça un autre discours remarquable par sa modestie mais encore aussi, comme le précédent, par les illusions qu'il décelait :

MESSIEURS,

La joie que j'éprouve en me retrouvant avec la plupart des chefs de l'armée d'Italie serait complète, s'il ne s'y mêlait le regret de la séparation. Bientôt les éléments d'une force si redoutable, si bien organisée, vont se dissoudre.

Comme souverain, comme général en chef, je vous remercie encore de votre confiance. Il était flatteur pour moi, qui n'avais pas commandé d'armée, de trouver une telle obéissance de la part de ceux qui axaient une grande expérience de la guerre. Si le succès a couronné nos efforts, je suis heureux d'en reporter la meilleure part à ces généraux habiles et dévoués qui m'ont rendu le commandement facile, parce que, animés du feu sacré, ils ont sans cesse donné l'exemple du devoir et du mépris de la mort.

Une partie de nos soldats va retourner dans ses foyers ; vous-mêmes, vous allez reprendre les occupations de la paix ; n'oubliez pas néanmoins ce que nous avons fait ensemble. Que le souvenir des -obstacles surmontés, des périls évités, des imperfections signalées, revienne souvent à votre mémoire ; car pour tout homme de guerre, le souvenir est la science même.

En commémoration de la campagne d'Italie, je ferai distribuer une médaille à tous ceux qui y ont pris part ; et je veux que vous soyez aujourd'hui les premiers à la porter. Qu'elle me rappelle parfois à votre pensée ; et qu'en lisant les noms glorieux qui y sont tracés, -chacun se dise : Si la France a tant fait pour un peuple ami, que ne ferait-elle pas pour son indépendance !

.le porte un toast à l'armée !

 

On le voit, il ne parlait guères que pour mémoire des imperfections signalées. C'étaient des expériences perdues pour lui. Mais elles ne le furent pas pour tout le monde ; la Prusse les étudia avec un soin prodigieux. L'état-major prussien publia une relation de la campagne, où l'on put lire ces lignes menaçantes :

Ce qui nous fit suivre avec tant d'attention les évènements militaires au-delà des Alpes, c'était, en partie, notre vif intérêt pour le sort d'un Etat confédéré, et la politique n'attendait que le moment le plus efficace pour le secourir ; en partie aussi le désir, certainement bien justifiable, d'observer la tactique et l'action guerrière d'une nation armée qu'il nous semblait réservé de rencontrer un jour sur de champ de bataille, à l'instar de nos pères... Nous avons été réduits à observer de loin ; la courte durée de la campagne si inopinément terminée, a bientôt déjoué pour nous la perspective d'une participation à la guerre.

C'est dans cette campagne si brillante que le commencement de la décadence militaire de la France apparut au grand jour. La mobilisation du début est compliquée, enchevêtrée, lente .au point de mettre tout en péril si l'on avait eu affaire à un .adversaire bien préparé et hardi. Le service des approvisionnements est défectueux ; l'armée n'est jamais éclairée sérieusement, on va de surprise en surprise, on gagne des batailles, mais ce sont les soldats qui les gagnent, non les chefs. Selon l'expression du général Trochu, toutes nos victoires frisent la défaite. Après le combat il n'y a pas de poursuite et les victoires ne sont certaines que le lendemain. Bref, le commandement est presque constamment plus heureux que prudent.

Et néanmoins, comme les Te Deum de victoires ne cessèrent pas de retentir sous les voûtes de nos cathédrales pendant ces deux mois de juin et de juillet 1859, on finit par croire, en France, que la guerre n'est pas une science, mais le prix d'une improvisation ; l'école africaine s'imagina qu'on peut battre les armées régulières de l'Europe comme on bat les tribus arabes qui n'ont point d'artillerie et qui avertissent de leur approche par leurs cris.

Il est des prières que Dieu n'exauce que dans sa colère ; et il est des victoires désastreuses, pires que des défaites. Telle fut celle de Solferino. Elle a engendré Castelfidardo et logiquement, de l'une et de l'autre, devait naître Sedan.

 

 

 



[1] J.-A. Petit, Histoire contemporaine de la France, tome XII, p. 232.

[2] Colonel Stoffel, Mémoires.

[3] Une spirituelle lettre de Regnaud de Saint-Jean d'Angély, citée par le général de Bailliencourt, donnera une idée de cet enthousiasme italien :

Pobiena, 7 juin 1859.

J'ai quitté ce matin notre champ de bataille de Magenta pour porter mon quartier général à Pobiena, à trois kilomètres de Milan. Je suis établi dans une grande ferme. L'Empereur, à dix minutes de moi, occupe un grand château qui m'était d'abord destiné ; mais il a eu la préférence et je ne l'ai pas trouvé mauvais. Les femmes, si grande qu'en soit leur consommation, n'ont pas le monopole exclusif de la coquetterie ; il en reste un peu pour le soldat et l'Empereur a trouvé que, par cette excessive chaleur et cette poussière indicible, des régiments seraient trop peu à leur avantage s'ils entraient dans une capitale après six heures de marche. Demain, le bouquet sur l'oreille, frais comme des roses pompons, nous ferons notre entrée, ayant Sa Majesté à notre tête.

En arrivant ici ce matin j'ai détaché Haillot à Milan pour y préparer mon installation. Il y a couru un véritable danger ; il a failli être écharpé, taillé en lanières ; toutes les femmes en voulaient un morceau ! Les unes le tiraient par l'habit, les autres l'asphyxiaient sous un déluge de fleurs ; ce n'est pas sans peine ni péril qu'il a échappé à cette ovation. Je veux le ramener en France avec un bout de ruban à sa boutonnière ; il faut que tout ce qui m'entoure se ressente un peu de la faveur que l'Empereur m'a accordée...

[4] La menace, au moins apparente, de l'intervention active de la Prusse dans la guerre est confirmée par une dépêche de lord Malmesbury à lord Cowley, insérée dans ses Mémoires : J'ai vu le duc de Saxe-Cobourg ; il est tout fou pour la guerre ; il dit que la Prusse ne peut résister à la pression de l'opinion publique, qu'en conséquence elle a armé ; son aide de camp va jusqu'à exprimer l'espoir que l'Autriche sera battue cette semaine et qu'alors l'Allemagne se lèvera comme un seul homme et envahira la France. J'ai dit à Son Altesse royale que si l'Allemagne faisait cela et était attaquée par la France dans la Baltique, l'Allemagne ne devait pas attendre de nous le moindre secours.

La France non plus, aurait pu ajouter le ministre anglais. Quant à Napoléon, il est impossible qu'il ait réellement ignoré les préparatifs de l'Allemagne, mais il ne pouvait lui convenir d'avouer à l'Angleterre que tout avait été mené, contre l'Autriche, par un secret accord entre lui et le roi de Prusse.

[5] Après une escarmouche, le 8 mai, Garibaldi était entré à Varese inopinément ; le 23, il déjoua une surprise des Autrichiens et occupa Côme. A ce moment Giulay donna l'ordre au général Urban de reprendre Varese et de cerner Garibaldi. Celui-ci, faisant la guerre en fantaisiste, était allé tenter un coup de main sur Laveno, au bord du lac Majeur. Repoussé, il revint sur Varese et trouva Urban établi sur les hauteurs qui commandent la route de Milan. Il fut ainsi acculé dans un entonnoir, entre la frontière tessinoise et le lac Majeur. Sans la diversion apportée par les progrès de la marche des Franco-Sardes, qui forcèrent Giulay à rappeler Urban, il était perdu.

Le jour de l'entrée de l'Empereur et du Roi à Milan, Garibaldi vint présenter ses hommages à Leurs Majestés et reçut d'eux la médaille d'or : A la bravoure !

[6] Charles de Mazade, Etude sur Cavour.