HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XII. — NAISSANCE DU PRINCE IMPÉRIAL. - HAUSSMANNISATION. - ATTENTAT D'ORSINI.

 

 

Le vainqueur de la Russie, le pacificateur de l'Europe avait tous les bonheurs à la fois.

Le 15 mars 1856, pendant que les plénipotentiaires du Congrès poursuivaient leurs délibérations, M. de Morny fit savoir au Corps législatif, dont il était devenu président, que la naissance d'un enfant de France était incessamment attendue. Les députés se déclarèrent en permanence. Le lendemain 16, à huit heures du matin, M. de Morny prit de nouveau solennellement la parole pour annoncer un héritier de l'Empire, qui serait appelé le Prince Impérial. A cette nouvelle l'Assemblée éclata en transports d'allégresse unanimes, enthousiastes, qui eurent dans tout le pays un écho dont on ne saurait se faire une idée, maintenant que tout a disparu.

Répondant aux félicitations du Sénat, l'Empereur put dire sans croire exagérer :

Vous avez salué comme un évènement heureux la venue au monde de l'Enfant de France. C'est avec intention que je me sers de ce mot. En effet, l'empereur Napoléon, mon oncle, qui avait appliqué au nouveau système créé par la Révolution tout ce que l'ancien régime avait de grand et d'élevé, avait repris cette ancienne dénomination des Enfants de France. C'est que, Messieurs, lorsque naît un héritier destiné à perpétuer un système national, cet enfant n'est pas seulement le rejeton d'une famille, mais il est véritablement encore le fils du pays, et ce nom lui indique ses devoirs. Si cela était vrai sous l'ancienne monarchie qui représentait surtout les classes privilégiées, à plus forte raison aujourd'hui que le souverain est l'élu de la nation, le premier citoyen du pays et le représentant des intérêts de tous.

A M. de Morny qui, le 18 mars, lui apporta les félicitations du Corps législatif, l'Empereur répondit :

J'ai été bien touché de la manifestation de vos sentiments à la naissance du fils que la Providence a bien voulu m'accorder. Vous avez salué en lui l'espoir dont on aime à se bercer de la perpétuité d'un système qu'on regarde comme la plus sûre garantie des intérêts généraux du pays. Mais les acclamations unanimes qui entourent son berceau ne m'empêchent pas de réfléchir sur la destinée de ceux qui sont nés dans le même lieu et dans des circonstances analogues. Si j'espère que son sort sera plus heureux, c'est que, confiant d'abord dans la Providence, je ne puis douter de sa protection en la voyant relever par un concours de circonstances extraordinaires tout ce qu'il lui avait plu d'abattre il y a quarante ans, comme si elle avait voulu vieillir par le martyre et par le malheur une nouvelle dynastie sortie des rangs du peuple. Ensuite, l'histoire a des enseignements que je n'oublierai pas. Elle me dit, d'une part, qu'il ne faut pas abuser des faveurs de la fortune ; de l'autre, qu'une dynastie n'a de chance de stabilité que si elle reste fidèle à son origine, en s'occupant uniquement des intérêts populaires pour lesquels elle a été créée. Cet enfant, que consacrent à son berceau la paix qui se prépare, la bénédiction du Saint-Père apportée par l'électricité une heure après sa naissance, enfin, les acclamations de ce peuple français que l'Empereur a tant aimé, cet enfant, dis-je, sera digne des destinées qui l'attendent.

Le même jour les grands corps de l'Etat se rendirent aux Tuileries où il leur fut permis de défiler et de s'incliner devant un berceau bleu, offert par la Ville de Paris et décoré de la Légion d'honneur ; dans ce berceau, plus d'un adulateur, qui avait peut-être défilé de même devant le duc de Bordeaux et le comte de Paris, s'efforça de reconnaître, en se pâmant de joie, les caractères distinctifs d'une intelligence précoce ; mais tous y reconnurent l'avenir et l'espoir du pays, et tous, sur ce point, étaient sincères.

Il y eut, à cette occasion, une averse de dragées, de diplômes et de décorations. Toutes les Sociétés dramatiques, musicales, littéraires, industrielles et celle des médecins du département de la Seine reçurent 10.000 francs[1]. Des spectacles gratis furent donnés dans les théâtres, et coûtèrent 44.000 francs ; bref, le total des dépenses de la naissance et du baptême atteignirent près de 900.000 francs.

Le soir, il y eut aux Tuileries, un grand diner officiel. Les généraux Canrobert et Bosquet étaient au nombre des convives. A l'heure des toasts, sans que personne s'y attendit, l'Empereur se leva et dit : Je bois à la santé de trois amis que j'ai, et qui sont les maréchaux Canrobert, Bosquet et Randon ! C'est ainsi que les deux premiers apprirent leur promotion. Randon, qui était en Algérie, reçut le toast impérial par télégramme.

Bosquet prévint sa mère d'une façon tout aussi piquante. Il lui adressa un télégramme contenant ses simples mots :

Ma mère, priez Dieu pour l'Empereur.

Maréchal BOSQUET.

Le baptême eut lieu le 14 juin, dans l'église Notre-Dame, que sa voûte colorée de bleu et constellée d'or, ses murs chargés d'ornements, ses piliers recouverts de velours cramoisi relevé par des galons d'or faisaient ressembler à un décor d'opéra ; aussi cette coloration de la voûte et des piliers ne fut-elle pas conservée. L'Empereur avait demandé à Pie IX de vouloir bien être le parrain. Celui ci, qui n'avait qu'à s'applaudir jusqu'alors de ses relations avec Napoléon III et son gouvernement, accepta avec empressement et gratitude. Il se fit représenter par le cardinal Patrizzi. La marraine fut la Reine de Suède. Elle se fit remplacer par la grande-duchesse Stéphanie de Bade. Après la cérémonie, un banquet réunit quatre-vingt-six archevêques ou évêques aux nombreux convives que le père et la mère du nouveau-né avaient honorés d'une invitation.

Ce qu'il y eut de plus rare et de plus touchant dans ces fêtes fut une inspiration du cœur de l'Impératrice. Elle adopta tous les petits Français nés le même jour que son fils ; elle se constitua leur marraine, et son époux leur parrain ; elle fit parvenir un secours aux plus pauvres d'entre eux, et un brevet à chacun. Le nombre de ces filleuls impériaux s'éleva à 3.834. Beaucoup sont morts ; les survivants atteignent aujourd'hui leur quarantième année. On affirme que l'Impératrice a constamment conservé et tenu à jour leurs noms et leurs adresses et que, dans son testament, elle leur lègue à tous un souvenir. Combien sont-ils ceux qui accepteront ce legs avec une reconnaissance égale à celle que témoignèrent les neuf dixièmes de leurs familles, quand ils furent déclarés filleuls de souverains puissants et heureux ? Combien sont-ils ceux qui ne rougiront pas d'un titre qui, jadis, dans leur enfance, leur inspira de la fierté ?[2]

Mais alors les augustes époux avaient tout pour eux. Ils avaient la prospérité matérielle ; ils avaient la victoire ; ils avaient la paix, et l'évènement du 16 mars semblait leur assurer l'avenir. Ce n'était pas sans quelque raison que Napoléon III lui-même montrait du doigt à ses amis, en les appliquant à son gouvernement, les lignes écrites par M. Thiers à propos du Consulat : La satisfaction était partout, et quiconque n'avait pas dans le cœur les mauvaises passions des partis était heureux du bonheur public.

Comme il s'intéressait toujours aux œuvres littéraires, surtout lorsqu'elles avaient un but moral, il écrivit, du palais de Saint-Cloud, le 15 juin 1856, à M. Ponsard dont une comédie intitulée La Bourse venait d'être représentée à l'Odéon :

Monsieur, vous avez cru devoir, après la première représentation de La Bourse, vous dérober aux félicitations du public et aux miennes. Aujourd'hui l'envoi de votre pièce me donne l'occasion de vous les adresser et je le fais bien volontiers, car j'ai été-vraiment heureux de vous entendre flétrir, de toute l'autorité de votre talent, et combattre par l'inspiration des sentiments les plus nobles le funeste entraînement du jeu. Je lirai donc votre pièce avec le même plaisir que je l'ai vu jouer. Persévérez, Monsieur, votre nouveau succès vous y engage, dans cette voie de moralité, trop rarement peut-être suivie au théâtre[3] et si digne pourtant des auteurs appelés comme vous à y laisser une belle réputation. Croyez à mes sentiments.

LOUIS-NAPOLÉON.

A la fin de mai 1856, une terrible inondation ayant ravagé les vallées du Rhône et de la Loire, l'Empereur n'hésita point ; il se rendit lui-même sur le lieu du désastre ; il porta des secours aux inondés, et des encouragements, des récompenses aux courageux citoyens qui se distinguaient en combattant le fléau. La population lyonnaise lui sut un gré infini de ce voyage, de cette intervention personnelle à laquelle on n'était pas encore habitué de la part des chefs de l'Etat.

L'Empereur fit deux voyages successifs pour les seuls inondés de la Loire ; dans le premier il visita Orléans, Blois, Tours ; dans le second Angers et Nantes. A la demande de l'Impératrice, des souscriptions furent ouvertes partout, jusqu'en Russie, pour les inondés. Elles produisirent des millions.

Mais c'était peu de soulager les victimes, il fallait prévenir le retour du fléau. L'Empereur consulta sur ce sujet des ingénieurs et des agriculteurs ; la tournure méditative de son esprit lui rendit facile de coordonner les opinions diverses et, de Plombières où il était allé prendre les eaux, il adressa le 1er juillet à M. Rouher une lettre remarquable. Rien n'était plus aisé, à son avis, que d'élever des ouvrages qui préserveraient momentanément les villes ; il s'en était rendu compte en étudiant les situations de Lyon, Valence, Avignon, Orléans, Tours, etc. Mais il manquait un système général de défense, capable de mettre à l'abri les villages et les habitations éparses tout le long de nos grands fleuves.

Aujourd'hui, disait-il, chacun demande une digue, quitte à rejeter l'eau sur son voisin. Or le système des digues n'est qu'un palliatif ruineux pour l'Etat, imparfait pour les intérêts à protéger ; car, en général, les sables charriés exhaussant sans cesse le lit des fleuves, et les digues tendant sans cesse à le resserrer, il faudrait toujours élever le niveau de ces digues, les prolonger sans interruption sur les deux rives, et les soumettre à une surveillance de tous les moments. Ce système, qui coûterait, seulement pour le Rhône, plus de cent millions, serait insuffisant ; car il serait impossible d'exiger de tous les riverains cette surveillance de tous les moments, qui seule pourrait empêcher une rupture, et, une seule digue se rompant, la catastrophe serait d'autant plus terrible que les digues auraient été élevées plus haut.

Parmi les systèmes proposés, les plus raisonnables se résumaient dans le reboisement des montagnes et dans l'établissement de barrages brisant le choc des eaux et formant des réservoirs naturels qui ne se videraient qu'avec lenteur. En effet, les crues torrentielles proviennent presque toutes de pluies excessives qui ne sont ni régularisées par une végétation suffisante, ni arrêtées sur les pentes nues des montagnes. L'Empereur proposait, comme conclusion pratique, une série de barrages, qui furent exécutés immédiatement sur divers points, avec écluses vair la navigation. Celle-ci en fut entravée quelquefois, plus souvent facilitée quand les eaux sont basses, mais les cultivateurs riverains se plaignirent que le remède, en ce qui les concernait, créât trop souvent le mal qu'on s'était proposé de supprimer, et que la lenteur d'écoulement changeât en inondations réelles des crues moyennes qui, sans les barrages, auraient passé inoffensives. Le système essayé a donc besoin, comme tous les systèmes, d'être rectifié par l'expérience. Quoi qu'il en soit, Napoléon III eut une initiative qui lui fit justement honneur auprès des savants et des amis de l'humanité.

C'était aussi le moment où les travaux d'assainissement intérieur et d'embellissement des villes prenaient partout un essor prodigieux. Paris, Lyon, Marseille se transformaient à vue d'œil. Nous ne parlerons avec quelques détails que de Paris, mais ce que nous en dirons se rapporte à presque toutes les villes de l'Empire.

M. Haussmann, petit-fils d'un conventionnel et montagnard alsacien qui avait ensuite servi le premier Empire, fut dès le principe un des plus chauds partisans du second. Préfet du Var en 1849, de l'Yonne en 1850 et de la Gironde au coup d'Etat, il séduisit l'Empereur non seulement par son zèle mais par le grandiose des plans qu'il développa devant lui pour donner partout du travail aux ouvriers et marquer le nouveau règne par des améliorations qui permettraient au neveu de Napoléon Ier de dire quelque chose de semblable à ce qu'aimait à répéter, avant sa mort, le neveu de Jules César : J'ai trouvé une capitale de briques, je la laisse de marbre.

M. Haussmann fut nommé baron et préfet de la Seine avec des pouvoirs à peu près sans limites. Une commission municipale, qui lui fut adjointe, ne devait être là qu'en parade ; elle était nommée pour approuver et contresigner, non pour commander. Cependant l'entreprenant préfet trouva en elle de nombreuses oppositions ; mais dépendant du gouvernement seul, et n'ayant point à se préoccuper des électeurs, il passa outre aux récriminations. Un fonctionnaire nommé est fort pour remplir une fonction déterminée, tandis que l'élu ne songe qu'à assurer sa réélection. Si les administrateurs municipaux actuels de Paris devenaient administrateurs à vie, il est à croire qu'ils seraient bien vite d'autres hommes.

Dans ses Mémoires, le baron Haussmann, dès les premières pages, demande à ses lecteurs de faire remonter la meilleure part d'admiration à celui, dit-il, qui la méritait : Au Souverain, mon Maitre.

Ce rêveur ne fut pas seulement l'auteur des plans que j'ai réalisés ; il resta l'appui fidèle de l'agent d'exécution que son choix était allé chercher, parmi tous les préfets de France, pour en faire l'interprète de sa pensée ; je n'ose dire : son Second à Paris,

Car il poursuivait avec une fermeté calme, patiente, imperturbable, ce qu'il avait mûrement résolu.

L'idée première n'est ni du baron Hausmann ni de l'Empereur ; on peut s'en assurer à la bibliothèque et aux archives de la ville de Paris ; presque toutes les percées et les boulevards exécutés par eux s'y trouvent indiqués dans les plans et les projets de Turgot, prévôt des marchands, père du ministre de Louis XVI. Mais c'est peu d'indiquer les travaux à faire, il faut les exécuter. Haussmann eut cette volonté, et l'Empereur le soutint avec une fidèle énergie, comme Louis XIII avait soutenu Richelieu. Napoléon III, auquel on soumettait tout à l'avance, pouvait croire ainsi que c'était lui qui faisait tout, avait tout conçu, tout réalisé. Le Préfet s'inclinait devant cette illusion ; il emportait ses dossiers paraphés, et sa victoire personnelle ne déployait ses ailes qu'au sortir des Tuileries.

C'est un malheur de notre pays et un des fruits amers de nos divisions intestines, qu'il ne soit pas possible de neutraliser certaines questions, de les traiter, de les résoudre en dehors des passions de la politique. Pendant longtemps les oppositions de tous genres s'unirent pour blâmer sans réserve les embellissements de Paris. On disait qu'ils n'étaient que prétextes à des agiotages sur les terrains, dans le but d'enrichir les courtisans. On ne voulait voir, dans ces trouées, amenant au cœur de Paris le soleil et l'air, que des routes stratégiques pour faire passer les canons en cas d'insurrection. On se plaignait. de l'élévation des loyers, favorable aux capitalistes, mais éloignant les ouvriers du centre de Paris. On prétendait que la peste et le choléra sortiraient des tranchées ouvertes pour l'assainissement de la ville. On attaquait les combinaisons financières nécessaires au succès de l'entreprise.

M. Jules Ferry sortait de son obscurité en publiant les Comptes fantastiques d'Haussmann. A la Chambre, d'un mot spirituel, M. Ernest Picard se plaignait qu'on dépensât de l'argent pour aérer le bois de Boulogne. Le théâtre lui-même se mettait de la partie. Il estimait que la disparition du vieux Paris avait amené la disparition des vieilles mœurs patriarcales, remplacées par des mœurs qui ne les valaient pas. Sur ce thème, M. Sardou écrivait Maison neuve. Il y avait sans doute quelque exagération à penser que la vertu conjugale, inébranlée rue du Sentier, deviendrait fatalement fragile sur le boulevard nouveau. Mais, en admettant que l'œuvre de M. Haussmann, comme toutes les œuvres de l'homme, pût prêter à certaines critiques, c'est le propre des oppositions, en tous les temps, de ne voir jamais que le revers de la médaille.

Ce qu'on disait, sous l'Empire, des travaux de Paris, on le disait déjà, sous le règne de Louis-Philippe, des fortifications. On le disait, bien plus, sous Philippe-Auguste :

Le mur murant Paris rend Paris murmurant.

Il n'en est pas moins incontestable que l'œuvre, dans son ensemble, fut un progrès et un progrès démocratique. En 1848, François Arago avait dit cette belle parole : La démocratie, ce n'est pas de raccourcir les habits, c'est d'allonger les vestes. Paris la justifie ; transformé en seize ans, il publie, aux yeux de toutes les nations, la gloire de ses transformateurs. M. Haussmann, c'est le progrès municipal fait homme ; en tout pays on se sert du verbe Haussmanniser, et du substantif Hausmannisation ; car, de toutes parts, on cherche à le copier.

Tout ne fut pas également heureux, sans doute, dans son immense labeur, tout n'y est pas irréprochable ; ses amis eux-mêmes ont regretté un culte trop exclusif de la ligne droite, la recherche des points d'intersection de façon à faire croiser un trop grand nombre de voies en un même point et à annuler l'abréviation du chemin, enfin l'uniformité imposée des constructions. Il a détruit sans nécessité des monuments du vieux Paris d'une véritable valeur artistique ; il laissa commettre des actes de vandalisme obstiné et qui n'ont pas même abouti aux opérations immobilières qu'on avait en vue : par exemple, la mutilation du jardin du Luxembourg ; puis les moyens furent coûteux, très coûteux. Ils obérèrent Paris dans des proportions effrayantes et amenèrent ce résultat qu'en 1870 cette ville avait un budget supérieur à celui de la France entière en 1789. Enfin, à un point de vue général encore, l'émigration des campagnes dans les villes, et l'accroissement indéfini de la population de ces dernières sont devenus un danger public. Il y eut un déchaînement d'appétits sans frein ; des milliers et des milliers d'ouvriers des champs furent drainés de tous les coins de la France vers ces chantiers fabuleux, vers ce paradis du travail et des jouissances, où l'on gagnait beaucoup, mais où l'on dépensait le double de ce que l'on gagnait, et où la première dépense était celle du riche capital de traditions, de vertus et de robustes santés, amassé par les aïeux. Fête enfiévrée, vertigineuse ; travaux hâtifs entrecoupés de chômages ; noce alternant avec la misère ; entassement dangereux, favorable à toutes les fermentations putrides. La Commune de Paris, en 1871, a été un peu la conséquence de l'Haussmannisation. On ne saurait voir non plus sans tristesse, dans Paris même, le refoulement des classes pauvres, du centre vers les faubourgs. Le cinquième étage des belles maisons nouvelles a été réservé à la domesticité qui, isolée de ses maîtres, se pervertit ou conspire à l'aise, et les malheureux de la mansarde, que soutenait la charité des locataires d'en bas, sont allés vivre à l'écart dans les lointains quartiers, où sans appui et sans consolations, ils apprennent la haine avec la souffrance.

Mais si l'opération, en définitive, est contestable au point de vue moral, elle est superbe au point de vue de la richesse publique. Haussmann a fait grand. En face de quelques fautes, on ne saurait oublier l'aménagement des bois de Boulogne de Vincennes, des buttes Chaumont, les Halles centrales, les constructions de ponts, l'élargissement des voies et la toilette générale de la ville.

Il anima la pierre, il fit jaillir les eaux, il mit en marche des forêts. Qui ne se rappelle, en effet, lors de la création des squares et des immenses avenues, la promenade des arbres adultes, en pleine frondaison, venant s'aligner le long des chaussées et, sur l'heure, donnant leur ombrage, répandant leurs émanations salutaires, réjouissant la vue des habitants ?

La richesse générale de Paris, qui profite à tous, a été doublée, triplée peut-être. Que si les ouvriers ont dû s'éloigner du centre, ils ont trouvé des logements supérieurs à ceux- qu'ils habitaient dans la vieille ville et, du reste, la facilité des voies et des moyens de communications a compensé l'éloignement. De plus, les travaux de Paris ont, à tout jamais, relevé le prix de la main-d'œuvre. Il faut, enfin, prendre son parti de ce fait que Paris, tout en étant une ville d'industrie et de commerce, ne peut se dispenser d'être une ville de luxe ; le luxe, pour Paris, est représenté par des dépenses productives, c'est-à-dire de celles que recommandent les plus sages économistes. Il conviendrait donc de laisser aux étrangers jaloux les déclamations sur Babylone, et, si la chose est possible, d'oublier la politique pour juger l'œuvre.

Quoi qu'il en soit, pendant seize ans, la Seine fut transformée en Pactole ; l'or coulait à pleins bords par les boulevards, et une foule de gens s'enrichissaient. Le grand maçon, ou le grand baron, comme on l'appelait alors, s'enrichit-il aussi ? On dit que non, et l'on donne comme preuve que l'Empereur dota ses filles, Mme Dolfus et Mme Pernety[4]. Ce qui est certain, c'est que, s'il ne s'est pas enrichi, il en a enrichi plusieurs.

L'Empereur lui-même expliqua le sentiment qu'une nation attache à la grandeur de sa capitale et à celle de la résidence de son chef, dans son discours d'inauguration du nouveau Louvre. II avait, en effet, dès 1852, commencé entre le Louvre et les Tuileries, sur les plans de l'architecte Visconti, deux édifices immenses qui réunirent l'œuvre de François Ier et celle de Catherine de Médicis en un tout compact et harmonieux. Pendant cinq ans, il n'y employa pas moins de 3.500 artistes ou ouvriers, et ces travaux donnèrent un essor merveilleux à l'activité des sculpteurs, en attendant le tour des peintres. Lesuel, continuateur de Visconti, décédé et MM. Duret, Barge, Bosio, Diebolt, Cavelier, Lequesne, Guillaume, Simart et bien d'autres consacrèrent leurs talents à décorer l'œuvre dans ses moindres détails, à en dissimuler certaines défectuosités sans remède, comme l'absence de parallélisme entre le Louvre et les Tuileries. Les travaux coûtèrent trente-six millions ; on trouva que c'était peu. Leur achèvement permit d'agrandir les anciens musées et d'en créer de nouveaux, et deux voies s'ouvrirent à la circulation ; l'une pour les piétons sous le pavillon Sully, l'autre sous le pavillon Richelieu pour les voitures.

L'Empereur réunit le 14 août 1857, les principaux coopérateurs de ces travaux. Transcrire ici le Moniteur universel, Journal officiel de l'Empire, sera peut-être un peu long ; mais rien ne donnera mieux l'idée de ce qu'était une cérémonie d'apparat dans les beaux jours de Napoléon III :

L'Empereur a fait aujourd'hui, à deux heures, l'inauguration solennelle du nouveau Louvre. La cérémonie a eu lieu dans une galerie voisine de la salle des Etats, et décorée pour cette circonstance par les soins de M. Nolo. Le Trône était placé sur une estrade au fond de la galerie.

A la droite du Trône étaient : un fauteuil destiné à S. A. I. Monseigneur le Prince Jérôme Napoléon, une chaise pour S. A. I. Monseigneur le Prince Napoléon, et un siège pour S. A. le Prince Lucien Murat.

A gauche du Trône, une chaise pour S. A. I. Madame la Princesse Mathilde, et un siège pour S. A. la Princesse Lucien Murat.

De chaque côté de l'estrade impériale, on avait disposé des sièges pour les Grands Officiers de la Couronne, les Ministres, les Présidents du Sénat, du Corps législatif et du Conseil d'Etat, les Maréchaux, les Amiraux, le Grand Chancelier de l'ordre impérial de la Légion d'honneur et le Gouverneur des Invalides.

De chaque côté de la galerie on avait élevé une tribune pour les dames et les principaux fonctionnaires des divers ordres invités à la cérémonie. En face du Trône, à droite et à gauche du passage qui y conduisait, on avait placé sur des banquettes les artistes, employés et ouvriers qui avaient travaillé à la construction du Louvre.

Leurs Majestés, accompagnées par les Princes et Princesses de la Famille impériale, et par les Dames et les Officiers de service, sortirent des Tuileries par l'Arc de Triomphe, traversèrent la place du Carrousel et entrèrent au Louvre par le Pavillon Denon.

Elles furent reçues, à leur descente de voiture, par le Ministre d'Etat et de la Maison de l'Empereur, et les Grands Officiers de la Couronne.

Le cortège traversa une galerie destinée au Musée de sculpture, monta l'escalier du Pavillon Mollien, et entra dans la salle dans l'ordre suivant :

Un Aide des Cérémonies,

Un Maître des Cérémonies,

Les Ecuyers de service de l'Empereur et de l'Impératrice,

Le Préfet du Palais de service,

Les Chambellans de service de l'Empereur et de l'Impératrice,

Le premier Ecuyer de l'Empereur,

L'Adjudant général du Palais,

Le Commandant en chef de la Garde Impériale,

Le Grand Maître des Cérémonies,

Le Grand Veneur,

Le Grand Chambellan,

Le Grand Maréchal du Palais,

L'EMPEREUR,

L'IMPÉRATRICE,

S. A. I. Monseigneur le Prince Jérôme Napoléon,

S. A. I. Monseigneur le Prince Napoléon,

S. A. I. Madame la Princesse Mathilde,

Le Ministre d'Etat et de la Maison de l'Empereur,

Le Premier Aumônier et l'Aide de camp de service,

Le Grand Maitre et la Grande Maîtresse de la Maison de l'Impératrice,

La Dame d'honneur de l'Impératrice,

Les Dames du Palais de service,

Le Chevalier d'honneur et les Dames de service de S. A. I. Madame la Princesse Mathilde,

Le Commandant de l'escadron des Cent-Gardes et les Officiers d'ordonnance de service,

Les Officiers de service de LL. AA. II. Monseigneur le Prince Jérôme Napoléon et Monseigneur le Prince Napoléon.

Les cris de Vive l'Empereur ! vive l'Impératrice ! Vive le Prince Impérial ! saluèrent l'entrée de la Cour.

Avant l'arrivée de Leurs Majestés, LL. AA. le Prince et la Princesse Lucien Murat avaient occupé les places qui leur étaient destinées. Il en a été de même des Ministres, des Présidents du Sénat et du Corps législatif et du Conseil d'Etat, des Maréchaux, des Amiraux, du Grand Chancelier de la Légion d'honneur et du Gouverneur des Invalides.

L'EMPEREUR et l'IMPÉRATRICE se placèrent devant le Trône.

Les Princes, les Princesses et les hauts dignitaires de l'Empire se placèrent conformément à l'étiquette de la Cour et au programme de la cérémonie.

L'Assemblée entière étant debout et découverte, Leurs Majestés s'assirent ; le Grand Maître des Cérémonies, après avoir pris les ordres de l'Empereur, engagea tout le monde à s'asseoir et avertit le Ministre d'Etat et de la Maison de l'Empereur. S. Exc. M. Achille Fould, Ministre d'Etat et de la Maison de l'Empereur, vint se placer en avant de l'estrade impériale et prononça le discours suivant :

SIRE,

Lorsque Votre Majesté ordonna la réunion du Louvre aux Tuileries, Elle exprima le désir qu'elle fût terminée dans un délai de cinq années. Le désir de l'Empereur est accompli. La première pierre a été posée le 25 juillet 1852 ; aujourd'hui, 14 août 1857, le Louvre et les Tuileries ne font qu'un seul palais.

Ni l'Exposition, ni tant d'autres difficultés que nous avons eu à traverser n'ont interrompu cette œuvre, le rêve de tant de rois, et qui suffirait à la gloire d'une époque de paix et de prospérité. La guerre même n'a pas fait obstacle à une seule de ces vastes entreprises qui, sous l'inspiration de Votre Majesté, se sont formées dans toute la France. Le réseau de nos chemins de fer, rapidement étendu, nos ports agrandis et fortifiés, nos grandes villes assainies et s'enrichissant de splendides et utiles constructions, la Capitale transformée, ouvrant de larges voies à la circulation, une promenade magnifique créée sur un sol ingrat, partout des progrès pour le bien-être de tous, voilà le spectacle que présente le pays depuis qu'il a remis ses destinées à un Souverain dont le génie a su comprendre et satisfaire les vrais besoins de la France.

Grâce au zèle de tous les agents de l'Administration, à l'activité des entrepreneurs, à l'habileté des ouvriers, les travaux n'ont éprouvé aucun retard, et l'exécution du cahier des charges, bien que les prix aient été établis avant le renchérissement des matériaux et de la main-d'œuvre, n'a donné lieu à aucune contestation. L'Administration s'était montrée équitable, et elle n'a eu qu'à se louer de la loyauté de ses entrepreneurs.

Votre Majesté, dont la présence sur les chantiers a souvent excité l'ardeur de nos travailleurs, a voulu encore une fois les voir réunis devant Elle après l'achèvement de leur tache. Tous se pressent avec bonheur autour de Votre Majesté ; tous ont la conscience d'avoir fait leur devoir et sont fiers d'avoir eu leur part dans cette œuvre vraiment nationale...

Le discours du ministre se termine par un souvenir à la mémoire de M. Visconti et par le cri de Vive l'Empereur ! que tout le monde répète ; ensuite un certain nombre de décorations et de médailles sont proclamées. —

Chacun des artistes, entrepreneurs et ouvriers nommés monta sur l'estrade et reçut sa récompense de la propre main de l'Empereur. La distribution terminée, l'Empereur indiqua qu'il allait prendre la parole, et l'assemblée se leva pour l'écouter.

Sa Majesté s'est exprimée en ces termes :

MESSIEURS,

Je me félicite avec vous de l'achèvement du Louvre. Je me félicite surtout des causes qui l'ont rendu possible. Ce sont, en effet, l'ordre, la stabilité rétablis et la prospérité toujours croissante du pays, qui m'ont permis de terminer cette œuvre nationale. Je l'appelle ainsi puisque tous les gouvernements qui se sont succédé ont tenu à honneur de finir la demeure royale commencée par François Ier, embellie par Henri II.

D'où vient cette persévérance et même cette popularité pour l'exécution d'un palais ? C'est que le caractère d'un peuple se reflète dans ses institutions comme dans ses mœurs, dans les faits qui l'enthousiasment comme dans les monuments qui deviennent l'objet de son intérêt principal. Or la France, monarchique depuis tant de siècles, qui voyait sans cesse dans le pouvoir central le représentant de sa grandeur et de sa nationalité, voulait que la demeure du Souverain fût digne du pays, et le meilleur moyen de répondre à ce sentiment était d'entourer cette demeure des chefs-d'œuvre divers de l'intelligence humaine.

Au Moyen-Age le roi habitait une forteresse hérissée de moyens de défense. Bientôt le progrès de la civilisation remplaça les créneaux et les armes de guerre par les produits des sciences, des lettres et des arts.

Aussi l'histoire des monuments a-t-elle sa philosophie comme l'histoire des faits.

De même qu'il est remarquable que sous la première Révolution le Comité de salut public ait continué à son insu l'œuvre de Louis XI, de Richelieu, de Louis XIV, en portant le dernier coup à la féodalité et en poursuivant le système d'unité et de centralisation, but constant de la Monarchie ; de même n'y a-t-il pas un grand enseignement à voir pour le Louvre la pensée de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, de Louis XV, de Louis XVI, de Napoléon, adoptée par le Pouvoir éphémère de 1848 ?

L'un des premiers actes, en effet, du gouvernement provisoire fut de décréter l'achèvement du palais de nos rois. Tant il est vrai qu'une nation puise dans ses antécédents, comme un individu dans son éducation, des idées que les passions du moment ne parviennent pas à détruire. Lorsqu'une impulsion morale est la conséquence de l'état social d'un pays, elle se transmet à travers les siècles et les formes diverses des gouvernements, jusqu'à ce qu'elle atteigne le but proposé.

Ainsi l'achèvement du Louvre, auquel je vous rends grâce d'avoir concouru avec tant de zèle et d'habileté, n'est pas le caprice d'un moment, c'est la réalisation d'un plan conçu pour la gloire et soutenu par l'instinct du pays pendant plus de trois cents ans.

L'Assemblée, dont l'émotion s'était manifestée à plusieurs reprises pendant la durée du discours, répondit à ces nobles paroles par les cris mille fois répétés de Vive l'Empereur !

La cérémonie achevée, Leurs Majestés se retirèrent avec le cortège, au milieu des acclamations de la foule, et retournèrent au palais des Tuileries, en passant par la cour carrée du Louvre, le guichet de la Colonnade, la rue de Rivoli, le pavillon Richelieu et l'Arc de Triomphe du Carrousel.

A sept heures du soir, le Ministre d'Etat a présidé, dans la salle d'inauguration, un banquet de 177 couverts, où les ouvriers étaient en majorité. Aucun des invités n'a manqué à la fête ; plusieurs d'entre eux racontaient qu'ils avaient fait jusqu'à quinze lieues pour s'y rendre. Au nombre des convives se trouvait un ouvrier du sexe féminin. C'est la veuve d'un scieur de pierres, qui, privée de toutes ressources par la mort de son mari, est venue au chantier prendre sa place. Ses camarades l'aiment et la respectent sous le nom de Jeannette.

Le Ministre d'Etat avait à sa droite M. Maret, entrepreneur, et à sa gauche, M. Riffaut, ouvrier tailleur de pierres appareilleur. Le repas s'est prolongé jusqu'à neuf heures, dans l'ordre le plus parfait. Au dessert, le Ministre a porté le toast suivant, que tout le monde a écouté debout dans un religieux silence :

Messieurs, je vais porter un toast auquel vos cœurs répondront :

A l'Empereur !

A la prospérité, à la gloire, à la durée de son règne, si fécond en grandes choses !

A l'Empereur ! qui vient de vous prouver encore qu'il sait récompenser et honorer les arts !

A l'Empereur ! C'est à lui qu'il était réservé de terminer cette œuvre si longtemps suspendue. Elle transmettra, avec tant d'autres monuments, son nom à la reconnaissance et à l'admiration de la postérité !

A la santé de l'Empereur !

Tous les verres se lèvent à la fois au cri unanime de Vive l'Empereur !

Ensuite d'autres toasts furent portés, applaudis et acclamés. (Suit, dans le Moniteur, l'énumération de ces toasts.)

Les travaux de la paix n'avaient pas fait cesser complètement les travaux de la guerre, entrepris cette fois non pour une gloire stérile, mais à la manière anglaise, dans un but d'expansion coloniale. La Kabylie fut soumise, après une résistance héroïque, par une laborieuse expédition du maréchal Randon ; un fort fut bâti au centre de ses montagnes et des routes tracées à travers ses rochers.

Au Sénégal, le prétendu prophète Al-Hadji assiégea vainement la petite garnison de Médine qui, n'ayant plus ni munitions ni vivres, ne lui avait opposé sur la fin qu'une sorte de résistance passive. Les Français, en la délivrant, furent étonnés de ce qu'elle avait supporté. Plus de six mille individus étaient demeurés entassés deux mois, presque sans abri et sous un soleil torride, dans un espace n'ayant pas plus de cinq mille mètres carrés. La faim, la maladie étaient peintes sur les visages ; trois ou quatre cents cadavres ennemis, étendus au pied des remparts, empestaient l'air par leur putréfaction avancée. Sortie comme d'un tombeau, la population ne savait comment témoigner sa joie, ni comment assouvir la faim et le besoin de locomotion dont elle souffrait. Des femmes se précipitaient sur les herbes et les buissons, comme sur des objets précieux, et les dévoraient à belles dents.

Al-Hadji fut poursuivi et chassé de sa forteresse de Somsom qui ne rappelait que de loin, il est vrai, celle de Sébastopol, mais qui était la plus importante des vallées du haut Sénégal. Elle avait trois cents mètres de tour, des murailles hautes de cinq mètres et épaisses de près d'un mètre et demi ; le tout en pierres liées ensemble par de la terre glaise et de la paille hachée, renforcées de poutres maçonnées systématiquement dans le mur ; vingt-deux tours à étages, faisant office de bastions, complétaient des défenses si remarquables pour le pays ; mais elles ne tinrent pas devant le lieutenant-colonel Faidherbe (août 1857). Ce gouverneur, homme entreprenant, arrondit, tant par des combats que par des traités, l'antique domaine de la France sous ces climats qui ont dévoré et dévoreront encore tant d'Européens. Paris s'amusa du récit de ces exploits contre des nègres ; ce n'étaient pourtant pas des jeux d'enfants, car ils supposaient, chez nos soldats, une endurance peu commune ; mais il paraissait au peuple qu'après avoir triomphé des Russes, les Français non seulement ne pouvaient pas être vaincus, mais n'avaient plus nulle part de gloire sérieuse à conquérir.

Le 16 juillet 1857, le poète Béranger, malade de vieillesse, reçut la visite de l'Impératrice et s'éteignit quelques heures après. Napoléon III eut l'adresse de détourner au profit de l'Empire la popularité de ce chansonnier grivois, bonapartiste et impie ; il lui fit faire des funérailles nationales. Il rendit moins d'honneurs à son ami et ancien précepteur, M. Vieillard, sénateur, quoique les obsèques de celui-ci, purement civiles, ne fussent que la copie de celles de Béranger. L'aide de camp désigné pour y assister eut ordre de se retirer aussitôt après la sortie du corps de la maison mortuaire.

Ce fut à l'automne de la même année que Napoléon III, avant de se rendre à Plombières, fit l'inauguration du camp de Châlons et institua en faveur des anciens officiers et soldats de la première République et du premier Empire, la médaille dite de Sainte-Hélène. Il donna ainsi une grande joie à ces glorieux survivants, encore nombreux dans le pays ; il ranima et porta jusqu'au fétichisme un dévouement qui, du reste, ne lui avait jamais fait défaut. Un peu plus tard, quand la mort commença à 'éclaircir les rangs des médaillés, une pension de 250 francs fut attachée à la médaille. La première liste fut publiée en 1869 ; elle comprenait 43.592 noms ; l'âge moyen de ces pensionnaires était de 80 ans. Le peuple les appelait les vieux de la vieille et les considérait avec respect. Leurs rangs n'ont cessé de s'éclaircir depuis ; en 1877 on en comptait encore 10.540 et seulement 27 en 1892[5].

Il serait puéril de vouloir aujourd'hui nier la popularité universelle de l'Empereur à cette époque. Ses candidats ne trouvaient pas de concurrents, même à Paris, où ils l'emportaient par d'écrasantes majorités. Le capitaine Verly, commandant des Cent-Gardes, écrivait à sa femme, du camp de Chalons, à la date du 8 septembre 1857 :

Nous avons fait hier notre première grande manœuvre de guerre, commandée par l'Empereur en personne. Les choses se sont assez bien passées, sauf l'accident arrivé à deux canonniers qui ont eu les bras emportés en chargeant leurs pièces, presque sous nos yeux. L'Empereur en a été vivement affecté.

Comme je te l'ai déjà dit, les paysans accourent d'une vingtaine de lieues pour voir l'Empereur. Dernièrement un d'eux s'empara de la main de Sa Majesté, qui se laissa faire, et la lui secoua en vrai paysan. Lorsque nous fûmes passés, il se mit à embrasser avec ardeur sa main honorée du contact impérial, et la présenta à baiser aux assistants, qui se disputaient la place pour arriver à baiser une main que l'Empereur avait touchée[6].

Napoléon III se fit représenter à Saint-Pétersbourg et à Moscou, aux fêtes du couronnement du tsar Alexandre II, par M. de Morny que chacun savait être son frère utérin et qu'il créa duc, ainsi que son vieil ami M. de Persigny. Morny éblouit la Russie par son faste, tout en la charmant par sa bonne grâce, et il fut pris lui-même aux pièges de ses séductions, car il revint plus ébloui et plus charmé que personne. Il n'avait entendu autour de lui que les mots de sympathie, admiration réciproque, courant magnétique qui entraîne Pétersbourg vers Paris, même pouls battant des deux côtés. Le Tsar fut courtois, empressé, cordial ; la Tsarine aimable, et désireuse de le paraitre. Le premier ministre, prince Gortschakoff, affichait pour Napoléon III une grande admiration et un goût personnel ; et c'étaient partout des tourbillons de fêtes ; c'étaient des illuminations à crever les yeux ; ainsi s'exprimait l'ambassadeur de France dans ses lettres ; comme il arrive entre amis qui se sont battus sans trop savoir pourquoi, on s'aimait plus qu'avant la bataille. L'Empereur souriait de ce débordement d'enthousiasme du duc ; mais lui, personnellement, il répugnait à l'alliance russe, comme trop conservatrice ; il préférait resserrer l'amitié avec l'Angleterre, infiniment plus favorable à ses secrets desseins de bouleversement européen.

Il fit donc à la reine Victoria, avec l'impératrice Eugénie, une nouvelle visite et fût reçu en intime à Osborne.

Au retour il se rendit à Stuttgart. Le roi de Wurtemberg, beau-frère du roi Jérôme, était en même temps allié à la famille impériale de Russie, par son premier mariage avec la grande-duchesse Catherine, sœur de Nicolas Ter, et par le mariage de son fils le prince royal avec la grande-duchesse Olga, sœur d'Alexandre II. Ne se souvenant pas d'avoir été lui-même, en 1814, comme prince royal de Wurtemberg, un des pillards de la France vaincue, il avait tenu à ménager chez lui une entrevue des deux souverains de France et de Russie, entrevue qui, espérait-il, devait achever leur pleine réconciliation. Le Tsar, pressé de sortir de son isolement, subit cette rencontre qu'il n'avait point désirée ; mais il s'arrangea de façon à avoir l'air de recevoir plutôt que de faire la visite ; il n'amena point la Tsarine, bien qu'elle se trouvât chez son frère à Darmstadt, à quelques lieues de là ; on se souvient du reste combien il avait eu lieu d'être mécontent de l'Allemagne pendant la guerre de Crimée ; en outre, il fut froissé de l'accueil chaleureux que les Allemands, peuples et princes, faisaient à son heureux vainqueur.

Parti, le 25 septembre au matin, de Strasbourg, Napoléon III trouva le grand-duc et la grande-duchesse de Bade l'attendant à la gare de Rastadt. Il se détourna avec eux pour aller jusqu'à Bade où le prince de Prusse — depuis Guillaume Ier, le vainqueur de Sedan —, était accouru pour le complimenter ; il passa quelques heures avec lui et avec celle qu'il appelait sa tante, la grande duchesse douairière Stéphanie de Bade, mais qui n'était en réalité que sa cousine au sixième degré, étant une Beauharnais, petite-nièce de son grand-père, premier mari de Joséphine, le général Beauharnais ; cette femme, d'un esprit supérieur, lui était, ainsi que sa fille, la duchesse Hamilton, profondément dévouée.

Le soir, après un voyage triomphal au milieu de populations se pressant pour l'acclamer, il fut reçu à la gare de Stuttgard par le roi de Wurtemberg. A peine arrivé, il eut la visite du Tsar.

Les premiers rapports furent un peu froids. Napoléon avait sur le cœur l'absence de la Tsarine, ce qui l'avait empêché lui-même de se faire accompagner de l'impératrice Eugénie. Gortschakoff comprit cette susceptibilité. Il insista auprès de son maître pour que l'Impératrice de Russie fût mandée. Le Tsar envoya le lendemain un train spécial la chercher.

La glace toutefois ne se rompit véritablement que le 28, jour où le Tsar, avant de repartir, déjeuna en tête à tête avec Napoléon et le prince royal de Wurtemberg dans la villa de celui-ci, et eut ensuite avec lui, pendant près d'une heure, un entretien particulier. Là les arrangements préparés par les ministres furent ratifiés. Napoléon songeait à une guerre avec l'Autriche ; c'était chez lui une idée fixe, mais qu'il ne trahissait pas avec tout le monde. On affirme qu'il souleva à Stuttgard un coin du voile de sa pensée, qu'Alexandre II lui promit, en cas d'évènements, sa neutralité bienveillante et alla même jusqu'à lui proposer son concours, moyennant certaines conditions. Ensuite le Tsar partit pour se rencontrer le surlendemain à Weimar avec l'Empereur d'Autriche, son allié. Lui révéla-t-il la petite trahison qu'il venait de combiner contre lui avec Napoléon ? C'est peu probable. Amitié sincère et diplomatie vont rarement ensemble.

Napoléon quitta Stuttgard le 29, ayant pris soin de rester chez le Roi vingt-quatre heures de plus pour montrer qu'il était venu exprès pour lui, et non pour le Tsar. Il venait en réalité de faire le premier acte formel d'abandon de nos traditions séculaires qui allait le conduire, sous le fatal drapeau de la fausse idée des nationalités, à faire la guerre à l'Autriche.

Ainsi, domptées par l'énergie sans jactance d'un homme qui, plus tard, devait apparaitre si irrésolu, et dominées par sa courtoisie froide et ferme, les puissances qui s'étaient solennellement promis de le tenir en quarantaine, s'empressaient de manquer à leurs engagements réciproques pour lui souhaiter à l'envi la bienvenue, solliciter son amitié et retourner à son profit la coalition formée contre la France de Louis. Philippe. Et Napoléon III en était arrivé-là en cinq ans.

Mais voici venir, dans sa politique, un nouveau facteur qui va précipiter ses résolutions et troubler toute sa clairvoyance. Nous voulons parler des conspirateurs italiens.

Déjà au retour de son premier voyage officiel en Angle terre, le 28 avril 1855, un attentat contre sa vie avait eu lieu Comme il se promenait à cheval aux Champs-Elysées, entre deux aides de camp, dont l'un était M. Edgar Ney, vers six heures du soir, un coup de pistolet fut tiré sur lui. Un agent de la sûreté suivait à quelques pas ; c'était un Corse nommé Alessandri, et lui ou son frère ne quittait jamais l'Empereur, il se précipita sur un homme qui allait décharger un second coup et abattit son bras ; aussitôt l'inconnu fut entouré d'agents en redingote, en blouse et en habit. Il déclara être Italien, et s'appeler Pianori. Ne faites pas de mal à cet homme, dit l'Empereur, contentez-vous de l'arrêter. Et continuant la promenade au pas, sans manifester d'émotion, il rejoignit l'Impératrice. Le pistolet ne l'effrayait point ; il ne redoutait que le poignard, car ceux qui s'en servent, disait-il, ne tremblent pas ; ils ont d'avance fait le sacrifice de leur vie. Nous l'entendrons exprimer cette pensée au duc de Cobourg le jour de l'attentat d'Orsini ; elle n'est que trop justifiée par les exemples de Jacques Clément, de Ravaillac, de. Louvel, et, plus récemment, de Caserio.

Traduit, le 1er mai, devant la Cour d'assises de la Seine, Pianori dit qu'il avait voulu frapper le destructeur de la République romaine, et qu'il offrait sa vie pour la liberté de son pays. Défendu assez mollement par son avocat d'office, M. Benoît-Champy, qui, du reste, n'aurait pu le sauver, il monta courageusement sur l'échafaud le 10 mai, à cinq heures du matin.

D'autres fanatiques suivirent son exemple ; on lisait dans le Moniteur universel du 21 juillet 1857 :

Depuis plus d'un mois, la police avait la preuve qu'un complot avait été ourdi à Londres pour attenter à la vie de l'Empereur.

Trois Italiens, chargés d'exécuter cet horrible projet, étaient à Paris et furent arrêtés. On saisit aussi les armes qui devaient servir d'instruments au crime : c'étaient des poignards, des revolvers, etc. Livrés à la justice, les coupables avaient déjà avoué leur crime et révélé les noms de leurs complices.

Le Gouvernement fit cependant suspendre les poursuites, pour que l'éclat de ce procès ne fût pas considéré comme un moyen d'influencer les élections qui allaient avoir lieu et d'en altérer la sincérité. Aujourd'hui les poursuites sont reprises 'et une ordonnance du juge d'instruction renvoie devant la chambre d'accusation tous les prévenus arrêtés et leurs complices. Voici leurs noms : TIBALIM, BARTOLOTTI, GRILLI, dit SARO, MAZZINI, LEDRU-ROLLIN, MASSARENTI, CAMPANELLA.

Tous Italiens, moins un, comme on voit, mais presque tous hors de France. Diverses condamnations furent prononcées contre eux sans pouvoir atteindre les plus coupables, qui étaient Mazzini et Ledru-Rollin.

Le jeudi 14 janvier 1858, l'Empereur chassa à Fontainebleau avec le duc de Cobourg. Celui-ci, dans ses Mémoires, a raconté ce qui suit :

Nous revînmes à Paris dans l'après-midi, et la nuit tombait lorsque nous arrivâmes à la gare du Midi. L'Empereur insista alors pour me reconduire lui-même à ma résidence, qui était située au quai Malaquais. Dans ce but, nous dûmes traverser la Seine au Pont-Neuf. Lorsque nous passâmes devant le monument de Henri IV, l'Empereur gardant un instant le silence, fit, en jetant un regard sur la statue du roi, l'observation suivante : De tous les attentats, le seul qui soit périlleux est celui qui est commis avec le poignard, car le meurtrier a fait le sacrifice de sa vie pour son accomplissement. Dans toutes les autres formes d'attaque contre la vie des souverains, les criminels espèrent se sauver par la fuite.

On peut concevoir que ces paroles de l'Empereur, quelques heures avant l'une des plus effroyables tentatives d'assassinat qui se soient produites, se soient gravées profondément dans ma mémoire et m'aient paru plus tard comme un merveilleux pressentiment, contrastant avec le calme et l'aisance dont l'Empereur jouissait ce jour-là à un rare degré. Rien ne me causa plus d'étonnement que lorsque la nouvelle se répandit plus tard que, précisément ce jour-là, l'Empereur avait été averti d'un projet d'attentat, par le préfet de police Pietri.

L'Opéra était alors rue Lepelletier, à droite en venant du boulevard ; son péristyle était en retrait et l'abord en était couvert par une vaste marquise à l'extrémité de laquelle s'ouvrait un passage réservé, conduisant à la loge impériale. Il y avait, le 14 janvier 1858, représentation extraordinaire au profit d'une œuvre de charité ; l'Empereur et l'Impératrice devaient y assister, et les préparatifs ordinaires annonçant leur venue avaient attiré une foule considérable dans la rue Lepelletier. Deux hommes s'étaient introduits dans le passage réservé qu'on était en train de sabler, et il avait presque fallu employer la force pour les en expulser ; ils allèrent se ranger avec deux autres contre les maisons en face, à l'abri derrière la foule ; l'un d'eux, le plus rapproché, fut aperçu près de la rue Rossini et arrêté par un officier de paix qui le reconnut pour un nommé Pieri, jadis expulsé de France et récemment signalé comme rentré avec l'intention d'attenter à la vie de l'Empereur. Au moment où il le conduisait vers le boulevard, le cortège arrivait. Il était huit heures et demie. La première voiture, occupée par des officiers, avait déjà dépassé le péristyle et s'était engagée sous le passage réservé ; la voiture impériale, précédée de son escorte de lanciers, et parvenue à la hauteur de l'entrée principale, ralentissait le pas pour y pénétrer elle-même, lorsque, à dix secondes d'intervalle, éclatèrent trois explosions semblables à autant de coups de canon, la première entre le dernier rang de l'escorte et la voiture, la seconde plus près de la voiture et un peu à sa gauche, la troisième sous la voiture même. Tous les becs de gaz s'éteignirent sous la commotion.

L'effet fut épouvantable ; cent cinquante-six personnes étaient atteintes, dont huit mortellement ; parmi elles vingt-une femmes, onze enfants, treize lanciers, onze gardes de Paris et trente-un agents de la police ; vingt-quatre chevaux étaient frappés ; la voiture impériale, blindée par dessous, avait reçu soixante-dix projectiles sans que l'Empereur ni l'Impératrice eussent été touchés[7].

Le fidèle Alessandri, un des deux frères corses qui ne quittaient jamais l'Empereur, était en observation sous le péristyle de l'Opéra. Il se précipita à la portière impériale, l'ouvrit et, tête nue, les yeux hagards, un poignard à la main, apparut sur le marchepied de la voiture. L'Impératrice poussa un cri et se jeta au-devant de son mari pour le couvrir de son corps. L'erreur fut vite reconnue et c'est sur Alessandri que l'Empereur, dont une légère blessure marquait la joue et dont le chapeau était troué, s'appuya pour descendre de voiture. Un cheval était devant, littéralement éventré, et une mare de sang inondait le pavé. L'Impératrice, qui, ce soir-là, était vêtue d'une robe de satin rose et blanc, eut sa toilette tachée. Quand elle parut sous le péristyle, au bras de l'Empereur, et monta l'escalier conduisant à sa loge, devant cette tache rouge et humide il y eut dans le public qui regardait debout, haletant et pressé, une poignante émotion.

Un autre ami fidèle, le baron Haussmann, se trouvait aussi présent sous le péristyle :

Lorsque, dit-il, je courus m'assurer que Leurs Majestés avaient échappé miraculeusement à tout mal — je néglige les coupures légères causées au visage de l'Empereur par quelques fragments des glaces de sa voiture —, mon courageux Maître, sans me laisser le temps de prononcer une parole, me dit à mi-voix : Occupez-vous des blessés !... Puis, donnant le bras à l'Impératrice, il monta dans sa loge, comme si de rien n'était.

La représentation eut lieu selon le programme, quoique les regards restassent fixés sur la loge impériale beaucoup plus que sur la scène. A minuit, par les boulevards brillamment illuminés, Leurs Majestés rentrèrent, acclamées sur tout le parcours.

Les auteurs de l'attentat étaient trois Italiens : Gomez et di Rudio, qui l'avaient préparé en Angleterre de concert avec un quatrième, Pieri, arrêté quelques minutes auparavant par la police dans la rue Lepelletier. L'heureuse immobilisation de ce dernier avaient empêché que le désastre ne fût plus grand encore, car lui-même était également porteur d'une bombe. Il y en avait cinq de préparées. Gomez en avait lancé une ; Orsini, qui en portait trois, en lança deux pour sa part. Blessé par la dernière, il avait dû se sauver en emportant la cinquième. Dans sa fuite, il la déposa au coin d'un mur où elle fut retrouvée.

Gomez fut arrêté presque sur-le-champ, un peu au hasard, dans un restaurant où il se lamentait avec exagération sur ce qui venait d'arriver : ses complices le soupçonnèrent de trahison. Orsini et di Rudio furent saisis à leur domicile. Orsini, déjà au lit, se croyait hors d'atteinte, mais il ne put expliquer la blessure toute fraiche qu'on remarqua à son front.

Cet évènement domine toute l'histoire contemporaine. Le comte Félix Orsini n'était pas un assassin vulgaire, mais un fanatique politique de haute intelligence ; on peut même dire que, de tous les régicides connus, il est le seul qui, tout en échouant, ait pleinement réussi.

Romain de naissance, il était fils de ce comte Orsini qui avait reçu le jeune Louis-Napoléon dans la loge de Césenne et l'avait conduit ensuite à l'équipée de Forli, où l'aîné des fils de la reine Hortense trouva la mort.

Louis-Napoléon avait, depuis lors, oublié les serments de sa folle et inconsciente jeunesse ; le fils de celui dans les mains duquel il les avait prêtés venait les lui remettre en mémoire.

Félix Orsini n'avait que trente-neuf ans, mais bien employés ; il avait conspiré toute sa vie. En 1845, à vingt-cinq ans, il avait été condamné par le tribunal suprême de Rome pour complot contre le gouvernement du pape Grégoire XVI. Amnistié par Pie IX en 1846, il avait, avec beaucoup d'autres, juré sur l'honneur et la conscience, de ne jamais abuser de la grâce qui lui était faite, et de remplir fidèlement tous les devoirs d'un bon et loyal sujet, était allé conspirer en Toscane d'où il avait fallu l'expulser, et, rentré à Rome en 1849 avec Garibaldi, y avait été député à la Constituante et commissaire extraordinaire à Ancône ; là, ses actes l'avaient, après la restauration du Pape, fait condamner par contumace pour concussion, déprédations et vols avec violences. En 1855, après avoir parcouru le Piémont, la Lombardie, la Suisse, en nouant partout des intrigues révolutionnaires, il avait été arrêté à Vienne, soupçonné d'attentat à la vie de l'Empereur d'Autriche, et enfermé dans la citadelle de Mantoue d'où il réussit à s'évader, en mars 1856, avant son jugement. Depuis lors, il vivait en Angleterre. C'est en visitant le musée de Bruxelles que la vue d'une bombe fulminante lui avait suggéré l'idée d'employer un engin semblable.

Gomez était napolitain, di Rudio vénitien, Pieri lucquois ; Gomez et Pieri avaient servi en Algérie dans la légion étrangère et tous, réfugiés en Angleterre pour cause de condamnations diverses, s'y étaient rencontrés et concertés.

Après de vaines et courtes dénégations, Félix Orsini fut contraint d'avouer le complot. Racontant alors le crime dans la plupart de ses détails, il prit la fière attitude d'un Brutus et développa sa conviction que le plus sûr moyen de faire une révolution en Italie était d'en faire une en France, et que le seul moyen d'en faire une en France était de tuer l'Empereur. Son avocat, Jules Favre, renonça à défendre sa tête et, tout en désavouant le moyen employé, se donna la tâche de justifier l'intention. Devant le jury, il rappela que le père d'Orsini, ancien soldat de Napoléon dont l'unité de l'Italie avait été aussi la pensée, avait attaqué, en 1831, le pouvoir pontifical avec d'illustres complices dont l'histoire retient les noms, et dont l'un était tombé sous les balles des sbires. Puis, adjurant l'Empereur de relever, comme son oncle, le drapeau de l'indépendance italienne : Prince, s'écria-t-il, les racines de votre maison sont dans le terrain révolutionnaire ; soyez assez fort pour rendre à l'Italie l'indépendance et la liberté ; soyez grand et magnanime et vous serez invulnérable !

Le régicide fut condamné par les jurés, à l'unanimité.

Peu s'en fallut que l'Empereur ne fit grâce à celui qui avait voulu le tuer. Le préfet de police, M. Piétri, osa même l'y encourager, mais il fut presque seul à le faire[8].

Orsini et Pieri expièrent leur forfait sur la place de la Hoquette, le 14 mars ; Gomez en fut quitte pour les travaux forcés à perpétuité[9].

Pendant les apprêts du supplice, Orsini conserva sa fierté, son calme, son teint rosé et son sourire ; selon un de ses admirateurs, on eût dit un homme du monde au milieu d'un salon[10]. Il portait un voile noir comme les parricides et recommandait le calme à son compagnon qui chantait à pleine voix : Mourir pour la patrie !Vive la République ! Vive l'Italie ! cria Pieri dont la tête fut abattue la première ! Orsini, en se livrant à l'exécuteur, cria Vive la France ! Au moment où le couteau tomba, tous les spectateurs se découvrirent et saluèrent celui qui savait mourir. Les journaux reçurent ordre de garder le silence sur cette exécution.

Ce qui dépassa en étrangeté et l'attentat et l'exécution, ce qui jeta dans la stupeur le monde diplomatique, ce fut la lecture aux Assises par Jules Favre, et plus encore la publication au Moniteur officiel de l'Empire français et dans la Gazette officielle de Turin, d'une lettre d'Orsini faisant appel non à, la clémence de l'Empereur mais à ses sympathies pour l'Italie révolutionnaire. Une telle publication n'avait pu avoir lieu, évidemment, que du consentement mutuel de Napoléon III et du roi de Sardaigne. Voici cette lettre, aux vastes conséquences :

A S. M. NAPOLÉON III, Empereur des Français.

Les dépositions que j'ai faites contre moi-même, dans le procès politique intenté à l'occasion de l'attentat du 14 janvier, sont suffisantes pour m'envoyer à la mort, et je la subirai sans demander grâce, tant parce que je ne m'humilierai jamais devant celui qui a tué la liberté naissante de ma malheureuse patrie, que parce que, dans la situation où je me trouve, la mort est pour moi un bienfait.

Près de la fin de ma carrière, je veux néanmoins tenter un dernier effort pour venir en aide à l'Italie, dont l'indépendance m'a fait jusqu'à ce jour braver tous les périls, aller au-devant de tous les sacrifices. Elle fut l'objet constant de toutes mes affections, et c'est cette dernière pensée que je veux déposer dans les dernières paroles que j'adresse à Votre Majesté.

Pour maintenir l'équilibre actuel de l'Europe, il faut rendre l'Italie indépendante ou resserrer les chaines sous lesquelles l'Autriche la tient en esclavage. Demandé-je pour sa délivrance que le sang français soit répandu pour les Italiens ? Non, je ne vais pas jusque-là. L'Italie demande que la France n'intervienne pas contre elle ; elle demande que la France ne permette pas à l'Allemagne d'appuyer l'Autriche dans les luttes qui vont peut-être s'engager. Or, c'est précisément ce que Votre Majesté peut faire, si elle le veut. De cette volonté donc dépend le bien-être ou le malheur de ma patrie, la vie ou la mort d'une nation à qui l'Europe est en grande partie redevable de sa civilisation.

Telle est la prière que de mon cachot j'ose adresser à Votre Majesté, ne désespérant pas que ma faible voix ne soit entendue. J'adjure Votre Majesté de rendre à l'Italie l'indépendance que ses enfants ont perdue en 1849 par la faute même des Français. Que Votre Majesté se rappelle que les Italiens, au milieu desquels était mon père, versèrent avec joie leur sang pour Napoléon-le-Grand partout où il lui plut de les conduire ; qu'Elle se rappelle qu'ils lui furent fidèles jusqu'à sa chute ; qu'Elle se rappelle que, tant que l'Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de l'Europe et celle de Votre Majesté ne seront qu'une chimère. Que Votre Majesté no repousse pas le vœu suprême d'un patriote sur les marches de l'échafaud ; qu'Elle délivre ma patrie, et les bénédictions de vingt-cinq millions de citoyens la suivront dans la postérité.

De la prison de Mazas, 11 février 1858.

Félix ORSINI.

Cette lettre ne rappelle pas les relations directes de l'Empereur et des Orsini ; mais leur divulgation eût été diffamatoire et par trop impolitique ; l'homme aux bombes ne pouvait donc avouer ces relations, pas plus qu'il ne pouvait affirmer expressément la mission reçue des sociétés secrètes. C'était beaucoup, c'est trop déjà, pour la gloire de Napoléon III, de l'allusion faite à cette mission et de la menace ultérieure contenue dans la phrase fameuse : Tant que l'Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de l'Europe et celle de Votre Majesté ne seront qu'une chimère ! Ainsi l'Empereur se laissait adresser une sommation insolente par un assassin ! Marchez, révolutionnez l'Italie, sinon ceux qui vous ont manqué jusqu'ici ne vous manqueront pas ! Et à cette sommation il a obéi ou paru obéir. On n'est pas plus lâche, ou plus imprudent. Il est vrai qu'il en a été si promptement et si extraordinairement puni, qu'à peine a-t-on le courage d'ajouter au châtiment des faits celui d'une appréciation flétrissante.

La Fortune aime à jouer de ces tours. Tel qui a laissé une mémoire déshonorée ou le renom d'un parfait imbécile, serait un grand homme s'il fût mort à propos.

Quelle haute figure que celle de Napoléon III, à supposer qu'Orsini ne l'eût pas manqué ! Restaurateur de l'ordre à l'intérieur, du pouvoir temporel à l'extérieur et de la suprématie française un peu partout, homme ferme, intrépide, marchant à son but sans le faire connaître mais lui-même le connaissant bien : tel serait aujourd'hui clans l'histoire cet homme qui nous apparaît comme l'incohérence personnifiée. Sans compter que son fils lui aurait succédé aussi aisément que Louis XIII enfant succéda à Henri IV assassiné, et que la France n'aurait eu ni l'unité italienne, ni l'unité allemande, ni la révolution du 4 septembre 1870 ; — pas de Solferino, mais pas de Sedan ; — le 2 décembre était oublié, la dynastie fondée.

Et cependant, ce fut en toute apparence de raison, comme en toute sincérité et du fond du cœur, que la France courut aux autels pour remercier Dieu d'avoir détourné la bombe. O cœcas hominum mentes ! Savons-nous jamais au juste, pauvres humains ignorants de l'avenir, savons-nous jamais, dans les accidents de la vie, ce qui nous est bon ou mauvais ?

 

 

 



[1] L'allocation au médecin qui assista l'Impératrice fut de 10.000 francs ; celle la sage-femme, de 6.000 francs. La layette coûta 100.000 francs.

[2] Les journaux ont annoncé, en octobre 1875, que l'impératrice Eugénie venait, à l'exemple de la reine Victoria, de terminer la rédaction de son testament, et de le déposer aux mains d'un des principaux solicitors de Londres.

Le testament de la reine d'Angleterre forme un volume de trois cents pages de parchemin, relié aux armes royales, dont le lord-chancelier, qui en est dépositaire, ignore lui-même la teneur.

Le testament de l'impératrice Eugénie est moins volumineux ; il consiste en soixante feuillets de papier vélin marqués d'un N couronné et brochés de chevreau mou.

[3] On crut voir ici une critique indirecte des pièces d'Alexandre Dumas fils.

[4] Après la guerre, il apparut presque pauvre, et il accepta plusieurs postes financiers : il fut administrateur du Crédit mobilier, président du conseil d'administration de la Rente foncière, et même, un instant, administrateur de la Banque parisienne.

M. le sénateur Vaïsse, qui fut l'Haussmann de Lyon, passa également pour n'avoir rien gardé de ses immenses manipulations de fonds ; mais on n'en saurait dire autant de quelques autres.

[5] Au moment où nous imprimions cet ouvrage pour la deuxième fois (octobre 1807), à peine en reste-t-il deux ou trois en France ; mais on en trouverait d'autres en Belgique, en Italie, dans la Prusse rhénane et l'Alsace-Lorraine, provinces successivement perdues.

[6] De Notre-Dame au Zutuland, par Albert Verly.

[7] Il avait suffi pour cela de trois bombes cylindriques en fonte, hautes de neuf centimètres, d'un diamètre de sept, d'une capacité de cent vingt centimètres cubes, chargées aux deux tiers de fulminate de mercure, et plus épaisses à leur base inférieure percée de vingt-cinq cheminées garnies de capsules, de manière à ce qu'elle retombât toujours sur le sol et qu'une ou plusieurs des capsules s'enflammassent nécessairement par le choc.

[8] M. Piétri, chargé à quelque temps de là, de négocier contre l'Autriche avec Kossuth, fit un voyage en Italie, en compagnie de cet ancien dictateur de l'insurrection hongroise. Kossuth a raconté ce voyage.

Pendant la route, dit-il, Piétri m'entretint beaucoup d'Orsini, avec lequel, en raison de ses fonctions, il s'était souvent trouvé en contact. Il parlait de lui avec une pitié sympathique. Il employa toute son influence à conseiller à l'Empereur d'épargner sa vie. Mais tant d'existences humaines avaient été brisées par ce crime, que l'Empereur ne crut pas pouvoir assumer la responsabilité morale de cette grâce et déclara que, si le Conseil privé, auquel assisteraient aussi les Prélats, se prononçait en faveur du prisonnier, il ne refuserait pas sa sanction. Il autorisa Piétri à tenter de faire accepter par la majorité ses idées de clémence. Piétri tata personnellement chaque membre du Conseil. Il reçut des assurances encourageantes et vint au Conseil plein d'espoir dans le succès. Mais alors abandonné, relégué dans la minorité, même par les prêcheurs de charité, il fut tellement froissé qu'il se démit de ses fonctions de chef de la police.

Piétri me dit qu'Orsini n'était pas un homme dépravé. C'était un fanatique qui poussait le patriotisme jusqu'à la passion du martyre. Il avait cette idée fausse que l'Empereur Napoléon était un obstacle à la liberté de l'Italie. Et il avait absolument tort. L'Empereur a toujours été un véritable ami de cette liberté. Piétri expliqua à Orsini, dans sa cellule, que si l'attentat avait réussi, lui Orsini, aurait tué, entre tous les souverains de l'Europe, le seul de qui les Italiens pussent attendre aide et secours.

Et, de sa prison, il écrivit à l'Empereur...

Les journaux furent autorisés à publier sa lettre. Orsini comprit que sa voix, s'élevant du seuil de la tombe, était parvenue jusqu'au cœur de l'Empereur, et le 11 mars, cette fois de la prison de la Roquette, il écrivit une seconde lettre, dans laquelle il condamna ouvertement le meurtre politique et conjura la jeunesse italienne de se préparer à combattre pour la liberté de l'Italie par la pratique des vertus civiques, qui seules pouvaient affranchir l'Italie, la rendre indépendante et digne de ses grandeurs passées...

Une demande fut adressée de Paris à Turin, pour que ces deux lettres et le dernier vœu d'Orsini fussent publiés dans les journaux. Cavour répondit :

— Nous les publierons, mais qu'on n'oublie pas à Paris que c'est une attaque directe contre l'Autriche, non seulement par le Piémont, mais aussi par l'Empereur.

— Publiez-les ! fut-il répondu. Et elles furent publiées avec un préambule approprié. (Souvenirs et Ecrits de mon exil ; période de la guerre d'Italie, par Kossuth. Un volume in-8°, Plon et Cie, éditeurs, 1880. Pages 40-42.)

[9] Les journaux italiens nous apportent de Plaisance (juin 1896) le récit de l'inauguration solennelle d'une plaque de marbré portant cette étrange inscription :

Attraversando Piacenza

FELICE ORSINI

Prima di toccare il libero suolo piemontese

Passo la notte del 5 aprile MDCCCLVI

In questa casa di Edoardo Guglielmetti

Fidato asilo ai profughi italiani

Per avviarsi a compiere sulla rive della Senna

Quel terribile giuramento

Che suggello sui patibolo

Condennato dalla storia

Ma d'all'immenso amor di patria

Sanctificato.

Traduction :

En traversant Plaisance, avant de toucher le libre sol piémontais, Félix Orsini passa la nuit du 25 avril 1856 dans cette maison d'Edouard Guglielmetti, asile sûr des réfugiés italiens, pour aller de là accomplir sur les rives de la Seine ce serment terrible qu'il expia sur l'échafaud ; condamné par l'histoire mais sanctifié par l'amour de la patrie.

L'unité italienne, en autorisant de pareilles manifestations, proclame à la face du monde qu'elle s'avoue issue du crime d'Orsini ; c'est une suprême insulte à la mémoire de Napoléon III, son créateur, et ce n'est pas non plus très glorieux pour elle-même. En outre, le fils de Victor-Emmanuel perd le droit de réclamer l'extradition des anarchistes et de poursuivre ceux qui le feraient sauter, lui et le Quirinal.

On peut s'attendre à voir les autorités d'autres villes italiennes élever quelque jour un monument à Caserio.

[10] Taxil Delord, Histoire du second Empire.