HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

CHAPITRE X. — GUERRE D'ORIENT. - L'ALMA. - SÉBASTOPOL.

 

 

Dans l'accès universel de fièvre politique provoquée par la deuxième République française, Nicolas Ier, empereur de Russie, était le seul souverain qui n'eût éprouvé aucun ébranlement sur sou trône. Il avait même tendu à ses voisins de Prusse et d'Autriche une main secourable et, par l'envoi de ses armées en Hongrie, sauvé l'empire des Habsbourg d'un démembrement. Aussi était-il respecté et redouté comme l'arbitre de l'Europe et le tuteur des rois. Plein du sentiment de sa force, outrecuidant et naïf parce que tout lui avait réussi jusqu'alors, il comptait sur la reconnaissance de ses obligés et se jugeait non seulement invincible par lui-même, mais inattaquable, grâce à l'appui de ses alliés allemands ; il oubliait, comme fera bientôt Napoléon III à propos de l'Italie, l'axiome que les Anglais seuls ne perdirent jamais de vue : qu'en politique il n'y a pas de sentiments, mais des intérêts.

L'établissement d'une dictature en France ne pouvait lui déplaire. L'accord paraissait naturel entre deux potentats que rapprochait l'analogie des formes gouvernementales ; tous deux commandaient à des nations qui s'étaient souvent combattues mais toujours estimées, et qui, aux sombres mages de 1812, pouvaient opposer les radieux souvenirs de Tilsitt et d'Erfurt. Du côté de Napoléon les partisans de l'alliance russe ne manquaient pas. MM. de Morny, Walewski, Thouvenel la soutenaient avec feu contre MM. de Persigny et Rouher, qui préféraient l'alliance anglaise. La visite de la reine Victoria à Paris fit pencher la balance ; cette habile visite rappelle Marie-Thérèse, la grande et rusée Impératrice ; tirant du roi Louis XV tout ce qu'elle voulait en traitant la Pompadour de e bonne cousine, chère et belle cousine. Nous avons raconté, en outre, par quelle maladresse dédaigneuse et futile : mon bon ami au lieu de Monsieur mon frère, l'orgueil de Nicolas avait piqué au vif celui de Napoléon.

La question des Lieux saints fut la cause apparente d'une rupture qui n'était souhaitée passionnément, au fond, que par les révolutionnaires et par quelques ministres anglais.

On entend par Lieux saints les églises construites à Jérusalem, à Bethléem, Sichem, Cana, Tibériade, Nazareth, c'est-à-dire dans les endroits où se sont accomplis les principaux évènements de la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

D'après un traité conclu en 1740 entre Louis XV et le sultan Mahmoud Ier, les religieux latins résidant à Jérusalem devaient rester à perpétuité en possession du saint Sépulcre et des autres lieux de pèlerinage. La Russie n'avait formulé aucune opposition à ces dispositions, au moment où elles furent arrêtées. Néanmoins, comme les Grecs schismatiques — orthodoxes, selon le langage russe — ne cessèrent jamais de disputer aux possesseurs la tranquille et exclusive jouissance convenue, Nicolas intervint. Les Latins cédèrent d'abord, parce qu'il répugnait au Saint-Siège d'allumer la discorde à propos des sanctuaires d'un Dieu de paix. Mais, en 1850, de concessions en concessions, ils se virent expulsés de plusieurs de leurs églises, entre autres de la grande église de Bethléem et de celle du tombeau de la Vierge à Gethsémani.

Les Pères de Terre sainte invoquèrent alors l'appui de la France, leur protectrice traditionnelle depuis saint Louis. A la demande du Prince Louis-Napoléon, alors Président de la République, une commission mixte de Français et de Grecs fut nommée par le sultan Abdul-Medjid pour examiner les droits des contestants. L'empereur Nicolas se plaignit de n'être pas consulté et, par une lettre autographe, ordonna à la commission de se dissoudre,

Cette ingérence de sa part, si elle eût été acceptée, aurait étendu son influence sur onze millions de sujets du Sultan. La Porte ne pouvait y consentir. Nicolas s'en rendit compte et prit ses précautions en vue d'une rupture imminente et qui ne l'effrayait point.

Dans un bal, le 9 janvier 1853, prenant à part lord Seymour, ambassadeur d'Angleterre à Saint-Pétersbourg : Tenez, lui dit-il, nous avons sur les bras un homme malade, un homme très malade ; ce serait un grand malheur s'il devait nous échapper avant que les dispositions nécessaires fussent prises. Ce fut là le point de départ d'une série de notes et d'entretiens où le Tsar, tout en protestant qu'il ne désirait ni précipiter la chute de l'Empire ottoman, ni entrer à Constantinople, en propriétaire s'entend, car en dépositaire, il ne disait pas non, s'efforça d'amener l'Angleterre à une entente, sinon sur ce qu'on ferait, au moins sur ce qu'on ne laisserait pas faire si l'Empire ottoman venait à tomber. Malgré l'offre séduisante qu'il lui fit de 1'Egypte et de Candie, l'Angleterre se déroba et nul accord n'intervint ; l'un se préoccupait surtout d'empêcher de s'ouvrir une succession dont l'autre voulait régler l'emploi, comme si elle était déjà ouverte.

Mais pendant que Nicolas semblait reconnaître que le meilleur moyen de faire durer le gouvernement turc était de ne pas le fatiguer par des demandes excessives, faites d'une manière humiliante pour son indépendance et pour sa dignité, il lui envoyait le prince Menschikoff, amiral, ministre de la marine, gouverneur de Finlande, comme ambassadeur extraordinaire chargé de régler la question des Lieux saints.

Le moment était bien choisi : ni l'ambassadeur de France ni celui d'Angleterre ne se trouvaient à Constantinople. On exigea des honneurs extraordinaires pour le haut personnage russe, dont la grandeur semblait si peu en rapport avec l'objet de sa mission. Il débarqua le 28 février à Constantinople, et y fit son entrée plus en général d'armée qu'en diplomate, acclamé par les Grecs, entouré d'un brillant état-major et de nombreux officiers.

Menschikoff était bien l'homme qui convenait pour une mission comminatoire. Tartare civilisé, hautain avec les faibles, insinuant avec les forts, plein de souplesse et de raideur à la fois, il cachait, comme son maitre lui-même, la plus dangereuse finesse sous les apparences d'une brusque sauvagerie. Comptant l'emporter de haute lutte par l'intimidation, il fit remettre au ministre des affaires étrangères, Rifaat Pacha, une note qui débutait ainsi :

Péra, 19 avril 1853.

Son excellence le Ministre des relations extérieures, en prenant connaissance à son entrée aux affaires, des négociations qui ont eu lieu, a vu la duplicité de ses prédécesseurs ; il doit s'être persuadé combien on a manqué aux égards dus à l'Empereur de Russie, et combien est grande la magnanimité de Sa Majesté offrant à La Porte les moyens de sortir des embarras que lui a créés la mauvaise foi de ses ministres. Ils ont abusé de la religion de leur souverain, en le mettant en opposition avec ses propres paroles, et le plaçant envers son allié et son ami dans une position que ne peuvent admettre ni de hautes convenances, ni la dignité souveraine.

Tout en voulant être oublieux du passé, et n'exigeant pour réparation que le renvoi d'un ministre fallacieux et l'exécution patente de promesses solennelles, l'Empereur se trouve obligé de demander des garanties solides pour l'avenir.

Il les veut formelles, positives, et assurant l'inviolabilité du culte professé par la majorité des sujets chrétiens, tant de la Sublime Porte que de la Russie, et enfin par l'Empereur lui-même.

Il ne peut en vouloir d'autres que celles qu'il trouvera désormais dans un traité, ou dans un acte équivalant à un traité, et à l'abri des interprétations d'un mandataire mal avisé et peu consciencieux...

L'acte demandé n'était rien moins que la reconnaissance du protectorat de la Russie sur tous les Grecs de l'Orient, et par suite la faculté de régler à elle seule les affaires religieuses intérieures d'un empire dont le traité du 13 juillet 1841 avait placé l'indépendance et l'intégrité sous la garantie collective des cinq grandes puissances.

Le Sultan refusa en s'en remettant à l'opinion publique du monde entier. Menschikoff partit le 21 mai, après une offense aux ministres, qu'il laissa se morfondre en l'attendant à la Sublime Porte, pendant qu'il se présentait avec la prétention de traiter directement avec le Sultan au Sérail, dont l'accès lui fut d'ailleurs interdit. La note que laissa, après lui ce diplomate au langage si peu diplomatique, annonçait qu'il emmenait tout le personnel de l'ambassade russe et que le refus de garantie pour le culte orthodoxe imposait désormais au gouvernement impérial la nécessité de rechercher cette garantie dans son propre pouvoir.

La Porte, effrayée, invoqua le traité de 1841, qui la mettait. sous la protection commune de toute l'Europe, et, par une note du 26 mai, elle pria la France, l'Angleterre, l'Autriche et la Prusse de juger sa cause, et, si elles la trouvaient juste, de l'aider dans sa défense :

Si Nicolas s'était flatté jusqu'à ce jour de surprendre la Turquie isolée ; son erreur se dissipa devant les encouragements donnés, en réponse à cette note, par les puissances allemandes. Les puissances occidentales le détrompèrent plus nettement encore : les baïonnettes françaises et les mâts des vaisseaux anglais apparurent derrière les cimeterres et les croissants.

Le 15 juin, les Hottes de la France et de l'Angleterre, arrivées ensemble, mouillèrent dans la baie de Besika.

Le 13 juillet les troupes russes franchirent la frontière et envahirent les Principautés danubiennes, vassales du Sultan.

Cependant la période des notes diplomatiques n'était pas encore close. M. Drouyn de Lhuys, ministre des affaires étrangères de France, fit, le 15 juillet, un dernier effort pour dissiper les illusions que Nicolas pouvait conserver sur l'isolement de la Porte. Il disait dans une note circulaire adressée à tous les agents français à l'étranger :

Pris en quelque sorte au dépourvu par des exigences qu'ils n'avaient pas dû soupçonner, les représentants de la France, de l'Autriche, de la Grande-Bretagne et de la Prusse se sont loyalement employés à empêcher une rupture dont les conséquences pouvaient 'être fatales.

Ils n'ont pas conseillé à la Porte une résistance de nature à l'exposer aux dangers les plus sérieux ; et reconnaissant à l'unanimité que les demandes de la Russie touchaient de trop près à la liberté d'action et à la souveraineté du Sultan pour qu'ils pussent se permettre un avis, ils ont laissé aux seuls ministres de Sa Hautesse la responsabilité du parti à prendre. Il n'y a donc eu, de leur part, ni pression d'aucun genre ni ingérence quelconque ; et si le gouvernement ottoman, livré à lui-même, n'a pas voulu souscrire aux conditions qu'on prétendait lui imposer, il faut assurément qu'il les ait trouvées entièrement incompatibles avec son indépendance et sa dignité.

C'est dans de telles conjonctures, Monsieur, que M. le prince Menschikoff a quitté Constantinople en rompant toute relation diplomatique entre la Russie et la Porte, et que les puissances engagées par leurs traditions et leurs intérêts à maintenir l'intégrité de la Turquie ont eu à se tracer une ligne de conduite.

Le gouvernement de Sa Majesté Impériale, d'accord avec celui de Sa Majesté Britannique, a pensé que la situation était trop menaçante pour ne pas être surveillée de près, et les escadres de France et d'Angleterre reçurent bientôt l'ordre d'aller mouiller dans la baie de Besika, où elles arrivèrent au milieu du mois de juin.

Cette mesure, toute de prévoyance, n'avait aucun caractère hostile à l'égard de la Russie ; elle était impérieusement commandée par la gravité des circonstances, et amplement justifiée par les préparatifs de guerre qui, depuis plusieurs mois, se faisaient en Bessarabie et dans la rade de Sébastopol...

Les forces anglaises et françaises ne portent, par leur présence en dehors des Dardanelles, aucune atteinte aux traités existants : mais l'occupation de la Valachie et de la Moldavie constitue une violation flagrante de ces mêmes traités...

C'est un acte de guerre dont, je le reconnais, on ne veut pas prononcer le vrai nom, mais qui dérive d'un principe nouveau, fécond en conséquences désastreuses, que l'on s'étonne de voir pratiquer pour la première fois par une puissance conservatrice de l'ordre européen, à un degré aussi éminent que la Russie, et qui n'irait ù rien moins qu'à l'oppression, en pleine paix, des Etats faibles par les Etats plus forts qui sont leurs voisins.

L'intérêt général du inonde s'oppose à l'admission d'une semblable doctrine, et la Porte, en particulier, a le droit incontestable de voir un acte de guerre dans l'envahissement de deux provinces qui, quelle que soit leur organisation spéciale, font partie intégrante de son empire. Elle ne violerait donc pas plus que les puissances qui viendraient à son aide le traité du 13 juillet 1841, si elle déclarait les détroits des Dardanelles et du Bosphore ouverts aux escadres de France et d'Angleterre. L'opinion du gouvernement de Sa Majesté Impériale est formelle à cet égard, et bien que, dans sa pensée, elle n'exclue pas la recherche d'un moyen efficace de conciliation entre la Russie et la Turquie, j'ai invité M. le général Castelbajac à faire connaitre notre manière de voir à M. le comte de Nesselrode et à lui communiquer cette dépêche.

Lord Clarendon envoyait en même temps une circulaire analogue, et le généralissime turc Orner Pacha donnait quinze jours à Menschikoff, revenu comme commandant en chef de l'armée d'occupation des Principautés, pour évacuer ces provinces, s'il ne voulait en être expulsé par la force.

Mais Nicolas Ier se croyait assez fort pour braver l'Europe ; car on ne saurait admettre qu'il fût de bonne foi lorsque, dans une proclamation à ses sujets, il leur laissait croire que l'Europe était avec lui. Il y disait :

Lors de notre manifeste du 14 juin, nous conservions l'espoir que la Porte reconnaitrait ses torts. Notre espoir a été déçu.

En vain même les principales puissances de l'Europe ont cherché, par leurs exhortations, à ébranler l'aveugle obstination du gouvernement ottoman. C'est par une déclaration de guerre, par une proclamation remplie d'accusations mensongères contre la Russie, qu'il a répondu aux efforts pacifiques de l'Europe, ainsi qu'à notre longanimité. Enfin, enrôlant dans les rangs de son armée les révolutionnaires de tous les pays, la Porte vient de commencer les hostilités sur le Danube. La Russie est provoquée au combat ; -il ne lui reste donc plus, se reposant en Dieu avec confiance, qu'à recourir à la force des armes pour contraindre le gouvernement ottoman à respecter les traités, et pour en obtenir la réparation des offenses par lesquelles il a répondu à nos demandes les plus modérées et à notre sollicitude légitime pour la défense en Orient de la foi orthodoxe que professe également le peuple russe.

Nous sommes fermement convaincu que nos fidèles sujets se joindront aux ferventes prières que nous adressons au Très-haut, afin que sa main daie.rie bénir nos armes dans la sainte et juste cause qui a trouvé de tout temps d'ardents défenseurs dans nos pieux ancêtres.

In te, Domine, speravi ; non confundar in æternum.

Donné à Tsarskoé-Sélo, le 20e du mois d'octobre (1er novembre) de l'an de grâce mil huit cent cinquante-trois, et de notre règne le vingt-huitième.

Signé : NICOLAS.

Pendant que les notes s'échangeaient, les hostilités s'ouvrirent, mais seulement entre la Turquie et la Russie. Orner Pacha, le délai fixé par lui au prince Menschikoff étant expiré, franchit bravement le Danube à Oltenitza, sous le canon des Russes. Abdi Pacha, en Asie, mit le siège devant Alexandropol et se retira après un combat où il eut le dessous. Les flottes anglo-françaises restaient immobiles dans la baie de Besika.

Mais tout à coup une nouvelle formidable ébranla l'Occident. La flotte d'Osman-Pacha, composée de 1 I bâtiments avec 400 canons et 4.600 hommes, à l'ancre dans la haie de Sinope, avait été attaquée par la flotte russe d'une force double et détruite en trois heures. 1.170 tués, 300 blessés, et seulement 120 prisonniers, tels étaient pour les Turcs, qui avaient mieux aimé périr que de se rendre, le résultat de ce glorieux désastre. Lorsque survinrent le vaisseau anglais la Dévastation et la frégate française le Mogador, ils n'eurent qu'à recueillir les lamentables débris de cette boucherie. La ville de Sinope était ruinée ; ses maisons désertes, la solitude de ses rues, tout attestait le passage de la mort La rade, silencieux tombeau d'une escadre entière, avait repris son calme et son uniformité ; pas une voile ne flottait, pas un gémissement ne s'élevait sur ce champ de carnage où le sang s'était si vite effacé (30 novembre).

A la suite d'un tel acte d'hostilité, le Sultan invita les flottes alliées à entrer dans la mer Noire. Elles firent droit sa demande. Néanmoins Napoléon III voulut tenter un dernier effort. Il envoya, le 29 janvier 1854, à l'Empereur de Russie, une lettre autographe dans laquelle il disait :

SIRE,

Le différend qui s'est élevé entre Votre Majesté et la Porte ottomane en est venu à un tel point de gravité que je crois devoir expliquer moi-même directement à Votre Majesté la part que la France a prise dans cette question, et les moyens que j'entrevois d'écarter les dangers qui menacent le repos de l'Europe.

La note que Votre Majesté vient de faire remettre à mon gouvernement et à celui de la reine Victoria tend à établir que le système de pression adopté, dès le début, par les deux puissances maritimes, a seul envenimé la question. Elle aurait, au contraire, ce me semble, continué à demeurer une question de cabinet, si l'occupation des Principautés ne l'avait transportée tout à coup du domaine de la discussion dans celui des faits. Cependant, les troupes de Votre Majesté une fois entrées en Valachie, nous n'en avons pas moins engagé la Porte à ne pas considérer cette occupation comme un cas de guerre, témoignant ainsi notre extrême désir de conciliation. Après m'être concerté avec l'Angleterre, l'Autriche et la Prusse, j'ai proposé à Votre Majesté une note destinée à donner une satisfaction commune ; Votre Majesté l'a acceptée. Mais, à peine étions-nous avertis de cette bonne nouvelle, que le ministre, par des commentaires explicatifs, en détruisait tout l'effet conciliant et nous empêchait par là d'insister à Constantinople sur son adoption pure et simple. De son côté, la Porte avait proposé au projet de note des modifications que les quatre puissances représentées à Vienne ne trouvèrent pas inacceptables. Elles n'ont pas eu l'agrément de Votre Majesté. Alors la Porte, blessée dans sa dignité, menacée dans son indépendance, obérée par les efforts déjà faits pour opposer une armée à celle de Votre Majesté, a mieux aimé déclarer la guerre que de rester dans cet état d'incertitude et d'abaissement. Elle avait réclamé notre appui ; sa cause nous paraissait juste ; les escadres anglaise et française reçurent l'ordre de mouiller dans le Bosphore.

Notre attitude vis-à-vis de la Turquie était protectrice, mais passive. Nous ne l'encouragions pas à la guerre. Nous faisions sans cesse parvenir aux oreilles du Sultan des conseils de paix et de modération, persuadés que c'était le moyen d'arriver à un accord, et les quatre puissances s'entendirent de nouveau pour soumettre à Votre Majesté d'autres propositions. Votre Majesté, de son côté, montrant le calme qui naît de la conscience de sa force, s'était bornée à repousser, sur la rive gauche du Danube comme en Asie, les attaques des Turcs, et avec la modération digne du chef d'un grand empire, elle avait déclaré qu'elle se tiendrait sur la défensive. Jusque-là nous étions donc, je dois 1 e dire, spectateurs intéressés, mais simples spectateurs de la lutte, lorsque l'affaire de Sinope vint nous forcer à prendre une position plus tranchée. La France et l'Angleterre n'avaient pas cru utile d'envoyer des troupes de débarquement au secours de la Turquie. Leur drapeau n'était donc pas engagé dans les conflits qui avaient lieu sur terre. Mais sur mer, c'était bien différent. Il y avait à l'entrée du Bosphore trois mille bouches à feu, dont la présence disait assez haut à la Turquie que les deux premières puissances maritimes ne permettraient pas de l'attaquer sur mer. L'évènement de Sinope fut pour nous aussi blessant qu'inattendu ; car peu importe que les Turcs aient voulu ou non faire passer des munitions de guerre sur le territoire russe. En effet, des vaisseaux russes sont venus attaquer les bâtiments turcs dans les eaux de la Turquie et mouillés tranquillement dans un port turc ; ils les ont détruits, malgré l'assurance de ne pas faire une guerre agressive ; malgré le voisinage de nos escadres. Ce n'était plus notre politique qui recevait là un échec, c'était notre honneur militaire. Les coups de canon de Sinope ont retenti douloureusement dans le cœur de tous ceux qui, en Angleterre et en France, ont un vif sentiment de la dignité nationale. On s'est écrié d'un commun accord : Partout où nos canons peuvent atteindre, nos alliés doivent être respectés. De là l'ordre donné à nos escadres d'entrer dans la mer Noire et d'empêcher par la force, s'il le fallait, le retour d'un semblable évènement. De là la notification collective envoyée au cabinet de Saint-Pétersbourg pour lui annoncer que, si nous empêchions les Turcs de porter une guerre agressive sur les côtes appartenant à la Russie, nous protégerions le ravitaillement de leurs troupes sui leur propre territoire. Quant à la flotter russe, en lui interdisant à navigation de la mer Noire, nous la placions dans des conditions différentes, parce qu'il importait, pendant la durée de la guerre de conserver un gage qui pût être l'équivalent des parties occupée : du territoire turc, et faciliter la conclusion de la paix en devenant à titre d'un échange désirable.

Voilà, sire, la suite réelle et l'enchaînement des faits. Il est clair qu'arrivés à ce point, ils doivent amener promptement, ou uni entente définitive, ou une rupture décidée.

Votre Majesté a donné tant de preuves de sa sollicitude pour le repos de l'Europe, elle y a contribué si puissamment par son influence bienfaisante contre l'esprit de désordre, que je ne saurais douter de sa résolution dans l'alternative qui se présente à son choix. Si Votre Majesté désire autant que moi une conclusion pacifique, quoi de plus simple que de déclarer qu'un armistice sera signé aujourd'hui, que les choses reprendront leur cours diplomatique, que toute hostilité cessera, et que toutes les forces belligérantes se retireront des lieux où des motifs de guerre les ont appelées ?

Ainsi, les troupes russes abandonneraient les Principautés, et nos escadres la mer Noire. Votre Majesté préférant traiter directement avec la Turquie, Elle nommerait un ambassadeur qui négocierait avec un plénipotentiaire du sultan une convention qui serait soumis à la conférence des quatre puissances. Que Votre Majesté adopte ce plan, sur lequel la reine d'Angleterre et moi sommes parfaitement d'accord, la tranquillité est rétablie et le monde satisfait. Rien, en effet, dans ce plan qui ne soit digne de Votre Majesté, rien qui puisse blesser son honneur. Mais si, par un motif difficile à comprendre, Votre Majesté opposait un refus, alors la France, comme l'Angleterre, serait obligée de laisser au sort des armes et aux hasards de la guerre ce qui pourrait être décidé aujourd'hui par la raison et par la justice.

Que Votre Majesté ne pense pas que la moindre animosité entre-dans mon cœur ; il n'éprouve d'autres sentiments que ceux exprimés par Votre Majesté elle-même, dans sa lettre du 17 janvier 1853 : Nos relations doivent être sincèrement amicales, reposer sur les mêmes intentions : maintien de l'ordre, amour de la paix, respect des traités et bienveillance réciproque. Ce programme est digne du souverain qui le traçait, et, je n'hésite pas à l'affirmer, j'y suis resté fidèle.

Je prie Votre Majesté de croire à la sincérité de mes sentiments, et c'est dans ces sentiments que je suis, sire, de Votre Majesté, le bon ami.

NAPOLÉON.

La réponse de Nicolas, pleine de récriminations, détruisit les dernières espérances pacifiques. Elle disait :

... Du moment qu'on a permis aux Turcs d'attaquer notre territoire asiatique, d'enlever un de nos postes frontières — même avant le terme fixé pour l'ouverture des hostilités —, de bloquer Akhaltzykh et de ravager la province d'Arménie, du moment qu'on a laissé la flotte turque libre de porter des troupes, des armes et des munitions de guerre sur nos côtes, pouvait-on raisonnablement espérer que nous attendrions patiemment le résultat d'une pareille tentative ? Ne devait-on pas supposer que nous ferions tout pour la prévenir ? l'affaire de Sinope s'en est suivie : elle a été la conséquence forcée de l'attitude adoptée par les deux puissances, et l'évènement ne pouvait certes leur paraître inattendu.

J'avais déclaré vouloir rester sur la défensive, mais avant l'explosion de la guerre, tant que mon honneur me le permettrait, tant qu'elle resterait dans de certaines bornes. A-t-on fait ce qu'il fallait faire pour que ces bornes ne fussent pas dépassées' Si le rôle de spectateur ou celui de médiateur même ne suffisait pas à Votre Majesté, et qu'Elle voulût se faire l'auxiliaire armé de mes ennemis, alors, Sire, il eût été plus loyal et plus digne d'Elle, de me le dire franchement d'avance en me déclarant la guerre. Chacun alors eût connu son rôle. Mais nous faire un crime après coup de ce qu'on n'a rien fait pour empêcher, est-ce un procédé équitable ? Si les coups de canon de Sinope ont retenti douloureusement dans le cœur de tous ceux qui, en France et en Angleterre, ont le vif sentiment de la dignité nationale, Votre Majesté pense-t-elle que la présence menaçante à l'entrée du Bosphore des 3.000 bouches à feu dont elle parle et le bruit de leur entrée dans la mer Noire soient des faits restés sans échos dans le cœur de la nation dont j'ai à défendre l'honneur ?

J'apprends d'Elle pour la première fois — car les déclarations verbales qu'on m'a faites ici ne m'en avaient encore rien dit — que, tout en protégeant le ravitaillement des troupes turques sur leur propre territoire, les deux puissances ont résolu de nous interdire la navigation de la mer Noire, c'est-à-dire, apparemment, le droit de ravitailler nos propres côtes. Je laisse à penser à Votre Majesté si c'est là, comme Elle le dit, faciliter la conclusion de la paix, et si, dans l'alternative qu'on me pose, il m'est permis de discuter, d'examiner même un moment ses propositions d'armistice, d'évacuation immédiate des Principautés et de négociation avec la Porte d'une convention qui serait soumise à une conférence des quatre cours. Vous-même, Sire, si vous étiez à ma place, accepteriez-vous une pareille proposition ?

Nicolas ne pouvait plus laisser croire à ses peuples que les autres' puissances chrétiennes faisaient cause commune avec lui. Un manifeste du 9/21 février annonça que la Russie entrait en lutte avec l'Angleterre et la France ; il rappelait les glorieux souvenirs de 1812 et se terminait par une citation de l'Ecriture sainte : Que Dieu se lève, et ses ennemis s'en iront en poussière !

Ce qu'il ne dit point, et qui lui fut extrêmement sensible, c'est que les deux puissances germaniques, l'Autriche comprise— l'Autriche que la Russie venait de sauver en Hongrie ! — conclurent ensemble, à Berlin, le 20 avril, une convention par laquelle elles s'engageaient à prêter main-forte aux puissances occidentales, dans le cas où la Russie s'incorporerait les Principautés ou ferait passer les Balkans à son armée.

Un mois auparavant, le 20 mars, après une sommation inutilement adressée à la Russie d'évacuer les Principautés, la France et l'Angleterre, par un traité formel, étaient convenues de s'unir pour protéger l'intégrité du territoire -ottoman. Elles se donnaient parole de ne pas conclure la paix sans l'assentiment l'une de l'autre et de se retirer, aussitôt après cette paix, de toutes les forteresses et possessions ottomanes que le développement de la guerre les aurait amenées à occuper temporairement.

Les Parlements de Paris et de Londres accueillirent par des acclamations unanimes la communication qui leur fut donnée, le 27 mars, de ce document. La guerre était déclarée.

Une tentative de coopération de la Grèce et du Monténégro avec la Russie fut une consolation pour le Tsar, mais une consolation presque uniquement platonique. Elle n'eut d'autre résultat que d'immobiliser 8.000 Français et un régiment anglais, qui allèrent occuper Athènes, pendant que le contre-amiral le Barbier de Tinan surveillait l'archipel grec et le purgeait des pirates qui commençaient à l'infester.

La Russie se trouvait donc absolument isolée contre l'hostilité déclarée de trois grandes puissances et la neutralité malveillante de deux autres. Cette situation, si le Tsar l'eût prévue dès le commencement, l'aurait probablement fait reculer alors qu'il le pouvait encore avec honneur. Mais il est dans la destinée des gouvernements absolus de n'être pas toujours exactement renseignés ; on leur répond selon leurs désirs, plutôt que selon la vérité.

Les premiers coups de canon furent tirés contre Odessa, le 22 avril 1854, par l'amiral anglais Dundas et l'amiral français Hamelin. La ville fut épargnée, mais la flotte russe qui se trouvait dans le port fut anéantie, ainsi que les magasins militaires et les casernes.

En Angleterre on fondait les plus grandes espérances sur une expédition dans la Baltique. Le commandement en fut remis à l'amiral Napier, célèbre par ses victoires en Portugal et en Chine. Napier s'était vanté de prendre Cronstadt en moins d'un mois. Lorsqu'il fut devant cette forteresse, il la déclara inexpugnable, ainsi que Sweaborg et Helsingfors, à moins qu'on n'employât une flottille de bombardes ; or, on n'en avait pas.

La flotte française, aux ordres du contre-amiral de Parseval-Deschênes, avait rejoint la flotte anglaise le 12 juin. Ensemble elles bloquèrent la flotte russe. Celle-ci se refusa à une bataille. Les alliés se retournèrent alors contre les iles d'Aland et bombardèrent la forteresse de Bomarsund, qui fut enlevée par un corps de troupes françaises que dirigeait. le général Baraguey-d'Hilliers (16 août). Cette forteresse renfermait une garnison de 2.500 hommes et était armée de 180 pièces de canon ; c'était donc un établissement important, d'où la Russie dominait la Baltique et menaçait les côtes de Suède ; mais ce n'était pas Cronstadt. La capture de la., garnison de Bomarsund et celle d'un certain nombre de petits vaisseaux russes ne répondit qu'à moitié à la confiance qu'on avait mise dans les rodomontades de l'amiral Napier. L'hiver vint ; il força les flottes alliées à évacuer la Baltique. Néanmoins Baraguey-d'Hilliers reçut le bâton de maréchal en récompense de sa belle conduite.

C'était au midi, à l'extrémité opposée de l'empire russe,. que les coups décisifs allaient être portés.

Les Turcs soutinrent brillamment sur le Danube l'attaque de la grande armée russe commandée par le maréchal Paskewitch. Celui-ci avait mis le siège devant Silistrie, mais il s'y épuisa vainement en assauts furieux et multipliés, du 19 avril au 15 juin. Un de ses généraux, Schilders y fut tué, et lui-même blessé, ainsi que le prince Gortschakoff. Le choléra se mit dans ses troupes et bientôt, sans attendre les alliés qui se disposaient à marcher au secours de la place, il leva le siège et repassa le Danube.

Omer Pacha, après un combat heureux à Oltenitza, avait franchi le fleuve à son tour. Rien ne l'empêchait de marcher sur Bucarest et de ruiner les magasins que les Russes avaient concentrés dans cette ville. Il préféra rester sur la défensive et repoussa dans Kalafat tous les efforts de Gortschakoff qui avait remplacé Paskewitch et qui perdit cinq mille hommes autour de cette place sans pouvoir s'en rendre maitre.

Pendant ce temps, une armée française commandée par le maréchal de Saint-Arnaud, ayant sous ses ordres, comme chefs de second rang, le général Canrobert et le prince Napoléon, fils du roi Jérôme, et une armée anglaise commandée par lord Raglan, après avoir débarqué à Gallipoli à la fin d'avril, s'étaient, de là, dirigées sur Varna, d'où elles devaient surveiller les Russes dans leurs opérations sur le Danube. Elles les attendirent longtemps ; le général Espinasse poussa même de leur côté, à travers la Dobroudscha, une reconnaissance funeste. La maladie fit parmi ces quelques milliers d'hommes en marche dans les marécages plus de victimes que n'en eût pu enlever le feu de l'ennemi. Le choléra envahit le camp de Varna, un terrible incendie détruisit la moitié de la ville, et l'on se demandait si les soldats de l'Occident allaient disparaître avant d'avoir combattu, lorsqu'une proclamation de Saint-Arnaud, investi du commandement général, annonça que la période d'attente sous les armes était finie et que, l'ennemi s'éloignant, on allait le chercher chez lui, en Crimée, pays aussi salubre que la France, et à Sébastopol, siège principal de sa force (26 août).

Les Russes avaient rétrogradé non seulement derrière le Danube, mais en dehors des Principautés et cela sur la sommation d'une puissance qu'ils croyaient leur amie. Le 14 juin, l'Autriche avait signé avec la Turquie une convention qui l'autorisait à occuper ces deux provinces vassales de la Porte, et au besoin, à les faire évacuer de force. Nicolas, menacé sur sa droite par les Autrichiens, sur sa gauche par les Anglo-Français, ayant en face de lui les Turcs qu'il cessait de mépriser, fit semblant de croire aux protestations doucereuses dont la communication venue de Vienne était accompagnée ; il répondit qu'il consentait, par égards pour l'Autriche, son alliée, au sacrifice qu'on demandait à sa dignité, et ses troupes cédèrent la place, dans Bucarest et dans Jassy, aux troupes autrichiennes ; mais il fut blessé au cœur.

Les troupes alliées débarquèrent en Crimée à Eupatoria, ville ouverte, et à Vieux-fort — en anglais Oldfort —, le 4 septembre. Elles comptaient 33.000 Français, 27.000 Anglais et 7.000 Turcs ; en tout 67.000 combattants. Le prince Menschikoff les attendait avec confiance dans une position formidable. Il avait écrit au Tsar qu'avec les 40.000 hommes qu'i commandait il se chargeait d'en arrêter 200.000 et de leur barrer indéfiniment la route de Sébastopol. Mais il aval maintenant affaire à des soldats moins faciles à intimider que les diplomates de la Porte.

L'aurore du 20 septembre trouva les armées en présence séparées par un ravin profond dans lequel serpente le petit fleuve de l'Alma. Les Russes couvraient les collines de la rive gauche, très escarpées sur ce point ; à leur droite, ils étaient protégés par leur cavalerie ; à leur gauche, la falaise à pic leur semblait un rempart suffisant.

Du côté des alliés, les Français, qui formaient la droite e le centre, attendirent impatiemment depuis six heures l'ordre d'attaquer. Les Anglais, à gauche, ne furent prêts qu'à di heures. Alors tout s'ébranla.

L'Alma est franchie rapidement. La division Canrobert s'élance à l'escalade des hauteurs ; les pièces ont dix et douze chevaux chacune, les soldats poussent aux roues. Le zouaves-, l'infanterie de marine les devancent, chassant les tirailleurs russes embusqués dans les broussailles et les vignes. L'artillerie du général Bosquet parvient jusqu'au haut d'une crête qui domine le plateau ; elle couvre d'obus les rangs serrés de l'ennemi, qui répond avec intrépidité. Les Anglais font de leur côté une ascension lente, comme à la parade ; ils enlèvent sur leur passage une redoute de douze pièces, défendue avec acharnement, et viennent se mettre en bataille sur le plateau déjà couvert de cadavres. Les Russes reculent sur toute la ligne.

Les Français avaient perdu 1.340 hommes, dont seulement 140 tués ; ils avaient grimpé presque isolément et les balles de l'ennemi avaient passé par-dessus leurs têtes. Les Anglais, marchant en masses profondes, perdirent près de 2.00 hommes ; les Russes, 5.000. Mais le résultat moral de cette première rencontre fut immense.

Malheureusement pour les alliés, la lenteur des Anglais qui, déjà au débarquement, avait fait perdre deux journées précieuses, ne permit pas non plus une poursuite sérieuse à la fin de la journée. Lord Lucan, qui commandait leur cavalerie, s'embourba dans les marais de l'Alma. Si, conformément au plan du Maréchal, l'armée en retraite avait été tournée sur sa droite avec la même impétuosité qu'elle le fut sur sa gauche, qui peut dire ce qu'elle fût devenue ?

Les Anglais voulurent employer les journées du 21 et du 22 à reformer leurs cadres et à enterrer leurs morts. La marche en avant ne reprit que le 23. Menschikoff était déjà entré dans Sébastopol, tout en consolidant ses communications avec Simféropol, et en couvrant habilement l'unique route par laquelle la grande forteresse, dont le siège était imminent, pouvait recevoir des secours de l'empire russe.

Le maréchal Saint-Arnaud envoya à Paris un magnifique rapport. Les mots par lesquels il débutait : Sire, le canon de Votre Majesté a parlé et notre victoire est complète, parurent à Napoléon III encore plus doux à entendre que les bulletins de plébiscite, seules victoires qu'il eût remportées jusqu'alors. La divine Providence semblait ajouter désormais sa consécration effective à celles des acclamations populaires.

Un deuil inattendu obscurcit toutefois ce brillant fait d'armes. Saint-Arnaud, malade du choléra, était resté douze heures à cheval le jour de la bataille de l'Alma. Cet effort l'avait épuisé. Un ordre du jour, daté du surlendemain 26, apprit à l'armée qu'il était obligé de remettre le commandement au général Canrobert : Soldats, disait-il, vous me plaindrez, car le malheur qui me frappe est immense et peut-être sans exemple.

Il s'embarqua et mourut deux jours après. Grande perte pour l'Empereur et même pour la France.

A Saint-Pétersbourg, la nouvelle de la bataille trouva un accueil bien différent de celui de Paris. Nicolas s'était montré incrédule dès le principe sur le projet de venir l'attaquer chez lui. A la lecture de la proclamation de Saint-Arnaud qui annonçait l'expédition de Crimée et la marche sur Sébastopol, il sourit avec dédain : Les Français n'oseront pas, dit-il. Mais, lorsqu'il apprit au palais d'hiver la défaite de l'Alma, il prit au collet le courrier qui l'apportait : Tu mens, lui dit-il, tu mens, ce que tu m'annonces est impossible !

C'était pourtant la vérité, terrible déjà, désespérante bientôt malgré des prodiges de valeur. La désorganisation et la fraude régnaient dans l'armée russe qui souffrait et se désagrégeait. Les distances, car les chemins de fer manquaient encore, apportaient au ravitaillement des difficultés et des lenteurs inouïes ; pour arriver en Crimée, il y avait plus loin de Pétersbourg ou de Moscou que de Marseille ou de Plymouth. Seul, abandonné de tous, même de l'Autriche, le fier despote, trop tard éclairé, fut atterré de son isolement et de son impuissance ; il voyait son règne glorieux de trente ans s'achever dans la nuit sombre : Je suivrai de près mes braves soldats dans la tombe, murmurait-il chaque fois qu'il achevait de dépouiller les courriers quotidiens de Crimée[1].

Chargé du commandement en chef après Saint-Arnaud, Canrobert, dès que les Anglais se jugèrent enfin prêts à marcher, s'achemina vers le sud, sur Sébastopol ; ses mouvements étaient flanqués à droite par les flottes qui l'accompagnaient.

La rade de Sébastopol s'ouvre dans la mer du côté ouest. Elle est formée par l'embouchure de la Tchernaïa, petit fleuve qui vient de l'est et débouche au fond d'un golfe long de six kilomètres et large de huit à neuf cents mètres, qui constitue la rade ; c'est sur sa rive méridionale qu'est bâti Sébastopol et que s'enfoncent les divers bassins qu'il couvre et qui forment son port.

Mal défendue encore contre une attaque par terre, la ville l'était fort bien contre une attaque par mer ; avant d'arriver à l'ouverture de la passe, il fallait, en effet, subir d'abord le feu du fort de la Quarantaine (S.), et pour en forcer l'entrée, il fallait passer entre les forts Constantin (N.) et Alexandre (S.) croisant leurs feux et le commandant, puis traverser successivement trois autres lignes de forts et batteries se répondant d'une rive à l'autre, la plupart casematés et à plusieurs étages, c'est-à-dire subir de front, de flanc et de revers, pendant au moins trois kilomètres, l'action simultanée de 600 bouches à feu.

Une pareille témérité n'aurait pas, dit-on, arrêté Saint-Arnaud, s'il eût vécu. Pendant que sa flotte canonnerait les batteries extérieures de la rade, ses troupes de terre devaient attaquer le fort du Nord, le premier qui se présentait à elles et qu'il confondait avec le fort Constantin situé à l'entrée de la passe, et, cet ouvrage dominant une fois occupé, prendre à revers les défenses intérieurement construites sur la rive septentrionale de la rade, et bombarder la ville étagée sur l'autre rive ; alors la flotte, désormais en sécurité du côté conquis par elle et n'ayant plus à craindre les feux croisés des deux bords, aurait forcé l'entrée de la rade et serait venue y assaillir la flotte russe déjà compromise par le feu plongeant des batteries de l'armée. Tel était le plan, du moins de Saint-Arnaud, car si l'amiral français Hamelin n'avait qu'à lui obéir malgré ses répugnances, il n'en était pas de même de l'amiral anglais, qui hésitait à aller opposer à des murailles de pierre ses murailles de bois. D'autre part, le nouveau généralissime des armées de terre, s'il était aussi intrépide que Saint-Arnaud, n'avait pas non plus le même coup d'œil ni les mêmes audaces. Mais ce furent les Russes eux-mêmes qui décidèrent de l'opération à exécuter.

Le 23, à six heures du matin, l'armée en marche entendit. de fortes détonations du côté de Sébastopol ; on y dépêcha un aviso : voici ce qui se passait. Dès le soir même du 20 et. en quittant les champs de l'Alma, Menschikoff avait mandé de Sébastopol l'amiral Korniloff et lui avait donné l'ordre de fermer l'entrée de la rade en y submergeant des navires. En vain Korniloff, ne comprenant pas ce coup de génie, essaya de résister, offrant d'aller avec ses quatorze vaisseaux et sept frégates se jeter sur la flotte alliée et mourir du moins en combattant ; l'ordre fut réitéré et il fallut obéir. Le 22, cinq vaisseaux et deux frégates furent rangés en ligne de file en travers du chenal, entre les forts Alexandre et Constantin, et le soir, sur une dernière injonction du prince, on commença à les saborder. L'œuvre dura toute la nuit. Au matin, il ne restait plus debout qu'une frégate et un vaisseau de 120 ; celui-ci ne voulait pas mourir, oscillait et roulait, poignant du spectacle de son agonie le cœur crispé des milliers de marins qui le regardaient ; il fallut lui donner le coup de grâce ; une frégate s'approcha, lui ouvrit les flancs de son artillerie, et enfin il sombra à côté de ses compagnons. C'étaient ces coups de canon qu'avaient entendus les alliés, et dès lors tout leur plan d'attaque était renversé ; la flotte n'y pouvait plus concourir, et les Russes, renonçant à se servir de la leur, venaient d'un seul coup d'augmenter la défense de toutes ses ressources, c'est-à-dire de sept mois de vivres, 3.000 canons et 18.000 matelots. On crut voir là un acte de désespoir, la suite montra que c'était au contraire l'acte du patriotisme le plus éclairé.

Canrobert et lord Raglan poursuivirent néanmoins leur marche. Mais quand, le 24, ils rencontrèrent le Belbek défendu par une batterie de position qui les força d'obliquer à gauche pour le franchir, et qu'ils se furent assurés par des reconnaissances que le fort du Nord, le premier qui se présentait ensuite, n'était pas du tout le fort Constantin situé à l'entrée septentrionale de la rade, et que de plus d'autres ouvrages le flanquaient, ils renoncèrent à attaquer par le nord, et se décidèrent à tourner la ville pour l'aborder par le sud.

Le sud, c'est le célèbre plateau de Chersonèse sur le bord duquel Sébastopol est bâti, triangle dont la pointe extrême est à l'ouest, dont les deux côtés sont baignés par la mer, et dont la base est fermée à l'est par une ligne de rochers abrupts qui domine la plaine au-delà, depuis Balaklava au sud jusqu'à la Tchernaïa au nord ; il occupe une superficie d'environ 125 kilomètres carrés, soit celle qu'occuperait un carré régulier de 11 kilomètres de côté. Pour aller s'y établir, il fallait quitter momentanément l'appui de la flotte, tourner par le sud-est et aller passer la Tchernaïa en amont du point où elle entre au fond de la rade, puis redescendre au sud sur Balaklava ; ce fut l'objet d'une marche de flanc des plus dangereuses. Les Anglais, formant jusque-là la gauche de l'armée, se trouvaient naturellement en avoir la tête. Ils ont la lenteur des tenaces, et les Français, l'arme au pied dès sept heures, durent attendre jusqu'à midi pour se mettre en route derrière eux. On n'avait qu'un chemin de traverse pour aller rejoindre la route qui, venant de Batchi-Séraï, descend au sud sur Balaklava, et ce chemin traversait une épaisse et interminable forêt. L'artillerie et les bagages le suivaient, flanqués à droite et à gauche par l'infanterie ; le tout tantôt. s'arrêtant quand le chemin s'engorgeait, tantôt même refluant ; véritable chaos de voitures, de canons et d'hommes, où la moindre surprise eût suffi à jeter une panique qui eût été rendue irrémédiable par l'obscurité, car lorsque le jour baissa, les fantassins marchaient absolument les yeux fermés, et les cavaliers au gré de leurs montures, sans voir où ils allaient. Peu s'en fallut qu'une rencontre n'eût lieu. En effet, au même moment, Menschikoff remontait au nord et poussait jusqu'à Batchi-Séraï, afin de bien assurer ses communications avec la Russie ; de sorte que, pendant toute la journée du 25, ses troupes défilèrent sur cette route vers laquelle les alliés s'avançaient pour y déboucher. Quand le soir les Anglais sortirent de la forêt, ils aperçurent la queue du convoi qu'un détachement d'arrière-garde escortait, et s'en emparèrent aisément. Que fût-il arrivé si l'armée russe elle-même leur eût barré le débouché de la forêt ?

Cette petite escarmouche avait encore retardé la marche ; des Anglais arrivèrent à la nuit dans la vallée de la Tchernaïa ; les Français durent s'arrêter à un bivouac qu'ils nommèrent le camp de la Soif, tant ils eurent à en souffrir ; aussi, quand le lendemain ils aperçurent la Tchernaïa, rien ne put les retenir, ils dévalèrent les pentes clans un élan irrésistible pour aller s'y abreuver et s'y plonger. Ce fut une joie folle, une immense baignade ; heureusement, il n'y eut pas de Russes pour la troubler. Ceux-ci n'avaient pas une minute à perdre pour élever des défenses au front sud de Sébastopol, et, sous la direction de Totleben, déjà tous les bras y travaillaient.

Dans la matinée du 17 octobre, les assaillants saluèrent la place par une décharge générale, sur terre et sur mer. La flotte s'était rapprochée du rivage et avait pris position ; les Français canonnèrent le fort de la Quarantaine, les Anglais le fort Constantin ; mais les Russes firent face à tout. Le vaisseau la Ville-de-Paris reçut cent cinquante boulets, tant dans sa carène que dans sa mâture ; un obus vint se loger au-dessus de la dunette, tuant plusieurs officiers ; l'amiral Hamelin fut enseveli sous un amas de planches ; on le crut au moins blessé, mais il n'avait que des contusions sans gravité. Un autre obus éclata dans la machine du Charlemagne ; le Montebello reçut également de terribles avaries. Tel fut le vacarme causé par tant de bouches à feu, que la terre frémissait à plusieurs lieues à la ronde et que des vitres furent brisées par la commotion à cinquante kilomètres de là, à Balaklava. Le résultat de la journée fut de convaincre les alliés qu'il fallait abandonner l'idée d'un assaut.

Les vaisseaux anglais s'installèrent donc au port de Balaklava au sud-est de Sébastopol ; ceux des Français au sud-ouest, dans la rade de Kamiesch. Ces deux centres d'approvisionnements se couvrirent bientôt de constructions improvisées et devinrent de véritables villes. Un coup de main sur la grande forteresse de la mer Noire étant désormais impossible, il fallut se résigner à un siège, ou plutôt à une série de sièges, car on ne pouvait investir complètement cet immense camp retranché. On recourut à la pioche ; les Français la prirent avec ardeur, et en se livrant à des plaisanteries ; les Anglais silencieusement, avec la résignation stoïque qui fait le fond de leur caractère. Mais Menschikoff ne renonçait point. à abréger le siège en surprenant les Anglais, grâce à une armée de renfort que les grands-ducs lui amenaient de Russie ; il espérait les détruire, tandis que la garnison ferait une attaque de front contre les Français.

L'exécution de ce plan fut favorisée par un épais brouillard, dans la matinée du 5 novembre. Les Anglais, postés à Inkermann, ne virent les colonnes russes qu'après avoir entendu siffler les balles. Leurs postes les plus avancés se laissèrent exterminer jusqu'au dernier homme, ce qui donna au reste le temps de se reconnaître et de se ranger en bataille. Formés en carrés, mais pressés par des forces six fois supérieures, ils soutinrent tous les chocs sans faiblir, mais ils n'apercevaient autour d'eux qu'un cercle de fer et de feu impossible à rompre. Leurs principaux chefs tombent ; il n'y a plus d'autre alternative que de se rendre ou de mourir. Se rendre, ils n'y songent point ; mais voici qu'une clameur s'élève et grandit : Hourrah ! les Français arrivent ! — Vive l'Empereur ! répond une formidable acclamation encore lointaine, mais déjà appuyée de coups de fusil. Ce sont les têtes de colonnes du général Bosquet, puis du prince Napoléon, qui arrivent au pas de course.

Les Français se mirent en ligne sous le feu de l'ennemi. Ne tirez pas, mes enfants, criait Bosquet, ne tirez pas, vous tueriez les Anglais. A la baïonnette ! A ces mots, ils fondirent comme un ouragan sur les Russes, qui ne purent. résister à cette avalanche et furent à leur tour obligés de reculer. Leur retraite ne tarda pas à se changer en pleine déroute. Lord Raglan a évalué leurs pertes dans cette journée, à 15.000 hommes tués ou blessés, quoique Menschikoff n'en avouât que 8.760. Celles des Anglais furent de 2.612, dont 130 officiers, et celles des Français de 1.726 hommes hors de combat, en y comprenant ceux qui tombèrent à l'autre extrémité des lignes des assiégeants, où les Russes avaient fait une sortie pour retenir l'armée française. Repoussés, ils faillirent, en rentrant dans la place, y laisser pénétrer l'ennemi avec eux. C'est là que tomba le général de Lourmel, blessé à mort au pied des remparts.

A la suite de la bataille d'Inkermann, les généraux alliés tinrent un conseil de guerre ; il y fut décidé que l'assaut serait ajourné jusqu'à l'arrivée des renforts nécessaires pour avancer les travaux de siège et tenir en même temps la campagne contre l'armée de Menschikoff.

Toute espérance d'un succès rapide était désormais perdue. Depuis trois mois, l'armée russe avait décuplé ses défenses sur tout le front de ses lignes ; les fortifications étaient réparées, liées entre elles par de nouveaux ouvrages. Derrière la première ligne des bastions, l'habile officier du génie dont la défense a immortalisé le nom, et qui, simple capitaine au commencement de la campagne, conquit en moins d'une année tous les grades et fut nommé à la fin général-major, Totleben accumulait les travaux. Des milliers de bras remuaient jour et nuit la terre ; le nombre des canons, leur calibre énorme, l'habileté des marins qui les servent, créent pour l'assaillant un obstacle qui ne pourra être brisé que par {les efforts inouïs. Ce nouveau genre de guerre va révéler dans l'armée française des qualités qu'elle-même ne se connaissait point : une patience égale à celle des Russes, et une industrieuse activité bien supérieure à celle des Anglais, que le manque du confortable habituel et les rigueurs de l'hiver éprouvent cruellement. Les jeunes soldats qui liront ces pages y trouveront peut-être avec profit un tableau exact emprunté aux notes d'un survivant de ce rude siège.

Le départ pour la garde de tranchée a lieu à huit heures du matin. L'adjudant-major a désigné d'avance l'emplacement de chaque compagnie ; aussitôt arrivés, les soldats déposent leurs sacs, visitent leurs armes, les amorcent et les appuient contre les parapets. Puis chacun se met à se défendre de son mieux contre les rigueurs du froid ; les uns se promènent, les autres battent la semelle. De distance en distance des francs-tireurs sont postés derrière des créneaux construits sur la crête du parapet ; ils commencent sur les embrasures et les embuscades russes un feu qui durera tout le jour. L'ennemi leur répond ; ses balles passent à quelques pouces au-dessus de nos têtes, leurs sifflements ressemblent aux bourdonnements d'un essaim d'abeilles.

Le général de service parait, il fait sa tournée habituelle, accompagné du major de tranchée ; les hommes se placent le dos au parapet à côté de leur arme ; la plupart des officiers généraux se contentent de cette position ; d'autres, exigeants, veulent que sur leur passage chaque homme soit au port d'arme. Pendant ses vingt-quatre heures de service, le général de tranchée se tient au Clocheton, ses colonels ou lieutenants-colonels de tranchée habitent de légers abris, que le génie leur a élevés dans les parallèles.

A trois heures, on apporte la soupe des soldats et le dîner des officiers ; chacun s'installe le moins mal possible, pour manger à son aise, heureux quand une bombe qui tombe à quelques pas, ou un sifflement de balles trop persistant ne nous force pas à changer plusieurs fois de place.

Dans ces jours d'hiver, la nuit commence à quatre heures, et quelle nuit ! Il faudra la passer tout entière debout, ou s'étendre sur la terre boueuse et glacée.

Vers six heures, les commandants de compagnie franchissent le parapet et vont placer en avant des sentinelles doubles qui s'abritent dans des trous creusés exprès. Quand il fait clair de lune, cette opération est des plus périlleuses ; l'ennemi voit se dessiner nos silhouettes, nous devenons le point de mire de ses tireurs.

A huit ou neuf heures, les batteries russes commencent leur sabbat ; des saillants du bastion du Mât partent des nuées de bombes, des bouquets de grenades qui éclatent sur nos têtes et retombent en pluie lumineuse. Il est inutile de chercher à les éviter ; sous cette grêle de feu le mieux est d'attendre immobiles, à la grâce de Dieu. Ce feu infernal cesse tout à coup ; bientôt les notes retentissantes du clairon nous apportent le garde à vous. Sur le front de nos parallèles les Russes sont en vue quelque part ; les gradins pratiqués dans les parapets se couvrent de soldats ; souvent ce n'est qu'une fausse alerte, souvent aussi l'ennemi a vu qu'il ne peut nous surprendre, il est rentré sans coup férir.

Rarement nos batteries répondent, ce n'est que par des bombes isolées qu'elles donnent signe de vie.

Les balles et les boulets pendant le jour, les bombes, les obus et les grenades pendant la nuit, nous tuent ou nous mutilent toujours plusieurs hommes : les morts et les blessés sont emportés dans des couvertures et sur des brancards, dont mainte fois nous avons eu à déplorer le nombre restreint. Des parallèles à l'ambulance de tranchée le trajet est long, une demi-heure au moins : les pauvres patients rendent souvent le dernier soupir avant d'avoir pu être visités ou opérés par les chirurgiens de service.

La nuit s'achève lentement, les heures paraissent longues, on trouve toujours que les montres retardent. Enfin, à sept heures, le jour commence à poindre, les hommes en embuscade rentrent, on les a relevés plusieurs fois pendant la nuit

Chaque soldat secoue sa couverture, blanche d'une couche de givre ou de neige ; on lui apporte sa goutte matinale ; elle l'aide à attendre patiemment la garde montante. Ces vingt-quatre heures de garde, mêlées d'incidents si divers, se renouvellent tous les trois. jours : il faut y avoir passé pour en comprendre les souffrances et les angoisses.

A dix heures nous sommes de retour au camp, où nous attend une soupe bien chaude. Quand le déjeuner a réparé nos forces, il faut se prémunir contre l'éventualité de la nuit prochaine ; peut-être serons-nous de travail, ou de longues heures sous les armes en cas d'alerte ; enfouis sous nos peaux de moutons, nos dures paillasses nous semblent des lits de plumes.

Dès les premiers jours de janvier, la nourriture s'améliore, les-distributions de viande fraiche et de pain sont plus fréquentes, les officiers peuvent, à des prix élevés, se procurer quelques adoucissements au régime réglementaire, du vin potable à deux francs le' litre, des conserves de viandes et de légumes que nous fournit. l'administration contre des bons remboursables.

Kamiesch est devenu le rendez-vous de nombreux navires de commerce qui ont bravé la rigueur de la saison et, en spéculant sur nos besoins, ont trouvé la source de gros bénéfices. Les officiers anglais sont riches ; leurs appointements énormes leur permettent une vie luxueuse ; ils sont, pour les marchands de Kamiesch et de Balaklava, une mine d'or inépuisable...

Pour se soutenir dans ses labeurs, l'officier a devant lui la perspective de l'avancement, le point d'honneur ; il a librement choisi sa carrière. Mais le soldat qui paie une dette forcée, que la loi du sort a arraché à sa famille et à sa chaumière, chez qui l'éducation n'a pu développer ces sentiments élevés auxquels nous obéissons, que dire de sa résignation et de sa bravoure ? Un quart au moins de nos hommes a droit à son congé, on les retient néanmoins sous les drapeaux : il est impossible, en face de l'ennemi, de se priver tout à coup des plus vieux soldats ; ils acceptent cette nécessité douloureuse et pourtant ils ont pu mesurer, par les dangers qu'ils ont déjà courus, ceux qu'il leur reste à affronter. Certes, les enfants de nos villages se sont montrés dignes de leurs pères, ils ont eu toutes les vertus militaires, la bravoure et la patience, l'intelligence de la guerre et l'abnégation[2].

Le 14 novembre une épouvantable tempête éclata sur les flottes et les camps. Le plateau de Chersonèse était balayé par un cyclone ; les nuages bas et rasant la terre passaient d'un bord à l'autre avec la vitesse de la foudre, au milieu de torrents de pluie : de mémoire d'homme, pareille bourrasque ne s'était vue. Bientôt quelques baraquements, plus solidement installés que les autres, demeurèrent seuls debout, tout le reste gisait sur le sol ou volait au gré des tourbillons ; officiers et soldats éperdus, souvent renversés par l'orage, cherchaient quelque pli de terrain où se réfugier ; il fallut un véritable dévouement pour arracher à une mort certaine les malades et les blessés dont les tentes ou les abris en planches avaient été enlevés, et les transporter à grand'peine dans les baraques préservées ; la fureur du vent était telle que la croix de fer qui s'élevait au-dessus de la chapelle d'un monastère fut tordue sur sa base et inclinée.

Sous cet épouvantable vent du sud-ouest soufflant de l'entrée de la mer Noire, que devenaient les flottes alliées, alors que la flotte russe, abritée dans la rade profonde qui s'enfonce à l'est de Sébastopol, avait la plus grande peine à résister ? Les désastres furent immenses. A Balaklava, onze navires anglais se perdirent complètement, dont un emportant tout un chargement de vêtements, sept furent désemparés ; à Kamiesch, une partie de l'escadre française, relativement abritée, ne perdit que trois petits navires de commerce ; mais sur la côte qui s'élève au nord de Sébastopol, le reste eut à supporter, avec toute l'escadre anglaise, des pertes cruelles ; sans parler de graves avaries, cinq navires de guerre anglais. deux frégates turques et plusieurs transports de commerce furent jetés à la côte entre les embouchures du Belbeck et de la Datcha, petites rivières situées sur la route de Sébastopol à l'Alma ; plus au nord encore, à Eupatoria, le vaisseau français Le Henri IV et la corvette à vapeur Le Pluton vinrent également à la côte ; leurs équipages purent être sauvés et même le matériel débarqué plus tard ; un vaisseau turc, une corvette anglaise, treize navires marchands périrent corps et biens et vingt-trois autres eurent le même sort dans la seule rade de Kustendjé en Dobroudscha[3].

Cependant tous ces désastres glissaient, comme la neige et les averses glaciales, sur le rude tempérament des Français aussi bien que sur celui des Russes ; les ouvrages se rapprochaient, se poursuivaient, se rapprochaient encore, tranchées contre tranchées, bastions contre bastions, courtines contre courtines. Les renforts arrivaient, et avec eux les vêtements d'hiver ; déjà la capote à capuchon et le paletot en peau de mouton dominaient dans l'armée française. Les Anglais étaient moins heureux. Leur armée, si belle au départ, si pleine de sève et de jeunesse, se fondait au feu de l'adversité ; souvent réduit à la demi-ration, au quart même, le soldat s'épuisait dans les luttes avec la faim, pendant que le port et la ville de Balaklava étaient encombrés de provisions, que le mauvais état des routes empêchait de faire arriver jusqu'aux camps ; 20.000 Anglais périrent de froid, de fatigues, et, chose épouvantable à dire, de faim.

Les Français vinrent au secours de leurs alliés, et, comme sur le champ de bataille, prirent leur part dans le travail et dans le danger ; ils se chargèrent de la garde et de la continuation de la plus grande partie des travaux commencés par les Anglais ; ils leur prêtèrent des chevaux et des mulets, car la cavalerie anglaise n'existait plus, et des équipages il ne restait absolument rien ; enfin ils leur construisirent une route solide, préludant ainsi au chemin de fer de Balaklava. De tous côtés, cependant, s'organisaient les secours : en France, par des souscriptions en Angleterre, par des dons patriotiques et l'envoi d'infirmières. Une enquête, provoquée par les malheurs de l'armée anglaise, fut ouverte au sein du Parlement. Le ministère Aberdeen dut se retirer devant la clameur générale et céder la place à lord Palmerston qui, sous la présidence de lord Granville, sut imprimer à la conduite de la guerre un plus vigoureux élan.

Les Russes ne s'endormaient point ; depuis la bataille d'Inkermann, ils avaient renoncé aux grandes surprises. Mais leurs sorties fréquentes, leurs expéditions partielles et journalières, fatiguaient horriblement l'assiégeant. Ils furent repoussés dans trois grandes sorties en décembre, et dans six autres en janvier et février 1855. En revanche, les Français firent, le 23 février, une première et inutile tentative sur la vaste redoute qu'on appelait la tour Malakoff. Ils s'en emparèrent mais ne purent s'y maintenir ; les zouaves surtout y perdirent beaucoup de monde.

Le prince Napoléon, malade, ayant demandé à rentrer en France, fut remplacé par le général Pélissier. Canrobert resta généralissime pour quelque temps encore mais cet homme modeste, paternel pour le soldat qu'il craignait toujours de sacrifier inutilement, s'imaginait que la lenteur des progrès du siège lui était imputable, et sollicitait l'autorisation de remettre à un autre un fardeau dont il se disait écrasé. Les rapports étaient devenus difficiles entre les Anglais et lui. Il aurait voulu suspendre les opérations du siège, porter ses efforts sur l'armée russe de secours et couper les communications des assiégés avec l'intérieur du pays ; mais lord Raglan refusait de s'éloigner de Balaklava. Canrobert télégraphia au ministre de la guerre :

Ma santé fatiguée ne me permettant plus de conserver le commandement en chef, mon devoir envers mon souverain et mon pays me force à vous demander de remettre le commandement au général Pélissier, chef habile et d'une grande expérience. L'armée que je lui laisserai est intacte, aguerrie, ardente et confiante ; je supplie l'Empereur de m'y laisser une place de combattant à la tête d'une simple division...

Général, ne faites pas cela, lui dit Pélissier, à qui il expliquait les raisons qui l'engageaient à se retirer.

— On ne regrette jamais de faire son devoir, répondit simplement Canrobert.

Les vraies raisons de la démission, Canrobert les a consignées dans une lettre adressée à un de ses amis, comme lui aide-de-camp de l'Empereur.

26 mai 1855.

Un des buts que je n'ai cessé de poursuivre était le maintien de la concorde entre nous et les Anglais ; j'y ai réussi, quoique ce fût chose des plus difficiles. Mais, depuis près de deux mois, nos relations officielles avaient changé de face, nous n'étions d'accord ni sur les opérations du siège, ni sur les opérations extérieures. Cette circonstance pouvait devenir un péril pour la bonne entente : elle ne me permettait pas de suivre les excellents plans de l'Empereur ; j'ai cru utile au service de notre cher souverain et de la France de résilier le commandement en chef et de redevenir bras après avoir été assez tête et cœur pour être devenu l'objet de la plus sympathique confiance et du dévouement le plus affectueux que jamais armée ait donné à son général ! Tout cela pourra un jour être utile à l'Empereur !...

La Porte projetait une diversion sur le Pruth, afin d'utiliser Orner-Pacha et son armée inactive. L'Autriche, qui occupait les Principautés, l'en dissuada, en raison des embarras que ne manquerait pas de lui causer à elle-même un déplacement du théâtre de la guerre. Orner-Pacha reçut donc ordre de se rendre, lui aussi, en Crimée. Il débarqua à Eupatoria, que les Français avaient fortifiée. Vingt-deux régiments russes, dont six de cavalerie, vinrent l'y surprendre mais ne purent l'y forcer, quoique les travaux d'enceinte de la place fussent inachevés. Après toute une journée de lutte ils se-retirèrent, laissant sur le terrain 500 morts.

Ainsi la fortune des armes trahissait de toutes parts la Russie. Battue par les armées venues d'Occident, elle l'était encore par les Turcs, ennemis naguère méprisés. Pour comble de mécomptes, Nicolas était informé que l'Autriche venait de se rapprocher encore de la France et de l'Angleterre ; qu'elle avait accédé, elle quatrième, au traité par lequel ces deux puissances et la Porte s'étaient engagées réciproquement à n'entrer dans aucun arrangement avec la Russie sans en avoir délibéré en commun ; enfin qu'elle avait promis de défendre les Principautés contre un retour offensif des Russes. Cette vieille amie acceptait donc formellement l'éventualité de grossir le nombre des adversaires du Tsar. Celui-ci en fut atterré[4]. L'excès de ses chagrins le conduisit au tombeau. Il mourut presque subitement, le 2 mars 1855, après s'être confessé et avoir reçu le saint viatique.

Je m'imaginais tenir beaucoup de place dans le monde, disait-il à son lit de mort ; mais quoique j'aie commandé en maitre à un sixième du globe terrestre, je comprends maintenant que je ne fus qu'un point dans l'espace et un point dans la durée des âges.

A tout prendre, Nicolas Ier fut assurément un grand prince et son règne un grand règne. Il forma de hardis projets, en réalisa quelques-uns et se montra de taille à les soutenir tous. Mais quand on le voit châtié par la divine Providence, on ne peut se refuser à reconnaitre le châtiment mérité. ll fut pour ses sujets catholiques en général, et en particulier pour les Polonais, un tyran inexorable, dur jusqu'à la férocité. Enivré de sa force, intraitable dans son orgueil, il montra un esprit étroit, incapable de comprendre les droits de la conscience humaine et les égards dus à une nationalité déchue.

Il eut de hautes qualités, disent les panégyristes à outrance ; il eut des vertus inoubliables. Nous n'avons garde de les passer sous silence Mais d'autres tyrans ne furent pas non plus des monstres sous toutes leurs faces. Marc-Aurèle fut un philosophe ; le zèle passionné de Julien pour le culte national et orthodoxe de la Rome antique ne saurait être mis en doute ; Septime Sévère, Dèce, Dioclétien, furent de vaillants capitaines ; Néron lui-même eut des qualités.

Elles n'empêchent pas l'histoire de les flétrir.

Le fils ainé de Nicolas, Alexandre II, s'il partageait les animosités de son père contre l'Eglise catholique et les Polonais, n'avait pas hérité des illusions de son orgueil. En arrivant au pouvoir suprême, il trouvait l'Empire dans une situation critique. Tout lui manquait à la fois ; ses alliés l'avaient abandonné, ses diplomates semblaient frappés de vertige, ses généraux étaient battus, ses flottes humiliées, son territoire envahi. La paix était le premier de ses vœux ; mais tout en la souhaitant, il dut poursuivre courageusement. la guerre pour sauver l'honneur. L'amiral Menschikoff fut remplacé à Sébastopol par le prince Gortschakoff, qui donna à la défense une impulsion nouvelle. Le nouveau Tsar leva, pour l'aider, le ban et l'arrière-ban de ses sujets, et d'innombrables recrues furent dirigées sur la Crimée.

Les assiégeants, de leur côté, reçurent un renfort, petit par le nombre, mais d'une importance que personne au monde n'eût pu prévoir, et qui allait devenir funeste à l'un des alliés beaucoup plus qu'à l'ennemi commun. C'était un corps de 10.000 soldats piémontais. Le Piémont était donc. entré dans la coalition anglo-franco-turque. Quel motif avait pu l'y attirer ? Quel intérêt avait-il en Orient ? Aucun ; mais un homme venait d'apparaitre sur la scène politique, où il prit bientôt le rôle dirigeant, quoique sa faiblesse parût faire de lui un simple comparse, ce qu'on appelle dans un calcul une qualité négligeable. Telle une poignée de ferment qu'on introduit dans une masse de pute, soulève et met en fermentation la masse entière.

Nous avons nommé le comte Camille de Cavour ; et l'histoire doit suspendre un instant le récit des batailles pour étudier cet homme et son fatal génie.

 

 

 



[1] Le jour de la Saint-Michel, 29 septembre 1854, un lugubre présage frappa Saint-Pétersbourg au moment même où le désastre de l'Alma y fut connu. Un loup énorme parcourut quelques rues et mordit vingt-cinq personnes. C'était, pour le peuple, le signe d'un grand malheur prochain. Quand l'impératrice Alexandra l'apprit, elle fondit en larmes et parut en proie a une indicible frayeur.

Rassurez-vous, ma mère, lui dit la grande-duchesse Marie, le loup a été tué, il ne fera plus de mal à personne.

Hélas ! ma fille, en octobre 1796, un loup de même taille parcourut Saint-Pétersbourg et laissa derrière lui des victimes aussi. Un mois plus tard, la grande Catherine, votre aïeule, mourut subitement, mon enfant.

Et l'impératrice continua à pleurer, n'osant révéler toute sa pensée.

[2] Un régiment de ligne pendant la guerre d'Orient. Notes et souvenirs d'un officier d'infanterie, recueillis par l'abbé Rochet, p. 125.

[3] L'auteur de cette histoire, alors employé du télégraphe à Varna, constata de visu, quelque temps après, l'étendue du désastre de Kustendjé.

[4] Il demanda un jour, à l'improviste, au comte Rzewusiki : Lequel des rois de Pologne était le plus bête ? Le comte, interloqué, cherchait une réponse. Eh bien, je le sais, moi, reprit le Tzar ; c'était Jean Sobieski, parce qu'il sauva Vienne de l'invasion turque. Et le plus bête des empereurs de Russie, continua Nicolas Ier, c'est moi, parce que j'ai aidé les Autrichiens à vaincre l'insurrection hongroise.