HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VII. — PRÉSIDENCE DICTATORIALE.

 

 

L'année 1852, objet de tant de frayeurs anticipées, s'ouvrit joyeusement par un Te Deum d'actions de grâces à Notre-Dame et par des réceptions nombreuses, exubérantes de confiance. L'aigle impériale fut rétablie sur les drapeaux, la monnaie fut frappée à l'effigie du Président, la devise Liberté, Egalité, Fraternité, devise menteuse en proportion de la faiblesse du pouvoir, fut effacée des monuments publics ; les gardes nationales furent dissoutes, puis réorganisées seulement pour la forme ; de grands travaux se commencèrent, entre autres, à Paris, les vastes constructions destinées à relier le Louvre aux Tuileries. Un vent violent de contre-révolution emportait le vaisseau de l'Etat. L'ordre et l'autorité étaient les seuls biens appréciés. On en avait un tel besoin qu'on faisait bon marché et de ce qu'il y avait eu d'illégal dans la manière dont ces biens étaient revenus, et de ce qu'il y avait d'abaissé pour l'intelligence publique dans la compression qui les faisait durer. La France éprouvait comme un renouveau de jeunesse.

Investi pour dix ans d'une présidence qui, tout le monde le sentait, ne durerait pas dix ans[1] et se transformerait avant peu en une autre dénomination plus en harmonie avec la réalité des pouvoirs dictatoriaux, Louis-Napoléon rétablit la Constitution de l'an VIII, sauf de légères modifications.

Cette Constitution plaçait à la tête de l'Etat un chef responsable, de qui seul dépendaient les ministres ; deux Chambres : le Corps législatif nommé par le suffrage universel, à raison d'un député par 35.000 électeurs — ce qui donnait 261 députés — ; le Sénat composé de 150 membres choisis par le chef de l'Etat parmi toutes les illustrations du pays ; enfin un Conseil d'Etat chargé de préparer les lois et d'en soutenir la discussion devant le Corps législatif. Mais cette Constitution n'était pas immuable : le Sénat pouvait la modifier, et la modifia effectivement plusieurs fois par des sénatus-consultes.

Le Corps législatif avait des pouvoirs plus étendus que celui de l'an VIII, qui votait les lois sans les discuter lui-même et assistait silencieux à leur discussion par une Commission du Tribunat à laquelle répondait une Commission du Conseil d'Etat. Toutefois, ses débats n'étaient pas publics, et la presse ne reçut que par le sénatus-consulte du 22 janvier 1861 le droit de les reproduire. Mais comme les ministres n'intervenaient pas dans les discussions législatives, on évitait les crises fâcheuses si fréquentes dans le régime parlementaire ; à l'abri des caprices du Parlement, et couverts dans leur administration par la responsabilité du chef de l'Etat, les ministres pouvaient rester aux affaires, même en présence d'une majorité hostile.

Telle qu'elle était, cette Constitution n'a pas, selon les promesses de son auteur, fermé l'ère des révolutions, mais elle a donné au pays dix-neuf ans de prospérité intérieure. Si elle ne fut, en définitive, qu'une halte autocratique dans la Révolution, c'est que son auteur, quoique personnellement à peu près chrétien, n'eut pas l'intelligence ou la hardiesse nécessaires pour lui donner une base chrétienne et l'asseoir en dehors de cette absolue indépendance humaine qui écarte systématiquement la loi divine, et qui est la grande erreur politique de notre temps.....

Les maires étaient nommés par le pouvoir exécutif, ce qui mettait aux mains de ce dernier les administrations municipales.

Le serment politique fut rétabli ; tardif hommage rendu à la sainteté de ce lien sacré par un homme qui venait de violer le sien à la face du monde. Son impudence fut en même temps une faute, car elle écarta des fonctions publiques précisément les hommes les plus respectueux, pour ne pas dire les seuls respectueux du serment. La plupart des légitimistes, entre autres, sur l'injonction formelle du comte de Chambord, se refusèrent à le prêter. En faisant l'oraison funèbre du général de Lamoricière, qui fut du nombre des refusants — quoique non légitimiste —, Mgr Dupanloup les a honorés tous par ces paroles magistrales :

Je ne connais rien de plus beau que l'homme d'un seul serment, qui après avoir donné sa parole, se constitue toute sa vie prisonnier de cette parole et captif de son honneur. Que d'autres cherchent s'il s'est trompé ; moi je sais qu'il s'est sacrifié, et je vénère la douleur de ces sacrifices et les larmes qu'ils coûtent. Je me suis toujours efforcé d'inspirer aux vainqueurs le respect des vaincus. Tous les ans je fais le panégyrique d'une héroïne qui mourut sur un bûcher. Il est d'autres bûchers et d'autres tortures : Lamoricière les connut lorsqu'il apprit, à l'étranger, que la France allait faire la guerre et qu'il n'en serait pas. Alors, de quel œil ardent il suivit, penché sur les cartes, avec d'autres exilés comme lui, toutes les phases de ce long et glorieux siège de Sébastopol qui eût moins duré peut-être s'ils y eussent tous été !

L'orateur aurait pu supprimer le peut-être sans se tromper. L'armée française eut à regretter plus d'une fois les vieux généraux proscrits au nom de la politiqué ; avec eux elle n'aurait pas descendu si aisément les pentes de la désorganisation qui devaient aboutir à Sedan et à Metz.

Le fils unique de Lamoricière étant tombé malade à Paris, Napoléon III autorisa le père à rentrer en France sans conditions. Il fut mieux inspiré ce jour-là par la nature que par la politique. Malheureusement quand le père arriva à Paris, le fils était mort. Mais le père ne retourna point en exil.

Résumons les mesures dictatoriales et réorganisatrices qui se succédèrent dans les premiers mois de 1852.

Le Prince avait, à cette époque où il pouvait tout, une sorte de fièvre d'innovations. M. de Montalembert était son confident et, quoique lui-même assez peu pondéré, se voyait obligé de le retenir. Je voyais souvent Montalembert, raconte M. de Melun ; nous revenions ensemble de chez Mme Swetchine ; il cherchait à me convertir au dictateur, dont il me confiait les bonnes intentions. Un jour le Prince voulait supprimer l'Université, un autre jour nommer le cardinal de Bonnechose, ministre de l'instruction publique. C'était Montalembert qui modérait son zèle. Louis-Napoléon lui offrit la vice-présidence du Sénat.

Le Prince tenait également à fermer au plus tôt, dans la mesure du possible, les plaies qu'il avait faites, bien malgré lui, disait-il, dans ce qu'il appelait un jour la pénible mais inévitable opération chirurgicale du 2 Décembre. Dès le mois de février 1852, craignant que la répression n'eût été trop rigoureuse en certains départements, il y envoya des commissaires extraordinaires pour réviser les jugements rendus. Afin de bien montrer aux généraux et aux autres officiers exilés que ce n'était pas à leurs personnes qu'il en voulait, mais uniquement à leurs opinions, ou à leurs situations inconciliables avec sa politique, il eut soin de leur faire toucher, à l'étranger, la solde de disponibilité.

Une mesure discutable et très discutée, ce fut celle qui avait pour but de diminuer en France la fortune territoriale de la famille d'Orléans. Le roi Louis-Philippe, le 7 août 1830, immédiatement avant d'accepter la royauté, avait soustrait ses biens à l'obligation traditionnelle de réunion au domaine de la couronne ; pour cela il les avait donnés à ses enfants, sous réserve d'usufruit, en excluant l'aîné qui devait régner après lui. Un décret présidentiel, du 23 janvier 1852, rappelant les exemples de Henri IV, de Louis XVIII et de Charles X, annula cette donation plus bourgeoise que royale et prescrivit le retour des biens de Louis-Philippe à l'Etat. MM. de Morny, Rouher, Fould et Magne refusèrent d'adhérer à cette mesure draconienne ; ils furent remplacés par MM. de Persigny, Abatucci, Bineau et Lefèvre-Duruflé. M. de Montalembert se montra encore plus outré de ce qui lui paraissait une spoliation, une confiscation pure et simple : il donna sa démission de membre de la Commission consultative[2]. Les orléanistes se vengèrent par un jeu de mots, faute de mieux : Voici le premier vol de l'aigle !

Le Prince eu l'habileté de consacrer à diverses œuvres de bienfaisance le produit de la vente des biens d'Orléans. On le répartit entre les sociétés de secours mutuels et les établissements de Crédit foncier. On en affecta une partie à créer une caisse de retraite pour les desservants, une autre à améliorer les logements insalubres d'ouvriers, une autre, la plus considérable, à créer une dotation de la Légion d'honneur pour les militaires. C'est à partir de ce moment qu'un supplément de solde ou de retraite fut attaché pour l'armée à la décoration ; mesure très louable en elle-même, mais qui est devenue onéreuse pour les finances de l'Etat, sans rien ajouter au relief de la Légion d'honneur. Celle-ci n'avait ni plus ni moins de prix, quand elle était gratuite ; elle ne rapporte rien aux civils ; voit-on qu'elle en soit moins convoitée ? C'est une erreur aux gouvernements de donner de l'argent, dont ils sont toujours à court, pour obtenir des hommes ce que, tout aussi bien, ils recevraient d'eux gratis.

Les élections pour le Corps législatif se firent le 19 février, au scrutin uninominal par arrondissement ou fraction d'arrondissement, et non plus au scrutin de liste par département. Le gouvernement patronna ouvertement les candidats de son choix ; à peu près tous furent élus. MM. Cavaignac, Hénon et Carnot représentèrent seuls l'opposition républicaine.

Le Sénat fut formé en même temps. Il était à la nomination du Pouvoir. Le Prince eut le soin de ne le tenir jamais au complet, afin d'avoir- toujours à sa disposition le moyen de récompenser un service ou de stimuler un zèle hésitant. Une dotation de 30.000 francs fut attribuée un peu plus tard à chaque sénateur et une de 12.000 à chaque député. Les cardinaux, amiraux et maréchaux faisaient de droit partie du Sénat. Pour le reste, les choix de Louis-Napoléon eurent, en général, l'assentiment public. Ainsi qu'il s'y était engagé, il appela au sein de la haute Assemblée toutes les illustrations du pays, à l'exception, bien entendu, des hommes éminents qui se trouvaient en exil ou qui lui avaient fait une opposition notoire ; et ceux pour qui il n'y avait pas de place au Sénat en reçurent une au Conseil d'Etat.

La nomination des présidents lui appartenait aussi. Il nomma M. Billault à la présidence du Corps législatif et le prince Jérôme, ex-roi de Westphalie, à celle du Sénat.

Celui-là seul qui voit le fond des cœurs pourrait dire dans quelle mesure Louis-Napoléon fut1sincère à l'égard des œuvres de bienfaisance et des améliorations sociales. Il recherchait là, selon toute apparence, la popularité autant que le bien réel ; mais l'application qu'il y apporta et la persévérance de ses efforts ne permettent pas, si l'on veut être juste, d'attribuer tout uniquement à l'intérêt personnel et dynastique. Il organisa, en 1852, le travail dans les prisons, régla l'immigration des travailleurs libres dans les colonies, créa la médaille militaire afin de ne pas trop prodiguer la Légion d'honneur, institua, pour les classes pauvres de Paris, les aumôniers des dernières prières dans les cimetières. Tous les hommes de charité ou de philanthropie étaient invités à lui prêter leur concours, à quelque parti qu'ils appartinssent. Un emprunt aux souvenirs de l'un d'eux va nous donner la physionomie de l'Elysée, en ce temps-là, au point de vue des œuvres populaires.

Le vicomte Armand de Melun raconte qu'un jour du mois de mars 1852 une invitation à dîner chez le Prince Président lui arriva par l'intermédiaire de Mgr Sibour, archevêque de Paris. Lui qui professait des convictions légitimistes et qui sortait à peine de Mazas où il avait fait partie de la razzia de députés enlevés, le 2 décembre, à la mairie du Xe arrondissement, il crut d'abord à une méprise. L'Archevêque lui donna, non sans quelque embarras, l'explication de l'énigme. L'invitation était très sérieuse. Le Prince Président voulait le consulter sur l'institution des sociétés de secours mutuels ; il s'agissait de l'intérêt des malheureux ; t'eût été une faute de ne pas répondre aux bonnes dispositions du nouveau pouvoir ; bref, l'Archevêque s'était porté garant de son acceptation. M. de Melun ne crut pas devoir donner un démenti à la parole du prélat. Ils se rendirent ensemble à l'Elysée.

C'était un mercredi de carême, raconte M. de Melun. A notre arrivée, le Prince salua profondément l'Archevêque, puis vint à moi, me tendit la main, me remercia d'avoir accepté et m'exprima le regret d'avoir été si longtemps sans me voir. Je m'inclinai (sans faire aucune allusion à Mazas) et l'on passa dans la salle à manger. Contrairement aux craintes de Mgr Sibour qui m'avait dit en route qu'il se contenterait de pain et de fromage si l'on servait en gras, le maigre le plus somptueux, mais le plus absolu, régnait sur la table.

Persigny, ministre de l'intérieur, prés duquel j'étais placé, ne cessa de m'entretenir de mes œuvres, de mes propositions charitables à l'Assemblée, en m'assurant que je manquais au Corps législatif. Il finit par cette apostrophe assez inattendue : Dites-moi, cher M. de Melun, dans quel département voulez-vous être nommé ?M. le ministre, lui répondis-je en riant, à ma première députation j'ai fait mon devoir et vous m'avez mis à Mazas et à Vincennes ; à la seconde je le ferais encore et vous pourriez me faire pendre ; j'aime mieux n'en pas courir la chance.

Après le dîner, le Prince Président nous précéda dans un petit cabinet éclairé par deux candélabres placés sur une table, autour de laquelle il nous invita à prendre place. en faisant asseoir l'Archevêque à sa droite. Ensuite il ouvrit la séance par un des plus longs discours que je lui aie entendu prononcer. Il parla de la nécessité de faire quelque chose pour le peuple, du danger des systèmes économiques, des bienfaits du secours mutuel assistant le pauvre par ses propres ressources et l'aide des membres honoraires qui versent des cotisations sans participer eux-mêmes aux secours. Il finit par déclarer qu'il cherchait le moyen pratique de faire pénétrer la mutualité jusques dans les moindres villages de France.

Après lui, M. de Persigny développa cette idée, fort simple en apparence, qu'il n'y avait qu'à décréter qu'une société de secours mutuels serait établie dans chaque commune, sous la présidence du maire, et que tous les habitants en feraient partie, les ouvriers comme participants, les propriétaires comme membres honoraires. M. Rouher et les autres assistants parurent accepter cette idée... Interrogé à mon tour, je n'hésitai pas à déclarer que c'était là du socialisme d'Etat, rendant obligatoire la prévoyance des ouvriers et la charité des propriétaires. Je réclamai pour les sociétés une situation qui leur permit de vivre honorablement, librement, à l'abri des caprices de l'administration ; je me contentais pour elles de la personnalité civile et du droit de recevoir et de posséder.

Le Prince écouta avec une grande attention, tout en fumant une cigarette qu'il avait allumée à l'un des candélabres. Vers onze heures il congédia les assistants en leur annonçant qu'il se rendait à l'Opéra.

Le lendemain, M. Rouher fut chargé de rédiger le projet, de concert avec M. de Melun. Celui-ci, non sans avoir stipulé, au préalable, que sa collaboration serait purement charitable et ne le conduirait ni au Sénat ni à aucune place officielle, se mit à l'œuvre ; mais ce ne fut pas sans peine qu'on tomba d'accord.

Le Prince tenait à l'idée du ministre de l'intérieur ; au fond c'était la sienne. Le projet qu'il avait fait préparer rendait les sociétés de secours mutuels obligatoires et aboutissait ainsi à créer partout un rouage administratif de plus, dans un pays qui en avait déjà bien assez. M. de Melun déclara que jamais il ne s'associerait à une erreur pareille et fit mine de se lever. M. Rouher chercha une transaction. On la trouva dans cet amendement que les sociétés ne seraient établies officiellement que sur la demande des conseils municipaux. Cette condition sauva le principe de la liberté. M. de Melun, chargé de la rédaction définitive, la présenta au Prince, qui lui demanda d'en rédiger l'exposé des motifs immédiatement, attendu qu'il y avait urgence : le surlendemain, 29 mars, expirait sa dictature, les Chambres se réunissaient et, naturellement, il ne tenait pas à leur laisser l'honneur et la popularité de l'institution.

Quoique rédigé à la hâte, en une nuit, l'exposé plut beaucoup au Président et à ses conseillers et parut au Moniteur en tête du décret-loi. En même temps fut nommée la grande Commission à laquelle le décret confiait la surveillance des sociétés, l'approbation de leurs statuts, la présentation des présidents et le devoir de centraliser chaque année tous les rapports pour en présenter un général sur la situation de la mutualité. M. de Melun, consulté sur la composition de ce Conseil, essaya vainement d'y introduire un représentant de l'Eglise.

C'est donc de cette époque que datent la plupart des sociétés de secours mutuels qui subsistent encore en France. Louis-Napoléon, devenu Empereur, ne cessa pas de s'intéresser vivement à elles. Il présidait lui-même le Conseil avec une grande exactitude. Dix ans de suite, M. de Melun fut nommé rapporteur général et, comme beaucoup d'autres qui prêtaient leur concours en des affaires de toute nature, il put lire au Moniteur, signées de Napoléon III ou de ses ministres, bien des pages dont il était l'auteur[3].

Parmi les autres décrets-lois qui marquèrent la dictature présidentielle, il faut enregistrer encore la réduction à 4 ½ % des intérêts de la dette publique 5 % ; l'autorisation rendue à la noblesse de reprendre ses titres, abolis en 1848 ; la hiérarchisation des fonctionnaires civils astreints à porter l'uniforme dans certaines circonstances, comme les militaires ; l'institution de la fête du 15 août, anniversaire de la naissance de Napoléon Ier et remplaçant toutes les autres fêtes nationales ; la suppression des bagnes, auxquels étaient substituées des colonies pénitentiaires hors de la métropole ; la réorganisation du chapitre national — puis impérial — de Saint-Denis, destiné à offrir une retraite honorable aux prélats devenus incapables de continuer leurs fonctions ; la mise à la retraite des magistrats, à un certain âge et pour le même motif ; l'attribution aux tribunaux correctionnels du droit de juger les délits politiques, aux lieu et place du jury. Les républicains protestèrent autant qu'ils le purent contre cette dernière modification du code judiciaire ; mais ils y ont eu recours eux-mêmes plus d'une fois quand ils sont redevenus les maitres.

Le 29 mars s'ouvrit aux Tuileries la première session des deux Chambres. Le Prince s'y déchargea de la dictature qu'il avait prise et que le peuple était censé lui avoir confiée. Il se félicita de voir les choses reprendre leur cours régulier et la nouvelle Constitution mise en vigueur. Il prétendit avoir eu souvent la pensée d'abandonner, naguère, un pouvoir disputé et rétréci, dans lequel il ne pouvait faire que peu de bien ; ce qui l'avait retenu, c'est qu'il ne voyait pour lui succéder que l'anarchie. Mais aujourd'hui tous les périls étaient conjurés. Depuis longtemps la société ressemblait à une pyramide qu'on aurait retournée et voulu faire reposer sur son sommet ; il l'avait replacée sur sa base.

Développant cette comparaison pittoresque et frappante, le tout-puissant orateur fit applaudir à outrance une critique des gouvernements passés : excès de compression sous Napoléon Ier, excès de parlementarisme sous les derniers rois, et un éloge de la Constitution de l'an VIII, modèle de la sienne. Il continua ainsi :

Par l'exposé de la situation de la République, le Sénat et le Corps législatif verront que partout la confiance est rétablie, le travail a repris, et que, pour la première fois, après un grand changement politique, la fortune publique s'est accrue au lieu de diminuer.

Depuis quatre mois, il a été possible à mon gouvernement d'encourager bien des entreprises utiles, de récompenser bien des services, de secourir bien des misères, de rehausser même la position de la plus grande partie des principaux fonctionnaires ; et tout cela sans aggraver les impôts ni déranger les prévisions du budget, que nous sommes heureux de vous présenter en équilibre.

Après avoir annoncé que l'Europe accueillait avec satisfaction les changements survenus, et affirmé la paix assurée à l'extérieur comme à l'intérieur, il termina par des protestations de désintéressement dont il eût été plus digne de se dispenser, car personne n'y croyait, et lui moins que personne ; bien plus, en énumérant à l'avance les événements qui seuls pourraient le forcer à ceindre la couronne impériale, il se mettait bien inutilement en contradiction avec lui-même, au cas où ces évènements ne se présenteraient point et où il deviendrait néanmoins Empereur, ce qui effectivement arriva. Mais le malheureux tenait à dissimuler, à dissimuler toujours comme pour n'en point perdre l'habitude :

Tout pour la France, rien pour moi ! Je n'accepterais de modification à l'état présent des choses que si j'y étais contraint par une nécessité évidente.

D'où peut-elle naitre ? Uniquement de la conduite des partis. S'ils se résignent, rien ne sera changé ; mais si, par leurs sourdes menaces, ils cherchaient à saper les bases de mon gouvernement ; si, dans leur aveuglement, ils niaient la légitimité du résultat de l'élection populaire ; si enfin ils venaient sans cesse par leurs attaques mettre en question l'avenir du pays, alors, mais seulement alors, il pourrait être raisonnable de demander au Peuple, au nom du repos de la France, un nouveau titre qui fixât irrévocablement sur ma tête le pouvoir dont il m'a revêtu.

Mais ne nous préoccupons pas d'avance de difficultés qui n'ont sans doute rien de probable. Conservons la République : elle ne menace personne, elle peut rassurer tout le monde. Sous sa bannière je veux inaugurer une ère d'oubli et de conciliation et j'appelle, sans distinction, tous ceux qui veulent franchement concourir avec moi au bien public.

La Providence, qui jusqu'ici a si visiblement béni mes efforts, ne voudra pas laisser son œuvre inachevée : elle nous animera tous de ses inspirations et nous donnera la sagesse et la force nécessaires pour consolider un ordre de choses qui assurera le bonheur de notre patrie et le repos de l'Europe.

En dépit du sonore Conservons la République ! le Président n'attendait pas le titre d'Empereur pour en étaler la pompe. Rien ne le limitait plus dans ses dépenses ; l'Elysée s'éloignait chaque jour de la simplicité républicaine et devenait trop étroit. Le 10 mai, au Champ-de-Mars, la cérémonie de la distribution des aigles rappela les plus fastueuses journées de la monarchie. A onze heures du matin, les troupes se formèrent en ordre de bataille, sur deux lignes, dans toute la longueur du vaste hippodrome ; l'artillerie et le train des équipages s'adossèrent au fleuve. Des députations des différents corps d'armée de terre et de mer étaient placées dans l'espace vide entre les lignes et l'Ecole militaire. Toutes ces troupes étaient sous les ordres du général Magnan. Au centre du Champ-de-Mars s'élevait une vaste chapelle, ouverte sur toutes ses faces et resplendissante d'or et de pourpre. Des deux côtés se continuait une estrade pouvant contenir trois mille spectateurs. Un escalier de dix-huit mètres de largeur y conduisait. Les membres de la famille Bonaparte, les ministres, les maréchaux, les amiraux, le corps diplomatique, devaient prendre place auprès du Président et lui servir de cortège. Une émotion profonde s'empara de toute l'assistance lorsqu'il fit son entrée par le pont d'Iéna. Il était à cheval, accompagné de sa maison militaire et de tous les généraux, français ou étrangers, présents à Paris ; au milieu d'eux tranchaient les burnous blancs et rouges des chefs arabes. Il se porta au galop sur le front des troupes, reçut leurs acclamations et se rendit à l'estrade qui lui était réservée. L'Archevêque de Paris, entouré de tout son clergé, prit alors place sur la plateforme de la chapelle. Cet autel monumental, ces longues draperies de velours cramoisi, ces tribunes remplies de grands dignitaires, ces bannières flottantes, ces trophées, ces casques, ces cuirasses, ces armes étincelant au soleil, ces bruits de tambours et d'instruments de guerre, ces lignes de bataillons et d'escadrons immobiles, la foule énorme qui couronnait les hauteurs de Passy et de Chaillot, et qui de loin ressemblait à une mer vivante, tout, jusqu'à la pureté du ciel, donnait à la fête un caractère grandiose. Le Prince remit lui-même les drapeaux à tous les chefs de corps ; puis, les faisant grouper sur les marches de la tribune, il les harangua d'une voix forte :

Soldats, l'histoire des peuples est en grande partie l'histoire des armées. De leurs succès ou de leurs revers dépend le sort de la civilisation et de la patrie : vaincues, c'est l'invasion ou l'anarchie ; victorieuses, c'est la gloire et l'ordre.

Aussi, les nations comme les armées portent-elle une vénération religieuse à ces emblèmes de l'honneur militaire, qui résument en eux tout un passé de luttes et de triomphes.

L'aigle romaine, adoptée par l'Empereur Napoléon au commencement de ce siècle, fut la signification la plus éclatante de la régénération et de la grandeur de la France. Elle disparut dans nos malheurs. Elle devait revenir lorsque la France, relevée de ses défaites, maîtresse d'elle-même, ne semblerait plus répudier sa propre gloire.

Reprenez donc ces aigles, non comme une menace contre les étrangers, mais comme le symbole de notre indépendance, comme le souvenir d'une époque héroïque, comme le signe de noblesse de chaque régiment.

Reprenez ces aigles qui ont si souvent conduit nos pères à la victoire et jurez de mourir, s'il le faut, pour les défendre.

Une salve d'artillerie annonça le commencement de la cérémonie religieuse ; une autre marqua l'élévation. Au signal donné par le canon, les tambours battent, les trompettes sonnent, les troupes présentent les armes, les chefs se découvrent, les drapeaux s'inclinent ; et tous ensemble, prince, maréchaux, amiraux, sénateurs et députés, officiers de terre et de mer, magistrats, fonctionnaires, diplomates et savants rendent hommage au Dieu qui protège les nations[4].

L'Archevêque prit à son tour la parole. Avant de procéder à la bénédiction des drapeaux, il salua le retour des aigles, rappela que le droit a besoin de la force pour se faire respecter ici-bas, mais que la force a besoin du droit pour rester dans l'ordre providentiel ; car la paix est toujours le but, la guerre seulement le moyen, et la guerre n'est légitime que pour conquérir la paix. Ensuite, s'adressant au Prince qui, debout, l'écoutait, il lui recommanda les intérêts moraux, supérieurs aux intérêts matériels, et qui sont l'âme et le cœur d'un grand peuple.

O Prince, lui dit-il, regardez moins le passé que l'avenir. On peut parler de paix quand on tient dans sa main de si vaillantes armées. Vos aigles, des cimes de l'Atlas à celles des Alpes et des Pyrénées, auront pour leur vol d'assez vastes espaces.

Souvenez-vous que, pour bâtir le Temple, Dieu préféra Salomon à David. Continuez à reconstruire en paix la société si profondément ébranlée, bâtissant d'une main et de l'autre tenant toujours l'épée glorieuse de la France.

Vous avez d'ailleurs compris qu'à une époque où les institutions tendent à s'imprégner de plus en plus de l'esprit de l'Evangile, l'édifice social ne peut bien se cimenter que dans l'amour et la clémence...

Puissent ainsi vos drapeaux renfermer dans leurs plis la paix et la guerre, pour la sécurité des bons et la terreur des méchants ! Et qu'à leur ombre la France respire et soit, pour le repos du monde, la plus heureuse et la plus grande des nations !

Le lendemain, à l'Ecole militaire, l'armée offrit au Prince un bal qui dépassa en splendeur ce qu'on avait vu de plus beau depuis l'Empire. Cent trente mille demandes d'invitation avaient été adressées au commandant en chef des troupes de Paris. II y en eut quinze mille d'admises, autant que les vastes bâtiments de l'Ecole en pouvaient contenir. Les républicains qui entretenaient encore des illusions eurent seuls un motif de tristesse au milieu de la joie universelle. Ils purent se convaincre que l'armée acclamait dans le Prince autre chose que le chef d'une République, et que l'invitation de ce chef : Conservons la République ! n'était qu'une feinte destinée à les endormir.

 

 

 



[1] On faisait circuler le quatrain suivant :

La République en mal d'enfant

A mis au monde un président :

L'enfant va bien, c'est un robuste camarade ;

Oui, mais la mère est bien malade.

[2] M. de Montalivet raconte, en des Mémoires encore inédits, qu'au lendemain de la confiscation il se rendit chez M. de Morny pour lui remettre une protestation contre cette iniquité. Morny le reçut avec sa bonne grâce ordinaire, convint que la mesure n'était pas d'une régularité parfaite et ajouta :

Que voulez-vous, mon cher comte ! Le Prince a un tiroir plein de petits papiers. Sur chacun d'eux est inscrite une idée qui peut mettre le feu à l'Europe. Tout notre souci est de l'empêcher d'aller fouiller dans cette cachette. La confiscation s'y trouvait ; il l'en a extraite, mais il pouvait tirer pire encore !

Quant à la valeur des biens confisqués, elle dépassait quatre-vingts millions. La moitié environ en fut aliénée, successivement et par parcelles, de 1852 à 1870 ; ce qui restait invendu fut restitué par l'Assemblée nationale de 1871, aux princes d'Orléans. Les députés républicains ne furent pas alors les moins empressés à approuver le décret de restitution. Il suffira de citer l'opinion exprimée par M. Brisson, depuis président de la Chambre :

Pas plus que mon ami, l'honorable M. Pascal Duprat, dit-il, je n'ai la pensée de défendre les décrets du 22 janvier 1852, et les honorables amis de la maison d'Orléans se rappellent peut-être que ces décrets, au moment on ils furent rendus, ne soulevèrent pas, dans le parti républicain, moins de réprobation que chez eux-mêmes ; ils nous blessaient parce qu'ils étaient une atteinte à la propriété. (Séance du 23 novembre 1872.)

Le Palais-Royal, ancienne résidence des princes d'Orléans à Paris, fut attribué, durant toute la durée du régime impérial, au prince Napoléon, homme inaccessible entre tous aux scrupules de délicatesse de conscience.

[3] Le Prince était enchanté de cette collaboration si complaisante et si modeste ; il demandait souvent à ceux qui l'entouraient ce qu'il pouvait faire pour la récompenser. M. de Melun reçut la décoration ou, pour parler plus exactement, il la subit. Reprenons un instant son récit :

A l'une de nos réunions, après la lecture de mon rapport, l'Empereur remercia la Commission en ajoutant qu'il ne croyait pas pouvoir mieux lui prouver sa reconnaissance qu'en donnant la croix d'honneur à celui qui en était l'âme. Il me remit en même temps une croix qu'il tenait à la main. Assez troublé de cette scène, je me contentai de répondre, en m'inclinant, que j'acceptais au nom de tous mes collègues, dont chacun la méritait aussi bien que moi. Je devais, en sortant, prendre le chemin de fer pour aller passer le dimanche à Beaumetz, dans ma famille. Un de mes collègues me donna son ruban rouge, qu'il attacha lui-même à ma boutonnière, et, je dois l'avouer, ce ruban que je n'aurais jamais demandé, que j'aurais probablement refusé, comme autrefois, s'il m'avait été offert en particulier, à tète reposée, je me sentais une certaine fierté de l'avoir et, en approchant de chez moi, je n'étais pas fâché qu'il tût remarqué par les passants. Mais, dès mon arrivée, cette petite bouffée de vanité fut rabattue. Je m'étais imaginé que ma chère mère serait heureuse de cette distinction ; il n'en fut rien et, quand je la lui fis remarquer, elle témoigna beaucoup plus d'étonnement que de joie. La main qui m'avait décoré ôtait à ses yeux tout mérite à la décoration.

Six ans après, la rosette d'officier m'arriva encore plus à l'improviste. Le 15 août, j'étais depuis plusieurs semaines à la campagne, lorsqu'une lettre du ministre d'alors m'annonça que Sa Majesté, en raison de mes travaux dans la Commission, me nommait officier de la Légion d'honneur. Je répondis par une lettre de remerciement, mais je ne fis aucune visite.

La cordialité des relations personnelles se refroidit peu à peu entre l'Empereur et M. de Melun après la réouverture de la question romaine, lorsque l'Empire, de pacifique et religieux qu'il avait été pour s'établir, devint révolutionnaire dans l'espoir de rajeunir sa popularité.

[4] J.-A. Petit, Hist. contemporaine de la France, t. XI, p. 383.