HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

CHAPITRE V. — LUTTE ENTRE L'ASSEMBLÉE & LE PRÉSIDENT.

 

 

Pendant l'été de 1849, l'Assemblée étant en vacances, le Prince Président inaugura dans l'ouest le chemin de fer de Tours à Angers, dans l'est celui de Paris à Epernay ; il visita la Normandie, passa des revues au Champ de-Mars et fut partout bien accueilli. Son attitude rêveuse, son regard terne, sa démarche lente, hardie seulement à cheval, le sourire doux et un peu triste stéréotypé sur ses lèvres, déconcertaient parfois les populations, qui s'attendaient à tout autre chose ; mais un charme étrange, celui du mystère, attirait vers lui, et un autre charme, celui de la bonté, désarmait les antipathies. Sa parole était rare ; sa voix grave, métallique, lente comme sa pensée ; elle avait des notes qui allaient au cœur, en dépit du léger accent allemand qui la déparait. On écoutait, on croyait à une pensée profonde, voilée, insondable, et l'on s'ouvrait à la confiance.

Mais ce qu'il y avait de plus remarquable, c'était l'habileté de ses allocutions, toujours calculées de façon à plaire à tous les partis. Voici, on peut le dire, un modèle du genre ; c'est une réponse au maire de Nantes :

Je salue ce grand fleuve derrière lequel se sont réfugiés les derniers glorieux bataillons de notre grande armée ; ce n'est pas sans émotion que je me suis arrêté avec respect devant le tombeau de Bonchamp ; ce n'est pas sans émotion qu'aujourd'hui, assis  au milieu de vous, je me trouve en face de la statue de Cambronne.

Tous ces souvenirs, si noblement appréciés par vous me prouvent que si le sort le voulait, nous serions encore la grande nation par les armes. Mais il y a une gloire tout aussi grande aujourd'hui ; c'est de nous opposer à toute guerre civile et étrangère, et de grandir par le développement progressif de notre industrie et de notre commerce. Voyez cette forêt de mâts qui languissent dans votre port ! Elle n'attend qu'un souffle pour porter au bout du monde les produits de notre civilisation.

Soyons unis, oublions toute cause de dissensions, soyons dévoués à l'ordre et aux grands intérêts de notre pays, et bientôt nous serons encore la grande nation par les arts, par l'industrie, par le commerce. La ville de Nantes qui me reçoit si bien aujourd'hui, est vivement intéressée dans cette question, car elle est destinée, par sa position, à atteindre le plus haut degré de prospérité commerciale.

Je bois donc à l'avenir de la ville de Nantes et à sa prospérité !

Son but est de flatter, de rassurer toujours. Ainsi, à Rouen :

Messieurs, plus je visite les villes principales de la France, et plus forte est ma conviction que tous les éléments de la prospérité publique sont renfermés dans ce pays.

Qui est-ce qui empêche donc aujourd'hui notre prospérité de se développer et de porter ses fruits ? Permettez-moi de vous le dire : c'est que le propre de notre époque est de nous laisser séduire par des chimères au lieu de nous attacher à la réalité.

Messieurs, je l'ai dit dans mon message, plus les maux de la société sont patents, et plus certains esprits sont enclins à se jeter dans le mysticisme des théories.

Mais, en réalité, de quoi s'agit-il ? Il ne s'agit pas de dire : Adorez ce que vous avez brûlé et brûlez ce que vous avez adoré pendant tant de siècles ; il s'agit de donner à la société plus de calme et plus de stabilité ; et, comme l'a dit un homme que la France estime et que vous aimez tous ici, M. Thiers, le véritable génie de notre époque consiste dans le simple bon sens. (Bravos prolongés.)

C'est surtout dans cette belle ville de Rouen que règne le bon sens (vive approbation), et c'est à lui que je dois l'unanimité des suffrages du 10 décembre ; car, Messieurs, vous m'avez bien jugé en pensant que le neveu de l'homme qui a tout fait pour asseoir la société sur ses bases naturelles, ne pouvait pas avoir la pensée de jeter cette société dans le vague des théories. (Bravos.)

Ainsi, Messieurs, je suis heureux de pouvoir vous remercier des 480.000 votes que vous m'avez donnés. Je suis heureux de me trouver au milieu de cette belle ville de Rouen, qui renferme en elle les germes de tant de richesses (mouvement prolongé d'approbation), et j'ai admiré ces collines parées des richesses de l'agriculture ; j'ai admiré cette rivière qui porte au loin les produits de notre industrie.

Enfin, je n'ai pas été moins frappé à l'aspect de la statue du grand Corneille. Savez-vous ce qu'elle me prouve ? C'est que vous n'ôtes pas seulement dévoués aux grands intérêts du commerce, mais que vous avez aussi de l'admiration pour tout ce qu'il y a de noble dans les lettres, les arts et les sciences. (Triple salve d'applaudissements.)

Je bois à la ville de Rouen !

Avant d'entrer à Elbeuf, au sommet de la ville, sur la route longée par une forêt, des Dames du Sacré-Cœur s'étaient agenouillées sous une tente avec leurs élèves. Leur présence lui ayant été signalée, le prince fait arrêter le cortège et va les remercier.

A Tours, ce sont les républicains dont il s'attache à dissiper les inquiétudes :

J'ai trop bien connu le malheur pour ne pas être à l'abri des entraînements de la prospérité. Je ne suis pas venu au milieu de vous avec une arrière-pensée, mais pour me montrer tel que je suis, et non tel que la calomnie veut me faire.

On a prétendu, on prétend encore aujourd'hui, à Paris, que le gouvernement médite quelque entreprise semblable au 18 brumaire. Mais sommes-nous donc dans les mêmes circonstances ? Les armées étrangères ont-elles envahi notre territoire ? La France est-elle déchirée par la guerre civile ? Y a-t-il quatre-vingt mille familles en émigration ? Y a-t-il trois cent mille familles mises hors la loi par la loi des suspects ? Enfin, la loi est-elle sans vigueur, et l'autorité sans force ? Non. — Nous ne sommes pas dans des conditions qui nécessitent de si héroïques remèdes. (Bravos prolongés.)

A mes yeux, la France peut être comparée à un vaisseau qui, après avoir été ballotté par les tempêtes, a trouvé enfin une rade plus ou moins bonne, mais enfin il a jeté l'ancre.

Eh bien ! dans ce cas, il faut radouber le navire, refaire son lest, rétablir ses mâts et sa voilure, avant de se hasarder encore dans la pleine mer.

Confiez-vous donc à l'avenir, sans songer aux coups d'Etat ni aux insurrections. Les coups d'Etat n'ont aucun prétexte, les insurrections n'ont aucune chance de succès ; à peine commencées, elles seraient immédiatement réprimées.

Ayez donc confiance dans l'Assemblée nationale et dans vos premiers magistrats, qui sont les élus de la nation, et surtout comptez sur la protection de l'Etre Suprême, qui encore aujourd'hui protège la France.

Je termine en portant un toast à la prospérité de la ville de Tours ! (Applaudissements.)

Les chefs du parti républicain eussent été moins faciles à rassurer s'ils avaient assisté, entre Sens et Tonnerre, à la conversation intime dont M. Haussmann nous a conservé le souvenir :

Le Prince, ayant accepté l'hospitalité de l'archevêque de Sens, descendit, la veille au soir, dans cette ville dotée, depuis le mois d'octobre, d'une administration sûre et vigilante. La réception à la gare, le trajet de la station à l'antique cité, qui s'en trouve quelque peu distante, et l'arrivée au palais archiépiscopal s'accomplirent avec toute la solennité possible, au milieu des flots pressés d'une population enthousiaste.

L'escorte se composait d'un escadron de dragons, venu de .Joigny sans encombre, et le service d'honneur, d'un bataillon de chasseurs, envoyé le matin de Paris, sous les ordres du commandant Bocher. La gendarmerie, dont le Prince n'aimait pas à se voir entouré, ne reçut qu'une mission d'ordre à remplir, cette fois.

Le lendemain, 1er juin — un dimanche —, après avoir assisté, dans la cathédrale, à la grand'messe célébrée par l'archevêque, et passé la revue des bataillons cantonaux de l'arrondissement qui faisaient retentir l'air de frénétiques acclamations, répétées par des masses de campagnards accourus de toutes les communes environnantes, le Prince quitta la station de Sens, littéralement assourdi par les cris de : Vive l'Empereur !

En route, à demi couché sur un divan, au fond de son wagon-salon, les yeux clos, il semblait sommeiller, tandis que les personnages officiels qui l'accompagnaient dans ce voyage, presque tous partis, le matin même, de Paris, afin de le rejoindre à Sens, et arrivés juste à temps pour assister aux manifestations bruyantes dont je viens de rendre compte, s'entretenaient de la situation politique, de l'hostilité croissante de la réunion de la rue de Poitiers, du pétitionnement pour la prorogation des pouvoirs du Président, qui prenait de notables proportions, etc. Naturellement, je fus interpellé par eux au sujet des sentiments de mes administrés. — Ce qu'ils veulent ? répondis-je en souriant, ils vous le font entendre clairement. C'est ce qu'ils ont cru voter implicitement le 10 décembre ; c'est ce que signifie pour eux la prorogation des pouvoirs. Ils s'étonnent seulement d'avoir besoin de toute cette procédure de pétitions pour arriver au but réel de leurs vœux, et c'est pour cela qu'ils profitent de chaque circonstance favorable, afin de les proclamer bien haut, trop haut même, au gré des oreilles délicates.

Ma réponse fut suivie d'un silence, rompu bientôt par M. Frémy, représentant de l'Yonne, invité du voyage. — Et leur préfet, me dit-il sur le ton de la plaisanterie, connait-il un moyen plus expédient ?Oh ! répliquai-je sur le même ton, leur préfet n'est pas un homme politique ; c'est un homme d'action qui a pour système d'aller droit aux obstacles, au lieu de les tourner en saluant, et de prendre les taureaux par les cornes. Or, cela n'est pas un procédé parlementaire !... — En effet, observa mon compère ; mais il a du bon. — Tenez, continuai-je en affectant de restreindre la conversation entre nous deux, comme aussi d'être de moins en moins sérieux, je rêvais dernièrement que j'assistais à la représentation d'un intéressant spectacle. — Premier acte : le gouvernement prescrivant à ses préfets de dresser une liste discrète, mais bien comprise, des hommes dangereux de leurs départements respectifs : fauteurs habituels de désordre ; correspondants et agents principaux des comités-directeurs de Paris, et de les expédier rapidement, le jour dit, vers des ports d'où quelques vaisseaux, mis sous vapeur d'avance, devaient les transporter à Nouka-Hiva, pour y fonder une République modèle, démocratique, sociale, et le reste, selon leur cœur. — Deuxième acte : le gouvernement, après entier accomplissement du premier, annonçait à l'Assemblée législative la grande mesure de salut public dont il venait de prendre l'initiative courageuse. L'Assemblée se divisait, comme toujours, en deux groupes : celui de l'approbation chaleureuse, et celui du blâme indigné. Mais, cette fois, à l'issue de la séance, on faisait prendre aux membres du second, non pas la même route, mais le chemin de séjours propices aux réflexions salutaires. — Troisième acte : appel à la nation qui répondait, sur la question posée, ce que nous venons d'entendre à Sens ; ce que nous allons entendre encore davantage, si possible, à Tonnerre.

Le Deux-Décembre vit s'accomplir le deuxième et le troisième actes de mon prétendu rêve. Le premier ne se réalisa que dans les premiers mois de 1852, sous le contrôle modérateur des Commissions mixtes.

M. Dupin, le président de l'Assemblée, à côté duquel j'étais assis dans le wagon-salon du Prince, comme je le fus, bien plus tard, dans le Sénat de l'Empire, au banc des Grands-croix, grommela tout à coup de son air bourru : Mais il y a loin du rêve à la réalité !Monsieur le président, dis-je en me tournant vers lui, j'ai vu des réalités qui dépassaient tous les rêves ; témoin le Dix-Décembre !

Les yeux du Prince, qui s'étaient ouverts pour se fixer sur moi dès le début de cet entretien, dont aucune circonstance ne s'est effacée de ma mémoire, eurent un fugitif sourire quand je parlai de la direction à donner aux gêneurs de l'Assemblée législative ; puis, une lueur, subitement réprimée, au mot d'appel à la nation : ils se refermèrent aussitôt après pour rentrer dans leur apparente somnolence. Je feignis de n'en rien voir ; mais, dès cet instant, je savais, à n'en plus douter, quelle devait être la solution du conflit qui préoccupait tout le monde[1]...

Les ministres, laissés de côté, n'étaient point sans inquiétude. Je crains quelque folle entreprise, écrivait M. de Tocqueville le 26 octobre, et je ne puis vous dire quelles mauvaises nuits nous passons. Il ne se trompait guères. Le 31 octobre, dès que l'Assemblée nationale eut repris ses séances, le Prince demanda à ses ministres leur démission, et le soir il annonça à l'Assemblée qu'il se séparait d'hommes dont il reconnaissait, disait-il, les services éminents et auxquels il avait voué amitié et reconnaissance, mais il lui fallait des hommes comprenant la nécessité d'une volonté unique et ferme et ne compromettant le pouvoir par aucune irrésolution. Il continuait comme suit :

Depuis bientôt un an j'ai donné assez de preuves d'abnégation pour qu'on ne se méprenne pas sur mes intentions véritables. Sans rancune contre aucune individualité comme contre aucun parti, j'ai laissé arriver aux affaires les hommes d'opinions les plus diverses, mais sans obtenir les heureux résultats que j'attendais de ce rapprochement. Au lieu d'opérer une fusion de nuances, je n'ai obtenu qu'une neutralisation de forces.

L'unité de vues et d'intentions a été entravée, l'esprit de conciliation a été pris pour de la faiblesse. A peine les dangers de la rue étaient-ils passés, qu'on a vu les anciens partis relever leur drapeau, réveiller leurs rivalités et alarmer le pays en semant l'inquiétude. Au milieu de cette confusion, la France, inquiète parce qu'elle ne voit pas de direction, cherche la main, la volonté de l'élu du 10 Décembre. Or, cette volonté ne peut être sentie que s'il y a communauté entière d'idées, de vues, de convictions entre le Président et ses ministres, et si l'Assemblée elle-même s'associe à la pensée nationale dont l'élection du pouvoir exécutif a été l'expression.

Tout un système a triomphé au 10 Décembre, car le nom de Napoléon est à lui seul un programme : il veut dire à l'intérieur, ordre, autorité, religion, bien-être du peuple ; à l'extérieur, dignité nationale. C'est cette politique, inaugurée par mon élection, que je veux faire triompher avec l'appui de l'Assemblée et celui du peuple. Je veux être digne de la confiance de la nation en maintenant la Constitution que j'ai jurée. Je veux inspirer au pays par ma loyauté, ma persévérance et ma fermeté, une confiance telle que les affaires reprennent et qu'on ait foi dans l'avenir. La lettre d'une Constitution a sans doute une grande influence sur les destinées du pays, mais la manière dont elle est exécutée en exerce peut-être une plus grande encore. Le plus ou moins de durée du pouvoir contribue puissamment à la stabilité des choses, mais c'est aussi par les idées et les principes que le Gouvernement sait faire prévaloir que la société se rassure.

Relevons donc l'autorité sans inquiéter la vraie liberté. Calmons les craintes en domptant hardiment les mauvaises passions et en donnant à tous les nobles instincts une direction utile. Affermissons le principe religieux sans rien abandonner des conquêtes de la Révolution, et nous sauverons le pays malgré les partis, les ambitions, et même les imperfections que nos institutions pourraient renfermer.

Les nouveaux ministres étaient : le général d'Hautpoul, à la guerre, MM. de la Hitte aux affaires étrangères — portefeuille que M. de Rayneval, nommé d'abord, ne crut pas pouvoir accepter —, Achille Fould aux finances, de Parieu à l'instruction publique et aux cultes, Rouher à la justice, Bineau aux travaux publics, Dumas au commerce et à l'agriculture, le contre-amiral Romain-Desfossés à la marine : tous disposés, mais surtout Roulier et Fould, à secouer, au besoin, le joug du Parlement.

Nous ne saurions prendre congé de M. de Tocqueville, qui ne revint plus aux affaires, sans faire un dernier emprunt à ses intéressants Mémoires, car il fut de ceux qui observèrent Louis-Napoléon avec le plus d'impartialité et s'appliquèrent le plus utilement à le former.

Lorsque je songeais, écrit-il, à la situation de cet homme extraordinaire — extraordinaire non par son génie mais par les circonstances qui élevèrent sa médiocrité si haut —, ce qui me frappait, c'était l'impossibilité qu'un pareil homme, après avoir gouverné la France pendant quatre ans, prit consentir à rentrer dans la vie privée. Aussi, pour l'empêcher de se jeter dans quelque entreprise dangereuse, je tâchais de trouver à son ambition des satisfactions capables de la contenir... Je lui représentais que l'article 45 de la Constitution, qui s'opposait à sa réélection, pouvait être modifié, et je lui laissais entrevoir que, s'il gouvernait sagement, tranquillement, modestement, la République serait trop heureuse de le garder à sa tête... Il m'écoutait volontiers, sans laisser apercevoir l'impression que produisait sur lui mon langage ; c'était son habitude. Les paroles qu'on lui adressait étaient comme les pierres qu'on jette dans un puits ; on en entend le bruit, mais on ne sait pas ce qu'elles deviennent. Je crois pourtant que les miennes n'étaient pas entièrement perdues, car il y avait en lui deux hommes, je ne tardai pas à m'en apercevoir. Le premier était l'ancien conspirateur, le rêveur fataliste qui se croyait appelé à être maitre de la France et, par elle, à dominer l'Europe. Le second était l'épicurien qui jouissait mollement du bien-être nouveau et des plaisirs que lui donnait sa situation présente, et ne se souciait guères de la hasarder pour monter plus haut... Dans tout ce qui était compatible avec le bien du pays, je faisais de grands efforts pour lui plaire. Quand, par hasard, il me recommandait, pour un poste diplomatique, un homme capable et honnête, je mettais un grand empressement à obtempérer. Lors même que son protégé était peu capable, si le poste avait peu d'importance, il m'arrivait, d'ordinaire, de le lui donner. Mais le plus souvent le Président honorait de sa recommandation des gens de sac et de corde, qui s'étaient jetés autrefois en désespérés dans son parti, ne sachant plus où aller, et dont il se croyait l'obligé ; ou bien il s'avisait de vouloir placer dans les grandes ambassades ce qu'il appelait des gens à lui, c'est-à-dire, le plus souvent des intrigants ou des fripons.

Il n'était encore au courant de rien. Ce fut moi qui lui proposai de faire faire chaque jour pour lui une analyse de toutes les dépêches. Auparavant il ne connaissait que par ouï-dire ce qui se passait dans le monde. Le terrain solide des faits manquait donc toujours aux opérations de son esprit, et il était facile de s'en apercevoir à toutes les rêveries dont il était plein. J'étais quelquefois effrayé de ce qu'il y avait de vaste, de peu scrupuleux et de confus dans ses desseins ; il est vrai qu'en lui expliquant l'état vrai des choses, je le faisais facilement convenir de leurs difficultés. Le débat n'était pas son fort. Il se taisait, mais ne se rendait pas. Une de ses chimères était une alliance contractée avec une des deux grandes puissances de l'Allemagne pour refaire avec son aide la carte de l'Europe... Comme je lui représentais que ni l'une ni l'autre ne s'y prêterait, il prit le parti de sonder lui-même leurs ambassadeurs à Paris. L'un vint un jour, tout ému, me dire que le Président de la République lui avait demandé si, moyennant quelques équivalents, sa cour ne consentirait pas à ce que la France s'emparât de la Savoie. Une autre fois, il conçut l'idée d'envoyer un agent particulier, un homme à lui, comme il l'appelait, pour s'entendre directement avec les princes d'Allemagne. Il choisit Persigny, en me priant de l'accréditer ; ce que je fis sachant fort bien qu'il ne pouvait rien résulter d'une négociation semblable... Persigny se rendit d'abord à Berlin, ensuite à Vienne. Comme je m'y attendais, il fut bien reçu, fêté et éconduit.

M. de Radowitz a consigné ce même fait dans ses Mémoires, bien qu'il lui assigne une date un peu différente ; mais peut-être y eut-il deux tentatives de cette nature et par le même intermédiaire. En tout cas, on a là une preuve certaine que Louis-Napoléon n'eut pas besoin, plus tard, d'être converti par M. de Cavour à l'idée d'une guerre contre l'Autriche ; cette idée était déjà sienne avant que M. de Cavour eût fait son entrée sur la scène politique.

Dans les derniers mois de 1851, raconte M. de Radowitz, M. de Persigny fut chargé par le Prince Président d'une mission confidentielle à Berlin. Il s'agissait d'obtenir l'assurance que la cour de Prusse reconnaîtrait le coup d'Etat, à la veille de s'accomplir, et l'Empire lui-même si l'Empire venait à être rétabli. Dans ses conférences avec M. de Radowitz, le ministre prussien, l'envoyé de Louis-Napoléon déclara que le Prince était résolu à chasser les Autrichiens de la Lombardie et de la Vénétie, et il ajouta : Pendant que nous chasserons l'Autriche de l'Italie, vous aurez le champ libre. Pourquoi n'en profiteriez-vous pas alors pour chasser l'Autriche de l'Allemagne ?

Ces démarches inconsidérées du Prince Président s'accordent bien avec les futures intrigues où trébuchera l'empereur Napoléon ; elles ne donnent que trop à prévoir l'accueil empressé que recevront un jour les Cavour et les Bismarck ; c'est pour cela qu'elles nous ont paru d'un haut intérêt. Elles démontrent l'unité, dans toute sa carrière, de cet esprit chimérique, de cet incorrigible conspirateur, prédestiné à jouer, en politique, tous ceux qui se fieront à ses protestations, jusqu'à ce que lui-même rencontre des conspirateurs plus habiles ou plus heureux que lui.

Vers la même époque, à un autre conseiller encore plus intime que M. de Tocqueville, il demanda ce qu'il pensait d'un projet consistant à attaquer à la fois l'Autriche et la Prusse pour reconquérir la rive gauche du Rhin. — Si vous faisiez cela, lui répondit le comte de Morny — car c'est de lui que nous parlons — les Anglais se tourneraient contre vous et les Allemands vous jetteraient dans le Rhin ![2]

M. de Morny et Louis-Napoléon étaient dès lors constamment ensemble. Il ne parait pas qu'ils se soient rencontrés avant l'élection du 10 décembre. L'intérêt les rapprocha avant l'amitié. Le comte, qui avait suivi jusque-là la fortune des d'Orléans, comprit ce qu'il. pouvait attendre du Prince, et le Prince, qui trouvait plus d'obstacles que d'appui dans ses cousins portant son nom ; et siégeant tous sur la Montagne, bénit la fortune qui lui envoyait un aide et un guide dans la personne d'un homme séduisant, hardi. sans préjugés, auquel l'unissaient des liens mystérieux[3].

Morny, à l'Elysée, tempérait par son flegme aristocratique les violences de Persigny. Celui-ci s'étant emporté à dire, en présence de MM. Thiers et Molé : Après tout, je n'ai rien à perdre, moi, ni hôtel à Paris, ni château en province ! le propos fut répété au Prince, qui n'hésita pas à admonester son imprudent ami. Morny se trouvait présent ; il appuya la réprimande : Je crois, dit-il, que nous en viendrons aux coups, nous pouvons nous avouer cela à nous trois ; mais nous serons forcés d'agir par surprise, et il n'y a que les naïfs qui tirent le poignard de sa gaine avant de frapper !

On commença dés lors à sentir l'action personnelle du chef de l'État. Son autorité croissait d'une manière insensible, mais croissait toujours. D'abord qualifié sous l'appellation modeste de Monsieur Louis Bonaparte, on s'habituait à le désigner sous le titre de Prince et dans ses voyages en province, Monsieur était peu à peu éliminé par Monseigneur et même par Son Altesse.

L'Assemblée, quoique secrètement irritée de se voir rejetée peu à peu au second plan, aborda paisiblement diverses questions graves ou politiques, que sa devancière n'avait qu'effleurées, ou qu'elle avait mal résolues. Les gardes nationales étaient, pour le maintien de l'ordre, un danger plutôt qu'un appui. Avec la force prétendue civique il me faut 20.000 hommes pour garder Lyon, disait le général de Castellane, mais 10.000 me suffiraient si les citoyens consentaient à ne pas m'aider. La garde nationale de Lyon fut donc dissoute.

L'impôt des boissons fut rétabli, le déficit du budget ayant prouvé qu'on ne pouvait pas s'en passer. Les instituteurs, devenus des courtiers de propagande socialiste, et parfois de petits tyranneaux de village, furent placés sous la main des préfets, auxquels fut transféré le droit de les nommer et de les déplacer. La minorité radicale combattit bruyamment ces mesures de défiance ; elle n'a cessé de protester que lorsque, vingt-cinq ans plus tard, devenue majorité à son tour, elle fut mise en demeure de rendre à l'instruction primaire son autonomie. La loi d'exception du 11 janvier 1850 subsiste toujours. Chaque parti la déplore lorsqu'il est dans l'opposition, mais en use et en abuse lorsqu'il est au pouvoir. Telle est la justice des partis.

La loi générale sur l'enseignement public occupa de longues séances, souvent admirablement remplies, du 14 janvier au 15 mars 1850. Victor Hugo qu'avait saisi tout d'un coup, aux approches de la vieillesse, une sorte de rage contre tout ce qu'avaient aimé sa jeunesse et son âge mûr[4], évoqua les spectres du Jésuitisme et de l'Inquisition et prôna un immense enseignement donné par l'Etat, partant du village pour arriver au Collège de France, un vaste réseau d'ateliers intellectuels, le cœur du peuple mis en communication avec le cœur de la France. Sous ce pathos à peine intelligible se dissimulait honteusement la négation de la liberté intellectuelle, dont la liberté d'enseigner est la condition inaliénable. Mais la liberté se trouvait formellement inscrite dans la Constitution de 1848 ; M. Beugnot, rapporteur, Mgr Parisis et MM. Thiers, de Montalembert, de Falloux, obtinrent pour elle ce qu'on jugea possible vu les circonstances, et s'appliquèrent à concilier les droits de l'Etat avec ceux d'une légitime et féconde concurrence. Le vote final eut lieu par 399 voix contre 237. Le Prince Président s'abstint d'intervenir dans cette importante discussion, mais on le savait favorable à la liberté. Partout, sur le terrain religieux comme sur le terrain commercial ou industriel — il l'a bien montré par les traités de commerce — la liberté avait ses sympathies, tellement qu'il n'eût pas fallu beaucoup le pousser pour l'amener à la suppression pure et simple non seulement du monopole de l'Université, mais de l'Université elle-même en tant qu'administration inféodée à l'Etat ; on aurait, à sa place, laissé éclore spontanément, comme en Belgique, en Allemagne et ailleurs, plusieurs universités autonomes, égales en droits, sous la surveillance générale de l'Etat ; ainsi la concurrence fût devenue féconde et la liberté vraie eût remplacé cette liberté fallacieuse et stérile qui, en France, consiste dans l'autorisation donnée à ceux qui ne font pas partie du corps privilégié, d'enseigner les programmes et méthodes de ce corps, et sous son contrôle. Tel était du moins le projet sur lequel fut consulté, confidentiellement, en 1850, l'épiscopat français. Quelques évêques le trouvèrent prématuré, inopportun : l'enseignement libre n'était pas prêt ; d'autres, façonnés aux habitudes concordataires, avaient une peur instinctive de la liberté ; bref, il ne fut donné aucune suite à la consultation.

Pendant que ces graves discussions occupaient l'Assemblée, la haute cour de Versailles avait déclaré déchus de leur mandat trente représentants qui avaient pris part à la tentative d'insurrection du 13 juin. Il fallut les remplacer. Les succès électoraux, en province, se partagèrent entre la majorité et l'opposition, mais à Paris l'extrême-gauche fit passer trois démocrates exaltés : un transporté de juin 1848, M. de Flotte ; un ex-collaborateur de Louis Blanc, M. Vidal, et un ancien membre du gouvernement provisoire, M. Carnot. Le second, nommé deux fois, ayant opté pour le Haut-Rhin, les électeurs parisiens firent un choix encore plus socialiste dans la personne du romancier Eugène Sue. L'Assemblée s'effraya et crut nécessaire de restreindre le suffrage universel.

Le Prince ne fit aucune objection, quoi qu'on en ait dit ; tout au contraire, le ministère du 31 octobre, ce ministère formé, selon le message présidentiel, pour affirmer plus spécialement la volonté du Président et sa responsabilité personnelle dans les affaires, revendiqua l'honneur de l'initiative. D'accord avec lui, une commission fut formée des chefs de la majorité ; elle proposa de n'accorder le droit de vote qu'aux citoyens résidant depuis trois années dans le canton et inscrits sur le rôle de la contribution personnelle ou de la prestation en nature. M. Thiers prononça, à cette occasion, une juste mais violente diatribe qu'on lui a bien souvent reprochée, contre la multitude la vile multitude qui a perdu toutes les Républiques... cette multitude qui, après avoir égorgé Bailly et applaudi au supplice des Girondins, a applaudi au supplice mérité de Robespierre ; cette multitude qui applaudirait au nôtre, au vôtre ; qui a accepté le despotisme du grand homme, lequel la connaissait et savait la soumettre ; qui a ensuite applaudi à sa chute et qui, en 1815, a mis une corde à sa statue pour la faire tomber dans la boue.

La loi fut votée par 433 voix contre 241. Elle est restée célèbre sous le nom de loi du 31 mai.

Tout en bannissant des salles de vote les vagabonds et les inconnus, ce qui était une amélioration, elle frappa de dégradation civile trois millions de paysans ou d'ouvriers, dont beaucoup très honnêtes, et ceci fut une injustice. Elle fournit donc à plus du quart du corps électoral un motif de récriminations amères, et aux ambitieux qui promettaient de rétablir le suffrage universel pur et simple, un sujet oratoire ou, comme on dirait aujourd'hui, une plate-forme électorale trop facile. Sur cette plate-forme, Louis-Napoléon en personne sera le premier à prendre place, bien que ce soit lui qui ait présenté la loi, et que ses partisans, à l'Assemblée, n'aient pas tous été des derniers à la voter.

L'Assemblée investit ensuite le gouvernement du droit d'interdire les réunions électorales (6 juin), rétablit l'impôt du timbre sur les journaux, éleva le chiffre des cautionnements et imposa aux journalistes l'obligation de signer leurs articles (16 juillet). Cette dernière mesure fit que l'on n'attribua désormais aux écrits qui sollicitaient chaque jour l'attention que l'autorité due aux écrivains ; elle était sage, si bien qu'elle a passé dans les mœurs et que l'usage de signer s'est conservé lorsque l'obligation a disparu. Mais l'ensemble de ces lois de réaction ne contribua pas peu à dépopulariser le parlementarisme et à raffermir le Président, maintenant que l'état de conflit habituel entre les deux pouvoirs n'était plus un mystère.

Avant de prendre ses vacances, l'Assemblée se chargea d'accuser elle-même cette lutte sourde, en désignant vingt-cinq de ses membres pour la représenter dans l'intervalle des deux sessions et convoquer immédiatement leurs collègues, si quelque danger imprévu leur paraissait de nature à menacer le pays ou les institutions. Les membres de cette commission de permanence étaient MM. Odilon Barrot, Jules de Lasteyrie, Changarnier, Nettement, Lamoricière, Beugnot, Rulhières, Casimir-Périer, Molé, Berryer, Chambolle, et d'autres moins connus.

Les vacances parlementaires furent diversement utilisées. Les légitimistes se rendirent à Wiesbaden, auprès du comte de Chambord. Les orléanistes assistèrent à Claremont à une triste cérémonie, les obsèques du roi Louis-Philippe. Les républicains s'attachèrent à entretenir par des discours l'agitation et la vigilance parmi leurs électeurs. Mais aucun n'employa mieux son temps que Louis-Napoléon. Il reprit, en les étendant, ses excursions en province, provoquant les ovations et laissant çà et là d'adroites paroles dont aucune n'était perdue.

Il dit à Saint-Quentin aux ouvriers (9 juin 1830) :

Je suis heureux de me trouver parmi vous et je cherche avec plaisir les occasions de me mettre en contact avec le grand et généreux peuple qui m'a élu. Car, voyez-vous, mes amis les plus sincères et les plus dévoués ne sont pas dans les palais ; ils sont sous le chaume ; ils ne sont pas sous les lambris dorés ; ils sont dans les ateliers, sur les places publiques, dans les campagnes.

A Dijon (13 août), où un officier de l'empire lui demanda publiquement — peut-être après s'être concerté avec lui —, l'amnistie en faveur de M. Guinard, un des compagnons de Ledru-Rollin dans l'équipée du 13 juin, il montra qu'il avait les bras liés, tout en affirmant sa résolution de tenir son serment à la Constitution :

On me demande un acte qui m'est interdit. On ne le sait donc pas ? Les prisonniers que la haute-Cour a envoyés à Doullens n'en pourraient sortir que par une décision de l'Assemblée. Et moi, à leur égard, comme à l'égard de tous, petits ou grands, innocents ou coupables, je n'ai qu'un rôle à remplir : c'est d'assurer, dans l'intérêt de la société, l'exécution de la loi envers ceux qu'elle condamne, comme j'ai juré d'assurer sa protection à tous les membres de la nation. N'ai-je pas tenu fidèlement mon serment ? La loi n'est-elle pas souveraine et respectée ? Ne venez donc pas me demander pourquoi je ne fais pas ce que je ne pourrais faire sans la violer. Que l'Assemblée prononce, et je saurai faire exécuter sa décision.

A Lyon (15 août), il laissa entendre que s'il respectait les décisions de l'Assemblée, le vœu national lui paraissait néanmoins supérieur à tout le reste :

Je suis non pas le représentant d'un parti, mais celui des deux grandes manifestations nationales qui, en 1804 comme en 1848, ont voulu sauver par l'ordre les grands principes de la Révolution française. Fier de mon origine et de mon drapeau, je leur demeurerai fidèle ; je serai tout entier au pays, quelque chose qu'il exige de moi, abnégation ou persévérance.

Des bruits de coups d'Etat sont peut-être venus jusqu'à vous, Messieurs ; mais vous n'y avez pas ajouté foi, je vous en remercie. Le patriotisme, je le répète, peut consister dans l'abnégation comme dans la persévérance... Le patriotisme se reconnait comme on reconnut la maternité dans un jugement célèbre. Vous vous souvenez de ces deux femmes réclamant le même enfant : à quel signe reconnut-on les entrailles de la véritable mère ? Au renoncement à ses droits que lui arracha le péril d'une tête chérie. Que les partis qui aiment la France n'oublient pas cette sublime leçon !

Moi-même, s'il le faut, je m'en souviendrai. Mais, d'un autre côté, si des prétentions coupables se ranimaient et 1enaçaient de compromettre le repos de la France, je saurais les réduire à l'impuissance en invoquant encore la souveraineté du peuple, car je ne reconnais à personne le droit de se dire son représentant plus que moi.

Ces sentiments, vous devez les comprendre : car tout ce qui est noble, généreux, sincère, trouve de l'écho parmi les Lyonnais. Votre histoire en offre d'immortels exemples. Considérez donc mes paroles comme une preuve de ma confiance et de mon estime.

Mêmes protestations de fidélité constitutionnelle, mais de fidélité subordonnée au vœu national, à Bourg, à Lons-le-Saunier, à Dijon.

Ses amis le détournaient de passer par l'Alsace, pays qu'on lui représentait comme inféodé au socialisme. Strasbourg, en particulier, lui était très hostile, tellement que le Conseil municipal avait refusé de voter aucun frais de réception. Mais ce fut pour le Prince l'occasion d'un trait d'esprit dont on ne le croyait pas capable. Lorsque le Conseil municipal lui fut présenté, il le félicita de ne s'être pas mis en frais pour le recevoir : il ne voyageait pas par amour de la parade, ni pour imposer aux villes des dépenses extraordinaires, mais pour s'informer des vœux et des besoins des populations. La réponse fut commentée dans la ville et les commentaires furent en faveur du Président (21 août).

Le lendemain il parla, à la fin d'un banquet, du danger des utopies et proclama sa confiance dans l'Alsace :

On calomnie la vieille Alsace, dit-il ; quelques mois n'ont pas pu faire, et jamais on ne fera d'un peuple profondément imbu des vertus solides du soldat et du laboureur un peuple ennemi de la religion, de l'ordre et de la propriété.

D'ailleurs, Messieurs, pourquoi aurais-je été mal reçu ? En quoi ai-je démérité ? Placé par le vote presque unanime de la France à la tête d'un pouvoir légalement restreint, mais immense par l'influence morale de son origine, ai-je été séduit par la pensée, par les conseils d'attaquer une Constitution faite pourtant, personne ne l'ignore, en grande partie contre moi ? Non : j ai respecté et je respecterai la souveraineté du peuple, même dans ce que son expression peut avoir de faussé ou d'hostile.

Si j'en ai agi ainsi, c'est que le titre que j'ambitionne le plus est celui d'honnête homme. Je ne connais rien au-dessus du devoir.

Je suis donc heureux, Strasbourgeois, de penser qu'il y a communauté de sentiments entre vous et moi. Comme moi vous voulez votre patrie grande, forte, respectée ; comme vous je veux l'Alsace reprenant son ancien rang, redevenant ce qu'elle a été durant tant d'années, l'une des provinces françaises les plus renommées, choisissant les citoyens les plus dignes pour la représenter, et ayant pour l'illustrer les guerriers les plus vaillants.

A l'Alsace ! A la ville de Strasbourg !

La garde nationale de Metz ne voulut pas rester en retard du Conseil municipal de Strasbourg. Ces deux provinces qui, depuis, à peine séparées de la patrie française, n'ont rien trouvé de mieux que d'élire des prêtres pour porter leurs protestations au Reichstadt de Berlin, n'envoyaient alors que des jacobins pour les représenter à Paris. Il parut donc de bon goût à quelques officiers de la garde nationale de Metz d'accueillir Louis-Napoléon par des cris de Vive la République ! rien que la République ! Les cris étaient constitutionnels, l'intention était malveillante. Le Prince se tourna vers ces officiers avec beaucoup de calme : Veuillez vous arrêter, Messieurs, et faire un peu de silence. Si ce sont des conseils que vous voulez me donner, je n'en ai pas besoin : mes actes vous le disent assez haut. Si ce sont des leçons, je n'en reçois de personne. Les impertinences qui se proposaient de le déconcerter ne servirent donc qu'à montrer, dans son caractère, une trempe qu'on ne lui connaissait pas.

Après l'Est, il visita l'Ouest. Il passa à Cherbourg une grande revue de la marine. L'escadre de la Méditerranée l'y attendait déjà depuis quelques semaines. Une escadre anglaise prit part aux évolutions et, le soir, tous les bâtiments furent éclairés par des feux de Bengale. Le toast du Prince à la ville de Cherbourg (5 septembre) n'eut pas moins de retentissement que celui à la ville de Lyon :

Messieurs, plus je parcours la France, et plus je m'aperçois qu'on attend beaucoup du gouvernement. Je ne traverse pas un département, une ville. un hameau, sans que les maires, les conseils généraux et même les représentants me demandent ici des voies de communication, tels que canaux, chemins de fer, l'achèvement de travaux entrepris, partout enfin des mesures qui puissent remédier aux souffrances de l'agriculture, donner la vie à l'industrie et au commerce.

Rien de plus naturel que la manifestation de ces vœux ; elle ne frappe pas, croyez-le bien, une oreille inattentive ; mais à mon tour je dois vous dire : t'es résultats tant désirés ne s'obtiendront que si vous donnez le moyen de les accomplir, et ce moyen est tout entier dans votre concours à fortifier le pouvoir et à écarter les dangers de l'avenir.

Pourquoi l'Empereur, malgré les guerres, a-t-il couvert la France de ces travaux impérissables qu'on retrouve à chaque pas, et nulle part plus remarquables qu'ici ? C'est qu'indépendamment de son génie, il vint à une époque où la nation, fatiguée de révolutions, lui donna le pouvoir nécessaire pour abattre l'anarchie, réprimer les factions et faire triompher à l'extérieur par la gloire, 'à l'intérieur par une impulsion vigoureuse, les intérêts généraux du pays.

S'il y a une ville en France qui doive être napoléonienne et conservatrice, c'est Cherbourg : napoléonienne par reconnaissance, conservatrice par la saine appréciation de ses véritables intérêts. Qu'est-ce, en effet, qu'un port créé, comme le vôtre, par de si gigantesques efforts, sinon l'éclatant témoignage de cette unité française poursuivie à travers tant de siècles et de révolutions, unité qui fait de nous une grande nation ? Mais une grande nation, ne l'oublions pas, ne se maintient. à la hauteur de ses destinées que lorsque les institutions elles-mêmes sont d'accord avec les exigences de sa situation politique et ses intérêts matériels.

Les habitants de la Normandie savent apprécier de semblables intérêts ; ils m'en ont donné la preuve et c'est avec orgueil que je porte aujourd'hui un toast à la ville de Cherbourg.

L'insistance du Prince à se plaindre de l'étroitesse de ses pouvoirs finit par agacer la commission de permanence qui représentait l'Assemblée absente, mais elle créa dans le pays un courant sympathique aux vœux présidentiels, en faveur de la prolongation et même de l'accroissement des prérogatives de Louis-Napoléon. Il n'était pas rééligible, aux termes de la Constitution ; mais celle-ci ne pouvait-elle pas être révisée ? C'est ce que ne cessaient de répéter les journaux favorables. Même il se forma à Paris une société composée de huit à dix mille ouvriers, la plupart anciens militaires, qui prit le nom de Société du Dix-Décembre et ne se proposa rien moins que d'en finir avec le parlementarisme. Naturellement, le mépris des bavards était un sentiment que partageait l'armée.

Dans une grande revue passée à Satory, au-dessus de Versailles, le jeudi 10 octobre, la cavalerie défila en criant à tue-tête : Vive Napoléon ! Vive l'Empereur ! L'infanterie fit contraste par sa tenue parfaitement régulière et froide ; c'est que le général Neumayer, qui la commandait, avait, par ordre du général en chef Changarnier, interdit toute acclamation sous les armes. Le Prince en fut choqué. Il déplaça Neumayer, sous prétexte de lui donner de l'avancement. Mais Changarnier devint l'idole de la commission de permanence. Les journaux de la majorité ne cessaient de le porter aux nues comme l'arbitre de la situation, le rempart de la légalité, l'homme nécessaire, plus nécessaire que le Président. Le Journal des Débats poussa la naïveté ou la mauvaise foi jusqu'à dévoiler un complot formé, disait-il, par la Société du Dix-Décembre pour assassiner Changarnier et le Président de l'Assemblée, M. Dupin. Le Prince laissait dire, mais prenait des notes. Afin de ne garder aucune apparence de provocation, il supprima la Société du Dix-Décembre et eut l'air de se priver ainsi d'hommes énergiques et dévoués (7 novembre). Il savait bien qu'il les retrouverait quand il voudrait.

Le message du 12 novembre lui fournit l'occasion de ramener la sécurité dans les rangs du parlementarisme. Il ne récrimina point et affecta de n'avoir aucunement remarqué les injures dont il avait souffert.

Après avoir retracé, à grands traits, la situation du pays, et rappelé en passant que lui seul il disposait de l'armée, le Prince eut la satisfaction de faire applaudir frénétiquement les paroles suivantes :

Il est aujourd'hui permis à tout le monde, excepté à moi, de vouloir hâter la révision de notre loi fondamentale. Si la Constitution renferme des vices et des dangers, vous êtes tous libres de les faire ressortir aux yeux du pays. Moi seul, lié par mon serment, je me renferme dans les strictes limites qu'elle a tracées.

Les Conseils généraux ont, en grand nombre, émis le vœu de la révision de la Constitution. Ce vœu ne s'adresse qu'au pouvoir législatif. Quant à moi, élu du peuple, ne relevant que de lui, je me conformerai toujours à ses volontés légalement exprimées.

L'incertitude de l'avenir fait naître, je le sais, bien des appréhensions, en réveillant bien des espérances. Sachons tous faire à la patrie le sacrifice de ces espérances, et ne nous occupons que de ses intérêts. Si, dans cette session, vous votez la révision de la Constitution, une Constituante viendra refaire nos lois fondamentales et régler le sort du pouvoir exécutif ; si vous ne la votez pas, le peuple, en 1852, manifestera solennellement l'expression de sa volonté nouvelle.

Mais, quelles que puissent être les solutions de l'avenir, entendons-nous, afin que ce ne soit priais la passion, la surprise ou la violence qui décident du sort d'une grande nation. Inspirons au peuple l'amour du repos, en mettant du calme dans nos délibérations ; inspirons-nous de la religion du droit, en ne nous en écartant jamais nous-mêmes ; et alors, croyez-le bien, le progrès des mœurs politiques compensera le danger d'institutions créées dans nos jours de défiance et d'incertitudes.

Ce qui me préoccupe surtout, soyez-en persuadés, ce n'est pas de savoir qui gouvernera la France en 1852 ; c'est d'employer le temps dont je dispose de manière que la transition, quelle qu'elle soit, se fasse sans agitation et sans trouble.

Le but le plus noble et le plus digne d'une âme élevée n'est pas de rechercher, quand on est au pouvoir, par quel expédient on s'y perpétuera, mais l'avantage de tous, les principes d'autorité et de morale qui défient les passions des hommes et l'instabilité des lois.

Je vous ai loyalement ouvert mon cœur ; vous répondrez à ma franchise par votre confiance, à mes bonnes intentions par votre concours, et Dieu fera le reste.

On ne pouvait mieux dire, si les actes eussent répondu aux paroles. Mais une telle résignation, un tel désintéressement sur les lèvres, quand le cœur en avait si peu ! Le renard prêchait la sagesse aux poulettes inattentives et aux coqs fanfarons et divisés, tout en se disposant à mettre tout le poulailler dans son sac ; et, s'il nous est permis de pousser la comparaison jusqu'au bout, il pouvait être fier en lui-même du succès de sa prédication.

Toutefois, l'année 1851 s'ouvrit par un coup d'autorité présidentielle qui aurait dû éclairer les chefs parlementaires, s'ils avaient pu faire trêve à leurs dissensions. Le 9 janvier, le général Changarnier, l'homme de confiance de la majorité, fut destitué de son commandement. Sur la menace qui lui en avait été faite parce qu'il se posait trop ouvertement en tuteur ou en frondeur de l'Elysée, il avait répondu, comme tant d'autres présomptueux avant et après lui : On n'osera pas ! Et il avait ajouté : Si le Prince s'avisait d'en faire à sa tête, c'est moi qui le fourrerais à Vincennes. Le Prince osa ; il dédoubla le commandement de Changarnier, en confiant la garde nationale au général Perrot, et l'armée de Paris au général Baraguey d'Hilliers, et la Bourse salua cet acte par une hausse que les parlementaires qualifièrent d'insolente, mais qui n'en accusait pas moins les tendances de l'opinion publique.

L'opinion, en effet, dans ce duel autour duquel, pour ainsi dire, elle faisait cercle, prenait parti, de plus en plus, pour l'homme qui luttait seul contre une collectivité. Les gens avisés voyaient combien une collectivité est lente à se mouvoir, tandis qu'un homme seul peut prendre des résolutions subites. L'issue du duel était donc dés lors facile à prévoir. M. Thiers s'efforça d'entrainer ses collègues en leur disant : Si vous cédez, l'Empire est fait ! Ce fut en vain. Il n'obtint qu'un vote de défiance qui disloqua le cabinet ; mais le Président tint bon ; il saisit d'une main ferme le commandement supérieur de l'armée qu'on lui disputait, et Changarnier resta simple député.

Quelques-uns des ministres se retirèrent plutôt que de braver les colères de l'Assemblée. Mais MM. Rouher, Baroche, Fould et de Parieu déclarèrent qu'ils liaient leur fortune à celle du Président.

Louis-Napoléon présenta donc, comme provisoire et devant s'occuper uniquement d'affaires (9 janvier) un cabinet nouveau formé dans le but e de faire cesser un désaccord dont la France commençait à souffrir disait il dans un court mais significatif message. La majorité crut l'embarrasser en repoussant encore cette combinaison, comme la précédente (24 janvier). Il ne manifesta aucune mauvaise humeur et en choisit une autre, toujours qualifiée d'intérimaire, qu'il prit tout entière en dehors de l'Assemblée et qui dura un peu plus de deux mois.

Ce ministère, dans lequel figuraient M. Vaïsse à l'intérieur, M. de Germiny aux finances et M. Brenier aux affaires étrangères, formula, en faveur du Président, une demande de crédit supplémentaire de 4.800.000 francs, pour frais de représentation, attendu que ses dépenses de voyage et autres étaient notoirement très supérieures aux 600.000 francs qui lui avaient été alloués d'abord. La majorité ne contesta point le fait, mais refusa le crédit : il ne lui convenait pas d'encourager des voyages qui lui faisaient ombrage, ni de faciliter des libéralités de prétendant[5]. Alors le Prince, le 10 avril, appela aux affaires ses seuls amis, en choisissant parmi les plus énergiques. M. Roulier fut nommé garde des sceaux ; M. Baroche, ministre des affaires étrangères ; M. de Chasseloup-Laubat, ministre de la marine ; M. Léon Faucher, ministre de l'intérieur ; M. Magne, ministre des travaux publics ; M. de Crouseilhes, ministre de l'instruction publique et des cultes ; M. Fould, ministre des finances. Le général Randon conserva le portefeuille de la guerre qu'il avait dans le précédent cabinet.

Dans la discussion des crédits présidentiels, un symptôme de dislocation s'était produit et, à la grande surprise de tous, ce n'était point dans le parti du Président, qui se resserrait chaque jour davantage, c'était dans la majorité parlementaire. M. de Montalembert, caractère primesautier, porté aux extrêmes et souvent facile aux illusions, n'hésita point à braver les murmures de ses amis en se rangeant du côté du Président.

Je ne réponds pas, dit-il, des fautes auxquelles il pourra être conduit par l'acharnement de ses adversaires ou par les funestes conseils de ses auxiliaires éventuels. Je ne suis pas son garant, ni son conseiller ; je suis simplement son témoin, et je viens lui rendre témoignage devant le pays qu'il n'a démérité en rien de cette cause de l'ordre que nous voulons tous servir. Je sais bien qu'en tenant ce langage je vais me faire inscrire parmi les courtisans de l'Elysée ; eh bien ! j'accepte cette dénomination, j'accepte ce titre. J'aime mieux passer pour courtisan de l'Elysée que d'être un courtisan des passions démagogiques ; que d'être l'esclave des rancunes, des préventions, des préjugés qui vivent trop souvent au sein des vieux partis[6].

Si M. de Montalembert avait mal lu dans la pensée du Prince, il interprétait avec justesse celle du pays. L'Assemblée était entrée dans sa dernière année de législature : aux termes de la Constitution on pouvait alors agiter la question de révision. Les imaginations s'effrayaient d'avance des désordres qui pourraient surgir au changement présidentiel. Ledru-Rollin, Mazzini et les autres exilés de Londres n'attendaient que cette époque pour rentrer en France ; une conspiration démagogique, fomentée par Alphonse Gent dans quinze départements du Midi et, jusques dans l'armée, venait d'être découverte ; en un mot l'échéance de 1852 passait, dans le langage courant, pour quelque chose d'inconnu, mais de terrible, et qui serait dur à traverser. Un pamphlet lancé par un ami de l'Elysée, M. Romieu, et intitulé le Spectre rouge, eut un succès inouï et porta à son paroxysme cette maladie de la peur de 1852[7]. Un sauveur, il nous faut un sauveur ! s'écriaient chaque matin les journaux bonapartistes. Des pétitions arrivaient en foule à l'Assemblée, pour réclamer la révision ; le nombre des signataires atteignait plusieurs centaines de mille.

La guerre entre les deux pouvoirs, qui datait du premier jour où ils se trouvèrent en présence, mais qui s'était faite sourdement sans être déclarée, semblable à un feu qui couve et ne se trahit que par des bouffées intermittentes de fumée, éclata enfin au grand jour. Cet état fut imputable au Président. Il eut lieu à Dijon, à l'inauguration du chemin de fer (1er juin 1851).

Enhardi par les témoignages de sympathie des populations bourguignonnes, le Prince leur confia que si son gouvernement n'avait pas réalisé tous les progrès attendus, il fallait s'en prendre aux manœuvres des partis qui paralysaient la bonne volonté des assemblées, comme celles des ministères les plus dévoués au bien public. Il leur fit remarquer que, depuis trois ans, il avait toujours été secondé quand il s'était agi de combattre le désordre par des mesures de compression, mais que, chaque fois qu'il avait voulu réaliser une amélioration, fonder le Crédit foncier, s'occuper du sort du peuple, il n'avait rencontré que l'inertie. Il ouvrait à ses concitoyens le fond de son cœur. Si la France attendait de lui quelque chose de plus que le maintien de l'ordre matériel, elle n'avait qu'à le dire, l'heure était venue. Pour lui, les attaques les plus injustes et les plus violentes n'avaient pu le faire sortir de son calme, mais sa mission n'était peut-être pas terminée. Le peuple maintenant le connaissait ; il pouvait avoir l'assurance que la France ne périrait pas dans ses mains.

Une aussi franche révélation de ses ambitions latentes alarma M. Léon Faucher, ministre de l'intérieur, et les représentants qui accompagnaient le Prince. Ils lui firent des observations. Craignant d'en avoir trop dit, le Président consentit à retrancher de son discours les passages les plus significatifs, à n'en insérer au Moniteur qu'un résumé pâle et tronqué. Mais le coup était porté ; les représentants se tinrent pour avertis, et comme le Prince disposait de la force, ils se mirent en devoir de lui arracher des mains cette arme dangereuse à laquelle, tôt ou tard, le dernier mot resterait.

Le 3 juin, à la tribune, un des orateurs de la gauche, le colonel Charras émit l'opinion que l'obéissance aux chefs ne liait le soldat que dans certaines circonstances. Le général Randon, ministre de la guerre, protesta énergiquement. Le général Changarnier, au milieu des applaudissements de la majorité, répondit avec emphase au discours de Dijon :

Messieurs, dit-il, une question grave est soulevée devant vous. A en croire certains hommes, l'armée serait prête, dans un moment d'enthousiasme, à porter la main sur les lois du pays et à changer la forme du gouvernement. Pour vous rassurer, il me suffirait peut-être de vous demander où est le prétexte à l'enthousiasme ; mais j'ajouterai que, profondément pénétrée du sentiment de ses devoirs et du sentiment de sa propre dignité, l'armée ne désire pas plus que vous de voir infliger à la France les misères et les hontes du gouvernement des Césars, alternativement imposés et renversés par des prétoriens en débauche. La discipline est fondée dans l'armée française sur les bases les plus solides : le soldat entendra toujours la voix de ses chefs ; mais personne n'obligerait nos soldats à marcher contre la loi, à marcher contre cette Assemblée. Dans cette voie fatale, on n'entraînerait pas un bataillon, pas une compagnie, pas une escouade, et on trouverait devant soi, sur son passage, des chefs que nos soldats sont accoutumés à suivre dans le chemin du devoir et de l'honneur.

Mandataires de la France, délibérez en paix !

Les délibérations portèrent, du 14 au 19 juillet, sur la révision de la Constitution. Les discours pour et contre furent modérés. Seul Victor Hugo s'exprima dans un style tragique, sur un ton de mélodrame. Ses métaphores outrées tombèrent à plat devant le silence et l'étonnement. La révision fut rejetée. Ce fut une faute : quatre-vingts conseils généraux s'étaient prononcés plus ou moins pour elle, et le mouvement révisionniste s'étendait toujours. Au nombre des conciliants qui votèrent pour la révision on remarqua MM. de Broglie, Molé, Odilon Barrot, Dufaure, de Montalembert, Daru, Baroche, Léon Faucher, poussés par le désir de résoudre pacifiquement les difficultés de l'avenir. M. Thiers fut intraitable : la République n'avait pas alors de pire ennemi.

Quelques-uns des ministres ayant paru hésiter, le Prince les changea. Vous ne voulez donc pas me suivre dans la route de la fortune ? demanda-t-il au général Randon, ministre de la guerre. Et comme Randon ne répondait pas, Louis-Napoléon fit venir d'Algérie le général Le Roy de Saint-Arnaud, qui achevait glorieusement une pénible campagne en Kabylie et que Persigny et lui avaient depuis longtemps marqué comme leur homme. On raconte que Cavaignac, montrant du doigt à un ami, dans le Moniteur, le nom de ce ministre inattendu qu'il croyait encore au-delà de la Méditerranée, s'écria : Saint-Arnaud à Paris ! Saint-Arnaud ministre de la guerre ! Mon cher, nous n'avons qu'à bien nous garder. Lamoricière eut le même pressentiment. Il avait dit un jour dans les couloirs : Pour un coup d'Etat, il faut un ministre de la guerre difficile à trouver, mais qui se trouvera et je crois le connaître. Ce ne sera ni Magnan (alors commandant de Paris), ni Randon. Le premier est trop timide, le second trop honnête. L'homme est en Algérie. Quand vous verrez Saint-Arnaud au ministère de la guerre, faites vos malles ou prenez un fusil, mais, dites : Voilà le coup d'Etat !

Saint-Arnaud, en effet, devait tout au Prince ; il était littéralement sa créature. Dès les premiers mois de 1850, le coup d'Etat étant déjà décidé en principe, le Prince exprimait à son fidèle Persigny la crainte que l'armée ne refusât de marcher, au besoin, contre des généraux tels que Lamoricière, Changarnier, Cavaignac, Bedeau, qui très probablement ne se laisseraient pas séduire ! — Si nous faisions des généraux ? dit négligemment le Président. — C'est une idée, une idée de génie ! s'écria Persigny ; faisons des généraux ! Ils choisirent en première ligne Saint-Arnaud, et l'expédition de Kabylie fut décidée pour lui et pour quelques autres.

C'est ainsi que les cadets devinrent les aînés et que le cadre de l'armée active s'habitua aux noms de Saint-Arnaud, de Cotte, Espinasse, d'Allonville, de Lourmel, Canrobert, Herbillon, Forey, etc.[8]

Les autres ministres nouveaux furent MM. Turgot aux affaires étrangères ; de Thorigny à l'intérieur ; Daviel à la justice ; Giraud à l'instruction publique et aux cultes ; Fortoul à la marine ; Lacrosse aux travaux publics.

Tel qu'il était, à l'exception de Saint-Arnaud, le nouveau ministère parut généralement pacifique. Il se présenta à l'Assemblée avec un message qui l'était moins (4 novembre).

Le Président y parlait d'une vaste conspiration démagogique organisée en France et en Europe. Les sociétés secrètes cherchaient à étendre leurs ramifications jusques dans les moindres communes. Tout ce que les partis renfermaient d'insensé, de violent, d'incorrigible, sans être d'accord sur les hommes ni sur les choses, s'était donné rendez-vous en 1852, non pour bâtir, mais pour renverser. Les bons citoyens devaient donc unir tous leurs efforts, afin d'enlever au génie du mal jusqu'à l'espoir d'une réussite momentanée. Il ne parlait plus de la révision puisque les législateurs l'avaient repoussée. Mais afin de satisfaire d'un côté tous les intérêts légitimes et de détruire de l'autre tous les prétextes du parti anarchique, qui couvrait ses détestables desseins de l'apparence d'un droit à reconquérir, il proposait l'abolition de la loi du 31 mai, loi restrictive du suffrage universel.

A cette proposition, nouvel élément de popularité pour lui et nouvelle machine de guerre contre l'Assemblée, la gauche applaudit, la droite murmura. Tout au plus quelques conservateurs, dont M. de Vatimesnil se fit l'organe, déclarèrent-ils qu'une modification pourrait avoir lieu quand on s'occuperait de la loi municipale. La loi du 31 mai fut maintenue, à la faible majorité de trois voix, mais elle fut maintenue (13 novembre).

L'Assemblée estima, avec raison cette fois, que le plus pressé était de pourvoir à sa propre défense. Mais là encore ses divisions intestines l'empêchèrent d'aboutir.

Les questeurs de l'Assemblée réclamaient d'urgence, pour son Président, le droit de requérir la force armée. Le général

de Saint-Arnaud, ministre de la guerre, s'y opposa et l'on put juger, par son attitude à la tribune, qu'il n'était pas homme à se laisser intimider.

Messieurs, dit-il, si vous adoptez la proposition de MM. les questeurs, si vous inscrivez dans une loi le droit absolu de réquisition directe pour le président de l'Assemblée, vous faites passer dans ses mains le pouvoir exécutif tout entier. Ce droit qu'on réclame pour lui ne serait pas seulement la violation du grand principe de la séparation des pouvoirs, ce serait aussi la destruction de toute discipline militaire. Une condition essentielle de cette discipline est l'unité de commandement. Supposez une insurrection : des ordres contradictoires pourraient être donnés, émanant de deux chefs différents ; que deviendrions-nous ?

M. Thiers lui ayant reproché, au cours de la discussion, d'avoir parlé, dans un récent ordre du jour, uniquement d'obéissance, de discipline, et d'avoir omis le respect dû aux lois, le ministre répliqua :

Je remercie l'honorable M. Thiers de me fournir l'occasion de répondre aux interprétations étranges dont mon langage aux troupes a été l'objet. Homme nouveau dans la politique, étranger aux partis, je ne m'attendais pas à des suppositions aussi injurieuses. Je n'ai pas l'habitude de cacher ma pensée et, en entrant au ministère, j'ai cru qu'il était de mon devoir de rappeler à l'armée le principe tutélaire de l'obéissance dans les rangs. Ce principe, je l'ai appris à l'école de tous les hommes que l'armée s'honore d'avoir eus pour chefs, à l'école de l'illustre maréchal Bugeaud. Sans ce principe, vous n'auriez plus d'armée.

On me reproche de n'avoir pas rappelé aux troupes le respect de la loi et de la Constitution, et ici, ce ne sont plus mes paroles qu'on interprète, c'est mon silence. Messieurs, je sais respecter les lois, et je sais aussi les faire respecter. Mais le soldat n'est pas juge de la loi. Et quant aux chefs, je n'ai cru ni digne ni utile de leur recommander ce qui est le premier de leurs devoirs. Je ne sais si je me fais une idée juste de la majesté de la loi, mais j'aurais cru la faire descendre des hauteurs où elle réside, en parlant d'elle dans un ordre du jour. L'obéissance aux lois c'est le principe vital de toute société : mais ce principe ne s'applique pas partout selon une règle uniforme ; il s'applique dans l'armée par le culte de la discipline. C'est par le culte de la discipline qu'on prépare dans l'armée de bons citoyens, dévoués aux lois de leur pays.

Si, par je ne sais quelle distinction que dicterait la méfiance, vous opposez le respect de la loi au respect de la discipline, que ferez-vous ? Vous introduirez dans l'armée un esprit de délibération mortel à la discipline. Pour le soldat sous les armes, les règlements militaires sont l'unique loi...

Messieurs, M. le rapporteur vous a dit qu'il ne fallait pas d'équivoque. Je suis de son avis. Il faut que l'Assemblée rejette ou accepte la proposition. L'article 32 de la Constitution dit que l'Assemblée fixe l'importance des forces militaires établies pour sa sûreté, et qu'elle en dispose. Ces forces, nous ne lui contestons pas le droit de les fixer, mais cette réquisition doit se renfermer dans les termes de la Constitution. Le Président de la République ne peut pas se laisser dépouiller des attributions que les articles 19, 50 et 64 lui ont conférées. C'est lui qui est le commandant unique de nos forces de terre et de mer.

La voix éclatante du général, sa figure, son geste, renforçaient la fierté de ses paroles. L'avez-vous entendu ? C'est le clairon de Brumaire ! s'écria M. Beugnot qui ne croyait pas si bien dire.

Au vote, les Montagnards, craignant que le Président de l'Assemblée ne se servit un jour de son pouvoir contre eux, s'unirent unanimement aux Bonapartistes et aux quelques membres de la droite qui s'obstinaient à s'illusionner sur les périls imminents de la situation.

La proposition des questeurs fut rejetée par 408 voix contre 300 (17 novembre). Le général Cavaignac, le colonel Charras et la plupart des militaires républicains avaient voté pour. Ils comprenaient parfaitement, et Charras l'expliqua en termes très intelligibles, à la tribune, que le péril qui menaçait la République n'était pas dans la majorité parlementaire, désunie, impuissante, mais dans le pouvoir exécutif qui disposait de l'armée et de toutes les forces d'une administration centralisée. 150 républicains furent d'avis différent ; la passion les aveugla au point de leur faire redouter davantage les audaces du comte de Chambord absent que celles de Louis-Napoléon qui les guettait.

Saint-Arnaud s'attendait à l'adoption de la proposition des questeurs. Il la désirait même et lorsqu'il apprit qu'elle était repoussée il s'écria : Tant pis ! Quant au Président, prêt à monter à cheval, il attendait. A la nouvelle du rejet, apportée par Saint-Arnaud, il dit flegmatiquement : Cela vaut peut-être mieux. Son visage reprit aussitôt sa sérénité habituelle et tous les préparatifs de résistance cessèrent[9].

En même temps que le coup de clairon de Saint-Arnaud au palais Bourbon, un autre avait résonné, discret et contenu, mais plus vibrant encore dans sa discrétion, à l'Elysée. Le Prince recevant des officiers qui arrivaient d'Afrique pour tenir garnison à Paris, les entretint de la gravité de circonstances qui pouvaient se présenter un jour :

Si elles m'obligeaient, ajouta-t-il, de faire appel à votre dévouement, il ne me faillirait pas ; car, vous le savez, je ne vous demanderai rien qui ne soit d'accord avec mon droit reconnu par la Constitution, avec l'honneur militaire, avec les intérêts de la patrie. J'ai mis à votre tête des hommes qui ont toute ma confiance et qui méritent la vôtre, et si jamais le jour du danger arrivait, sachez que je ne ferais pas comme les gouvernements qui m'ont précédé, que je ne vous dirais pas : Marchez, je vous suis ! Non, je vous dirais : Je marche, suivez-moi !

Le temps pressait pour Louis-Napoléon. L'Assemblée venait de lui signifier nettement deux choses : d'abord, son congé par le rejet de la révision, ensuite, par le rejet de la proposition des questeurs, son intention à elle-même d'attendre l'attaque. Devrait-il donc descendre de ce pouvoir dont, la jouissance légale allait cesser pour lui dans quelques mois ? Une fois perdu, qui pouvait dire s'il le ressaisirait jamais ?

D'autre part, c'était chose bien grave que de se révolter contre la loi. — Très grave, en effet, si nous ne réussissons pas, avouait son confident M. de Morny ; il y va de notre tête ; mais, croyez-moi, la Fortune est une femme qui se-donne quelques fois, mais qu'il faut prendre de force, le plus souvent. — Et puis, ajoutait Persigny, ne voyez-vous pas dans quelle alternative nous sommes ?Ou aller en prison, ou y envoyer les autres, il faut choisir. Le peuple comprendra que nous n'ayons pas de goût pour la prison.

La réalité de l'alternative exposée par Persigny était plus que douteuse ; elle n'existait qu'autant que les locataires actuels de la présidence refuseraient de s'en aller. L'intérêt, et la passion aidant, ils se persuadèrent qu'elle était inévitable, fatale, qu'elle excusait tout. Bien plus ils firent partager à la nation cette manière de voir.

Mais ce n'était pas encore ce dont il fallait parler pour le moment.

Le 28 novembre, le Prince Président disait à un des principaux orateurs de la Montagne, Michel de Bourges : Je voudrais le mal que je ne le pourrais pas. Tenez, hier jeudi 29, j'avais à ma table cinq colonels de la garnison de Paris ; je me suis passé la fantaisie de les interroger chacun à part : tous les cinq m'ont déclaré que jamais l'armée ne se prêterait à un coup de force contre l'Assemblée ; vous pouvez dire cela à vos amis.  Et Michel de Bourges, béatement, colportait cette anecdote et répétait : C'est mon homme ! sans lui Henri V serait déjà aux Tuileries ! Et le colonel Charras, qui depuis des mois ne sortait jamais sans une paire de pistolets chargés, pensa que de telles précautions devenaient ridicules et déchargea ses pistolets.

Mais il est équitable de reporter à chacun sa part de responsabilité. Si l'on en croit M. de Tocqueville, ceux mêmes qui ont le plus vivement reproché à Louis-Napoléon la violation de son serment ne contribuèrent pas peu à entretenir chez lui des visées conspiratrices auxquelles il n'avait pas besoin d'être encouragé.

M. de Tocqueville raconte ceci :

Quand j'étais ministre, M. Thiers et M. Molé, nous le savions, par nos agents, voyaient sans cesse le Prince en particulier et le poussaient de tout leur pouvoir à renverser, d'accord avec eux, et à frais et profits communs, la République. Ils formaient comme un ministère secret à côté du cabinet responsable. A partir du 13 juin, je vécus dans des alarmes continuelles, craignant tous les jours qu'ils ne profitassent de notre victoire pour pousser Louis-Napoléon à quelque usurpation violente, et qu'un beau matin, comme je le disais à Barrot, l'Empire ne vint à lui passer entre les jambes. J'ai su, depuis, que nos craintes étaient plus fondées encore que je ne le croyais. Après ma sortie du ministère, j'ai appris de source certaine que, vers le mois de juillet 1849, le complot fut fait pour changer de vive force la Constitution par l'entreprise combinée du Président et de l'Assemblée. Les chefs de la majorité et Louis-Napoléon étaient d'accord, et le coup ne manqua que parce que Berryer, qui sans doute craignit de faire un marché de dupe, refusa son concours et celui de son parti. On ne renonça pourtant pas au projet, mais on l'ajourna[10].

Ces révélations historiques sont confirmées par lord Malmesbury dans ses Mémoires. Le 17 avril 1850, le Prince le recevant à dîner, lui fit ses confidences comme à un vieil ami :

Je vous l'ai dit à Ham, quand vous me vîntes voir dans ma prison, Glue je gouvernerais un jour la France. Vous et les autres m'avez cru fou. Mais bien que j'aie été acclamé chef de l'État par le peuple, je ne connais personne ici ; les amis que j'ai — et j'en ai certainement beaucoup — sont ignorés de moi, même de vue ; quand je suis arrivé d'Angleterre, il n'y en avait pas cinquante parmi eux qui m'eussent jamais rencontré. J'ai essayé de concilier tous les partis politiques ; c'est impossible. Il existe en ce moment une conspiration pour m'envoyer à Vincennes, le général Changarnier et Thiers sont à la tête de ce complot. La Chambre est intraitable ; je suis absolument isolé, mais j'ai l'armée et le peuple avec moi et je ne désespère point. Cependant je puis être mis en prison d'un jour à l'autre. Votre ambassadeur, lord Normanby intrigue contre moi, bien que son chef, lord Palmerston, et quelques-uns de vos ministres soient en ma faveur. Je crois aussi que lord Normanby entretient avec le prince Albert, à mon préjudice, une correspondance particulière.

 

 

 



[1] Mémoires de M. le baron Haussmann.

[2] Mémoires de lord Malmesbury. — Morny, ajoute le diplomate anglais, était le fils naturel reconnu de la reine Hortense et du comte de Flahaut ; donc frère utérin de l'Empereur. Il était son bras droit et lui donnait en général de bons conseils, car c'était un homme intelligent et un homme du monde, doué de beaucoup de tact.

Les Mémoires de Malmesbury parlent aussi de la puissante influence de miss Howard.

[3] Un homme qui dévisagea Louis-Napoléon, dès 1849, avec une clarté qu'on ne peut comparer qu'à un don de seconde vue, c'est le grand orateur espagnol, mort à Paris en 1853, à quarante-trois ans. Après avoir prédit la décadence de la France, l'unification de l'Allemagne par la Prusse, le triomphe universel du socialisme en Europe et l'écrasement de celui-ci et de la Prusse par la Russie, Donoso Cortès jette ses regards sur la France en particulier. Il annonce la défaite du parlementarisme par le Président et ajoute :

Le Président triomphera, mais le succès ne sera pas plus pour lui que pour l'Assemblée, il sera pour la Révolution... En France, la proclamation de l'Empire sera bien accueillie, elle sera mal vue en Europe ; néanmoins la guerre n'éclatera pas, hormis le cas où cet homme franchirait ses propres frontières. Je crois qu'il ne les franchira point ; mais il est dans sa destinée de les franchir un jour, de faire appel à la Révolution et de succ3mber misérablement dans un autre Waterloo, ou, pour mieux rendre ma pensée, dans une autre bataille de Novare. Je vous ai déjà dit ce qui suivra sa chute : le triomphe définitif de la Révolution, à moins que Dieu, qui nous a habitués aux miracles, n'y mette fin d'une manière ou d'une autre, mais miraculeusement.

Nous répétons que ceci fut écrit en 1849, à Berlin, le 26 avril.

Cet horoscope de Louis-Napoléon fit hausser les épaules aux contemporains de Donoso Cortès. Maintenant que l'avenir est devenu le passé, on est confondu de l'extraordinaire faculté de divination qui se rencontre parfois chez les hommes de génie, quand ils sont en même temps des hommes de foi.

[4] Victor Hugo, en 1850, avait 48 ans.

[5] Le docteur Véron, alors directeur du Constitutionnel et grand ami de la Présidence, nous révèle dans ses Nouveaux Mémoires d'un bourgeois de Paris (p. 330), que la situation pécuniaire de Louis-Napoléon et de sa petite cour était en ce temps-là fort précaire. Quatre traites de 10.000 francs chacune, fournies par le Président de la République française, venaient d'être refusées coup sur coup par un banquier célèbre, homme d'ordre cependant et nullement hostile à Louis-Napoléon.

[6] Il est bon de rappeler que le grand orateur catholique n'était pas et n'avait jamais été légitimiste ; un peu orléaniste, tout au plus, lorsque, à la Chambre des pairs, il siégeait, par droit de naissance, auprès de Victor Hugo qui, lui, y avait été appelé par le choix de Louis-Philippe.

Ce qui suit est extrait d'une note que nous communique un homme sérieux et de toute bonne foi.

Le 5 juillet 1851, j'eus l'honneur d'être reçu par M. le comte de Montalembert. Nous n'étions que nous deux. Il insista avec chaleur sur la nécessité de nous rallier tous à la prorogation des pouvoirs du Prince Président. De ce côté était la France, et la seule voie de salut. — Qu'est-ce que le parti légitimiste ? ajoutait-il ; quelques barons, quelques marquis..., de vieilles gens, de vieilles idées... ce n'est pas la France, allons à la France !

Sur mon observation que peut-être la fusion des deux branches de la famille de Bourbon, dont on parlait beaucoup, pourrait doubler le nombre des royalistes. — La fusion ? me répondit-il, elle ajouterait é ce que je viens de dire quelques bourgeois ; ce n'est pas encore la France !... — Mais la Constitution ? objectai-je ; la Constitution s'oppose à la réélection du Prince. Il reprit avec feu Peu importe la Constitution la société avant tout.... soyons avec la France !

M. de Montalembert m'engagea beaucoup à voir le Prince avant de repartir ; il écrivit quelques mots sur une carte pour M. le comte Boguet et m'assura que grâce à lui je serais reçu...

Peu après, comme je racontais cette conversation avec M. de Montalembert à M. Bérard, préfet de l'Isère, celui-ci me raconta à son tour que, dînant chez M. Carlier, préfet de police, lui Bérard, septième convive, avec MM. Thiers et de Montalembert. la discussion s'engagea sur le parlementarisme que soutenait M. Thiers, et dont M. de Montalembert disait avoir assez. M. de Montalembert nous laissa sur cette grande parole dont tous, et même M. Thiers, nous fûmes vivement impressionnés : Monsieur Thiers, souvenez-vous que, pour que la France redevienne grande et forte, il nous faut vingt ans de silence !

[7] Les militaires pourtant, mais presque seuls, ne tremblaient pas. Qu'on en juge par ce trait. A Lyon, un jeune coiffeur démagogue, nouveau venu dans la ville, disait à un frère et ami qu'il tenait sous la lame affilée de son rasoir : Ah ! si je tenais Castellane comme je te tiens ! Castellane était le commandant en chef de l'armée de Lyon. A quelque temps de là, le même coiffeur voit entrer chez lui un officier général : Voulez-vous me raser ?Mais comment donc, mon général, c'est beaucoup d'honneur que vous me faites ! Et l'artiste d'exhiber, avec son plus gracieux sourire, son meilleur instrument de travail. Le client s'assit et, savonné, immobile, se livra à la discrétion de l'opérateur, puis demanda tranquillement : Savez-vous, monsieur, qui vous tenez si complètement sous votre rasoir ?Non. — Eh bien, apprenez-le : C'est Castellane. — A ce nom, des secousses convulsives agitèrent le rasoir ; mais celui des deux hommes qui tremblait n'était pas le général. La toilette fut longue. Enfin Castellane se leva, déposa une pièce de cinq francs sur la table et dit en sortant : Nous sommes en France quelques milliers d'officiers comme cela ; nous plaignons les démagogues pour leurs rêveries irréalisables, nous n'en avons pas peur !

[8] Histoire du Deux-Décembre, par M. P. Mayer, p. 132.

D'autres historiens, non moins favorables à l'Empire, confirment ce plan. M. Véron, directeur du principal journal bonapartiste de l'époque, le Constitutionnel, a écrit dans les Nouveaux Mémoires d'un bourgeois de Paris (p. 329) : M. Fleury (aide de camp du Prince) vint me dire qu'il serait très agréable au Prince Président que l'on parlât le plus et le mieux possible du général Saint-Arnaud, un homme d'avenir ! et que l'on mit en grande et belle lumière les prochains services de M. le général de Saint-Arnaud dans la Kabylie. Et, comme on pense bien, le Constitutionnel ne marchanda pas la louange aux prochains services du favori de l'Elysée.

Enfin, M. Belouino dit dans son Histoire du coup d'Etat (p. 53) : Il fallait un ministre de la guerre. Le choix tomba sur le général Saint-Arnaud. Afin de donner à ce général l'autorité nécessaire dans un poste si élevé, on décida la guerre de Kabylie, qui devait le couvrir d'une gloire si éclatante. On se souvient que l'Assemblée ne voulait pas que cette guerre fût faite...

Ces détails ont leur importance : ils prouvent la préméditation du coup d'État.

D'après le même M. Belouino (p. 55) l'opération faillit même être exécutée pendant les dernières vacances parlementaires. C'eût été une faute, et une faute grave, ajoute-t-il. Les députés dispersés en province s'y seraient réunis dans une ville. Que serait-il advenu ? La moindre conséquence eût été une guerre civile acharnée. Saint-Arnaud et Magnan, consultés, firent prévaloir la résolution d'attendre la rentrée, afin de pouvoir tout envelopper dans un même coup de filet.

Le maréchal de Castellane a consigné, dans son Journal, le texte d'un billet que lui apporta à Lyon un ami personnel du Prince, M. de Compaigno :

Elysée, le 17 septembre 1851. Confidentiel.

Mon cher général,

Je profite d'une occasion sûre pour vous engager à ne pas quitter Lyon à partir du 22 de ce mois, et à prendre toutes les précautions nécessaires en cas d'insurrection.

Je ne vous en dis pas davantage ; je compte sur votre énergie et votre patriotisme.

LOUIS-NAPOLÉON.

Il est donc facile de préciser : c'est à la fin de septembre que le conspirateur faillit tenter, prématurément, de surprendre ses adversaires.

[9] Granier de Cassagnac, Histoire de la chute de Louis-Philippe, tome II, p. 349.

[10] Souvenirs d'Alexis de Tocqueville. M. de Tocqueville écrivait ces lignes en 1852, bien qu'elles n'aient été publiées qu'en 1892, par son neveu. S'il eût vécu davantage et s'il eût mieux connu le chef réel du parti légitimiste, dont Berryer n'était que le porte-parole, peut-être aurait-il attribué à un motif moins égoïste et moins bas le refus de concours de celui-ci. Le comte de Chambord a-t-il jamais sincèrement aspiré au trône, même par les voies droites et légales ? On peut en douter, après son refus de 1873. En tous cas, il n'est pas invraisemblable qu'il ait refusé d'y arriver par une trahison ou un coup de force, tel que celui qu'aurait projeté M. Thiers.