HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IV. — L'EXPÉDITION DE ROME.

 

 

Ce fut dans les premiers mois de 180 que Louis-Napoléon rencontra sur sa route la question romaine qui devait devenir pour lui la pierre d'achoppement, jusqu'à amener, de fautes en fautes, la catastrophe finale. Son malheur fut de ne pouvoir aborder avec simplicité cette question complexe. Il avait les mains liées par des engagements antérieurs, et l'esprit embroussaillé d'idées et de désirs contradictoires, fruits de son éducation et de ses relations.

Le Pape Pie IX, fugitif, se trouvait à Gaète au moment de l'élection du 10 décembre. Les deux candidats à la présidence avaient rivalisé de courtoisie pour sa personne. Cavaignac l'avait officiellement invité à venir fixer sa résidence en France ; Louis-Napoléon avait fait plus, en se déclarant publiquement pour le maintien du pouvoir temporel, ce que Cavaignac n'avait pas osé. Il s'agissait maintenant, pour le vainqueur du tournoi électoral, de passer des paroles aux actes, de ramener le Souverain-Pontife à Rome et de rétablir ce pouvoir temporel, naguères si glorifié, maintenant renversé par une République romaine et combattu à outrance par les révolutionnaires d'Italie, de France, d'Angleterre et de partout.

Au milieu de tant de figures diverses, sympathiques, répulsives ou douteuses, la rencontre de celle de Pie IX repose la vue. Elle est incontestablement une des plus grandes, sinon la plus grande, d'un siècle qui s'ouvre sur Napoléon Ier et se ferme sur Bismarck et Gladstone, après avoir passé par Cavour et Garcia Moreno.

Pie IX fut un père, un roi et un pontife. Père, il se fit aimer de ses enfants, les catholiques de tout l'univers, à un degré voisin de l'idolâtrie. Roi, il commença par jouir d'une popularité sans exemple, dont les enthousiasmes l'abusèrent lui-même un instant, et il finit par perdre son trône. Pontife, il traversa ovations et revers avec une sérénité bienveillante et ferme ; il ne craignit pas de proclamer les Droits de Dieu au plus fort de la fièvre causée par la proclamation des Droits de l'Homme, et de limiter nettement, par un Syllabus audacieux, les principes triomphants de 1789.

Moins hardi et plus diplomate, aurait-il mieux conservé son pouvoir temporel ? Il est permis d'en douter, car en lui c'était le Pape qu'on poursuivait beaucoup plus que le Roi ; mais il serait tombé avec moins de majesté. Il était aussi inflexible que doux. Italien, mais d'une ville d'origine gauloise, il connaissait les voies obliques, mais préférait suivre la ligne droite. Au reste, l'âpreté de son intransigeance lui fut surtout suggérée par son ministre le cardinal Antonelli, dont il suspecta seulement après coup le désintéressement et la pureté d'intentions. Un fait sur lequel tout le monde est d'accord, c'est qu'au point de vue spirituel le prestige de Pie IX ne cessa de grandir durant son long pontificat et qu'il laissa la Chaire de saint Pierre, pour le respect et l'autorité, à une hauteur inconnue avant lui et difficile à soutenir après lui.

Le 18 février 1849, par la plume du cardinal Antonelli, Pie IX sollicita formellement les secours de la France. de l'Autriche, de l'Espagne et des autres puissances catholiques. Toutes répondirent, à l'exception du Piémont qui, en guerre avec l'Autriche, avait besoin des révolutionnaires italiens. Des plénipotentiaires se réunirent à Gaète le 30 mars.

En France, la question fut portée devant l'Assemblée nationale : Si nous laissons à l'Autriche le temps d'aller dans la Ville Eternelle, dit M. Odilon Barrot, ce sera là d'abord un dommage pour l'influence française en Italie ; ce sera ensuite le rétablissement de l'absolutisme à Rome, comme au temps de Grégoire XVI ; intervenons donc nous-mêmes, pour ne pas laisser rompre l'équilibre des influences, en Italie au profit du cabinet de Vienne, et aussi pour sauvegarder la liberté romaine.

L'Assemblée, par 444 voix contre 320, s'en remit au pouvoir exécutif et l'autorisa à occuper temporairement, en Italie, un point quelconque, si cela était nécessaire pour mieux garantir l'intégrité du territoire piémontais — car le Piémont venait d'être vaincu à Novare — et mieux sauvegarder les intérêts et l'honneur de la France. M. Odilon Barrot annonça que le point choisi pour l'occupation serait la ville de Rome. On abordait ainsi de biais un projet de restauration pour lequel on n'était pas certain de trouver une majorité, si on l'eût abordé de front.

Le général Lamoricière, auquel le commandement d'un corps expéditionnaire fut proposé, le refusa par scrupule de libéralisme, sa conscience n'étant pas, disait-il, suffisamment éclairée sur la question du droit que nous avions d'intervenir. Mais trouver un chef n'était pas un embarras. Le général Oudinot de Reggio, fils d'un maréchal du premier Empire, débarqua le 25 avril, à Civita-Vecchia, à la tête de 7.500 hommes.

Il marcha sur Rome qu'il croyait disposée à le bien accueillir. Malheureusement un aventurier niçois, Garibaldi, venait d'y arriver, le 28, avec 1.500 hommes tous, comme lui, étrangers à la ville ; sa présence avait changé subitement les dispositions des habitants. Les Français furent reçus à coups de fusil et, n'ayant rien préparé pour un assaut, furent aisément repoussés. Leurs pertes sous les remparts, où ils se trouvaient à découvert, s'élevèrent à cent tués et deux cent cinquante blessés. Le plus malheureux fut que le soir, lorsque le feu eut cessé sur toute la ligne, deux cent cinquante hommes du 20e de ligne, qui étaient restés embusqués près de la porte Saint-Pancrace, se laissèrent prendre à de fausses démonstrations d'amitié. Les Romains sortirent au-devant d'eux en levant en l'air un drapeau blanc. La paix est faite, criaient-ils ; ennemis ce matin, frères ce soir ! Le commandant Picard les crut ; s'aboucha avec eux et les suivit dans la ville. Là il se vit aussitôt entouré, désarmé et déclaré prisonnier de guerre avec ses soldats.

En réalité l'échec n'était point irréparable ; mais il produisit une immense sensation. Dans Rome, Garibaldi se crut invincible. En France, l'opposition se prévalut de la nouvelle pour attaquer vigoureusement le ministère. Jules Favre dépeignit l'évènement comme une déroute et demanda que l'Assemblée prit la direction des opérations. Le ministère fut mis en minorité (8 mai). Il s'en consola, assuré que le Prince Président ne fléchirait pas. En effet, le jour même où l'Assemblée voulait prendre des mesures rigoureuses contre les ministres, le Prince publiait dans les journaux une lettre qu'il adressait au général Oudinot :

MON CHER GÉNÉRAL,

La nouvelle télégraphique qui annonce la résistance inattendue que vous avez rencontrée sous les murs de Rome, m'a vivement peiné. J'espérais, vous le savez, que les habitants de Rome, ouvrant les yeux à l'évidence, recevraient avec empressement une armée qui venait accomplir chez eux une mission bienveillante et désintéressée. Il en a été autrement : nos soldats ont été reçus en ennemis. Notre honneur militaire est engagé ; je ne souffrirai pas qu'il reçoive aucune atteinte. Les renforts ne vous manqueront pas. Dites à vos soldats que j'apprécie leur bravoure, que je partage leurs peines, et qu'ils pourront toujours compter sur mon appui et sur ma reconnaissance.

Les représentants regardèrent cette lettre comme un empiétement sur leurs droits ; la Montagne mit le Président en accusation et le prince Napoléon, l'ambassadeur révoqué de Madrid, vota ostensiblement contre son cousin. Le général Le Flô ramena la majorité en faisant vibrer à propos la fibre nationale :

Vous nous lisez des lettres du ministre romain Avezzana, dit-il à Jules Favre ; je vous les abandonne ; je ne suis pas citoyen de la République romaine, moi ; le titre de citoyen de la République française suffit à mon ambition.

Mais le Prince Président, justement effrayé du danger auquel venait d'échapper son pouvoir, s'occupa de gagner du temps jusqu'aux élections générales qui allaient avoir lieu ; car l'Assemblée nationale, bien malgré elle, avait cédé à des pétitions innombrables qui la suppliaient de s'en aller, et adopté la proposition d'un de ses membres, M. Rateau, fixant au mois de mai le terme de son mandat.

Le Prince revint donc à la politique d'équilibriste qui l'avait si bien servi avant le 10 décembre et se flatta de reconquérir les amis de la République romaine sans se brouiller pour cela avec ceux du Pape. En même temps que les renforts annoncés, il envoya au général Oudinot, qui avait rétrogradé sur Civita-Vecchia, un négociateur civil, M. Ferdinand de Lesseps, homme adroit, fécond en ressources, comme il l'a bien montré depuis à Suez, et dépositaire de la pensée intime du chef du gouvernement.

M. de Lesseps arriva à Rome avec de grandes illusions et les disputa le plus longtemps qu'il put à l'évidence des faits. Il s'attendait à y trouver une République digne de ce nom ; il n'y trouva que la licence et la terreur : dévastation de propriétés privées, dégradation de monuments publics, exécutions nocturnes sans jugements ; un certain Zambianchi, lieutenant de Garibaldi, se glorifiait d'avoir tué pour sa part dix-sept prêtres, dont quatorze en une seule nuit, à l'église de la Minerve dont il s'était emparé. Toutefois, comme les plaintes ne transpiraient pas au dehors, l'ordre paraissait régner dans Rome.

M. de Lesseps, qui tenait à réussir à tout prix, commença par conclure un armistice avec Garibaldi. Celui-ci, homme actif, audacieux et ayant des intelligences partout, profita de ce répit pour aller surprendre et battre les Napolitains à Velletri.

M. de Lesseps refusa ensuite de laisser débarquer à Civita-Vecchia le commissaire nommé par Pie IX pour reprendre possession de cette ville ; enfin il poussa l'indulgence jusqu'à signer une convention reconnaissant formellement la République et renonçant, au nom de la France, à s'immiscer dans ses affaires.

C'était dépasser la mesure non seulement des concessions qui convenaient à la dignité d'un grand peuple, mais de ce que pouvait supporter le tempérament de la nouvelle Assemblée, appelée législative, qui se réunit le 28 mai et qui se trouva beaucoup plus conservatrice que sa devancière l'Assemblée nationale. Le Prince Président se hâta de faire un pas en arrière. Il désavoua la convention, ce dont le général Oudinot lui avait donné l'exemple en refusant de la signer, et, dès le 29, M. de Lesseps fut rappelé à Paris.

Les élections, en effet, avaient été une surprise pour tout le monde. Activement préparées par le comité dit de la rue de Poitiers, à la tête duquel se trouvaient MM. Thiers, Berryer, de Montalembert, elles amenèrent au palais Bourbon une majorité monarchiste de 450 membres, moitié légitimistes, moitié orléanistes, que les divisions de leurs chefs empêchèrent seules de rétablir la royauté. La minorité se composa de 150 républicains, presque tous radicaux, pour le malheur de la République, et de 75 à 80 bonapartistes seulement. Qui l'eut cru huit ou dix mois auparavant ? Les idoles de 1848 : Lamartine, Buchez, Flocon, Marie, Sénard, Pagnerre, Garnier-Pagès, Dupont (de l'Eure), Jules Favre n'étaient pas réélus. En revanche le chef de la Montagne, Ledru-Rollin avait été choisi par cinq départements, ce qui le grisa et le perdit.

L'Assemblée législative se donna pour président un homme d'esprit, dans lequel on supposait, en outre, un homme de caractère : M. Dupin (1er juin).

Une modification ministérielle porta aussitôt à la nouvelle majorité des gages de bon vouloir de la part de l'Elysée. Le ministère fut remanié (2 juin). C'était celui du 20 décembre, à l'exception de MM. Drouyn de Lhuys, Léon Faucher et Buffet, remplacés respectivement par MM. Alexis de Tocqueville, Dufaure et Lanjuinais. M. de Falloux représentait seul, clans ce nouveau cabinet, les éléments royalistes qui avaient dominé dans le précédent.

Dès que les titulaires eurent accepté leurs portefeuilles, ils se rendirent chez le Prince, qui les reçut avec une politesse froide. Ici l'un d'eux, M. de Tocqueville, trace un portrait que nous devons reproduire, malgré sa longueur :

De tous les ministres de Louis-Napoléon — j'entends de tous ceux qui ne voulurent point s'associer à lui pour conspirer contre la République — je crois avoir été celui qui s'est le plus avancé dans ses bonnes grâces et qui l'a vu de plus près. Il avait, comme homme privé, plus d'une qualité attachante : une humeur bienveillante et facile, un caractère humain, une âme douce et même assez tendre, sans être délicate, beaucoup de sûreté dans les rapports, une parfaite simplicité, une certaine modestie pour sa personne, au milieu de l'orgueil immense que lui donnait son origine. Capable de ressentir de l'affection, il était propre à la faire naître chez ceux qui l'approchaient. Sa conversation était rare et stérile ; chez lui, nul art pour faire parler les autres et se mettre en rapport intime avec eux ; aucune facilité à s'énoncer lui-même ; mais des habitudes écrivassières, et un certain amour-propre d'auteur. Sa dissimulation, qui était profonde comme celle d'un homme qui a passé sa vie dans les complots, s'aidait singulièrement de l'immobilité de ses traits et de l'insignifiance de son regard ; car ses yeux étaient ternes et opaques comme ces verres épais destinés à éclairer la chambre des vaisseaux, qui laissent passer la lumière, mais à travers lesquels on ne voit rien. Très insouciant du danger, il avait un beau et froid courage dans les jours de crise et, en même temps, chose assez commune, il était fort vacillant dans ses desseins. On le vit souvent changer de route, avancer, hésiter, reculer à son grand dommage, car la nation l'avait choisi pour tout oser, et ce qu'elle attendait de lui c'était de l'audace et non de la prudence. Il avait toujours, dit-on, été très adonné aux plaisirs et peu délicat dans le choix. Cette passion de jouissances vulgaires et ce goût de bien-être s'étaient encore accrus avec les facilités du pouvoir. Il y alanguissait chaque jour son énergie, y amortissait et rabaissait son ambition même. Son intelligence était incohérente, confuse, remplie de grandes pensées mal appareillées, qu'il empruntait tantôt aux exemples de Napoléon, tantôt aux théories socialistes, quelquefois aux souvenirs de l'Angleterre, où il avait vécu ; sources très différentes et souvent fort contraires. Il les avait péniblement ramassées dans ses méditations solitaires, loin du contact des faits et des hommes, car il était naturellement rêveur et chimérique ; mais, quand on le forçait de sortir de ces vagues et vastes régions pour resserrer son esprit dans les limites d'une affaire, celui-ci se trouvait capable de justesse, quelquefois de finesse et d'étendue, et même d'une certaine profondeur, mais jamais sûr et toujours prêt à placer une idée bizarre à côté d'une idée juste.

En général, il était difficile de l'approcher longtemps de très près sans découvrir une petite veine de folie, courant ainsi au milieu de son bon sens, et dont la vue, rappelant sans cesse les escapades de sa jeunesse, servait à les expliquer.

On peut dire, au demeurant, que ce fut sa folie plus que sa raison qui, grâce aux circonstances, fit son succès et sa force : car le monde est un étrange théâtre. Il s'y rencontre des moments où les plus mauvaises pièces sont celles qui réussissent le mieux. Si Louis-Napoléon avait été un homme sage ou un homme de génie, il ne fût jamais devenu Président de la République.

Il se fiait à son étoile ; il se croyait fermement l'instrument de la destinée et l'homme nécessaire. J'ai toujours pensé qu'il était réellement convaincu de son droit, et je doute que Charles X ait jamais été plus entiché de sa légitimité qu'il l'était de la sienne. Aussi incapable, du reste, que celui-ci de rendre raison de sa foi : car s'il avait une sorte d'adoration abstraite pour le peuple, il ressentait très peu de goût pour la liberté. Le trait caractéristique et fondamental de son esprit, en matière politique, était la haine et le mépris des Assemblées. Le régime de la Monarchie constitutionnelle lui paraissait plus insupportable que celui même de la République. L'orgueil que lui donnait son nom, qui était sans bornes, s'inclinait volontiers devant la nation, mais se révoltait à l'idée de subir l'influence d'un Parlement.

Il avait eu, avant d'arriver au pouvoir, le temps de renforcer ce goût naturel que les princes médiocres ont toujours pour la valetaille, par les habitudes de vingt ans de conspirations passés au milieu d'aventuriers de bas étage, d'hommes ruinés ou tarés, jeunes débauchés, seules personnes qui, pendant tout ce temps, avaient pu consentir à lui servir de complaisants ou de complices. Lui-même, à travers ses bonnes manières, laissait percer quelque chose qui sentait l'aventurier et le prince de hasard. Il continuait à se plaire au milieu de cette compagnie subalterne alors qu'il n'était plus obligé d'y vivre. Je crois que la difficulté qu'il avait à exprimer ses pensées autrement que par écrit l'attachait aux gens qui étaient, depuis longtemps, au courant de ses idées et familiers avec ses rêveries, et que son infériorité dans la discussion lui rendait, en général, le contact des hommes d'esprit assez pénible.

Il désirait, d'ailleurs, avant tout, rencontrer le dévouement à sa personne et à sa cause, comme si sa personne et sa cause avaient pu le faire naitre ; le mérite le gênait pour peu qu'il fût indépendant. Il lui fallait des croyants en son étoile et des adorateurs vulgaires de sa fortune[1].

Le lendemain du premier conseil tenu à l'Elysée par le nouveau ministère, Louis-Napoléon transmit à la nouvelle Assemblée un message qui causa une vive sensation ; on n'était pas habitué à ce langage clair, modeste, sobre et précis, qui donna depuis à ces sortes de communications une importance méritée. Le prince commençait par s'excuser de n'avoir pas encore réalisé toutes les espérances que son élection avait pu faire naitre :

Jusqu'au jour où vous vous êtes réunis dans cette enceinte, le pouvoir exécutif ne jouissait pas de la plénitude de ses prérogatives constitutionnelles. Dans une telle position, il lui était difficile d'avoir une marche bien assurée.

Néanmoins, je suis resté à mon Manifeste.

A quoi, en effet, me suis-je engagé en acceptant les suffrages de la nation ?

A défendre la société, audacieusement attaquée ;

A affermir une République sage, grande, honnête ;

A protéger la famille, la religion, la propriété ;

A provoquer toutes les améliorations et toutes les économies possibles ;

A protéger la presse contre l'arbitraire et la licence ;

A diminuer les abus de la centralisation ;

A effacer les traces de nos discordes civiles ;

Enfin à adopter à l'extérieur une politique sans arrogance comme sans faiblesse.

Le temps et les circonstances ne m'ont point permis d'accomplir tous ces engagements, cependant de grands pas ont été faits dans cette voie.

Après ce début, Louis-Napoléon traçait à grands traits le tableau de la situation intérieure et extérieure de la France. Il terminait ainsi :

Vous voyez que nos préoccupations sont graves, nos difficultés grandes, et qu'il nous reste aujourd'hui, au dedans comme au dehors, bien des questions importantes à résoudre. Fort de votre appui, et de celui de la nation, j'espère m'élever à la hauteur de ma triche en suivant une marche nette et précise.

Cette marche consiste à prendre hardiment l'initiative de toutes les améliorations, de toutes les réformes qui peuvent contribuer au bien-être de tous, et, d'un autre côté, à réprimer par la sévérité de lois devenues nécessaires les tentatives de désordre et d'anarchie qui prolongent le malaise général. Nous ne bercerons pas le peuple d'illusions et d'utopies qui n'exaltent les imaginations que pour aboutir à la déception et à la misère. Partout où j'apercevrai une idée féconde en résultats pratiques, je la ferai étudier, et si elle est applicable, je vous proposerai de l'appliquer...

Ce qui précède suffit, Messieurs, je l'espère, pour vous prouver que mes intentions sont conformes aux vôtres.

Vous voulez, comme moi, travailler au bien-être de ce peuple qui nous a élus, à la gloire, à la prospérité de la patrie ; comme moi, vous pensez que les meilleurs moyens d'y parvenir ne sont pas la violence et la ruse, mais la fermeté et la justice. La France se confie au patriotisme des membres de l'Assemblée ; elle espère que la vérité, dévoilée au grand jour de la tribune, confondra le mensonge et désarmera l'erreur. De son côté, le pouvoir exécutif fera son devoir.

J'appelle sous le drapeau de la République et sur le terrain de la Constitution tous les hommes dévoués au salut du pays ; je compte sur leur concours et sur leurs lumières pour m'éclairer, sur ma conscience pour me conduire, sur la protection de Dieu pour accomplir ma mission.

L'effet produit par ce message fut des plus heureux ; on avait besoin d'être rassuré sur la politique, au milieu du deuil universel qui frappait la capitale. Le choléra y avait reparu, les décès augmentaient chaque jour, on craignait de revoit' les scènes douloureuses et l'affolement de 1832. La plus regrettée d'entre les victimes fut le maréchal Bugeaud. Louis-Napoléon, dès qu'il apprit que cet homme énergique et si digne de sa confiance était atteint par le fléau, se hâta de lui rendre visite (9 juin). Le malade, l'esprit préoccupé jusqu'au dernier moment des périls de la société, lui dit : Vous avez une grande mission à remplir : avec le concours de tous les gens de bien, vous sauverez la France J'aurais tant aimé à vous aider ! mais Dieu ne m'en a pas jugé digne. Je me sens mourir. — Tout n'est pas désespéré, lui répondit le Prince, nous avons besoin de vous et Dieu vous conservera, je reviendrai vous voir. — Merci, Prince, mais vous avez d'autres devoirs à remplir. Tout est fini pour moi ici-bas. Il expira le lendemain.

Le nouveau ministère eut sur les bras, pour ses débuts, la question romaine si mal engagée. Fallait-il attaquer Rome sérieusement ou revenir à Marseille ? On ne pouvait, en tous cas, rester indéfiniment à Civita-Vecchia dans l'inaction.

Louis-Napoléon ne se crut point lié par les décisions d'une Assemblée moribonde, décisions contraires, selon lui, aux vœux réels et aux intérêts du pays. En même temps que les représentants concluaient à l'inviolabilité de la république romaine, il avait, lui, sous sa propre responsabilité, envoyé au général Oudinot des instructions qui ne pouvaient être accomplies que par la destruction de cette république ; il s'essayait dès lors à sortir de la légalité pour rentrer clans le droit, conformément à la célèbre formule émise depuis.

Le cabinet Dufaure-Tocqueville accepta, comme un fait accompli, la déclaration de guerre à la république romaine. Les royalistes qui formaient la grande majorité de la nouvelle Assemblée l'acceptèrent aussi, dès qu'ils la connurent.. La vigueur dans les opérations succéda aux longues tergiversations. Rome attaquée le 1er juin, se rendit le 3 juillet. Encore la lutte ne se prolongea-t-elle aussi longtemps que parce qu'on avait promis à Pie IX d'épargner absolument les monuments publics. Cette promesse fut, pour le général Vaillant, qui commandait le génie, une source de difficultés et de lenteurs. D'autre part, les volontaires garibaldiens se battirent mieux qu'on ne l'eût pensé ; une légion lombarde fit, à la porte Saint-Pancrace, une défense désespérée. Pendant ce temps, Garibaldi, plutôt que de subir la capitulation, signée par Mazzini, sortit en armes par la porte opposée, sous prétexte de marcher au secours de Venise qu'assiégeaient les Autrichiens. Ses bandes se dispersèrent en route ; lui-même se réfugia dans l'Amérique du Sud et, pendant dix ans, l'Europe n'entendit plus parler de lui.

Mais, quoique rondement menée, l'entreprise contre la république romaine n'en était pas moins une violation de la Constitution qui subordonnait absolument les volontés du pouvoir exécutif à celles du pouvoir législatif et, si la majorité était toute disposée à absoudre le violateur, la minorité, dirigée par Ledru-Rollin, ne pouvait rester indifférente.

A la nouvelle du premier combat, le 11 juin, l'impétueux tribun mit en accusation le Président de la République et son précédent cabinet. Le 12, cette motion fut repoussée. Le 13, Ledru-Rollin appela le peuple aux armes.

Mais le droit sans la force est peu de chose, en révolution, et pour une fois que les montagnards, en s'insurgeant, avaient la légalité pour eux, ils éprouvèrent la plus piteuse des défaites qui aient jamais écrasé un parti politique.

Sept à huit mille hommes, à l'appel de Ledru-Rollin et de ses amis, se réunirent en armes, vers onze heures, au Château d'eau.

De notre côté, raconte M. de Tocqueville, nous tenions conseil chez le Président de la République. Il était déjà en uniforme et prêt à monter à cheval, dès qu'on lui annoncerait que la bataille était commencée. Il n'avait, du reste, changé que d'habits. C'était le même homme que la veille : le même aspect un peu morne, la parole aussi lente et aussi embarrassée, l'œil aussi terne. Rien de cette sorte d'agitation guerrière et de cette gaîté un peu fébrile que donne souvent l'approche du danger ; attitude qui, peut-être, après tout, n'est que la marque d'une âme ébranlée.

La proclamation suivante fut affichée :

LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE AU PEUPLE FRANÇAIS.

Quelques factieux osent encore lever l'étendard de la révolte contre un gouvernement légitime, puisqu'il est le produit du suffrage universel.

Ils m'accusent d'avoir violé la Constitution, moi qui ai supporté depuis six mois, sans en être ému, leurs injures, leurs calomnies, leurs provocations.

La majorité de l'Assemblée elle-même est le but de leurs outrages. L'accusation dont je suis l'objet n'est qu'un prétexte, et la preuve, t'est que ceux qui m'attaquent me poursuivaient déjà avec la même haine, la même injustice, alors que le peuple de Paris me nommait représentant, et le peuple de la France Président de la République. Ce système d'agitation entretient dans le pays le malaise et la défiance, qui engendrent la misère. Il faut qu'il cesse.

Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent !

La République n'a pas d'ennemis plus implacables que ces hommes qui, perpétuant le désordre, nous forcent à changer la France en un camp, nos idées d'amélioration et de progrès en préparatifs de lutte et de défense.

Elu par la nation, la cause que je défends est la vôtre ; c'est celle de vos familles, de vos propriétés, celle du pauvre comme celle du riche, de la civilisation tout entière.

Je ne reculerai devant rien pour la faire triompher.

Paris, le 13 juin 1849.

Louis-Napoléon BONAPARTE.

La partie intelligente de la population parisienne fut particulièrement frappée de la netteté et de l'énergie de cet axiome : Que les méchants tremblent et que les bons se rassurent ! Le prince avait donné là, en quelques paroles, l'explication et la justification de la nécessité de tout gouvernement.

A trois heures, M. Dufaure, qu'appuya le général Cavaignac, monta à la tribune et obtint de la majorité que Paris fut mis en état de siège. Presque au même moment Changarnier, qui avait pris toutes les dispositions nécessaires, se mit avec le Prince Président, à la tête de la cavalerie, et coupa en plusieurs tronçons qui se dispersèrent, la colonne qui se dirigeait vers le Palais-Bourbon. Quelques barricades, à peine élevées, furent détruites sans coup férir. Les Montagnards, cernés dans le Conservatoire des Arts et Métiers, furent arrêtés ou mis eu fuite. Ledru-Rollin se sauva par un vasistas, ce qui rendit sa défaite irrémédiable, en lui donnant un certain vernis de ridicule. Elle fut achevée le lendemain par des quolibets et des chansons.

A Lyon, l'affaire fut plus sérieuse : on se battit pendant cinq heures ; mais ce n'était point là ce qui pouvait donner de l'inquiétude ; car, en fait de révolutions, tout se décide à Paris ; les braves gens qui, pour un parti, donnent leur vie en province, la donnent sans profit.

La deuxième insurrection de juin fut donc loin d'avoir la gravité de la première. Elle échoua, comme elle, par le défaut d'entente entre les chefs et l'armée de la Révolution. En 1848, les ouvriers, soulevés en masse, avaient combattu sans pouvoir attirer les représentants à leur tête. En 1849, ce fut l'inverse : les représentants ne furent pas suivis. On a vu quelque chose de semblable vingt-deux ans plus tard. Dans la première période de la fatale guerre contre l'Allemagne, les chefs manquèrent aux soldats ; dans la seconde les soldats aux chefs.

L'honnête Lamoricière, alors ambassadeur à Saint-Pétersbourg, eut des scrupules sur la victoire présidentielle du 13 juin ; elle lui parut incorrecte, inconstitutionnelle, et, bien qu'il ne pût être suspecté de sympathie pour les insurgés, il envoya sa démission et annonça qu'il revenait prendre à la Chambre sa place de simple député. Mais il n'y avait pas à craindre qu'un pareil exemple devint contagieux. Le crédit du Président fut, au contraire, considérablement raffermi auprès des gens d'affaires et de tous ceux qui ne se souciaient que de tranquillité. On en eut la preuve dans une courte excursion qu'il fit en Picardie (21 juillet). Villes et villages s'ébranlèrent pour courir au devant de lui.

A Ham, il ne craignit pas de se présenter entouré de ses anciens complices, devenus ses aides de camp : le colonel Vaudrey, MM. de Persigny et Laity. Mais il y réprouva hautement les insurrections. Il les réprouva même avec une certaine sincérité, maintenant qu'elles n'auraient pu se faire que contre lui. Il se réservait bien d'en tenter encore une qui serait la dernière, mais il n'avait garde de le laisser entendre. Voici l'habile discours qu'il prononça, après avoir traversé sous un arc de triomphe, au bruit du canon de la forteresse, ce même pont qu'il avait passé en se dissimulant, proscrit et fugitif, trois années auparavant :

MONSIEUR LE MAIRE,

Je suis profondément ému de la réception affectueuse que je reçois de vos concitoyens. Mais, croyez-le, si je suis venu à Ham, ce n'est pas par orgueil, c'est par reconnaissance. J'avais à cœur de remercier les habitants de cette ville et des environs de toutes les. marques de sympathies qu'ils n'ont cessé de me donner pendant mes malheurs.

Aujourd'hui qu'élu par la France entière, je suis devenu le chef légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d'une captivité qui avait pour cause l'attaque contre un gouvernement régulier. Quand on a vu combien les révolutions les plus justes. entraînent de maux après elles, on comprend à peine l'audace d'avoir voulu assumer sur soi la terrible responsabilité d'un changement. Je ne me plains donc pas d'avoir expié ici, par un emprisonnement de six années, ma témérité contre les lois de ma patrie ; et c'est avec bonheur que, dans les lieux mêmes où j'ai souffert, je vous propose un toast en l'honneur des hommes qui sont déterminés, malgré leurs convictions, à respecter les institutions de leur pays.

La France presque entière enregistra comme bonnes et valables ces honnêtes protestations ; mais ceux qui connaissaient le fond de la pensée du Président ne s'y trompaient point. Son ami lord Malmesbury raconte, dans ses Mémoires, qu'il fit avec lui une visite aux haras de Saint-Cloud, en avril 1850, et que tous deux ayant admiré un cheval particulièrement remarquable, Louis-Napoléon dit au groom : Vous m'enverrez ce cheval à Paris. — Je ne puis, répondit le groom : il appartient à la République. Sur ce mot le prince poussa du coude lord Malmesbury et lui dit : Vous voyez ma position, il est temps d'y mettre un terme ; je ne me laisserai pas devancer par mes ennemis !

Cependant tout embarras n'avait pas cessé du côté de Rome. L'ordre était rétabli dans cette ville ; le pavillon pontifical fut hissé sur le château Saint-Ange et une commission nommée par Pie IX arriva de Gaète pour prendre en mains l'administration de la ville. Il se produisit alors des tiraillements inévitables, auxquels remédia la sagesse du général Oudinot. La commission pontificale voulait punir sévèrement les factieux et faire servir l'armée française à la répression intérieure. Le général se chargea de tout, soumit les journaux à la censure, ferma les clubs, donna le gouvernement de Rome au général Rostolan et s'appliqua à étouffer la révolution sans user de représailles. Lui-même se rendit à Gaète et décida Pie IX à se rapprocher de Rome, sous la garde de l'armée française.

Cette déférence fut blâmée dans la fraction de l'entourage présidentiel qui affectait de ne tenir qu'à la personne du Pape et non à son gouvernement, et cette fraction était la plus nombreuse, car M. de Persigny et d'autres conseillers de l'Elysée n'étaient guères plus respectueux de la religion et de la Papauté que le prince Napoléon, un des chefs de la Montagne, toutes les fois que la prudence le lui permettait. Oudinot fut rappelé. Le général Rostolan le remplaça mais ne put que suivre la même ligne de conduite. Ce fut au milieu de ces tiraillements que parut une lettre personnelle du Prince Président. Il écrivait, le 18 août, à un ami, le colonel Edgard Ney :

Mon cher colonel, la République française n'a pas envoyé une armée à Rome pour y étouffer la liberté italienne, mais, au contraire, pour la régler, en la préservant contre ses propres excès, et lui donner une base solide, en remettant sur le trône pontifical le prince qui, le premier, s'était placé hardiment à la tète de toutes les réformes utiles.

J'apprends avec peine que les intentions bienveillantes du Saint-Père, comme notre propre action, restent stériles, en présence de passions et d'influences hostiles. On voudrait donner comme base à la rentrée du Pape la proscription et la tyrannie. Dites de ma part au général Rostolan, qu'il ne doit pas permettre qu'à l'ombre du drapeau tricolore on commette aucun acte qui puisse dénaturer le caractère de notre intervention.

Je résume ainsi le rétablissement du pouvoir temporel du Pape : Amnistie générale, sécularisation de l'administration, Code Napoléon et gouvernement libéral.

J'ai été personnellement blessé, en lisant la proclamation des trois cardinaux, de voir qu'il n'était pas même fait mention du nom de la France, ni des souffrances de nos soldats.

Toute insulte faite à notre drapeau ou à notre uniforme me va droit au cœur : et je vous prie de bien faire savoir que si la France ne vend pas ses services, elle exige au moins qu'on lui sache gré de ses sacrifices.

Lorsque nos armées firent le tour de l'Europe, elles laissèrent partout, comme trace de leur passage, la destruction des abus de la féodalité et les germes de la liberté : il ne sera pas dit qu'en 1849, une armée française ait pu agir dans un autre sens et amener d'autres résultats.

Dites au général de remercier, en mon nom, l'armée de sa noble conduite. J'ai appris avec peine que, physiquement même, elle n'était pas traitée comme elle devait l'être. Rien ne doit être négligé pour établir convenablement nos troupes.

Cette lettre, loin de calmer, mécontenta tout le monde. Les ministres français se plaignirent qu'un manifeste aussi grave eût été livré au public à leur insu ; les ambassadeurs étrangers jugèrent excessives les susceptibilités du Prince, attendu que la France n'avait pas aidé seule à réprimer la Révolution romaine, que l'Autriche y avait contribué dans les Légations, l'Espagne et Naples dans le sud, et que les trois cardinaux n'avaient remercié personne en particulier, afin de remercier également tout le monde ; enfin le général Rostolan offrit sa démission plutôt que de suivre les conseils venus de France. Les auxiliaires que nous trouverions dans les Etats romains pour suivre cette politique, écrivait-il, sont les hommes que j'ai combattus non seulement en Italie, mais en France, à de tristes et calamiteuses époques : jamais je ne serai l'appui ni le compagnon de tels hommes.

On trouva généralement peu séant, pour le gouvernement de l'Elysée, de vouloir imposer à Rome une amnistie que les insurgés de juin 1848 attendaient vainement, en France, après une longue détention, et d'exiger du Pape la liberté de la presse et le droit de réunion au moment où, en France, une loi avait fermé tous les clubs (19 juin) et où six journaux venaient d'être supprimés d'un coup, par simple arrêté de police. Et la sécularisation de l'administration, n'était-ce pas une impossibilité absolue dans un état dont le chef était un prêtre Depuis Pie IX les laïques étaient en forte majorité parmi les fonctionnaires pontificaux ; pouvait-on raisonnablement demander davantage ? Sous prétexte de soutenir la personne du Pontife, voulait-on ruiner son pouvoir ?

Lamoricière, prêt à partir, n'avait pas encore quitté Saint-Pétersbourg au moment où le texte de la lettre à Edgard Ney y fut connu. Ce fut M. de Nesselrode qui, avec sa fine ironie, lui démontra combien les demandes de l'Elysée étaient prématurées, et combien une administration complètement sécularisée et un gouvernement constitutionnel convenaient peu à un pays qui n'y était point préparé. En vain le général défendit-il de son mieux, là comme ailleurs, le principe de la liberté ; il fut ébranlé par cet entretien qu'il se rappelait encore, quinze ans après, comme lui ayant ouvert des horizons tout nouveaux[2].

Plût au ciel que Louis-Napoléon eût été perfectible dans ses idées, comme l'était Lamoricière ! Mais ce dernier était libre vis-à-vis des sociétés secrètes ; l'autre ne l'était pas.

Se voyant si universellement condamné, sauf par les Montagnards qui, la veille, voulaient le mettre en prison, Louis-Napoléon ne retira rien, ne renonça à rien, mais parut tout oublier. Il réservait ses utopies pour un temps meilleur, alors qu'il serait seul maitre dans l'Etat.

Le colonel Ney rentra en France, et il ne fut plus question, à l'Elysée, de la fameuse lettre ni de ses exigences.

L'Assemblée seule en prolongea le retentissement en l'évoquant à sa barre. Le débat qui eut lieu à cette occasion fut un des plus brillants de la tribune française. On y entendit successivement M. Thiers qui, dans un rapport, demanda les crédits indispensables pour couvrir jusqu'à la fin de l'année les dépenses nécessaires à l'occupation de Rome ; ensuite M. Thuriot de la Rozière, éloquent défenseur du pouvoir temporel ; puis Victor Hugo, le grand poète si versatile jusque-là en politique, et que son attitude en cette circonstance mémorable fixa irrévocablement dans les rangs des adversaires irréconciliables de la Papauté, une des idoles de sa jeunesse ; enfin le grand orateur catholique, Montalembert, et ce fut lui qui eut les honneurs de la séance.

Victor Hugo, élu par les conservateurs, avait parlé en montagnard. Montalembert avait été visiblement agacé par ce discours de transfuge. De plus, le poète olympien affectait, après avoir parlé, de ne jamais écouter ce qu'on allait lui répondre. Il recueillait d'un sourire à la ronde les applaudissements de ses amis et s'en allait. Montalembert lui succéda à la tribune et commença ainsi, en montrant la Montagne :

Messieurs, le discours que vous venez d'entendre a déjà reçu son châtiment dans les applaudissements qui l'ont accueilli.

De vives réclamations à gauche et de francs éclats de rire à droite, interrompirent ce début. Des voix nombreuses crièrent : Vous êtes un insolent ; à l'ordre ! à l'ordre ! M. Dupin, qui présidait, fit observer à l'orateur que son exorde n'était point parlementaire. Montalembert reprit, sitôt que le silence fut rétabli :

Puisque le mot de châtiment vous blesse, je le retire et je le remplace par celui de récompense.

Là-dessus, redoublement de rires et de protestations. Un ami de Victor Hugo, M. Antony Thouret, représenta à l'orateur qu'il attaquait un absent, que Victor Hugo n'était pas là pour se défendre.

S'il n'y est pas, il devrait y être, répliqua Montalembert ; ses arguments y sont ; je n'admets pas qu'après un discours aussi passionné que le sien, on ait le droit de se dérober par l'absence à la réfutation.

Et il continua, passionné lui-même, mais combien maitre de sa parole ! Nous ne résistons pas au plaisir de citer ici quelques-unes de ses hautes considérations ; elles sont bien dans notre sujet, puisque c'est pour les avoir volontairement méconnues que Louis-Napoléon, qui certainement les lut dans le compte-rendu de la séance, s'est jeté dans l'abime, et la France avec lui.

Non, Messieurs, l'honneur de notre drapeau n'a pas été compromis ; non, jamais ce noble drapeau n'a ombragé de ses plis une plus noble entreprise. L'histoire, si je ne me trompe, jettera un voile sur toutes ces ambigüités, sur toutes ces tergiversations qu'on vous a signalées avec tant d'amertume et une sollicitude si active pour faire régner la désunion parmi nous ; elle jettera un voile sur tout cela, ou plutôt elle ne le signalera que pour constater la grandeur de l'entreprise par le nombre et la nature des difficultés vaincues. L'histoire dira que, mille ans après Charlemagne et cinquante ans après Napoléon mille ans après que Charlemagne eut conquis une gloire immortelle en établissant le pouvoir temporel pontifical et cinquante ans après que Napoléon, au comble de sa puissance, eut échoué en essayant de le détruire, l'histoire dira que la France est restée fidèle à ses traditions et sourde à d'odieuses provocations. Elle dira que trente mille Français, commandés par le digne fils d'un des géants de nos gloires impériales, ont quitté les rivages de la patrie pour aller rétablir à Rome, dans la personne du Pape, le droit, l'équité, l'intérêt européen et français. Elle dira ce que Pie IX a dit dans sa lettre d'actions de grâces au général Oudinot : Le triomphe des armes françaises a été remporté sur les ennemis de la société...

Je sais bien que c'est un des lieux communs de l'histoire que la défaite de Napoléon Ier par Pie VII ; cependant il renferme pour nous de tels enseignements que je demande à m'y arrêter. D'abord celui-ci ; on dit : mais après tout, nous ; e voulons forcer la main du Saint-Siège que sur un objet purement temporel ; il ne s'agit pas du tout de l'autorité spirituelle, de la vérité dogmatique ! C'est très vrai, mais Napoléon, lui aussi, quand il luttait avec Pie VII, était-ce pour un objet spirituel, dogmatique ? Pas le moins du monde. C'est bel et bien pour un objet purement temporel, pour un règlement de police et pour une question de guerre, pour une question de ports que Pie VII ne voulait pas fermer aux Anglais, pour une question de guerre qu'il ne voulait pas déclarer aux Anglais, tout comme Pie IX qui a été détrôné par ses sujets pour n'avoir pas voulu faire la guerre aux Autrichiens. Cela n'a pas empêché le monde de voir en Pie VII le martyr des droits de l'Eglise.

Et qu'en est-il résulté de cette lutte entre Napoléon et Pie VII' ? Une grande faiblesse et une grande déconsidération pour le grand Empereur, et, en fin de compte, une grande défaite. Car, et ceci est ce qu'il y a de plus grave, c'est ce qui doit frapper tous les observateurs, même les plus prévenus, même les moins sensibles aux préoccupations que l'on suppose peut-être dominer chez moi en ce moment : ce n'est pas seulement le discrédit et la déconsidération qui tôt ou tard s'attachent à ceux qui luttent contre le Saint-Siège, mais c'est encore la défaite ! oui, c'est l'insuccès qui est certain ; certain, notez-le bien.

Et pourquoi l'insuccès est-il certain ? Ah ! remarquez bien ceci : parce qu'il y a entre le Saint-Siège et vous, ou tout autre qui voudrait combattre contre lui, il y a inégalité de forces. Et sachez bien que cette inégalité n'est pas pour vous mais contre vous. Vous avez cinq cent mille hommes, des flottes, des canons, toutes les ressources que peut fournir la force matérielle. C'est vrai. Et le Pape n'a rien de tout cela ; mais il a ce que vous n'avez pas, il a une force morale, un empire sur les consciences et sur les âmes auquel vous ne pouvez avoir aucune prétention, et cet empire est immortel. (Dénégations à gauche, vive approbation à droite.)

Vous le niez, vous niez la force morale, vous niez la foi, vous niez l'empire de l'autorité sur les âmes, cet empire qui a eu raison du plus fier des empereurs. Eh bien ! soit ; mais il y a une chose que vous ne pouvez pas nier ; c'est la faiblesse du Saint-Siège. Or, sachez-le, c'est cette faiblesse même qui fait sa force insurmontable contre vous, Ah ! oui, il n'y a pas dans l'histoire du monde un plus grand spectacle et plus consolant que les embarras de la force aux prises avec la faiblesse. (Nouvelles et nombreuses marques d'adhésion à droite.)

Permettez-moi une comparaison familière. Quand un homme est condamné è lutter contre une femme, si cette femme n'est pas la dernière des créatures, elle peut le braver impunément, elle lui dit : Frappez, mais vous vous déshonorerez et ne me vaincrez pas.  (Très bien ! très bien !) Eh bien, l'Eglise n'est pas une femme, elle est bien plus qu'une femme, c'est une mère. (Très bien, très bien ! Une triple salve d'applaudissements accueille cette phrase de l'orateur.)

Pie IX put donc rentrer sans conditions et reprendre paisiblement possession de son petit Etat. Nous n'avons pas à raconter ici le touchant accueil qui lui fut fait et par ses sujets et par nos soldats.

Louis-Napoléon témoigna sa mauvaise humeur en refusant à l'armée qui avait pris Rome l'autorisation de porter une médaille commémorative instituée par Pie IX, et en acceptant la démission du général Rostolan et celle de M. de Corcelles, notre ambassadeur, qui l'un et l'autre avaient malmené le colonel Ney et sa lettre.

Et la question romaine parut définitivement enterrée. Elle ne l'était pas, nous ne la retrouverons que trop tôt.

 

 

 



[1] Souvenirs d'Alexis de Tocqueville, dans le Correspondant des 25 février et 5 mars 1892.

[2] Lamoricière, par M. Émile Keller.