LE NOUVEAU TESTAMENT ET LES DÉCOUVERTES ARCHÉOLOGIQUES MODERNES

 

LIVRE IV — LE NOUVEAU TESTAMENT DANS LES CATACOMBES ET SUR LES MONUMENTS FIGURÉS DES PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE

CHAPITRE IV. — MÉTHODE D’INTERPRÉTATION DES ARTISTES CHRÉTIENS ; L’INTERPRÉTATION ALLÉGORIQUE.

 

 

Nous venons de voir la place que tient l’Écriture dans les catacombes et les raisons qui déterminaient les artistes chrétiens dans le choix de leurs sujets ; à présent il faut examiner quelle est la méthode d’interprétation qu’ils avaient adoptée et leur manière de comprendre les scènes sacrées.

Une des choses qui étonnent le plus dans la lecture des homélies et des commentaires des Pères, c’est la large place qu’y tient l’explication allégorique et mystique. Dès le commencement du Christianisme, dans l’ancienne Épître qui porte le nom de saint Barnabé, ces interprétations abondent. Chez tous les docteurs d’Alexandrie, dans Clément, dans Origène, comme plus tard chez les Pères de l’Église latine, tout devient symbole et image.

Ce point capital de l’histoire de l’exégèse biblique aux premiers siècles trouve son explication ou, si l’on aime mieux, sa contrepartie dans les catacombes. Là aussi presque toutes les peintures sont allégoriques : c’est comme une écriture hiéroglyphique qui n’est comprise que des initiés. Il est dit de Notre-Seigneur dans l’Évangile : Il ne leur parlait qu’en paraboles[1]. Ses disciples suivirent son exemple dans leurs discours et dans leurs écrits, comme dans les monuments de l’art. Les œuvres des docteurs nous donnent’ la clef des tableaux allégoriques des catacombes, et les tableaux des catacombes nous servent à entendre et à goûter les interprétations spirituelles et allégoriques des docteurs. De même que les monuments figurés de l’antiquité nous font mieux comprendre les auteurs classiques, de même les peintures des catacombes éclaircissent le langage des auteurs chrétiens, et réciproquement.

 

ARTICLE Ier. — CARACTÈRE ALLÉGORIQUE DES PEINTURES DES CATACOMBES.

La Bible dans les catacombes est presque toujours interprétée d’une façon allégorique[2]. Dès lors que les Pères, pour instruire les fidèles, expliquaient volontiers la Sainte Écriture d’une manière mystique, les artistes des catacombes ne pouvaient manquer de reproduire avec empressement les allégories des Pères ; l’art a toujours aimé les symboles, et dans les cimetières de la religion nouvelle, ces symboles avaient de plus l’avantage d’être inintelligibles aux païens, tandis qu’ils étaient parfaitement compris des disciples du Christ.

Aussi l’amour des premiers chrétiens pour le symbolisme ne se manifeste-t-il pas seulement par ce grand nombre de représentations emblématiques que l’on rencontre dans les catacombes ; il se manifeste aussi dans la manière dont sont traités les sujets historiques eux-mêmes.

Les rares sujets païens qu’on rencontre au milieu des sujets bibliques n’y ont trouvé place que parce qu’ils ont été entendus dans un sens allégorique[3] ; les sujets bibliques eux-mêmes sont représentés le plus souvent sous une forme plus ou moins symbolique. Au cimetière de Saint-Callixte, le vaisseau d’où l’on jette Jonas à la mer porte une croix à la poupe : c’est que Jonas et le navire ne sont que des figures : Jonas est la figure de Jésus-Christ nous sauvant par la croix ; le navire, c’est l’Église, souvent battue par la tempête, mais jamais submergée[4].

L’arche de Noé, fréquemment reproduite, ne sauve pas toujours le patriarche des eaux du déluge ; elle sauve aussi un jeune homme ou une femme, parce qu’elle figure l’Église, qui sauve le chrétien des dangers de ce monde[5].

Dans la célèbre chapelle des Sacrements du cimetière de Saint-Callixte, on voit Abraham, Isaac, le bélier et le bois du sacrifice, à côté des sept disciples mangeant le poisson divin sur les bords du lac de Tibériade, parce que l’Isaac céleste s’est immolé pour nous et est devenu notre nourriture dans l’Eucharistie[6].

A l’une des entrées principales du cimetière de Domitille, Daniel est représenté au milieu des lions, mais, au lieu d’être placé dans une fosse, conformément à la vérité historique, il est debout sur un rocher vers lequel se dirigent les animaux féroces ; ses bras sont levés pour prier ; il n’est point nu ou vêtu à la persane, comme il l’est ailleurs dans les catacombes, mais il est revêtu d’une tunique courte et exomide ; l’épaule droite et une partie de la poitrine sont à découvert ; en un mot, il porte le costume qui est souvent donné au Bon Pasteur. C’est parce qu’il est considéré comme la figure du Sauveur mourant sur le Golgotha, entouré de ses ennemis qui, semblables à des lions, veulent le dévorer[7].

Beaucoup de scènes de l’Ancien Testament sont ainsi interprétées dans les catacombes comme autant de prophéties typiques du Nouveau. Un des exemples les plus remarquables de ce genre d’interprétation, c’est celui des trois jeunes Hébreux dans la fournaise.

Saint Augustin, saint Jean Chrysostome et d’autres Pères ont considéré l’histoire des trois enfants dans la fournaise de Babylone comme un type de l’histoire de l’Église. Les puissances du mondé ont voulu faire rendre les hommages divins à des créatures, mais elle a refusé d’adorer l’œuvre de la main des hommes et n’a voulu rendre un culte qu’au Créateur du ciel et de la terre. Elle a enfin triomphé, par la puissance céleste, de tous ses ennemis et les a conquis eux-mêmes à la foi. En tenant ce langage, ces docteurs ne faisaient que traduire ce qu’avaient déjà exprimé avant eux les artistes chrétiens. Les Mages sont plusieurs fois figurés à côté des jeunes Hébreux, et pour bien marquer que cette juxtaposition n’est pas accidentelle, mais voulue et intentionnelle, afin d’exprimer le rapport qu’on croit exister entre les deux événements, l’étoile des Mages est placée au-dessus de la tète de Sidrach, de Misach et d’Abdénago. On veut nous dire par là qu’ils étaient éclairés par une révélation spéciale, afin de ne point se laisser pervertir par l’idolâtrie de Babylone et d’adorer seulement le Christ[8].

C’est ainsi que les sujets historiques empruntés à l’Ancien Testament sont toujours figuratifs.

Les symboles que les premiers chrétiens demandaient le plus volontiers à l’Ancien Testament, c’étaient, comme nous l’avons remarqué, ceux des sacrements et en particulier du Baptême et de l’Eucharistie, qui remplissaient leur cœur de joie, leur âme d’espérance et leur volonté d’une force surhumaine. Ils aimaient donc à chercher, dans l’histoire du peuple hébreu, des figures de l’eau sainte et du pain de vie, et ils exprimaient leur pensée de la manière la plus ingénieuse, par un heureux mélange de la réalité et de l’allégorie, du Nouveau et de l’Ancien Testament. Moïse, faisant jaillir l’eau du rocher, était un de leurs sujets de prédilection ; mais le rocher c’était le Sauveur : Petra autem erat Christus[9] ; l’eau, c’était l’eau du baptême[10]. Les artistes chrétiens tiraient de là comme un véritable poème. Dans le cimetière de Saint-Callixte, ils ont représenté, dans une première scène, le libérateur des Hébreux frappant le roc de sa verge. Un ruisseau bleu et limpide coule aussitôt avec abondance. Bientôt un pêcheur, dans une seconde scène, jette son hameçon dans le courant et prend un poisson que la fresque nous montre retiré à moitié des flots. Ce poisson, c’est le chrétien baptisé dans l’eau sainte par le pêcheur de Galilée, devenu pêcheur d’hommes, comme nous l’explique une autre scène où nous voyons un prêtre baptisant un enfant plongé jusqu’aux genoux dans le ruisseau miraculeux[11]. C’est la mise en action, symbolique et réelle, de ces belles paroles de Tertullien : Nous autres, petits poissons, nous naissons dans l’eau selon l’Ichthus ou Poisson, qui est Notre-Seigneur Jésus-Christ, et nous ne pouvons nous sauver qu’en demeurant dans l’eau[12].

Au lieu de Moïse, c’est souvent Pierre qui frappe le rocher[13], pour marquer d’une manière plus expressive encore, s’il est possible, que l’eau miraculeuse du désert n’est que le symbole de l’eau sainte qui régénère le chrétien dans les fonts baptismaux.

Ce ne sont pas seulement les faits de l’Ancien Testament qui sont regardés par les artistes chrétiens comme des prophéties du Nouveau, mais les épisodes évangéliques eux-mêmes sont souvent choisis comme étant une sorte de prophétie de l’avenir, une adumbratio futurorum pour les fidèles, ou comme des symboles des sacrements. Si l’on voit si fréquemment représentée la résurrection de Lazare, ce n’est pas uniquement comme un événement évangélique, c’est comme un enseignement, comme une annonce de l’avenir réservé aux chrétiens. Le Dieu qui a ressuscité Lazare les ressuscitera aussi un jour. L’art des catacombes tire ainsi des Évangiles les mêmes leçons que les Pères, qui présentent aux fidèles les malades guéris par le Sauveur comme des figures de l’humanité.

Il serait aisé de multiplier indéfiniment ces exemples. Ce que nous aurons à dire plus loin nous fournira l’occasion d’en citer quelques autres. Pour le moment, ceux que nous avons rapportés suffisent amplement pour faire voir que l’interprétation allégorique était la méthode favorite des peintres des catacombes dans l’interprétation de nos Saintes Écritures.

 

ARTICLE II. — CAUSES DE L’AMOUR DES PREMIERS CHRÉTIENS POUR L’INTERPRÉTATION ALLÉGORIQUE DES ÉCRITURES.

Si nous recherchons maintenant les causes de cette prédilection de l’art chrétien pour le symbole et l’allégorie, elles ne sont pas difficiles à découvrir.

La principale de toutes, la plus importante à signaler, c’est que l’Ancien Testament était, en effet, la figure du Nouveau : Novum Testamentum in Vetere latet ; Pecus Testamentum in Novo patet. Le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien ; l’Ancien est expliqué dans le Nouveau[14]. Saint Paul, en parlant de plusieurs des miracles de la sortie d’Égypte, avait écrit : Toutes ces choses leur arrivaient en figures[15]. Voilà la justification du symbolisme et de l’allégorisme des catacombes. Ils reposent sur l’autorité de l’Écriture même, à laquelle recourt l’Église pour le choix des sujets comme pour leur interprétation.

Une autre raison qui explique la prédilection des artistes chrétiens pour l’allégorisme, c’est la discipline du secret ou la nécessité de ne pas exposer à la profanation des païens les mystères chrétiens[16]. Si l’on était obligé, dans les discours, de ne s’exprimer que d’une manière voilée, intelligible seulement pour les initiés, à plus forte raison devait-on éviter de peindre d’une manière trop facile à comprendre les dogmes de la religion nouvelle. Ces peintures trop claires auraient facilement trahi les disciples du Christ, et, ce qui eût été plus grave, elles auraient exposé à la dérision, au blasphème, les vérités les plus saintes et les plus vénérables. L’emploi de la peinture allégorique était donc une nécessité imposée par les circonstances.

Cela est si vrai que, lorsque les persécutions eurent cessé, l’art parla au grand jour et le symbole chrétien par excellence, le poisson, cessa d’être représenté ; il ne se voit presque plus sur les monuments après Constantin et disparaît bientôt sans retour.

Ces faits nous paraissent d’autant plus dignes de remarque qu’ils jettent, à notre avis, beaucoup de lumière sur un point important de l’histoire de l’exégèse biblique, celui de la large place donnée à l’interprétation figurée de l’Ecriture dans les écrits des Pères et des docteurs. Les peintures allégoriques ou mystiques augmentèrent dans les fidèles l’amour naturel du langage figuré ; elles créèrent dans la langue ecclésiastique une foule de locutions et de métaphores très goûtées des chrétiens ; — nous avons eu occasion d’en rapporter plusieurs exemples ; — elles obligèrent de plus en plus les prédicateurs de l’Évangile à parler selon le goût de leur époque. Notre-Seigneur avait instruit ses auditeurs, gens simples et d’une intelligence peu cultivée, par des paraboles ; les Pères par leurs écrits, les artistes chrétiens par leurs fresques et leurs sculptures, avaient continué le genre d’enseignement du Maître. Le goût de l’allégorisme, qui prédomine dans les Pères d’Alexandrie et dans les Pères d’Occident, comme dans les catacombes, augmenta ainsi de jour en jour sous la double influence de l’éloquence et de l’art.

On a dit que le goût de l’Église pour l’allégorie lui était venu de l’école d’Alexandrie, où il avait fleuri d’abord chez les Juifs, en particulier chez Philon, et ensuite chez les chrétiens, formés à l’école des Juifs. Il est vrai, en effet, que les premiers chrétiens ont reçu des Juifs, comme une sorte d’héritage, l’interprétation allégorique, et que c’est à Alexandrie qu’elle a compté ses plus illustres représentants, Clément d’Alexandrie et surtout Origène. On peut remarquer en particulier, comme un fait digne d’attention, que c’est dans Clément d’Alexandrie que nous trouvons la première allusion à l’emploi de l’Ίχθύς ou Poisson, dans son sens mystérieux, ainsi qu’aux autres principaux symboles chrétiens[17]. Mais l’art des catacombes prouve que la méthode allégorique n’était pas exclusivement propre aux Alexandrins ; elle était commune à toute l’Église, parce qu’elle était chrétienne et d’origine apostolique.

C’est là ce qui justifie l’emploi qu’en ont fait les Pères et les commentateurs, depuis l’origine du Christianisme jusqu’à nos jours ; c’est là, par conséquent, ce qui condamne les sectateurs de Luther et de Calvin, qui n’ont pas cru pouvoir trouver assez de sarcasmes et de railleries contre cette manière d’interpréter la Sainte Écriture et l’ont traitée de froide, d’inepte et de ridicule[18].

Il est vrai, et nous en convenons sans peine, quelques docteurs et en particulier Origène, ont poussé à l’excès l’amour de l’allégorie. On peut penser que quelques Pères latins du IVe siècle sont allés aussi bien loin, mais, tout en reconnaissant l’exagération, il n’est que juste de remarquer que l’histoire nous en fournit, au moins en partie, l’explication : l’art chrétien avait accru dans les fidèles le goût et l’habitude du symbolisme et de l’allégorie, goût fondé sur l’Écriture, et les prédicateurs de l’Évangile devaient suivre le mouvement qu’ils avaient fait naître.

Aussi la relation qui existe entre l’art des catacombes et les explications des Pères est-elle manifeste. Leur langage n’est, en plus d’un cas, parfaitement intelligible que si l’on a sous les yeux les peintures ou les sculptures des artistes chrétiens. C’est ainsi que les fresques des cimetières primitifs nous dévoilent en partie le secret de l’exégèse des anciens docteurs.

 

 

 



[1] Marc, IV, 34.

[2] C’est une vérité universellement reconnue. M. V. Schultze l’a contestée dans ses Archäologische Studien liber altchristliche Monumente, Vienne, 1880, p. 5 et suiv. ; il a été réfuté par M. Kraus dans la Literarische Rundschau, 1881, p. 16. Le P. Garrucci a longuement traité la question du symbolisme chrétien dans sa Storia dell’ acte cristiana, p. 151-260.

[3] De Rossi, Roma sotterranea, t. I, 1864, p. 344-345. Il montre comment Ulysse, écoutant le chant des sirènes, attaché au mât du navire, n’a été représenté dans les catacombes que parce que le navire figure l’Église et le mât la croix. Les sujets indifférents, le cycle cosmique, les scènes de la vie agricole et pastorale sont représentés dans les cimetières extérieurs, mais c’est parce qu’il n’était pas possible de peindre au dehors, aux yeux de tous, des sujets chrétiens. Ibid., p. 343. Sur l’Orphée chrétien, voir ibid., t. II, p. 355-356 ; Garrucci, Storia dell’ arte cristiana, t. I, p. 258 ; Roller, Catacombes de Rome, t. I, p 244. Cf. Is., XI, 6-8. Voir aussi ce que nous avons dit plus haut d’Orphée et des saisons, p. 371-372.

[4] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, tav. XIV, et p. 346-347. Talvolta, dit-il pour expliquer pourquoi la croix est placée à la poupe, s’inalberava a poppa il vessillo... La croce è il vero vessillo della mistica nave la Chiesa.

[5] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 327-328. Cf. I Pet., III, 20-21.

[6] Roller, Catacombes de Rome, t. I, pl. XXIII, p.126.

[7] Garrucci, Storia dell’arte cristiana, t. I, p. 31-35.

[8] Northcote et Brownlow, Roma sotterranea, 1878, t. II, p. 114.

[9] I Cor., X, 4.

[10] Tertullien, De Baptismo, IX, t. I, col. 1210, dit que l’eau baptismale defluit de petra.

[11] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, tavola XV, et p. 331-332.

[12] Tertullien, De Baptismo, I, t. I, col. 1197-1198.

[13] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 331. Ut petra erat Christus, dit saint Maxime de Tyr, ita per Christum Petrus factus est petra ;... sicut in deserto, dominico sitienti populo, aqua fluxit e petra, ita universo mundo ariditate lassato, de ore Petri fons salutiferæ confessionis emersit. Opera, Rome, 1784, p. 168 ; cf. p. 375, 467, 497.

[14] Voir là-dessus notre Manuel biblique, 9, édit., t. I, n° 5, p. 34.

[15] I Cor., X, 11.

[16] Lorsque la catéchèse est récitée, dit saint Cyrille de Jérusalem, Procatech., 12, t. XXXIII, col. 352, si quelque catéchumène vient te demander : Que disaient les docteurs ? ne réponds rien à cet homme du dehors. Voir Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, art. Secret, 2e édit., 1877, p. 725-728.

[17] Clément d’Alexandrie, Pædag., III, 1, t. VIII, col. 634.

[18] J. G. Rosenmüller, Historia interpretationis librorum sacrorum, t. I, in-8°, Heidelberg, 1795, p. 60 ; t. III, Leipzig, 1807, p. 146, etc.