LE NOUVEAU TESTAMENT ET LES DÉCOUVERTES ARCHÉOLOGIQUES MODERNES

 

LIVRE IV — LE NOUVEAU TESTAMENT DANS LES CATACOMBES ET SUR LES MONUMENTS FIGURÉS DES PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE

CHAPITRE III. — RAISONS DU CHOIX DES SUJETS REPRÉSENTÉS PAR LES ARTISTES CHRÉTIENS PRIMITIFS.

 

 

On peut être surpris que les catacombes contiennent un nombre si restreint de sujets bibliques ; on peut se demander pourquoi l’on a répété si fréquemment les mêmes thèmes, à l’exclusion de tant d’autres qui auraient pu, ce semble, y figurer, et, tout en reconnaissant la place si considérable qu’occupe le Nouveau Testament dans les cimetières chrétiens, s’enquérir pourquoi un si grand nombre de faits de l’histoire sainte, et en particulier de l’histoire évangélique, n’y ont jamais été représentés.

Après avoir montré, par l’étude des monuments figurés des catacombes, que les artistes chrétiens allaient puiser leurs inspirations dans les Saintes Écritures, nous avons donc à rechercher maintenant quelle était la pensée qui les guidait dans leur choix et à expliquer ainsi pourquoi leur champ était si borné.

Leur secret est facile à découvrir. L’étude comparée des sujets qui reviennent le plus souvent dans les peintures des catacombes nous permet de reconnaître aisément l’idée qui dirigeait les artistes chrétiens : ils cherchaient, dans les événements ou dans les symboles bibliques, retracés par leur pinceau, des motifs de consolation et d’espérance : l’image des sacrements qui ouvrent aux fidèles les portes de l’Église et leur confèrent la grâce, l’image du ciel qui doit récompenser la fidélité à la foi, l’image de la résurrection bienheureuse, qui rendra au martyr un corps glorieux, à la place de ce corps de boue qu’il a livré aux bourreaux, pour l’amour de Jésus-Christ.

Les scènes représentant le Baptême et l’Eucharistie abondent. L’idée de la résurrection tient une si large place dans les peintures chrétiennes des premiers siècles que Jean L’Heureux[1] a pu prétendre qu’elles se rapportaient toutes exclusivement à ce sujet. C’est une exagération ; mais il est vrai du moins que les premiers chrétiens, qui avaient fait au Christ le sacrifice de leur vie en recevant l’eau du baptême, aimaient par-dessus tout à se rappeler qu’il est la résurrection et la vie[2]. Ils prodiguaient sur les murs des catacombes les images de Lazare, de Jonas, de Daniel, des trois enfants dans la fournaise[3]. Elles parlaient à leur foi et animaient leur espérance ; elles leur disaient, comme nous le lisons dans les Constitutions apostoliques : Celui qui a ressuscité Lazare mort depuis quatre jours, qui a retiré Jonas sain et sauf après trois jours du ventre du monstre marin, les trois enfants de la fournaise de Babylone et Daniel de la fosse aux lions, ne manquera pas de puissance pour nous faire revivre[4].

Si le nombre des sujets traités par les artistes était assez restreint, comme nous l’avons remarqué, le but qu’ils se proposaient d’atteindre nous fournit donc l’explication de leur choix. Ils ne cherchaient guère que des sujets doux ou consolants. Rien ne montre mieux quelle était la sérénité d’âme, le calme et la paix de ces confesseurs de la foi. Ils avaient trouvé dans la religion chrétienne l’apaisement, la joie et la félicité. Les mots in pace, en paix, qu’on lit si souvint sur les loculi, étaient gravés dans leurs cœurs avant de l’être sur leurs tombeaux. L’épithète de dulcissimus, dulcissima, très doux, très douce, qui est si fréquente dans les épitaphes, nous révèle le fond de leur âme et de leur caractère. Tout est paisible, tranquille, on pourrait dire heureux, dans l’aspect que nous offrent les tableaux des artistes chrétiens.

On devait s’attendre à trouver des scènes de torture, l’image des supplices infligés aux martyrs, ou du moins le souvenir de la passion du Sauveur ; mais non, aucun trait n’a rapport aux persécutions, ni à la scène sanglante du Calvaire[5] ; c’est partout l’idée de la clémence et de la miséricorde, la pensée de la résurrection et du paradis. Les premiers chrétiens étaient de belles âmes ; ils ne respiraient pas la vengeance, ils ne songeaient pas à leurs ennemis ; ils représentaient volontiers, noue l’avons vu, les trois enfants dans la fournaise ou Daniel dans la fosse aux lions, pour marquer avec quel soin Dieu garde ses élus ; mais ils les représentaient seuls, sans leurs bourreaux[6] ; ils étaient tout au bonheur d’avoir trouvé la vérité, ils se plaisaient à se considérer, comme les brebis du Bon Pasteur ou comme le poisson pris par les pêcheurs d’hommes. Le Bon Pasteur a une physionomie douce et suave, et l’orante est calme et tranquille comme un béatifié. Cette expression céleste est comme la marque propre des premières peintures chrétiennes. Elles ont visiblement pour tuteurs des artistes de même école que ceux de Pompéi et d’Herculanum, mais elles s’inspirent d’un idéal nouveau ; les figures païennes ne nous offrent jamais ce caractère surnaturel qui est le fruit de la foi.

Quel contraste aussi entre l’art des catacombes et celui du moyen âge ! Si on les compare l’un à l’autre, le rapprochement rend beaucoup plus sensible encore tout ce qu’il y a de sérénité et d’espérance au fond du cœur des premiers chrétiens. Dans les cimetières primitifs, on ne voit guère représentées que deux espèces de symboles, ceux des sacrements et de la vocation à la foi, ceux de la délivrance et de la récompense future : dulcis in Deo, pax, doux en Dieu, paix, tel est le résumé de la plupart des épitaphes. Pendant l’ère du martyre, on semble ne voir que le ciel ; à l’époque du moyen âge, on voit aussi l’enfer.

Pour dompter et pour assouplir ces âmes de barbares qui ont conquis l’empire romain, mais dont les mœurs sont grossières et les passions violentes et brutales, il ne suffit pas de leur offrir en perspective les joies futures de la Jérusalem céleste, il faut les menacer des tourments éternels. Désormais un des sujets les plus communs de l’art chrétien, c’est le jugement dernier, avec tout son cortège de terreurs[7]. Le Rédempteur qu’on représente, ce n’est plus le Bon Pasteur, plein de tendresse et de mansuétude, c’est le juge redoutable des vivants et dès morts ; il ne porte plus sur ses épaules la brebis égarée ; il lance sa foudre qui terrasse les coupables. Même quand il est peint en croix, il a quelque chose de terrible. Il exprime la puissance et la sévérité ; les proportions qu’on lui donne sont beaucoup plus grandes que celles de toutes les figures qui l’entourent et qui s’agenouillent tremblantes à ses pieds[8].

Nos Saints Livres offrent ainsi à chaque siècle ce qui lui convient : au moyen âge, des menaces propres à mettre un frein à ses passions ; aux chrétiens persécutés des premiers temps, des consolations et des espérances : Habentes solatio sanctos libros ; ayant pour consolation les Livres Saints[9].

Ces considérations nous expliquent tout à la fois pourquoi un certain nombre de sujets bibliques reviennent si souvent dans les catacombes, pourquoi un certain nombre d’autres ne s’y voient jamais. De plus, la discipline du secret, comme nous le dirons plus tard, empêchait d’exposer sur les murs des catacombes, aux regards de tous, certaines parties des mystères sacrés. Enfin, le respect dû à la personne adorable du Sauveur détournait également de figurer d’une manière sensible certaines scènes de la vie de l’Homme-Dieu, qui auraient pu être mal comprises des profanes[10]. En dehors de ces raisons dans le choix des sujets qui pouvaient être traités sans aucun danger, les pasteurs étaient guidés par les besoins de leur troupeau ; ils voulaient que les peintures des catacombes fussent comme un écho de leur prédication, c’est-à-dire une explication de la parole révélée, une répétition des vérités consolantes qu’ils annonçaient, au nom de Dieu, à ces âmes généreuses, qui sacrifiaient tous les biens de la vie présente dans l’attente de la résurrection.

 

 

 



[1] Jean L’Heureux, Hagioglypta site picturæ et sculpturæ sacra antiquiores, præsertim quæ Romæ reperiuntur, in-8°, Paris, 1856. — Macarius ou Jean L’Heureux, mort en 1614, avait vécu pendant vingt ans à Rome et rédigé là son ouvrage, pour lequel il avait obtenu l’imprimatur en 1605. Pour des causes inconnues, il est resté manuscrit jusqu’en 1856, où il a été publié par le P. R. Garrucci.

[2] Joa., XI, 25.

[3] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 354. Voir plus haut, figure 32, dans le chapitre précédent.

[4] Const. apost., V, 7, Patr. gr., t. I, col. 844.

[5] La croix elle-même, pour des raisons de prudence, n’apparaît sur les tombeaux que sous des formes déguisées. On ne la voit guère bien formée que sur le marbre funéraire de Rufine, dans la crypte de Lucine, à la fin du deuxième siècle ou au commencement du troisième. De Rossi, Roma sotterranea, t. II, pl. XVIII ; Roller, Catacombes de Rome, t. I, pl. XX.

[6] Dans tout l’ensemble des peintures des trois premiers siècles, on en a découvert une seule représentant une scène de persécution, et encore ce n’est pas une scène de supplice, mais deux martyrs, probablement Parthénius et Calocérus, devant le tribunal de l’empereur. Northcote et Brownlow, Roma sotterranea, édit. de 1879, t. II, p. 173 ; cf. t. I, pl. VIII, p. 344. Ce sujet est reproduit dans de Rossi, Roma sotterranea, t. II, tav. XX, et en grand tav. XXI. Sur l’expression de la figure du martyr, voir Desbassayns de Richemont, Les nouvelles études sur les catacombes, in-8°, 1870, p. 171. Cf. ibid., p. 365, sur l’expression de béatitude des orantes.

[7] On ne connaît qu’un marbre antique qu’on puisse considérer comme représentant le jugement dernier. Roller, Catacombes de Rome, t. I, pl. XLIII. Jésus-Christ est représenté en Bon Pasteur ; huit brebis sont à sa droite, cinq boucs, à sa gauche.

[8] Mesnard, Art au moyen âge, p. 31-32.

[9] I Macchabées, XII, 9.

[10] Le crucifix à tête d’âne trouvé sur une muraille du palais des Césars au mont Palatin, à Rome, montre que les précautions prises par les chrétiens n’étaient pas inutiles. On lit au-dessous, en caractères grecs cursifs : Alexamène adore son Dieu. Voir Garrucci, Il Crocifisso graffeto in casa dei Cesari, in-8°, Rome, 1857. Cf. Tertullien, Apol., 16, t. I, col. 364 ; Nœsch, Caput asinium, Eselscult, dans les Theologische Studien und Kritiken, Heft III, 1882 ; Kraus, Real-Encyklopädie, t. II, p. 775. Nous avons reproduit ce graffito dans les Livres Saints et la critique rationaliste, 4e édit., t. I, figure 3, p. 99.