LE NOUVEAU TESTAMENT ET LES DÉCOUVERTES ARCHÉOLOGIQUES MODERNES

 

LIVRE SECOND — LES ÉVANGILES

CHAPITRE IV. — LE PARFUM DE MARIE-MADELEINE.

 

 

La pécheresse qui parfuma la tête et les pieds du Sauveur et les essuya avec ses cheveux se servit, pour accomplir cet acte de piété et d’amour, d’un nard de grand prix, renfermé dans un alabastrum[1]. Le nard est un parfum bien connu[2], mais il en existait plusieurs espèces, de valeurs fort différentes, et l’espèce particulière qu’employa Marie-Madeleine est l’objet de beaucoup de discussions. Saint Marc et saint Jean le qualifient de pistikê[3], mot inusité dans les auteurs classiques et qui ne se trouve nulle autre part que dans ces deux Évangélistes. Il semble impossible, dit Alford, d’assigner un sens certain ou même probable à cette expression... Les anciens commentateurs ne nous donnent que des conjectures. Euthymius et Théophylacte l’interprètent dans le sens de vrai ; saint Jérôme, dans le sens de vrai, sans falsification, verum et absque dolo ; saint Augustin suppose qu’il se rapporte à quelque lieu d’où provenait le nard[4].

Si saint Augustin n’est pas tombé tout à fait juste, il a du moins approché de la vérité. La linguistique a donné de l’expression évangélique une explication fort vraisemblable qui mérite d’être rapportée.

Le nard dont Marie-Madeleine fit une profusion si pieuse est certainement le spicanard, préparation dont la racine d’une plante de l’Inde fournit l’élément principal et le plus coûteux. Le célèbre indianiste anglais William Jones a découvert quelle était cette plante de l’Inde : c’est celle que les botanistes modernes appellent Nardostachys jatamansi[5]. Royle, dans son grand ouvrage sur la Botanique des montagnes de l’Himalaya, a prouvé que la découverte de William Jones était certaine[6]. Le Nardostachys jatamansi est indigène du Nepaul et du Boutan. C’est une espèce de valériane, d’une odeur aromatique prononcée, employée comme ingrédient dans les onguents et les parfums, et comme stimulant en médecine.

Le nard à épis des anciens se nommait en arabe Sunbul[7] ut-tib, le nard bon ou odorant. Les Hindous l’appelaient balchur ou jatâmânsî. Ce dernier nom est l’équivalent sanscrit de Sunbul hindî, c’est-à-dire le nard à épis indien. Les divers noms de ce parfum, nêrd en hébreu, nârdin en arabe, nard en persan, nardos en grec, nardus en latin, sont tous des formes du sanscrit nalada, un des noms du nard à épis. Dans l’exportation du mot, le l a été changé en r. Le nom de nalada, de la racine nal, sentir, rappelle l’odeur de la plante.

En sanscrit, le Nardostachys jatamansi a plusieurs noms, dont quelques-uns d’ailleurs servent aussi à désigner d’autres plantes. Parmi ces noms, on remarque celui de piçitâ, ou piçi, qui sont l’un et l’autre synonymes de jatâmânsî. Ce dernier mot désigne une plante charnue avec une barbe épaisse et emmêlée, parce que la racine charnue du jatâmânsî est en effet barbue comme un épi. Piçitâ semble une allusion au caractère charnu de la racine. Le mot grec pistikos, πιστικός, doit être formé par une légère altération de piçitâ, ce nom sanscrit de la plante dont la racine fournissait l’ingrédient principat du parfum. Le nom est ainsi, comme l’objet lui-même, d’importation étrangère, et le nard pistique signifie simplement nard indien[8]. Il y avait en effet plusieurs espèces de nard, comme nous l’avons remarqué, mais celui de l’Inde était le plus renommé et le plus précieux. Dioscoride en distingue de deux sortes. Il appelle celui qui provenait de l’Inde, Gangitis, du fleuve du Gange, près duquel il est produit[9]. On l’importait de l’Inde en Judée et en Perse. C’est encore aujourd’hui un article d’exportation pour l’Indoustan qui l’envoie dans tout l’Orient. Le nard est déjà mentionné dans le Cantique des cantiques[10].

Celui dont se servit Marie-Madeleine était enfermé dans un alabastrum[11]. Les découvertes faites à Sidon en 1887 peuvent nous donner une idée de la forme et de la nature de ce récipient, assez commun à cette époque et qu’on a d’ailleurs fréquemment trouvé dans les fouilles faites en Égypte, en Phénicie et dans d’autres contrées. Voici ce que nous lisons dans le récit des découvertes faites dans l’ancienne cité phénicienne :

Les fouilles [de Saïda ou Sidon] ont... donné... plusieurs alabastrum ou vases d’albâtre destinés aux parfums. Ils sont tous d’albâtre égyptien, en forme de poire, hauts de 0m25, sans autre sculpture que des traits circulaires laissés en saillie par le tourneur ; l’orifice est étroit (0m03), le vase est fragile, il n’a guère qu’un centimètre d’épaisseur. Des alabastrum semblables ont été rapportés de Chypre par M. de Cesnola. C’est peut-être d’un vase de même forme que se servit Madeleine pour embaumer d’avance le corps du Sauveur, à l’un des derniers soupers de Béthanie, et qu’elle brisa à ses pieds. Il contenait, dit saint Jean, une livre d’huile de nard que Judas estima à la valeur de mille francs[12]. Les vases d’albâtre de Sidon peuvent en contenir davantage[13].

 

 

 



[1] Matth., XXVI, 6-7 ; Marc, XIV, 3 ; Luc, VII, 37-38 ; Joa., XI, 2 ; XII, 3. L’alabastrum était un vase à parfums, de forme cylindrique allongée, un peu renflée vers la base et à goulot étroit. Cf. p. 166, et voir Dictionnaire de la Bible, t. I, col. 331.

[2] M. E. Rimmel, dans son livre Les Parfums, in-8°, Paris, 1870, p. 76-78, résume de la manière suivante ce que nous apprennent les anciens sur le nard : Ptolémée dit que le nard est une plante odoriférante qui croît principalement à Rangamati, sur les frontières du pays qu’on nomme maintenant le Bootan. Pline en reconnaît douze espèces. Il met en première ligne celui des Indes, puis le syriaque, le gaulois, celui de Crète. Il décrit ainsi le nard indien : « C’est un arbuste à racine épaisse et lourde, mais courte, noire et cassante, quoique onctueuse en même temps. L’odeur ressemble beaucoup à celle du cyperus ; le goût est âcre, les feuilles sont petites, et viennent en touffes. Les sommités du nard se développent en épis barbus. De là vient que le nard est si fameux pour sa double production, l’épi barbu et la feuille. » Le prix de ce nard était alors de cent deniers la livre (environ 85 francs). Les autres sortes qui n’étaient que des herbes, cogitaient beaucoup moins cher et pouvaient s’obtenir pour quelques deniers. Galien et Dioscoride parlent du nard (en grec nardostachys, nard à épis) à peu près dans les mêmes termes. Ce dernier prétend toutefois que le nard connu sous le nom de syrien, venait en réalité des Indes et était apporté en Syrie, d’où on l’expédiait sur divers points... Le mot nard parait être dérivé du mot tamoul nar qui désigne une foule de substances odorantes. — Voir aussi Ch. Hatchett, On the Spikenard of the ancients (avec gravures), in-4°, Londres, 1866 ; P. de Lagarde, Mittheilungen, t. II, in-4°, Gœttingue, 1887, p. 25-27.

[3] Πιστικής, Marc, XIV, 3 ; Joa., XII, 3.

[4] H. Alford, The Greek Testament, édit. de 1894, t. I, p. 411.

[5] W. Jones, On the spikenard of the ancients, dans ses Works, 6 in-4°, Londres, 1799, t. II, p. 9-21 ; Additional Remarks, ibid., p. 23-32 ; W. Roxhurgh, Botanical observations on the Spikenard of the ancients, Valeriana Jatamansi, dans les Asiatik Researches, t. IV, p. 451-455 (avec gravure), et dans les Works de W. Jones, t. II, p. 33-36.

[6] J. F. Royle, Illustrations of the Botany of the Himalayan Mountains, 2 in-fol., Londres, 1839, t. I, p. 242-244.

[7] Sumbul, sunbul.

[8] Voir W. Houghton, The pistic Nard of the Greek Testament, dans les Proceedings of the Society of Biblical Archæology, t. X, janvier 1888, p. 144-146.

[9] Dioscoride, De materia medica, I, 6, édit. C. Sprengel, (dans les Medicorum græcorum opera), t. I, Leipzig, 1829, p. 14-16.

[10] Cant., I, 12 ; IV, 43, 44.

[11] Matth., XXVI, 7.

[12] Joa., XII, 5 : trois cents deniers. Cf. Marc, XIV, 5. Cette somme pouvait avoir alors la valeur qu’ont aujourd’hui mille francs, mais le denier équivalait à 0,78 centimes (Voir Manuel biblique, 9e édit., n° 186, t. I, p. 3141).

[13] Les tombeaux des anciens rois de Sidon d’après les récentes fouilles de Saïda (Phénicie) [faites vers la fin de février 1887] dans le Bechir, journal arabe de Beyrouth, 9 juin 1887, par Eug. Nourrit, S. J., traduct. des Précis historiques, juillet 1887, p. 329.