LE NOUVEAU TESTAMENT ET LES DÉCOUVERTES ARCHÉOLOGIQUES MODERNES

 

LIVRE PREMIER — DE L'AUTHENTICITÉ DES ÉCRITS DU NOUVEAU TESTAMENT PROUVÉE PAR LEUR LANGAGE

CHAPITRE V. — CONCLUSION.

 

 

Nous pourrions pousser plus loin cette étude analytique de la langue philosophique des écrivains sacrés, mais ce que nous avons dit nous paraît suffisant pour établir d’une manière incontestable que les auteurs du Nouveau Testament sont tous des Juifs d’origine. Les preuves que nous avons rapportées démontrent qu’ils sortaient du sein du judaïsme et qu’ils en avaient conservé la manière de penser, de concevoir et de s’exprimer, tout en prêchant la doctrine nouvelle apportée par Notre-Seigneur du ciel sur la terre et en se servant de mots grecs au lieu de mots hébreux. Ils ont vécu la plupart au milieu des païens pour remplir leur mission apostolique, mais ils n’ont guère eu d’autres rapports intellectuels avec les Grecs et les Romains que ceux du maître qui enseigne sa doctrine à ses élèves de bonne volonté, et qui leur communique ce qu’il sait, sans chercher à s’instruire auprès d’eux de ce qu’ils connaissent et qu’il ignore lui-même. Ils ont ainsi appris seulement des mots et non des choses, en vivant au milieu des Hellènes ; ils ont enseigné aux nouveaux convertis la doctrine du Sauveur, ils ne se sont pas initiés aux sciences et à la philosophie profane.

Non seulement les Évangiles ont été écrits par des Juifs, ils ont de plus été composés à un moment où l’élément grec et romain n’avait pas encore apporté son contingent au langage chrétien. Le grec et le latin devaient devenir la langue du Christianisme, à la place des langues hébraïque et chaldaïque, qui étaient incapables de rendre toutes les nuances et toutes les délicatesses des dogmes de la religion nouvelle ; la race de Japhet devait se dilater et habiter dans les tentes de Sem, et mettre entre les mains de l’Église un instrument d’une admirable précision pour exprimer toutes les vérités surnaturelles ; mais aux Évangélistes, elle ne fournit encore pour ainsi dire que les mots correspondant aux mots sémitiques, à l’aide desquels doit s’opérer la transition. Dans saint Paul, l’influence de la culture grecque est déjà sensible et manifeste ; il commence à créer la langue chrétienne, et, bientôt après, les premiers écrivains convertis de l’hellénisme vont apporter chacun leur pierre à l’œuvre commune, mais il n’en est pas de même dans les Évangélistes.

Si les Évangiles n’avaient été écrits qu’au second siècle, lorsque l’élément occidental commençait à acquérir la prépondérance, après la publication des lettres de saint Clément romain et des premiers ouvrages, chrétiens d’origine hellénique, il serait impossible qu’ils ne portassent point des traces de l’influence que la civilisation et la philosophie grecque auraient exercée nécessairement sur la manière d’écrire de leurs auteurs, sur l’exposition et l’expression de la doctrine chrétienne.

Quand on lit le Nouveau Testament traduit en hébreu, on croit lire l’original, tandis que celui qui sait l’hébreu est porté à croire qu’il lit une traduction, lorsqu’il lit l’original grec. Il y a même plus d’une locution, plus d’un passage qui ne sont intelligibles qu’au moyen de l’hébreu. Ainsi le mot rêma, parole, est un mot grec, mais, dans plusieurs endroits, il a un sens exclusivement hébreu, qu’un Hellène ne pouvait même pas soupçonner, celui de chose, comme dâbâr, qui, en hébreu, a la double signification de parole et de chose[1]. Les Évangélistes parlent donc encore hébreu, en se servant de mots grecs. Leur vocabulaire n’est guère plus étendu que celui des Sémites ; ils se servent ordinairement de périphrases pour exprimer les idées qui n’ont pas de terme propre en hébreu, quoiqu’elles en aient en grec ; ils emploient des mots vagues quand ils n’ont que des mots vagues en hébreu[2], quoique le grec possède des termes précis. Les tournures grecques leur sont inconnues ; c’est toujours la phrase hébraïque avec sa simplicité et en quelque sorte sa nudité. Les idiotismes helléniques sont absents ; en revanche, les idiotismes sémitiques de toute espèce abondent ; pour tout dire en un mot, le Juif apparaît partout.

Des écrivains qui auraient écrit vers l’an 450, comme on a osé le dire pour l’Évangile de saint Jean, même s’ils avaient conservé les pensées de Jésus, n’auraient pu s’empêcher de lui prêter leur langage ; ils n’auraient jamais réussi à les jeter dans ce moule sémitique si inimitable pour un occidental ; ils n’auraient pu aliéner à ce point leur personnalité[3].

Les traducteurs grecs de l’Ancien Testament lui ont conservé à peu près dans toute sa pureté son caractère sémitique, parce qu’ils étaient Juifs, et qu’ils traduisaient un original hébreu. Mais un grand homme comme saint Jérôme, le savant traducteur de notre Vulgate latine, même dans une simple version, le plus souvent littérale, malgré l’étendue de sa science et malgré son grand talent, y a marqué ou trahi, dans une foule de passages, son origine occidentale et romaine. Quoiqu’il soit né dans le sein du Christianisme, quoiqu’il ait sucé avec le lait la doctrine de l’Évangile, quoique, de son temps, la langue chrétienne fût complètement formée, on s’aperçoit qu’il a été élevé dans un milieu tout différent de celui des Juifs, et l’on remarque qu’il a rempli sa version d’images profanes et de locutions païennes. Il nous parle de Mercure[4], de Priape[5], des aruspices[6], de Python[7], de marbre de Paros[8], de poterie de Samos[9], de terre rouge de Sinope[10], de Mausolée[11], des Pygmées[12] ; il nous montre en Israël des phalanges[13], des quadriges[14], des sénateurs[15], des consuls[16], des licteurs[17], des tribuns[18], des centurions[19], etc. Nous rencontrons même dans la Vulgate des monstres imaginaires : l’onocentaure[20], les sirènes[21], et jusqu’au Cocyte[22]. Ce sont là tout autant de choses inconnues aux Hébreux, et qui révèlent l’étranger.

Quel contraste entre ce langage et celui des textes originaux ! Dans ces derniers, tous les termes sont rigoureusement sémitiques ; toutes les images, toutes les comparaisons sont exclusivement juives[23] : rien qui ne soit emprunté aux usages, aux mœurs ; aux coutumes, à l’histoire, à la religion, au sol, au paysage, à la topographie et à la nature de la Palestine. Tout est encadré dans ce tableau qui se déploie du Liban au désert d’Égypte, du Jourdain à la Méditerranée ; rien qu’on ne rencontre sur ses pas en allant de Dan à Bersabée. Les similitudes si familières aux classiques et aux Pères grecs, tirées des exercices gymnastiques, en grand honneur dans toute la Grèce, similitudes que nous retrouvons aussi dans saint Paul[24] ; les allusions aux théâtres et aux spectacles qui abondent chez tous les écrivains d’Athènes et de Rome, tout cela est complètement absent des Évangiles, qui sont cependant comme une sorte d’encyclopédie de la vie publique et privée de la Palestine, depuis les jeux des enfants[25] jusqu’aux subtilités des rabbins[26], depuis la générosité de la veuve qui offre au Temple son obole[27] jusqu’au brigandage exercé sur le chemin de Jéricho contre le voyageur qui fut secouru par le bon Samaritain[28], depuis le juge inique jusqu’au faible opprimé[29], depuis le pharisien jusqu’au publicain[30], depuis les passereaux qui se vendent une demi-obole[31] jusqu’aux poissons qu’on pêche dans le lac de Génésareth[32].

Tous ceux qui ont visité la Terre Sainte à la saison des fleurs l’ont vue comme tapissée de ce lis des champs ou ale cette anémone, qui par sa brillante couleur rouge dépasse en éclat la pourpre de Tyr dont se revêtait le roi Salomon[33]. Ils ont pu voir aussi les vautours ou les aigles percnoptères se précipitant, pour les dévorer, sur les cadavres des animaux morts dans les champs[34], comme ils ont pu entendre à Nazareth les enfants jouant sur la place publique en chantant comme aux jours du Seigneur[35]. Le cadre de l’Évangile s’est parfaitement conservé en Galilée et en Judée, et l’on peut ainsi en vérifier encore l’exactitude. On y respire le même air : c’est la même atmosphère, comme ce sont les mêmes horizons et en partie les mêmes usages. On retrouve ainsi dans les Évangiles toute la Palestine et rien que la Palestine, et les écrits sacrés, fortement marqués d’une empreinte hébraïque par leurs images, par leurs allusions et par leurs peintures, nous présentent déjà de la sorte comme leur certificat de naissance. Mais ce qui, mieux encore que la fidélité et la vérité des descriptions, atteste à quel pays et à quelle race appartiennent les auteurs du Nouveau Testament, c’est qu’ils sont Juifs, comme nous l’avons montré, par leurs idées, par leurs expressions philosophiques, par leur manière de concevoir les choses et de les présenter, de même que par leur langue qui demeure sémitique dans le fond, quoiqu’elle soit grecque par la forme et par les termes.

Le Nouveau Testament est donc, pour résumer, un livre unique au point de vue de la langue ; il ne ressemble à aucun autre livre d’origine grecque ; il a des caractères particuliers qui lui sont exclusivement propres ; il n’a pu être écrit que par des Juifs, au premier siècle de l’ère chrétienne.

Les rationalistes font bon marché de l’autorité des témoignages historiques sur la composition des Livres Saints ; ils les dédaignent, faute d’y pouvoir répondre, ou bien ils les dénaturent et les rejettent, sous les plus fallacieux prétextes. Nous venons de les suivre sur le terrain de leur choix. Ils attachent aux preuves intrinsèques une importance poussée jusqu’à l’exagération. Nous avons examiné ces preuves et elles sont décisives en faveur de l’authenticité du Nouveau Testament : il nous semble clair comme le jour qu’aucun faussaire, qu’aucun écrivain postérieur au premier siècle n’aurait pu écrire comme ont écrit les Évangélistes et les auteurs du Nouveau Testament.

 

 

 



[1] Luc, II, 15 : Voyons cette parole (pour cette chose) qui est arrivée. Voir aussi Luc, I, 65 ; II, 19, 51 ; Act., V, 32 ; X, 37 ; XIII, 42.

[2] Ainsi φωνή a tous les sens de qôl, voix, bruit, etc. ; voix de la meule. Apoc., XVIII, 22, etc. ; άλήθεια a tous les sens de ’émet, vérité, en hébreu, Rom., I, 18, etc.

[3] In recent years, dit un savant anglais, as I came to understand Roman history better, I have realised that, in the case of almost all the books of the New Testament, it is as gross an outrage on criticism to hold them for second-century forgeries, as it would be to class the works of Horace and Virgil as forgeries of the time of Nero. W. M. Ramsay, The Church in the Roman Empire before A. D. 170, in-8°, Londres, 1893, p. VIII.

[4] Prov., XXVI, 8.

[5] III Reg., XV, 13 ; II Par., XV, 16.

[6] IV Reg., XXXI, 6, etc.

[7] Lev., XXX, 27 ; Deut., XVIII, 10, etc.

[8] I Par., XIXX, 2 ; Esther, I, 6.

[9] Is., XLV, 9.

[10] Jér., XXII, 14.

[11] II Par., XXXV, 24.

[12] Ézéch., XXVII, 11.

[13] I Reg., XVII, 8.

[14] Jud., V, 28 ; I Reg., VIII, 11, etc.

[15] Prov., XXXI, 23. Cf. Dan., VI, 7 ; II Mac., I, 10 ; XI, 27.

[16] Job, III, 14.

[17] I Reg., XIX, 20.

[18] Exod., XVIII, 21, 25 ; Num., XXXI, 14, etc.

[19] Exod., XVIII, 21 ; Num., XXXI, 14, etc.

[20] Is., XXXIV, 14.

[21] Is., XIII, 22.

[22] Job, XXXI, 33. Hébreu nahal, vallée.

[23] Dans les Évangiles et les livres de l’Ancien Testament composés en Palestine. Il faut excepter, dans l’Ancien Testament, les livres écrits à l’étranger, notamment ceux d’Ézéchiel et de Daniel.

[24] I Cor., IX, 24, etc.

[25] Matth., XI, 17 ; Luc, VII, 32.

[26] Marc, VII, 3-13, etc.

[27] Marc, XII, 42-14.

[28] Luc, X, 30.

[29] Luc, XVIII, 2-5.

[30] Luc, XVIII, 10-14.

[31] Matth., X, 29 ; Luc, XII, 6.

[32] Luc, V, 6, etc. Nous lisons, Joa., XXXI, 9 : Viderunt prunas positas et piscem superpositum. Un soir, sur les bords du lac de Tibériade, le lundi de Pâques, 2 avril 1888, nous avons vu, en débarquant à Aïn-Tabagha, deux pêcheurs qui s’apprêtaient à mettre le poisson qu’ils venaient de prendre, sur le feu qu’ils allumaient.

[33] Matth., VI, 28-29.

[34] Matth., XXXIV, 28 ; Luc, XVII, 37. Ce spectacle n’est pas rare en Palestine, parce que les caravanes qui sillonnent le pays perdent souvent dans le trajet des bêtes de somme, qu’on abandonne sur place, après les avoir saignées et écorchées. Dans les environs d’Antioche, nous avons vu en 1888 un mulet, passant à gué une rivière, tomber dans l’eau accablé sous le poids de sa charge. Un quart d’heure plus tard, lorsque nous eûmes fait franchir nous-mêmes, non sans peine, la rivière à notre voiture, nous rencontrâmes, à quelque distance, la pauvre bête qu’on était en train d’écorcher. Pendant une semaine de séjour à Alexandrette, au mois d’avril 1888, nous avons vu fous les jours des cadavres de chameaux qui avaient fait partie des caravanes venues d’Alep et qu’on jetait sur le bord de la mer à l’embouchure du ruisseau. Quant à la scène à laquelle fait allusion le proverbe évangélique, nous en avons été témoin au-dessus du lac de Tibériade, au nord, sur la route du Khan-Yousef : un grand nombre d’aigles percnoptères ou vautours dévoraient un mulet que des voyageurs, qui étaient passés avant nous, avaient perdu en cet endroit.

[35] Matth., XI, 17 ; Luc, VII, 32. Il est digne de remarque qu’il y avait un jeu de mots et une sorte de rime dans le texte original des paroles rapportées par le Sauveur : Nous vous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé, ragdetoun ; nous vous avons joué des chants lugubres et vous n’avez pas pleuré, ’arqedtoun. Voir S. Glassius, Philologia sacra, in-4°, Leipzig, 1713, col. 2001-2002. - Pendant un séjour de plusieurs jours à Nazareth, en 1894, nous avons à diverses reprises fait chanter les enfants à l’école des Frères des Écoles chrétiennes et chez les Dames de Nazareth pour chercher à découvrir s’il se serait conservé dans la patrie de Notre-Seigneur quelques-uns de ces chants anciens auxquels il est fait allusion dans les Évangiles, mais nous n’avons rien pu trouver qui porte la marque d’une haute antiquité.