LE NOUVEAU TESTAMENT ET LES DÉCOUVERTES ARCHÉOLOGIQUES MODERNES

 

LIVRE PREMIER — DE L'AUTHENTICITÉ DES ÉCRITS DU NOUVEAU TESTAMENT PROUVÉE PAR LEUR LANGAGE

CHAPITRE III. CARACTÈRES PROPRES DE LA LANGUE PARLÉE PAR NOTRE-SEIGNEUR ET LES APÔTRES. COMPARAISON DE CETTE LANGUE AVEC LE GREC. CONSÉQUENCES QUI EN DÉCOULENT.

 

 

De tout ce qui précède il résulte que les Apôtres et les Évangélistes[1] ont parlé un idiome sémitique dans leur jeunesse et n’ont eu par conséquent qu’une éducation sémitique. Il importe maintenant de nous rendre compte des effets qu’a dû produire cette éducation, et, pour cela, il est nécessaire d’étudier les caractères qui distinguent l’hébreu et l’araméen de la langue grecque.

L’influence qu’exerce une langue sur ceux qui la parlent[2], en particulier sur la formation de l’enfant et sur le développement de son intelligence, est très considérable. Nous nous en apercevons à peine, parce que cette œuvre si féconde s’opère d’une façon presque inconsciente, mais il n’en est pas moins vrai que celui qui vient au monde dans un pays dont le langage a été perfectionné par le travail de nombreuses générations de littérateurs et de savants, naît dans une véritable opulence intellectuelle, comme l’enfant qui jouit de tous les avantages des richesses parce qu’il a reçu le jour de parents fortunés. Les vivants héritent des dépouilles des morts. Tout idiome est un trésor dans lequel les siècles passés ont déposé, avec plus ou moins d’abondance, ce qu’ils ont recueilli de plus précieux, le fruit de l’expérience, des observations et des découvertes de toutes les générations qui l’ont formé. Le vocabulaire d’une langue est ainsi une véritable encyclopédie qui contient tout entière la science du peuple qui la parle. Chacune des choses qu’il sait a un nom, et ce nom a sa place dans son dictionnaire. Celui qui connaîtrait à fond ce dictionnaire aurait donc la connaissance de tout ce que sait la grande famille dont il est membre.

Personne n’arrive à cette connaissance intégrale et parfaite, mais, pour les mieux doués comme pour les moins favorisés, la langue est un instrument merveilleux qui, surtout lorsque la grammaire est riche de formes et permet de rendre toutes les nuances de la pensée, leur donne une foule d’idées qu’ils n’auraient jamais eues d’une manière claire et précise, sans les mots qui en sont l’expression et le signe[3], de sorte que la somme moyenne des connaissances est proportionnellement beaucoup plus grande chez un peuple qui parle une langue élaborée par un long travail que chez celui qui n’a à son service qu’une langue inculte ou seulement moins travaillée.

Pour apprécier l’état intellectuel d’un peuple, il suffit d’étudier sa langue. Si elle a des termes spéciaux pour exprimer telle ou telle science, on peut en conclure sûrement que cette science a été cultivée par ceux qui la parlent, comme nous savons qu’ils ont connu les animaux ou les végétaux pour lesquels ils ont des noms particuliers, les métiers ou les arts qui sont énumérés dans leur vocabulaire.

Ces principes incontestables étant posés, il est facile d’en faire l’application à la question présente. La langue grecque avait atteint un degré de développement et de culture que ne possédait point le syro-chaldaïque de la Palestine au temps de Notre-Seigneur. Nous n’en donnerons pas d’ailleurs ici toutes les preuves, et nous ne signalerons pas toutes les différences ; nous nous bornerons à indiquer celles qui sont indispensables à connaître pour le but que nous nous sommes proposé. Traiter complètement la question demanderait de trop longs développements et serait pour nous sans utilité.

La langue grecque et la langue araméenne se distinguent d’abord par la grammaire. Outre les formes propres à chaque idiome et qui, sur certains points, sont, très différentes, leur syntaxe en particulier ne se ressemble en aucune manière. La phrase hellénique est une phrase savante, une espèce d’œuvre d’architecture, construite avec le plus grand art : comme dans un édifice bien conçu et bien ordonné, chaque chose a sa place, l’idée maîtresse se dégage en quelque sorte du milieu de toutes les autres comme le bâtiment principal, tandis que les idées accessoires, comme autant de dépendances , occupent autour d’elle le rang subordonné qui leur convient. Pour relier les diverses parties entre elles, le grec dispose d’une foule de formes verbales qui unissent les membres de la phrase, et marquent exactement leurs relations réciproques ; il peut aussi se servir à son gré d’une multitude de particules qui indiquent jusqu’aux nuances les plus délicates de la pensée.

En hébreu, rien de pareil. Le Juif de Palestine ignore la période cadencée de la Grèce ; sa syntaxe est presque celle d’un enfant ; sa phrase n’est pas articulée, mais comme disloquée ; il met les propositions bout à bout, les unes à la suite des autres, en les reliant toujours par la même conjonction, et, il a peu de moyens pour mettre en saillie la pensée principale ; c’est à l’auditeur ou au lecteur à démêler lui-même ce qu’il y a de plus important dans ce qu’il entend ou ce qu’il lit[4].

L’hébreu palestinien du temps de Jésus-Christ, inférieur au grec par la grammaire, i’est peut-être plus encore par le vocabulaire. L’hébreu est un instrument admirable entre les mains d’un poète, parce que tous ses mots sont colorés et font image, mais il est relativement pauvre et il l’est surtout, si on le compare à la langue des Hellènes. Son idiome n’a pas été enrichi, comme celui des Grecs, par un travail intellectuel aussi considérable, par les voyages[5], par le commerce, par les guerres lointaines, par la navigation, par les spéculations des philosophes et les écrits de nombreux poètes et prosateurs, etc. ; il a peu de verbes et peu de substantifs, il a moins encore d’adjectifs et de particules. De là vient qu’il est obligé de se servir du même mot pour exprimer les choses les plus diverses. Ainsi, il a le mot de fils, ben en hébreu, bar en araméen, pour exprimer la relation essentielle de parenté entre celui qui reçoit la vie et celui qui la lui donne ; mais, à côté de cette acception primitive, que d’acceptions métaphoriques n’est-on pas forcé de lui donner pour exprimer un grand nombre d’idées qui n’ont pas de mot propre ? Les habitants de Jérusalem sont appelés les fils et les filles de Jérusalem[6] ; les habitants de ce monde, les fils de ce siècle[7]. Faute d’adjectifs, les qualités sont exprimées au moyen d’un substantif dont cette qualité est considérée comme le fils : fils de paix signifie pacifique[8] ; fils d’iniquité, inique[9] ; fils de la lumière, illuminé, éclairé[10] ; fils de la résurrection, ressuscité[11] ; fils de quatre-vingt-dix ans, âgé de quatre-vingt-dix ans[12]. Dans plusieurs endroits, fils, équivaut à notre adjectif digne : fils de la géhenne veut dire digne de la géhenne ou de l’enfer[13] ; fils de perdition, digne de perdition[14] : fils de colère[15], fils de malédiction[16], digne de la colère de Dieu.

Ce sont là des traits bien caractéristiques qui montrent combien est grand le contraste entre le grec et l’hébreu. Mais il existe une autre différence générale, qu’il est particulièrement important de remarquer ici.

Lorsqu’on étudie la langue de l’Ancien Testament, on est très frappé de ce fait : c’est que les termes abstraits y sont fort rares et que les expressions philosophiques y font à peu près complètement défaut. On a observé depuis longtemps que le cerveau des Sémites n’était pas généralisateur et qu’ils avaient plus d’imagination que de pénétration. Ils observaient volontiers les phénomènes de la nature : les Chaldéens ont créé l’astronomie ; Salomon avait écrit sur toutes les choses naturelles depuis l’hysope qui croît sur la muraille jusqu’au cèdre du Liban[17] ; Job a peint avec autant de magnificence que d’exactitude les animaux les plus remarquables de la création, le cheval si cher à l’Arabe[18], l’aigle[19] et l’autruche[20], le buffle[21] et l’onagre[22], le crocodile[23] et l’hippopotame[24], ou Léviathan[25] et Béhémoth[26] qui vivent dans les eaux du Nil. Les grands problèmes philosophico-religieux, tels que la question de la Providence, l’énigme des épreuves du juste et de la prospérité des méchants, passionnaient aussi les esprits ; ils ont été souvent débattus dans l’Ancien Testament, avec tout l’éclat de la plus haute poésie et de longs développements dans le drame de Job, avec plus de brièveté et non moins de coloris dans les Psaumes[27], avec une mélancolie amère dans l’Ecclésiaste, d’une manière touchante dans le livre de Tobie. Mais, malgré cela, les enfants de Jacob ne faisaient ni de la science proprement dite ni de la philosophie au véritable sens du mot. Aucune science n’a de nom en hébreu : cette langue ne possède aucun mot correspondant à nos expressions de théologie, de philosophie, d’astronomie, d’arithmétique, ou même d’histoire et de géographie[28].

L’analyse psychologique en particulier était inconnue aux habitants de la Palestine. Ils sentaient fortement et ils ex-primaient leurs sensations et leurs sentiments avec beaucoup de vivacité et d’imagination, mais ils n’avaient aucune notion théorique de l’analyse et de la synthèse et ils n’en faisaient qu’instinctivement ou naturellement, en tant que cette opération est inhérente à l’intelligence humaine. Ils ne, se repliaient sur eux-mêmes que pour considérer et peindre les penchants bous ou mauvais de notre âme ; dans tout le reste, ils s’en tenaient en quelque sorte à l’écorce ou à l’apparence ; ils ne connaissaient de nos facultés que ce qu’il est indispensable d’en connaître pour être homme.

Il ne peut pas exister de langage sans certaines idées générales et sans une philosophie au moins latente. Les hommes ne peuvent s’entendre ni se comprendre entre eux qu’autant qu’ils ont des termes généraux désignant les genres et les espèces, l’homme, l’animal ; et des termes abstraits, exprimant les qualités physiques et morales, blanc, noir, bon, méchant ; c’est là comme un minimum de philosophie qui est essentiel pour le langage et qui forme comme le fond de l’intelligence humaine. Les Hébreux possédaient cette philosophie qu’on peut appeler rudimentaire, mais ils n’étaient guère allés au delà. Autant ils avaient devancé les Grecs et les Romains en matière religieuse, grâce à la révélation, autant ils étaient restés en arrière de ces peuples dans la science de la pensée et l’étude psychologique de l’âme.

C’est qu’ils n’étaient point doués de cet esprit subtil et pénétrant qui a fait la gloire de la Grèce et lui a mérité la reconnaissance éternelle de la postérité[29]. Les Socrate, les Platon, les Aristote, sans parler de leurs glorieux prédécesseurs, ont considéré l’homme, pour ainsi dire, sous toutes ses faces, ils l’ont comme retourné dans tous les sens, et ils ont fait dans ce microcosme ou ce petit monde, ce résumé de l’univers, comme ils l’appelaient, les découvertes les plus intéressantes et les plus utiles. S’ils n’ont pu porter la lumière dans tous les recoins, que de points n’ont-ils pas éclairés du jour le plus vif ? Ils ont isolé, si l’on peut s’exprimer de la sorte, chaque propriété de l’âme, afin de l’étudier en elle-même, sans la confondre avec ses voisines ; par ce moyen, ils sont parvenus à la connaître et à la caractériser, et ils ont donné ainsi à nos facultés un nom qui subsiste encore dans nos langues, sous la forme que nous a transmise la traduction latine des appellations grecques.

La langue de l’antique Palestine n’a jamais connu ces progrès. Les facultés de l’âme, les opérations intellectuelles n’avaient pas de nom particulier en hébreu. On chercherait en vain dans l’original de l’Ancien Testament les termes qui désignent le sens intime, la perception des sens, la raison comme faculté distincte, et même la conscience morale : ils n’y sont pas. Assurément toutes ces choses étaient connues des Hébreux ; — elles constituent l’homme même et tous les hommes en ont au moins une notion confuse, — mais ils n’étaient pas parvenus à s’en rendre assez nettement compte pour leur donner un nom propre et en quelque sorte personnel. Ils étaient sous ce rapport au même point que les inventeurs de l’écriture, qui savaient représenter indirectement les sons par des images idéographiques, en peignant les figures des choses, mais qui n’avaient pas su analyser les sons eux-mêmes, distinguer les consonnes et les voyelles, créer, en un mot, des signes pour exprimer directement le son et indirectement l’idée.

Ce sont là des faits qu’il importe d’avoir bien présents pour se rendre compte du parti qu’on peut en tirer pour établir l’authenticité des écrits du Nouveau Testament. Le service éminent que rendent à leurs semblables des génies comme Socrate et Aristote, c’est que le fruit de leurs travaux devient le patrimoine commun de l’humanité. Les trésors qu’ils ont découverts appartiennent désormais à tous, comme l’air que nous respirons, quoiqu’ils ne soient pas toujours mis à l’usage immédiat de tous. Ils forment une des parties les plus précieuses de la civilisation, ils entrent, si l’on peut ainsi dire, dans la consommation journalière ; chacun en bénéficie comme de nos jours tous bénéficient de la découverte de la vapeur et de l’électricité. Ainsi, ce qu’ignoraient avant les philosophes grecs les savants eux-mêmes est devenu vulgaire et est connu maintenant des enfants, qui, de bonne heure, recueillent leur part de cet inépuisable héritage. Un élève de nos écoles sait nommer la raison et la conscience, et il sait clairement ce que ces noms expriment, tandis que le sage Salomon ignorait les noms de ces facultés de notre âme.

Ce n’est que peu à peu que ces progrès s’accomplissent et que ces richesses entrent dans le domaine public, mais un moment arrive où elles sont la propriété de tous, grâce au langage qui féconde les intelligences, comme un fleuve nourricier qui porte partout la fertilité et qui a le privilège de baigner, en quelque sorte, toutes les intelligences, sans jamais tarir ni diminuer. A mesure qu’on apprend les mots, on apprend aussi les choses dont ils sont le signe ; l’enfant amasse ainsi comme en se jouant et sans s’en douter un trésor de connaissances qui est d’autant plus vaste et plus précieux que la langue qu’on lui enseigne est elle-même plus riche ; il acquiert des notions scientifiques et philosophiques avant même de savoir ce qu’est la philosophie ou la science, et, dès ses premières années, son esprit commence à s’ouvrir aux idées psychologiques et métaphysiques, parce qu’il apprend des mots exprimant ces idées d’une manière nette et précise. La différence qui se produit par là entre l’enfant sauvage, dont la langue usuelle ne dépasse pas deux ou trois cents mots[30], et l’enfant civilisé à qui l’on peut enseigner des milliers de mots, est donc énorme. La différence qui existait entre un Juif élevé à l’aide d’une langue sémitique et un Hellène élevé à l’aide de la langue grecque était aussi très considérable. Ce dernier avait pris sur le premier une avance que celui-ci ne pouvait presque jamais regagner plus tard complètement. C’est là un point fort utile à noter.

On pourrait être porté à croire qu’un Sémite, apprenant le grec dans l’âge mûr, devait combler les lacunes de son éducation première et s’enrichir de tous les trésors que possédait la langue grecque. Il n’en est rien cependant, sauf des cas extrêmement rares, et, il est facile de comprendre pourquoi. L’esprit jeune et vierge prend facilement dans l’enfance la première forme qu’on lui donne ; mais quand, après plusieurs années écoulées, il a pris son pli, c’est pour toujours. On peut modifier l’arbrisseau encore flexible, on ne petit changer l’arbre déjà grand dont la direction est désormais fixée. Rien ne devient autant nous-mêmes que notre langue, rien n’influe sur notre manière de penser et de concevoir comme le langage qui nous sert à penser et à concevoir. Nous ne pouvons développer nos connaissances sans les mots qui en sont les signes, et ces signes deviennent en général comme la limite même de nos connaissances et de nos idées, de sorte que les choses que nous pouvons exprimer par un mot déterminé sont à peu près les seules dont nous ayons des idées claires et nettes.

C’est là une vérité de tous les temps, mais c’était particulièrement vrai au premier siècle de notre ère, à cause de circonstances particulières. On n’avait point alors, pour compléter une éducation manquée ou défectueuse, les ressources dont on dispose maintenant. Aujourd’hui, au moyen des facilités de tout genre que nous offrent l’imprimerie, les progrès de toutes les études, la multiplicité et le bon marché des livres, la commodité des relations internationales, on peut parvenir à s’approprier une langue, à se rendre compte des idées qui lui sont propres, et même à saisir ce qui constitue le génie de cette langue. Néanmoins, malgré tous les trésors qui sont entre nos mains, un Allemand n’écrira guère le français sans y mêler des germanismes, et un étranger, en général, des idiotismes de sa propre langue ; il y aura certains mots, certaines tournures, certaines locutions dont il ne saura point se servir ; il en emploiera d’autres mal à propos ; un Anglais converti remerciera, par exemple, Fénelon d’avoir pour lui des boyaux de père[31]. Combien n’avons-nous point de peine à nous faire une idée exacte des termes philosophiques employés par les Anglais et surtout par les Allemands ! Et cependant nous sommes les uns et lés autres de race aryenne, et nous recevons une éducation analogue. Combien donc il devait être plus difficile autrefois à des !sommes de race diverse d’acquérir pleinement la connaissance d’une langue étrangère ! Il n’existait alors aucune grammaire, aucun dictionnaire[32] ; ce qu’on apprenait, on ne pouvait l’apprendre que par l’usage, dans les rapports de chaque jour avec ceux qui parlaient cette langue. Il y a tout lieu de supposer que, si l’on excepte saint Paul et saint Luc, les autres écrivains du Nouveau Testament n’ont connu d’autre grec écrit que’ celui de la version des Septante, qu’on lisait dans les pays de la dispersion. Or, ceux-là seuls qui en ont fait l’expérience peuvent s’en rendre compte : Il y a peu de choses en ce monde aussi difficiles que d’étudier une langue sans livre, sans dictionnaire, sans grammaire, dit un missionnaire de la Cochinchine orientale, obligé d’apprendre le dialecte des Ba-Hnars sans autre ressource que la conversation[33].

Dans ces conditions, à part des exceptions rares[34], on ne pénètre pas jusqu’au fond d’une langue, on n’en acquiert d’ordinaire qu’une connaissance superficielle, quoique suffisante pour se faire comprendre. On apprend à exprimer, par

un mot étranger, les idées qui ont un nom dans sa langue maternelle, mais on ne saisit pas nettement la valeur des mots qui expriment des idées auxquelles on est étranger. Les termes qui exprimaient en grec des idées pour lesquelles l’hébreu ou l’araméen n’avait pas de nom particulier, ne disaient rien à l’esprit des hommes du peuple de race sémitique et passaient, par conséquent, sans laisser de trace dans leur mémoire. Ponce Pilate, Festus, Félix, vivant en Judée pour y représenter Rome, y gardaient leurs idées romaines et leurs habitudes acquises ; ils ne comprenaient guère ce qui était propre à la religion juive[35]. A plus forte raison, les Juifs transplantés au milieu des païens continuaient-ils à penser juif, si l’on peut ainsi dire, et conservaient presque entière leur manière de concevoir, et même de s’exprimer[36].

De là vient que les Apôtres, qui n’ont acquis la connaissance du grec que dans l’âge mûr et par l’usage, n’ont guère appris que des mots nouveaux, mais non des idées nouvelles. Ils n’ont su de la grammaire hellénique que les choses essentielles pour se rendre intelligibles en parlant cette langue ; ils ont gardé de la grammaire et de la syntaxe sémitiques tout ce qui n’empêchait pas de les comprendre ; ils n’ont appris que les mots qui correspondaient à leur vocabulaire araméen ; la plupart des autres mots grecs sont restés pour eux comme s’ils n’existaient pas ; ils n’ont pas acquis, en particulier, d’autres connaissances philosophiques et psychologiques que les connaissances primordiales que leur avait données leur langue maternelle.

Si donc un Apôtre, ayant ainsi appris le grec, raconte par écrit la vie de son maître, il habillera sa pensée de mots étrangers, mais il la coulera toujours, pour ainsi dire, dans son ancien moule ; il lui donnera un costume grec, mais sa physionomie sera toujours orientale ; le tour de ses phrases, ses constructions, ses métaphores, resteront les mêmes ; par suite d’une habitude invétérée, il aura toujours un accent et un air étrangers, et même en se servant des mots des Hellènes, il ne s’en servira point comme eux, et s’il ne donne pas au lac de Tibériade le nom de yâm, selon la coutume hébraïque[37], il lui donnera celui de thalassah, mer, au lieu de limnê[38] lac ; s’il n’appelle pas la terre yabbšâh (l’aride), comme il le faisait à Jérusalem, il ne l’appellera pas non plus , comme on le fait à Athènes, mais xêra (l’aride)[39], etc. Il aura de la peine à se familiariser avec les conjugaisons grecques, et il oubliera même quelquefois de décliner les mots[40], parce que les déclinaisons sont inconnues au dialecte palestinien ; il gardera surtout ce qui fait le fond de son langage, la façon de concevoir l’homme et les choses ou, en d’autres termes, sa terminologie philosophique[41].

Puisqu’il en est ainsi, rien ne doit être plus aisé que de distinguer à son langage si un écrivain est juif ou grec de naissance. La tradition nous dit que les auteurs du Nouveau Testament l’ont écrit en grec, mais qu’ils étaient nés Juifs, la plupart en Palestine, et deux, saint Paul et saint Luc, hors de la Palestine, en pays ois l’on parlait grec. Si la tradition dit vrai, nous devons retrouver dans les écrits des Juifs palestiniens les caractères que nous avons indiqués ; au contraire, nous devons découvrir dans saint Paul et dans saint Luc, un mélange de la civilisation hébraïque et de la civilisation hellénique.

Au commencement de l’ère chrétienne, à l’époque où fut écrit le Nouveau Testament, le langage philosophique, fruit du travail des écoles grecques, était le langage usuel de tous ceux qui avaient reçu une éducation hellénique, et l’on ne trouve point un seul écrit, composé alors par un Grec d’origine, qui n’emploie la terminologie philosophique ; créée par les fines et délicates analyses de Platon et d’Aristote et devenue, grâce à eux, comme une portion de la vie intellectuelle de la Grèce.

Cela est tellement vrai que ce langage était devenu courant jusque chez les Romains, élèves des Grecs. Nous en trouvons la preuve dans la traduction latine du Nouveau Testament. Quoiqu’elle ait été faite par des hommes de condition médiocre, qui ne parlaient que le latin populaire, et traduisaient ordinairement mot à mot le texte original, ils ont souvent, sans y prendre garde, substitué, dans leur version, le mot propre à la locution sémitique dont s’était servi l’Évangéliste. Ainsi ignorer, ignorant, ne peuvent s’exprimer en hébreu que par ne pas savoir, ne sachant pas, lo’ yada’ ; le correspondant du mot ignorance n’existe pas dans la Bible hébraïque[42] ; aussi dans le texte original des Évangiles, ignorer est-il ordinairement rendu par ne pas savoir, mais la traduction latine emploie le mot ignorare[43]. De même dans l’Ancien Testament, lêb, lêbâb, cœur a été rendu quelquefois par mens, esprit[44]. Dans le Nouveau, le traducteur latin a substitué plusieurs fois au verbe voir de l’original grec, le terme abstrait visus, la vue[45].

On peut donc distinguer un Grec d’origine d’un barbare, comme on disait alors, même quand le barbare emploie la langue d’Athènes, à ces signes caractéristiques[46]. Le Juif qui se sert des mots dont s’étaient servis Platon et Démosthène, n’a d’hellène que l’apparence. Pour tout dire en un mot qui résume tout ce qui précède : les écrivains du Nouveau Testament écrivent en grec, mais ils pensent toujours en hébreu.

 

 

 



[1] Nous ne parlons pas ici de saint Luc et de saint Paul, qui étaient nés hors de la Palestine. Nous verrons que leurs écrits sont également remplis d’hébraïsmes, mais qu’ils connaissent mieux la langue grecque que les autres Apôtres, à cause précisément de leur éducation première.

[2] Les hommes, dit Fichte, sont beaucoup plus formés par la langue, que la langue n’est formée par les hommes. — Entre l’âme d’un peuple et sa langue, dit à son tour Guillaume de Humboldt, il y a identité complète ; on ne saurait imaginer l’un sans l’autre. M. Bréal, Le langage et les nationalités, dans la Revue des deux mondes, 1er décembre 1891, p. 832.

[3] Je m’aperçus, dit Marmontel, Mémoires, édit., Didot, in-12, 1957, p. 21, que c’était l’idée attachée au mot qui lui faisait prendre racine ; et la réflexion me fit bientôt sentir que l’étude des langues était aussi l’étude de l’art de démêler les nuances de la pensée, de la décomposer, d’en former le tissu, d’en saisir avec précision les caractères et les rapporte ; qu’avec les mots autant de nouvelles idées s’introduisaient et se développaient dans la tête des jeunes gens, et qu’ainsi les premières classes étaient un cours de philosophie élémentaire bien plus riche, plus étendu et plus réellement utile qu’on ne pense.

[4] Voir ce que nous avons dit dans le Manuel biblique, 9e édit., t. I, n° 78, p. 151-152.

[5] Multa vidi errando (en voyageant), dit l’auteur de l’Ecclésiastique, et plurimas verborum consuetudines. Eccli., XXXIV, 12.

[6] Matth., XXIII, 31 ; XXI, 5 ; Joa., XII, 15 ; Luc, XXIII, 28, etc.

[7] Luc, XX, 34.

[8] Luc, X, 6.

[9] Osée, X, 9.

[10] I Thess., V, 5 ; Eph., V, 8.

[11] Luc, XX, 36.

[12] Gen., XVII, 1, et dans un grand nombre de passages analogues.

[13] Matth., XXIII, 15.

[14] Joa., XVII, 12 ; II Thess., II, 3.

[15] Eph., II, 3.

[16] II Petr., II, 14. - Voir sur cette multiplicité d’acceptions de ben, W. Gesenius, Thesaurus linguæ hebrææ, p. 215-219.

[17] I (III) Reg., IV, 33.

[18] Job, XXXIX, 19-25.

[19] Job, XXXIX, 26-30.

[20] Job, XXXIX, 13-18.

[21] Job, XXXIX, 9-12. La Vulgate l’appelle rhinocéros.

[22] Job, VI, 5 ; XI, 12 ; XXIV, 5 ; XXXIX, 5-8.

[23] Job, XI, 20 ; XLI, 26.

[24] Job, XI, 2-19.

[25] Job, XL, 20 ; XLI, 26.

[26] Job, XI, 2-19.

[27] Ps., LXXII (hébreu, LXXIII), etc.

[28] Dans le Talmud, on rencontre le nom de philosophe, mais c’est simplement le mot grec écrit en caractères sémitiques. Rabbinovicz, Variæ Lectiones in Misknam et in Talmud Babylonicum, Sabbath, fol. 116 a ; Neubauer, dans les Studia biblica, p. 57. Φιλόσοφος se lit Act., XVII, 18, pour désigner les philosophes athéniens, et φιλοσοφία, Col., II, 8, pour désigner une fausse sagesse.

[29] L’esprit aryen est, sous ce rapport, presque le contraire de l’esprit sémitique. Les Hindous, par exemple, ont poussé l’analyse à outrance : ils distinguent, dans l’émotion esthétique, huit saveurs produisant huit états différents, se subdivisant en trente-trois, etc. V. E. Senart, Le théâtre indien, dans la Revue des deux mondes, 1er mai 1891, p. 91-92.

[30] Voir Ziborowski, L’origine du langage, 3e édit., in-12, Paris (1879), p. 117-150. Les paysans d’Europe qui ne reçoivent pas d’éducation, n’usent pas eux-mêmes de plus de trois cents mots. Cf. Les Livres Saints et la critique rationaliste, 4e édit., t. IV, p. 93.

[31] L’expérience montre qu’on ne peut parvenir à parler tout à fait purement une langue que lorsqu’on l’a apprise dans sa jeunesse. Exemple, les Russes ne parlent si correctement le français que parce qu’ils l’apprennent en bas âge. Un étranger peut parvenir à déguiser son origine quand il parle de vive voix, mais il est bien rare qu’il y réussisse, quand il écrit. Certaines formes exotiques, qui frappent peu dans la conversation, se remarquent du premier coup d’œil à la lecture. Du reste, il ne faut pas oublier que les peuples européens ne se distinguent point entre eux par leur manière de concevoir et de penser comme le Sémite et le Grec, parce que les langues européennes ont toutes le même fonds d’idées et que ceux qui les parlent sont élevés de la même manière.

[32] A l’exception de quelques listes de mots, comme en Assyrie.

[33] P. Dourisboure, Les sauvages Ba-Hnars, in-12, Paris, 1813, p. 101-102. — Avec un peuple civilisé, la difficulté est moindre, mais elle est toujours considérable.

[34] Par exemple, l’historien Josèphe, qui descendait de la famille des Macchabées, était naturellement bien doué, avait reçu une éducation soignée dans son enfance, vécut plus tard à la cour des empereurs et put se donner comme l’homme le plus instruit de sa nation. Quant au philosophe juif Philon, il ne saurait être cité comme une exception à la règle. il était né en Égypte, à Alexandrie, qui était alors un des centres littéraires les plus importants du monde grec, et il y fut initié de bonne heure à la philosophie platonicienne. Le grec était sa tangue maternelle et l’on s’est demandé s’il avait jamais su l’hébreu. Cf. Mélanges bibliques, 2e édit., p. 23.

[35] Act., XXV, 18-19 ; cf. XXVI, 3.

[36] Il va sans dire que la langue n’était pas la seule cause qui rendait la plupart des Sémites élevés en Palestine réfractaires à l’influence grecque. La différence de religion, de mœurs, de pratiques domestiques, des habitudes invétérées, contractées dès l’enfance dans la famille, tout cela contribuait à faire du Juif palestinien un homme tout autre que le Grec ou le Romain ; mais, pour le but que nous nous proposons dans ce travail, nous avons à insister surtout sur le rôle du langage.

[37] Yâm, mer. Nom., XXXIV, 11 ; XII, 3.

[38] Saint Matthieu, IV, 15, 18 ; VIII, 21, 26 ; XV, 29 ; XXXII, 13 ; saint Marc, I, 16 ; II, 13 ; III, 7 ; IV, 1, 3 ; V, 13 ; VII, 31 ; saint Jean, VI, 16, 19, 22, 25 ; XXI, 1, 7, appellent toujours le lac de Génésareth ou de Tibériade, θαλάσσα, mer, selon l’usage de la Palestine. Saint Luc, qui était natif d’Antioche et plus familiarisé avec la langue grecque, est le seul qui donne au lac son véritable nom λίμνη, lac. Luc, V, 1, 2 ; VIII, 22, 23.

[39] Ξηρά ou la sèche, Matth., XXIII, 15. Χέρσος en grec et terra en latin signifient aussi étymologiquement la sèche, par opposition à l’eau, l’humide. Voir P. Regnaud, Origine et philosophie du langage, in-12, Paris, 1888, p. 255, 357.

[40] Par exemple dans ce curieux passage de l’Apocalypse, I, 4 : Έίρένη άπό ό ών. Saint Jean met ό ών au nominatif, oubliant que la préposition άπό gouverne le génitif. Ce langage a paru si extraordinaire que le textus receptus l’a modifié d’une manière qui n’est guère, d’ailleurs, moins surprenante, et a écrit : άπό τοΰ ό ών, répétant l’article et mettant le premier au génitif et le second au nominatif. Invito suo codice, [sic] edidit Erasmus ; dit Tischendorf, Norum Testamentum græce, editio VIIIe minor, p. 976. Les meilleurs manuscrits portent : άπό τοΰ ών.

[41] Ce point sera expliqué et développé dans le chapitre IV.

[42] Dans les passages où la Vulgate a traduit ignorantia, Lev., IV, 2, 22 ; Num., XV, 27, etc., on lit en hébreu šegâgâh, qui signifie erreur, faute irréfléchie. Ignorantia n’est pas non plus la traduction littérale dans Job, XIX, 4 et Ps., XXIV (XXV), 7.

[43] Matth., XXIV, 50 ; Marc, XIV, 40 ; Joa., III, 10 ; Act., XX, 22.

[44] Lev., XXVI, 41 ; Num., XXXII, 7 ; Deut., V, 29 (hébreu, 26), etc. Dans la plupart des cas, lêb, lêbâb, est rendu simplement par cœur. Nous verrons plus loin, les diverses acceptions que les Hébreux attribuaient à cette expression.

[45] Luc, VI, 21 ; Act., IX, 12, 18.

[46] Il peut être utile, en terminant, de faire les remarques suivantes. Nous avons exposé ce qui nous semble établi par l’histoire et par la science du langage, mais ceux qui n’ont pas eu occasion de faire de la linguistique comparée une étude spéciale seront naturellement portés à croire cette thèse outrée, et cela d’autant plus qu’ils auront fait moins attention aux termes restrictifs, ajoutés partout avec soin, pour empêcher de donner aux différentes propositions énoncées un sens absolu qu’elles ne doivent point avoir. Le chapitre suivant fixera pour eux la véritable signification de ce qui a été dit ici. Ceux-là mêmes qui, ne connaissant que leur langue maternelle ou qui n’ayant étudié que des langues indo-européennes, de même famille que le français, peuvent difficilement se rendre compte de la distance qui sépare l’esprit sémitique de l’esprit aryen, n’auront pas de peine à voir dans le chapitre IV que les écrivains du Nouveau Testament sont restés sémites tout en parlant grec. De fait, ces écrivains ne se sont point approprié la terminologie philosophique des Hellènes, et cela nous suffit pour démontrer que les auteurs sacrés sont d’origine juive.