GODEFROI DE BOUILLON

 

CHAPITRE XI. — EXPLOITS DE GODEFROI DE BOUILLON EN SYRIE. - MARCHE SUR JÉRUSALEM. Juillet 1098-juin 1099.

 

 

Après quelques jours de repos à Antioche, le peuple demanda à grands cria à reprendre sa route vers Jérusalem. Le moment, en effet, semblait favorable, et il fallait en profiter pour porter un coup décisif. Les villes des Sarrasins, a écrit un des croisés, étaient si consternées, que si les Francs fussent alors montés à cheval, pas une de ces villes, jusqu’à la cité de Jérusalem, n’eût osé lancer contre nous une seule pierre[1]. Après les désastres successifs de Kilidj-Arslan et de Kerbogha, la puissance des Seldjoukides était détruite ; ils n’avaient plus d’armées sur pied. De son côté, le calife du Caire n’avait pas encore eu le temps de ressaisir ses anciennes possessions de Syrie. La prudence conseillait de le devancer ; mais la discorde causée par les revendications intempestives du comte de Toulouse empêcha de prendre ce sage parti.

L’oisiveté à laquelle on condamnait les pèlerins dans Antioche leur fut plus funeste que la plus périlleuse campagne. Passant subitement de l’extrême disette à une abondance mal réglée, la plupart s’étaient jetés sans précaution sur les approvisionnements du camp des Turcs. Bientôt une terrible épidémie, fruit de leur intempérance, se déclara et fit d’effroyables ravages. Elle sévit sans trêve pendant trois mois, et emporta plus de cinquante mille personnes des deux sexes. De ce nombre fut l’évêque du Puy, qui succomba noblement, en prodiguant ses soins aux autres victimes du fléau (1er août 1098). Sa haute sagesse, non moins que le titre de légat apostolique dont il était revêtu, avait fait de lui l’oracle du conseil : il y servait de lien et y maintenait l’équilibre entre tous ces chefs de guerre, agités de tant de passions et d’intérêts opposés. Il personnifiait, en un mot, l’unité de la société chrétienne réunie pour une œuvre commune de prosélytisme. Lui venant à manquer, cette unité devait se dissoudre, et le reste de l’expédition n’offrit plus que tiraillements et querelles entre les princes.

Celui qui était le plus propre à continuer Adhémar, c’était Godefroi de Bouillon. Pendant que les uns abandonnaient lâchement l’entreprise, que d’autres ne paraissaient préoccupés que de se tailler des fiefs en Asie, lui, presque seul, demeurait fidèle à l’esprit désintéressé de la croisade, et se montrait en même temps capable, par ses talents militaires, de la diriger avec succès. Néanmoins il n’eut pas assez d’autorité ou pas assez de prévoyance pour arracher l’armée aux influences pernicieuses du séjour d’Antioche. L’avis qui l’emporta au conseil fut d’ajourner le départ jusqu’à la Saint-Remi (1er octobre).

En attendant cette époque, les seigneurs se répandirent dans les villes et les châteaux du voisinage et y vécurent en liesse, laissant périr les pauvres gens qui ne pouvaient s’éloigner du foyer de la contagion. Quant au duc de Lorraine, son épée rendit encore pendant ce temps-là des services à la cause de la guerre sainte.

Il y avait sur la route d’Antioche à Edesse, et dans la sultanie d’Alep, un château fort, nommé Hasarth ou Ezas[2], dont le commandant, Omar, officier du sultan Redouan, se révolta en ce temps-là contre son maître. Redouan vint l’assiéger avec quarante mille hommes. La femme d’un chevalier français, qu’Omar avait enlevée peu auparavant, et dont, à cause de sa grande beauté, il avait fait sa favorite, lui persuada en ce péril d’implorer l’assistance de Godefroi, le plus puissant et le plus loyal des chrétiens. Le duc estima qu’il était de bonne guerre de favoriser la discorde entre les musulmans, pour les affaiblir. Il promit du secours, et reçut en otage le jeune Mohammed, fils de son nouvel allié. Comme la place de Hasarth était étroitement bloquée, l’envoyé d’Omar transmit à son mettre la réponse de Godefroi au moyen d’un stratagème dont les Européens ont fait depuis lors un fréquent usage, mais qui leur fut révélé en cette circonstance. Il tira d’un panier deux pigeons, leur attacha un billet sous l’aile et les lâcha. Ils prirent directement leur vol vers la ville d’où ils étaient venus, au grand ébahissement des seigneurs occidentaux[3] C’est ainsi que nos pères apprirent, il y a huit siècles, à établir des communications aériennes, en dépit de la distance et des obstacles, par l’instinct mystérieux des pigeons voyageurs.

Au bout d’une journée de marche, le duc rencontra son frère Baudouin, qui lui amenait d’Edesse trois mille hommes de renfort ; mais Boémond et Raimond, jaloux de la confiance que l’émir lui avait accordée, refusèrent d’abord de se joindre à lui. Les ayant attendus vainement à sa première étape et les trouvant sourds aux prières et aux douces remontrances, il leur fit porter cette fière semonce : C’est mal à vous, chefs de l’armée chrétienne, de laisser vos frères chrétiens privés de votre secours et de vous couvrir de faux prétextes contre nous, qui ne voua avons manqué dans aucune affliction, dans aucun besoin, et qui avons toujours été prêts à exposer notre vie pour vous. Sachez que si vous demeurez en arrière, nous serons vos ennemis, et nous ne ferons plus désormais un pas pour aucune affaire qui vous concerne[4].

Les deux mécontents, voyant la foule indignée les quitter et se rendre à l’appel du duc, en firent autant, quoique de fort mauvaise grâce, pour ne point compromettre leur popularité.

Le duc de Lorraine se trouva ainsi à la tète de trente mille hommes. Redouan, qui en avait quarante mille, n’osa risquer le combat. Il leva le siége, dès qu’il vit de loin fumer les feux de bivouac des croisés, et se jeta dans les montagnes ; mais le lendemain, pendant que le duc, ignorant cette retraite, poursuivait sa route, les cavaliers du sultan d’Alep s’élancent tout à coup d’une embuscade sur son arrière-garde, la coupent et la font presque tout entière prisonnière. Ce hardi coup de main était accompli avant que Godefroi, qui était déjà à une lieue plus loin, en fût informé. Quand il l’apprend, il ramène sa gent au galop, se met à la poursuite des mécréants, les atteint, les taille en pièces et délivre les captifs, qui s’attendaient à être décapités. Bientôt on rencontra l’émir de Basarth, au milieu d’une brillante escorte, qui venait au-devant de son sauveur. En apercevant le duc, il mit pied à terre, s’agenouilla et lui rendit grâces. Il jura sur sa loi d’être désormais l’ami fidèle et dévoué des chrétiens, et de servir en toutes circonstances leurs intérêts. Godefroi lui offrit, dit Albert d’Aix, un heaume rehaussé de lames d’or et d’argent, et un haubert d’une merveilleuse beauté, qu’Hérebrand de Bouillon, noble et preux chevalier, portait toujours en bataille.

Vainqueurs à peu près sans combat, les soldats de l’expédition n’en reçurent pas moins un gracieux accueil et de grands présents au château de Hasarth. Ils s’y livrèrent au jeu de dés, dont les Turcs avaient alors la passion, et c’est, dit-on, l’origine du nom de jeux de hasard, donné à ces sortes d’exercices[5].

L’alliance d’Omar avait une haute importance, en ce qu’elle assurait les communications de la grande armée avec le comté d’Edesse. Godefroi s’appliqua à l’entretenir. Malheureusement le jeune Mohammed, demeuré à Antioche, y fut bientôt atteint de la peste et en mourut. Le duc désolé fit envelopper son corps, selon l’usage des musulmans, d’une précieuse étoffe de pourpre, et l’envoya à l’émir, l’assurant qu’il avait toujours entouré de soins cet enfant, et qu’il était aussi affligé de sa mort que s’il eût perdu son propre frère Baudouin. Les esclaves du jeune Mohammed, qui étaient restés attachés à sa personne, confirmèrent la vérité de ces paroles, et Omar ne cessa pas d’être fidèle à ses engagements. Cette fidélité devait plus tard lui coûter la vie. Quand son protecteur eut quitté le pays, il tomba aux mains de Redouan et fut décapité[6].

Après l’expédition de Hasarth, Godefroi se laissa persuader par son frère d’aller attendre dans la principauté d’Edesse le signal du départ pour la Terre-Sainte. Il craignait, en retournant à Antioche, où ne l’appelait, du reste, aucun devoir, de s’exposer encore, au milieu des accablantes chaleurs du mois d’août, aux atteintes d’un fléau qu’il avait appris à connaître ; et il se rappelait que quinze ans plus tôt, au siége de Rome, une semblable maladie avait failli le mettre au tombeau[7]. Il vint donc s’établir avec une faible compagnie dans les villes de Turbessel et de Ravenel, que Baudouin lui avait cédées l’hiver précédent.

Il n’y resta pas longtemps oisif. Les habitants du pays, surtout les moines de la montagne Noire, accoururent se plaindre à lui des brigandages de Pakarad et Kogh Vasil. Moitié seigneurs, moitié larrons, à la façon de maints chevaliers d’Occident, ils vivaient retranchés dans des forteresses inaccessibles, ayant à leur solde des bandes de détrousseurs, pillant les églises, rançonnant les campagnes et bravant, du haut de leurs repaires, la colère de leurs victimes. Le duc ne se fit pas prier pour se mettre à la chasse de ces deux aventuriers. Il avait du reste une injure personnelle à venger, le vol de la tente de Nichossus. Il arma donc cinq cents de ses meilleurs chevaliers, s’empara des redoutables forteresses et les renversa de fond en comble[8]

Pendant qu’il exerçait ce rôle de justicier dans les gorges de l’Amanus, la Mésopotamie était le rendez-vous d’une multitude chaque jour croissante de gentilshommes français. Ils venaient mettre leur épée au service de Baudouin, contre les Turcs du voisinage ; mais ils n’épargnaient pas beaucoup plus les Arméniens, leurs hôtes. C’était un peu la tendance du comte, de regarder sa principauté comme un pays conquis et d’en partager les dépouilles avec ses compatriotes. Les choses en vinrent alors à un tel point que les principaux habitants, chassés de toutes les dignités et charges qu’ils avaient d’abord occupées, regrettèrent d’avoir mis cet étranger à leur tête et formèrent le dessein de l’assassiner. Ils s’entendirent même, dit-on, dans ce but avec les Turcs ; mais la conjuration fut dénoncée à temps à Baudouin. Il tira de ses auteurs une éclatante vengeance, et fit rentrer les Édesséniens dans le devoir par la terreur[9].

Godefroi, qui ne signalait sa présence que par des bienfaits, n’était pas en butte à la même aversion que les autres barons. Il demeura plusieurs mois à Ravenel, entouré du respect et de l’affection des indigènes.

A la Toussaint, il était de retour à Antioche, ainsi que tous les antres croisés. C’était l’époque fixée définitivement pour le départ, et les chefs se réunirent, pour régler l’itinéraire, dans l’église Saint-Pierre. Mais, depuis la séparation, les obstacles n’avaient fait qu’augmenter. La peste régnait toujours, et la querelle entre Boémond et Raimond était plus envenimée que jamais. Ce misérable conflit paralysait toutes les résolutions. Avant de quitter Antioche, il fallait bien décider le sort de cette importante conquête. L’abandonner, c’était la livrer aux Turcs. Quant à attendre que l’empereur vint en prendre possession, c’eût été un fol espoir, puisqu’il n’avait pas répondu au message que lui avait porté Hugues le Grand. La plupart des barons étaient d’avis de la céder à Boémond, parce qu’il était habile, qu’il saurait bien la garder, et que son nom était grand parmi les infidèles[10].

Mais le comte de Toulouse ne cessait de protester contre cette violation des conventions faites à Byzance. Antioche, disait-il, ancienne province du Bas-Empire, devait y être réincorporée aux termes des traités ; il entendait la conserver lui-même jusqu’à l’arrivée du seul légitime seigneur, Alexis. Au fond, son dessein était évidemment de supplanter Boémond, car il savait bien qu’Alexis ne remuerait pas. Il avait sans doute occupé Nicée, qui se trouvait en quelque sorte à sa porte ; mais Antioche devait pendant longtemps encore être une position trop difficile à défendre et trop voisine des champs de bataille : en un mot, c’était un poste de guerre, et l’empereur n’était pas belliqueux. Le duc et ses amis ne prenaient que peu d’intérêt à cette affaire en elle-même. Peu leur importait à qui appartiendrait Antioche, pourvu qu’elle demeurât chrétienne. Du reste, ils estimaient que l’empereur n’ayant pas rempli ses engagements ni accompagné les armées croisées, son droit était périmé : ils penchaient en faveur des prétentions du prince de Tarente, mais sans toutefois oser les approuver ouvertement, de peur d’encourir le reproche de parjure[11]. Si honorables que fussent les motifs de cette réserve, elle avait le grave inconvénient de laisser les choses en suspens. Les deux compétiteurs ayant déclaré qu’ils s’en rapporteraient au jugement de leurs pairs et ceux-ci reculant devant la responsabilité de l’arbitrage, les évêques procurèrent à la fin une transaction sur des principes vagues, une espèce de cote mal taillée, à laquelle l’un et l’autre adhéra avec l’arrière-pensée de s’en attribuer tous les profits.

On vit aussitôt combien cet arrangement à l’amiable était illusoire ; car, en sortant de la conférence, Boémond courut renforcer sa garnison dans la citadelle, et Raimond en fit de même dans les tours de la porte du Pont.

Cependant la rentrée en campagne de toutes les troupes était décidée, et l’on avait résolu d’aller assiéger Marrah, entre Alep et Hamah, sur la rive droite de l’Oronte. Marrah, ville peuplée de Turcs, avait vigoureusement secondé Kerbogha. Les habitants, ayant par hasard, dans une escarmouche, remporté l’avantage sur un parti de chrétiens, étaient remplis d’orgueil et d’arrogance et se croyaient invincibles. Bien que Marrah fût un peu à l’écart de la route directe qui conduisait à Jérusalem, il y aurait eu imprudence à laisser subsister ce foyer de fanatisme musulman.

Le comte de Toulouse, très désireux sans doute de conquérir près d’Antioche une place solide qui lui permit de faire échec à Boémond, fut celui qui déploya le plus de zèle à ce siége. Godefroi, son frère Eustache, les deux Robert, lui prêtèrent néanmoins un utile concours, et Boémond lui-même vint les rejoindre trois jours après. Malgré une résistance acharnée, la ville tomba au pouvoir des chrétiens, le 12 décembre[12]. Ce fut une nouvelle cause de discorde. Raimond prétendait en disposer à sa guise ; mais Boémond déclara qu’il n’abandonnerait pas sa part de la conquête, si le comte ne lui rendait les tours qu’il occupait encore à Antioche. Celui-ci, bien entendu, refusa d’acquiescer à un tel partage. Le rusé Tarentin fit semblant de céder et se retira ; mais aussitôt rentré à Antioche, il donna l’assaut aux gens de Toulouse, les chassa de leurs tours, et mit définitivement sous ses lois toute la cité[13].

Le duc de Lorraine quitta, lui aussi, Marrah vers le temps de Noël. Pendant que le baronnage s’appareillait pour gagner la Palestine, il voulut revenir prendre congé de son frère Baudouin. Il fit cette excursion vers la Mésopotamie, accompagné seulement d’une douzaine de ses vassaux. Baudouin fit la moitié du chemin[14] à sa rencontre, et ils eurent une conférence à droite de l’Euphrate, à trois journées de marche environ d’Antioche. C’était leur dernière entrevue en ce monde.

Au retour, un jour que le duc dînait avec ses compagnons, assis sur l’herbe, auprès d’une fontaine, des écuyers, qui s’étaient avancés en éclaireurs, viennent lui annoncer qu’une centaine de cavaliers turcs sont cachés dans une embuscade, pour les surprendre au passage. Aussitôt tout le monde de saisir ses armes et de sauter en selle, laissant à terre les mets du repas et les outres de vin. On courut sus à l’ennemi. Les chevaliers de Lorraine s’encourageaient les uns les autres, dit un chroniqueur croisé, parce qu’ils faisaient entre eux le nombre des apôtres, et qu’ils regardaient leur seigneur comme le vicaire de Jésus-Christ[15]. Ils taillèrent en pièces les Turcs, sans perdre eux-mêmes un seul homme. Quelques heures après ils entraient à Antioche, ramenant les chevaux des vaincus et portant suspendues à leurs selles chacun plusieurs têtes sanglantes.

Les pèlerins qui ne tenaient pas pour la cause du comte de Toulouse, particulièrement ceux de la France septentrionale, étaient de nouveau rassemblés sur les bords de l’Oronte. Godefroi trouva cette multitude en grande fermentation. De toutes parts s’élevaient les plus violents murmures contre l’inaction des chefs. Puisque les princes ne veulent pas nous conduire à Jérusalem, s’écriait-on, choisissons parmi les chevaliers un homme preux et vaillant que nous servirons fidèlement, et qui nous y mènera, avec la grâce de Dieu. Quoi donc ? ne suffit-il pas à nos princes que nous soyons demeurés ici pendant un an, et que deux cent mille hommes d’armes et sergents y aient succombé ? Reçoive qui voudra l’or de l’empereur, prenne qui voudra les revenus d’Antioche ; quant à nous, continuons notre pèlerinage sous la conduite de Jésus-Christ, pour qui nous sommes venus. Si ce grand procès, élevé à l’occasion d’Antioche, dure plus longtemps, nous renverserons ses murailles, ou bien nous rentrerons chacun chez nous[16].

La fureur était encore plus grande à Marrah, parmi les Provençaux décimés par la famine. Leur misère était même si atroce que quelques-uns, dit-on, furent réduits à manger de la chair humaine[17] ! Raimond s’obstinait toujours à ne point partir en laissant aux mains de son rival la domination de la Syrie. IL provoqua, vers le milieu de janvier, une nouvelle conférence à Rugia, ville située à mi-chemin entre Antioche et Marrah. Le duc s’y rendit ainsi que tous les barons et prélats, mais on n’arriva à aucun résultat satisfaisant. Tout le monde fit des vœux en faveur de la concorde, personne ne trouva le moyen de la rétablir ; les princes se séparèrent aussi divisés et aussi indécis sur la suite de la guerre qu’auparavant.

Cependant la solution vainement cherchée par la sagesse et l’habileté des prud’hommes, l’exaspération populaire l’avait amenée. Raimond, au retour de Rugia, trouva sa ville de Marrah détruite de fond en comble. Les pèlerins avaient profité de son absence pour la démanteler et enlever ainsi au comte tout prétexte de retard. Il n’avait plus, en effet, qu’à partir, ne pouvant demeurer parmi ces ruines et n’ayant pas sous ses ordres une troupe d’hommes disposée à l’aider dans un coup de main contre Antioche. Tout le monde aspirait vers les saints lieux. Quinze jours après, incapable de résister à l’entablement général, il se mettait enfin en marche dans la direction du midi. Le duc de Normandie et Tancrède l’accompagnaient.

Godefroi et les autres partisans de Boémond, n’étant plus retenus auprès de lui par aucun intérêt, s’apprêtèrent aussi tôt à reprendre également leur pèlerinage. On publia le ban de guerre, fixant le rendez-vous à Laodicée pour le 1er mars. Antioche avait arrêté la grande armée pendant plus de seize mois, dont les deux tiers au moins, tant avant qu’après la prise de la ville, avaient été absolument perdus, par suite de l’inaction des chefs ou de leurs querelles.

La troupe qui suivit le duc à Laodicée ne comptait que vingt-cinq mille combattants à pied ou à cheval. Boémond l’accompagna aussi jusque-là avec sa gent ; mais il ne pouvait aller plus loin : Antioche avait besoin d’un défenseur. Il prit donc congé de ses frères d’armes et rentra dans sa principauté. Comme Baudouin d’Édesse, il tenait son vœu de pèlerinage pour rempli du moment que son ambition était satisfaite.

Laodicée, port assez considérable de la Méditerranée, était la seule place de Syrie qui appartint encore à l’empereur de Constantinople. Peu de temps avant l’arrivée de Godefroi de Bouillon, elle avait été attaquée par ce pirate boulonnais, Guinemer, qu’on a vu plus haut débarquer à Tarse, pendant le séjour de Baudouin, frère du duc, et s’enrôler sous sa bannière. Sa flottille avait depuis lors fait une espèce de cabotage le long des côtes et concouru au ravitaillement de l’armée de terre. Ne rencontrant point en ces parages de Turcs à combattre, il avait cru remplir aussi bien le but de la croisade en s’attaquant à la puissance grecque ; mais cette tentative lui avait fort mal réussi. Il avait été fait prisonnier à l’assaut de Laodicée, et il languissait depuis plusieurs mois dans les cachots du gouverneur. Godefroi, informé de la mésaventure de son compatriote, le réclama comme vassal de Baudouin. Les officiers d’Alexis, n’osant rien lui refuser, remirent le pirate en liberté ainsi que tout son équipage, et lui rendirent même ses vaisseaux. Le duc l’attacha spécialement au service de son corps, et lui commanda de naviguer toujours à la hauteur des troupes en marche[18]. L’escadre placée désormais sous ses ordres comprit, outre l’ancienne bande de forbans frisons et flamands avec lesquels il avait jadis écumé les mers, des renforts d’Anglo-Saxons récemment abordés aux rivages syriens. C’étaient pour la plupart des proscrits, chassés de leurs foyers par la conquête normande, qui avaient depuis vingt à trente ans cherché par le monde une nouvelle patrie, et qui venaient s’associer à la grande expédition des chrétiens vers le berceau de leur foi[19].

Ainsi renforcée, l’armée, suivant le rivage de la Méditerranée, alla mettre le siége devant Gabala ou Giblet[20], à douze milles environ au sud de Laodicée. C’était, sur la route de la Palestine, la première des villes maritimes appartenant aux Égyptiens. L’émir qui y commandait au nom du calife du Caire offrit au duc six mille besants et des présents magnifiques pour l’engager à lever le siége ; mais il le trouva incorruptible. Il s’adressa alors, par message, à Raimond, qui était occupé au siége de la ville turque d’Archas[21], près de Tripoli. Le comte reçut l’argent, et recourut, pour délivrer Gabala, à une ruse digne de son ami l’empereur de Byzance. Il manda à Godefroi que des forces immenses, envoyées par le sultan de Perse, venaient venger Kerbogha, et le supplia de l’aider à leur tenir tète. Godefroi, complètement dupe de ce mensonge, partit aussitôt. En trois jours il atteignit Archas, en passant par Belmas, Méraclée (Merakia) et Tortose.

Mais, au moment d’arriver, il rencontre Tancrède, qui, plein d’indignation, lui raconta la fraude du Toulousain. Ce ne fut qu’un cri parmi les Lorrains et les Flamands contre cette vilenie, et les nouveaux arrivants dressèrent leurs tentes à deux milles du quartier des Provençaux, refusant d’avoir avec eux aucun contact. Tancrède surtout, le chevalier loyal et fier, ne pouvait pardonner à un baron de France d’avoir servi à prix d’or les intérêts des infidèles et trahi la cause chrétienne. Lui-même, depuis le siége d’Antioche, s’était mis, à cause de sa pauvreté, à la solde de Raimond, le plus riche des princes. Dès lors il rompit cet engagement, et s’attacha au duc de Lorraine.

Cependant le comte s’appliqua, par tous les moyens, à regagner la confiance et l’amitié de Godefroi. Il lui fit les avances les plus courtoises, et lui offrit un cheval de prix et d’une grande beauté. Il savait, dit un chroniqueur, que le duc avait beaucoup de douceur et était fort aimé dans l’armée, et qu’une fois réconcilié avec lui, il lui serait plus facile de reconquérir la bienveillance de tous les autres[22]. Il y parvint, en effet. Godefroi avait trop de vertu pour ne pas sacrifier au bien commun ses rancunes personnelles. Son exemple entraîna les autres vassaux, et tous les Francs unirent leurs efforts contre Archas. Tancrède seul, tout en prêtant son concours aux opérations militaires, persévéra dans sa rupture : ni présents ni prières ne purent jamais le ramener à son ancien suzerain.

Malgré l’entente des chefs, les semaines s’écoulèrent sans que le siége fit aucun progrès. Bâtie sur un des contreforts du mont Liban, isolée de la plaine par un cours d’eau naturel, la position de la place était très solide. De plus, il y avait peu d’entrain chez les assiégeants. lis s’impatientaient d’être ainsi retardés à chaque pas dans leur pèlerinage, et n’attachaient nulle importance à la prise d’une ville autre que Jérusalem. Les discussions sans fin soulevées à propos d’Antioche et de Marrah avaient assez montré le but et les inconvénients de semblables conquêtes. Aussi le peuple protestait-il par ses paroles et par son inaction contre cette nouvelle entreprise ambitieuse du comte de Toulouse, et cherchait-il à l’en dégoûter. Cette sourde opposition se manifestait surtout depuis l’arrivée du duc de Lorraine[23]. Comme on savait qu’il n’avait rien tant à cœur que d’accomplir son vœu, les sympathies et les espérances de la foule se tournaient vers lui, comme vers le guide naturel du peuple pèlerin.

Au fond de ce mouvement d’opinion il y avait autre chose que le zèle religieux, autre chose même que l’ennui des stériles fatigues d’Archas : c’était la réaction spontanée de l’esprit national des Français du nord contre la prépondérance exercée depuis quelque temps par les méridionaux. Cette prépondérance datait de la découverte de la sainte lance, dans l’église Saint-Pierre d’Antioche, par le prêtre provençal Barthélemi. La relique, conservée au quartier du comte Raimond, y avait attiré la vénération et les aumônes des fidèles, disposés dès lors à prendre plus volontiers le mot d’ordre de celui des princes à qui il semblait que Dieu eût confié ce signe de victoire. Le prestige, bien affaibli, il est vrai, à la suite de la querelle de Raimond avec le prince de Tarente et des pertes de temps qui en étaient résultées, s’était rétabli lorsque le comte, forcé par les circonstances, avait repris le premier le chemin des saints lieux ; mais sa halte inopinée en Phénicie, l’ambition et la vénalité dont il fit preuve, achevèrent de le discréditer, en démontrant à tous, même à ses familiers, qu’il cherchait à exploiter les forces de la croisade dans un intérêt tout personnel d’orgueil et de puissance.

Le baronnage et le clergé des provinces septentrionales, mus par une hostilité instinctive contre l’influence provençale, avaient, dès le principe, affecté une incrédulité dédaigneuse à l’endroit de la découverte du prêtre Barthélemi. Ils élevèrent alors de nouvelles controverses à ce sujet, afin de diminuer, par contrecoup, l’autorité du Toulousain. Leurs sarcasmes trouvèrent de l’écho dans la foule des pèlerins, où les lenteurs du siége et la manière d’être fanfaronne et trop personnelle des hommes de la langue d’oc excitaient de vifs mécontentements.

Barthélemi, en butte à de continuelles tracasseries, essaya vainement de fermer la bouche aux sceptiques et aux railleurs en produisant des témoins à qui de saints personnages étaient apparus la nuit pour attester la vérité de son récit. A la fin, voulant trancher le débat par un coup d’éclat, il demanda l’épreuve du feu. Les princes, Godefroi lui-même, imbu comme les autres des préjugés de cette époque ignorante et barbare, décidèrent de s’en rapporter au jugement de Dieu. Après les cérémonies d’usage, le vendredi saint, en présence d’une multitude innombrable, Barthélemi, brandissant la lance, entra dans un brasier ardent. Le ciel sembla prononcer en sa faveur, car il sortit vivant du milieu des flammes. Aussitôt des milliers d’assistants se précipitèrent au-devant de lui et l’accablèrent des témoignages de leur vénération. L’empressement fut tel qu’il faillit être écrasé dans la cohue, d’où ses amis ne le tirèrent qu’à grand’peine.

La querelle paraissait définitivement apaisée, quand on apprit, quelques jours après, qu’il était mort. Ce brusque accident fut une nouvelle matière à disputes. Les chefs de la faction opposée prétendirent que, le feu l’ayant atteint, il était convaincu d’imposture, tandis que ses partisans le représentèrent comme un martyr que l’enthousiasme imprudent du peuple avait tué après que Dieu avait protégé miraculeusement sa vie[24].

Quoi qu’il en soit de ce dissentiment local et passager, la mort de Barthélemi n’empêcha pas le triomphe de la cause à laquelle il s’était sacrifié, car l’on a admis dans l’Église l’authenticité de la relique dont la découverte avait valu à l’humble clerc provençal tant de tribulations couronnées par une fin tragique.

Devant Arches, les princes reçurent une ambassade du calife du Caire, avec laquelle revinrent les députés chrétiens envoyés un an auparavant vers Mostaali, lorsqu’au début du siége d’Antioche il avait fait aux croisés ses premières propositions de paix et de neutralité. Depuis lors, incertain s’il devait se rapprocher des croisés ou des Turcs, il avait retenu ces négociateurs auprès de lui, changeant de politique vis-à-vis d’eux suivant la tournure des événements en Syrie, et les traitant tantôt comme des captifs, tantôt comme les représentants d’une nation respectée. Quand il se décida à les renvoyer, au printemps de 1099, sa situation à l’égard de l’invasion européenne était tout autre que l’année précédente. Dans l’intervalle, profitant du double désastre des Seldjoukides à Antioche, il était parvenu à leur enlever la Palestine. Son vizir, Afdhal, en avait chassé le sultan Soukman, dont la place était maintenant occupée par le Fatimite Iftikar-Eddaula. Aussi, dans son nouveau message, Mostaali le prit-il d’assez haut avec ceux qu’il considérait comme des compétiteurs désormais plus importuns que redoutables. Il leur demandait de ne pas pousser plus loin dans ses États leur marche victorieuse, leur accordant à ce prix la faculté de se rendre, sans armes, par troupes de deux ou trois cents, en pèlerinage au saint sépulcre[25].

 Les barons lui firent répondre dédaigneusement qu’ils n’avaient pas besoin de son congé pour aller à Jérusalem, et qu’ils y entreraient bientôt tous ensemble, en rang de bataille et bannière au vent. De ce moment, la guerre, en suspens depuis que Godefroi de Bouillon avait levé le siége de Gabala, se trouva ouvertement engagée avec les nouveaux maîtres des lieux saints.

Il arriva aussi, dans les jours de Pâques, des députés d’Alexis Comnène. Il se plaignait amèrement de l’usurpation commise par Boémond, avec l’agrément de ses pairs, sur les domaines de l’empire, et réclamait la principauté d’Antioche, en vertu du pacte de Constantinople ; mais le même pacte l’obligeait à se joindre à la croisade et à la faire ravitailler par mer ; en s’abstenant de remplir ses propres conventions, il avait délié ses contractants : telle fut l’excuse des barons. En les voyant ainsi disposés à se passer de l’empereur, les messagers demandèrent instamment que le départ pour Jérusalem fût ajourné jusqu’au mois de juillet, assurant qu’à cette époque leur maître amènerait de grands renforts, et dédommagerait l’armée latine de ses souffrances par d’abondantes largesses, où nul, depuis les chevaliers jusqu’au dernier des gens de pied, ne serait oublié. De telles promesses, vingt fois violées déjà, ne pouvaient plus faire de dupes. Le comte de Toulouse seul feignit d’y croire et insista auprès de ses collègues pour qu’on attendit les auxiliaires annoncés. Ce n’était pas qu’au fond il eût plus de confiance que les autres dans la parole impériale, mais il voulait profiter de ce prétexte pour les retenir devant Archas et en achever la conquête avec leur concours. Là encore il eut la même déception qu’à Marrab. Ses alliés et jusqu’à ses propres vassaux l’abandonnèrent en masse. Le duc de Lorraine, cédant aux instances populaires et aux réclamations de sa conscience, donna le signal du départ. Dans tous les quartiers on s’empressa aussitôt de plier les tentes et de mettre le feu aux travaux d’investissement. Le comte Raimond eut beau supplier ses Provençaux de rester, ils ne l’écoutèrent pas. C’était eux-mêmes qui montraient le plus de hâte à quitter un siége dont ils avaient supporté depuis le début toutes les fatigues[26].

On se rapprocha du littoral pour suivre directement la route de Jérusalem. Avril, sous ces climats précoces, avait déjà mûri les moissons, et les pèlerins trouvaient leur subsistance dans les champs qu’ils traversaient[27].

Ils marchèrent sur Tripoli[28], dont l’émir fatimite avait eu vis-à-vis d’eux, pendant le siége d’Archas, une conduite ambiguë, tour à tour leur offrant sa soumission et les attaquant par les armes, suivant qu’il les avait crus plus ou moins redoutables. En les voyant paraître devant ses murs, il s’empressa de leur envoyer des présents et des paroles de paix. Ayant obtenu ainsi la promesse que son territoire serait respecté, il vint lui-même à la tente du duc de Lorraine pour témoigner de ses dispositions amicales[29], et lui donna un guide sûr pour conduire l’armée à Jérusalem.

Dans leur halte de trois jours près de Tripoli, les pèlerins firent une découverte précieuse, qu’ils devaient plus tard populariser dans le monde entier : celle de la canne à sucre. Il y avait dans cette campagne, dit Albert d’Aix, une grande abondance de cannes remplies d’une sorte de miel que l’on nomme zucra (sucre). On en exprimait un suc délicieux dont on ne pouvait se rassasier après y avoir goûté. Cette plante est cultivée dans le pays avec un soin infini. A l’époque de la moisson et lorsque la canne a mûri, les indigènes la broient avec des mortiers ; ils en font couler le suc dans des vases où ils le laissent reposer jusqu’à ce qu’il soit pris et durci, et présente l’aspect de neige ou de sel blanc[30].

On se remit en marche le 4 mai, suivi d’un nombreux bétail, don de l’émir de Tripoli, qui voulait ainsi faire épargner les moissons et les fruits de ses sujets. En effet, pas un acte de pillage ne fut commis dans toute la route. On gagna Beïrouth par des sentiers de montagne, étroits, rocailleux et profondément ravinés. Cent hommes, dit un chroniqueur, y auraient arrêté le genre humain tout entier ; mais les musulmans n’essayèrent pas d’en défendre le passage. Toutes les villes du littoral imitaient à l’envi l’exemple de Tripoli et reconnaissaient la loi du vainqueur, sans oser se mesurer avec lui. On chemina ainsi tranquillement entre la mer et la chaîne du Liban, qui courait parallèlement à l’est. La population syrienne descendait en foule des montagnes pour venir saluer ses frères d’Occident et leur offrir ses secours et ses bons offices.

Cette course rapide ne fut marquée que par une seule escarmouche sans importance. Des Sarrasins, sortis de Sidon[31], attaquèrent les Francs et leur tuèrent quelques fourrageurs. Ils furent promptement repoussés et taillés en pièces. Rien n’était plus aisé que de s’emparer, comme représailles, de la ville de Sidon ; mais plus ils approchaient du terme du voyage, plus les princes se dégageaient de tout autre intérêt ; et pas un de ces hommes, qui, en tant d’autres circonstances, avaient montré un amour-propre si chatouilleux et une ambition si tenace, ne songea à accomplir cette facile et séduisante conquête. Laissant à gauche Sarepta[32], patrie du prophète Élie, et à droite Tyr[33], berceau célèbre de Cadmus et d’Agénor, on arriva devant Acre[34], l’antique Ptolémaïs. L’émir fatimite de cette ville fit aussitôt distribuer des vivres aux croisés, et leur promit spontanément de leur rendre la place vingt jours après qu’ils auraient pris Jérusalem, s’ils en venaient à bout. Les princes s’émerveillaient de rencontrer partout un si favorable accueil ; mais un hasard providentiel leur révéla combien il se cachait de perfidie sous les protestations du gouverneur d’Acre. Comme ils continuaient leur route vers le midi, étant arrivés aux environs de Césarée, un pigeon voyageur, blessé par un épervier, tomba dans leur camp. On le trouva porteur d’un billet de l’émir d’Acre, adressé à celui de Césarée et ainsi conçu : Une engeance de chiens a passé chez moi, race folle et querelleuse, à laquelle, si tu aimes la loi, tu dois chercher à faire beaucoup de mal, par toi et par les autres. Transmets cette nouvelle aux autres villes et châteaux[35].

Ce fut le lundi 29 juin, après y avoir célébré la solennité de la Pentecôte, que les chrétiens s’éloignèrent de Césarée. Le quatrième jour, ils arrivèrent à Ramla, l’ancienne Arimathie, patrie de l’homme pieux qui ensevelit le Sauveur. Ramla n’était qu’à dix lieues de Jérusalem.

On raconte que, si près d’atteindre le but souhaité depuis trois ans, quelques princes se sentirent pris encore d’une de ces velléités d’aventures qui leur avaient coûté tant d’hommes et tant de temps depuis leur entrée en Asie. Ils proposèrent, avant d’attaquer la ville sainte, d’aller conquérir l’Égypte. Le succès de cette entreprise, disaient-ils, mettrait entre nos mains non seulement Jérusalem, mais encore Alexandrie et plusieurs autres royaumes. Que si nous commençons dès maintenant le siége et que nous l’abandonnions ensuite, faute d’eau, nous subirons un échec sans compensation.

Il est bon de dire que l’historien à qui nous empruntons ce détail est un familier du comte de Toulouse. On reconnaît dans un tel projet les rêves ambitieux de l’insatiable vieillard, qui peut-être les avait fait partager à quelques-uns de ses compagnons. Mais la majorité du conseil s’y montra contraire. Godefroi et les autres, interprètes des sentiments de toute l’armée, répondirent : Comment peut-on nous persuader, réduits en nombre comme nous le sommes, de pénétrer dans des pays lointains et inconnus ? Suivons notre route, et quant aux difficultés du siége, à la soif, à la disette, à tous les maux que vous redoutez, que Dieu y pourvoie pour ses serviteurs[36].

En sortant de Ramla, on se dirigea donc au sud-est, vers Nicopolis[37] ; et au bout de deux heures de marche on parvint à la première ondulation des montagnes de Judée. C’était déjà la terre sainte ! Les croisés établirent le 6 juin au soir, à Nicopolis, le dernier bivouac de leur long pèlerinage.

Au milieu de la nuit, une députation des habitants de Bethléem se présenta à la tente du duc Godefroi pour lui demander du secours. Les musulmans de tous les pays environnants accouraient à la défense de Jérusalem, et commettaient sur les chrétiens de terribles cruautés. Les Bethléémites tremblaient de voir renverser leur temple vénérable, qu’ils n’avaient jusque-là préservé qu’au prix de fréquentes et énormes rançons. Le duc leur envoya aussitôt Tancrède, avec trois cents chevaliers ; et quelques heures plus tard la bannière d’un baron féodal, arborée au sommet de l’église de la Nativité, annonçait la protection que les peuples de la jeune Europe venaient exercer sur le berceau du Messie contre les attentats des puissances orientales.

Cependant une agitation étrange régnait au camp devant Nicopolis. Sous les tentes nul ne pouvait dormir. Au terme de leur voyage, les pèlerins se plaisaient à évoquer le souvenir des étranges vicissitudes de fortune par où ils avaient passé durant ces trois années ; ils appelaient de leurs vœux impatients l’aube de ce jour bienheureux qui devait leur faire voir la ville sainte. Un grand nombre d’entre eux, trouvant que les heures s’écoulaient trop lentement, sortaient au milieu même des ténèbres, et gravissaient les collines voisines, d’où ils contemplaient dans sa sombre majesté ce qui restait de la cité de David. En revenant au bivouac, ils exaltaient à tel point la curiosité et l’enthousiasme de leurs compagnons, que les chefs, impuissants à maîtriser l’ardeur générale et entraînés eux-mêmes donnèrent dès l’aurore, le signal du départ.

Bientôt apparut, dans une ceinture de murailles crénelées, un entassement de constructions grises, carrées, à toits plats, dominées çà et là par des coupoles et des minarets. Soudain les bataillons croisés s’arrêtèrent, la foule se prosterna, et un long cri retentit, poussé par cent mille poitrines, répercuté par les échos des montagnes : Jérusalem ! Jérusalem !

 

 

 



[1] Raimond d’Agilers.

[2] Aujourd’hui Aïn-Zarba.

[3] Albert d’Aix, liv. V ; Guillaume de Tyr, liv. VII, ch. III.

[4] Albert d’Aix, liv. V.

[5] L’Estoire d’Éracles, liv. VII, ch. III.

[6] Le fait est rapporté par Hemal-Eddin, historien arabe, traduit dans la Bibliothèque des croisades (de Michaud), t. II, § 3.

[7] Albert d’Aix, liv. V.

[8] Albert d’Aix, liv. V ; Guillaume de Tyr, liv. VIII, ch. V.

[9] Albert d’Aix, liv. V ; Guillaume de Tyr, liv. VII, ch. VI.

[10] Raimond d’Agilers.

[11] Raimond d’Agilers.

[12] Robert le Moine, ch. VIII.

[13] Guillaume de Tyr, liv. VI, ch. X, XI.

[14] Il y avait sept journées de marche d’Antioche à Édesse.

[15] Raimond d’Agilers.

[16] Raimond d’Agilers. Il y eut, en effet, des désertions journalières et nombreuses, et les princes durent faire surveiller les ports d’embarquement.

[17] Tous les historiens de la croisade l’affirment. Albert d’Aix, livre V, exprime à ce sujet de singuliers scrupules. Chose horrible ! dit-il, on en vint dans tout le pays à un tel excès de détresse, que les chrétiens n’eurent pas horreur de manger non seulement les Turcs et les Sarrasins morts, mais même les chiens qu’ils pouvaient saisir !

[18] Guillaume de Tyr, liv. VII, ch. XVI.

[19] Raimond d’Agilers.

[20] Aujourd’hui Djebali.

[21] En Phénicie, aujourd’hui Arka.

[22] Albert d’Aix, liv. V.

[23] Guillaume de Tyr, liv. VII, ch. XVII.

[24] Guillaume de Tyr, liv. VII, ch. XVIII.

[25] Guillaume de Tyr, liv. VII, ch. XIX.

[26] Guillaume de Tyr, liv. VII, ch. XX.

[27] Foucher de Chartres, ch. XXVII.

[28] Aujourd’hui Tarabolos.

[29] Albert d’Aix, liv. V.

[30] Albert d’Aix, liv. V.

[31] Aujourd’hui Saïd.

[32] Aujourd’hui Sarfend.

[33] Aujourd’hui Sur.

[34] Les anciens chroniqueurs l’appellent Accon.

[35] Raimond d’Agilers donne ce texte, qui ne reproduit sans doute que le sens de la dépêche,

[36] Raimond d’Agilers.

[37] Aujourd’hui Cubéib.