GODEFROI DE BOUILLON

 

CHAPITRE VIII. — LES DÉBUTS DU SIÈGE D’ANTIOCHE PENDANT LA MALADIE DE GODEFROI DE BOUILLON. Octobre 1097-février 1098.

 

 

Antioche, la fille aînée de Sion, la cité de Dieu (Théopolis), comme on l’avait appelée jadis, où les disciples de Notre-Seigneur, dans leur première assemblée après la dispersion des apôtres, avaient pris le nom de chrétiens, était depuis quatorze ans sous le joug des Turcs Seldjoukides. Soliman l’avait enlevée en 1084 à l’empire grec, et dans le partage de ses États il l’avait donnée à un de ses lieutenants, nommé Aki-Sian. C’était cet Aki-Sian, appelé par les historiens occidentaux Accien[1], qui la gouvernait encore en 1097.

A l’approche des croisés, il avait fait d’immenses préparatifs de défense. Maître d’un territoire extrêmement limité, qui ne pouvait lui fournir qu’un petit nombre de soldats, il avait donné asile aux restes de l’armée de Kilidj-Arslan et à une foule d’émirs turcs des environs, qui fuyaient devant l’invasion des Francs. Il était parvenu à se faire ainsi une bonne garnison de vingt-sept mille hommes, dont sept mille cavaliers. Ses magasins regorgeaient d’armes et d’approvisionnements, et il avait, par persuasion ou par crainte, déterminé la plupart des habitants du voisinage à s’enfermer dans la place avec leurs grains et leurs bestiaux. Tout en assurant ses moyens de défense, il avait travaillé à recruter dans les autres États musulmans une armée de secours. Ses deux fils, Schems-Eddaula[2] et Mohammed, se trouvaient alors en ambassade auprès des sultans de Perse, de Damas et d’Alep, sollicitant des renforts pour empêcher le blocus d’Antioche ou pour le rompre.

Par elle-même, grâce à sa position et à ses remparts, Antioche était en état de faire une longue résistance, en attendant l’arrivée des troupes auxiliaires. Elle couvrait le sommet et la pente occidentale d’un groupe de trois montagnes, comprises dans la double enceinte de murailles, qui n’avait pas moins de trois lieues de circuit. Au midi, elle s’adossait au mont Oronte, au pied duquel se trouvait le bosquet de Daphné, célèbre dans l’antiquité païenne par sa fontaine et par son oracle d’Apollon. A l’est, en s’allongeant vers le nord, s’élevait la montagne Noire, ainsi nommée à cause des bois qui la couronnaient. Le fleuve de l’Oronte enfermait la ville à l’occident, et s’en rapprochait même tellement vers le sud-ouest qu’il lui faisait un fossé naturel.

Elle avait cinq portes, dont deux situées à une assez grande distance l’une de l’autre, dans la partie montagneuse de son enceinte : la porte Saint-Georges au midi, sur le mont Oronte ; et la porte Saint-Paul au nord, au penchant de la montagne Noire. Les trois autres donnaient accès dans la vallée du fleuve, lequel faisait, avec la ligne nord-ouest du rempart, un angle très aigu, ayant son sommet au point le plus occidental de la ville. A cet endroit même, où les eaux de l’Oronte baignaient presque la muraille, s’ouvrait la porte du Pont, qui communiquait, par un pont de pierre, avec la rive droite du fleuve et le littoral de la Méditerranée, distant de trois lieues environ. A la pointe nord-est de l’enceinte se trouvait la porte du Chien, devant laquelle un autre pont, également en pierre, traversait un profond marécage. Enfin, entre les deux portes du Pont et du Chien, mais un peu plus près de la dernière, il y en avait une autre, dont on ne connaît pas le nom antérieurement à la croisade, et qui fut appelée depuis porte du Duc, à cause du voisinage du camp de Godefroi de Bouillon.

C’est là, en effet, que s’établit le corps franco-lorrain, formant l’aile droite de l’armée de siége. Le duc prit son quartier au lieu nommé aujourd’hui Seitunijeb[3], que les historiens du temps nous représentent comme une ville riche, populeuse et abondante en vin[4]. De là, jusqu’à la rive de l’Oronte, il échelonna les différentes troupes qui étaient commandées sous ses ordres par ses vassaux, Renaut de Toul, Pierre de Stenay, Conon de Montaigu, et les deux frères Godefroi et Henri de Hache. Il avait en face de lui la ville basse, contenant le palais des empereurs, le seul des anciens quartiers d’Antioche qui subsiste dans l’Antakié moderne. A la gauche de Godefroi, et dans la direction de la porte du Chien, venaient successivement : d’abord les Provençaux ; puis l’armée de la France royale, commandée par les comtes de Vermandois et de Blois ; ensuite les Flamands et les Normands, derrière lesquels prit place, assez loin du rempart et hors d’atteinte des flèches ennemies, le prudent Tatice. Le cantonnement des deux Robert s’arrêtait vis-à-vis de la porte Saint-Paul. A partir de cette porte commençait la ville haute, étagée vers le sud sur les trois collines où l’avait bâtie Séleucus Nicator. C’est là, au pied de la dernière colline, que se placèrent Tancrède et Boémond avec leurs Italo -Normands, occupant l’extrême gauche du campement général, lequel s’arrondissait ainsi en fer à cheval autour de l’angle septentrional de la ville. En somme, les princes, disposant de trois cent mille combattants, ne surent pas investir plus d’un tiers de la place.

Des postes détachés pouvaient encore surveiller la ligne orientale des murailles, régnant sur des hauteurs escarpées et difficilement praticables. Mais à l’ouest, faute de pont pour franchir l’Oronte, on se voyait dans la nécessité de laisser libres deux portes, celles du Pont et de Saint-Georges, admirablement situées pour permettre aux assiégés de faire des sorties et de recevoir des vivres et des secours[5].

Dans ces conditions, les soldats de Godefroi de Bouillon occupaient le point le plus périlleux. Resserrés entre le fleuve et le rempart, ils se trouvaient, à l’extrême droite surtout, sous le tir direct et à portée de trait des murailles[6] ; en même temps ils couraient le risque d’être les premiers pris dans un mouvement tournant de l’ennemi, sortant par ses issues du sud-ouest.

On n’eut pas tout d’abord, il est vrai, à souffrir de cet inconvénient. Soit tactique, soit terreur, Antioche demeurait ensevelie dans une tranquillité sépulcrale ; pas un visage humain ne se montrait sur les fortifications. On l’eût dite abandonnée de tous ses habitants, et ce silence sinistre contrastait étrangement avec le vacarme qui présidait à l’installation des chrétiens.

L’inaction apparente des Turcs, qui redoublaient néanmoins de zèle et d’habileté dans leur organisation, inspira aux croisés une sécurité funeste. Les jours, les semaines se passèrent comme s’il s’était agi d’établir un simple hivernage. On ne prenait aucune disposition sérieuse ni pour réduire Antioche à la famine en complétant le blocus, ni pour l’enlever d’assaut en y ouvrant des brèches. En l’absence du duc de Lorraine, toujours cloué sur son lit par la maladie, il semblait que le conseil des chefs, ou bien n’eût aucun plan arrêté, ou bien manquât d’autorité pour faire exécuter ses décisions. Cependant l’indiscipline et la démoralisation faisaient de terribles progrès. Le peuple pèlerin s’imaginait qu’il n’avait rien autre chose à faire qu’à jouir de la douceur du climat et de l’abondance des récoltes, sans se préoccuper de l’avenir. Il dépensait son temps et ses provisions en festins. Nous avions une telle quantité de vivres, écrit le chapelain du comte de Toulouse, que nos soldats ne prenaient d’un bœuf que les cuisses et le haut des épaules. Presque personne ne daignait en manger la poitrine.

On gaspilla ainsi follement les ressources du pays. Les troupes, qu’on n’employait jamais à des attaques contre les défenses de la place, ne connaissaient d’autre exercice que les expéditions en fuerre[7]. La rive gauche de l’Oronte ayant été vite épuisée, il fallut mettre à contribution la rive droite et le littoral de la Méditerranée. Mais il n’y avait pas de gué, et les pourvoyeurs étaient obligés de passer le fleuve à la nage, même en rapportant leur butin. Et dès lors on commença à éprouver quelques privations.

Cependant les Turcs, qui, à l’arrivée des croisés, avaient attendu dans une sorte de stupeur l’irrésistible assaut de ces soldats partout victorieux, s’étaient remis peu à peu de leur première épouvante. N’étant pas attaqués, ils prirent eux-mêmes l’offensive. Instruits par leurs espions des moyens hasardeux de ravitaillement employés dans le camp ennemi, ils firent des sorties par la porte du Pont, et allèrent se placer en embuscade dans les campagnes de la rive droite, où ils firent subir de grandes pertes aux troupes de fourrageurs, à qui la rivière coupait la retraite et ôtait tout moyen d’être secourus. Pour remédier autant que possible au danger de ces entreprises, le duc de Lorraine, le plus entreprenant de tous les chefs, même au milieu de ses souffrances, fit jeter un pont de bateaux en face de son quartier, à un mille environ au-dessus de celui de la ville[8]. Ce pont devait rendre plus tard de grands services aux chrétiens, en leur ouvrant des communications avec le port Saint-Siméon et par conséquent avec l’Europe. Son premier avantage fut de permettre aux Lorrains de paralyser les sorties de la garnison par la porte inférieure.

Mais tel était le relâchement dans l’armée, que les assiégés, privés de leurs anciennes issues, reprirent bientôt leurs agressions sur le front même des lignes d’investissement. Plusieurs fois, déjouant la surveillance des rares sentinelles, ils se glissèrent, en troupes plus ou moins nombreuses, dans les jardins où les soldats de la croisade passaient leur temps à se divertir. Un jour, un jeune seigneur messin, de la suite du duc de Lorraine, nommé Adalbéron et fils du comte de Lutzelbourg, s’était retiré à l’écart des tentes pour jouer aux dés au milieu d’un cercle d’amis. Ils étaient sans défiance assis parmi les hautes herbes dans un verger touffu, quand tout à coup des cavaliers turcs débouchent d’un bois voisin et tombent sur eux, le cimeterre au poing. Le lendemain, des machines dressées sur les remparts lancèrent dans le camp la tête d’Adalbéron[9].

Godefroi, à qui on la présenta, fut rempli à cette vue de douleur et d’indignation. Sur-le-champ il donna l’ordre de raser au niveau du sol, et jusqu’à une assez grande distance autour de ses cantonnements, les arbres et les plantations de toute sorte qui avaient jusque-là, à son insu, favorisé les déréglementa de ses soldats et les embuscades de l’ennemi.

C’était la porte du Chien qui donnait ordinairement passage aux détachements sarrasins chargés de ces hardis coups de main. On a déjà dit qu’un vaste marais, traversé d’un pont de pierre, s’étendait devant cette porte. Les Provençaux, campés en face, essayèrent par mille moyens de démolir ce pont fatal ; mais ni les pics, ni les marteaux, ni aucun des engins employés n’en ébranlèrent les puissantes assises. Après bien des tentatives, les princes n’eurent d’autre ressource que de faire amener, à force de bras, des blocs de rochers, dont on fit une épaisse barricade, qui mura la porte, vainement battue pendant un jour par trois mangonneaux[10].

Deux mois s’étaient ainsi passés en escarmouches insignifiantes, et le siége n’était pas plus avancé que le premier jour : nul ouvrage propre à faciliter l’attaque n’était même en voie de construction. Le blocus était dérisoire, et Antioche, loin de devenir la prison de ses défenseurs, semblait bien plutôt être pour eux un camp retranché, abritant leurs réserves et sans cesse ravitaillé aux dépens des assiégeants.

Aussi c’est parmi ces derniers que la disette commença à sévir. Hommes et chevaux ayant consommé en moins d’un mois les provisions d’une année, les vivres et les fourrages manquèrent, dès avant la fin de l’automne, dans un rayon de plusieurs lieues. On n’osait plus s’aventurer trop loin, tant les Turcs faisaient bonne garde. Leurs colonnes volantes parcouraient et surveillaient tout le pays : telle troupe de fourrageurs, composée de trois à quatre cents hommes, périt tout entière dans leurs embuscades. Ceux qui échappaient au péril vendaient au poids de l’or les animaux qu’ils avaient pu ramener. Les historiens rapportent que les denrées coûtèrent alors plus de vingt fois plus cher qu’au commencement du siége ; encore n’y en avait-il pas assez pour que les plus riches même pussent se rassasier. Les gens d’armes se virent de nouveau réduits à la dure nécessité de tuer leurs chevaux, qui d’ailleurs seraient morts de faim. L’armée comptait, en entrant en Syrie, soixante-dix mille cavaliers montés : au mois de décembre, il ne lui restait que deux mille destriers de bataille[11]. Les bêtes de somme servirent également à l’alimentation de ceux qui pouvaient se payer de la viande. Pour le menu peuple, heureux quand il avait à dévorer les morceaux de rebut, et même les peaux. Le plus souvent il faisait sa pâture de racines d’herbes, de chardons crus, mangés sans aucun assaisonnement.

Ces horribles privations engendrèrent une maladie contagieuse, qui, avec la famine, emporta chaque jour par milliers les pauvres pèlerins. Les rigueurs croissantes de la saison s’ajoutaient à ce double fléau. Des pluies torrentielles avaient détrempé et changé en une sorte de cloaque les terres basses où se dressait le camp des chrétiens, particulièrement les quartiers des Provençaux et des Lorrains, situés au point inférieur de la vallée. Les tentes pourries, tombant en lambeaux, laissaient sans abri une foule en haillons, famélique et grelottante, qui implorait vainement l’assistance de ses chefs, plongés comme elle dans la misère et le découragement.

La maladie persistante de Godefroi de Bouillon, aggravée encore par le froid et les privations, n’était pas la moindre des calamités qui frappaient son peuple ; car nul autre chef ne savait comme lui, dans les circonstances difficiles, relever par la parole et par l’exemple le moral des pauvres gens.

Le plus profond accablement régnait dans tous les rangs de l’armée. Beaucoup de chevaliers et plus encore de pèlerins s’éloignaient de cette plaine maudite, et s’en allaient demander asile à leurs frères établis en Cilicie et à Édesse. La mort et la désertion avaient, au temps de Noël, diminué au moins de moitié les effectifs dans les différents corps.

A cette époque, les détachements de fourrageurs ne rapportant plus rien de leurs explorations quotidiennes dans une région trop limitée, le conseil se décida à dégarnir pendant un jour ou deux ses lignes d’investissement, pour envoyer une forte colonne butiner dans les territoires encore inexplorés. On confia à Boémond et au comte de Flandre le commandement de cette troupe, qui fut composée de la plus grande partie des hommes valides. Le reste fut chargé de la garde des cantonnements, sons les ordres du vieux Raimond de Saint-Gilles et de Hugues de Vermandois. Godefroi était toujours alité.

Mise par ses espions au courant de tout ce qui se passait dans le camp chrétien, la garnison d’Antioche fit une sortie aussitôt après le départ de Boémond et de Robert. Elle franchit la porte du Pont, et parut subitement aux avant-postes des Lorrains, sur la rive droite de l’Oronte. Le comte de Saint-Gilles, rassemblant à la hâte quelques compagnies de cavalerie, s’élança à la rencontre des Turcs et arriva à temps au bout du pont de bateaux pour leur en défendre l’entrée. Puis, donnant le signal et l’exemple d’une de ces charges irrésistibles où excellait la chevalerie d’Occident, dès le premier choc il leur fit lâcher pied et les repoussa vers leurs remparts. Cette rapide manœuvre ne lui coûta que deux hommes. Malheureusement, au milieu de la débâcle, le cheval d’un Turc désarçonné, essayant d’échapper au carnage, passe au galop devant les vainqueurs et bondit à travers la plaine. Dans le dénuement profond où ceux-ci se trouvaient, une telle proie n’était pas à dédaigner. Quelques hommes d’armes abandonnent donc la poursuite de l’ennemi, et courent après le cheval. Alors ceux qui les suivaient croient à une déroute, se débandent et fuient pêle-mêle, se tuant les uns les autres. Les musulmans, sans rien comprendre à cette panique, n’eurent qu’à tourner bride pour redevenir maîtres du champ de bataille. Les chrétiens, balayés à leur tour et bousculés en désordre jusque sur le pont de bateaux, y furent en grand nombre sabrés ou précipités dans le fleuve. Les Turcs, on ne sait pour quelle cause, ne poussèrent pas plus loin cette victoire inespérée, quand il leur était cependant facile d’envahir et de ravager tous les quartiers à peu près dégarnis de défenseurs.

Pendant ce temps, Boémond et Robert s’étaient dirigés vers l’orient, dans la région des montagnes. Après avoir soutenu deux combats victorieux et avoir pillé le pays, ils revinrent sous les murs d’Antioche avec une foule de chevaux et de mulets chargés de provisions.

Mais qu’était-ce que les dépouilles de quelques villages pour trois cent mille bouches affamées ? Au bout de quelques jours, la situation fut pire encore qu’avant l’expédition, car il n’y avait plus rien à tirer des environs. La désertion devint alors presque générale, surtout parmi les pauvres gens qui ne conservaient nul espoir d’atteindre jamais au but de leur pèlerinage. Les seigneurs osaient à peine les retenir : n’était-ce pas les dévouer à une mort certaine et accroître les charges des vrais combattants[12] ?

Ces derniers eux-mêmes, et jusqu’aux plus considérables, suivirent bientôt ce fatal exemple. Le duc de Normandie avait donné le signal en se retirant à Laodicée, et, malgré les appels réitérés de ses compagnons d’armes, il ajournait indéfiniment son retour. Robert Courte-Heuse n’était pas homme à s’exposer à la famine.

Quelqu’un qui n’était pas non plus d’un caractère à supporter de grandes souffrances dans l’intérêt de la croisade, c’était le Grec Tatice. Il pressa les chefs de lever le siége jusqu’au commencement du printemps, et de prendre leurs quartiers d’hiver dans les places de la frontière, où ils pourraient attendre sans péril l’immense armée que, disait-il, l’empereur son maître se préparait à leur envoyer. Ce conseil n’étant pas goûté, il partit enfin pour Constantinople, sous prétexte de hâter l’arrivée de ces précieux renforts et de faire expédier des vivres devant Antioche. Nul ne se méprit sur le motif réel de son voyage. L’armée d’Occident était à peu près détruite, le succès de la croisade paraissait impossible : la mission de l’agent d’Alexis était donc heureusement terminée ; aussi ne revint-il jamais.

Après lui, ce fut le comte Étienne de Blois, qui, feignant une maladie, alla lâchement chercher en Cilicie l’abondance et la sécurité.

Chaque jour était marqué par quelque fuite scandaleuse. Une des plus tristes et des plus étonnantes pour la foule fut celle du promoteur de la croisade, Pierre l’Ermite, qui, s’étant échappé de nuit, fut ramené au camp par Tancrède comme un malfaiteur.

La confusion de l’apôtre infidèle n’inspira ni crainte ni vergogne à ses imitateurs, et le conseil, sentant se fondre en quelque sorte ce qui restait de la grande armée, menaça du supplice réservé aux sacrilèges tous ceux qui s’éloigneraient du camp sans son congé.

La principale cause de la démoralisation des croisés n’était pas dans les fléaux extérieurs, comme la disette et l’épidémie ; le mal qui avait le plus contribué à amener cette décomposition d’une armée colossale, c’était une licence effrénée, dont le tableau fait frémir. Par un contraste inouï, les historiens nous montrent ce peuple tombant plus bas dans le vice à mesure que sa misère s’aggravait. Sourd aux exhortations des prêtres comme au commandement des chefs, il en vint, sous les murs d’Antioche, à un oubli presque général de toutes les lois divines et humaines : au milieu des angoisses de la faim et des images de la mort, les émotions du jeu et de la débauche, recherchées avec frénésie, étaient l’unique stimulant et la consolation suprême de ces indignes champions du Christ.

Il n’est pas sans intérêt de noter que ce profond abaissement des caractères correspond à la période de temps où l’austère Godefroi ne pouvait plus exercer son contrôle sur la conduite de l’armée. Lequel des autres princes aurait eu le cœur assez droit, ou la main assez ferme, pour concevoir et pour faire exécuter des mesures d’ordre en rapport avec les difficultés de la circonstance ? Les uns, et c’était le plus grand nombre, n’étaient que des aventuriers, de haut parage, il est vrai, mais d’une nature assez faiblement trempée, dont la grande ardeur de dévouement chrétien et même la bravoure chevaleresque n’avaient pas tenu contre les souffrances de la guerre : tels que ce duc de Normandie, qui s’était déjà dérobé au péril, et le comte de Blois, qui était à la veille de l’imiter. Hugues de Vermandois, le type de cette catégorie, pour avoir eu plus de persévérance, n’était pas moins un personnage sans consistance, comme il ne tarda pas à le montrer. Quant au comte de Toulouse et à Boémond, la supériorité incontestable qu’ils avaient sur leurs collègues de commandement, ils ne la devaient à aucune qualité morale, mais à la seule opiniâtreté de leur ambition. L’un et l’autre jalousait la fortune du nouveau comte d’Édesse et convoitait pour lui- même la possession d’Antioche[13]. Absorbés par ces calculs égoïstes, et d’ailleurs limités dans leur influence, chacun par l’opposition sourde de son rival, ils ne songeaient guère et n’auraient sans doute pas réussi à réformer les mœurs des pèlerins.

Cette œuvre urgente, que l’autorité divisée des princes ne pouvait accomplir, le légat Adhémar s’en chargea heureusement à lui seul, et la mena à bonne fin. Il attaqua le mal à sa racine, l’oubli de Dieu, et commença par prescrire des prières publiques et un jeûne dé trois jours. Ces exercices, depuis longtemps négligés, eurent un effet d’autant plus salutaire, que des perturbations dans la nature, un tremblement de terre et une aurore boréale, survenant alors, semblèrent aux yeux du peuple terrifié la manifestation sensible de la colère du Seigneur. L’effroi des uns et les remords des autres ayant mis une trêve à leurs excès, le légat décréta et fit adopter par les seigneurs séculiers un règlement sévère pour en empêcher le retour. Un tribunal spécial fut chargé de poursuivre sans merci les violateurs des lois de la morale et de la discipline. Les hérauts publièrent que quiconque se livrerait au libertinage aurait la tête tranchée. Des châtiments corporels atteignirent également l’ivrognerie, le jeu, le blasphème, l’emploi des fausses mesures et les larcins de toute sorte. Les femmes de mauvaise vie furent enfin chassées des cantonnements militaires, dont les abords furent aussi soigneusement gardés contre les étrangers, qui, sous l’habit de Grec, d’Arménien ou de Syrien, y venaient faire l’espionnage au profit des Turcs.

Le ciel sembla vouloir s’associer au grand effort de relèvement tenté par les chrétiens, sons l’inspiration du légat. Dès la fin de janvier, la température se radoucit, et les premières effluves du printemps vinrent rendre une vigueur nouvelle à la nature et aux hommes. Sous cette bienfaisante influence, les maladies diminuèrent, et, après être demeuré près de six mois entre la vie et la mort, Godefroi de Bouillon sentit ses forces renaître[14] rapidement, et put se montrer à ses soldats, ivres de bonheur.

 

 

 



[1] Son nom a été défiguré de différentes manières par les historiens latins. Guillaume de Tyr l’appelle Accien ; Tudebode et Robert le Moine, Cassien ; Albert d’Aix, Darsian ; Foucher de Chartres, Gratien. Quelques historiens orientaux le nomment Baghisian. Mais la forme Aki-Sian (c’est-à-dire frère du nègre) est la plus fréquente chez eux.

[2] Guillaume de Tyr l’appelle Samsadole.

[3] En latin Sedium. (Recueil des historiens des croisades, t. III, 639, note.)

[4] Raoul de Caen, ch. LIX.

[5] Guillaume de Tyr, liv. IV, ch. X, XII, XIII.

[6] Albert d’Aix, liv. III.

[7] C’est-à-dire aux approvisionnements. C’est de ce mot que nous avons fait fourrage et fourrageurs.

[8] Guillaume de Tyr, liv. IV, ch. XIV.

[9] Albert d’Aix, liv. III.

[10] Albert d’Aix, liv. III.

[11] Guillaume de Tyr, liv. IV, ch. XVII.

[12] Robert le Moine, et Foucher de Chartres, ch. VIII.

[13] Après le passage du pont de Fer, Raimond supposant, sur de faux rapports, que les Turcs renonçaient à défendre Antioche, avait envoyé en avant ses meilleures troupes pour occuper la ville en son nom.

[14] Albert d’Aix, liv. III.