GODEFROI DE BOUILLON

 

CHAPITRE VII. — MARCHE SUR ANTIOCHE. - BLESSURE GRAVE DE GODEFROI DE BOUILLON. Juillet-octobre 1097.

 

 

Pendant que les chrétiens s’attardaient dans les plaines de Phrygie à célébrer leur victoire, le sultan de Nicée s’occupait à leur en faire perdre les fruits. N’osant plus affronter les chances d’une bataille, il employait ses bandes fugitives à dévaster le pays par où ils devaient s’acheminer. Il voulait les exterminer par la famine. Dix mille Arabes qui venaient à son secours, et qui arrivèrent seulement pour être témoins de sa déroute, se joignirent aux Turcs pour accomplir ces faciles exploits. Partout sur leur passage, les villages chrétiens étaient saccagés et livrés au pillage, leurs églises détruites, leurs habitants emmenés en esclavage, les moissons brûlées, les citernes comblées. La Pisidie, l’Isaurie, la Cappadoce ne furent bientôt plus qu’un immense désert, couvert de ruines fumantes.

Craignant un soulèvement des populations grecques de ces contrées en faveur des chrétiens d’Occident, Kilidj-Arslan répandit dans sa marche le bruit qu’il avait taillé en pièces les envahisseurs de ses États ; il les représentait comme des ravageurs, ennemis communs de tous les Asiatiques. Ses émirs, quand ils arrivaient devant quelque place importante, criaient aux habitants : Réjouissez-vous, ouvrez vos portes à vos libérateurs ! Nous vous avons sauvés des Francs, qui venaient vous ruiner, vous et vos terres. Tous sont morts ou captifs. Notre sultan marche par une autre route et emmène les prisonniers[1]. — Malheur aux pauvres Grecs qui cédaient devant l’assurance de ces déclarations mensongères ! on les égorgeait dans leurs demeures, ou bien ils étaient tramés en esclavage, liés aux chevaux des fuyards.

Enfin, après quatre jours de repos, les pèlerins quittèrent le camp de Dorylée, résolus à suivre tous désormais la même route, pour éviter une nouvelle surprise. Le soir, ils bivouaquèrent sur le sommet des montagnes Noires, et le lendemain, ayant traversé le fleuve Sangari, ils atteignirent la vallée de Malyabumas. Leur plan était de descendre en Pisidie, à Antiochette, ancienne métropole de cette province, cité encore importante, qui était une des principales étapes de l’expédition. Il leur fallait franchir, pour y arriver en ligne directe, un pays de montagnes, sans eau et sans pâturages. Les guides, soit par ignorance de l’état des lieux, soit seulement afin d’abréger la route, engagèrent cette immense multitude, qui contenait plus d’un demi-million d’hommes, dans des défilés étroits, à peine praticables aux piétons eux-mêmes, et resserrés entre de formidables parois de rochers[2]. Si les Turcs avaient su profiter de cette imprudence en occupant les hauteurs, c’en était fait de l’armée entière de la croisade. Mais, au défaut des Turcs, qui ne ralentissaient point leur course vers l’Euphrate, les pèlerins se virent aux prises avec un ennemi presque aussi meurtrier, le fléau de ces climats brûlants, la sécheresse. Le soleil de juillet, dardant ses feux sur des roches nues, transformait en fournaises les gorges où cheminaient les soldats. Pour comble d’horreur, on n’y rencontrait pas une source d’eau vive, pas une citerne. Les voyageurs furent en proie à des souffrances atroces : en un seul jour il périt plus de cinq cents personnes[3]. Le fléau semble avoir atteint surtout les femmes, qui suivaient en grand nombre, on se le rappelle, les divers corps d’armée. Beaucoup d’entre elles, disent les historiens, abandonnaient sur ce sol de feu leurs nouveau-nés, aussitôt morts que parus à la lumière. Des mères désespérées, serrant contre leur sein aride des nourrissons expirants, se roulaient par terre, à la vue de tout le monde, et imploraient comme une grâce d’être délivrées de cette vie de torture[4].

Au milieu de ce hideux spectacle et de ces cris déchirants, la foule des guerriers passait silencieuse et accablée. Les hommes les plus robustes se soutenaient à peine : ruisselants de sueur, la bouche béante, les narines dilatées, ils n’attiraient dans leur poitrine qu’un souffle enflammé qui les suffoquait.

Les troupeaux de gros et de menu bétail, emmenés du camp des Turcs, moururent pour la plupart, ainsi que les bêtes de somme : l’armée voyait finir, sans les consommer, tous ses approvisionnements. Les destriers de bataille, quoique entourés des soins les plus attentifs, s’affaissaient souvent aussi sous leurs cavaliers. On en fut réduit à les conduire ou plutôt à les tramer par la bride, haletants, la tète baissée, les jambes chancelantes, incapables de rendre aucun service. Une perte beaucoup moins appréciable, mais qui ne laissait pas de peiner les chevaliers, ce fut celle des faucons, des éperviers et des meutes, dont ils s’étaient fait suivre en Asie, et qui n’échappèrent qu’en bien petit nombre aux rigueurs du fléau.

Cependant les chiens de chasse, agiles et courageux, quittaient à chaque instant leurs maîtres et parcouraient, tant qu’il leur restait un souffle, les sentiers des montagnes à la recherche d’une source. Un jour, plusieurs reviennent couverts d’une poussière humide[5]. Des soldats les suivent et aperçoivent, ô miracle ! une rivière limpide. L’armée aussitôt se précipite sur leur trace : les hommes, les chevaux se jettent dans l’eau pour y étancher leur soif. Mais le remède, pris sans précaution, fut pire que le mal : plus de trois cents de ces imprudents expirèrent presque sur-le-champ, et une foule d’autres, gravement malades, se trouvèrent dans l’impossibilité de continuer leur route[6].

Bientôt ceux qui avaient résisté à ces cruelles épreuves oubliaient leurs misères en entrant dans la plaine verdoyante, boisée et coupée de ruisseaux, au milieu de laquelle s’élevait la ville d’Antiochette[7].

Cette cité chrétienne, heureuse d’échapper au joug musulman, fit à ses sauveurs un cordial accueil, et les chefs résolurent d’y faire prendre à leurs troupes plusieurs jours de repos. Néanmoins l’armée ne s’y arrêta pas tout entière. La surprise de Dorylée et les difficultés du passage dans les défiles de la Phrygie avaient assez montré l’inconvénient de s’engager à l’aventure dans des pays inexplorés. On avait donc décidé de faire marcher désormais en avant des détachements, chargés d’éclairer la route de la grande armée et de lui préparer des vivres. Deux corps d’avant-garde furent ainsi formés sous le commandement, l’un de Baudouin de Boulogne, l’autre de Tancrède.

Les chefs des troupes laissées en séjour mirent à profit leurs loisirs, pour se livrer au passe-temps favori de la noblesse féodale, la chasse. Le duc Godefroi y fut des plus ardents. Un jour qu’il chevauchait seul dans une forêt giboyeuse, des cris d’angoisse frappent son oreille. Il court aussitôt sur le lieu d’où ils partaient, et aperçoit un pauvre pèlerin qui, occupé à ramasser du bois mort, avait été surpris par un ours aux proportions colossales, et était sur le point d’être dévoré par lui. Le malheureux, pour esquiver l’attaque de l’animal, tournait autour d’un gros arbre, et, serré de plus près de moment en moment, implorait d’une voix lamentable un secours qu’il n’osait espérer. Soudain un cri d’encouragement lui répond du milieu des broussailles ; un cavalier, l’épée à la main, se jette entre lui et l’ours : c’était le duc. La bête se dresse alors, gueule béante, contre ce nouvel adversaire. Un duel effrayant s’engage. L’ours saute autour du cheval, ébranlant de ses grondements sourds les échos de la forêt, et prompt à se dérober aux coups d’épée de Godefroi. Enfin, d’un bond rapide, il atteint la poitrine du cavalier, l’embrasse, le serre dans ses pattes, le suffoque, le désarçonne, le roule par terre, et lui déchire la cuisse de plusieurs profondes morsures. Le duc trouve néanmoins l’énergie de se dégager de l’horrible étreinte et de se remettre sur pied ; il se roidit, d’une main vigoureuse fait lâcher prise à l’ours, et lui plonge son épée dans le corps jusqu’à la garde. Mais le péril passé, l’athlète retombe épuisé, pâle et sans connaissance. Son sang coulait à flots. Le bûcheron, à peine remis de son épouvante, est obligé de laisser là son sauveur inanimé pour aller chercher du secours au camp. Il y vole et revient bientôt suivi d’une foule en larmes, qui emporte le noble blessé sur un brancard[8].

Jamais on ne vit, dit un historien, tant de deuil et de gémissements que cet événement n’en causa parmi les croisés de toutes les conditions. C’était, en effet, une calamité publique, dont les conséquences pouvaient être plus funestes à l’armée que la perte d’une bataille. Grâce aux soins empressés des mires (médecins) les plus habiles, grâce surtout à la vigueur de son tempérament, le duc revint à la vie. Sa guérison toutefois devait être lente, et de longs mois devaient s’écouler avant qu’il pût paraître au conseil et remonter à cheval.

A cette époque, on craignait aussi pour les jours du vieux comte de Toulouse, frappé à Antiochette d’une maladie soudaine et très grave. Durant une semaine, la désolation fut générale. On fit des prières publiques, et les seigneurs répandirent d’abondantes aumônes, pour obtenir la conservation des deux illustres capitaines. Dieu, en effet, ne les rappela point à lui avant la fin de la guerre sainte.

Leur convalescence prolongea beaucoup plus qu’on ne l’avait prévu le séjour d’Antiochette, et ce retard rendit inutile, et même jusqu’à un certain point préjudiciable, l’expédition des deux corps d’éclaireurs.

Ceux-ci avaient d’abord marché à peu de distance l’un de l’autre, dans un pays presque dépeuplé, jusqu’à Héraclée[9] ; mais, n’ayant pas été rejoints par le gros de l’armée dans le temps convenu, Baudouin et Tancrède étaient partis sans attendre de nouvelles instructions, et sans même faire connaître leur itinéraire aux princes qui les suivaient.

Coupant au plus court dans la direction de la Syrie et de la Palestine, ils descendirent au sud-est, vers le littoral méditerranéen. Tancrède, le premier, engagé dans la vallée de Butrentum, franchit le passage célèbre connu dans l’antiquité sous le nom de Pylæ Ciliciæ, et appelé par les Arméniens Gouglag[10] ; il déboucha sans obstacle dans les fertiles plaines de la Cilicie, pendant que Baudouin, ayant poussé un peu trop vers l’orient, s’égarait dans les montagnes, et se laissait devancer par son rival de gloire. C’était, en effet, entre eux, à qui conquerrait le premier les terres et les châteaux de cette riche contrée.

Cependant la grande armée, que Godefroi et Raimond accompagnaient en litière, avait pénétré dans la Lycaonie en prenant l’ancienne voie romaine déjà suivie par l’avant-garde. Les Turcs y avaient tout détruit dans leur fuite, et les pèlerins souffrirent d’une disette affreuse. Iconium[11], métropole de la contrée, était presque entièrement dépeuplée. Tout ce qu’elle put leur fournir, ce furent des outres pleines d’eau, pour traverser les steppes arides qui s’étendaient de là jusqu’à Héraclée. Mais impossible de se procurer ni vivres ni fourrages. Les croisés, riches ou pauvres, étaient réduits, pour ne pas mourir de faim, à froisser entre leurs doigts les épis, à peine mûrs, de quelques moissons échappées au ravage des Turcs. La sécheresse et la famine, sévissant à la fois sur cette multitude, la mirent dans le plus pitoyable état. C’était un immense troupeau de mendiants faméliques, et non plus une armée. On n’y rencontra bientôt plus que de rares -chevaux : on les avait tant surmenés dans les marches difficiles, qu’ils étaient morts de lassitude et de faim, même les meilleurs destriers des barons. Alors on essaya d’accommoder aux usages que les chevaux ne pouvaient plus remplir des animaux de gros et de menu bétail. C’était un spectacle en même temps grotesque et navrant de voir des seigneurs enfourcher, tout armés, des bœufs ou des vaches, et faire charger leurs bagages les plus précieux sur des chiens, des moutons, des cochons même[12], s’en allant dans ce bizarre équipage, avec l’imperturbable confiance et la joviale résignation des Français de toutes les époques, à la conquête d’un vaste pays, couvert de cent places fortes et défendu par la plus courageuse nation de l’Asie.

Malgré ce désarroi, les vaincus de Dorylée n’osaient pas les affronter de nouveau. Un corps considérable de musulmans, revenu à Héraclée comme pour s’y défendre, s’enfuit à leur approche sans tenter la bataille, et ne reparut plus. L’islamisme, balayé de l’Asie Mineure, renonçait dès lors à disputer même le passage du Taurus. Il concentrait toutes ses forces au cœur de la Syrie, à Antioche.

Au sortir d’Héraclée, les colonnes chrétiennes, dont Godefroi de Bouillon tenait toujours la tête, mais que sa maladie l’empêchait de diriger en personne, abandonnèrent la route royale qui avait conduit Tancrède en Cilicie. Elles remontèrent vers le nord-est, et s’enfoncèrent dans l’intérieur de la Cappadoce, jusqu’aux environs de Césarée. Ce mouvement, qui leur faisait tourner le dos à la Palestine, a été contesté par quelques historiens modernes des croisades, comme ne pouvant raisonnablement s’expliquer ; mais le témoignage formel de deux chroniqueurs[13], qui faisaient partie de l’expédition et opérèrent eux-mêmes la marche sur Césarée, ne permet pas de la révoquer en doute. Quant aux motifs qui la firent exécuter, on les ignore. Peut-être fut-ce simplement une erreur, causée par l’ignorance des lieux ; car, après avoir manqué le passage de Gouglag, force était, pour en trouver un autre, de longer, comme on le fit, le versant occidental de l’Anti-Taurus, jusqu’à la vallée du Pyrame.

Le pays parcouru dans ce long détour formait le royaume d’Arménie. Au milieu des profondes révolutions des États de l’Orient, il avait eu des destinées étranges, et sa situation, à la fin du onzième siècle, y était unique. Réduit, il est vrai, à d’étroites limites entre l’Euphrate et la Cilicie, mais puissamment retranché dans l’enceinte des montagnes du Taurus, il renfermait encore, libre et pure, sa vieille race indigène. Elle avait su se garantir des invasions turques, et même, à la faveur de ces invasions engloutissant tout autour d’elle les autres provinces de l’empire grec, elle s’était soustraite à la domination des monarques de Constantinople.

Ces hardis montagnards se partageaient en plusieurs principautés, dont les chefs, plus ou moins indépendants et même rivaux les uns des autres, recherchaient à l’envi l’alliance des croisés. Ils avaient, après la bataille de Dorylée, envoyé des députés au-devant de Godefroi et de ses compagnons pour leur jurer obéissance et leur offrir des secours. Peut-être le dessein de s’assurer ces favorables dispositions, et de les affermir, ne fut-il pas étranger à la marche de l’armée vers le nord. En effet, elle traversait ainsi les terres du grand chef arménien qu’on pouvait considérer comme le roi de toute la confédération. Il s’appelait Constantin, fils de Roupen (ou Ruben), et faisait sa résidence au château de Vahga, forteresse du district de Gobidar, perchée sur un pic escarpé du Taurus cilicien, vers les derniers contreforts de l’Amanus[14].

A la hauteur de Césarée, la chaîne de l’Anti-Taurus était coupée par la vallée du Pyrame ou Djeyhân, qui mettait en communication la Cappadoce avec la Cilicie supérieure. Une route militaire y avait été tracée à l’époque de l’empire romain, pour relier Césarée et Marésie ou Marash. L’armée chrétienne s’y engagea ; mais au delà de la ville de Coxon[15], la vallée se resserrait en un défilé sauvage, appelé Passe-de-Gaban, et auquel les pèlerins, à cause des fatigues qu’ils y endurèrent, ont donné le nom de Montagnes du Diable. Leurs chroniqueurs en ont tracé un tableau effrayant.

Dans cette gorge étroite et abrupte, où en maint endroit les rochers surplombent le cours de la rivière, l’armée, exposée aux chaleurs torrides du mois d’août, vit se renouveler et s’aggraver encore les souffrances qu’elle avait déjà subies avant d’arriver à Antiochette. Sur le sentier rocailleux et glissant qui dominait, en le côtoyant, le lit du Djeyhân, deux hommes n’auraient pu se tenir de front. Il était impraticable même à un seul cavalier : barons et sergents y cheminaient à pied, à la file, portant leurs armes suspendues au cou, s’accrochant péniblement aux anfractuosités de rocher. Impossible de se reposer ou même de ralentir son pas : chaque homme, emprisonné à son rang dans l’interminable défilé, arrêté d’un côté par le gouffre béant, de l’autre par une muraille de pierre brûlante, devait marcher jusqu’à la halte générale. Nombre de chevaliers, accablés du poids de leurs armes, les jetaient dans l’abîme. Il y en avait qui, hors d’état de se soutenir eux-mêmes, s’appuyaient sur les compagnons plus robustes qui marchaient derrière eux. De temps à autre un destrier, un homme, à bout de forces ou faisant un faux pas, perdait pied, se détachait brusquement de la file et roulait meurtri, broyé, jusqu’au fond du précipice, dans le lit du fleuve, d’où, mort ou vivant, nul secours ne pouvait plus le tirer. La foule, chez qui le sentiment de son impuissance et des dangers individuels étouffait la pitié, continuait de passer d’un mouvement machinal, silencieuse et morne, comme frappée de stupeur. Durant plusieurs jours, elle n’eut presque sans cesse sous les pieds que la rampe étroite et scabreuse suspendue au bord de l’abîme, et au-dessus de la tète, entre deux gigantesques parois de rochers taillés à pic jusqu’à une élévation vertigineuse, qu’une longue bande de ciel enflammé, versant à torrents sa chaleur suffocante.

Qu’on s’imagine les souffrances et les périls du duc, gisant, blessé et sans mouvement, sur sa litière, dans une atmosphère embrasée, et journellement balancé au bord du gouffre. La tête de colonne, qu’il accompagnait, se reposait déjà depuis un jour entier à Marash, an milieu d’une population arménienne et alliée, que les derniers bataillons n’étaient pas encore sortis de l’affreux défilé de Gaban.

Pendant que la grande armée arrivait ainsi dans la partie orientale de la Cilicie, le reste de cette contrée, depuis le golfe d’Alexandrette jusqu’aux rives du Cydnus, venait d’être occupé par les corps d’avant-garde.

Tancrède, en sortant de la gorge de Gouglag, avait continué de suivre la route militaire de Césarée à Tarse, et mis le siége devant cette dernière ville, patrie de l’apôtre saint Paul. Les habitants chrétiens, qui y étaient en majorité, regardaient les croisés non comme des envahisseurs, mais comme des frères. Ils parlementèrent avec eux, et la garnison turque, reléguée dans la citadelle, sachant qu’elle ne rencontrerait aucun appui parmi les citoyens, n’essaya pas de s’opposer à la capitulation. Les Arméniens consentirent à arborer sur les remparts la bannière du seigneur sicilien, en promettant, quand l’armée des croisés serait arrivée, de se rendre à Boémond.

Cet accord était à peine conclu, que survint la troupe de Baudouin de Boulogne, harassée de sa longue course dans les montagnes et épuisée de besoin. Tancrède l’accueillit cordialement, l’hébergea et lui fit distribuer des vivres.

Baudouin pensait arriver à temps pour concourir à la prise de Tarse et en partager les profits. Quels ne furent pas son désappointement et sa colère en voyant le lendemain matin flotter sur la ville la bannière de son rival ! Aussitôt il en réclame la seigneurie, comme chef de la troupe la plus nombreuse. En vain Tancrède allègue la priorité de ses conventions avec les défenseurs de la place ; à toutes ses raisons l’orgueilleux Boulonnais oppose un torrent d’injures et de menaces, et sa théorie brutale du droit du plus fort. A la fin, Tancrède offre de s’en rapporter aux habitants de Tarse, et mande au camp leurs délégués ; mais, avant toutes explications, Baudouin leur déclare que si sa propre bannière ne remplace pas immédiatement celle qu’ils ont arborée la veille, il va prendre la ville d’assaut, la détruire de fond en comble, et qu’ils n’ont pas de quartier à attendre. Les Arméniens, considérant que Tancrède était trop faible pour les protéger, furent forcés de se soumettre à cet odieux ultimatum.

Tancrède eut le courage de dévorer cet affront et de maîtriser la colère de ses compagnons. Pour les arracher à la tentation d’une lutte fratricide, il s’empressa de les entraîner à la recherche de nouvelles conquêtes.

Aussitôt après son départ, Baudouin, par prières et par intimidation, réussit à se faire ouvrir les portes de Tarse, sans attendre la venue de la grande armée, ainsi qu’il avait été stipulé d’abord. Il se borna à occuper les tours laissées libres par les Turcs, remettant au lendemain à leur disputer la possession de la citadelle. Ce jour-là mime arrivèrent devant Tarse trois cents soldats à pied, détachés du corps de Boémond pour aller rejoindre Tancrède, et qui demandèrent l’hospitalité au nouveau seigneur de la ville. Celui-ci refusa durement de recevoir les alliés du rival qu’il avait offensé. La menue gent de sa suite, ayant vainement essayé de le fléchir, ne put que faire glisser le long des murailles des corbeilles de vivres pour les pauvres pèlerins, fatigués et condamnés à passer la nuit dans la plaine.

Le lendemain matin, le camp de ces malheureux présentait un spectacle horrible. On les trouva tous égorgés. La garnison turque avait profité des ténèbres pour s’évader de la citadelle, et s’était vengée par ce liche massacre. Cette vue provoqua parmi les soldats de Baudouin une terrible explosion de douleur et de colère. Ils tournèrent toute leur fureur contre lui, et voulurent lui faire expier une catastrophe que sa consigne inhumaine avait causée. Le prince, poursuivi par les huées et les menaces de la multitude, n’échappa à la mort qu’en se réfugiant dans une tour. Ses officiers parvinrent cependant à calmer le peuple ils firent d’abord respecter la retraite de leur chef, et obtinrent même qu’il serait admis à se disculper. Du haut de sa tour et sans se hasarder au milieu de la foule toujours frémissante, il prononça une harangue pathétique, protestant de sa désolation profonde et jurant qu’il avait été lié par ses conventions avec les habitants, lesquelles lui interdisaient d’introduire dans Tarse aucune autre troupe que son propre vasselage avant l’arrivée du grand ost[16]. En même temps, les barons, inquiets, faisaient mille avances aux roturiers, leur parlaient très débonnairement, affectant de partager leur chagrin. Ainsi les rancunes s’apaisèrent, et l’autorité de Baudouin se rétablit peu à peu sur ces braves gens, qu’un sentiment généreux avait seul armés contre lui.

La garnison française de Tarse se grossit d’un renfort bien inespéré. Un jour on vit approcher de la côte une flottille dont l’apparition mit tout le monde en grand émoi : on crut à un coup de main des infidèles du côté de la mer. Barons et archers se pressèrent sur le rivage. Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? cria-t-on à l’équipage du premier navire qui s’avança à portée de la voix. Chrétiens ! fut-il répondu dans la langue des Francs. Alors le patron de ce navire, chef de toute la flottille, apprit aux croisés qu’il commandait à une bande de pirates sortis des ports de Flandre et de Hollande. Après avoir, pendant huit ans, exercé leur brigandage sur la Méditerranée, la grâce de Dieu les avait touchés ; ils s’en allaient en pénitence faire le pèlerinage de Jérusalem. Quant à lui, il s’appelait Guinemer, et il était né en France, au comté de Boulogne, dans la terre d’Eustache aux Grenons.

Il n’éprouva pas moins de surprise que de joie en apprenant que la ville où le hasard l’avait amené était gouvernée par un fils de son seigneur. il s’attacha sur-le-champ, avec ses audacieux compagnons d’aventures, à la fortune de Baudouin. C’était à peine changer de métier. Le frère du duc, en effet, oubliant complètement le but du pèlerinage, ne rêvait plus que conquêtes et butin. Peu après il se remit en campagne pour étendre les frontières de son nouvel État.

Chassé de Tarse, Tancrède s’était éloigné de la mer ; il était remonté un peu vers le nord-est, dans la direction où il devait rencontrer la grande armée. Adana, la première cité qui se présenta sur sa route, était déjà occupée par un chevalier bourguignon nommé Guelfe, qui l’avait enlevée aux Turcs. Tancrède, satisfait de voir ce pays au pouvoir des croisés, s’avança jusqu’à Mamistra, qu’il prit d’assaut après une vigoureuse résistance des mécréants. La place était riche et bien approvisionnée ; il y demeura quelque temps pour reposer ses hommes de leurs fatigues. C’est là précisément que le hasard, ou peut-être une secrète et implacable jalousie, conduisit Baudouin.

En apercevant les tentes des Flamands dressées tout à coup devant les murailles, le Sicilien croit à un nouvel outrage et se persuade qu’on vient encore lui disputer la possession de Mamistra. Il fait armer sa troupe. Tout son baronnage partage sa colère, et soudain un combat acharné s’engage entre des guerriers enrôlés les uns et les autres sous la bannière de la croix pour la défense d’une même cause. Malgré leur ardent courage, les Italiens, trop inférieurs en nombre, subissent pour la seconde fois la honte d’un échec, et sont refoulés en désordre derrière leurs remparts. Par bonheur, la nuit vint arrêter cette lutte impie. Le lendemain de sages hommes s’entremirent pour faire la paix et procurèrent un loyal accord entre les deux princes, qui, selon l’expression d’un vieil auteur, leurs méfaits s’entr’amendèrent et s’entre-baisèrent en bonne foi[17].

Baudouin, informé alors seulement de la blessure que son frère Godefroi avait reçue à Antiochette, et dont il n’était pas encore guéri, se rendit en toute hâte, par la vallée du Djeyhân, à Marash, où l’appelaient les autres barons. Tancrède, à qui il avait laissé Guinemer et ses pirates, acheva la conquête du pays jusqu’à Alexandrette. Des émirs turcs et des seigneurs arméniens, maîtres de quelques forteresses dans les gorges de l’Amanus, tremblèrent au bruit de ces rapides exploits ; ils s’empressèrent de faire leur soumission, et envoyèrent vers le jeune vainqueur des messagers chargés des présents les plus magnifiques. Le héros, aussi désintéressé que brave, se contenta de ces témoignages d’amitié ou de terreur, suffisants pour assurer l’ascendant des Occidentaux sur ces vastes contrées, et il rejoignit à son tour le quartier général[18].

Toutes les forces de la croisade se trouvèrent alors réunies. L’heure était venue de tenter les suprêmes efforts et de frapper les coups décisifs. La Syrie, où l’on entrait, renfermait, à l’autre extrémité de son territoire, la Palestine, but sacré de l’expédition ; mais jusque-là la route était semée à chaque pas d’obstacles formidables. C’était le centre de la vaste domination des Seldjoukides. A la mort du sultan Malek-Schah, fondateur de cette puissance, une nuée de princes, dit un poète persan, était sortie de la poussière de ses pieds. Ces princes, anciens lieutenants de Malek-Schah, gouvernaient, outre la sultanie de Roum, que l’on vient de voir détruite dans le double désastre de Nicée et de Dorylée, celles de Mossoul, sur le Tigre, d’Alep et d’Antioche, entre l’Euphrate et la Méditerranée, et de Damas, au pied du Liban. Ils conservaient des liens étroits, sinon de dépendance, au moins d’amitié, avec son fils, le grand sultan de Perse, Barkiarok, qui avait hérité de son autorité souveraine au siége du califat de Bagdad. En même temps les villes maritimes, Tripoli, Beirout, Tyr et Sidon obéissaient à des émirs du calife du Caire. Ainsi la Syrie était le boulevard de l’islamisme. Arabes, Turcs, Égyptiens avaient un égal intérêt à en disputer le passage, et les débris de l’armée de Kilidj-Arslan, refoulés dans ces contrées, soufflaient à leurs défenseurs une colère nouvelle, et ajoutaient aux inspirations du fanatisme une terrible soif de vengeance.

La perspective d’affronter tant de périls, sans autre profit que d’accomplir un vœu de pèlerinage, révoltait l’ambition surexcitée de Baudouin, et il n’était revenu momentanément auprès de son frère qu’avec le secret dessein d’entreprendre de nouvelles conquêtes personnelles. Tout concourait, au camp de Marash, à le pousser dans cette voie. Il se trouva mal à l’aise au milieu de ses compagnons d’armes, qui ne lui cachèrent pas leur dédain pour l’acte de félonie dont il s’était rendu coupable devant Tarse. La gloire de Tancrède, les éloges prodigués de toute part à la bravoure modeste du jeune chevalier ajoutaient à sa confusion en le remplissant de jalousie. Il supportait surtout difficilement le voisinage de son noble frère ; car Godefroi, ce type de droiture et de sagesse, ne lui épargnait ni le blême ni les sévères congas. Aussi aspirait-il à secouer le joug de cette vertu austère, et à chercher fortune en compagnie de gens moins scrupuleux.

Dieu lui envoya sur ces entrefaites une terrible leçon, bien propre à lui faire comprendre le néant des ambitions humaines, mais dont il ne tint aucun compte. Il vit mourir à Marash sa femme Gontechilde, qui avait pris la croix avec lui et faisait dévotement le saint pèlerinage. Ce deuil ne le détourna point de ses préoccupations profanes ; au contraire, il s’y attacha dès lors plus fortement, en sentant s’augmenter sa liberté et se rompre un des liens les plus forts qui le pussent retenir au milieu de la croisade.

Outre que son caractère le portait vers des entreprises de cette espèce, il y était à cette époque presque irrésistiblement entraîné par l’influence fatale d’un conseiller qui dominait toutes ses résolutions. C’était un aventurier nommé Pakarad[19], issu d’une famille princière de la grande Arménie. Chassé jadis de ses États héréditaires par ses propres sujets et emprisonné à Constantinople, où il essaya ensuite de relever sa fortune par des intrigues, il avait réussi, on ne sait comment, à s’en échapper lors du passage des croisés. Cette expédition, qui allait changer la face de l’Orient et déplacer l’autorité dans tant de provinces, lui offrait mille chances de remonter au rang d’où les révolutions l’avaient précipité. Comme il savait mieux manier la parole que l’épée, et que le génie de la brigue était plus dans sa nature que le courage, il avait choisi parmi lez barons d’Occident un instrument pour la réalisation de ses desseins.

Baudouin, seigneur preux et hardi, d’un esprit mobile, facile à enthousiasmer et, par conséquent, à dominer, lui parut très propre à ce rôle ; s’étant insinué dans sa confiance, il s’appliqua à entretenir et à développer chez lui les rêves de grandeur les plus chimériques. C’est lui sans doute qui l’avait jeté sur la Cilicie à la suite de Tancrède. Cette tentative n’ayant tourné ni au profit ni à la gloire de Baudouin, Pakarad le sollicitait à Marash de chercher une revanche. Il offrait de l’introduire dans les riches plaines de la Mésopotamie, où, la puissance des Turcs et celle des Grecs se trouvant également ébranlées par l’apparition des croisés, les Arméniens seraient heureux de se donner un chef aussi illustre que Baudouin.

Celui-ci, on l’a dit, se laissa aisément séduire ; mais il cacha à son frère ses préparatifs de désertion. Une grave difficulté faillit faire échouer son plan coupable, ce fut celle de recruter des soldats. Il était impopulaire dans tous les rangs de l’armée, et les gens de roture ne lui pardonnaient pas d’avoir laissé égorger devant les murs de Tarse trois cents de leurs compagnons. Il parvint néanmoins à débaucher deux cents cavaliers et une troupe assez nombreuse de piétons, à la tête desquels il s’échappa furtivement dû camp la nuit, comme un malfaiteur.

Pakarad, lime de l’expédition, la dirigea vers le sud-est, laissant sur la droite la route que la grande armée devait suivre, et pénétra dans la partie septentrionale de l’Euphratèse. Là, comme dans toutes les provinces déjà parcourues, la population arménienne, subjuguée mais non soumise par les Turcs, n’attendait que l’arrivée des Francs pour s’armer contre ses oppresseurs. Les villes de Ravenel[20] et de Turbessel[21] et d’autres places importantes ouvrirent spontanément leurs portes à cette invasion libératrice ; et Baudouin, enivré de ces premiers succès, récompensa son conseiller et son guide en lui donnant la seigneurie de Ravenel. Il marcha ensuite vers l’Euphrate, excitant partout, par sa seule présence, le courage des habitants, qui chassèrent les infidèles de toute la contrée. La reconnaissance du peuple, plus encore que la force de ses armes, le rendit maître absolu du riche pays qui s’étend depuis la chaîne de l’Amanus jusqu’à l’Euphrate.

Le bruit de ses triomphes s’était répandu au delà de ce fleuve. Il avait ému la capitale de la Mésopotamie, Édesse, l’antique Rhagès, célèbre dans la Bible par le voyage du jeune Tobie, et qui avait été convertie au christianisme, dès les premiers temps de sa diffusion dans le monde, par la prédication de l’apôtre saint Jude. Cette vieille cité se trouvait alors isolée, et dans une situation très précaire, au milieu des conquêtes des Turcs. Elle avait pour gouverneur un prince hétoumien, nommé Thoros, qui y avait été envoyé autrefois par l’empereur de Constantinople Romain Diogène, avec le titre de curopalate. Enfermé à Édesse lors de l’invasion turque, et abrité par la puissance de ses remparts, il s’en était trouvé souverain en quelque sorte malgré lui, après l’effondrement de l’autorité impériale dans ces contrées. Fort avancé en Age et d’un caractère pusillanime, il ne soutenait son fantôme de pouvoir qu’en payant tribut aux sultans du voisinage, et en subissant à chaque instant leurs exigences humiliantes et onéreuses.

Les Édesséniens, d’accord avec leur gouverneur, implorèrent le secours de Baudouin. On envoya vers lui l’évêque et douze des principaux habitants, qui n’eurent pas de peine sans doute à lui faire accepter ce glorieux protectorat. Ayant laissé de bonnes garnisons dans toutes les places dont il était devenu maître, il ne lui restait plus que vingt hommes d’armes. C’est avec cette faible escorte qu’il osa entrer dans la Mésopotamie, dont les infidèles gardaient les avenues ; mais son nom seul valait une armée par la terreur qu’il inspirait. Il arriva sans coup férir à la capitale. Le gouverneur vint à cheval au-devant de lui, entouré de presque tous ses sujets, et le clergé le reçut en procession, au son des instruments et au milieu des acclamations de la foule.

Thoros ne tarda pas à prendre de l’ombrage de ces témoignages unanimes de joie et de confiance prodigués au nouveau venu ; il s’efforça de bien régler leur situation respective et d’assigner un rôle subalterne au guerrier français, en lui offrant une solde pour les services qu’on attendait de lui contre les infidèles. Mais Baudouin répondit dédaigneusement qu’il n’était pas venu pour se mettre aux gages d’un maître quelconque, et menaça d’abandonner sur-le-champ la ville, si on ne le traitait pas suivant son rang.

Le peuple naturellement ne voulut point le laisser partir, et obligea son vieux prince national à faire avec le baron de France un partage égal de sa souveraineté. Afin de couvrir ce qu’une concession ainsi arrachée avait d’humiliant, Thoros, qui n’avait point d’enfants, adopta Baudouin pour son fils et son héritier. Mieux eût valu se résigner à une abdication formelle, car Baudouin n’était pas homme à supporter longtemps une rivalité même purement apparente.

L’ennemi le plus terrible d’Édesse était l’émir turc de Samosate, nommé Balduc. Les Arméniens, qui jusque-là avaient borné leurs efforts à mériter son indulgence en lui payant fidèlement les tributs qu’il exigeait, se sentirent tout à coup animés d’une ambition plus haute, celle de,conquérir par les armes leur indépendance. Ce peuple d’opprimés timides devint en un instant, par le seul contact des croisés, une armée belliqueuse. Baudouin les entraîna au siége de Samosate ; mais le succès ne répondit point à l’ardeur impatiente des assaillants. Jaloux cependant de ne pas compromettre sa popularité naissante dans-les lenteurs d’un blocus, il en confia la direction à ses barons et reparut dans la capitale de la Mésopotamie.

Il y trouva les esprits en effervescence et couvant un sinistre projet, dont sa présence devait bâter le dénouement. Une conjuration s’était formée contre le vieux gouverneur, à qui l’on reprochait de rester oisif dans son palais, au milieu du soulèvement général de ses sujets pour la délivrance de la patrie, et pendant qu’un étranger se dévouait à cette œuvre d’affranchissement national. On l’accusait même d’être secrètement vendu aux ennemis, et l’on rappelait que le sultan d’Alep, s’étant emparé, quatre ans auparavant, de la ville d’Édesse, avait confirmé Thoros dans ses fonctions. Quels que fussent ses antécédents et même ses dispositions intimes, l’âge de ce vieillard aurait pu alors suffisamment expliquer son inaction, surtout aux yeux de ceux qui l’avaient si longtemps approuvée et partagée. Mais les passions populaires ne raisonnent pas : elles transforment vite les suppositions en certitude. Sur un soupçon, sur une apparence, Thoros fut condamné et sa mort résolue. On dit que les princes roupéniens du voisinage, mis dans la confidence de ce complot criminel, y donnèrent la main, soit par une rivalité de famille, soit dans le dessein de cimenter leur récente alliance avec les croisés ; en favorisant l’établissement de Baudouin dans la principauté d’Édesse.

Au moment convenu, une multitude furieuse envahit et saccage le palais du gouverneur. Le vieillard s’enfuit dans la citadelle. On l’y poursuit, et, sans pitié peur ses supplications, sans respect pour ses cheveux blancs, quelques forcenés le précipitent, sanglant et déchiré, au pied des remparts (8 mars 1098)[22].

C’est ainsi que Baudouin devint prince d’Édesse. Les historiens occidentaux racontent que l’émeute triomphante l’éleva à cette dignité par contrainte et malgré lui ; mais, avec l’ascendant qu’il exerçait dans la ville, il lui eût été facile sans doute d’empêcher le crime dont il bénéficia, et rien ne peut l’excuser de n’être pas intervenu pour sauver son père adoptif.

Bientôt il acheta Samosate, s’empara de Sororge et de plusieurs autres places des infidèles, et u domination s’étendit sur les deux rives de l’Euphrate et sur la plus grande partie de la Mésopotamie. Riche et puissant désormais, le but de la croisade était atteint pour lui, et il ne se préoccupa plus de la délivrance de Jérusalem.

Il fut le premier baron chrétien qui fit un établissement définitif sur cette terre d’Asie, où ses compagnons d’armes n’avaient jusque-là considéré leurs conquêtes que comme des étapes vers le glorieux terme de leur pieux pèlerinage. Il ne négligea aucun moyen de s’asseoir, de se naturaliser en quelque aorte dans sa principauté arménienne. La perte qu’il avait faite naguère de sa première femme lui permit même de s’attacher plus étroitement à sa patrie d’adoption. Il s’allia à la puissante dynastie des Roupéniens, en épousant Arda, fille de Taphnuz et nièce de Constantin, le grand chef de Vahga.

Cependant, dès le commencement de l’automne 1097, la grande armée s’était acheminée vers Antioche. La première place importante qu’elle rencontra était Arthésie[23], l’ancienne Chalcis, ville chrétienne occupée par les Turcs, et dont les habitants arméniens, en voyant les croisés mettre le siége devant leurs murs, se ruèrent sur la garnison infidèle, l’égorgèrent et ouvrirent leurs portes aux guerriers d’Occident.

Il n’y avait que quinze milles d’Arthésie à la capitale de la Syrie ; mais la route fut défendue pied à pied. Les escadrons turcs qui y étaient échelonnés, après une vigoureuse et impuissante tentative pour reprendre d’assaut Arthésie, essayèrent sans plus de succès d’attirer partiellement les chrétiens dans une embuscade. Ils se retranchèrent alors, à mi-chemin, sur un pont fortifié du fleuve Oronte, appelé pont de Fer[24], qui formait l’unique entrée de la vallée d’Antioche. Heureusement la population arménienne était d’intelligence avec les croisés et les tenait au courant de tous les mouvements de l’ennemi. Cependant ils n’avançaient plus qu’avec une extrême circonspection et toujours en grande masse, afin d’éviter les surprises, et défense fut faite à tous barons et vassaux de s’écarter des corps d’armée sans un ordre exprès du conseil des princes.

Aux deux extrémités du pont de Fer se dressaient des tours puissantes garnies d’habiles archers. La tête de colonne, toujours composée du vasselage de Godefroi, enleva d’assaut les deux premières redoutes, traversa le pont sous une pluie de projectiles lancés de l’autre rive, en força l’issue par un nouvel assaut et déboucha au milieu des rangs ennemis, que pressait en même temps par derrière une seconde division des croisés, qui avait franchi le fleuve à gué.

Après une courte mais sanglante mêlée, les Turcs étaient taillés en pièces et dispersés. Les chevaux rapides des fuyards les emportèrent par les sentiers des montagnes, connus d’eux seuls, jusqu’à Antioche, qui apprit ainsi que l’heure de la lutte suprême était venue pour elle. Dès le lendemain, en effet, les innombrables bataillons de la croisade dressaient leurs tentes en vue et à un mille seulement des remparts.

La métropole de la Cœlésyrie, fièrement assise sur les hauteurs, avec ses trois cent soixante églises et les quatre cent cinquante tours qui garnissaient sa ceinture de murailles, s’offrait majestueuse et formidable aux regards ébahis des pèlerins. Il semble qu’au premier aspect elle n’inspira guère moins de crainte que de convoitise aux barons, car, dans le conseil réuni le soir même, plusieurs chefs proposèrent d’ajourner au printemps le commencement du siége. Ils représentaient que l’armée était trop affaiblie par ses pertes et par ses fatigues ; qu’il fallait la faire hiverner dans les villes du voisinage, en attendant les renforts promis par l’empereur de Constantinople et les nouvelles troupes qu’on disait en formation au delà des Alpes. Cet avis pouvait paraître d’autant plus sage, que Godefroi de Bouillon, âme de toutes les entreprises militaires, était, par suite de ‘sa blessure, hors d’état de prendre, quant à présent, une part active aux opérations de l’attaque. Or il y avait une grave imprudence à se priver du concours de l’illustre et vaillant capitaine, qui jusque-là dans toutes les rencontres avait décidé la victoire. Néanmoins la fougue chevaleresque l’emporta cette fois encore sur les conseils de la temporisation. Les Méridionaux représentèrent qu’on ne devait pas laisser à l’ennemi le temps de se remettre du désarroi où avaient dû le jeter ses derniers échecs, et surtout de recevoir les secours qu’il avait demandés à la Perse.

Quoiqu’on fût déjà arrivé au 18 octobre, rien n’annonçait l’approche des rigueurs de l’hiver. L’atmosphère était douce, les arbres chargés de fruits, et les raisins, abondants dans le pays, pendaient encore aux vignes. Nul autre séjour n’aurait pu fournir plus de ressources pour le ravitaillement de l’armée. Les moissons même récoltées durant la saison précédente n’avaient point été rentrées dans la ville, et il y avait de grandes quantités de grains renfermées, suivant la mode orientale, dans ces fosses souterraines que les Arabes appellent silos[25].

Ces considérations, jointes à l’impatience du peuple, qui voulait marcher sans retard vers Jérusalem, déterminèrent le conseil tout entier à prescrire sur-le-champ l’ouverture des travaux du siége. Et aussitôt six cent mille pèlerins, dont la moitié était régulièrement armée et équipée pour les combats, se mirent à organiser leur campement autour de l’enceinte d’Antioche.

 

 

 



[1] Robert le Moine, liv. III.

[2] Albert d’Aix, liv. III.

[3] Guillaume de Tyr, liv. III, ch. III.

[4] Albert d’Aix, liv. III.

[5] Michaud, Histoire des croisades, t. I, p. 228.

[6] Albert d’Aix, liv. III, et Guillaume de Tyr, liv. III, ch. XVI.

[7] Aujourd’hui Akchehr.

[8] Albert d’Aix, liv. III ; Guillaume de Tyr, liv. III, ch. XVII.

[9] Aujourd’hui Erekli.

[10] Aujourd’hui Kulek-Boghaz.

[11] Aujourd’hui Konish, en Karmanie.

[12] Foucher de Chartres, ch. V.

[13] Foucher de Chartres, ch. V, et Robert le Moine, liv. III.

[14] La royauté nationale des Arméniens ayant fini dans la personne du roi Kadig II, assassiné en 1079, Roupen, un de ses officiers et son parent, se jeta dans les gorges du Taurus, et, avec le concours de ceux de ses compatriotes qui habitaient ces montagnes, enleva aux Grecs la forteresse de Patzerpert, district de Gobidar. Plus tard son fils, Constantin Ier leur prit un autre château, Vahga (1092), y fixa sa résidence et en fit le berceau de la puissance des Roupéniens. (Documents arméniens, tome I, préface, L.) Dans la partie des montagnes où passa Tancrède, commandait une autre famille, la plus puissante après celle des maîtres de Vahga : c’était la dynastie des Hétoumiens. Elle avait eu pour fondateur, en 1072, Oschin, prince arménien dépossédé par les Turcs, qui avait émigré en Cilicie avec ses deux frères Halgam et Pazouni. Abelgharib, seigneur du pays, lui donna le château de Lampron (ancienne Nimroun). Cet Oschin fut le père d’Hétoum Ier. (Documents arméniens, ibid. et p. XI.)

[15] Aujourd’hui Gueukaun.

[16] Ost, armée.

[17] L’Estoire d’Éracles, liv. III, ch. XXIV.

[18] La conquête de la Cilicie est racontée dans Guillaume de Tyr, liv. III, ch. XVIII-XXV.

[19] Albert d’Aix, liv. III. C’est le Pancrace des historiens occidentaux.

[20] Aujourd’hui Rawendan.

[21] Aujourd’hui Tellbescher.

[22] Dulaurier, Documents arméniens, t. I, p. 30-39. — Guillaume de Tyr, liv. IV, ch. I-IV.

[23] Aujourd’hui Kinnesrin, un peu au sud d’Alep.

[24] L’Oronte, dans la langue du pays, s’appelait le Fer, d’où le nom de ce pont, qui, du reste, était construit en pierres. (Guillaume de Tyr, liv. IV, ch. VIII.)

[25] Guillaume de Tyr, liv. IV, ch. XII.