GODEFROI DE BOUILLON

 

CHAPITRE VI. — LA CROISADE EN ASIE-MINEURE. - NICÉE - DORYLÉE. Mai-juillet 1097.

 

 

Dès les premiers jours de mai, aussitôt après avoir réconcilié l’empereur et Raimond de Saint-Gilles, et pendant que le comte était encore à Constantinople, Godefroi, d’accord avec les autres chefs établis à Chalcédoine, leva son camp et se mit en marche vers les royaumes infidèles. Il avait attendu plus de quatre mois la concentration de la grande armée chrétienne sur les rives du Bosphore.

Les corps déjà ralliés, Lorrains, Flamands, Normands, Italiens et Français du centre, s’ébranlèrent alors, et leur immense colonne se déroula dans les plaines de Bithynie. La première étape les conduisit à Nicomédie, métropole de toute la contrée, et la plus importante place que l’empire grec dit conservée en Asie. Un spectacle lamentable les y attendait. C’est là qu’ils trouvèrent Pierre l’Ermite et les misérables débris de son armée. Une poignée d’hommes affamés, presque nus, vivant depuis plus de six mois cachés dans les profondeurs des bois par la crainte de leurs terribles vainqueurs : voilà tout ce qui restait de ces innombrables bataillons qui, bien commandés et bien disciplinés, auraient peut-être, à eux seuls, délivré les lieux saints. Le tableau de leur misère, le récit de la grande défaite où ils avaient été taillés en pièces, l’aspect des champs voisins blanchis d’ossements sans sépulture, firent sur les nouveaux venus une impression profonde et salutaire. Les pauvres fugitifs reçurent d’abondantes aumônes, et leur petite troupe, réconfortée et bien équipée, se fondit dans les rangs de la croisade féodale.

De Nicomédie à Nicée, la route, semée de blocs de rochers et parfois resserrée au fond des ravins, n’était pas praticable pour une si grande masse d’hommes. La guerre et la domination des Turcs avaient transformé en un désert aride cette contrée autrefois si florissante. Il fallut donc envoyer en avant trois mille pionniers pour élargir et redresser les passages difficiles. Après une halte de trois jours, on quitta Nicomédie. Godefroi et Tancrède tenaient toujours la tête do la colonne. On avançait à petites journées à cause de l’encombrement et du mauvais état des chemins : de distance en distance, des croix de fer ou de bois, dressées par les pionniers sur des pieux élevés, servaient de signaux et indiquaient la direction de Nicée. Le quatrième jour après le départ de Nicomédie, et une semaine environ après la levée du camp de Chalcédoine, le duc et son avant-garde arrivaient devant la capitale de la sultanie de Roum. Derrière lui s’étendait jusqu’au rivage de Bithynie l’interminable défilé des troupes armées, des pèlerins et des bagages. Les Provençaux même n’avaient point encore quitté Constantinople. Raimond avait envoyé prier Godefroi de l’attendre à Nicomédie ; mais les chefs s’étaient décidés à poursuivre leur marche, promettant seulement au comte de lui garder sa place dans les lignes de siége autour de Nicée.

La cité de Nicée, antique métropole de la Bithynie, célèbre dans les fastes du christianisme par la tenue du premier et du septième concile œcuménique, était, comme on l’a dit, depuis plus de vingt ans au pouvoir des Turcs Seldjoukides.

La ville, dit Guillaume de Tyr[1], est située au milieu d’une plaine, dans une position extrêmement favorable ; elle est à peu de distance des montagnes, qui l’enveloppent presque de tous côtés. La campagne est riche, le sol fertile, et les vastes forêts qui l’avoisinent lui offrent encore de nombreux avantages. Un lac spacieux la baigne à l’occident. Il facilite les abords de Nicée à diverses contrées limitrophes, et lui sert en même temps de défense en isolant ses remparts. Sur les autres côtés, les murailles étaient ceintes de fossés, toujours alimentés par une quantité de sources et de petites rivières, capables d’opposer de grands obstacles aux assiégeants. Du reste, une population guerrière s’abritait derrière ces fortifications, que la nature et l’art concouraient à rendre formidables.

La sultanie de Roum, dépendance de Nicée, s’étendait depuis l’Hellespont jusqu’à Tarse en Cilicie. Le sultan Daoud ou David, surnommé Kilidj-Arslan (Épée du Lion), était allé, longtemps avant l’arrivée des croisés, recruter dans la Perse et le Khoraçan des armées auxiliaires pour défendre ses États, boulevard de l’islamisme.

Ce fut dans la plaine de Nicée que les divers corps de la croisade, successivement transportés en Asie sur les vaisseaux grecs, se trouvèrent réunis pour la première fois. Les chefs firent un recensement général, qui accusa cent mille chevaliers ou sergents ayant destrier et haubert, et six cent mille combattants à pied, outre l’innombrable multitude des pèlerins sans armes, des femmes, des clercs, etc. Toutes les nations de la jeune Europe étaient représentées dans cette vaste invasion : il y en avait dix-neuf de langues différentes, au dire de Foucher de Chartres[2], un des chevaliers de l’expédition, qui s’en fit plus tard l’historien. On y remarquait même des habitants à demi barbares des lies de l’Océan, qui, débarqués dans les ports de France, au temps de la prédication de Pierre l’Ermite, et n’ayant pu se faire comprendre dans leur idiome inconnu, avaient manifesté leur désir de s’enrôler en plaçant deux doigts l’un sur l’autre en forme de croix.

Les Orientaux donnaient à tous les croisés indistinctement le nom de Francs ; mais, dans la grande armée, les désignations de races étaient maintenues, et les pèlerins de la France royale eux-mêmes se partageaient en deux groupes : le nom de Français n’était proprement appliqué qu’aux habitants du nord de la Loire ; ceux du midi s’appelaient Provençaux[3].

Alexis, résolu à ne pas marcher en personne avec les croisés, leur avait cependant accordé, pour paraître tenir son serment, un petit corps de troupes, qui, sous prétexte de leur servir de guide, avait, ainsi qu’on ne tarda pas à s’en apercevoir, la mission de les espionner et au besoin de traverser leurs projets. Le chef de cette troupe était un certain Tatikios, appelé par les historiens Tatice ou Tatin au nez coupé. On prétendait que cette mutilation était le châtiment de quelque crime. Toujours est-il que ce général se révéla dans la croisade comme un fourbe subalterne, dévoué à la politique ambiguë de son maître, et capable d’en exécuter sans scrupule les plus odieuses combinaisons.

Pendant ce temps, l’empereur lui-même s’était transporté à Pélécane, port du rivage oriental de la Propontide. De là il se proposait d’observer les vicissitudes du drame gigantesque dont le premier acte allait se jouer à quelques lieues de lui[4].

Les colonnes qui dressèrent d’abord leurs tentes devant la place se composaient des Lorrains du duc Godefroi et des Flamands du comte Robert. Les Franco-Normands, puis les Italiens, arrivèrent à leur suite, en l’espace d’un ou deux jours. On était alors au milieu de mai.

Les forces, ainsi juxtaposées, n’étaient guère préparées à exécuter des opérations militaires avec ensemble. Les chefs n’avaient pas eu le temps de concerter un plan d’attaque, que déjà, sur plusieurs points à la fois, on essayait, sans direction et sans ordre, de donner un assaut contre l’importante citadelle aux trois cent soixante-dix tours. Ce formidable appareil de défense n’inspirait aucune inquiétude au baronnage batailleur ni aux vaillantes milices roturières : chacun brûlait de se signaler avant tous les autres par quelque beau fait d’armes. La bravoure primesautière, présomptueuse et fanfaronne de notre race ne s’est jamais démentie !

Beaucoup de chevaliers faisaient caracoler leurs légers destriers, par esprit d’ostentation et de bravade, en vue des remparts, courant et paradant autour des fossés d’enceinte[5], étudiant de près, avec une curiosité naïve et une audace imperturbable, les formes, nouvelles pour eux, des constructions orientales. Les archers eux-mêmes, de simples fantassins, se permettaient ces périlleuses reconnaissances. Isolés ou par groupes irréguliers, ils poussaient jusqu’à portée de trait, visaient les gardiens des tours, et ne se repliaient qu’après avoir vidé leurs carquois. A ces exercices aussi inutiles que dangereux, l’armée essuya des pertes énormes en morts et en blessés. En même temps, soit incurie des pourvoyeurs, soit perfide calcul des Grecs, qui s’étaient engagés à fournir les approvisionnements, la disette commença à se faire sentir[6]. Les chefs arrêtèrent vite ces engagements partiels, qui n’étaient qu’un gaspillage de forces, et organisèrent la marche d’une attaque uniforme. Chaque corps eut son poste assigné dans la ligne d’investissement. Le duc établit à l’est ses Lorrains et les renforts allemands. A côté d’eux, vers le nord, se placèrent les Italiens de Tancrède et de Boémond, puis, en fléchissant vers l’occident, suivaient le quartier des Normands et des Bretons, et celui des Français du centre. Ces derniers s’étendaient jusqu’au bord septentrional du lac Ascanios, dont il a été parlé dans la description de Nicée, et qui couvrait la place vers le couchant. Le pourtour du lac, trop grand pour être enfermé dans le blocus, fut seulement surveillé par des postes détachés. Le sud, entre l’aile gauche de Godefroi de Bouillon et la rive méridionale du lac, fut réservé pour les Provençaux, attardés encore en Bithynie.

Chaque nation se hâta de fortifier son quartier et d’en faire une sorte de camp retranché, capable de soutenir un siége si les croisés étaient pris à revers par l’armée de campagne de Kilidj-Arslan. On vit en peu de jours se creuser des fossés, dont le talus intérieur se hérissa de fortes palissades. Sur quelques points plus importants, on bâtit de véritables murailles. Détail horrible, la pierre et le bois ne suffisant pas à ces travaux, on y employa les ossements des premiers pèlerins des bandes de Pierre l’Ermite, entassés çà et là dans la plaine[7] !

Cependant le sultan ramenait ces auxiliaires au nombre de cinquante mille combattants, tous cavaliers rapides et pourtant couverts de fer[8]. Ces fanatiques, pleins de haine et de dédain pour les chrétiens, enhardis par le souvenir de leur facile triomphe sur la première troupe de pèlerins, doutaient si peu de la victoire qu’ils apportaient des chaînes pour traîner leurs prisonniers dans le Khoraçan. Le sultan s’arrêta et demeura caché sur le sommet des montagnes boisées qui avoisinaient Nicée. De là, invisible mais découvrant la plaine et la ville, il examina le nombre et la distribution des forces ennemies, et étudia le côté le plus favorable à une attaque.

La partie faible était celle de l’ouest et du midi. La libre étendue du lac et la place encore vide du camp des Provençaux offraient une large brèche dans le cercle de fer des bataillons assiégeants. C’est par là qu’il résolut de faire sa jonction avec la garnison. Il fallait la prévenir et lui transmettre des ordres pour qu’elle secondât son mouvement. Deux espions furent chargés de cette mission difficile. Ils descendirent dans la plaine, déguisés en chrétiens. Ils devaient essayer de pénétrer dans la ville en barque, par le lac, après s’être introduits dans les cantonnements des Francs, et avoir observé leurs habitudes et la puissance de leurs ouvrages.

Un jour, le quatrième après l’investissement, les sentinelles des chrétiens aperçoivent, rôdant autour du lac, ces deux émissaires, dont le costume de pèlerins ne justifiait pas les allures suspectes. Ils n’avaient pu trouver une barque pour gagner la ville. On court à eux, on les saisit, et l’un des deux, ayant tenté quelque résistance, tombe aussitôt frappé à mort. L’autre, effaré, se laisse conduire devant les princes, et la crainte des supplices lui fait faire des révélations complètes.

Voici, d’après Guillaume de Tyr, les instructions qu’il portait, de la part de kilidj-Arslan, aux défenseurs de Nicée : Il n’y a pas lieu de craindre beaucoup le peuple barbare et misérable qui vient vous assiéger. Je suis dans votre voisinage avec des forces importantes, et j’en attends de plus considérables encore, qui me suivent de près. Nous allons tous ensemble fondre à l’improviste sur le camp des chrétiens. De votre côté, préparez-vous à seconder mon attaque par une sortie en masse. Ne redoutez pas leur multitude. Ils viennent des pays lointains où le soleil se couche : ils sont exténués par le voyage, et n’ont pas de chevaux capables de soutenir les fatigues de la guerre ; ils ne pourront tenir contre les troupes fraîches que je vous amène. Rappelez-vous avec quelle facilité naguère nous en avons exterminé en un seul jour plus de cinquante mille. Courage donc, et confiance ! Demain, avant le milieu du jour, vous n’aurez plus rien à craindre, et vous serez débarrassés de vos ennemis[9].

L’émissaire du sultan explique que son mettre est caché dans les montagnes voisines, et que le lendemain, comme il l’a annoncé, et dès neuf heures du matin[10], il sera en état de livrer bataille. L’attaque devait être double. Les Turcs, divisés en deux corps, en enverraient d’abord un contre Godefroi, comme polir forcer le passage à la porte d’orient, et en réalité afin d’y concentrer la résistance des croisés. A la faveur de cette diversion, l’antre s’élancerait vers la ville par la porte du midi, située près du lac et insuffisamment défendue par l’aile gauche des Franco-Lorrains, qui serait occupée ailleurs[11]. Une fois entré dans la place, ce second corps la traverserait au galop, sortirait par la porte du nord, et prendrait à dos les ennemis. Cette manœuvre rencontrerait vraisemblablement peu d’obstacles, puisque les corps français, normands et italiens, échelonnés depuis la rive septentrionale du lac Ascanios jusqu’à l’aile droite de Godefroi, n’auraient pas manqué de se porter en masse sur le camp des Lorrains, menacé le premier.

Ainsi il s’agissait d’attirer toute l’armée des pèlerins entre les deux portes d’orient et de septentrion, de l’envelopper là avec cinquante mille hommes d’excellente cavalerie et de la broyer contre les remparts de la place. Dans ce plan, le quartier du duc Godefroi devait supporter tout l’effort de la lutte.

L’espion, épouvanté par le sort de son compagnon, demandait instamment grâce de la vie. Qu’on me garde jusqu’à demain, disait-il, et si je vous ai trompés, je consens à avoir la tête tranchée. Il en vint même jusqu’à implorer le baptême, afin de pouvoir communiquer en frère avec les chrétiens[12]. Les princes furent touchés de ses protestations on émus par ses larmes. On épargna sa vie, mais il fut soigneusement gardé, pendant que, conformément à ses indications, on disposait tout pour le prochain combat. Godefroi dépêche sur-le-champ un courrier vers le comte de Toulouse pour le prévenir du péril et l’engager à accélérer sa marche. Heureusement les Provençaux approchaient ; impatients de prendre leur part de cette grande affaire, ils ne s’arrêtent pas de toute la nuit, et ils arrivent, au lever du soleil, au camp qui leur était assigné.

Il était temps, car à peine avaient-ils dressé leurs tentes, vers neuf heures du matin, que l’armée de Kilidj-Arslan parut au penchant de la montagne. La présence inattendue de Raimond dérangeait le plan du sultan ; l’exécution en fut tout aussitôt modifiée. Couverts de cette armure complète de lame de métal que la chevalerie devait plus tard leur emprunter, avec leurs casques étincelants et leurs boucliers dorés, les Turcs resplendissaient sous les feux du soleil. Soudain leur avant-garde se détache, prend les devants, traverse d’une course rapide la vallée de Nicée et appuie vers le lac. Elle se composait de dix mille hommes de cavalerie légère, maniant avec une prestesse et une vigueur sans égales des arcs de corne d’une prodigieuse portée. Ils poussent droit à la porte du midi, et s’abattent sur les troupes encore mal organisées du comte Raimond. Celles-ci résistent au choc et tiennent bon. Les flèches, terminées par des os pointus, viennent mourir, comme des chalumeaux de paille, contre le solide tissu des hauberts. L’ennemi cherche en vain, ne pouvant les rompre, à les attirer en plaine, pour dégager les abords de la porte. Inutile stratagème, les Provençaux gardent leurs positions sur toute la ligne.

En même temps, des détachements considérables de tous les autres corps accouraient les renforcer. C’était le seul point à couvrir, le sultan ayant renoncé à son mouvement tournant. En effet, voyant l’avant-garde mollir et se replier, il avait lancé tout le reste de ses troupes : le sol tremblait sous cette avalanche de quarante mille cavaliers, dressés sur leurs étriers et le cimeterre au poing. Les chrétiens attendirent d’abord, immobiles, ce nouveau choc. Cependant, au commandement des chefs, ils s’ébranlent à leur tour, mais gravement, les lances droites vers le ciel, et dans un silence farouche[13]. Le légat Adhémar chevauchait à travers les rangs ; à son exemple, une foule d’autres prélats, de prêtres, de moines parcouraient les épais bataillons, excitant et bénissant les soldats du Christ. Soudain, les lances tombent en arrêt, les combattants lâchent les rênes en jetant une clameur terrible ; les destriers, d’un bond, franchissent le dernier espace qui les séparait des Turcs. Les deux tourbillons se heurtent avec fracas, se pénètrent, se mêlent dans un chaos indescriptible. Tout se confond, épées et cimeterres, heaumes et casques à panaches, cuirasses lisses et hauberts maillés : les pennons armoriés des seigneurs féodaux flottent au milieu des brillantes bannières turques. Les deux armées, s’étreignant l’une l’autre, semblent n’en faire plus qu’une. Dans un nuage de poussière, parmi les cris de fureur ou d’angoisse, les gémissements des mourants et les cris de ralliement proférés en vingt langues différentes des combattants d’un même parti se reconnaissent à peine. Durant plusieurs heures, la mêlée aveugle continua, sans trêve ni merci, son œuvre de carnage. L’ardeur belliqueuse des Francs, exaspérée par l’enthousiasme religieux, n’avait aucun frein. On répétait de toutes parts : A mort ! à mort ! pas de quartier ![14] Les plus puissants barons, entre autres les comtes de Flandre et de Normandie, l’intrépide Tancrède, tenaient la tête de leurs troupes et faisaient dans les rangs ennemis d’affreux ravages. Mais ceux qui décidèrent surtout le gain de la bataille, ce furent Godefroi et Boémond. Galopant en tous sens, leurs larges épées, promenées à droite et à gauche, abattaient sur leur passage de longues files de cadavres mutilés[15] !

Les Turcs n’avaient pas tardé à reconnaître qu’ils avaient affaire à de tout autres ennemis que les premiers pèlerins. Aux élans d’une présomptueuse audace succéda bientôt chez eux l’âpre courage du désespoir ; mais ce fut en vain. Rien ne pouvait résister à ces guerriers d’Occident armés de foi au dedans et de fer au dehors[16]. A la nuit, l’armée de Kilidj-Arslan fuyait en désordre dans les montagnes, d’où elle était venue le matin en si imposant appareil. Quatre mille infidèles jonchaient le champ de bataille.

Les vainqueurs, qui n’avaient pas perdu moins de deux mille hommes, déshonorèrent leur triomphe par des actes d’une barbarie inutile, imitée des usages musulmans. Ils coupèrent les têtes des morts et des blessés, et les attachèrent aux arçons de leurs selles. Tout le camp applaudit à ces horribles trophées. Les machines de guerre, dressées devant les remparts, en jetèrent un grand nombre dans l’intérieur de la place ; et ce témoignage de la défaite du sultan mit la consternation et le découragement dans la garnison turque. Mille autres têtes, enfermées dans des sacs, furent envoyées à l’empereur. En voyant s’affirmer la supériorité des croisés, le prudent Alexis resserra avec eux son alliance. Il leur fit parvenir à pleins chariots de somptueux présents. Par son ordre, des vaisseaux grecs apportèrent pour leur approvisionnement, au port voisin de Civitot, aujourd’hui Ghio, des denrées de toute espèce : des grains, de la viande, du vin, de l’huile et de l’orge[17]. L’abondance reparut après une longue disette sous les tentes des pèlerins.

Grâce à ce secours et à la sécurité que leur donnait la destruction de l’armée ennemie, ils poursuivirent avec plus d’activité et d’ensemble les travaux du siége.

Une des causes qui en retardèrent la marche et qui devaient souvent, par la suite, paralyser, jusqu’à la compromettre, la grande expédition, c’était l’absence d’un chef unique. La direction générale appartenait au conseil des princes, c’est-à-dire des grands feudataires, vassaux immédiats des couronnes d’Occident, dont chacun avait groupé autour de sa bannière suzeraine le baronnage et les contingents roturiers d’une province. C’est dans ce conseil, en quelque sorte fédéral, que se discutaient et se décidaient, à la pluralité des suffrages, les affaires importantes. Quant à l’exécution, nul seigneur n’était spécialement délégué pour la diriger, et ne possédait à cet effet une autorité réelle sur ses pairs féodaux.

L’influence latente attachée à un nom, à une réputation ou à un caractère, et que les assemblées délibérantes subissent toujours plus ou moins à leur insu, semble avoir appartenu d’abord, tantôt à la dignité religieuse du légat Adhémar, tantôt à la vieillesse expérimentée du comte de Saint-Gilles, tantôt à l’éclat du sang royal qui constituait pour Hugues de Vermandois son unique titre au surnom de Grand, tantôt enfin à l’ascendant d’une bravoure héroïque, jointe à une haute sagesse, qui faisait de Godefroi un oracle dans les discussions et un modèle de chevalerie sur le champ de bataille. Car ce n’est que graduellement, à mesure que des circonstances difficiles mirent plus en relief ses rares qualités personnelles, que le duc de Lorraine arriva à être de fait, sinon de titre, comme l’appelle un historien[18], le chef des conseils, le guide des pèlerins.

Donc, au siége de Nicée, il n’y avait point de tactique commune. Les princes des différentes nations organisaient les moyens d’attaque à leur guise, et sous leur propre responsabilité. C’étaient en général les flottilles de Gènes ou de Pise, mouillées dans les ports voisins de la Propontide, qui fournissaient les constructeurs d’engins de guerre, nommés dès ce temps-là engigneurs ou ingénieurs. Le passage suivant d’un vieil historien montre la nature et le jeu de ces machines, d’un art bien primitif :

Parmi les princes, les uns dirigeaient des mangoneaux pour battre en brèche les remparts et les tours ; d’autres faisaient fabriquer des béliers en fer... Un jour, tandis que la plupart des chefs dressaient des engins de différentes espèces devant les murailles, Henri de Hache et le comte Hermann, un des plus grands seigneurs d’Allemagne, firent construire à leurs propres frais, en poutres de chêne, une machine appelée renard. Ils la revêtirent ensuite d’une forte enveloppe en osier, pour protéger contre les projectiles les travailleurs chargés de percer la muraille. Lorsque toutes les pièces en furent bien reliées, vingt chevaliers et deux princes s’y introduisirent, et un grand nombre de pèlerins, réunissant leurs efforts, la poussèrent vers le rempart. Mais cahotée par les inégalités du terrain, fracassée par les blocs de rocher que les assiégés faisaient pleuvoir sur sa toiture, elle s’affaissa avec fracas, ensevelissant sous ses ruines tous ceux qui y étaient en fermés[19].

De semblables accidents, sans doute fréquents, ne refroidissaient point les courages ; ils étaient vite réparés. Une forêt voisiné fournissait en abondance le bois nécessaire, et il ne manquait pas dans l’armée de charpentiers et d’artisans habiles à travailler le fer. Ces travaux lents et méthodiques, qui pouvaient seuls procurer le succès du siége, répugnaient cependant an caractère pétulant des barons de France. A plusieurs reprises, on en vit, véritables chevaliers d’aventure, tenter imprudemment l’assaut, et la fin malheureuse de tous ces vaillants hommes montra qu’il n’y avait d’espoir que dans le jeu des machines. Chacun des chefs en avait fait construire une, et la manœuvrait sur le point dont l’attaque lui était confiée[20]. Toute l’enceinte de Nicée était ainsi battue par les mangoneaux et les pierriers ; en même temps, abrités dans des tours roulantes, sous des toitures de merrain recouvertes d’osier, des escouades de mineurs traversaient les fossés comblés avec des blocs de rocher ou des abatis de bois, s’approchaient des remparts et s’efforçaient d’y pratiquer des trouées à grands coups de pics et de béliers à tête de fer.

Cinq semaines s’étaient déjà passées en préparatifs et en travaux d’art, marquées seulement de quelques petits combats de détail, qui fournissaient aux preux l’occasion de signaler leur audace, sans faire avancer la grande entreprise. Ni le courage ni les ressources ne paraissaient baisser du côté des assiégés. C’est alors seulement que les chrétiens s’aperçurent que la ville renouvelait par le lac ses approvisionnements en vivres et en armes. Il fallait à tout prix fermer cette issue, mais ils n’avaient aucune embarcation. Les princes en obtinrent de l’empereur, et les envoyèrent chercher au port de Civitot, sur les chariots des bagages. Quelques-uns de ces bateaux pouvaient contenir jusqu’à cent hommes, et il fut nécessaire de les démonter et d’en charger les pièces sur deux ou trois chariots. On trama ces lourds véhicules pendant l’espace de sept milles au moyen de courroies et de cordes auxquelles étaient attelés non seulement des chevaux, mais même des hommes. L’opération fut accomplie en une seule nuit, au milieu du plus profond silence. Le matin, les Turcs de Nicée virent avec terreur le lac couvert d’une flottille chrétienne. Les chevaliers de France étaient de médiocres marins, mais l’un des navires était monté par des Turcopoles grecs, excellents archers, habitués à combattre sur l’eau. Grâce à eux, le blocus fut complet[21].

Le conseil se préoccupa dès lors de livrer un assaut général, et de toutes parts les machines firent rage contre les courtines et les tours. Les capitaines rivalisaient à qui aurait ouvert une brèche le premier.

Vers la porte du midi s’élevait une tour plus haute et plus forte que les autres. Elle protégeait le palais où Kilidj-Arslan avait laissé sa femme et ses enfants. Le comte de Toulouse la faisait battre sans relâche depuis plusieurs jours par des pierriers d’une puissance extraordinaire, et cependant les solides assises de la construction avaient tenu bon jusque-là. Enfin, le jour même où l’enceinte tout entière retentissait du fracas des projectiles, la tour du midi, ébranlée peut-être par la commotion des ouvrages voisins, présenta quelques crevasses. Aussitôt le reste de l’armée se joint aux Provençaux pour en achever la destruction ; de nouveaux mangoneaux lui sont opposés, et d’intrépides mineurs s’avancent, sous une galerie couverte, pour en saper les fondements. Les Turcs épouvantés font pleuvoir, du haut des remparts, sur les travailleurs, des flots d’huile bouillante et des étoupes enduites de poix enflammée. La carapace d’ais et de claies prend feu, se consume, et les chrétiens sont forcés à la retraite, quand ils avaient déjà pratiqué une brèche suffisante pour le passage de deux hommes.

Parmi les défenseurs de la place occupés sur la muraille à empêcher par mille stratagèmes l’approche des assaillants, on remarquait un Turc d’un aspect farouche, d’une grande taille et d’une force prodigieuse. Maniant l’arc avec une adresse redoutable, il tenait en échec, presque seul, le vasselage de Godefroi de Bouillon : il provoquait les chrétiens dans leur langue, qu’il parlait quelque peu, et il les appelait couards. On eût dit qu’un sortilège le rendait invulnérable, car les flèches sifflaient autour de sa tête, s’enfonçaient même dans son armure, et il demeurait impassible. A la fin, fier de la terreur qu’il inspirait, il poussa la bravade jusqu’à rejeter son bouclier et à présenter aux coups de l’ennemi sa poitrine découverte. Le duc de Lorraine saisit alors une arbalète, s’approche, abrité par deux pavoiseurs, et décoche un carreau qui va percer de part en part le géant. Il chancelle et tombe lourdement au pied de la muraille : une immense acclamation salue ce nouvel exploit du plus vaillant des princes croisés.

La nuit mit fin au combat avant que les mineurs eussent pu reprendre leurs travaux à la base de la tour du midi.

Le lendemain matin, les chrétiens consternés virent que leur brèche n’existait plus. Les Turcs l’avaient bouchée pendant la nuit, en entassant à l’intérieur de la tour d’énormes blocs de maçonnerie. L’œuvre entière des assaillants était à recommencer.

Alors le cœur manqua aux plus braves, et personne n’était plus disposé à attaquer ces remparts, qui renaissaient de leurs ruines comme par enchantement. Après plusieurs jours d’anxiété, on vit se présenter au conseil un ingénieur lombard, qui offrit d’abattre la fatale tour avec une machine de son invention, ne demandant qu’à être indemnisé de ses dépenses. On l’accueillit, et on mit à sa disposition tous les ouvriers de l’armée. Bientôt il eut construit une nouvelle galerie, revêtue de claies solidement agencées, et dont la couverture, au lieu d’être horizontale, formait un plan incliné. Remplie de mineurs bien pourvus d’armes défensives, elle fut roulée jusqu’à la base de la tour. En vain les Turcs y jettent d’en haut des pierres et des matières enflammées : tous les projectiles glissent sur la pente du toit, et les chrétiens poussent la sape avec autant de sécurité que d’ardeur. Ils creusent la terre, dégagent les fondations et en détachent de grosses pierres, immédiatement remplacées par de forts étançons de chêne, pour empêcher l’écroulement partiel de l’édifice. A la fin, un large pan de mur, entièrement suspendu sur le vide, ne reposait plus que sur une espèce d’ouvrage en pilotis. L’ingénieur lombard qui avait conduit toute l’opération fait remplir l’excavation béante d’un entassement de paille, de roseaux et d’étoupes, auquel il met le feu ; puis il emmène ses auxiliaires, toujours abrités dans leur cage roulante.

Au milieu de la nuit, la ville et le camp furent subitement réveillés par une secousse violente du sol, accompagnée d’un craquement épouvantable. On eût dit d’un coup de foudre répondant à un tremblement de terre. C’était la tour du midi qui s’écroulait[22].

Dès lors Nicée n’avait plus aucune chance de résistance. Voulant se dérober aux horreurs d’un assaut da sultane chercha à s’enfuir, cette nuit-là même, par le lac, avec ses deux fils. Mais la flottille chrétienne arrêta les fugitifs. Ce dernier malheur acheva de désespérer la garnison, et la détermina à solliciter des princes une capitulation. Tatice au nez coupé en transmit aussitôt la nouvelle à l’empereur, qui envoya, pour négocier, son familier Boutoumitès. Soit à l’insu des chefs croisés, soit qu’il eût obtenu par ruse les pleins pouvoirs du conseil, ce Grec alla seul parlementer dans la ville, et servit habilement les vues politiques de son maître. Il représenta les Francs comme des barbares et des fanatiques, incapables de traiter avec modération les vaincus, et prêts, par amour du pillage, à saccager la ville si on la remettait entre leurs mains. Ils avaient, disait-il, d’autant moins de raisons de l’épargner et de s’intéresser à sa prospérité, qu’elle était trop éloignée du royaume qu’ils se proposaient de fonder en Palestine, et qui était l’unique but de leur armement. Il les pressa vivement de se rendre à Alexis, qui, par politique autant que par générosité, devait leur assurer les conditions les plus avantageuses. La cité de Nicée, en revenant à l’empire dont elle avait été démembrée depuis peu, ne serait pas soumise ; elle serait incorporée à un État puissant, auquel ses traditions et ses mœurs la rattachaient. Elle devait trouver dans son nouveau maître non un conquérant, mais un protecteur.

Ces considérations ne pouvaient manquer d’être d’un grand poids sur les habitants indigènes. Aux Turcs, réellement maîtres de trancher la question, et à qui l’issue importait plus encore qu’aux Nicéens, il fit valoir la clémence de son souverain : il leur promit, clause à peu près inouïe alors dans un traité de cette nature, non seulement la vie, mais la liberté. Aussi obtint-il facilement gain de cause, et les étendards de Byzance remplacèrent, le jour même, sur les remparts de la ville le drapeau noir des Seldjoukides[23]. C’était le 20 juin 1097. La seule satisfaction que Boutoumitès stipula au profit des véritables vainqueurs, les croisés, ce fut la remise de tous les prisonniers chrétiens faits par les infidèles.

La garnison turque, immédiatement remplacée par des troupes grecques, fut dirigée sur Pélécane, où l’empereur avait déjà reçu la femme et les enfants de Kilidj-Arslan. Il témoigna à ses captifs de tout rang beaucoup d’égards, et, peu de jours après, il leur rendit la liberté, sans rançon ni condition d’aucune sorte. Faut-il voir dans cette mesure, comme l’ont fait la plupart des chroniqueurs latins, le dessein perfide d’accroître le nombre des ennemis des croisés ? Il est plus vraisemblable de supposer qu’Alexis, incapable, à coup sûr, d’accomplir gratuitement une bonne action, se proposa, par ce rare exemple de générosité, de déterminer les autres villes qui seraient postérieurement assiégées à se rendre à lui plutôt qu’aux Francs. Bien qu’aux termes de ses conventions avec les princes ceux-ci dussent lui restituer tous les pays enlevés par les Musulmans au sceptre de ses prédécesseurs, il attachait une grande importance à les recouvrer ainsi directement, sans avoir l’air de les devoir à la libéralité de ses alliés. Cette combinaison ne flattait pas seulement son orgueil, elle lui permettait d’éluder ses propres engagements, ainsi qu’il le fit pour Nicée. Il avait juré de laisser aux croisés, en indemnité de leurs fatigues, le butin des villes qu’ils lui rendraient après les avoir prises. Sous prétexte que la reddition de Nicée avait été faite à ses officiers, il prétendit ne rien devoir aux soldats qui avaient réduit la place à la nécessité de capituler. Il n’était pas homme cependant à s’aliéner maladroitement d’aussi utiles auxiliaires, en train de restaurer son empire sans qu’il lui en coûtât ni périls ni fatigues. Il envoya aux chefs de riches présents. La menue gent eut beau, après cela, réclamer la part de récompense que lui assuraient les traités ; la plupart des barons, personnellement satisfaits, ne prêtèrent aucune attention aux criailleries des roturiers. Godefroi et quelques autres des plus sages reconnurent bien que les plaintes étaient fondées ; mais ils s’appliquèrent à les calmer et à éviter des démonstrations stériles, qui ne pouvaient, en ce moment, que manifester l’impuissance du peuple pèlerin à se faire justice. Ils se réservaient de profiter de la leçon pour l’avenir.

Après une semaine de repos, le 29 juin, l’armée quitta le camp de Nicée, et reprit sa marche vers la Syrie[24]. Elle partit tout entière, ne prenant pas même le soin de maintenir ses communications ouvertes avec l’Europe, en plaçant des postes d’observation sur ses derrières. Il est à remarquer que les chefs de la première croisade, quelle que fût d’ailleurs leur valeur individuelle, ne montrèrent jamais dans la conduite de l’expédition aucun souci des précautions ordinaires de la stratégie. Ils se mirent donc à marcher devant eux sans trop savoir où, se laissant guider par le Grec Tatice.

Ce n’est pas qu’ils eussent confiance dans cet officier d’Alexis au point de s’en rapporter à sa vigilance du soin de leur salut commun ; mais ils se croyaient absolument maîtres désormais de la situation dans toute l’étendue de la sultanie de Roum. Ils comptaient n’y avoir plus à lutter que contre des forces inertes, les embarras, à vrai dire considérables, du climat et du sol : les accablantes chaleurs, la disette d’eau et la difficulté des chemins, à peine tracés, à travers des contrées montagneuses, et où une longue série de guerres intestines avait interrompu toutes les relations de la vie civilisée. Chemin faisant, ils s’occupaient de christianiser sommairement le pays, en brûlant les mosquées ou en les convertissant en églises ; et, n’ayant pas trouvé d’abord d’ennemis pour s’opposer à ces exécutions, ils s’imaginèrent qu’ils n’avaient plus rien à craindre, et qu’ils avaient anéanti devant Nicée toutes les forces dont l’islamisme pouvait disposer dans l’Asie Mineure.

Cette illusion devait peu durer. Les Turcs avaient, en effet, disparu des environs de Nicée ; mais ce peuple, pour qui ses nouvelles conquêtes n’étaient qu’une sorte de campement, de poste avancé où il conservait une organisation militaire, s’était simplement replié devant les croisés, afin de fondre sur eux en plus grandes masses au moment favorable. Kilidj-Arslan, à la tête de près de deux cent mille hommes réunis de tous les points de son vaste empire, se tenait aux aguets dans les montagnes de la petite Phrygie. Informé de tous les mouvements des chrétiens par un espionnage incessant, il les suivait à une faible distance, sans que rien leur fit soupçonner ce terrible voisinage. Il comptait sur leur aveugle sécurité pour leur faire bientôt expier sa récente défaite. Il n’en attendit pas longtemps l’occasion.

Après avoir marché pendant deux jours en une seule colonne, les chrétiens bivouaquèrent, le soir du 30 juillet, au bord d’un cours d’eau, près d’un pont, au lieu appelé Leucæ[25]. Le lendemain, sans doute pour éviter la chaleur, on leva le camp dès l’aube, et avant même qu’il fit complètement jour. Au milieu de la pénombre qui régnait encore, les troupes, en sortant du pont, se partagèrent en deux corps, qui prirent chacun une direction différente. Tandis que Godefroi, Raimond, Adhémar, Hugues le Grand et le comte de Flandres se dirigeaient à droite et entraient dans la plaine de Dorylée, les Normands de France et d’Italie, commandés par Robert Courte-Heuse, Boémond et Tancrède, appuyèrent vers la gauche. Cette séparation fut-elle accidentelle et causée seulement par l’obscurité du crépuscule ? Les seigneurs normands le prétendirent plus tard, pour atténuer la responsabilité de l’immense péril où leur imprudente manœuvre plaça leurs compagnons d’armes. Mais on crut généralement qu’ils s’étaient écartés volontairement, peut-être à cause de la difficulté qu’ils avaient déjà éprouvée à trouver des vivres en suivant le chemin commun, peut-être aussi par un secret sentiment d’amour-propre, qui leur fit chercher des entreprises dont ils auraient toute l’initiative et tout le profit. Cette supposition parut d’autant plus plausible que ce prétendu hasard avait justement réuni des princes qui appartenaient tous à la race fière et aventureuse des Normands.

Vers trois heures du soir, ils dressaient leurs tentes, à deux milles seulement du campement du premier corps, dans la vallée de Dogorgonhi ou Ozellis. Établi au milieu d’abondants pâturages, adossé du côté du nord à la montagne In-Eengui, le bivouac avait pour défenses naturelles, d’une part une rivière coulant de l’ouest à l’est, et de l’autre un marais couvert de roseaux. Il offrait à la fois la fraîcheur et la sécurité. Cependant, dans la soirée, les vedettes signalèrent au loin l’apparition d’éclaireurs ennemis. Les chefs, sur cet avis, prirent quelques dispositions de combat ; mais le calme ne fut pas troublé de toute la nuit, et l’armée goûta un profond repos.

Le lendemain, dès la pointe du jour, les coureurs annoncèrent d’une manière certaine l’approche des Turcs, et bientôt on vit les escadrons du sultan se déployer sur les hauteurs, au delà de la petite rivière. A l’appel des sentinelles, qui, de loin en loin, se renvoyaient le cri : Aux armes ! le camp des chrétiens fut sur pied en un instant. Guidés par le son des cors, des busines[26] (trompettes), des tambours, les bataillons se formaient à la bête sous les bannières de leurs chefs respectifs.

Boémond, investi par la nécessité du commandement en chef, organisait activement les lignes de défense. Il fait placer d’abord au centre de ses positions les femmes, les enfants, les malades. Abritée déjà par le marais dont on a parlé, cette retraite était entourée de tous les autres côtés par des chariots et par une enceinte de palissades, faites avec les pieux des tentes. En avant de ce rempart, il masse deux corps de cavalerie, sous les ordres, l’un du duc de Normandie, l’autre de Tancrède, puis déploie sur les flancs les archers, les frondeurs et les arbalétriers, qui composaient les troupes d’infanterie. Lui-même il occupe une hauteur d’où il peut dominer le champ de bataille, diriger l’action et soutenir les corps engagés. A sept heures du matin, toutes les mesures défensives étaient prises du côté des chrétiens. Une forêt de lances bordait la rivière étroite et facilement guéable, dont il s’agissait pour les Turcs de forcer et pour les chrétiens de fermer le passage.

L’avant-garde du sultan fut bientôt à portée de trait. Le gros de l’armée s’échelonnait derrière elle au penchant de la montagne. La vue de cette masse imposante causa autant d’étonnement que d’effroi aux guerriers d’Occident La bataille donnée quinze jours auparavant près de Nicée ne les avait qu’imparfaitement familiarisés avec la manière de combattre de leurs ennemis, qui, à la suite d’une attaque plus présomptueuse que méthodique, s’étaient promptement débandés. Cette fois, les croisés allaient assister à tout l’appareil de la tactique orientale. Les deux cent mille hommes de Kilidj-Arslan montaient des chevaux agiles et vigoureux. Armés seulement du cimeterre et du petit arc de corne, ils présentaient le plus étrange contraste avec la cavalerie plus pesante des chrétiens, brandissant de fortes lances de frêne et battant les flancs des destriers d’une large épée à deux tranchants. Les belles armures métalliques des Turcs, réfléchissant, dans la profondeur infinie de leurs lignes de bataille, les premiers rayons du soleil, achevaient de leur donner un aspect formidable. Soudain ils poussèrent une clameur farouche qui, mêlée aux hennissements des chevaux et au vacarme des trompettes à des tambours, couvrit les commandements militaires des Francs. En même temps le ciel fut obscurci d’un nuage de flèches. Les gens de trait de l’armée normande, tous fantassins, ripostèrent vainement : leurs javelots ne pouvaient atteindre ces hardis cavaliers qui, leurs carquois vides, se dérobaient avec la rapidité de l’éclair derrière un nouveau front d’attaque, prêt lui-même à exécuter une décharge non moins sapide, pour imiter aussitôt la même évolution en démasquant d’autres tireurs.

Les chevaliers normands, coiffés du heaume de fer, l’écu tendu en avant du visage et de la poitrine, les membres protégés par le haubert, supportaient sans trop de pertes cet incessant ouragan de projectiles ; mais les chevaux tombaient en grand nombre : quelques-uns, plus ou moins grièvement blessés, se cabraient, bondissaient à travers les rangs et y jetaient la confusion.

La tactique des Turcs, qui était de harceler l’ennemi pour l’obliger à prendre l’offensive et lui faire quitter ses positions, ne tarda pas à leur réussir. Après avoir essuyé quelque temps, immobiles mais la rage au cœur, les décharges des archers musulmans, les corps de Tancrède et de Robert, impatients de prendre part à une lutte active, s’ébranlent, se forment en colonne, passent la rivière, et se précipitent, lance baissée, contre les escadrons turcs. Devant cet élan furieux et aveugle, ceux-ci s’écartent, se dérobent, se replient, se dispersent, se rallient sur mille points, lâchent leurs flèches en fuyant, tourbillonnent de tous côtés, et sont partout insaisissables. Les lances, les lourdes épées de la chevalerie s’agitaient et tournoyaient dans le vide. Cette mêlée sans combat a dans un instant détruit tous les avantages du plan de Boémond : la rivière dégarnie laisse le camp à découvert. Pendant que les Français et les Italiens sont répandus en désordre sur un vaste champ de bataille, le sultan lance une troupe légère qui passe le gué et pénètre jusqu’à l’enceinte des chariots, gardée par les réserves de fantassins. En se voyant tournée, la chevalerie revient sur ses pas, serrée alors de près par les masses compactes de l’ennemi, obligée à une lutte corps à corps, et s’ouvrant à grands coups d’épée un passage parmi les escadrons turcs qui essaient de l’envelopper. Elle rentre au camp en tumulte, pêle-mêle avec l’ennemi. Irrésistiblement refoulée vers le retranchement qui formait son dernier asile, elle bouscule, en y arrivant, les lignes des fantassins, les foule aux pieds, les écrase et contribue elle-même à achever le désastre de l’armée chrétienne.

Dans cet étroit espace, où piétons, cavaliers, femmes, vieillards, se trouvaient confondus, la cohue était affreuse et la panique lamentable. Plus de cent mille archers y faisaient pleuvoir des flèches empoisonnées ; mais ils ne parvinrent pas à rompre la muraille vivante que leur opposaient les chevaliers. Le camp resta ainsi cerné, criblé jusqu’à midi.

Cependant, dit un témoin de cette scène[27], notre attitude, que les Turcs attribuaient à l’audace, n’était, au contraire, que l’effet de la peur. Pressés les uns contre les autres comme des moutons dans une bergerie, l’effroi nous tenait immobiles. L’air retentissait des cris féroces des assaillants et des cris de détresse des enfants et des femmes. Désespérant d’échapper vivants, nous nous recommandions à la miséricorde divine. Il y avait parmi nous quatre évêques et beaucoup de prêtres. Tous, revêtus d’ornements blancs, chantaient et priaient avec larmes, et une foule des nôtres se précipitaient à leurs pieds pour se confesser.

Les femmes allaient au péril de leur vie relever les blessés, et les soignaient sous les tentes ; d’autres puisaient de l’eau au marais voisin pour désaltérer les preux qui soutenaient l’effort de toute l’armée ennemie. On raconte que beaucoup parmi les plus jeunes d’entre elles, affolées de terreur au point d’abjurer leur foi et leur vertu, se paraient de leurs plus beaux atours, dans l’espoir de charmer les vainqueurs et d’éviter la mort en se dévouant à la vie des harems !

Cependant Boémond, à la tête du troisième corps, dont il avait su maîtriser l’ardeur lors de la charge imprudente de ses compagnons au delà du fleuve, s’efforçait d’arrêter, de couper le flot grossissant des envahisseurs et de dégager le camp. Il avait rallié autour de lui quelques débris des deux premières troupes, échappés par une prompte retraite au mouvement tournant des escadrons ennemis. Il faisait sur les flancs et sur les derrières de l’armée du sultan une diversion puissante, qui permit aux chrétiens vaincus de prolonger jusqu’au milieu du jour leur résistance. Tancrède le secondait avec son impétueuse bravoure. A un moment, le jeune chevalier parvient même à réoccuper le mamelon où son oncle s’était posté le matin : il intercepte ainsi la communication entre les deux camps. Mais la poignée de vaillants hommes qui l’entourait se voit aussitôt assaillie par une troupe innombrable de Turcs. Ce monticule devient le théâtre d’un affreux carnage. Les Turcs suspendent à l’épaule les arcs qu’ils ne peuvent manier à si petite portée : tendus sur le cou de leurs chevaux, se couvrant la poitrine d’un petit bouclier rond et échancré, brandissant le cimeterre, ils cherchent à se frayer un passage dans les rangs pressés des Italo-Normands Ceux-ci, abrités derrière leurs écus, opposent les mille pointes de leurs lances, dont la longueur maintient toujours à distance la première ligne des ennemis. Chaque coup de lance, poussé par une main ferme, désarçonne et fait rouler au bas du mamelon un cavalier musulman. Impuissants à franchir cette barrière vivante et meurtrière, les ennemis reculent de quelques pas et ressaisissent l’arc. De nouveaux renforts leur arrivaient à chaque instant ; le mamelon est criblé d’une grêle de flèches ; les chrétiens ont beau faire au-dessus de leur tête une sorte de toiture avec leurs écus, le tir habile et incessant de l’ennemi les décime. Tancrède voit tomber près de lui son frère Guillaume, blessé à mort ; tout autour la plaine était jonchée de cadavres : plus de quatre mille croisés avaient déjà trouvé limon dans cette fatale journée. Pour comble, l’avant-garde de Kilidj-Arslan venait enfin de forcer l’enceinte des chariots : les Turcs, maîtres de cette position si longtemps disputée, s’y enivraient de carnage. Les hurlements de joie du vainqueur, les cris sinistres des femmes et des enfants égorgés remplissaient l’air. Déjà une longue file de captives, poussées par des escortes brutales, s’acheminaient vers le camp du sultan, chargées de leurs propres dépouilles et de celles de leurs frères immolés.

A cette vue, les soldats de Tancrède, épuisés de fatigue, ne conservant nul espoir de salut, lâchent pied et abandonnent le mamelon.

Mais en ce moment même on entend derrière les collines retentir un cri immense : Dieu le veut ! De nouvelles bannières féodales apparaissent sur les hauteurs. C’était Godefroi, suivi de quarante mille hommes de troupes fraîches.

Boémond avait dès le matin envoyé un messager à sa recherche pour l’avertir de la bataille. Laissant aux fantassins la garde du camp, toute la cavalerie était partie au galop vers la vallée de Dogorgonbi ; à sa tête marchaient, avec le duc de Lorraine, ses deux frères, le comte de Flandre et Hugues de Vermandois. Tous, hauts barons ou modestes vassaux, couraient à ce carnage comme s’ils eussent été conviés à un délicieux banquet[28].

Le soleil était à la moitié de sa course, lorsqu’on vit étinceler leurs armes au sommet de la montagne qui dominait le champ de bataille. Leur cri de guerre, répété par toutes les compagnies normandes, frappe les Turcs de stupeur. En un instant les vaillants hommes de Lorraine et de Provence, descendant en lignes pressées, la lance en arrêt, ébranlent la vallée sous le galop rapide de leurs quarante mille destriers ; ils entrent dans la mêlée comme un tourbillon.

En voyant leur élan, Kilidj-Arslan, malgré l’énorme supériorité numérique de ses forces, reconnaît l’impossibilité de leur tenir tête. Il rallie à la hâte ses escadrons victorieux, leur fait franchir la rivière et gravir, avec une merveilleuse rapidité, les montagnes, de l’autre rive, qui étaient encore couronnées de ses réserves. De ces positions élevées, il pensait braver l’attaque des Francs et couvrir les convois de butin et de prisonniers dirigés sur son camp.

Mais rien ne pouvait arrêter l’impétuosité des soldats de Godefroi. Témoins des désastres de leurs frères, animés par les exhortations des prêtres, excités par les cris de vengeance des femmes, ils brûlent de laver dans le sang des infidèles la honte momentanée du nom chrétien. Leur ardeur relève et transporte ceux même qui, aux prises depuis l’aurore avec l’ennemi, semblaient, un instant auparavant, exténués de fatigue.

Aussitôt qu’ils ont pu se reconnaître sur le terrain évacué par les Turcs, les princes organisent l’ensemble des troupes. Raimond et ses Provençaux occupent le centre ; Godefroi, avec les comtes de Flandre et de Blois, commande l’aile droite ; l’aile gauche, sous les ordres de Boémond, de Tancrède et de Robert Courte-Heuse, se compose des Normands et des Italiens. La direction de l’arrière-garde, corps de réserve et d’observation, est conférée au chevaleresque et prudent évêque du Puy.

Le front tout hérissé de fer de la nouvelle armée s’ébranle tout à coup, au bruit tumultueux des instruments et au cri de : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Ils passent en bon ordre le fleuve, traversent la plaine sans le moindre arrêt, et commencent à escalader la montagne. Dans cette course ardente, la fumée qui s’élevait des flancs des destriers enveloppait les bataillons comme un nuage. Les Turcs, silencieux, immobiles, regardaient monter cette marée d’hommes. La lassitude, une sorte d’effarement stupide, la position resserrée du terrain des empêchent de recommencer les brusques et rapides évolutions qui les avaient si bien servis lors de la première charge des Normands. Ils essaient cette fois de faire face aux assaillants en les criblant de flèches. Mais les croisés montent toujours. Ils abordent le plateau, accablent d’un choc irrésistible la profonde masse des musulmans, et l’enfoncent sur toute la ligne. Leurs longues lances plongent et replongent dans cette cohue. Impossible aux Turcs de se dérober au massacre par une dispersion simulée, suivant leur tactique habituelle, pour reprendre position sur un point plus favorable : ils avaient été tournés et enveloppés par le corps du légat Adhémar ! Il ne reste qu’à tenter une fuite désordonnée à travers les rochers. Confiants dans l’agilité de leurs coursiers, à qui l’éperon était inconnu et qu’ils excitaient à grands coups de rênes, ils s’y lancent, mais n’y trouvent point le salut. Godefroi et ses compagnons les poursuivent, les talonnent sans merci, la lance dans les reins, ne leur laissant pas le temps de se reformer de distance en distance et de lâcher, par une subite volte-face, leur redoutable pluie de flèches.

La poursuite effrénée, inexorable, ne se ralentit pas pendant l’espace de deux lieues, jusqu’au camp de Kilidj-Arslan, où les fuyards ne mirent pas même pied à terre. Les chrétiens s’y arrêtèrent haletants, épuisés, rassasiés aussi de carnage. Leur revanche durait depuis près de trois heures : ils avaient fait mordre la poussière, si l’on en croit quelques historiens, à plus de vingt mille Turcs, dont trois mille officiers. De leur côté les pertes étaient considérables : on comptait quatre mille morts, mais presque tous gens du menu peuple, de l’un et de l’autre sexe, appartenant à la masse des pèlerins, ou à ces compagnies de milices roturières qui n’avaient point les armures protectrices de l’homme noble.

Le succès final des croisés, après les terribles péripéties de cette journée, tient du prodige, surtout quand on songe qu’à plus de cent cinquante mille Sarrasins, admirablement armés et équipés, ils ne purent opposer, même à l’arrivée de Godefroi, plus de cinquante mille combattants. La bravoure audacieuse des infidèles, l’étrangeté de leur armement, inconnu des Occidentaux, leur tactique nouvelle et pleine d’imprévu : tout concourait, avec leur nombre, pour les rendre invincibles. Leurs ennemis triomphants ne leur marchandèrent point le témoignage d’une admiration naïve. Les Francs eux-mêmes, dit Guibert de Nogent, reconnaissent qu’ils n’ont vu nulle race d’hommes qui puisse être comparée à celle des Turcs, pour la finesse de l’esprit et pour la vaillance. Ils furent presque réduits au désespoir par l’étonnement que leur causèrent les armes dont ceux-ci se servaient, et dont les nôtres n’avaient jusque-là aucune connaissance. Les Francs ne pouvaient non plus se faire une idée de leur dextérité dans le maniement des chevaux, et de la promptitude avec laquelle ils évitent les attaques et les coups de leurs ennemis, ayant l’habitude de ne combattre et de ne lancer leurs flèches qu’en fuyant[29]. Un autre historien[30] constate, non sans une satisfaction évidente, que cette vaillante nation se vantait, on ne sait par exemple sur quel fondement, d’avoir une origine commune avec les Francs.

Les croisés, loin de s’enorgueillir de leur propre victoire, se plurent à l’attribuer à une intervention divine. On se racontait le soir, au bivouac, que deux chevaliers, d’un visage admirable et couverts d’armures étincelantes, avaient combattu en tête des chrétiens et avaient causé seuls la déroute des infidèles. C’étaient des prisonniers turcs qui avaient fait d’abord ces récits merveilleux. Peut-être, frappés de terreur par l’intrépidité des chefs qui commandaient la terrible charge, les avaient-ils pris pour des cavaliers célestes et invulnérables.

Les vaincus continuèrent de fuir pendant deux jours sans que personne les poursuivit, si ce n’est le Seigneur lui-même[31]. Quelques jours plus tard, les croisés trouvèrent leur route saluée de cadavres d’hommes et de chevaux : ces malheureux avaient galopé jusqu’au dernier souffle, et nul ne s’arrêtait dans sa course qu’en mourant. Aussi leur fit-on peu de prisonniers ; mais on délivra tous ceux qu’ils avaient emmenés eux-mêmes dans la matinée et parqués dans leur camp[32].

Les vainqueurs employèrent leur soirée au pillage de ce camp, où Kilidj-Arslan avait réuni des approvisionnements immenses et toutes les recherches du faste oriental. On y trouva en abondance des grains, du vin, des bestiaux et des bêtes de somme. Les chameaux, qu’ils virent là pour la première fois, causèrent aux chrétiens autant d’effroi que d’étonnement. Ils s’émerveillèrent des formes étranges et des riches ornements des tentes et des pavillons, sorte de luxe très apprécié des Turcs, peuple essentiellement militaire et nomade. Tout le butin fut chargé sur les bêtes de somme et amené en triomphe au bivouac de Dogorgonhi, où l’infanterie de Godefroi et de Raimond avait rejoint les corps normands. Ceux qui avaient perdu leurs chevaux montèrent les élégants coursiers abandonnés en très grand nombre par les vaincus : une foule de soldats s’en allèrent même dépouiller les cadavres de leurs vêtements précieux et de leurs armes, et les gens de trait remplirent leurs carquois avec les flèches qui couvraient le champ de bataille.

Le lendemain, les croisés ensevelirent leurs morts ; le clergé leur fit de pompeuses funérailles, et la foule les honora comme des martyrs[33].

On passa trois jours à se reposer des fatigues de cette mémorable journée, à faire le partage du butin et à s’organiser pour continuer l’expédition. Malheureusement il ne régnait dans ces armées aucun ordre pour la distribution des vivres ; les capitaines ne montraient pas moins d’imprévoyance que les soldats. Les provisions trouvées au camp des Turcs furent, dès le principe, gaspillées sans discernement et sans mesure. Les chevaliers et le peuple célébrèrent leur victoire par des festins qui dégénérèrent souvent en orgies, n’ayant nul souci des ressources que pourraient leur offrir les pays inconnus où ils étaient sur le point de s’engager.

Telle fut la bataille de Dorylée, qui inaugura brillamment la guerre sainte. Quoique les chrétiens n’eussent pas tiré tout le parti possible de leur victoire en poursuivant sans relâche les troupes du sultan de Roum et en achevant de les écraser, le succès de cette journée n’en fut pas moins décisif, en ce qu’il ouvrit devant les croisés tous les passages de l’Asie Mineure.

 

 

 



[1] Guillaume de Tyr, liv. III, ch. I.

[2] Foucher de Chartres, ch. V.

[3] Raymond d’Agilers, dans la Collection des Mémoires sur l’histoire de France, de Guizot, t. XXI, p. 247.

[4] Anne Comnène, Alexiade, X.

[5] Albert d’Aix, liv. II.

[6] Robert le moine.

[7] Anne Comnène, Alexiade.

[8] Albert d’Aix, liv. II.

[9] Guillaume de Tyr, liv. III, ch. II.

[10] Albert d’Aix, liv. II.

[11] Raimond d’Agilers.

[12] Albert d’Aix, liv. II.

[13] Robert le Moine, liv. III.

[14] Robert le Moine, liv. III.

[15] Albert d’Aix, liv. II.

[16] Expression dont se sert saint Bernard en parlant des Templiers.

[17] Albert d’Aix, liv. II.

[18] Albert d’Aix, liv. III.

[19] Albert d’Aix, liv. II.

[20] Guillaume de Tyr, liv. III, ch. VI.

[21] Albert d’Aix, liv. II ; Guillaume de Tyr, liv. III, ch. VII.

[22] Albert d’Aix, liv. II ; Guillaume de Tyr, liv. III, ch. X.

[23] Guillaume de Tyr, liv. III, ch. XII.

[24] Guillaume de Tyr, liv. III, ch. XIII.

[25] Ce détail et tous les renseignements topographiques qui suivent sur la bataille de Dorylée sont donnés d’après la carte de J.-S. Jacoba, jointe au tome I du Recueil des historiens occidentaux des croisades.

[26] Du latin buccinæ. — L’Estoire d’Eracles, liv. III, ch. XII.

[27] Foucher de Chartres, ch. V.

[28] Albert d’Aix, liv. II.

[29] Guibert de Nogent, liv. III.

[30] Baudri, liv. II, cité par Michaud, Hist. des croisades, t. I, p. 234.

[31] Albert d’Aix, liv. II.

[32] Foucher de Chartres, liv. V.

[33] Robert le Moine, liv. III. — L’emplacement où les deux armées se rencontrèrent, la vallée Dogorgonhi, Gorgonia ou Ozellis, parait être le même que la localité aujourd’hui appelée In-Eunu, à quatre heures de marche au N.-O. de Dorylée, la moderne Eski-Schehr. Telle est, du moins, l’opinion de B. Poujoulat et de Michaud. (Dulaurier, Documents arméniens sur les croisades, t. I, p. 29, note 1.)