GODEFROI DE BOUILLON

 

CHAPITRE V. — SÉJOUR DANS LE BAS-EMPIRE. Décembre 1096-mai 1097.

 

 

La querelle des croisés et des Grecs n’était pas de celles qu’un traité entre deux princes peut faire disparaître tout d’un coup. Elle avait des causes lointaines et bien autrement graves que la fourberie, trop certaine d’ailleurs, d’Alexis Comnène. C’était une inimitié de races, en quelque sorte fatale, formée du désaccord des tempéraments, des intérêts, des passions et des croyances même.

Le Bas-Empire, dernier coin de l’ancien monde romain que n’eût pas encore englouti le flot des invasions d’Europe ou d’Asie, ne pouvait fraterniser sans arrière-pensée avec les barbares qui avaient fait ou qui représentaient cette invasion. Il nourrissait contre eux des rancunes vivaces, et redoutait sans cesse leurs entreprises conquérantes ; s’il semblait l’ennemi-né de l’islamisme, le schisme grec, définitivement consommé depuis plus de quarante ans par ses patriarches, ne lui inspirait guère moins d’aversion pour les champions de l’Église romaine.

Le rapprochement fit éclater avec une prodigieuse intensité ces antipathies séculaires, jusque-là demeurées à l’état latent ; et les bandes de Pierre l’Ermite, malheureusement arrivées les premières, discréditèrent pour jamais la croisade chez leurs hôtes orientaux. Ceux-ci ressentirent autant de mépris que d’effroi à la vue de ces aventuriers insolents et pillards : il leur sembla impossible que Constantinople, où convergeaient les flots tumultueux de l’Europe féodale, demeurât sur le passage du torrent sans être balayée.

Il est vrai que la contenance des masses populaires, même dans les armées les mieux réglées, comme était celle du duc Godefroi, ne fut guère propre, par la suite, à écarter de telles préventions. Les Francs, ayant conscience de leur force, ne ménagèrent pas les marques de dédain à ce peuple de scribes et de rhéteurs, sans prestige militaire. Ils se flattèrent plus d’une fois de pouvoir anéantir, quand ils le voudraient, ces misérables Grécules, le rebut du genre humain. Et quelle proie offerte à une tentative audacieuse, que cette vieille et mystérieuse Byzance, où l’antique civilisation, en se repliant sur elle-même, avait entassé tous ses chefs-d’œuvre, toutes ses richesses ! Les émigrants des villes basses, tortueuses, malsaines de l’Europe, le baronnage même, dont les castels n’étaient que des prisons massives, incommodes et nues, avaient peine à modérer leurs ardentes convoitises en présence de monuments de marbre, aux étincelantes coupoles, aux décorations fantastiques, qui remplissaient la capitale du Bas-Empire.

En vain les princes promettaient-ils à l’empereur, en retour de son alliance effective et loyale, de faire respecter toutes ces merveilles. Qui mettra des digues à un océan humain ? Où était d’ailleurs la garantie du désintéressement des chefs francs ? Alexis Comnène n’était pas homme à se payer de belles protestations. Il savait mieux que personne ce que peut suggérer l’ambition, et de quels faux-semblants elle peut se couvrir : il devait sa propre fortune à la trahison. Ancien général et favori de l’empereur Nicéphore Botoniate, il avait abusé de la confiance de son maître pour le renverser du trône et usurper sa place ; depuis seize ans il ne s’y maintenait que par la fourberie et la duplicité. Il ne lui était guère possible de soupçonner chez ses alliés d’autres pratiques et d’autres sentiments. Voilà pourquoi il se mit tout d’abord à jouer avec eux au plus habile. Il obéit en cela plus encore à la crainte qu’à sa perversité naturelle ; et s’il prit l’offensive avec les seules armes qu’il sût manier, l’intrigue et la ruse, c’est qu’il se crut menacé.

Constantinople cependant devait à sa position géographique exceptionnelle de pouvoir braver les attaques d’un ennemi, quelque nombreux qu’il fût. Son plan affectait la forme triangulaire d’une voile de vaisseau, selon l’expression d’un historien des croisades. Deux de ses côtés étaient baignés par la Propontide et par les flots du Bosphore, que les chroniqueurs latins appellent le Bras-de-Saint-Georges. Sur l’autre côté, qui regardait les fertiles campagnes de Thrace, régnait une enceinte double, garnie de fortes tours, en avant de laquelle un fossé large et profond, courant d’un littoral à l’autre, depuis la Porte-Dorée, sur le rivage de la Propontide, jusqu’au palais dit de Blakernes, recevait les eaux des deux mers et achevait d’isoler du continent la grande cité de Constantin.

C’est en face de cette enceinte que Godefroi vint d’abord s’établir, attendant les autres armées d’Europe ; mais, n’étant pas assez rassuré par la solidité des remparts contre les entreprises de ses dangereux voisins, l’empereur voulut mettre entre eux et la cité un nouvel obstacle. Il couvrit cette précaution défiante des apparences de la générosité : il feignit de s’apitoyer sur le sort des pèlerins, exposés à toutes les rigueurs de l’hiver. En effet, les neiges et les pluies torrentielles avaient transformé le camp en une sorte de cloaque, où les tentes, promptement détruites par l’humidité, tombaient en lambeaux. Les bagages et les approvisionnements pourrissaient aussi ; les chevaux, sans abri, mouraient de froid et de faim. Alexis persuada sans peine aux barons d’abandonner ces misérables quartiers pour des logements plus salubres et plus commodes. Constantinople est divisée naturellement en deux parties bien distinctes, séparées par le port, golfe vaste et profond, que les avantages de sa position au centre du commerce de l’ancien monde avaient fait surnommer la Corne d’abondance, ou la Corne d’or (Chrysochéras)[1]. La bande de terre comprise entre ce golfe et le détroit, formant aujourd’hui les faubourgs de Péra et de Galata, était occupée en ce temps-là par une suite de palais et de maisons de plaisance. C’est dans ces habitations somptueuses, résidences d’été des principaux personnages de la ville, qu’Alexis offrit aux croisés de les héberger[2].

Son intention était de les éloigner davantage, et de les enfermer comme dans une sorte d’impasse entre le golfe et le Bosphore. Sans s’arrêter à la pensée de ce péril, Godefroi et les chefs acceptent avec empressement la proposition et passent le pont de Blakernes. Ce pont, situé devant le palais du même nom, à l’angle nord-ouest de Constantinople, reliait sur ce point les deux bords du canal de Chères, à quatre milles environ de son embouchure. Une étendue à peu près égale sur la rive septentrionale, faisant face à la ville, depuis le pont jusqu’à Sainte-Sophie et au palais de Bucoléon, se trouva ainsi concédée aux Francs.

Ils n’eurent qu’à se louer de cette nouvelle installation, qui leur offrait des abris sains et spacieux, et, grâce au port, toutes les facilités d’approvisionnement. Cependant l’empereur, pensant avoir reconquis la confiance de Godefroi, lui dépêchait toujours de fréquents messages, pour le déterminer à venir au palais et lui arracher un serment de fidélité. Mais plus il y mettait d’insistance, plus le duc jugeait prudent de s’abstenir. Il se borna à faire porter ses excuses par trois nobles hommes de sa suite : Baudouin de Bourcq, Henri de Hache et Conon de Montaigu. Si l’on en croit les chroniqueurs du temps, ces barons, beaucoup moins au courant que les Byzantins des détours et des nuances de la diplomatie, auraient été chargés de déclarer, avec une naïve franchise, à Alexis, de la part de leur seigneur, que, malgré son désir de le visiter, celui-ci était retenu par de mauvais bruits semés sur le compte de son hôte, bruits qui pouvaient bien, ajoutèrent-ils, n’être que des calomnies répandues par la haine[3].

La restriction finale, dont l’attitude défiante de Godefroi montrait assez la valeur, n’était pas suffisante pour calmer le courroux du monarque. Il s’avisa de recourir encore au grand moyen d’autorité qui lui avait déjà si mal réussi, en supprimant les vivres aux croisés, qu’il se flattait d’avoir mis dans l’impossibilité de lui nuire. Cette fois même, rassuré sur les conséquences, il ne s’en tint plus à cette demi-mesure, et les attaqua à main armée.

Un matin, le golfe parait couvert de barques légères, montées par des Turcopoles, sorte de milice mercenaire composée d’archers nés d’un Turc et d’une Grecque ; car l’empire, à qui ses sujets ne fournissaient que des troupes efféminées, en était réduit à emprunter aux nations barbares elles—mêmes les soldats qu’il voulait leur opposer. Les premiers pèlerins qui descendent sur le rivage ou se montrent aux fenêtres sont criblés de flèches. L’alarme est aussitôt donnée. Godefroi, reconnaissant le guet-apens, fait sonner les trompettes et rassembler toutes les compagnies pour retourner à leur ancien campement. D’immenses clameurs s’élèvent ; une indescriptible cohue remplit soudain ces élégantes demeures, où les Latins goûtaient depuis quinze jours à peine la tranquillité et l’abondance. Après avoir enlevé tous leurs bagages, ils pillent ce qui reste, puis, dans leur aveugle exaspération, ils mettent le feu aux logements qu’il leur faut abandonner. De riches palais, de gracieuses villas bordaient le rivage : tout devient la proie des flammes sur une étendue de plus de deux lieues !

A cette vue, le tumulte, l’anxiété, la colère sont plus grands encore dans Constantinople que parmi les Francs. La destruction du faubourg, étagé en amphithéâtre, et dont ils embrassent toute l’horreur, présage aux habitants le même sort pour leur ville. La foule du peuple, impressionnable et mobile, se précipite en tous sens, poussant des cris et des gémissements, affolée de terreur.

La consternation avait même gagné l’entourage d’Alexis. Anne Comnène, sa fille, raconte naïvement[4] que les courtisans croyaient à un coup de main contre Constantinople, se rappelant qu’eux-mêmes, au milieu d’une confusion semblable, avaient mis la ville à sac pour élever au trône l’usurpateur, leur maître. Il leur semblait que la providence divine s’apprêtait à tirer vengeance de ce crime. Aussi chacun de ces hommes, qui devaient tout à la faveur du prince, accourait en armes auprès de lui, sans même avoir été mandé, plus ardents tous à conjurer leur propre ruine que le danger de la patrie.

Alexis, dès le premier péril, fit sortir des troupes pour fermer aux Francs l’entrée de leur ancien camp, et les refouler au besoin dans le faubourg embrasé ; mais Godefroi l’avait prévenu. Depuis le matin, la tête du pont de Blakernes, du côté du palais, était gardée par cinq cents chevaliers, sons le commandement de l’intrépide Baudouin, frère du duc. Celui-ci, pendant ce temps, avait organisé la marche de son peuple. La chevalerie s’engagea d’abord sur le pont, FOUS une pluie de flèches lancées par les Turcopoles, dont les barques, de plus en plus nombreuses, sillonnaient le golfe. Les gens de trait de l’armée franque ripostèrent. Ils couvraient, en l’enveloppant d’une double haie, le passage du menu peuple, qui suivait pêle-mêle avec les bagages. Toute la journée, le pont de Blakernes fut encombré de chariots, de bêtes de somme et d’une multitude sans armes, femmes, vieillards, enfants, témoins pour la première fois d’un combat, qui poussaient des cris de désespoir, se tordaient les bras et croyaient que leur dernière heure était venue. Godefroi protégeait les derrières du défilé avec sa gent[5] : c’était un poste plein de péril, car des troupes infidèles, à la solde de l’empereur, venaient d’être débarquées, et s’efforçaient de prendre en queue les croisés[6]. Il les tint en échec pendant de longues heures, jusqu’à ce que le dernier des fantassins eût gagné l’autre rive. Alors il s’y lança lui-même.

Baudouin avait vaillamment gardé ses positions. Toute la cavalerie était venue successivement renforcer ses lignes, et elle opposait aux masses toujours grossissantes de l’ennemi un rempart inébranlable, à l’abri duquel les pèlerins dressaient les tentes.

Les Grecs n’avaient fait encore que des démonstrations à distance, sans oser en venir aux mains ; ils se bornaient à harceler de loin leurs adversaires à coups de flèches. Le mur d’enceinte de la ville était garni d’habiles archers ; d’autres, à cheval, se déployaient dans la plaine en cohortes nombreuses. Les traits pleuvaient sur les chevaliers, impatients de marcher en avant ; mais la prudence des chefs maîtrisait heureusement leur ardeur, car la tactique de l’ennemi était précisément d’amener le baronnage à rompre lui-même ses rangs, pour pouvoir pénétrer jusqu’au menu peuple et le tailler en pièces. En attendant l’occasion d’exécuter celte manœuvre, les Turcopoles tiraient de l’arc sans relâche : ils n’entamaient point les hauberts des hommes d’armes, mais ils blessaient beaucoup de chevaux. C’étaient eux surtout qu’ils visaient, redoutant les terribles charges de la cavalerie des Latins.

Enfin l’arrivée de Godefroi changea les rôles, et, en fournissant une nouvelle ligne de défense au campement, permit à l’avant-garde de prendre l’offensive si longtemps désirée. Elle partit aussitôt au grand galop. Les Turcopoles redoublent alors leur tir, sans arrêter ce tourbillon de fer. Sur le point d’être atteints, ils se replient soudainement avec la rapidité de l’éclair, et démasquent un corps d’infanterie, la lance en arrêt, prêt à percer le poitrail des chevaux. Vaine tactique : cette réserve elle-même est, dès le premier choc, rompue, enfoncée, mise en déroute. Elle couvre de ses morts et de ses blessés le champ de bataille, qui s’étendait depuis le palais de Blakernes jusqu’à l’église des saints Côme et Damien, où fut plus tard le château de Boémond[7]. Les archers des remparts ne réussissent même pas à protéger sa retraite, et les tristes débris des défenseurs de Constantinople, rentrant décimés et effarés, portent à son comble la consternation de leurs concitoyens[8].

C’est vers l’heure de vêpres que cette charge vigoureuse fut dirigée par Baudouin, à qui revient le principal honneur de la journée.

Sa victoire n’était cependant point encore assurée ; presque aussitôt l’empereur fit faire une nouvelle sortie avec des forces plus considérables. L’exaspération était extrême des deux côtés, et la mêlée recommença avec acharnement, malgré les premières ombres de la nuit ; mais Godefroi, las de carnage, content d’avoir reconquis ses anciennes positions, mit fin au combat : il fit rentrer son frère dans le camp, et lui-même dissipa les agresseurs[9].

Le lendemain, dès la pointe du jour, tous les Francs étaient convoqués aux armes. On posta en avant du camp un corps d’observation et de défense, car on comptait sur une nouvelle attaque des Grecs. Les bataillons disponibles furent détachés en troupes de fourrageurs, sous des capitaines d’élite. Dans la pensée du sage Godefroi, il ne s’agissait point d’exercer des représailles sur les habitants inoffensifs des campagnes, mais seulement de pourvoir aux pressantes nécessités de ravitaillement de son peuple, toutes les provisions ayant été gaspillées ou détruites dans le désordre de la dernière journée. Aussi donna-t-il l’ordre d’offrir paiement des vivres réquisitionnés, et de ne rien prendre par violence de ce qu’on pourrait obtenir à prix d’argent.

Malgré ces recommandations, les instincts grossiers de la soldatesque l’emportèrent sur les faibles règlements de discipline, et l’expédition dégénéra vite en un odieux pillage. Toute la banlieue de Constantinople, jusqu’à une distance de soixante milles, fut dévastée durant huit jours par d’implacables ravageurs. A la fin de la semaine, d’immenses troupeaux de bétail et des convois de grains et de vin affluaient au camp des croisés. La ville épouvantée vit, au pied de ses murailles, cette nuée d’étrangers pousser des cris de joie au partage de ses dépouilles : elle trembla d’être bientôt elle, même la proie de leur fureur[10].

Mais le duc de Lorraine avait l’âme trop loyale pour user de sa force au delà de ce qu’exigeait le salut des siens. Loin de vouloir profiter, contre un hôte sans foi, des fautes et des périls où sa perfidie l’avait amené, il était encore prêt, dans l’intérêt de la sainte cause, à lui faire toutes les concessions compatibles avec son honneur de chevalier et ses devoirs comme général en chef. Il donna sur-le-champ la preuve de sa droiture et de sa modération.

La vengeance des pèlerins avait, en effet, produit son résultat ordinaire. Alexis, dès le premier moment, se hâta d’envoyer des députés pour apaiser le vainqueur et lui offrir des satisfactions. Il protesta de son désir d’enlever tout sujet de mésintelligence entre les deux peuples ; il pressa le duc de venir conférer avec lui sur cet objet, et cette fois il alla jusqu’à lui proposer des otages pour sûreté de sa personne. Godefroi, qui n’avait jamais demandé que des garanties sérieuses, consentit alors, à la condition que le choix des otages serait de nature à lui inspirer une pleine confiance. Certes il eût pu y mettre d’autres exigences. Il était l’offensé et le vainqueur : tous les droits étaient de son côté ; mais il lui tardait d’en finir avec cette querelle profane, si préjudiciable aux intérêts de la guerre sainte. Tout ce qu’il souhaitait, c’était d’accomplir sans entraves son vœu de pèlerinage. Alexis tenant les clefs du passage en Asie, une alternative absolue se posait devant les croisés : il fallait ou s’entendre avec lui, ou l’écraser. Leduc de Lorraine, qui, en cas de nécessité, n’eût pas reculé devant le second parti, mais qui agissait sans arrière-pensée d’ambition ou de colère, n’éprouva que plus de joie en voyant la porte s’ouvrir à un accommodement. Il venait d’expédier au palais sa réponse conciliante, quand il reçut un message, empreint d’un tout autre esprit, de la part de Boémond, débarqué quelques jours auparavant à Durazzo.

Marc, surnommé Boémond, était le fils aîné de Robert Guiscard, chef de la colonie normande de l’Italie méridionale, prince de Pouille, de Calabre et de Sicile ; mais il n’avait obtenu dans le partage de la succession paternelle qu’un tout petit État, la principauté de Tarente, et c’était l’ambition et le goût des aventures qui l’avaient déterminé à se joindre, à la tête des volontaires de sa race, à la seconde armée des pèlerins de France, quand elle arriva sur les côtes de l’Adriatique. A coup sûr, aucun des autres chefs n’avait moins que lui obéi, en se croisant, aux inspirations d’un zèle religieux ou aux maximes désintéressées de la chevalerie : dans la guerre d’Orient, il rêvait d’acquérir tout autre chose que des mérites pour le ciel ; l’exemple de son père et de son compatriote Guillaume le Bâtard lui avait appris qu’un hardi baron normand peut, avec sa seule épée, subjuguer des royaumes et gagner un trône. La croisade ouvrait à ses rêves ambitieux un champ sans limite.

Il y vit tout d’abord une occasion de poursuivre contre le Bas-Empire les projets de conquêtes caressés par Guiscard. Lui-même avait passé sa jeunesse à combattre les Grecs pour le compte de son père, et il avait gagné en Illyrie des avantages signalés sur Alexis Comnène, à Janina, à Arta et à Larisse. Il se considérait toujours comme étant en hostilités ouvertes avec ce monarque, dont il convoitait peut-être secrètement la couronne.

Ce fut un grand bonheur pour l’empire grec que Boémond eût été devancé par un guerrier équitable comme Godefroi de Bouillon ; car si le prince de Tarente était arrivé le premier, nul doute qu’il n’eût essayé de prendre Constantinople, ou que du moins il n’eût mis les choses à un tel point, que les Francs eussent été obligés de faire cette conquête avant de marcher aux Turcs.

On devine quelle joie il éprouva, à son arrivée à Albanie, en apprenant la lutte sanglante engagée déjà entre son ennemi et le chef du corps franco-lorrain. Rien ne pouvait mieux seconder ses vues. Il s’empressa de fomenter cette guerre naissante, et tel était l’objet de son message : Sachez, sire, mandait-il au duc de Lorraine, que vous avez affaire à la pire bête féroce qu’il y ait. Cet homme déloyal ne cherche qu’à décevoir les peuples latins, qu’il poursuit d’une haine mortelle. Vous reconnaîtrez vous-même un jour que je le juge bien. J’ai éprouvé la malice des Grecs ; ne faites donc aucun accommodement avec leur empereur. Il vaut mieux que vous vous retiriez dans les fertiles contrées d’Andrinople et de Philippopoli : vos troupes y trouveront le repos et l’abondance ; quant à moi, s’il plaît à Dieu, j’irai vous y rejoindre au commencement du printemps et vous prêter mon aide, comme à mon seigneur, pour renverser le prince impie des  Grecs[11].

De telles insinuations ne convenaient point, on l’a dit, à la droiture naturelle de Godefroi et à la modération de son caractère. Il répondit qu’il n’avait pas quitté sa patrie pour faire des conquêtes sur des chrétiens ; que son unique but était de marcher, sous les auspices de Jésus-Christ, à la délivrance de Jérusalem, et qu’il souhaitait d’accomplir ce dessein de concert avec l’empereur même, s’il pouvait conserver l’amitié de ce prince[12].

Cependant Alexis, au milieu de ses familiers, était dans une grande perplexité de savoir le pays à découvert, et ses murailles à peu près sans défenseurs, en présence d’un ennemi irrité. Les plaintes de son peuple lui inspiraient sinon de la pitié, du moins de terribles inquiétudes. Instruit bientôt du message de Boémond, il trembla que la réunion des armées d’Occident ne s’opérât avant qu’il eût apaisé le duc.

Dès lors il se résigne aux derniers sacrifices, et s’empresse d’offrir en otage son fils aîné, Jean Porphyrogenète. Godefroi n’hésite pas à accepter ce gage de la foi de son rival, et, comme preuve de ses dispositions conciliantes, il fait sur-le-champ repasser ses troupes au delà du golfe. Conon de Montaigu et Baudouin de Bourcq vont, de sa part, recevoir le jeune prince impérial ; il le remet à son frère Baudouin, chargé, pendant l’absence du chef suprême, du commandement général ; puis il s’embarque avec ses principaux barons. Baudouin, à la tète de l’armée, demeurait en observation sur le rivage, prêt à tirer une prompte vengeance de tout attentat dont ils pourraient être victimes.

Le duc et les gentilshommes de son cortége gagnèrent sans encombre le sacré palais.

La plus grande magnificence régnait dans leur parure : par-dessus le haubert de mailles, ils avaient revêtu leurs cottes d’armes d’apparat[13]. C’étaient des espèces de tuniques, assez semblables à celles des diacres dans les cérémonies religieuses, tissues de pourpre et d’or, et garnies de fourrures précieuses, telles que la martre zibeline, l’hermine, le petit-gris et le vair. Ce luxe du baronnage franc, sur lequel les historiens occidentaux se sont extasiés à l’envi, fut bien éclipsé cependant par la pompe orientale d’Alexis. L’empereur affecta de déployer dans cette réception, pour éblouir ses hôtes, la vaine ostentation des cours d’Asie. Immobile et muet sur son trône, il cachait son trouble et ses terreurs sous la gravité froide et hautaine d’une majesté théâtrale. Il admit ainsi tous les seigneurs au baiser de paix, sans se lever pour aucun d’eux. Le duc, au contraire, puis tous ses barons fléchirent le genou, selon la coutume du vasselage féodal, devant le prince qu’ils reconnaissaient pour suzerain. Après le défilé, l’empereur dit à Godefroi : Nous avons appris, duc magnifique, que tu es un très puissant prince de ton pays. Nous connaissons le sentiment louable de dévotion qui t’a fait prendre les armes et le but pieux que tu poursuis. La renommée de ta vaillance et de ta loyauté s’est répandue partout et t’avait déjà gagné la bienveillance de beaucoup qui ne t’ont jamais vu. Quant à nous, voulant te témoigner notre vive affection par un éclatant honneur, nous avons résolu aujourd’hui, en présence de tous les grands de notre sacré palais, de t’adopter pour fils : nous confions à ta puissance notre autorité impériale, pour que tu la préserves des attaques de cette multitude rassemblée à nos portes et de celle qui viendra ensuite.

Godefroi avait-il été préparé par des ouvertures plus ou moins directes à une telle déclaration ? On l’ignore ; toujours est-il qu’il se laissa revêtir des ornements impériaux, et l’adoption se fit avec les formes usitées chez les Grecs[14].

Ce mouvement d’abandon de la part d’Alexis, bien que dicté plutôt par la crainte que par la générosité et la confiance, dissipa toutes ses préventions. Son devoir de chevalier, conforme à ce que demandait l’empereur, était de respecter, aider et protéger contre toute agression le seigneur qui s’était recommandé à sa foi. Il en prit sur-le-champ l’engagement solennel, et, plaçant sa main dans celles d’Alexis, il se déclara son homme. Tous les barons présents imitèrent cet exemple : cela constituait chez les feudataires d’Occident la cérémonie de l’hommage.

Ainsi quelques paroles de franchise avaient suffi pour faire atteindre au monarque byzantin son but, vainement poursuivi jusque-là par tant de manœuvres insidieuses. Désormais les armées de la croisade n’étaient plus un péril pour lui ; elles devenaient une force à son service. L’occasion se présentait à lui, Are et magnifique, de se mettre à la tête de l’expédition et de ressaisir ses provinces de l’Asie Mineure. Les Turcs, rejetés et maintenus par les conquêtes des croisés dans les lointaines solitudes d’où ils étaient primitivement sortis, n’auraient plus, d’aucun côté, menacé les frontières de l’empire. Ces grands événements pouvaient être le point de départ d’une rénovation complète de la monarchie de Constantin. Alexis, soit conviction sérieuse, soit simple calcul politique, s’était montré constamment soumis à l’Église romaine ; en affirmant hautement cette adhésion, en éteignant le schisme grec, il eût ramené son vaste empire dans le concert de à chrétienté, où, par le prestige des lumières et de l’urbanité, il aurait vite obtenu le premier rang, et serait devenu l’éducateur des races barbares, quatre siècles avant que ses désastres lui eussent attribué ce rôle.

On verra bientôt comment Alexis travailla tout à l’encontre de la mission que les circonstances lui traçaient. Sa conduite, toujours indécise, ne se montra pas clairement dès l’abord. Il témoigna à ses nobles visiteurs une bienveillance sans bornes, et ne les congédia qu’après les avoir comblés de somptueux présents, en or, argent, vases de prix et étoffes rares. Ils repassèrent au delà du golfe, et Godefroi fit reconduire avec beaucoup d’honneur le prince Jean à son père.

L’entrevue avait eu lieu vers le temps de l’Épiphanie 1097. Depuis cette époque jusqu’à l’Ascension, l’empereur envoya chaque semaine au camp quatre hommes chargés de besants d’or, et d’antres portant dix boisseaux d’une monnaie appelée tartarons, pour fournir à l’entretien des chevaliers et des sergents ; mais cet argent revenait au fisc impérial, car ce prince exerçait un monopole sordide pour le débit des denrées alimentaires ; lui seul fournissait à tout le commerce de ses États et en percevait les profits : les marchands n’étaient que les agents inavoués de ses spéculations financières[15]. La vente des subsistances aux croisés remettait presque aussitôt entre ses mains l’argent de ses prétendues libéralités.

A part ces ténébreuses manœuvres, comme le duc veillait scrupuleusement à faire respecter par les troupes les droits de l’hospitalité, et que d’un autre côté les Grecs ne se hasardaient pas à provoquer les représailles de si terribles voisins, les conventions furent assez régulièrement observées des deux parts.

Au commencement de mars, l’approche des autres armées d’Occident réveilla les inquiétudes d’Alexis. Depuis qu’il reconnaissait l’impossibilité d’enrayer le mouvement de la croisade, tout l’effort de sa politique tendait à empêcher au. moins la présence simultanée de deux corps étrangers à Constantinople. Il voulait concentrer sur chaque chef individuellement ses moyens de séduction ou d’intimidation. Il pria Godefroi, au nom de leur amitié et de la foi jurée, de passer le Bras-de-Saint-Georges, et de s’établir sur les rivages de Bithynie. Il promettait d’y faire continuer le ravitaillement dans les mêmes conditions où il s’était opéré jusque-là. Godefroi consentit, et l’empereur lui procura une flottille pour transporter les pèlerins. Le camp fut établi près du bourg de Chalcédoine, célèbre par la tenue du quatrième concile œcuménique.

Le canal du Bosphore a, en cet endroit, une très faible largeur, et on pouvait faire trois ou quatre fois par jour le voyage de Constantinople ; mais les passages isolés étaient les seuls possibles. Il était interdit à l’armée, quoi qu’il arrivât, de rétrograder ; car Alexis prit la précaution de ne laisser d’autres vaisseaux s’approcher de la rive asiatique, que ceux qui faisaient le service des approvisionnements. Dès qu’ils furent ainsi parqués, les pèlerins sentirent bien qu’ils étaient à la discrétion du perfide empereur. Ils durent payer les subsistances à des prix exorbitants. Godefroi traversait souvent le canal pour venir se plaindre de cette violation des traités. Alexis affectait toujours d’apprendre avec surprise et mécontentement les abus imputés à ses agents, et qui n’étaient que la stricte exécution de ses ordres. Il prescrivait bien vite une diminution générale des tarifs : mesure illusoire et éphémère, dont il n’était plus tenu compte dès que le duc était rentré au camp[16].

Pendant qu’Alexis se comportait ainsi avec le loyal Godefroi, il s’apprêtait à combattre par la force ou par la ruse son plus redoutable ennemi, Boémond.

Celui-ci, après avoir vu ses ouvertures repoussées par le duc de Lorraine, s’était mis en marche vers la capitale de l’empire, attendant des circonstances l’occasion de réaliser ses projets ambitieux. Il conduisait dix mille chevaliers et une troupe beaucoup plus nombreuse de sergents à pied. Ses deux cousins, Tancrède et Richard comte de Salerne, commandaient sous ses ordres. Il célébra paisiblement les fêtes de Noël à Castorie ; mais les habitants ayant refusé de lui fournir des vivres, il livra aussitôt le pays à ses fourrageurs. L’attitude des Grecs, rendue encore plus défiante et plus hostile par cette exécution, les besoins croissants de son armée, à qui manquaient les moyens réguliers de ravitaillement, forcèrent le prince de Tarente à continuer ces procédés d’envahisseur, et à rançonner encore, pour assurer sa subsistance, la Pélagonie, où il pénétra ensuite.

A cette nouvelle, l’empereur mande secrètement à une de ses armées, qui hivernait en Macédoine, d’attirer le corps italo-normand dans quelque embuscade. En même temps, du reste, avec sa duplicité ordinaire, il envoyait à Boémond des messagers, porteurs de paroles amicales, le saluait comme un allié, l’assurait de ses bons offices, et le priait de venir au palais recevoir les honneurs dus à son rang et à son mérite. L’aventurier normand était, en matière de fourberie, le digne rival du monarque grec. Il se confond en protestations de reconnaissance et de dévouement, mais se garde bien d’une démarche aussi compromettante. Les députés n’insistent pas, et, sans marquer le moindre mécontentement, ils se joignent aux pèlerins pour leur servir de guides jusqu’au fleuve Vardar.

On y arriva le mercredi des Cendres, 18 février 1097. La plus grande partie des soldats de Boémond avait déjà gagné sans obstacle la rive opposée, quand les troupes grecques, qui les guettaient à distance fondent sur l’arrière - garde, complètement isolée du reste du corps, et s’efforcent de l’écraser sous le nombre. Au bruit du combat, le hardi Tancrède, déjà avancé jusqu’à la moitié du gué, ramène brusquement son escorte, disperse en un instant les mercenaires de Byzance, et leur fait subir de grandes pertes en morts et en prisonniers. Boémond, ayant fait comparaître devant lui ces derniers, leur dit : Pourquoi poursuivez-vous mon peuple, qui est le peuple du Christ ? Je ne médite point cependant la guerre contre votre maître. Ils répondirent : Nous n’agissons pas de notre propre mouvement, mais nous sommes au service de l’empereur ; nous recevons sa solde, nous sommes obligés de faire ce qu’il nous commande.

Les chevaliers normands voulaient laver cette trahison dans le sang de son auteur ; leur chef, plus prudent et craignant de nouvelles embûches, ajourna la vengeance pour la rendre plus sûre. Il feignit de n’avoir pas soupçonné la perfidie du prince de Constantinople, et renvoya même les prisonniers sans rançon, ce qui mécontenta fort son baronnage.

Alexis, de son côté, paya d’effronterie. Aussitôt après l’insuccès du guet-apens, et comme s’il n’y avait eu aucune part, il renouvela ses offres d’hospitalité, que Boémond, bien entendu, repoussa, et avec plus de roideur que la première fois. La rupture était imminente, car les Normands approchaient de la capitale. Alexis se tira de ce mauvais pas par un coup d’habileté. A force de prières et d’hypocrites manœuvres, il détermina Godefroi de Bouillon à lui servir d’intermédiaire, même en quelque sorte de caution, auprès du prince de Tarente. Le duc n’y consentit pas sans une vive répugnance et sans de longues hésitations. Toutefois il comprit qu’il fallait faire plier les susceptibilités légitimes, et surtout les convoitises ardentes du chef normand, devant les intérêts de la guerre sainte.

Il vint donc trouver Boémond avec vingt des principaux barons de la première armée. Il le pressa d’accepter l’entrevue demandée, lui représentant que, s’il ne donnait à l’empereur cette marque de confiance, il en ferait un ennemi des croisés, et que l’hostilité ouverte des Grecs rendrait la grande expédition à peu près impraticable. Ses raisonnements, l’exemple qu’il avait donné lui-même, quoiqu’il Mt un des plus illustres capitaines, d’une déférence courtoise vis-à-vis d’Alexis, et, plus que tout le reste peut-être, la promesse qu’il fit à son défiant collègue de se porter garant de sa sûreté, engagèrent celui - ci à l’accompagner à Constantinople.

Ce fut certes un étrange spectacle que de voir le fils de Guiscard accueilli en allié par Comnène, et lui jurant amour et fidélité ! Au fond, il faisait bien ses réserves en y allant. Mais il subit peu à peu les fascinations du palais impérial, et, au bout de quelques conférences, sa soumission était plus complète, sinon aussi sincère, que celle d’aucun de ses devanciers[17]. Il est vrai que l’empereur n’en marchanda pas le prix, car il s’engagea, disent les chroniqueurs, à donner à Boémond, après la conquête de l’Asie Mineure, la ville d’Antioche et un territoire de quinze journées en longueur et de huit en largeur.

Il se flattait d’avoir enchaîné sous son autorité le corps entier des Italo-Normands par le serment du suzerain. Ce calcul, fondé sur une notion exacte de l’organisation féodale, se trouva déjoué par le jeune Tancrède, à qui Boémond avait laissé le commandement de ses troupes.

Tancrède, fils d’une sœur du prince de Tarente et d’Eudes, marquis de Sicile, est, avec Godefroi de Bouillon, le type du chevalier chrétien. L’opulence de ses parents ne l’avait point porté à la mollesse, ni leur puissance à l’orgueil : dès l’adolescence, il surpassait les jeunes gens par son adresse dans le maniement des armes, et les vieillards par la gravité de ses manières. Il préférait les veilles au sommeil, la fatigue au repos. Dédaignant le danger, prodigue de son sang comme de celui de l’ennemi, un scrupule cependant l’avait d’abord troublé au milieu de ses ardeurs guerrières : il ne savait comment concilier les mœurs militaires de son temps et la loi de Dieu. Entre l’Évangile, conseillant de présenter la joue à celui qui nous a frappé, et le code de la chevalerie, qui défend d’épargner même son parent, il voyait une opposition manifeste, qui enchaînait son courage et le retint dans une vie pacifique et obscure. La croisade l’en tira. Il s’élança avec un inexprimable enthousiasme dans cette entreprise, qui devait satisfaire à la fois sa piété et ses instincts belliqueux[18].

Tancrède, chargé de la conduite de l’armée, arriva devant Constantinople quelques jours après Boémond. Il ressentit autant de douleur que de dégoût en voyant son oncle s’oublier au milieu des délices de cette cour méprisée, et engager sa foi envers un empereur grec. Il s’indigna de ce qu’il considéra comme une félonie ; voulant fuir un tel déshonneur et l’épargner aux barons qui l’accompagnaient, il s’éloigna à la hâte de la ville impériale, fit passer toutes ses troupes au delà du Bosphore et campa auprès de Godefroi, dans les plaines de Bithynie. Les officiers d’Alexis n’avaient mis aucun obstacle à ce brusque départ ; ils l’avaient plutôt favorisé, afin de délivrer leur maître des hôtes turbulents qui lui inspiraient tant d’inquiétudes. L’empereur éprouva le plus vif dépit en apprenant la conduite de l’altier jeune homme ; mais il comprit qu’il était victime de ses propres précautions ; sur la côte d’Asie, l’offenseur était désormais hors d’atteinte. Il contint son mécontentement, et n’en mit que plus d’application à assurer son ascendant sur Boémond.

Quand le Sicilien quitta la cour, Robert, comte de Flandre, et son vasselage, approchaient. Embarqué à Bari, à la fin de l’automne, ils avaient hiverné dans les fertiles plaines de l’Épire. Robert, uni depuis plusieurs années avec Alexis, et qui avait beaucoup contribué à provoquer l’armement de la chrétienté au profit de l’empire grec et de l’Église d’Orient, imita sans répugnance l’exemple des seigneurs qui l’avaient précédé. Il prêta comme eux serment de fidélité, en fut largement récompensé, et les rejoignit à Chalcédoine[19].

Peu après, ce fut le tour du corps franco-normand, qui arriva vers la fin de mars. Il n’avait passé l’Adriatique qu’après l’hiver, et, pour réparer le temps perdu, il traversa à grandes journées la Macédoine et la Thrace. Ses principaux chefs étaient Robert de Normandie, Étienne, comte de Blois, et Eustache de Boulogne, frère de Godefroi. Ils firent sans difficulté hommage à l’empereur[20].

Il ne faudrait pas se faire trop d’illusion sur le vrai caractère et sur la portée de cette soumission des chefs de la croisade. Elle n’était chez plusieurs ni franche ni désintéressée. L’espèce d’ébahissement qu’ils éprouvaient en présence du luxe asiatique ; leur amour pour l’or, dont ils se virent gorgés ; le gracieux et séduisant accueil d’Alexis leur furent sans doute, au premier abord, un entraînement à peu près irrésistible. Mais néanmoins il se glissa bientôt beaucoup de calcul dans leur déférence.

Un historien contemporain explique ainsi naïvement la lutte qui s’établit, dans la conscience des barons français, entre la droiture chrétienne et les convoitises de l’esprit féodal. Ils reculaient devant ce serment, réfléchissant avec raison que, s’il arrivait d’une manière quelconque que la grande entreprise échouât, de si illustres chevaliers, devenus pauvres et dénués de ressources, seraient nécessairement réduits à faire la guerre au perfide empereur, nonobstant la parole donnée. Si, malgré ces scrupules, ils se décidèrent à faire hommage, ce fut pour venir en aide à leurs compagnons d’armes, qui étaient leurs frères dans le Seigneur, et qui se seraient trouvés dans la plus grande détresse sans la solde de l’empereur, achetée par le serment des chefs[21].

Toits les barons de France ne firent pas cet étrange raisonnement, ou du moins ne trouvèrent pas un égal intérêt dans le compromis de conscience prêté, avec assez de vraisemblance, à quelques-uns des principaux suzerains. II y en eut que leur naturel arrogant porta à des excès bien irritants pour le monarque qui pensait les fasciner. Ainsi, à la cérémonie de l’hommage, le chevalier Robert, prévôt de Paris, s’assit brusquement sur le trône même, à côté de l’empereur, en s’écriant : Voici, en vérité, un plaisant rustre, qui est assis pendant que tant d’illustres capitaines se tiennent debout ! Alexis feignit de sourire à cette boutade. Prenant à part l’étranger si peu au fait de l’étiquette, il lui demanda, d’un ton de familiarité dédaigneuse, quelles étaient sa naissance et sa patrie : Je suis Français, répondit l’autre, et de grande noblesse. Tout ce que je puis vous dire, c’est que dans mon pays on voit, près d’une église, une place où se rendent tous ceux qui veulent signaler leur valeur. J’y suis allé souvent sans que personne ait osé se présenter devant moi. — Eh bien, lui dit Alexis, piqué et décontenancé, si vous attendiez autrefois des ennemis sans en trouver, vous aurez maintenant de quoi vous satisfaire[22]. En somme, il n’était pas mécontent de penser que la folle témérité des Occidentaux allait être aux prises avec la fougue terrible et la sauvage énergie des Turcs.

Les croisés de France campèrent pendant quatorze jours devant Constantinople, avant de franchir le Bosphore. Mais Alexis, effrayé par l’esclandre de Robert, ne les laissa pénétrer dans la ville que cinq ou six à la fois, pour visiter les églises[23].

Il y avait déjà trois longs mois qu’il faisait face au danger toujours renouvelé d’un coup de main contre sa capitale, et il n’était pas encore au bout de ses perplexités. Il lui restait à recevoir la formidable arrière-garde de la croisade, composée des pèlerins de la langue d’oc.

Les Provençaux, conduits par Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, et par l’évêque du Puy, sous lesquels commandaient l’évêque et le comte d’Orange, Gaston, vicomte de Béziers, le comte de Roussillon, le seigneur de Montpellier, les comtes de Forez, de Foix, de Clermont, de Forcalquier, etc., avaient, comme on l’a dit, suivi la route de terre, au nombre de cent mille combattants. Engagés, au cœur de l’hiver, dans les montagnes de la Dalmatie, ils y furent harcelés par des populations sauvages, qui fuyaient devant eux, emportant toutes les provisions, et ne reparaissaient que pour égorger les traînards. Les présents par lesquels, en arrivant à Scodra (Scutari), le comte Raimond essaya d’acheter la bienveillance de Bodin, roi d’Esclavonie, ne lui firent pas trouver plus de sécurité dans cette contrée. Enfin, après deux mois de fatigues et de périls, l’armée du midi se rallia et se reposa à Durazzo. L’empereur redoutait le comte de Toulouse. Il savait que le vieux chef des Provençaux n’était pas moins fier que Boémond, et qu’il pouvait le disputer en puissance et en autorité au duc Godefroi. Il s’empressa de lui envoyer des lettres pleines de témoignages d’estime et d’amitié. Il le priait de conduire sa gent sur les terres de l’empire sans outrage et sans tort faire, et l’assurait que des mesures seraient prises pour que les nouveaux venus trouvassent partout des vivres à un prix raisonnable[24].

Mais, à peine entrés dans la Pélagonie, les pèlerins reconnurent ce que valaient les protestations de leur hôte. Des nuées de barbares, aux gages de l’empereur, se mirent à tourbillonner sur leurs flancs et sur leurs derrières, pillant et massacrant les retardataires. L’évêque du Puy fut un jour détroussé par ces brigands, et ne leur échappa vivant que par une sorte de miracle. C’est au milieu d’alertes continuelles et même de fréquentes escarmouches que les Provençaux arrivèrent à Rhedeste, sur la Propontide, où ils durent pénétrer l’épée à la main, pendant que l’armée impériale les combattait par derrière.

Sur ces entrefaites, nouveau message impérial, promettant à Raimond le dédommagement des pertes qu’il vient d’essuyer pourvu qu’il se rende immédiatement, et avec une faible escorte, à Constantinople. Le fourbe monarque, pressentant combien sa démarche avait peu de chance de succès auprès du comte, déjà victime d’un odieux guet-apens, eut l’art de la faire appuyer par les princes francs, réunis à Chalcédoine. Godefroi, le comte de Flandre, Boémond et le reste des princes, les uns abusés, les autres Peut-être séduits à prix d’or, pressèrent leur frère d’armes de donner satisfaction à l’empereur, qui, disaient-ils, avait pris l’engagement de se mettre à la tète des troupes chrétiennes.

Raimond, sans défiance et sans rancune, part aussitôt, laissant son armée près de Rhedeste. L’empereur l’accueille avec une cordialité feinte, et lui insinue doucement qu’il doit, comme gage de bonne amitié et d’alliance durable i et aussi pour mériter ses faveurs, lui faire hommage, à l’exemple de ses devanciers. Le fier vieillard se révolte à cette ouverture ; il s’écrie qu’il n’est point venu en Orient pour y chercher un maître ; que si l’empereur veut joindre ses forces à celles des croisés, il lui obéira comme à son général, mais qu’il ne le reconnaîtra jamais pour son souverain.

Alexis était accoutumé à’ ces résistances du premier moment ; il savait qu’elles ne tiraient pas toujours à conséquence. Il retint le comte auprès de lui, l’entoura d’honneurs, et en même temps donna sous main des ordres pour faire attaquer la nuit le camp des Provençaux. L’armée, surprise pendant son sommeil, fit des pertes assez considérables. Mais le sang-froid et la bravoure des barons la sauva, et la trahison fut encore déjouée.

Grande fut la fureur de Raimond en apprenant, dans le palais même de l’empereur, son odieux attentat. Il en informe aussitôt les princes établis au delà du Bosphore, et les prie de se joindre à lui pour se débarrasser du traître. Mais les précautions étaient prises : pas un vaisseau ne restait à la rive asiatique, et le vieux comte faisait appel à des prisonniers. Pourtant, réduit à ses seules forces, il fit encore trembler le lâche Alexis, qui s’empressa de recourir à l’intervention conciliatrice des autres chefs.

Godefroi et ses compagnons travaillèrent, en effet, à prévenir l’effusion du sang ; ils plaidèrent plutôt la cause de la croisade que celle de leur indigne client[25]. Raimond, âme hautaine et impatiente, ne voulait pas de demi-mesure. Il fallait, selon lui, détruire Constantinople et massacrer tous les habitants, à commencer par l’empereur[26]. Les alliés eurent beaucoup de peine à lui démontrer la nécessité d’ajourner la vengeance d’une injure qu’ils tenaient pour commune à eux tous. Non seulement la séparation du corps d’armée, mais encore des obstacles moraux les empêchaient de se faire justice ; car, liés par leur serment, ils ne pouvaient porter les armes contre un prince qui était censé appartenir à la chrétienté[27]. Boémond ajouta, plutôt, il est vrai, par rivalité d’ambition que par scrupule de conscience, que si le comte de Toulouse faisait la guerre à Alexis, ou seulement refusait de lui jurer fidélité, lui-même se verrait obligé de défendre le monarque dont il était l’homme.

Raimond, convaincu enfin de son impuissance, s’en rapporta à la sagesse de ses conseillers. Ils vinrent tous protester devant l’empereur contre la violation des traités. Celui-ci, selon son habitude, s’humilia pour écarter le danger que lui présageait cette entente unanime des croisés. Il n’hésita pas à adresser, en présence de sa cour, des excuses à Raimond, déclarant que c’était sans son aveu, à son insu, que l’attaque avait eu lieu, et qu’il était prêt à lui fournir toutes les satisfactions légitimes.

Le comte se décida à faire hommage comme les autres barons. Il lui plut toutefois de mettre dans son serment une restriction assez caractéristique, mais dont la fierté apparente devait être démentie par sa conduite dans le cours de la guerre. Il jura de n’entreprendre jamais rien contre la vie et l’honneur d’Alexis, de ne lui enlever aucune de ses possessions actuelles, qu’elles fussent acquises justement ou injustement, tant qu’Alexis tiendrait lui-même ses propres engagements.

Or voici les engagements que le souverain renouvela dans cette assemblée solennelle : Moi, l’empereur Alexis, je jure à Hugues le Grand, au duc Godefroi, et aux autres chefs francs ici présents, que jamais de ma vie je ne porterai préjudice à nul pèlerin du saint sépulcre, ni ne permettrai qu’il leur en soit porté aucun ; que je me joindrai à eux pour faire la guerre, et, autant que je le pourrai, je leur ferai trouver partout les denrées dont ils ont besoin[28].

En récompense de sa soumission, Raimond éprouva comme ses devanciers la munificence impériale ; et ce fut l’occasion de nouvelles largesses pour les princes qui avaient amené à composition cette âme rebelle. Le duc et les principaux chefs retournèrent aussitôt à leur camp ; mais le comte de Toulouse, après avoir fait passer son armée au delà du détroit, demeura quelque temps encore à Constantinople ainsi que Boémond. Le prétexte de leur séjour était de presser l’envoi des approvisionnements, dont les pèlerins manquaient à Chalcédoine. Raimond ne voulait pas, disait-il, quitter Alexia sans l’avoir déterminé à entreprendre le service de Notre-Seigneur et à devenir sire et chevetaine de ce grand ost, où il y avoit tant de prudomes. Au fond, ces deux ambitieux rivaux restèrent pour faire leur cour au monarque et se supplanter l’un l’autre dans sa faveur. Espérant le voir bientôt à la tète des armées chrétiennes, ils flattaient à l’envi le futur dispensateur des terres et des richesses à conquérir sur les mécréants.

Mais ils comptaient trop sur la bravoure d’Alexis. Il allégua, pour ne pas s’éloigner, le danger perpétuel de ses États européens, assaillis de tous côtés par des peuplades barbares : les Bulgares, les Comans, les Petschenéges. Vaine excuse. La vérité, c’est qu’il n’avait rien moins à cœur que d’aider les croisés. Heureux d’avoir échappé une première fois à leur agression, alors qu’ils étaient tout absorbés par un autre projet, il ne doutait pas que la délivrance des lieux saints, si elle se terminait heureusement, ne dût être couronnée par la conquête de l’empire byzantin. Ces craintes ne manquaient pas de fondement ; mais on a vu si la conduite d’Alexis n’était pas propre à justifier de terribles représailles. Toujours est-il qu’il s’appliqua, avec une perfidie ingénieuse, à en conjurer le péril. La croisade lui apparaissait comme une diversion avantageuse et une bonne digue opposée à la puissance envahissante des Turcs. Son rêve, son plan secret, était d’user l’une par l’autre ces deux forces qui l’épouvantaient, et d’arriver à leur commun affaiblissement. C’est à ce but que va tendre désormais toute sa politique.

Singulier contraste ! pendant que ce prince, aux manières élégantes, polies, insinuantes, dernier représentant de l’antique civilisation, calculait ainsi froidement la perte des hommes à qui il prodiguait ses sourires et ses souhaits de triomphe, quels sentiments gardaient à son égard les guerriers farouches, dont le rude aspect lui avait causé tant de terreur ? Fascinés par son luxe, par ses airs hautains, gagnés par ses largesses, ils lui avaient voué en général, peut-être malgré eux, une sorte d’admiration naïve et de respect superstitieux. Beaucoup le haïssaient, ou du moins convoitaient ses dépouilles ; mais ils ne pouvaient se défendre de le considérer comme bien supérieur à eux par le rang, par la puissance, par le génie. La plupart, sans doute, sortaient de son palais ébahis, et lui auraient volontiers rendu le même témoignage qu’un de nos plus grands feudataires, le comte de Blois, qui, dans l’excès de sa vanité satisfaite, écrivait de Constantinople à sa femme : L’empereur m’a traité comme son fils, avec autant de bienveillance que de distinction : il m’a comblé de présents. Il n’y dans toute l’armée du Seigneur aucun prince à qui il accorde plus de confiance et de faveur qu’à moi... En vérité, c’est le plus grand homme qu’il y ait sous le ciel, et ses qualités éclatantes le matent bien au-dessus de tous les rois de ce temps[29].

Telle fut à coup star l’impression bizarre et complexe emportée par le baronnage féodal. On en trouve la trace évidente dans l’opinion répandue alors, et encore postérieurement, en Europe, au sujet des splendeurs de la cour de Byzance. Ainsi elle survécut même à l’expérience que firent les croisés de la perfidie de leur prétendu patron au milieu des graves événements que l’on va raconter[30].

 

 

 



[1] Eudes de Deuil, IV.

[2] Guillaume de Tyr, liv. II, ch. VII.

[3] Albert d’Aix, liv. II.

[4] Anne Comnène, Alexiade, X.

[5] La gent du seigneur féodal, c’était la réunion des vassaux de ses domaines.

[6] Anne Comnène, Alexiade, X.

[7] Guillaume de Tyr, liv. II, ch. VIII.

[8] Anne Comnène, Alexiade, X.

[9] Guillaume de Tyr, liv. II, ch. VIII.

[10] Guillaume de Tyr, liv. II, ch. VIII.

[11] Guillaume de Tyr, liv. II, ch. X.

[12] Albert d’Aix, liv. II.

[13] Albert d’Aix, liv. II.

[14] Albert d’Aix, liv. II.

[15] Lebeau, Histoire du Bas-Empire, t. XVIII, p. 234.

[16] Albert d’Aix, liv. II.

[17] L’arrivée de Boémond dans l’empire grec et sa réception à Constantinople sont racontées en détail par Guillaume de Tyr, liv. II, ch. XIII-XV. Anne Comnène (Alexiade, X) nous apprend qu’Alexis mettait à la disposition de son hôte des viandes crues, afin que celui-ci n’eût aucune appréhension d’être empoisonné. Boémond ne voulut jamais goûter aux mets qui n’avaient pas été préparés par son propre cuisinier.

[18] Les éléments de ce portrait sont empruntés à Raoul de Caen, Vie de Tancrède, ch. 1.

[19] Guillaume de Tyr, liv. II, ch. XXI.

[20] Foucher de Chartres.

[21] Guibert de Nogent, liv. III.

[22] Anne Comnène, Alexiade, X.

[23] Foucher de Chartres.

[24] L’Estoire d’Eracles, liv. II, ch. XVII.

[25] Guillaume de Tyr, liv. II, ch. XX.

[26] Robert le moine, liv. II.

[27] Guibert de Nogent, liv. III.

[28] Robert le moine, liv. II.

[29] Recueil des historiens des croisades, Auteurs occidentaux, t. II, 885.

[30] Voici, en effet, comment une chanson de geste, composée en France dans le premier tiers du douzième siècle, c’est-à-dire après la première croisade et avant la seconde, parle de l’empereur de Constantinople. Cet étrange jugement est placé dans la bouche d’une reine de France, qui l’adresse à son mari :

Sire, dit-elle, vous vous estimez trop. — Je sais un homme plus agréable. — Quand il porte couronne parmi ses chevaliers. — Oui, quand il la met sur sa tête, elle lui sied plus bellement... — Il est plus riche en argent, en or, en deniers ;Mais il n’est mie si preux ni si bon chevalier,Pour férir l’ennemi et le poursuivre en bataille... — C’est l’empereur de Grèce et de Constantinople. (Les Épopées françaises, par Léon Gautier, t. ch. XIII, p. 264 et suiv. La citation présente le texte de la chanson rajeuni par M. Gantier lui-même.)