GODEFROI DE BOUILLON

 

CHAPITRE IV. — DÉPART POUR LA CROISADE. - MARCHE À TRAVERS L’EUROPE. Août-décembre 1096.

 

 

Pendant que des bandes indisciplinées, sans chefs, sans armes et sans vertu, avaient couru à une perte inévitable, l’armée féodale s’était lentement et sérieusement organisée en Europe.

On vit à sa tète les plus grands feudataires de la France royale et impériale, à qui devaient se joindre, chemin faisant, les princes normands du sud de l’Italie. Mais aucun des rois de la chrétienté ne songea à prendre une part active, ni même à exercer une influence quelconque, dans ce grand mouvement qui dépeuplait leurs États.

Il n’y en avait aucun d’ailleurs qui Mt digne d’inspirer ou de gouverner la sainte expédition. L’empereur Henri IV, loin qu’il fût disposé à combattre pour l’Église, n’avait pas cessé, depuis son avènement, de soutenir contre le saint-siège une lutte sacrilège, dont nous avons exposé précédemment une des phases. Philippe de France, excommunié pour crime de simonie, comme le César teuton, n’avait été détourné de l’imiter dans sa révolte armée que par l’insuffisance de ses forces, ou par son indolence naturelle. Quant à la monarchie anglaise, elle ne fut représentée à la croisade ni par son chef ni par ses barons insulaires. Guillaume le Roux, fils du Conquérant, comme lui plus calculateur qu’enthousiaste, inaugurait dès lors cette politique expectante et ambiguë qui semble s’accorder non moins au tempérament de la nation anglo-normande qu’à sa position géographique. Il observa l’agitation du continent sans s’y mêler, attentif seulement à profiter des chances qu’elle pourrait lui offrir d’accroître sa puissance. Et de fait, il devait y trouver l’occasion de rattacher pour de longs siècles à sa couronne le duché français de Normandie.

Mais l’abstention des princes, à peine aperçue, ne fut pas un obstacle à l’action commune des guerriers d’Occident ; la différence des nationalités se perdait alors dans la grande unité de la famille chrétienne, dont le chef avait été le promoteur de la croisade. A l’appel du pontife, et par suite de la prédication de ses missionnaires, il s’était formé, à peu près simultanément, au nord, au centre et au midi de la France, trois grandes armées territoriales, répondant à des affinités de langue et de race entre leurs membres ainsi qu’aux relations féodales des seigneurs qui y présidaient. Car lorsqu’un des grands barons s’était croisé, tous ceux du pays qui s’étaient aussi croisés venaient à lai et l’élisaient à chevetaine (capitaine), et lui faisaient féauté pour avoir son aide et protection en route[1].

Godefroi de Bouillon fut élu à l’unanimité chef de la première de ces armées, recrutée dans les deux Lorraines. Plusieurs nobles hommes, dont les noms devinrent illustres dans la guerre, et qui lui étaient attachés par les liens du vasselage, de la famille ou de l’amitié, conduisirent sous sa bannière ducale les hommes d’armes et les pèlerins roturiers de leurs domaines. On remarquait parmi eux son frère Baudouin ; un autre Baudouin son cousin, sire de Bourcq[2] et fils du comte de Rethel ; les deux frères Henri et Godefroi de Hache, qui étaient également ses parents ; le puissant comte Baudouin de Hainault, fils de Richilde ; Conon de Montaigu, Doon de Contz, Renaut et Pierre de Toul, le comte Hugues de Saint-Pol avec son fils Engelram, et maints autres barons et chevaliers qui n’étaient pas comtes[3].

Comme la masse des croisés de France n’aurait pu trouver à se ravitailler si elle avait marché en une seule colonne, il était convenu entre les chefs des trois corps de troupes que chacun prendrait un chemin particulier pour gagner Constantinople, rendez-vous général.

Le duc de Lorraine[4] partit le premier, le 15 août 1096. On ne sait pas quel avait été le point de ralliement de ses nombreux bataillons. Peut-être fut-ce Mayence, où s’était déjà organisée, en 1064, sous la conduite de l’évêque Sigefroi, cette caravane de pèlerins rhénans dont nous avons signalé plus haut le caractère à la fois militaire et religieux.

Le corps franco-teutonique de Godefroi s’achemina, comme les bandes de Pierre l’Ermite, par l’Allemagne et la Hongrie.

Six semaines plus tard, l’armée du centre, levée dans les provinces de la langue d’oil, comprises entre l’Escaut et la Loire, s’ébranla à son tour. Elle était conduite par les principaux vassaux de la couronne de France : Robert Courte-Heuse, duc de Normandie ; Allan-Fergan (Allain le Roux), duc de Bretagne ; Hugues le Grand, comte de Vermandois, frère du roi Philippe ; Étienne, comte de Blois, de Chartres et de Meaux, tige de la puissante maison de Champagne ; Robert, prévôt royal de Paris ; le comte de Flandre, Robert II, fils du Frison, accompagné d’Eustache de Boulogne, son vassal, que cette qualité avait empêché de se joindre à son frère Godefroi de Bouillon. Tous ces gentilshommes de haut parage reconnaissaient pour chef, à cause de l’éclat de sa naissance, et sans toutefois lui avoir déféré de commandement effectif, le comte de Vermandois. Ces troupes franco-normandes se rendirent par les Alpes en Italie, où elles devaient hiverner.

Enfin les pèlerins et gens de guerre des pays situés entre la Loire, les Pyrénées et les Alpes, formant l’armée de la langue d’oc, se mirent en marche vers la fin d’octobre. On voyait à leur téta l’évêque du Puy, légat apostolique et chef spirituel de la croisade. Mais le chef militaire spécial de tout le baronnage aquitano-provençal était Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse.

Raimond s’était déjà illustré en combattant, à côté du Cid, les Maures d’Espagne. Possesseur du plus vaste État de la France méridionale, seigneur plus riche et plus puissant que son suzerain nominal, le roi aux fleurs de lis, il n’avait pas hésité à sacrifier, quoique sexagénaire, le repos de sa vieillesse et les jouissances de son ambition satisfaite, pour recommencer, au service des intérêts de la foi, sa carrière chevaleresque. Il avait envoyé des ambassadeurs au concile de Clermont porter au pape l’offre de son infatigable dévouement. Par cette initiative, par l’éclat de sa vie et sa grande réputation de sagesse et de bravoure, il semblait appelé à exercer une autorité suprême sur l’ensemble des armées chrétiennes. Il réclama toujours, comme un droit, ce rôle que les circonstances ne lui accordèrent jamais. On verra combien son esprit dominateur et sa fierté froissée suscitèrent de troubles et de conflits dans le conseil des chefs et dans les camps des diverses nations croisées.

Le corps des Français méridionaux passa aussi par l’Italie ; mais il ne fit que la couper au nord pour gagner l’empire grec par la Lombardie, le Frioul et la Dalmatie.

Cependant les Lorrains traversaient sans encombre, et au milieu de la sympathie universelle, les provinces germaniques, émerveillées du bel appareil et de la sévère discipline que présentait pour la première fois à leurs yeux une troupe de croisés.

Henri IV, en haine de la papauté, avait jusque-là fermé l’entrée de ses États aux missionnaires de la guerre sainte. Aussi ne comprenait-on pas d’abord, en Allemagne, le vrai caractère de cette grande entreprise, qu’on regardait volontiers comme une folle aventure de la chevalerie française, poussée par sa capricieuse humeur à tenter une conquête chimérique. Peu à peu cependant le contact des pèlerins changea cette impression défavorable. La Saxe, la Thuringe, la Bavière, l’Autriche, revenant de leurs préjugés, partagèrent la belliqueuse ardeur des Lorrains, et fournirent au duc Godefroi des renforts considérables. Il commanda bientôt à une armée que les historiens contemporains évaluent à dix mille chevaliers et à soixante-dix mille fantassins.

Jamais la féodalité n’avait rassemblé, pour une œuvre commune, de pareilles masses d’hommes. A vrai dire, ce n’étaient pas des corps d’armée homogènes, mais bien tout un peuple, avec ses éléments divers et tumultueux, que l’Europe versait par plusieurs chemins à la fois sur l’Orient. Ce mouvement gigantesque rappelait, sinon par son but, au moins par son aspect, les grandes migrations germaniques et scandinaves qui, six siècles auparavant, avaient submergé l’empire romain. Le flot des invasions remontait vers sa source,

Un résultat curieux et immédiat de la composition des troupes de pèlerins fut le rapprochement des classes sociales, La condition des personnes et leur hiérarchie étant, à cette époque, fixées par la propriété foncière, quand on s’éloigna des terres féodales, les rapports entre le suzerain et ses vassaux ou tenanciers de tout degré perdirent leur précision avec leur raison d’être. La classe inférieure surtout y trouva l’occasion de son affranchissement ; car, cessant d’être attaché à la glèbe, le paysan, dès qu’il s’était enrôlé sous la bannière de la croix, devenait un roturier, libre, maître de son corps, et se confondait avec les bourgeois des villes dans cette foule que les historiens des croisades appellent le commun peuple, et dont nous signalerons, au cours de ce récit, la physionomie particulière et l’action, souvent distincte de celle de la chevalerie.

La différence qui ne cessa pas d’exister entre les deux catégories de croisés fut dès lors tout extérieure : elle ne résidait guère que dans le costume et les autres marques de la richesse et de la puissance. Au fond, ce qui divise si profondément les couches diverses superposées dans nos sociétés modernes, le partage inégal de la culture intellectuelle, le contraste des habitudes d’esprit, des mœurs, du langage, n’existaient alors qu’à l’état d’exceptions individuelles dans le monde laïque. En général, l’instruction du seigneur et du manant était la même, c’est-à-dire à peu près nulle ou bornée à des notions rudimentaires de lecture et d’écriture ; la foi et le culte leur étaient communs, et les idées de l’un comme de l’autre, sur les matières spéculatives, s’étendaient bien rarement au delà du domaine ouvert à tout le monde par l’enseignement des écoles monastiques.

En même temps qu’elle opérait ce rapprochement social, la croisade offrait le spectacle d’une réforme militaire plus utile encore au succès de l’entreprise. La diversité d’usages qui distinguait les petites troupes de partisans avec lesquelles le baronnage avait coutume de guerroyer se fondit dans une imposante uniformité. Avant le départ, il avait été convenu, entre les chefs des trois corps d’armée, que les bannerets, en se rangeant sous l’étendard de la croix, renonceraient à leurs cris de guerre particuliers. Le cri universellement adopté fut celui qui avait signalé le premier enrôlement des pèlerins à Clermont et qui marquait l’esprit de l’expédition : Dieu le veut ![5]

Mais, quoique soumises à des règlements généraux d’ordre et de discipline, les compagnies n’en gardaient pas moins une organisation intérieure qui accusait leur provenance. Elles étaient juxtaposées et non mêlées. Chaque seigneur ralliait sa gent autour du pennon armorié qui symbolisait les titres et la perpétuité de sa race. Les vassaux nobles chevauchaient ensemble en tète de colonne, et formaient le noyau de la force armée. Leur accoutrement de combat était un costume complet de fer maillé. Non seulement le buste, mais les bras et les jambes étaient emprisonnés dans les réseaux de ce vêtement. La tunique ou haubert portait même un capuchon de mailles, destiné à protéger la tête et la nuque. Sur ce capuchon reposait la coiffure chevaleresque, le heaume, sorte de calotte conique, à nasal fixe, et faite de fer battu, d’acier ou même d’argent, suivant le rang et la richesse du guerrier. L’écu complétait l’armement défensif. C’était un grand bouclier, affectant la forme allongée d’un cœur, arrondi à la partie supérieure, assez vaste pour abriter le corps d’un homme des pieds à la tète et l’envelopper de sa convexité. Quelques-uns, au lieu d’écu, avaient un bouclier rond (rondache) ou carré (targe).

La première des armes offensives était l’épée à deux tranchants, large et courte, ressemblant au glaive antique, ayant comme lui une pointe recoupée et fort peu aiguë, propre enfin à tailler et non à percer. Ce dernier office était rempli par la lance, au fer très acéré, barbelé ou en losange, et emmanché dans une longue hampe de frêne, unie et sans poignée. L’arc, que tout homme d’armes avait suspendu à l’épaule gauche, était une sorte d’accessoire moins employé par lui à la guerre qu’à la chasse. Le baronnage préférait les luttes corps à corps, et il avait pour la mêlée des instruments redoutables, comme la hache, la masse et le fléau d’armes[6].

Derrière cette chevalerie fer-vêtue marchait à pied la milice auxiliaire des bourgeoisies et des communautés rurales, généralement habillée de casaques matelassées, et outillée un peu à l’aventure. Une partie de ces troupes se servait d’une sorte de lance plus courte que celle des chevaliers, garnie d’un fer assez large, et nommée fauchard ; mais la plupart étaient gens de trait, frondeurs, archers et arbalétriers. L’arbalète, invention récente, terrible par sa portée et sa précision, allait faire de tels ravages parmi les infidèles, que les conciles devaient plus tard en interdire l’usage entre guerriers chrétiens. Les arbalétriers formaient alors les corps d’élite dans l’infanterie, et chacun de leurs tireurs était flanqué de deux pavoiseurs, chargés de l’abriter avec de vastes boucliers.

Les combattants régulièrement organisés, nobles ou roturiers, ne comptaient que pour la moindre part dans l’immense multitude qui suivait le chemin de la Palestine. Avec eux marchait, comme on l’a dit, tout un peuple de pèlerins, e tous les âges et tous les sexes se voyaient confondus. Châtelaines et nobles damoiselles, associées aux fatigues de leurs époux ou de leurs pères, chevauchaient sur des haquenées au milieu de leurs suivantes. Des prélats, des prêtres, des moines parcouraient les rangs, prêchant les pèlerins ou psalmodiant des hymnes et des prières. Puis venait la cohue des bagages, entassés sur des chariots ou portés par des bêtes de somme. Des varlets conduisaient péniblement, à travers ce pêle-mêle, les chevaux de rechange des seigneurs, leurs palefrois d’apparat et les meutes qu’ils destinaient à leurs chasses en Orient.

Avec non moins d’ardeur et d’imprévoyance que la noblesse, les gens de roture, bourgeois, vilains et serfs accomplissaient aussi en famille ce périlleux voyage. On voyait des femmes s’en aller à pied en Asie en allaitant de petits enfants. Çà et là, à la suite de l’attirail de guerre, un pauvre villageois conduisait un chariot traita par ses bœufs de labour, qu’il avait ferrés pour cette rude besogne. Le rustique attelage portait quelques provisions de bouche, le mobilier de la chaumière abandonnée, et souvent même les membres lés plus faibles de la famille : femmes, enfants, vieillards et infirmes ; car beaucoup, dont la maladie et l’âge avaient épuisé les forces, allaient chercher la guérison ou du moins une sépulture plus sainte dans la terre des miracles. Vous, jeunes gens, disaient-ils, vous combattrez avec l’épée. Qu’il nous soit permis, à nous, de conquérir le royaume de Jésus-Christ par nos souffrances !

Ces émigrants naïfs, qui pour la première fois dépassaient les limites du hameau natal, quand ils rencontraient sur leur route une ville nouvelle ou un château important, demandaient si c’était là Jérusalem[7].

Tel était le spectacle étrange, inouï, que présentait toute l’Europe centrale durant l’été de l’année 1096.

Des masses aussi considérables de voyageurs ne devaient trouver qu’avec la plus grande difficulté sur leur passage des vivres pu quantité suffisante, même en pays ami. Pour comble d’embarras, les bacheliers et les sergents d’armes, régulièrement enrôlés, étaient les seuls qui reçussent une solde de leurs seigneurs respectifs. La foule vivait de ses propres ressources, et la plupart des pèlerins, dans leur ignorance de la longueur du chemin, ou à cause de leur pauvreté et de leur aveugle confiance dans les secours de la Providence, n’avaient emporté du logis que des provisions insignifiantes. Au milieu des populations teutoniques, la charité privée leur vint en aide ; car, observe un chevalier de la croisade qui s’en fit le chroniqueur, pour que ses soldats ne périssent pas en chemin faute de nourriture, le Seigneur voulut que cette année (1096) toutes les nations de la terre regorgeassent d’une immense abondance de froment et de vin[8].

Le 20 septembre ils atteignirent les frontières de l’Empire. Au delà s’ouvrait l’inconnu, l’incertain.

Ils campèrent près d’une ville appelée par les chroniqueurs Tollembourg, sur le bord de la Leytha, dont le cours marquait déjà à cette époque la séparation entre le duché d’Autriche et le royaume de Hongrie.

De graves questions s’agitèrent alors dans le conseil entre le duc Godefroi et ses vassaux. On savait depuis quelques jours que la nation hongroise défendait par les armes l’entrée de son territoire aux croisés, et qu’une cavalerie nombreuse, postée sur l’autre rive, gardait les étroites chaussées qui y donnaient accès à travers une vaste région de marécages.

Quelle était la conduite à tenir vis-à-vis de ce peuple inhospitalier ? Fallait-il parlementer ou combattre, et la croisade devait-elle commencer en plein pays chrétien ? Cette dernière considération, il est vrai, touchait peu sans doute le baronnage féodal, car il n’avait guère plus d’affinité avec le peuple des provinces danubiennes qu’avec les Sarrasins d’Orient. C’était une branche distincte des migrations barbares.

La Hongrie s’était formée d’une partie de la Pannonie, de la Dacie et du pays des Jazyges. Depuis le quatrième siècle, qu’elles avaient échappé à l’empire romain, ces provinces avaient été conquises et passagèrement occupées par différentes races barbares, lorsqu’au déclin du neuvième siècle elles furent envahies par les Hongrois, peuplade d’origine tartare, qui en demeurèrent les maîtres. Ils avaient pour chef Almuz (ou Almon), qui prétendait descendre d’Attila. Quoi qu’il en soit de cette filiation, les hordes hongroises renouvelèrent jusqu’au cœur de l’Europe les dévastations des Huns, et leur nom n’y répandit pas moins d’horreur que celui de leurs terribles devanciers.

Mais, à la fin du dixième siècle, Géisa, leur waïvod ou duc, embrassa le christianisme. La majorité de la nation suivit son exemple, et la civilisation, fruit naturel de l’Évangile, commença d’adoucir ses mœurs : elle renonça au brigandage et à la vie errante, cultiva la terre et bâtit des villes. Cette heureuse transformation fut surtout l’œuvre d’Étienne Ier, fils et successeur de Géisa, qui avait été baptisé en même temps que son père. L’an 1000, il échangea son titre de waïvod contre celui de roi, qu’il se fit confirmer par le pape Sylvestre II. La Hongrie salue en lui son apôtre et son premier législateur ; l’Église le révère sous le nom de saint Étienne.

Malheureusement les traditions de ce grand homme furent trop oubliées après lui ; des discordes intérieures paralysèrent le développement de son œuvre, et la Hongrie, bien que traversée fréquemment par les troupes de pèlerins qui se rendaient en Terre-Sainte, n’entra pas dans le grand concert d’intérêts et d’idées qui donnait à l’agglomération des États chrétiens au moyen âge, sous les auspices du saint- siége, une sorte d’unité fédérative.

Kalmar’, nommé par nos historiens latins Coloman, neuvième successeur de saint Étienne, monta sur le trône dans l’année même de la prédication de la croisade. Il n’en partagea pas l’enthousiasme. D’ailleurs il n’était guère propre à faire un chef de guerre, si nous en croyons le portrait qu’a tracé de lui un chroniqueur national. Esprit rusé et souple, il était au physique tout à fait disgracié : borgne, boiteux, bossu et bègue, avec les cheveux hérissés, les membres velus[9], etc.

Néanmoins il avait fort bien accueilli les bandes de Gautier sans Avoir et de Pierre l’Ermite, et leur avait procuré des vivres pendant tout leur séjour dans son royaume ; mais les excès de cette avant-garde indisciplinée, les représailles qu’ils provoquèrent de la part des habitants de Semlin, et la vengeance atroce qui en fut tirée, malgré Pierre l’Ermite, par les misérables qui le suivaient sans lui obéir, indignèrent la population hongroise, et forcèrent Kalman à lever des troupes pour protéger la vie et la propriété de ses sujets contre ces invasions de plus en plus menaçantes des pèlerins occidentaux.

La précaution ne fut que trop justifiée. Vers la fin de l’été, 13.000 Teutons arrivèrent encore, sous la conduite d’un certain Gottschalk, prêtre du Palatinat. Cette horde d’aventuriers, indignes du nom de chrétiens ; dépassa tous les crimes des Francs qui l’avaient précédée. Elle dévasta à plaisir les moissons mûres, et marqua ses traces par le pillage, le viol et le meurtre. Les Hongrois profitèrent du désordre où les mit leur intempérance pour les égorger jusqu’au dernier, à la suite d’une orgie[10].

Dès lors le roi résolut de ne plus accorder le passage, et cantonna des forces considérables sur les bords de la Leytha. Une nouvelle bande germanique approchait. Elle ne contenait pas moins, dit-on, de 200,000 individus, qui, en Allemagne même, s’étaient déjà souillés de toutes sortes de scélératesses et d’infamies. La croisade n’avait été pour ces fanatiques grossiers et sanguinaires que l’occasion d’une expédition de brigandage. C’est ainsi que la chrétienté en fermentation rejetait d’abord sa hideuse écume.

Cette bande furieuse tenta de forcer la frontière malgré les troupes de Kalman : elle paraissait près d’enlever d’assaut, grâce au nombre, la citadelle de Mersebourg[11], quand une panique soudaine la dispersa. Poursuivie alors sans merci par de rapides escadrons de cavalerie, elle joncha les routes d’innombrables cadavres[12].

Tels étaient les événements qui, peu avant l’arrivée de Godefroi de Bouillon, avaient modifié l’attitude jusque-là bienveillante de la Hongrie.

Les tristes débris du dernier désastre, que le comte Emicon, un de leurs chefs, ramenait dans la Germanie, ayant rencontré en chemin l’armée franco-teutonique, avaient excité sa terreur et sa colère en racontant que quarante mille pèlerins venaient de trouver la mort sous le sabre des Hongrois.

Il fallait cependant, de gré ou de force, obtenir le passage par les États de Kalman. La plupart des barons du conseil inclinaient aux mesures violentes et aux représailles immédiates. Le duc, plus sage, leur persuada, non sans peine, d’envoyer d’abord courtoisement des députés au roi étranger, pour lui demander compte des malheurs de leurs devanciers. Il s’efforça d’enlever à cette démarche tout caractère provocateur. Il convenait, disait-il, avant d’arrêter un plan, de bien connaître la cause des anciennes querelles, pour en effacer autant que possible le souvenir, et ménager à l’armée un accueil loyal et hospitalier.

Ces considérations prévalurent ; mais ce n’était pas chose aisée de trouver parmi des féodaux, généralement arrogants et peu diserts, un négociateur capable de remplir une mission aussi délicate. Le duc en chargea son cousin Godefroi de Hache, homme de sens et de réflexion, qui de plus avait eu déjà, parait-il, des relations avec Kalman, sans doute en accomplissant un pèlerinage. Il lui adjoignit douze prud’hommes choisis dans sa maison, entre autres Stabulon, son chambellan, et son sénéchal Baudri.

Les parlementaires se rendirent aux avant-postes hongrois et se firent conduire vers le roi, qui les reçut en son palais, au milieu d’un cortége imposant de magnats et d’officiers. Godefroi lui parla à peu près en ces termes. Notre sire noble et magnifique, Godefroi, duc de Lorraine, ainsi que les autres chefs qui le suivent, nous envoient savoir pourquoi le peuple de Dieu, dont nous avons rencontré les débris, a  été si cruellement traité chez vous. Si le massacre de ces pèlerins a été le juste châtiment de leurs offenses, nos chefs le déplorent, mais n’en marqueront point de courroux. Si, au contraire, vous avez agi par haine et sans motifs légitimes, ils vous mandent qu’ils ont quitté leur pays pour venger les torts et les outrages que l’on fait an peuple de monseigneur Dieu, et qu’ils ne laisseront pas impuni le meurtre de leurs frères. Ils attendent votre réponse pour déterminer leur conduite[13].

Une telle harangue ne semblait guère, il faut l’avouer, inspirée par des idées conciliatrices. Cependant Kalman, soit qu’il reconnût des intentions franchement pacifiques sous le langage rude et quelque peu hautain du député lorrain, soit aussi qu’il comprit le danger de braver les puissants princes au nom de qui on lui adressait ces fières paroles, les écouta avec bienveillance.

Godefroi, dit-il, il nous plaît que vous soyez le porteur de ce message, d’abord parce que nous vous avons depuis longtemps accordé notre amitié, et que nous sommes heureux de renouer avec vous nos anciennes relations ; ensuite parce que, vous sachant plein de sens et de droiture, nous vous exposerons avec confiance notre excuse.

Il raconta alors les méfaits et les crimes commis par les bandes de Pierre l’Ermite et de Gottschalk, et comment l’intérêt de son peuple l’avait forcé à une répression terrible mais légitime ; pour effrayer les nouvelles troupes de malfaiteurs qui se présenteraient. Le Dieu vivant, ajouta-t-il, est témoin, ô homme sage, que je ne vous ai menti d’un mot.

Après cette explication, il fit héberger et traiter avec beaucoup d’honneur les Francs dans son propre palais, pendant qu’il prenait l’avis de ses conseillers. Puis des seigneurs de la cour de Kalman suivirent au camp de Godefroi de Bouillon les envoyés de celui-ci, et lui remirent un message de leur maître, ainsi conçu : Nous avons appris que vous êtes un haut et puissant prince en votre pays, et que nul ne vous a vu faillir à votre foi. Aussi, vous ayant toujours aimé sur votre renommée, nous désirons connaître votre personne. Nous vous prions, sire duc, de venir auprès de nous, au château de Cyperon[14], sans craindre aucun danger. Nous nous tiendrons chacun sur une rive opposée du marais pour discuter les griefs que vous croyez avoir contre nous[15].

Au jour fixé, le duc prit une compagnie de trois cents chevaliers et se rendit au lieu de l’entrevue, confiant à son frère Baudouin le commandement du camp devant Tollembourg, pendant son absence. Arrivé au bord du marais, il laissa son escorte et monta sur le pont, accompagné seulement de trois gentilshommes, ses proches parents : Renaut et Pierre de Toul, et Garnier de Gray. Il rencontra au milieu du pont Kalman, dont les gardes étaient également restés sur l’autre rive. Les deux princes se firent un salut affable, s’embrassèrent de bonne amitié, et conférèrent longuement sur les moyens de rétablir la concorde entre leurs peuples, unis par la même foi. Ils furent bientôt en si parfaite intelligence, que le duc n’hésita pas à descendre sur le territoire de Hongrie avec douze seulement de ses chevaliers, après avoir renvoyé au camp le reste de son escorte.

Il y reçut le plus gracieux accueil. Pendant huit jours il partagea la demeure et la table du roi : les magnats accouraient en foule pour voir et honorer l’illustre étranger dont la vertu n’avait d’égale que sa renommée. Kalman régla, de concert avec eux, les garanties à exiger avant d’introduire le peuple franc dans le royaume. Sur leur conseil, il réclama comme otages Baudouin de Boulogne, avec sa femme Gontechilde, et les gentilshommes de sa maison. Godefroi agréa la demande, sous la condition que toutes les armées de croisés, non seulement la sienne, mais celles même qui pourraient venir ensuite, trouveraient en Hongrie un libre passage et la faculté d’acheter des vivres. Les seigneurs hongrois ratifièrent le traité, et s’engagèrent par serment à ne faire désormais aucun tort aux pèlerins[16].

Cependant l’absence prolongée du due inspirait à ses compagnons une anxiété chaque jour croissante. Ils soupçonnaient quelque lâche trahison de la part du roi, qu’on leur avait précédemment représenté comme perfide et cruel, et ils tremblaient que leur chef, trop loyal, n’eût été attiré dans un piége et mis à mort. Aussi la joie fut grande lorsque ses messagers apportèrent à Baudouin la nouvelle des négociations heureusement terminées, et l’ordre de faire avancer l’armée au bord du marais de Cyperon. C’est là que Godefroi les rejoignit.

Quand il eut fait connaître les conditions de l’entrée dans le pays des Madgyars, Baudouin, prévenu, comme la foule des pèlerins, contre un souverain qui avait fait exterminer déjà deux armées d’Occident, refusa de servir d’otage. En présence d’un refus qui compromettait le succès de la croisade, Godefroi déclara aussitôt qu’il remplirait lui-même ce rôle, et que son frère continuerait d’exercer le commandement à sa place. Celui-ci rougit d’être ainsi vaincu en générosité : il se résigna enfin, non sans terreurs secrètes, à se laisser, comme il disait, transporter en exil pour le salut de son peuple.

Aussitôt l’armée franchit le pont, et dressa son camp sur la rive droite de la Leytha. Les hérauts du duc parcoururent les tentes, proclamant qu’il y avait peine de mort contre quiconque se rendrait coupable de vols, violences ou actes séditieux dans le royaume de Hongrie. Le roi en même temps publiait dans ses États l’ordre de fournir à des prix modérés et à juste mesure les approvisionnements nécessaires à l’armée[17].

Kalman, accompagné de ses otages, et escorté d’un gros de cavalerie, s’achemina à quelque distance derrière les colonnes des Francs, prêt à intervenir pour apaiser les conflits avec les habitants. Mais, grâce à la prudence et à la fermeté des chefs, aucun excès de part ni d’autre ne signala le passage de cette immense multitude dans un pays où les croisés étaient considérés à l’avance comme des malfaiteurs, et où, de leur côté, ils étaient disposés à ne voir partout que des ennemis et des traîtres.

En sortant des plaines marécageuses de la Pannonie, ils traversèrent sur des radeaux le fleuve de la Drave, qui séparait cette province de l’Esclavonie. La rive esclavonne de la Drave, beaucoup plus escarpée que l’autre, protégeait cette partie méridionale de la Hongrie contre les inondations, qui rendent le nord si difficilement praticable ; mais des embarras d’une autre nature y attendaient les pèlerins. Ils eurent à parcourir un pays désert, montagneux et boisé, à peu près dépourvu de chemins jusqu’au confluent de la Save et du Danube, qui formaient alors, au sud et à l’est, les limites du royaume de Hongrie. C’est près de l’embouchure de la Save qu’était bâtie Semlin, appelée par les croisés Maleville (ville de malheur), à cause du désastre qu’y avaient essuyé les troupes de Pierre l’Ermite. En face, sur la rive gauche du Danube, se dressait Belgrade, capitale de la Bulgarie et frontière de l’empire byzantin.

Bien qu’il mit appelé lui-même les chevaliers d’Occident, le bruit courait qu’Alexis Comnène, épouvanté par les désordres de la croisade populaire, avait, comme Kalman, résolu de repousser par les armes ses dangereux alliés. Godefroi fut donc peu surpris à la nouvelle qu’un corps de troupes grecques était posté près de Belgrade pour défendre le passage du Danube ; mais, sans souci de la politique capricieuse et pusillanime de Byzance, il s’apprêta à écarter ou à briser tous les obstacles, quelqu’ils fussent.

Il n’y avait que trois barques sur le fleuve. Il s’en servit pour jeter sur l’autre rive une avant-garde de mille hardis chevaliers, destinée à protéger la traversée de la multitude. En même temps il employait tout le peuple à abattre des arbres, à lier des poutres et à les couvrir de claies d’obier. C’est au moyen de ces radeaux réunis en pont volant qu’il fit défiler les bataillons pesamment armés, suivis de la cohue populaire et d’un immense attirail de chevaux et de bagages. Il présida en personne à tous les détails de cette difficile opération, qu’aucune attaque ne vint heureusement troubler, et qu’il réussit à achever en un seul jour. Il resta le dernier sur la terre hongroise. Kalman alors s’approcha et lui rendit ses otages. Il combla de présents le duc et son frère, leur donna le baiser de paix, et reprit le chemin de sa capitale.

Au delà du Danube, jusqu’à Constantinople, la configuration du sol ne présentait plus d’embarras à la marche des pèlerins. C’étaient des plaines naturellement fertiles en grains, arrosées de ruisseaux limpides, et dominées çà et là de légères collines propres à la culture de la vigne. Point de hautes montagnes à franchir, point de grands fleuves à traverser[18].

Mais le fléau des invasions, la décrépitude morale de l’empire grec, la politique lâche et insensée de la plupart de ses chefs, tout avait contribué à transformer ces contrées, autrefois florissantes, en un affreux désert, inculte et abandonné à un peuple de bandits. Les Bulgares, qui y étaient alors campés plutôt qu’établis, conservaient, en effet, au sein de la société chrétienne les mœurs des Scythes, leurs ancêtres. Tour à tour ennemis et protecteurs de l’empire, leur alliance ne lui était guère moins funeste que leurs incursions dévastatrices, et concourait encore à son abaissement, en révélant le secret de sa faiblesse à ceux qui avaient le plus d’intérêt à en profiter. A l’époque de la croisade, les Bulgares étaient soumis, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas en guerre ouverte : ils toléraient même un gouverneur grec ; mais, ne reconnaissant d’autorité que celle qui s’impose et se maintient par les armes, cette race indomptable, vaincue quelquefois, jamais subjuguée, sachant qu’elle pouvait faire trembler ses prétendus maîtres, dédaignait et bravait leurs lois. Ses tribus nomades furent pendant tout le onzième siècle la terreur des pèlerins d’Occident. Malheur au voyageur sur qui s’élançaient, des profondeurs des bois, ces cavaliers rapides, aux cheveux bizarrement enlacés et surmontés d’aigrettes flottantes, demi-nus, l’arc toujours tendu, et le carquois résonnant sur l’épaule[19].

Les empereurs pensaient assurer leur propre sécurité en favorisant aux frontières cette vie sauvage. Depuis qu’ils avaient reconquis sur ces contrées une souveraineté nominale, ils prenaient eux-mêmes un soin jaloux de les tenir dépeuplées et incultes. Dans une large bande de territoire, s’étendant de l’Adriatique jusqu’au Pont-Euxin, ils ne permettaient point de bâtir ou de cultiver le sol. Les solitudes sans chemins, l’encombrement des broussailles, les forêts inaccessibles, repaires de bêtes fauves et de brigands, semblaient à ces césars dégénérés de meilleures défenses contre les agresseurs du dehors que le courage de leurs sujets abâtardis par le despotisme !

Voilà le pays où Godefroi devait guider et faire vivre plus de quatre-vingt mille individus.

En y pénétrant, au lieu des troupes ennemies dont on lui avait fait craindre la rencontre ; ce fut une pacifique ambassade qui se présenta à lui de la part d’Alexis, avec un message bienveillant et même obséquieux, conçu en ces termes : Nous te demandons, duc très chrétien, de ne pas souffrir que tes soldats commettent de violence dans notre royaume, où tu viens d’entrer. Reçois la permission d’acheter, et que les tiens se procurent, à prix d’argent, tout ce qui leur est nécessaire[20].

Le duc promit sans peine de se conformer à ces légitimes désirs, et fit renouveler par ses hérauts les ordres qu’il avait mis en vigueur en Hongrie. L’armée chemina sans obstacle à travers la Mésie. A Nissa, résidence du gouverneur grec Nicetas, où elle séjourna pendant quatre jours, elle trouva en abondance des provisions de toute nature, et les officiers impériaux offrirent à Godefroi, au nom de leur maître, une grande quantité de gibier de choix. Après avoir séjourné encore à Stralicie, et franchi le défilé appelé Clôture de saint Basile, dans la chaîne de l’Hémus, les croisés se virent accueillis avec non moins de cordialité dans la belle ville de Philippopoli ; mais, en même temps que le duc y recevait de nouveaux et magnifiques témoignages de la bienveillance impériale, il fut informé d’un événement qui lui donna la juste mesure de la confiance qu’il convenait d’accorder à ces démonstrations amicales. Alexis venait, en effet, de faire arrêter et emprisonner Hugues le Grand, avec quelques chevaliers de sa suite, débarqués sur les côtes d’Épire.

Hugues le Grand, comme on l’a dit, avait présidé à la levée de l’armée franco-normande, partie de France vers la fin de septembre. Ce corps prit la route d’Italie et descendit en Pouille, où il n’arriva qu’au mois de novembre ; après avoir reçu à Lucques la bénédiction du souverain pontife, et avoir- fait un pèlerinage à Rome, au tombeau des saints apôtres. La colonie normande établie depuis un demi-siècle dans l’Italie méridionale l’y accueillit avec empressement. Les conquérants de la Pouille et de la Calabre, qui se glorifiaient d’être de race française, partagèrent l’enthousiasme de leurs frères pour la guerre sainte : ils s’enrôlèrent en foule dans les rangs des attisés, et les firent hiverner dans les villes maritimes de Brindes, Bari et Otrante, jusqu’à ce que la saison permit l’embarquement général.

Mais le comte de Vermandois n’avait pas eu la patience d’attendre le printemps. Fier de sa royale origine, il voyait peut-être autour de lui trop de princes puissants, rivaux de son autorité et de sa glaire future, Il voulut les devancer. On ignorait encore en Europe le désastre de Pierre l’Ermite ; le comte aspirait à commander sans partage la nombreuse avant-garde qui semblait destinée à porter les premiers coups contre les mécréants et à conquérir Jérusalem. Il partit de Bari sur un vaisseau avec quelques compagnons seulement, entre autres Guillaume, vicomte de Melun, surnommé le Charpentier, à cause de sa dextérité à manier la hache d’armes dans les combats.

Anne Comnène fille d’Alexis, raconte que Huguet de Vermandois envoya à l’empereur de Constantinople, pour l’informer de sa prochaine arrivée, ce singulier message : Sachez, ô empereur, que je suis un grand roi : ainsi il convient de me faire, quand j’arriverai auprès de tous, un accueil digne de mon rang[21]. Cette recommandation devait lui valoir, en effet, un traitement tout particulier quoique peu conforme à ses espérances.

On était au cœur de l’hiver, La tempête assaillit le navire qui portait Sinon la fortune, du Moins l’ambition d’un nouveau César, Ut le °amie, échoué à la côte d’Albanie, près de Durazzo, aborda en très médiocre équipage sur cette terre où il s’était annoncé en roi.

Le duc Jean, gouverneur grec de Durazzo, d’après les instructions secrètes de l’empereur son maître, faisait surveiller attentivement le rivage. Hugues, à peine eût-il pris terre, se voit entouré par des émissaires du gouverneur, lequel est très désireux, lui disent-ils, de recevoir et d’honorer un prince aussi illustre. Le duc Jean, averti à la hâte, vient lui-même à sa rencontre ; il l’accable de compliments, le conduit en grande cérémonie à la citadelle, et lui fait servir, ainsi qu’à ses compagnons, un magnifique festin. Le comte savourait cette pompe avec une fierté naïve. Il ne doutait pas qu’Alexis n’eût conçu une haute idée de son importance, et ne reconnût en lui le chef de toutes les armées des croisés ; mais quand il se disposa à aller jouir de son triomphe à Constantinople, le gouverneur lui déclara, en termes pleins de déférence, qu’il ne pouvait laisser partir un personnage de ce rang sans avoir consulté l’empereur sur le cérémonial du voyage. Le courrier dépêché à cet effet revint bientôt, accompagné d’un certain Boutoumite, familier d’Alexis, chargé non seulement d’apporter, mais d’exécuter les ordres du monarque. Sa mission était d’amener les seigneurs français à Constantinople, sous bonne escorte, et en ayant soin de suivre des chemins détournés, de peur de rencontrer quelque bande de croisés, qui aurait pu délivrer les prisonniers.

Ils étaient, en effet, réellement prisonniers. Une captivité déguisée, il est vrai, sous les dehors d’une hospitalité courtoise, empressée, cérémonieuse, mais où tout, jusqu’aux attentions en apparence les plus flatteuses, n’avait d’autre but que de soumettre à une surveillance étroite et incessante ceux qui en étaient l’objet : tel était le sort auquel sa présomptueuse démarche condamnait le comte de Vermandois. Il devait ainsi porter la peine de l’opinion exagérée qu’il avait donnée de lui-même.

Alexis l’avait pris au mot : il le traitait comme le premier des princes francs. Seulement, au lieu de s’incliner devant l’influence qui s’attachait à la condition exceptionnelle de son hôte royal, il se proposait de l’exploiter. Jugeant d’ailleurs assez bien ce caractère vain et sans consistance, il se flattait de le séduire et de trouver bientôt en lui un intermédiaire complaisant pour ses relations avec les autres chefs de la croisade. Au pis aller, et s’il se montrait récalcitrant à un semblable rôle, il était toujours politique de le retenir comme otage, pour répondre de la conduite des armées d’Occident ; car leur approche entretenait dans le cœur de l’empereur un bizarre assemblage d’inquiétudes et de convoitises, bien différent des sentiments qu’il avait naguère exprimés en implorant le secours de l’Église latine. A l’annonce de cet ébranlement universel, il n’avait pas tardé à regretter son appel chaleureux au baronnage féodal, et surtout l’offre imprudente contenue dans sa lettre au comte de Flandre, où il s’était déclaré prêt à livrer ses États aux Francs, pourvu qu’ils les sauvassent de l’invasion turque. Ces suggestions de la peur avaient été’ de courte durée. Rassuré maintenant contre le progrès des Turcs par les armements de l’Europe, il en était venu à redouter l’esprit conquérant de ses trop nombreux libérateurs.

Son plan à leur égard, qu’on verra se dérouler graduellement, consistait d’abord à les empêcher d’organiser contre lui une attaque commune, et ensuite à utiliser à son profit leurs exploits contre les infidèles, en s’appropriant les conquêtes qu’ils feraient en Asie. Il s’agissait donc de les amener, par la ruse ou par l’intimidation, à se faire les instruments de cette politique égoïste ; et c’est pour exercer sur eux l’une ou l’autre influence, la persuasion ou la crainte, que l’empereur retenait à sa discrétion celui qu’il regardait comme le plus considérable d’entre eux.

Godefroi de Bouillon ne soupçonnait rien de ces machinations byzantines. Les vagues appréhensions d’hostilité qu’on lui avait fait concevoir au moment d’entrer en Bulgarie semblaient jusque-là démenties par les faits. Il n’était pas évidemment étranger à l’antipathie traditionnelle qui divisait le dernier tronçon de l’empire romain et les peuples nouveaux établis sur les ruines de cet empire ; mais, à ses yeux, l’intérêt de la cause chrétienne dominait et effaçait tous les dissentiments secondaires et les rivalités de races : aussi l’arrestation du comte de Vermandois lui causa d’abord plus de surprise que d’indignation. Il n’y vit probablement qu’un malentendu, et non un attentat dont l’injure rejaillissait sur le corps entier de la chevalerie, du moins il se comporta comme s’il avait eu cette illusion.

Il envoya en hâte réclamer auprès d’Alexis la mise en liberté de ce noble homme et de toute sa compagnie, qui n’avaient fait qu’accomplir leur vœu de pèlerinage. Les barons de sa suite, dont il prit le conseil comme il en avait l’habitude dans toutes les affaires d’un intérêt général, n’avaient pas plus de défiance ni de rancune que lui. Il n’eut pas même cette fois à triompher des répugnances qu’il avait rencontrées dans son entourage, et chez son frère même, lors des négociations avec le roi Kalman. Tout au contraire, il apprit le lendemain que deux de ses familiers, Baudouin de Hainaut et Henri de Hache, devançant les messagers de son choix, étaient partis durant la nuit pour Constantinople, désireux de mériter, par leur empressement, les bonnes grâces et les largesses du prince grec[22]. Tant ils avaient foi dans sa courtoisie et dans sa munificence !

Cependant, à mesure que les croisés approchaient de la capitale, tout concourait à leur faire perdre une telle illusion. A Andrinople, au lieu d’être accueillis en alliés, ils durent enlever de vive force le passage d’un pont, à l’entrée de la ville, que les habitants leur disputèrent. Depuis lors ils eurent chaque jour à lutter contre les entreprises de moins en moins déguisées de la ruse et de la violence. Godefroi avait déjà clairement pénétré, sans toutefois en comprendre les motifs, les dispositions sourdement hostiles d’Alexis, quand il rencontra, à Selymbrie, ses députés, revenant du palais impérial, et dont la réponse eût dissipé ses derniers doutes s’il en avait conservé. Alexis refusait absolument, et sans explication, de relâcher les prisonniers.

Le duc, à ce défi, livre au pillage de ses troupes les environs de Selymbrie, port de la Propontide, situé à quatorze lieues seulement de Constantinople. Pendant bila jours, cette contrée fut à la merci des Francs, et les habitants, fuyant des campagnes dévastées, allèrent porter la terreur jusque dans les murs de la capitale, par le récit de la vengeance des Occidentaux. Alexis était un ces esprits à la fois fourbes et timides, qui commettent toujours la double faute de ne pas calculer la portée de leurs résolutions lorsqu’ils les prennent, et de trembler ensuite devant les conséquences qu’ils ont imprudemment provoquées. Certes il n’était retenu par aucun frein moral, mais il lui manquait l’audace pour persévérer dans ses entreprises, Les représailles des croisés l’effrayèrent : il accorda à la violence de leurs procédés ce que leurs justes réclamations n’auraient pu obtenir. Il envoya au duc, pour l’apaiser ; deux hommes très éloquents du pays et de la race des Francs[23] ; qui se trouvaient, on ne sait à quel titre, à sa cour ; il implora par eux la cessation du pillage, en promettant la mise en liberté immédiate des prisonniers.

Sur cet engagement, le ravage cessa. Ce fut au milieu d’une population glacée d’épouvante que le vainqueur vint dresser son camp en vue de Constantinople, On était alors au milieu de décembre ; l’armée franco-teutonique était en marche depuis quatre mois.

Bientôt arrivent au pavillon de Godefroi le comte de Vermandois et ses compagnons de captivité ; qui venaient rendre grâce à l’auteur de leur délivrance. Le duc les reçut, dit un chroniqueur, avec une grande tendresse, surtout Hugues, son cousin et très cher ami. Qui eût vu les embrassements des deux nobles hommes en eût pleuré de joie[24].

Les premiers épanchements passés, Godefroi éprouva une déception amère. En effet, pendant qu’il tirait l’épée pour obliger Alexis à respecter l’indépendance des seigneurs d’Occident dans la personne du plus haut des princes français, celui-ci avait légèrement sacrifié cet intérêt sacré de la solidarité chevaleresque à la vaine satisfaction de faire le personnage d’importance et de recevoir les adulations ironiques de la cour impériale. On verra, par maint exemple, combien ces intraitables barons, incapables de plier sous les exigences de la force ouverte, se laissaient prendre facilement aux artifices et aux manœuvres cauteleuses de la diplomatie byzantine. Le comte de Vermandois avoua donc qu’il avait juré fidélité à Comnène : il pressa même le duc de Lorraine de l’imiter ; mais les raisons par lesquelles il essaya de justifier sa conduite et ses conseils, et dont la valeur pratique devait à la longue vaincre les scrupules de Godefroi, ne firent en ce moment que blesser chez ce dernier le sentiment de l’honneur chevaleresque. Les autres chefs se joignirent à lui pour reprocher à un baron de France de s’être reconnu l’homme d’un prince étranger, de qui il ne tenait ni terre ni seigneurie[25]. Au point de vue strict des maximes féodales, qui formaient tout le code politique de ces guerriers, une telle soumission était plus qu’une faiblesse, c’était dérogeance et presque félonie.

Malgré l’insuccès de ce coup d’essai, Alexis dissimula son ressentiment. Il espérait bien que les nouveaux venus ne lui résisteraient pas plus que le frère de leur roi, s’il parvenait à les attirer auprès de lui. Cette visite était le grand point à obtenir. Ensuite la fascination ordinaire du luxe oriental sur l’esprit simple de ces hommes d’épée, l’art d’aiguiser leurs convoitises et de les satisfaire par des présents propres à les exciter encore, enfin tous les moyens de séduction qu’il avait déjà expérimentés, au besoin même les mesures de contrainte, quand des circonstances habilement préparées permettraient d’y recourir sans péril, lui donnaient bon espoir d’arriver à son but.

Faire enlever Godefroi au milieu de l’armée était chose impossible. Il le pria, en termes affables, de venir au palais recevoir ses félicitations et les preuves de son amitié ; mais en même temps des Français, habitants de Constantinople, avertissaient sous main le duc de se tenir sur ses gardes. Il n’était pas difficile de mettre en éveil sa méfiance après ce qui s’était passé ; il déclina toutes les invitations.

Alexis ne sut pas se contraindre plus longtemps. Offensé d’une réserve injurieuse, inquiet de voir son piége découvert, il jeta le masque, et voulut triompher de la résistance des chefs croisés par la famine. Il leur ferma l’entrée des marchés, et défendit à ses sujets tout commerce avec l’armée. Précaution puérile : le peuple pèlerin était assez fort et assez résolu pour se procurer par la violence les vivres qu’on refusait de lui vendre. L’impétueux Baudouin de Boulogne, moins scrupuleux que son frère, donna le signal du pillage. Des nuées de fourrageurs s’abattirent de toutes parts sur les campagnes, saccagèrent même les faubourgs de la ville, et la population se trouva de nouveau victime de la déloyauté et de la faiblesse de son tyran.

Celui-ci prouva une seconde fois que le moyen de tout obtenir de lui était de l’intimider, et que sa politique, habile à corrompre un ennemi, n’avait aucune ressource pour le vaincre. H rouvrit les marchés aux soldats ; mais ils étaient déjà regorgés de butin, et d’ailleurs ils avaient pris goût à ces faciles et fructueuses expéditions. La tardive concession du prince ne les eût peut-être pas apaisés, si la solennité de Noël, qui survint alors, n’était venue à propos leur rappeler les préceptes de la charité chrétienne[26]. Au nom du Rédempteur commun, les deux partis se réconcilièrent ; mais le Grec fit tous les frais de la paix, et Godefroi s’obstina à demeurer sous sa tente.

Malgré les apparences et les serments échangés des deux côtés, malgré le besoin d’union, cette paix ne pouvait être durable. Les germes de discorde subsistaient et n’avaient fait que s’aigrir. Chez l’un des adversaires, la défiance et l’audace augmentant avec le sentiment de sa force, chez l’autre, le dépit et la crainte s’alliant à un fonds naturel de méchanceté sournoise, préparaient de prochains et inévitables conflits.

 

 

 



[1] L’Estoire d’Eracles, l. I, ch. XVI.

[2] Appelé communément par les historiens modernes Baudouin du Bourg. On a cru devoir restituer ici à son nom la forme orthographique qui désigne encore aujourd’hui le fief auquel il l’avait emprunté, Bourcq, village du département des Ardennes. L’ancienne version française de l’Estoire d’Eracles l’appelle aussi Baudouin de Bore, ou de Borcq.

[3] L’Estoire d’Eracles, liv. I, ch. XVII.

[4] Après son départ pour la croisade, il n’y a plus d’inconvénient à donner à Godefroi de Bouillon ce titre plus large que ne l’avait jusque-là comporté son autorité féodale. Il fut le seul duc de Lorraine mêlé à l’expédition.

[5] Guibert de Nogent, liv. III.

[6] Ces détails de costume et d’armement sont donnés d’après la tapisserie de Bayeux, monument figuré qui remonte à la fin du onzième siècle et retrace la conquête de l’Angleterre par les Normands.

[7] Guibert de Nogent, liv. I.

[8] Foucher de Chartres, ch. II.

[9] Thwrocz, Chronique de Hongrie, ch. LX.

[10] Guillaume de Tyr, liv. I, ch. XXVII et XXVIII.

[11] Aujourd’hui Altenbourg.

[12] Guillaume de Tyr, liv. I, ch. XXIX et XXX.

[13] Guillaume de Tyr, liv. II, ch. II.

[14] Aujourd’hui Soprony, ville de Hongrie, dont le nom allemand est Œdenbourg.

[15] Albert d’Aix, liv. II.

[16] Albert d’Aix, liv. II.

[17] Albert d’Aix, liv. II.

[18] Eudes de Deuil, liv. II.

[19] Pèlerinage de Lietbert, dans les Bollandistes, t. IV de juin.

[20] Albert d’Aix, liv. II.

[21] Anne de Comnène, Alexiade, X.

[22] Albert d’Aix, liv. II.

[23] Albert d’Aix, liv. II.

[24] Robert le moine, liv. I.

[25] Anne Comnène, Alexiade, X. — Albert d’Aix, liv. II.

[26] Albert d’Aix, liv. II.